La caisse unique n’est pas la potion miracle pour notre système de santé

La caisse unique n’est pas la potion miracle pour notre système de santé

Interview de Jean-Pierre Danthine, professeur à HEC Lausanne, et Michel Mougeot, professeur invité à l’Institut d’économie et management à la même faculté.

La prime d’assurance maladie reste un instrument de régulation intéressant à l’heure où tous les pays tâtonnent pour trouver le meilleur arbitrage entre qualité des soins et montant des dépenses.

Année après année, le même mauvais scénario se joue à l’automne: les assureurs maladie avancent leurs prévisions de hausse des primes et les assurés s’inquiètent de la future ponction sur leur budget de l’an neuf. Le ras-le-bol est manifeste et pourrait bien s’exprimer dans les urnes le 11 mars prochain, à l’occasion de la votation sur l’initiative fédérale «Pour une caisse maladie unique et sociale».

Reste à savoir si la caisse unique serait le remède idéal pour guérir les maux de notre système de santé. Jean-Pierre Danthine, professeur à la Faculté des HEC de l’UNIL, et et management de la santé de la même faculté de l’UNIL, ne le pensent pas. Ils proposent d’autres pilules – certaines amères pour les médecins et hôpitaux, d’autres dures à avaler pour les caisses maladie – pour requinquer une LAMal plutôt mal en point.

Quels seraient les avantages et inconvénients d’une caisse unique par rapport à l’actuelle Loi fédérale sur l’assurance maladie?

M.M. (Michel Mougeot): La LAMal est un système d’assurance maladie qui repose sur la concurrence entre caisses. On s’attendrait à une forte concurrence par les prix, avec un alignement des primes sur la plus basse et un freinage de l’augmentation des coûts de la santé à la charge de l’assurance de base. Or, cela ne s’est pas produit.

Peut-on affirmer, sur la base de l’observation de différents systèmes d’assurance maladie, que la concurrence entre caisses freine la hausse des primes?

M.M.: Peu de pays ont une assurance maladie analogue au système suisse, qui combine un contrat de base uniforme, offert à toute la population, et une concurrence entre caisses. Les Etats-Unis ont un système d’assurance concurrentiel, dans lequel il n’y a pas de contrat de base obligatoire pour tout le monde mais des contrats différenciés en fonction des risques. La hausse des dépenses de santé frappe autant les pays dans lesquels il y a un monopole d’assurance maladie que ceux qui ont des caisses en concurrence. Des travaux réalisés à l’Université de Lausanne montrent que 90 % du montant des primes sont expliqués par les coûts de la santé. Or, la majeure partie de la progression des dépenses tient au vieillissement de la population et à l’évolution de la médecine. Un autre élément contribue toutefois à la formation des coûts: la manière dont les assureurs ont la possibilité d’agir sur les fournisseurs de soins.
J.P.D. (Jean-Pierre Danthine): Le système suisse est organisé sur une base concurrentielle incomplète et insatisfaisante. Dès lors, la grande question est de savoir s’il faut garantir plus de concurrence pour améliorer ce système ou s’il faut changer de système et oublier le mécanisme régulateur de la concurrence.
M.M.:
Il s’agit aussi de savoir, si on optait pour la caisse unique, quel serait le mécanisme régulateur…

Avant d’examiner l’hypothèse de la caisse unique, voyons ce qu’il faudrait changer au système actuel pour garantir une vraie concurrence entre caisses et une moindre augmentation des primes…

J.P.D.: Le système de compensation des risques entre caisses est actuellement insuffisant et conduit les assureurs à rechercher une certaine sélection des risques. Cette sélection peut représenter un avantage individuel pour une caisse, mais n’est pas du tout avantageuse pour l’ensemble du système.

La caisse unique résoudrait ce problème avec la mutualisation des risques sur l’ensemble de la population…

J.P.D.: Effectivement, mais il y a d’autres solutions qui, elles, préservent la logique de concurrence sur laquelle le système est fondé et qui pourraient aisément être imposées aux assureurs.
M.M.: Comme de prévoir une compensation ex ante sur la base du profil de risque et pas seulement en fonction du sexe et de l’âge de l’assuré. Il faudrait probablement aussi mieux réguler la liaison entre l’assurance de base et l’assurance complémentaire, puisque ce sont les informations transmises à la compagnie lorsque l’on souscrit une complémentaire qui lui permettent de faire de la sélection des risques pour l’assurance de base.
J.P.D.: Autre modification importante à apporter au système: une meilleure gestion des réserves, avec leur transportabilité lorsqu’un assuré change de caisse. On pourrait également envisager la suppression des réserves en mettant en place un mécanisme de réassurance.

Le montant des réserves serait plus bas avec une mutualisation globale du risque…

M.M.: Le montant des réserves représente trois mois de dépenses. Ce n’est pas très important. Pour faire des économies, il serait plus efficace de supprimer l’obligation de contracter pour donner aux assureurs le moyen de mieux contrôler les dépenses.

La caisse unique supprimerait la publicité des caisses et de nombreux postes de cadres, réduisant d’autant les coûts administratifs…

J.P.D.: Les coûts administratifs représentent une faible part des primes: de 6 à 8 %. Même si l’on réduisait de 30% les tâches administratives – ce qui serait déjà énorme et probablement impossible – ça ne représenterait, au grand maximum, qu’une économie ponctuelle d’une année d’augmentation des coûts globaux de la santé. Or, l’augmentation de ces coûts est continue. Il faut mettre en place un système favorisant des arbitrages socialement souhaitables. Il faut s’adapter à ce que les gens sont prêts à payer.
M.M.: En sachant qu’une fois qu’ils ont payé l’assurance, ils ont un accès quasi gratuit au système et ne prennent plus en compte les coûts qu’ils font subir à l’assurance maladie. Les prestataires de soins payés à l’acte ont un revenu en général corrélé avec la quantité de soins qu’ils fournissent. Au niveau individuel, tout le monde a intérêt à une forte consommation de soins…
J.P.D.: On peut imaginer d’autres modèles: par exemple, la rémunération du médecin par capitation. Le médecin, dont le revenu ne dépendrait pas du nombre d’actes, prendrait la responsabilité de maintenir le patient en bonne santé avec la collaboration de ce dernier. Ce médecin pourrait avoir une vision économique. Aujourd’hui, indépendamment de son intérêt financier personnel, lorsqu’un médecin prescrit un examen supplémentaire, il se demande s’il va l’aider à établir un meilleur diagnostic. La société voudrait qu’il fasse un autre calcul: savoir si le surplus d’information qu’il va ainsi obtenir correspond au coût que la société paie pour cet examen complémentaire.

Est-ce le rôle du médecin de se poser ce genre de questions?

J.P.D.: Oui, parce que c’est le seul qui peut le faire…
M.M.: Il est le seul qui a toutes les informations pour cela.
J.P.D.: Si lui ne le fait pas, ce sont les assureurs qui doivent le lui imposer; car la société a intérêt à ce que ce calcul économique soit effectué.

Vous proposez donc que les médecins décident eux-mêmes des limitations de soins?

J.P.D.: Il est important de maintenir un système de soins de qualité qui correspond à ce que la société peut légitimement offrir à l’ensemble des citoyens. De mon point de vue, la vraie solution réside dans des collectifs de médecins rémunérés par personne, indépendamment du nombre d’actes. Ces collectifs de médecins seraient en concurrence.

Il n’y aurait donc plus de médecins libéraux, ni de libre choix du médecin auquel les assurés semblent très attachés?

J.P.D.: Dans les sondages, les gens sont attachés au libre choix du médecin; mais on ne leur demande jamais combien ils sont prêts à payer pour cela… Ou à partir de quelle réduction de primes ils sont prêts à s’attacher à un collectif de médecins qu’ils choisissent librement.
M.M.: Si les HMO sont en concurrence, les patients peuvent quitter ceux qui n’offrent pas un bon rapport qualité-prix.
Dans un système de caisse unique, je ne vois pas comment on pourrait organiser des HMO avec une certaine concurrence.
J.P.D.: Dans le système idéal, les gens décideraient avant d’être malades combien ils sont prêts à dépenser pour rester en bonne santé. Le futur parcours de soins dans un HMO correspondrait à cette décision ex ante. Si vous demandez aux gens de 40 ou 50 ans si, quand ils auront 85 ans, ils voudront se faire changer un rein, la plupart demanderaient à quel prix, et selon ce prix, pourraient y renoncer. Dans le système actuel, personne ne va refuser un changement de rein à 85 ans. Il faut faire correspondre ce que les gens paient, et sont prêts à payer, à ce qu’ils reçoivent.

Qu’est-ce que vous reprochez à la caisse unique qui, a priori, permettrait de résoudre certains défauts de la LAMal?

J.P.D.: Un système de caisse unique supprime la concurrence entre caisses maladie, mais aussi entre prestataires de soins. Or, la concurrence est un mécanisme fort de régulation. C’est d’ailleurs pour cette raison que les prestataires de soins s’en méfient: ils pressentent que leur situation serait plus confortable avec une caisse unique. Lorsqu’il y a un monopole de l’assurance maladie, les pouvoirs publics, les médecins et la caisse unique négocient ensemble les moyens de limiter les coûts de la santé. Mais les politiciens ont très peu de pouvoir alors que les fournisseurs de soins, eux, en ont énormément. Pensez à ce qui arriverait s’ils décidaient de se mettre en grève et de bloquer le système.
M.M.: Nombre de caisses uniques tentent de réduire les coûts par des systèmes de rationnement, de médecin référent, de limitations de certains remboursements. Parce qu’il n’y a pas d’autre solution, lorsqu’il n’y a plus du tout de marché, que d’agir sur les quantités; donc de réduire l’accès au système de santé.

Y a-t-il moins de risques d’arriver à des restrictions de soins avec un système de caisses maladie en concurrence?

M.M.: Si les caisses ont la possibilité de passer des contrats sélectifs avec les fournisseurs de soins, elles ont un plus fort pouvoir de négociation avec les hôpitaux et les médecins.
J.P.D.: Une caisse unique n’a pas cette possibilité, car si elle refusait de passer contrat avec un médecin ou un hôpital, elle le mettrait de facto au chômage…
M.M.: La régulation des fournisseurs de soins passe par leurs modes de rémunération. Si les gynécologues obstétriciens sont rémunérés à l’acte, ils vont avoir tendance à pratiquer beaucoup de césariennes. S’ils sont salariés, ils vont en faire moins. Le mode de paiement a donc une forte influence sur le niveau des coûts. La Suisse est en train de passer à des paiements par pathologie dans les hôpitaux, qui auraient la propriété de contenir les dépenses. Il faut toutefois les encadrer par des mesures permettant de ne pas réduire la qualité. Il y a des arbitrages extrêmement délicats à déterminer au niveau de la règle de paiement, pour obtenir le meilleur équilibre possible entre qualité des soins et coûts pour la collectivité.

Il n’y a donc pas de système idéal?

J.P.D.: Aucun pays n’a, pour l’instant, trouvé la panacée. Cela signifie que nous sommes dans une période de recherches et d’innovations. Un système décentralisé, multiple, fondé sur des caisses maladie en concurrence régulée sera naturellement plus ouvert à l’innovation. Encore faut-il laisser le système aller dans cette direction. Les règles actuelles de la LAMal, qui limitent les variations de primes associées à des formes différentes d’organisations entre médecins, vont dans le mauvais sens.
M.M.: Tout le monde tâtonne: le système allemand est en réforme permanente, le système américain essaye d’évoluer, le système français est l’objet de multiples critiques et procède à de nombreux changements. Le débat qui a lieu ici existe ailleurs, mais plutôt en sens inverse parce que la majorité des pays européens ont une caisse maladie unique. Dans ces pays, on s’interroge sur l’introduction de plus de concurrence pour pallier les défauts du monopole: pas d’incitation à réduire les coûts, existence de rentes bureaucratiques, nombreuses inefficacités…

Quels sont les champs de recherches actuels des économistes de la santé?

M.M.: L’Institut d’économie et management de la santé de la Faculté des HEC de l’UNIL analyse la concurrence dans le domaine de l’assurance maladie. Il mène des recherches économétriques sur le choix du contrat par la population suisse ou les mécanismes de paiement des prestataires de soins, notamment la rémunération des hôpitaux. Des études plus globales ont également été lancées, par exemple sur l’impact du vieillissement de la population sur les coûts de la santé.

Propos recueillis par Geneviève Brunet

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