Elle court, elle court la fourmi

Tapinoma magnum. Cette espèce a envahi Cully (VD) et s’est répandue dans le quartier d’Ouchy à Lausanne. ©Julie de Tribolet/L’illustré

Des fourmis venues d’ailleurs ont soudain envahi le village de Cully (VD). Puis Saint-Sulpice, Lausanne, Ecublens, Pully. Si cet événement a surpris, il n’est pourtant pas isolé. Certaines espèces de formicidés voyagent volontiers, au gré de la mondialisation. Et plus elles bourlinguent, plus elles ont de chance de s’établir là où on ne les attend pas, comme l’ont découvert des biologistes de l’UNIL. 

L’histoire a commencé à Cully en 2017, quand des fourmis échappées d’un cimetière, semble-t-il, ont envahi une garderie. Puis un chantier, d’autres villes, le quartier d’Ouchy… L’espèce Tapinoma magnum, probablement méditerranéenne, est passée en quelques mois du million aux centaines de millions d’individus. «Je pense que ces fourmis sont là depuis plusieurs années, signale Laurent Keller, directeur du Département d’écologie et évolution (DEE) de la Faculté de biologie et médecine de l’UNIL, myrmécologue, spécialiste de la génétique des populations. Leur nombre et les surfaces importantes qu’elles occupent ne peuvent être atteintes qu’après quatre ou cinq ans minimum.» Et d’ajouter que Cully n’est probablement pas la source de l’invasion. «Elles ont été amenées dans ce village comme elles ont été amenées à d’autres endroits. Sûrement par l’intermédiaire de plantes.»

Sur 13 000 fourmis décrites dans le monde, la Tapinoma magnum fait partie des 241 espèces introduites accidentellement par l’Homme en dehors de leur aire originelle que Laurent Keller et Cleo Bertelsmeier, première assistante au DEE et spécialiste de la biologie des invasions, ont dénombrées dans une étude publiée dans Nature Ecology & Evolution en collaboration avec des chercheurs français et américains. Ils ont aussi découvert qu’elles se déplaçaient en fonction de la mondialisation et que plus elles voyageaient, plus elles avaient de chance de s’établir loin de chez elles. Petite excursion, là où ça fourmille…

La «fourmi de Cully» n’était pas la première
Si la «fourmi de Cully» a beaucoup inquiété – et continue à faire l’objet d’études à l’UNIL afin de connaître son impact sur la faune et la flore environnantes – c’est parce qu’elle n’est pas la seule à s’être infiltrée en douce en Suisse. Deux autres espèces ont déjà envahi une partie du territoire helvétique: la fourmi du pharaon et la fourmi envahissante des jardins. Elles appartiennent au groupe des 19 espèces considérées comme invasives répertoriées par l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN).

«La fourmi du pharaon (Monomorium pharaonis), probablement originaire d’Afrique, s’installe uniquement dans les maisons, les restaurants, les boulangeries, précise Laurent Keller. Elle aime les endroits très chauds et humides. Cela doit faire plus d’un siècle qu’elle vit chez nous et crée des problèmes dans les blocs d’habitation. On ne peut l’éradiquer qu’en traitant les bâtiments infestés en entier. Mais comme elle reste à l’intérieur, cela ne cause pas de dégâts sur la faune et la flore.»

Quant à la fourmi envahissante des jardins (Lasius neglectus), elle a été introduite en Europe de l’Est il y a une trentaine d’années. Originaire d’Asie Mineure, elle a posé ses valises à Bâle où elle s’attaque principalement aux cultures. «Comme c’est l’homme qui transporte les espèces invasives, elles vivent forcément à ses côtés, comme dans les plantations, souligne la biologiste Cleo Bertelsmeier. Elles aiment les milieux urbains ou agricoles.» Ainsi, elles sont pré-adaptées aux endroits perturbés par les humains.

Monomorium pharaonis. La fourmi du pharaon, probablement originaire d’Afrique, aime les endroits très chauds et humides. Elle crée des problèmes dans les habitations. ©?Hashim Mahrin/Shutterstock

Toutes les mêmes, ou presque
Les deux chercheurs de l’UNIL ont pu mettre en avant neuf traits communs à la plupart des fourmis envahissantes, parmi lesquels: une petite taille, une société polygyne (un grand nombre de reines par nid), un comportement généraliste (elles mangent tout ce qu’elles trouvent avec une préférence pour le miellat des pucerons et les insectes), une reproduction à l’intérieur du nid plutôt que lors d’un vol nuptial ou encore l’absence de structure complexe (autrement dit, pas de fourmilière).

Même si elle ne fait pas encore partie des espèces considérées comme invasives en raison des dommages qu’elles causent à la biodiversité, à l’agriculture, à la viticulture et à l’économie locale, la Tapinoma magnum correspond en beaucoup de points à ces critères, comme le souligne Cleo Bertelsmeier, qui est allée voir les insectes sur le terrain.

«Elle vit sur de grandes surfaces et s’établit à 30 cm de profondeur au maximum, dans du sable ou de la terre peu tassée. La capacité d’extension de ces fourmis leur permet de construire des galeries rapidement. Quand il y a eu de fortes pluies par exemple, toutes leurs galeries étaient reconstruites le lendemain.» Sur place, la chercheuse a pu constater qu’elles avaient créé des chemins de fourragement très larges et qu’elles chassaient de manière très efficace. «Il n’y a pas besoin de chercher les reines. La densité de fourmis est telle qu’on les voit se balader à la surface.» Petits, mais embêtants, car très encombrants, avec une fâcheuse tendance à mordiller, les individus des supercolonies de Tapinoma magnum doivent être éliminés pour éviter, aussi, qu’ils ne s’en prennent aux espèces indigènes. Comme souvent, c’est l’insecticide qui essaie d’avoir le dernier mot. «Exterminer totalement une espèce invasive, c’est possible, remarque Cleo Bertelsmeier. Mais seulement si la colonie n’occupe pas une vaste surface. Dans certaines îles océaniques, par exemple, on a fait tomber d’hélicoptère de grandes quantités d’appâts avec du poison. Toutefois, c’est irréalisable lorsque des populations humaines habitent là.» Le professeur Laurent Keller relève que «ce type d’action n’a pas localement d’effets sur la faune et la flore s’il est possible d’employer des produits très ciblés.»

Cleo Bertelsmeier. Première assistante au Département d’écologie et évolution (Faculté de biologie et médecine).
Nicole Chuard © UNIL

Les actrices de deux vagues de mondialisation
En analysant la façon dont 36 espèces ont voyagé sur terre de 1750 à 2010, les deux spécialistes des fourmis ont pu faire ressortir deux grandes vagues de mondialisation. «On a regardé annuellement combien de pays colonisait chaque espèce, explique Cleo Bertelsmeier. On a pu observer que, depuis 1850, le taux de colonisation de ces espèces augmente. Il y a une inflexion au moment de la Première Guerre mondiale, puis avec la crise de 1929, et jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Les taux de colonisation de ces espèces chutent sensiblement. Il faut attendre une vingtaine d’années pour retrouver des taux de colonisation d’avant-guerre. Et l’augmentation perdure aujourd’hui.» Grâce à un indicateur mesurant le niveau des échanges commerciaux dans le monde, les chercheurs de l’UNIL ont pu établir une corrélation avec le commerce international. «Si ces deux vagues sont une évidence pour les économistes, en biologie, cela n’avait encore jamais été reconnu, se réjouit la biologiste. De plus, nous avons constaté que ce ne sont pas forcément les mêmes pays qui sont impliqués dans les deux. La première vague de mondialisation concerne surtout des pays colonisateurs et des échanges entre leurs colonies. Aujourd’hui, on voit de plus en plus de nouvelles économies émergentes qui participent à ces échanges. Je suppose qu’il y a des pays qui n’ont pas été impliqués dans le commerce par le passé et qui, dans le futur, vont envoyer des espèces qu’on n’a pas encore vues.»

Laurent Keller. Directeur du Département d’écologie et évolution (Faculté de biologie et médecine). Nicole Chuard © UNIL

Un voyage en bananes avant le raid
Et comment voyagent-elles «Ce sont les pays exportateurs qui provoquent le phénomène, signale la chercheuse de l’UNIL. Notamment de bananes, qui sont un bon transporteur de fourmis. Certaines espèces, très opportunistes, arrivent sur toutes sortes de fruits et de plantes. D’autres ne se trouvent que sur des orchidées par exemple. Les plantes en pot avec un peu de terre charrient pas mal de fourmis.» Laurent Keller estime qu’il faut seulement une reine et peut-être une vingtaine d’ouvrières pour que les envahisseuses puissent s’établir. Pourrait-on imaginer qu’une espèce suisse, telle que la Formica helvetica, parte investir un autre continent «Non, affirme le directeur du DEE. Les fourmis invasives viennent surtout de régions chaudes d’Afrique et d’Amérique du Sud. C’est donc peu probable qu’une fourmi suisse envahisse une autre région.» D’autres sont réellement parvenues à coloniser tous les continents, excepté l’Antarctique (beaucoup trop glacé au goût des formicidés). La fourmi d’Argentine (Linepithema humile) et la fourmi à grosse tête (Pheidole megacephala) ont ainsi posé leurs six pattes à travers le monde, sans toutefois couvrir toutes les surfaces. «Elles ont commencé à voyager très tôt, au XIXe siècle, indique Cleo Bertelsmeier. Elles font des dégâts considérables. La fourmi à grosse tête, par exemple, oblige certains oiseaux à changer de domicile dans les îles océaniques. Comme certains construisent leur nid par terre, car jusque-là ils n’avaient pas de prédateurs locaux, les fourmis en profitent pour aller chercher les oisillons.»

La biologiste de l’UNIL note que grâce à l’étude de la dynamique des invasions, il est possible de prédire quelles espèces risquent de se répandre dans le futur. «Parmi celles qui ont commencé à se déplacer durant la deuxième vague de mondialisation, avec une dynamique d’expansion rapide, nous pouvons mettre en évidence lesquelles ont manqué d’opportunités dans le passé et ont des chances de s’étendre aujourd’hui.»

L’effet boule de neige des espèces exotiques
Ces invasions, qui prennent des proportions de plus en plus importantes, sont dues à ce que les deux biologistes ont appelé un effet boule de neige dans un article publié dans PNAS (revue de l’Académie américaine des sciences). «Plus une espèce est transportée par l’homme, plus elle arrive en grand nombre quelque part, plus elle a de chance de s’y établir, résume Cleo Bertelsmeier. Et plus il y a d’endroits où elle est établie dans le monde, plus il y a de chance qu’elle soit encore une fois déplacée depuis ces endroits-là. Et donc qu’elle soit réintroduite ailleurs.»

Pour arriver à ces conclusions, les myrmécologues ont épluché les données d’interception des aéroports et ports maritimes des Etats-Unis et de Nouvelle-Zélande depuis 1914, année au cours de laquelle les premières fourmis voyageuses ont été repérées. «Nous avons comparé les données des douaniers et celles des zones natives des espèces, continue la biologiste. C’est ainsi que nous avons découvert que la très grande majorité des fourmis – sur la cinquantaine d’espèces présentes – qui arrivent dans ces deux pays ne viennent pas de leur zone native, mais d’un endroit où elles sont déjà invasives. Cela représentait environ 75 % des cas aux Etats-Unis (elles sont réintroduites via l’Amérique latine qui exporte beaucoup de fruits et légumes aux Etats-Unis) et 90 % en Nouvelle-Zélande (elles transitent par les îles Samoa, Tonga et Fidji qui transportent des marchandises pour la Nouvelle-Zélande).»

Vers la grande invasion?
Que penser de la venue de la Tapinoma magnum dans le canton de Vaud, alors? Elle qui a déjà vu du pays, comme l’indiquent ses apparitions en Europe du Nord (en Allemagne, aux Pays-Bas et en Belgique)… «Il ne faut pas s’inquiéter plus que de mesure, relativise le professeur Laurent Keller. Peut-être que leur nombre va augmenter en Suisse romande, mais pour l’instant, personne ne sait quel impact cela aura sur la faune et la flore locales.?

A l’échelle mondiale des espèces envahissantes, les fourmis ont une place certaine. «Sur la liste des 100 espèces invasives les plus dangereuses de l’UICN, qui regroupe des végétaux et des animaux, il y a 14 insectes, dont 5 fourmis, observe Cleo Bertelsmeier. Les fourmis invasives vont se répandre de plus en plus, mais sans forcément que cela soit un risque pour la faune et la flore. Sur les 241 qui voyagent, seule une vingtaine est connue pour causer des dégâts. Néanmoins, ces dernières peuvent avoir un impact grave sur la biodiversité, car elles déplacent d’autres insectes, mais aussi des mammifères. Il est nécessaire de suivre leur évolution de près.»

À lire sur le même sujet:
Recent human history governs global ant invasion dynamics. Par Cleo Bertelsmeier, Sébastien Ollier, Andrew Liebhold et Laurent Keller. Nature Ecology & Evolution volume 1, article 0184 (2017).
Recurrent bridgehead effects accelerate global alien ant spread. Par Cleo Bertelsmeier, Sébastien Ollier, Andrew M. Liebhold, Eckehard G. Brockerhoff, Darren Ward et Laurent Keller. PNAS (7 mai 2018).

Une classification des espèces invasives

Dans l’article paru dans Nature Ecology & Evolution, les spécialistes ès fourmis de l’UNIL ont mis au point une classification des espèces invasives basée sur leur distribution. Ils ont ainsi déterminé quatre groupes. Un groupe local, qui ne se propage que dans des régions très proches. Un groupe régional, qui s’étend à plus grande échelle, parfois sur un continent, mais uniquement entre pays limitrophes. Un groupe global, que rien n’arrête, car il apparaît sur plusieurs continents et dans différents pays. Et un groupe transcontinental, «un intermédiaire, le groupe le plus intéressant, selon la biologiste Cleo Bertelsmeier. Il voyage sur de longues distances, sur différents continents, mais à chaque fois dans un seul pays, ou quelques-uns. Et les fourmis n’y ont pas colonisé de grandes surfaces.»

Les chercheurs ont ensuite voulu savoir si les groupes confinés dans une zone géographiquement restreinte l’étaient pour des raisons biologiques ou parce qu’ils n’avaient pas eu l’opportunité de se déplacer. Il s’est avéré que les groupes locaux et régionaux étaient limités par des caractéristiques biologiques. «Tandis que dans le groupe transcontinental, de nombreuses espèces ont tous les traits nécessaires pour devenir des envahisseuses du groupe global et ont juste manqué d’opportunités jusque-là, déclare la myrmécologue. Et ce sont des espèces qui ont commencé à voyager tôt dans la deuxième vague de mondialisation.» Donc des espèces à suivre de très près…

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