Foot, télé ou église ?

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En devenant une affaire de conviction personnelle, la religion se révèle une option (presque) comme une autre dans le champ des loisirs. Une concurrence rude et multiple, comme nous le révèle la foisonnante enquête sur la religiosité en Suisse: «La religion à l’ère de l’ego».

Il n’y a pas si longtemps, en terres helvétiques, le planning du dimanche matin était réglé comme du papier à musique. Pour beaucoup de personnes, c’était toujours l’église; le culte ou la messe selon sa confession. La question ne se posait même pas, c’était la norme. Aujourd’hui, les temps ont changé, comme nous l’explique la passionnante enquête de chercheurs lausannois et saint-gallois sur la religiosité en Suisse intitulée Religion et spiritualité à l’ère de l’ego. Quatre profils d’(in-)croyance (à paraître en 2015 chez Labor et Fides). L’individu est devenu roi, le seul maître de sa destinée. En termes de mode de vie, de carrière, de loisirs, d’orientation politique ou sexuelle, tout n’est plus qu’une question de choix personnel.

«Dans le champ religieux ou spirituel, personne ne peut plus nous dire ce que nous devons croire ou ce que nous devons faire», explique Jörg Stolz, doyen de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’UNIL et coauteur de l’étude. «L’individu devient donc un consommateur, et le religieux une option parmi d’autres.» Ainsi, le dimanche matin, le service religieux se retrouve en concurrence avec le jogging, le match de foot, la sortie à ski ou le farniente devant la télé. «A l’ère de l’ego, parallèlement, précise Jörg Stolz, les personnes qui se décident pour la pratique religieuse le font de leur plein gré, parce qu’elles ont l’impression que cela leur fait du bien.»

Un loisir comme un autre?

La religion serait-elle alors désormais considérée tel un loisir comme un autre? «Je dirais plutôt une activité comme une autre», souligne la sociologue des religions Mallory Schneuwly Purdie, coauteure de l’étude. «Au moment de leur temps libre, les gens se retrouvent à devoir faire des choix.» Et de relever, sur ce point, la façon dont s’organisent aujourd’hui les vies de famille: «On place le bien-être personnel au-dessus du bien-être familial ou communautaire, on prend en compte les envies de chacun, ce qui complique d’autant plus l’insertion dans le religieux.» Ainsi, souvent, le dimanche matin, les parents même très pratiquants se retrouvent à devoir choisir entre aller à l’église ou accompagner leur enfant à la patinoire ou au manège…

Il existe d’ailleurs aujourd’hui une vraie problématique autour de la transmission, ou plutôt de son absence. En effet, de moins en moins d’adultes, même chez les très croyants, prennent en charge l’éducation religieuse de leurs enfants. Par manque d’outil ou, le plus souvent, par choix personnel. «A partir des années 60, les parents sont de l’avis qu’ils ne peuvent plus juste donner des ordres et imposer des pratiques à leurs enfants», explique Jörg Stolz. «Aujourd’hui, on discute, on regarde les intérêts de chacun, on négocie. Et les enfants ont très fortement le sentiment qu’ils ont leur mot à dire. En matière de religion, les parents disent souvent qu’ils ne veulent rien imposer, que leur enfant choisira plus tard.» Ainsi dans l’étude, nombre d’adultes répondent qu’ils n’ont pas inscrit leur enfant au catéchisme du vendredi, car ce dernier a préféré le cours de danse ou de hockey…

Pour Mallory Schneuwly Purdie, cette liberté laissée à l’enfant n’en est pas vraiment une. «Beaucoup de parents de confessions mixtes font d’ailleurs ce choix. Mais, en n’inscrivant pas leur enfant dans une religion, ils lui signifient déjà quelque chose: que le religieux n’est pas important, que ça ne sert à rien.» De fait, la non-appartenance se transmet beaucoup plus facilement que l’appartenance.

«Il est important de ne pas faire du religieux un Sonderfall, un cas à part», tient à préciser la chargée de cours à l’UNIL. «On voit également de moins en moins de transmissions professionnelles, comme les petites PME qui se transmettaient de père en fils. De même pour les appartenances politiques. C’est extrêmement rare aujourd’hui de voir une famille entière soutenir un même parti.»

Jörg Stolz. Doyen de la Faculté de théologie et de sciences des religions. Nicole Chuard © UNIL
Jörg Stolz. Doyen de la Faculté de théologie et de sciences des religions.
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Les Etats-Unis et l’Australie sont confrontés au même phénomène

Le phénomène de la concurrence entre les loisirs et le religieux ne se retrouve pas seulement en Suisse. Jörg Stolz cite deux études très intéressantes à ce sujet. La première aux Etats-Unis, lors de l’abolition dans certaines villes des Blue Laws, ces lois qui interdisaient aux magasins d’ouvrir le dimanche. «A ce moment-là, le taux de fréquentation des églises a fortement chuté», relève le doyen.

Et de commenter une seconde étude, en Australie cette fois, qui avait pour but d’interroger des personnes qui avaient l’habitude de fréquenter régulièrement une église et avaient ensuite arrêté ou réduit leur participation: «Deux raisons principales étaient invoquées par ces personnes: le fait que ce n’était plus obligé, et qu’ils avaient trop d’autres choses à faire.» Attestant par là même cette théorie de la concurrence…

Perte d’influence

Comment, dès lors, expliquer que la religion, si importante jusque-là dans notre civilisation, rythmant nos vies de la naissance à la mort, ait perdu autant de poids et d’influence? «On parle de sécularisation principalement depuis les années 60, mais c’est vraiment un processus qui s’est fait sur des siècles», précise la sociologue. Et de remonter à ses prémices, au siècle des Lumières et l’affirmation de la raison de l’individu ainsi qu’aux révoltes populaires contre les gouvernements qui utilisaient le religieux pour asseoir leur pouvoir. «Peu à peu, les différentes institutions qui étaient contrôlées par le religieux ont pris leur autonomie, le religieux n’étant aujourd’hui plus qu’une institution parmi d’autres.»

La modernisation des sociétés, l’acquisition de nouveaux savoirs, notamment scientifiques, ont également fortement affaibli la religion: «Avant, la religion répondait à beaucoup de questions qui nous paraissent aujourd’hui scientifiques ou médicales», ajoute Jörg Stolz, qui poursuit: «Mais si la religion avait perdu déjà beaucoup de son pouvoir dans les années 50, la société continuait cependant à se voir chrétienne. Tout le monde se considérait comme catholique ou réformé. La religion n’était pas vue comme quelque chose que l’on choisissait ou délaissait librement.»

La sécurité joue contre la religion

Ce sont les années 60 qui connurent une véritable révolution. Tout d’abord, d’autres valeurs furent mises en avant, telles que la liberté et l’individualisme. Ensuite, le boom économique changea également radicalement la structure de la société. Les nouvelles ressources permettaient alors toute une série de loisirs, que ce soit la voiture, la musique, le cinéma. Est-ce à dire que ce nouveau confort a joué un rôle dans la désertion du religieux? «Je parlerais moins de confort que de sécurité, corrige Mallory Schneuwly Purdie. On vit vraiment à présent dans un cadre sécuritaire. On n’a plus de guerre, on ne connaît pas de pénurie alimentaire ni de problèmes d’électricité: on sait que ça fonctionne. Cette sécurité fait qu’on a moins besoin de rechercher des justifications à nos malheurs ni à prier pour que ça change. L’Etat social a finalement remplacé dans certains domaines l’apport du religieux.» Et de relever que «dans les passages de crise existentielle, dans les cas de divorce, de deuil ou de licenciement, les gens ont tendance à revenir au religieux, à demander de l’aide en regardant le ciel».

Mallory Schneuwly Purdie. Sociologue des religions. Nicole Chuard © UNIL
Mallory Schneuwly Purdie. Sociologue des religions. Nicole Chuard © UNIL

La religion en pièces détachées

Les loisirs ne sont, en effet, pas les seuls à être entrés en concurrence avec le religieux. «Les religions sont multifonctionnelles, les concurrences viennent donc de toutes parts», pose Jörg Stolz. Et de faire la liste: du lien social, qui peut être remplacé par le club de sport ou toute association, du sentiment de sécurité, qui peut être atténué par les assurances privées, du réconfort, qui peut être pris en charge par les psychologues, des conseils, qui peuvent être aujourd’hui prodigués par toutes sortes de coaches. Sans parler de la question du spirituel qui peut être relayée par moult pratiques alternatives (lire en page 38). «Voilà une des raisons pour lesquelles on voit les groupes religieux commencer à utiliser eux-mêmes le marketing religieux», avance Jörg Stolz. «Ils comprennent qu’ils doivent rester concurrentiels.»

«La spiritualité alternative va très bien avec cette société de consommation, relève encore Jörg Stolz. Dans ce milieu, c’est un des principes: tout est possible. C’est véritablement l’ère de l’ego à son apogée: si ça te fait du bien, fais-le.» Mallory Schneuwly Purdie évoque, quant à elle, la notion de Do-it-yourself, de plus en plus présente en matière spirituelle: «Les gens n’adoptent souvent plus le programme total d’une religion. On va préférer au produit fini, celui en pièces détachées pour pouvoir construire son truc perso.» Encore une fois, une attitude qui n’est pas exclusive au domaine religieux: «En politique, les gens votent également de moins en moins pour un parti, mais pour une cause, au cas par cas…»

«On va vers moins de religion en Suisse»

Jörg Stolz met cependant des limites à cette notion de marché du spirituel: «On ne peut pas non plus dire que tout le monde est un consommateur du religieux et que toutes les religions sont en concurrence les unes avec les autres comme Apple et Samsung. L’église réformée n’est par exemple pas en concurrence avec les centres islamiques. Et tout le monde n’est pas sans cesse en train de se chercher une religion. On voit plus de gens qui sortent de l’Eglise que de gens qui en cherchent une autre.»

Dans l’analyse des différents types de croyants et d’incroyants catalogués dans l’étude (lire en page 38), on perçoit d’ailleurs très fortement que les glissements d’un type à l’autre vont le plus souvent dans le sens d’une désertion du religieux. La question s’impose: faut-il dès lors s’attendre à une extinction du christianisme? «Il est vrai que si les mécanismes restent les mêmes, on va vers moins de religion en Suisse, répond Jörg Stolz. Mais il est tout à fait possible que le christianisme trouvera des moyens d’adaptation qui assureront sa survie – comme cela a été le cas depuis 2000 ans.»

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