«Le Coran est un texte qui a deux visages»

Quand on traduit ce texte fondamental, comme l’a fait récemment Sami Aldeeb, de l’UNIL, on découvre que les 86 premières sourates s’adressent à l’homme et sont pacifiques, alors que les 28 dernières parlent au croyant, avec un accent plus guerrier et des normes juridiques. Explications.

L’événement a fait du bruit. Il continue d’en faire, mais sans sombrer dans la polémique stérile. Jusqu’ici, la traduction française du Coran par Sami Awad Aldeeb Abu-Sahlieh a été saluée de tous côtés, comme elle le mérite, comme un enrichissement important du débat sur les textes coraniques, pour sa rigueur scientifique et pour la clarté de sa présentation, mais aussi pour le respect qui l’imprègne manifestement à l’égard de tout ce que représente le Coran dans l’Islam.

Une révolution qui facilite la lecture

Outre la richesse de son appareil critique (les variantes, par exemple), les renvois aux écrits juifs et chrétiens lorsqu’ils sont utiles, l’originalité unique du travail de Sami Aldeeb tient dans la présentation des 114 chapitres (sourates) du Livre.

En résumé, l’auteur a traduit le Coran dans l’ordre historique des révélations reçues par Mahomet, tel qu’il a été reconnu par la plus prestigieuse université du monde musulman sunnite, celle d’Al-Azhar au Caire. On découvre donc d’abord les 86 chapitres des années mecquoises du Prophète (610-622), puis les 28 qui composent sa période médinoise (622-632) et qui, dans son ordonnance traditionnelle, ont été placés au début du Coran. Ce bouleversement, car c’en est un, facilite non seulement la lecture des textes, mais il permet aussi d’apprécier l’évolution de la pensée religieuse, juridique et politique de Mahomet.

Une contribution personnelle

Sami Aldeeb, juriste suisse, né en Cisjordanie, chrétien, responsable du droit musulman et arabe à l’Institut suisse de droit comparé à Lausanne, professeur invité aux facultés de droit d’Aix-en-Provence et de Palerme, décrypte et commente depuis des années le droit musulman et son importance en Occident (un de ses derniers ouvrages traite par exemple des mariages entre partenaires suisses et musulmans). Auteur prolifique, il est aussi le traducteur de la Constitution helvétique en arabe (on la trouve sur Internet à l’adresse www.admin.ch). Là, il présente sa traduction du Coran comme une contribution privée, personnelle, à sa compréhension qui est, pour le moment, l’aboutissement de ses recherches.

Lorsque les auteurs des attentats-suicides du 11 septembre 2001 lient intimement leurs actes à l’autorité du Coran, cette référence ultime choque et suscite pour le moins des vagues d’incompréhension aussi bien dans le monde de l’Islam que parmi les non-musulmans. La traduction chronologique de Sami Aldeeb permet d’y voir plus clair et en tout cas de poser quelques points de repère utiles. Démonstration pratique, en quelque sorte, avec le traducteur du Coran.

Interview de Sami Aldeeb, juriste suisse responsable du droit musulman et arabe à l’Institut suisse de droit comparé à Lausanne.

Les 114 chapitres du Coran forment-ils véritablement un tout? On s’y perd!

La mise en place des chapitres par ordre chronologique laisse apparaître clairement que l’esprit du texte évolue. Les 86 sourates de la période de La Mecque, celles qui ont été révélées à Mahomet en premier lieu, sont pacifiques. Le message s’apparente beaucoup à celui du prophète Jean-Baptiste dans le Nouveau Testament, par exemple. Il est simple, empreint de bon sens. On touche là à un socle commun de l’humanité. Et puis, lorsque la politique se mêle à la religion, dans les 28 chapitres de la période de Médine, l’accent devient guerrier, un code de la guerre apparaît, le texte se fige dans des normes juridiques et contraignantes.

Pas étonnant que certains passages puissent être contradictoires…

On découvre que le texte a deux visages, en tout cas, un véritable Janus! Du reste, dans l’ordre chronologique, la première partie s’adresse à l’homme, et très significativement, la deuxième, à quelques rares exceptions près, aux croyants. Ce changement d’interlocuteurs illustre bien l’évolution des perspectives.

Dans ces conditions, chacun choisit la partie sur laquelle il s’appuie…

On joue sur le fait que ce texte est étourdissant. Tout y est mêlé, comme dans un dictionnaire où les mots ne sont pas rangés par ordre alphabétique. D’où un trouble profond qui naît de la multiplicité des interprétations, des choix contradictoires qui en découlent et des légitimités qui s’affrontent. Un trouble qui rejaillit du reste sur toute la société musulmane.

Un exemple!

Dans la première partie (chronologique), l’enseignement, en substance, est de prêcher avec de bons moyens: «Par la sagesse et la bonne exhortation, appelle les gens à la voie de ton Seigneur. Dispute avec eux de la meilleure manière. Ton Seigneur sait le mieux qui s’est égaré de sa voie, et il sait le mieux qui sont les bien dirigés» (sourate 70: 125 par ordre chronologique et 16: 125 dans l’ordre normal du Coran).
Puis il est précisé: même si on vous agresse, n’agressez pas! «Endure! Ton endurance n’est que par Dieu. Ne t’attriste pas à leur sujet et ne te sens pas à l’étroit à cause de ce qu’ils complotaient» (70/16: 127).
Et progressivement: si on vous agresse, vous pouvez riposter. «Autorisation est donnée à ceux qui sont combattus de combattre, parce qu’ils ont été opprimés. Dieu est puissant pour les secourir» (103/22: 39).
Et finalement: vous pouvez prendre l’initiative! «Une fois écoulés les mois interdits, tuez les associateurs où que vous les trouviez. Prenez-les, assiégezles et restez assis aux aguets contre eux. Si ensuite ils sont revenus, ont élevé la prière et donné l’aumône épuratrice, alors dégagez leur voie. Dieu est pardonneur et très miséricordieux» (113/9: 5).

Est-il possible de départager ces textes qui ont été révélés sur une période de vingt-deux ans au total?

La controverse est permanente. Et elle dure encore. Elle a par exemple coûté la vie au penseur soudanais Mahmud Muhammad Taha, pendu en 1985. Il avait défendu l’idée que la première partie du Coran, celle qui a été révélée à La Mecque avant l’hégire, constitue le véritable islam, la deuxième partie (Médine) n’ayant qu’un caractère conjoncturel.

Au fil de vos réponses, on réalise que cette traduction unique en son genre n’est qu’une première étape et que grâce à l’informatique, notamment, d’autres champs de recherche sont maintenant à portée de main. Les 579 pages de votre travail sont d’abord et avant tout, au-delà des tabous et sans esprit de polémique, une invitation à découvrir le Coran dans toute sa complexité.

Si c’est vous qui le dites! En fait, je mets un instrument à disposition et vous en disposez à votre gré!

Propos recueillis par Laurent Bonnard

A lire:
«Le Coran», texte arabe et traduction française par ordre chronologique selon l’Azhar de Sami Awad Aldeeb Abu-Sahlieh, avec renvoi aux variantes, aux abrogations et aux écrits juifs et chrétiens. Editions de l’Aire 2008.
Voir aussi son site, avec ses nombreux écrits: www.sami-aldeeb.com

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