Et si la croissance ne revenait pas?

Shenzhen. Vue sur la ville depuis le sommet d’une grue, lors de la construction du Pingan International Financial Center. En 2015, la croissance économique chinoise a été de 6,9%, la plus basse depuis 25 ans. ©Mao Siqian/XINHUA-REA
Shenzhen. Vue sur la ville depuis le sommet d’une grue, lors de la construction du Pingan International Financial Center. En 2015, la croissance économique chinoise a été de 6,9%, la plus basse depuis 25 ans. ©Mao Siqian/XINHUA-REA

Quand il s’agit de lutter contre le chômage, les politiciens attendent la croissance économique qui devrait doper les emplois. Problème: elle tarde à réapparaître, et certains économistes pronostiquent qu’elle ne reviendra pas. C’est vrai? C’est grave?

L’économie mondiale est tirée en avant depuis plus de vingt ans par la Chine, qui a longtemps connu une croissance à deux chiffres. Pourtant, ces derniers mois, elle peine à atteindre les 7,5%. Ce qui est toujours bien mieux que la zone Europe, qui n’a plus passé la barre des 2% depuis la crise financière née des subprimes il y a quelque huit ans. Bref, les pays développés stagnent et les pays émergents semblent avoir fini d’émerger. Est-ce la fin de la croissance perpétuelle? La question préoccupe évidemment beaucoup les politiques – la croissance est corrélée au chômage (lire ci-dessous), et, bien sûr, rien ne vaut le plein-emploi pour doper sa cote auprès des citoyens.

Au-delà de ces préoccupations électoralistes, on entend s’élever les voix d’économistes qui pensent que la croissance pourrait ne plus jamais revenir aux taux atteints jadis. C’est en partie le cas par exemple de Daniel Cohen, directeur du Département d’économie de l’Ecole Normale Supérieure de Paris, qui dans Le monde est clos et le désir infini, défend la thèse d’un monde devenu trop petit pour permettre l’essor économique par la conquête de nouveaux marchés. Il soutient aussi l’idée que la révolution technologique que nous vivons – contrairement à la révolution industrielle du XIXe siècle – ne créerait pas pour l’instant une vraie croissance. D’autres spécialistes estiment même que cette mutation numérique va ralentir l’économie: elle détruirait des places de travail en confiant le job à des ordinateurs et des robots. Pour y voir plus clair dans le débat, le tour des enjeux avec deux économistes de la Faculté des Hautes Etudes Commerciales de l’Université de Lausanne, Délia Nilles et Mathias Thoenig.

Qu’est-ce que la croissance?

Sur sa définition, tout le monde est assez d’accord: il s’agit d’exprimer l’évolution du PIB (Produit Intérieur Brut) d’un pays ou d’une région d’une année à l’autre. Si le territoire étudié a plus créé de richesses (et évidemment trouvé un marché pour écouler sa production…) durant les douze derniers mois que pendant la période précédente, la croissance sera positive. Sinon, elle est négative. Les ennuis commencent quand les spécialistes discutent de ce qu’il faut intégrer ou exclure dans le comptage de cette production. Un exemple? «Le travail domestique non rémunéré, répond Mathias Thoenig, professeur à la Faculté des HEC et directeur du Département d’économétrie et d’économie politique. Les heures passées à s’occuper des jeunes enfants ou des parents âgés ont une valeur, mais elle n’est pas prise en compte dans la production nationale.»

Certains économistes souhaiteraient donc intégrer ce type d’activités dans le bilan, mais, pour l’heure, seuls sont intégrés les services et biens qui font l’objet d’une transaction et qui ont donc un prix. «Ce qui pose la question délicate des prestations non marchandes fournies par les administrations, rajoute Mathias Thoenig. Là on compte quand même, au coût de revient.»

Délia Nilles. Directrice adjointe de l’Institut Créa de macroéconomie appliquée. Maître d'enseignement et de recherche. Nicole Chuard © UNIL
Délia Nilles. Directrice adjointe de l’Institut Créa de macroéconomie appliquée. Maître d’enseignement et de recherche. Nicole Chuard © UNIL

Comment crée-t-on de la croissance?

«Si j’avais la réponse, je serais politicien!», s’amuse Mathias Thoenig. Créer de la croissance, c’est toute la question en effet. Comme paramètre de base, Délia Nilles, qui travaille dans le même département ainsi qu’à l’Institut de macroéconomie appliquée, cite tout de même la démographie: «Plus il y a de monde, plus les besoins, donc la consommation, augmentent.»

Ce n’est là qu’un début, puisque les critères sont innombrables: la démographie seule ne suffit pas, encore faut-il que le pouvoir d’achat suive. Et sans explosion démographique, mais avec un pouvoir d’achat par habitant en hausse, on peut aussi accélérer la consommation. «Bref, fondamentalement, ici comme ailleurs, c’est la loi de l’offre et la demande», résume la chercheuse. Reste que, quand on regarde des économies aux démographies et aux opportunités assez comparables, comme par exemple la France et l’Allemagne, on observe de vraies différences. Pourquoi? «Parce qu’il peut y avoir des problèmes structurels – c’est le cas avec le marché du travail en France», répond Délia Nilles. Qui cite aussi la variété des industries présentes dans un Etat: «Le canton de Vaud a un tissu économique plus diversifié que Genève par exemple, où la finance a représenté jusqu’à 25% du PIB, cette part ayant diminué ces dernières années. En cas de crise financière, notre canton verra moins de répercussion sur sa croissance.»

Pour Mathias Thoenig, si on veut une économie en essor, il s’agit de «libérer les forces créatrices. Pour un pays comme la Suisse, il faut miser sur l’innovation, l’entreprenariat, la recherche et développement».

On peut aussi influer sur la croissance en jouant sur l’organisation de deux aspects: la concurrence entre entreprises d’une part, et la loi sur le travail, déjà évoquée par Délia Nilles, de l’autre. Pour illustrer son propos, Mathias Thoenig compare la France et la Suisse. La concurrence entre les entreprises est, contrairement à ce qu’on pourrait penser de prime abord, bien plus exacerbée chez nos voisins. «Pensez aux télécoms: les très nombreux opérateurs sont en guerre et proposent vraiment des tarifs plancher par rapport à la Suisse, où Swisscom, l’opérateur historique, occupe encore une place prépondérante. Pareil avec la grande distribution: elle est très morcelée en France, où de très nombreuses enseignes se partagent les parts de marché, alors qu’ici, on est presque en situation de duopole.» La loi sur le travail est par contre bien plus rigide en France, ce qui freine l’embauche. Car si ces deux éléments, ou plutôt la façon dont ils sont organisés, jouent un rôle déterminant sur la croissance, ils ont aussi des conséquences sur le chômage.

Pourquoi y tient-on tellement?

On aime la croissance, par exemple quand on est président de la République française, précisément parce qu’elle est corrélée au taux de chômage: si la croissance augmente, le chômage diminue. «C’est donc important pour être réélu de pouvoir se targuer d’avoir amélioré la croissance», précise Délia Nilles, qui, comme son collègue, souligne que le vrai enjeu, politiquement, est l’emploi. «Mais il n’y a pas systématiquement de lien de causalité entre les deux», insiste Mathias Thoenig. Ce n’est en effet pas l’augmentation de la production d’un pays qui en soi fait baisser le taux de chômage. Le professeur d’économie souligne aussi que ne considérer la croissance que comme une sorte d’antidote au chômage n’est pas la bonne stratégie: «Je suis Suisse et Français, donc bien placé pour voir qu’en Suisse il y a une vraie politique de l’innovation, et la reconnaissance sociale qui va avec. En France, c’est bien moins le cas. La croissance, c’est avant tout un choix de société et de son futur.»

Que se passe-t-il en cas de panne?

«L’absence de croissance, c’est comme la fièvre: le symptôme d’un problème, mais pas une maladie précise, image Mathias Thoenig. Il y a plein de manières différentes de ne pas faire de croissance.» Parmi les innombrables facteurs qui peuvent influer négativement, il y a la géographie et le climat, la structure de l’économie, la réglementation, la corruption, la défiance entre individus…

Concrètement, sur le plan des conséquences, quand l’économie se contracte, c’est un cercle vicieux qui s’installe: les ménages consomment moins, donc la demande diminue encore et la production aussi, les rentrées fiscales sont en chute libre, alors que les dépenses de l’Etat pour le filet social, par exemple les indemnités chômage, augmentent. Bref, pas une bonne nouvelle…

Le zéro croissance ou même la décroissance, c’est une bonne idée?

Avoir comme objectif la fin de la croissance, c’est un drôle de programme politique. «Je pense que le terme est mal choisi, nuance Délia Nilles. Militer pour ça, c’est mal venu, il y aurait énormément de conséquences négatives sur le plan social. Comme on n’imagine pas les gens qui lancent cette discussion vouloir moins de rentrées fiscales pour l’Education, la Santé, et tous ces postes des finances publiques qui sont les premiers rabotés en cas de crise, je suppose qu’il y a autre chose derrière, notamment la volonté d’instaurer un changement dans nos modes de consommation, pour qu’ils deviennent plus respectueux de l’environnement. Il s’agit de faire évoluer les mentalités pour une consommation plus pensée. A ce projet, oui, je peux adhérer. Mais vouloir une vraie décroissance, ça, non.» Même interprétation pour Mathias Thoenig, qui pense aussi qu’il y a maldonne: «Je ne crois pas qu’il s’agisse de réduire le PIB, ni d’une critique du système capitaliste. Pour ce que j’en comprends, les militants du zéro croissance veulent plutôt mener une réflexion sur le fait que nombre de ressources utilisées dans notre système de production ne sont pas infinies. Ce qui pose la question, intéressante, du projet de société que nous voulons. Mais se pencher par exemple sur les énergies renouvelables ne veut pas dire qu’on renonce à la croissance. Au contraire: exploiter au mieux les énergies propres, produire en polluant moins, implique d’investir dans la recherche et de développer de nouvelles technologies, ce qui va créer de la croissance dans le futur.»

Google, Microsoft et les autres vont-ils tuer la prospérité?

Si Mathias Thoenig pense que le développement de certaines nouvelles technologies est susceptible de participer à la croissance, les avis sur la question sont disputés. Le Forum de Davos 2016 était précisément consacré aux conséquences de la révolution technologique que vit le monde économique, par exemple avec une robotisation de tâches de plus en plus complexes, notamment sur l’emploi (lire également Allez savoir! 60, mai 2015). «Les premières études sur le sujet – mais il en faudra encore bien d’autres pour confirmer – concluent à un possible ralentissement du PIB, explique Délia Nilles. La productivité ne va pas connaître le même bond qu’avec la révolution industrielle, donc il y aura peu d’impact sur le PIB.» La chercheuse de l’UNIL souligne que, si les nouvelles technologies sont un élément de la réflexion sur la croissance dans le futur, il y a aussi le vieillissement de la population qui entre en ligne de compte. Avec les rentes à verser, les coûts de la santé, tout le système social va devoir être réformé.

«C’est vrai que les robots vont remplacer certains jobs, et de ce fait participer aux mutations du marché du travail, confirme Mathias Thoenig. Certains pessimistes en déduisent que la croissance ne sera jamais plus la même. Mais on peut voir ces mêmes changements comme une opportunité, car la force de travail ainsi libérée pourra se redéployer vers d’autres activités et contribuera, pourquoi pas, à une autre façon de créer de la richesse! Le défi me semble possible.»

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