Les aïeules sulfureuses de Jésus

Tamar et Juda. Veuve, Tamar se déguise en prostituée pour avoir un enfant de son beau-père, dans le but d’assurer sa lignée. Représentée ici par Horace Vernet en 1840. © Heritage Images/Fine Art Images/akg-images

Très discrètement, dès les premières lignes de son Évangile, Matthieu explique que l’arrivée de Jésus n’est pas la première naissance étonnante dans la famille. Il y en a eu quatre autres avant. 

Ce sont les premières lignes du Nouveau Testament, et pourtant, plus personne ne les lit, ou presque. Parce que l’évangéliste Matthieu, le premier à livrer sa vision de Jésus, ouvre son récit par une longue liste de noms, qui forme la généalogie de «celui qu’on appelle le Christ». Pourtant, quand on détaille cette liste qui défile comme le générique d’un film, on y découvre quatre ancêtres stupéfiantes. On attendait des vertueuses, et l’on découvre des scandaleuses. Au fil de la généalogie, essentiellement masculine, qu’il tisse entre Jésus et Abraham, Matthieu a choisi d’insérer – c’est très rare à l’époque – cinq noms de femmes. Et pas des moindres. «Juda engendra Pharès et Zara, de son union avec Tamar… Salmon engendra Boaz de son union avec Rahab; Boaz engendra Jobed, de son union avec Ruth… David engendra Salomon, de son union avec la femme d’Urie… et Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus» (Mt, 1, 1-16). A la place des matriarches les plus célèbres, comme Sarah, Rebecca ou Rahel, on découvre donc Tamar, Rahab, Ruth et Bethsabée (la femme d’Urie), un groupe de païennes et d’étrangères, une prostituée occasionnelle et une tenancière de bordel, une adepte de la promotion canapé et la victime d’un droit de cuissage royal.

Que font ces ancêtres improbables dans la généalogie de Jésus? Ce qui est sûr, c’est qu’elles n’ont pas été choisies par hasard. «Ces noms nous donnent une indication sur les intentions de l’auteur, explique Daniel Marguerat, professeur honoraire de l’UNIL. Une généalogie, en début de texte, c’est un signal à l’intention du lecteur: l’auteur de L’Évangile de Matthieu lui montre de quelle histoire Jésus est le produit. Il situe Jésus en tant que Messie par rapport au roi David, il le situe dans la tradition juive avec Abraham, mais en même temps, il insère l’anomalie de manière discrète. Comme on n’attend pas forcément des noms féminins dans la généalogie (celle qui figure dans l’Évangile de Luc n’en mentionne aucun), les choix de Matthieu provoquent un effet de surprise total.»

Enfin, les noms de Tamar, Rahab, Ruth et de Bethsabée ont surtout surpris les lecteurs antiques, qui savaient très bien qui étaient ces femmes, parce que la Bible hébraïque, notre «Ancien Testament», était une référence familière pour les chrétiens des premiers siècles. «L’anomalie» échappe en revanche à la quasi-totalité des lecteurs contemporains qui ne connaissent plus ces figures bibliques, et qui ne voient pas l’allusion. «Que celui qui peut comprendre comprenne», sourit Daniel Marguerat, qui reprend ici une autre formule célèbre tirée de l’Évangile de Marc. A l’attention des lecteurs perplexes du XXIe siècle, voici donc un petit rappel biographique.

Thomas Römer. Professeur à l’Institut romand des sciences bibliques.
Nicole Chuard © UNIL (archives)

1. Tamar, celle qui a eu des jumeaux de son beau-père
La première de ces ancêtres sulfureuses de Jésus s’appelle Tamar. Cette femme d’origine cananéenne se retrouve veuve de Er, l’un des fils de Juda, qui appartient, lui, au peuple d’Israël. «Selon la loi du Deutéronome, le lévirat devrait alors s’appliquer, explique Thomas Römer, professeur à l’UNIL. Cela signifie que, quand un homme marié meurt sans descendance, un de ses frères doit prendre sa place auprès de la veuve pour lui faire un enfant qui prolongera la lignée.»

Dans ce cas, le frère s’appelle Onan. Il s’acquitte très mal de son devoir conjugal, puisque, nous précise la Genèse (38, 9-11), il «laissait la semence se perdre à terre pour ne pas donner de descendance à son frère. Ce qu’il faisait déplut au Seigneur qui le fit mourir, lui aussi.» Cet épisode lui a encore valu de passer à la postérité, de manière un peu abusive, puisqu’Onan a donné son nom à l’onanisme, le nom savant de la masturbation.

Après les morts d’Er et d’Onan, c’est le troisième fils de Juda, Shéla, qui aurait dû prendre la place de ses frères pour permettre à Tamar d’assurer la lignée. Mais ce dernier est trop jeune, et Juda demande à la veuve d’attendre un peu. Les années passent sans qu’il ne tienne sa promesse. Apprenant que son beau-père doit venir tondre des moutons dans les environs, Tamar imagine un subterfuge: elle se déguise en prostituée et séduit Juda, pour concevoir avec lui cet enfant qui doit assurer la lignée. Quand Juda (qui ne l’a pas reconnue quand elle était maquillée) apprend la grossesse de sa belle-fille, il commence par la condamner au bûcher, avant de découvrir qu’il est le père de l’enfant. Parce que Tamar a conservé des objets personnels que Juda avait laissés en gage à la «prostituée». La surprise passée, Juda reconnaît ses torts, puisqu’il n’a pas assuré la descendance de son fils défunt: «Tamar a été plus juste que moi, car, de fait, je ne l’avais pas donnée à mon fils Shéla» (Genèse 38, 26).

Pour le professeur de l’UNIL et spécialiste de l’Ancien Testament Thomas Römer, «cette histoire est intéressante, parce qu’elle présente l’un des nombreux conflits entre le tabou et la transgression que l’on trouve dans la Bible. Car Tamar transgresse le tabou de l’inceste pour faire valoir la nécessité d’une descendance. Si l’inceste pouvait valoir la peine de mort, selon Lévitique 20, ne pas avoir de lignée était tout aussi grave. A l’époque, mourir sans descendance était ce qui pouvait arriver de pire, comme de ne pas avoir de tombeau.»

Le professeur observe encore que la condamnation de l’adultère n’était pas absolue à l’époque. Car personne ne reproche à Juda d’être allé chez une prostituée. «Quand le Décalogue commande: “Tu ne commettras pas l’adultère”, ça ne concerne ni les esclaves ni les prostituées, précise Thomas Römer. Cela signifie plutôt: “Tu ne prendras pas la femme mariée d’un proche ou d’un voisin.” La gravité de la transgression était liée à ces questions de lignée qui étaient centrales.»

Plus largement, le professeur remarque que cet épisode biblique rappelle qu’il y a «dans la descendance de Juda, des naissances qui ne sont pas kasher. Tamar, qui est Cananéenne, a eu des jumeaux de son beau-père, et cette descendance va ensuite être présentée comme celle de David, puis de Jésus. Enfin, d’un point de vue historique, et plus religieux, cet épisode fait probablement allusion à l’intégration de certains clans, dont on a pu questionner l’origine étrangère, dans le royaume de Juda.»

2. Rahab, la plus belle prostituée de l’histoire
Deuxième dans la liste des aïeules sulfureuses de Jésus, Rahab est aussi une prostituée, mais pas une occasionnelle, comme Tamar. Rahab travaille dans la ville de Jéricho, et, peu avant que les troupes de Josué n’attaquent la cité et qu’ils n’en fassent tomber les murailles en jouant de la trompette, la prostituée va dissimuler deux espions sur le toit de sa maison. Rahab est encore présentée par l’historien antique Flavius Josèphe comme une tenancière de bordel, et les rabbis en ont fait un sex symbol, l’une des quatre plus belles femmes de l’histoire.

Dans le récit biblique (Livre de Josué, 2, 1-24), Rahab joue encore un rôle de témoin de la gloire de Yahvé, puisqu’elle explique aux espions envoyés par Josué que la population de Jéricho a été informée des nombreux miracles accomplis par la divinité en faveur du peuple élu. En récompense de son aide, Rahab et sa famille seront les seuls survivants du massacre qui s’ensuit, après la chute des murs de Jéricho.

Comme Tamar, Rahab est Cananéenne. «Dans le Deutéronome, on oppose toujours Israël, la population qui arrive, à Canaan, les autochtones, ceux qui étaient là avant, mais avec qui on ne devrait pas se mélanger, même si, en pratique, de telles unions étaient fréquentes. Le terme de cananéen est assez flou, et il peut désigner des personnes originaires de tout le Levant, du Néguev à la Syrie. C’est un concept qui est plus idéologique qu’ethnique, et qui marque une différence entre “nous” et les autres.»

Dans certaines familles, le mariage avec une étrangère était très mal vu. «Les histoires de Tamar et de Rahab montrent qu’il y a eu des métissages dans la famille de Jésus», note Thomas Römer, qui voit encore dans ces textes «une réflexion sur les limites du discours sur la ségrégation, qui parle des autochtones et de leurs apports positifs au peuple d’Israël».

Ruth et Boaz. Encouragée par sa belle-mère, elle séduit un riche personnage dans les champs. Toile de Frédéric Bazille, vers 1870. Musée Fabre, Montpellier. © Heritage Images/ Fine Art Images/akg-images

3. Ruth, celle qui s’est jetée dans la couche de Boaz endormi
Troisième aïeule de la liste, Ruth est aussi la moins sulfureuse. Elle habite au pays de Moab, de l’autre côté du Jourdain, où s’est réfugiée une famille chassée de Bethléem par la famine. Ruth épouse l’un des garçons, et se retrouve bientôt veuve. Elle choisit d’accompagner sa belle-mère Noémi, qui repart vers Bethléem, après avoir, elle aussi, perdu son mari. Là, Ruth va glaner dans les champs d’un riche parent de Noémi, nommé Boaz. Le côté sulfureux du personnage vient du fait qu’elle prend l’initiative d’un rapport sexuel, après que sa belle-mère l’a encouragée à séduire Boaz. «Boaz vanne l’orge sur l’aire cette nuit. Lève-toi donc et parfume-toi, mets ton manteau et descends sur l’aire. Mais ne te fais pas connaître de cet homme jusqu’à ce qu’il ait achevé de manger et de boire. Quand il se couchera… arrive, découvre ses pieds et couche-toi. Lui t’indiquera ce que tu as à faire» (Livre de Ruth, 3, 2-5).

«Les Moabites n’avaient pas très bonne réputation, parce qu’elles incitaient à l’idolâtrie selon certains textes bibliques, mais ce livre prend le contre-pied et met en scène une Moabite qui devient totalement Israélite. Cet épisode montre encore à tous ceux qui critiquaient les mariages avec des étrangères que le grand roi David lui-même avait du sang moabite», relève Thomas Römer.

Daniel Marguerat. Professeur honoraire de l’UNIL.
Nicole Chuard © UNIL (archives)

4. Bethsabée, celle qui a été harcelée par le roi David
Quatrième sur la liste des aïeules sulfureuses, Bethsabée est bien impliquée dans un épisode choquant, mais elle en est la victime. «Sur le soir, David se leva de son lit. Il alla se promener sur la terrasse de la maison du roi. De là, il aperçut une très belle femme qui se baignait. C’était la femme d’Urie le Hittite, un de ses soldats. David envoya des émissaires pour la prendre. Elle vient chez lui et il coucha avec elle» (2 Samuel 11, 2-5).

Comme Bethsabée tombe enceinte, David fait rappeler son mari, dans l’espoir de dissimuler son adultère, mais le soldat vertueux campe devant la maison de son roi et refuse de profiter de sa femme et de sa maison, pendant que ses camarades sont en guerre. David renvoie alors le Hittite au front et commande à son général de placer Urie «en première ligne, au plus fort de la bataille», en ordonnant encore «à ses soldats de reculer derrière lui pour qu’il meure».

Comme prévu, Urie ne survit pas à ce plan sinistre. Le roi David laisse Bethsabée pleurer quelque temps, avant de l’intégrer à son harem. Mais Dieu fait savoir au roi, par le prophète Nathan, qu’il n’a pas aimé ce geste, et qu’il va «?faire surgir le malheur dans sa maison?». Le premier enfant de Bethsabée et David meurt très vite. Le roi et sa nouvelle femme auront un deuxième enfant qu’ils appellent Salomon. Et la fin de règne de David se révèle effectivement difficile, avec un souverain très affaibli qui se fait manipuler par Bethsabée quant au choix de son successeur Salomon.

«Bethsabée et Nathan ont semble-t-il réussi à imposer au vieux roi de reconnaître Salomon et d’en faire son successeur, note Thomas Römer. Certains y ont vu un putsch, et d’autres ont imaginé que cet épisode avec Bethsabée permettait très opportunément de légitimer Salomon en l’ajoutant à la liste des enfants du roi, observe Thomas Römer. Ce qui est sûr, c’est que nous avons là encore une naissance et une conception peu kasher, puisque Bethsabée, qui était mariée à un étranger, Urie le Hittite, a changé de mari après un assassinat.»

5. Que veut dire Matthieu?
Comment comprendre la présence de ces quatre sulfureuses dans la généalogie de Jésus? Quel est le point commun? Depuis la rédaction de l’évangile de Matthieu, les exégètes ont proposé plusieurs explications. L’interprétation la plus ancienne, c’est de voir en elles des pécheresses. Problème, souligne Daniel Marguerat, «dans la tradition juive, ces quatre femmes ont été considérées comme de grandes femmes. Rahab n’est pas critiquée, et dans le cas de Tamar et de Bethsabée, la faute a été imputée à Juda et au roi David.»

Par la suite, les exégètes, parmi lesquels le réformateur Martin Luther, ont insisté sur le fait que les quatre aïeules sont des étrangères et des païennes. La présence de ces femmes dans la généalogie pourrait ainsi annoncer l’ouverture du message de Jésus à toute l’Humanité, et pas seulement au peuple élu. Pourtant, Daniel Marguerat écarte également cette interprétation, parce que «l’écriture ne nous dit rien de l’origine de Bethsabée, dont le mari était Hittite, mais elle-même pouvait être juive».

Le professeur de l’UNIL propose plutôt d’observer que ces quatre femmes, comme Marie, mère de Jésus, «ont eu une union irrégulière avec leur partenaire. Dans tous les cas cités par Matthieu, la filiation a suivi un détour imprévu. La maternité de Tamar est le fruit d’un inceste. Rahab et Ruth n’appartenaient pas au peuple choisi. Et Bethsabée a donné naissance au futur roi Salomon suite à un abus de pouvoir du roi David. Dans les cinq situations, la naissance des enfants s’est produite hors norme.» Avec cette clé de lecture, on comprend le choix de Matthieu qui «prépare ses lecteurs, dès le début de son récit, à accueillir l’inattendu dans la naissance de Jésus. Matthieu n’est pas seulement allé chercher des femmes au passé sulfureux, il a choisi quatre femmes qui ont été réhabilitées dans la tradition.»

Si Matthieu évoque cette difficulté dès les premières lignes de son Évangile, c’est sans doute parce que Jésus a très vite été attaqué sur la question de sa filiation. «A l’époque où Matthieu rédige son Évangile, et probablement du vivant de Jésus, la question a dû être posée. L’Évangile de Marc (6,3) présente notamment Jésus comme “le fils de Marie”. Et l’on trouve dans l’Évangile de Jean un échange tendu entre Jésus et des critiques qui lui lancent: «Nous ne sommes pas, nous, nés de la prostitution!» (Jean, 8, 41). Autant d’indices qui laissent à penser que les rumeurs de naissance illégitime datent déjà du premier siècle de notre ère. Les évangiles portent des traces de ce soupçon, et l’on peut parfaitement imaginer que Matthieu, quand il rédige sa généalogie, travaille à éteindre cette polémique.»

De manière subtile, puisqu’il se borne à donner les noms de Tamar, Rahab, Ruth et de la femme d’Urie, Matthieu rappelle que la naissance irrégulière de «celui qu’on appelle le Christ» n’est pas une nouveauté dans la famille de Joseph. Il y a eu plusieurs précédents célèbres, qui n’ont pas été critiqués pour autant.

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