Election au Conseil fédéral: du suspense (garanti!) et rien d’autre

A quelques jours du moment où l’Assemblée fédérale choisira un successeur à Pascal Couchepin, des spécialistes reconnus de l’UNIL vous font découvrir le dessous des cartes. Voici les vrais enjeux que les querelles de personnes ont bien masqués. A deux reprises, lors de la dernière élection au conseil fédéral de 2008, le choix du successeur de Samuel Schmid s’est joué à une voix près.

C’est une certitude. Le record du 10 décembre 2008 ne sera pas battu. Il sera tout au plus égalé. Une voix d’écart au troisième tour entre le vainqueur, Ueli Maurer (122 suffrages) et son challenger thurgovien «concurrent sauvage», et néanmoins UDC comme lui, Hansjörg Walter (121), c’est ce que l’on peut faire de plus serré comme score final d’une élection au Conseil fédéral.

Le bon peuple des citoyennes et citoyens suisses avait déjà été gratifié d’un résultat tout aussi improbable en 1999, il y a tout juste dix ans Joseph Deiss coiffait au poteau, au sixième tour, un autre démocrate-chrétien, Peter Hess, par 120 voix à 119. Mais à l’époque, les enjeux du vote des parlementaires fédéraux n’avaient rien à voir avec ceux de 2008, qui ont vu l’élection de l’ancien président UDC au gouvernement.

Des coups de tonnerre sous la Coupole fédérale

Cette certitude arithmétique n’a rien de transcendant ni de bouleversant, il faut bien l’admettre. Mais elle fait partie des rares points de repère incontestables qui jalonnent le chemin vers le scrutin du 16 septembre prochain.

Quand on a vécu les coups de tonnerre de 2003 et de 2007, on sait que, sous la Coupole fédérale, rien n’est définitivement coulé dans le bronze avant le dernier décompte officiel. Pour mémoire, en 2003, après des mois d’affrontements sévères, Christoph Blocher se retrouve à égalité au premier tour avec Ruth Metzler, avant de l’emporter de cinq voix au troisième tour. Et le 12 décembre 2007, le même Christoph Blocher se fait éjecter du Conseil fédéral en deux petits tours secs, au profit d’Eveline Widmer-Schlumpf.

1 – L’élection du 16 septembre ne réglera rien

Les experts de l’UNIL en sont persuadés. Faute de débats de fond sur l’avenir de système politique suisse et sur ses objectifs, cette élection du successeur de Pascal Couchepin ne réglera rien. Après l’élection d’Ueli Maurer, observateurs et experts étaient exceptionnellement tombés d’accord. Avec une touchante unanimité et moyennant quelques nuances de pure forme.

La fameuse concordance, clé de voûte de la formule gouvernementale actuelle, avait sauvé sa peau, mais réduite à sa plus simple expression virtuelle. Comme le diagnostiquait François Cherix, observateur critique patenté de la vie des institutions helvétiques, la concordance était vide.

Quels que soient les mérites de la personnalité qui succédera à Pascal Couchepin, le constat de l’après-16 septembre a toutes les chances de rester le même. Et la réélection générale de 2011 ne favorisera pas automatiquement une réflexion de l’ampleur voulue…

2 – L’arrivée de Christoph Blocher au gouvernement a servi de révélateur, mais le système tanguait depuis bien longtemps

Les dernières élections au Conseil fédéral, en particulier lorsqu’il s’agissait d’un renouvellement partiel, se sont révélées indécises jusqu’au bout. Malgré d’intenses négociations pour trouver des majorités maîtrisables et excluant la part du hasard, le choix des parlementaires s’est joué à quelques voix. Cette fragilité du système est un nouveau signe à ne pas négliger.

La polarisation grandissante entre les partis gouvernementaux

Le changement visible, c’est l’arrivée de Christoph Blocher au Conseil fédéral en 2003. L’importance de cette année-là ne fait de doute pour personne. Mais, souligne Ioannis Papadopoulos, professeur à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne (UNIL), la rupture d’équilibre plonge ses racines bien auparavant «Il faut remonter aux années nonante, avec la polarisation grandissante entre les partis associés au sein du gouvernement (alimentée encore aujourd’hui par la crise des finances publiques et les difficultés de l’Etat social, entre autres), la radicalisation progressive de l’Union démocratique du centre (UDC) et le renforcement des antagonismes entre le Parti socialiste suisse et les formations de centre-droite.»

Une rupture initiée par les écologistes et les anti-écologistes

Pour Andreas Ladner, professeur à l’Institut de hautes études en administration publique (Idheap) à Lausanne, spécialiste des institutions et des partis politiques suisses, le cap de 2003 est évidemment déterminant; mais en amont, il tire son importance des «succès éclatants» de l’UDC sur des thèmes qui lui étaient propres, comme l’ordre et la sécurité, les réfugiés politiques, la drogue ou l’Europe.

Avec en toile de fond, une volonté permanente de se poser en «minoritaire affirmé» (l’UDC contre tous les autres). Il faut aussi admettre que la rupture d’équilibre s’est même ébauchée longtemps avant, lorsque les mouvements écologistes et anti-écologistes ont commencé, par exemple, à s’organiser hors des partis traditionnels, affirmant une nouvelle ligne de front et confirmant la tendance à l’émiettement des groupes partisans.

L’UDC, «toujours en dissidence»

En fait, c’est la stabilité des années de «grande coalition» précédant l’arrivée de Christoph Blocher au gouvernement qui, par contraste, révèle l’ampleur du changement issu du choix de 2003. Comme si un dosage arithmétique des forces au sein du Conseil fédéral pouvait tenir lieu de sagesse politique, note en substance le sociologue et politologue de formation, René Knüsel, lui aussi professeur à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne.

Bien sûr, il y a eu des périodes de tension où le «grand contestataire» socialiste faisait des siennes, pour ensuite rentrer plus ou moins facilement dans le rang «après avoir avalé quelques couleuvres» (controverses sur l’armée, notamment). Mais là, toujours selon René Knüsel, c’est plus profond, c’est plus fondamental «La véritable crise, c’est que l’UDC n’a jamais fait allégeance aux valeurs du gouvernement.»

Toujours en dissidence sur des points fondamentaux, comme sur le dossier européen, pour ne prendre que cet exemple-là. Résultat non seulement des paralysies, des tergiversations, des retards dans les décisions et la conduite de la politique gouvernementale, mais aussi un «vrai malaise» (qui conduit le pays?) au sein de la population.

Il y a des tendances de fond, «préblochériennes»

Reste à préciser le contenu et la hiérarchie de ces «valeurs gouvernementales» (l’armée? l’Europe? le respect des droits de l’homme et des minorités?). Une tâche considérable et complexe, parce que, au bout du compte, avertit Andreas Ladner, le débat sera court-circuité par le choc des professions de foi politiques, avec son cortège d’anathèmes divers.

Au total, à l’heure du bilan indispensable, il y a un écueil à éviter, c’est que l’attention et la discussion se focalisent uniquement sur la partie visible de l’iceberg émergé en 2003. Il y a des tendances de fond, «préblochériennes», qui expliquent tout ou partie des insuffisances gouvernementales actuelles.

3 – Les partis contestent de plus en plus volontiers les conseillers fédéraux. Ils les remercient parfois

Jusqu’ici, le rôle des partis politiques dans le renouvellement du Conseil fédéral n’est pas remis en cause. Mais, au fil des dernières élections partielles, en particulier, un constat se précise ce ne sont plus des personnalités de la même couleur partisane qui se disputent le siège disponible, mais, le plus souvent, des formations politiques dont les ambitions se heurtent de plus en plus violemment. La formule gouvernementale est de moins en moins magique.

Le jeu des partis n’a jamais été simple, ni totalement transparent, même s’il a pu être le garant de la stabilité de la Suisse, qui est l’un de ses principaux atouts, à l’intérieur et hors de ses frontières. Aujourd’hui, on peut imaginer que les comptes du 16 septembre seront réglés à l’occasion des prochaines démissions du Conseil fédéral (je te tiens, tu me tiens par la barbichette!). Mais au-delà de ces manœuvres, le système actuel de concordance souffre aussi du double jeu des formations représentées au gouvernement.

«Les partis gouvernementaux sont de plus en plus indisciplinés»

«Le Conseil fédéral peut difficilement compter sur le soutien des partis gouvernementaux qui sont de plus en plus indisciplinés», constate Ioannis Papadopoulos. «La grande coalition avait au moins cet avantage de permettre, en principe du moins, de (très) larges majorités face à la menace éventuelle d’un référendum.»

Les calculs sont vite faits! Entre 1995 et 2003, le PS et l’UDC, tous deux dûment représentés au Conseil fédéral, se sont, l’un ou l’autre, retrouvés dans l’opposition aux thèses gouvernementales, trois fois sur quatre à l’occasion des votations populaires. Ce qui n’a pas entraîné, loin de là, qu’ils aient eu systématiquement gain de cause dans les urnes; mais la tendance s’est encore aggravée entre 2003 et 2007 pendant cette période, c’est neuf fois sur dix qu’on les a retrouvés dans le camp opposé au gouvernement!

L’«israélisation de la politique suisse»

Sans porter de jugement sur ces faits incontestables, admettons au moins qu’ils mettent en lumière le côté artificiel de la «coalition» gouvernementale… A cela s’ajoutent les dangers de ce que Pascal Couchepin («L’Hebdo» du 18 juin 2009) a pu appeler l’«israélisation de la politique suisse», c’est-à-dire cette fragmentation des principales formations, où on peut voir des tout petits partis «qui deviennent soudain des arbitres occasionnels de la situation».

Avec ce que cela implique, souligne le conseiller fédéral démissionnaire, de marchandages néfastes pour le maintien des grands équilibres helvétiques.

Dans cette perspective, le système suisse en est arrivé à ce point d’instabilité qu’Andreas Ladner peut mettre les points sur les «i» «Ceux qui élisent maintenant portent une responsabilité; elle se traduit non seulement par une fonction classique de contrôle mais aussi par un devoir de loyauté.»

«Les conseillers fédéraux peuvent être renvoyés par les partis»

Pour le spécialiste de l’Idheap, les suites de l’élection de la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf auront valeur de démonstration «Si ceux qui ont voté pour elle la lâchent en 2011, il faudra qu’ils expliquent pourquoi, et ce sera difficile!»

Vues sous cet angle, les fragilités du système gouvernemental actuel sont évidentes. Mais la crise économique leur donne une autre dimension, au moment où la politique suisse devrait pouvoir se déployer avec une certaine constance et sur la durée. Andreas Ladner «Les enjeux du renouvellement du Conseil fédéral ne sont plus les mêmes; les conseillers fédéraux ne restent plus en place jusqu’à leur retraite; ils peuvent être renvoyés par les partis, comme l’ont montré les précédents Ruth Metzler et Christoph Blocher». Vous avez dit stabilité?

4 – Il faudrait redonner une véritable légitimité au gouvernement. Mais comment?

Dans quel état le système gouvernemental helvétique se retrouvera-t-il, au soir du 16 septembre, après le tohu-bohu de plusieurs mois de rumeurs, de fausses-vraies candidatures et de vrais-faux appels à dépasser les questions de personnes? A l’heure de relancer la réflexion de fond nécessaire, cela pèsera. Et déjà se profilera l’échéance de 2011… Jamais le bon moment?

Autant appeler un chat un chat! Les marchandages sont inévitables dans un gouvernement de coalition. René Knüsel et Ioannis Papadopoulos sont d’accord sur ce constat. Mais ce qui corse le problème, c’est l’utilisation croissante des médias dans les conflits de personnes, qui mine la confidentialité et la collégialité. René Knüsel «Le gouvernement doit se ressaisir, penser et s’exprimer au nom d’un collège, et la presse… faire de son côté le ménage dans ses rangs.»

Les Verts vont tester la capacité d’adaptation du Conseil fédéral

Pour le reste, la poussée des Verts permettra une appréciation plus fiable de la capacité d’adaptation du système gouvernemental. D’autant plus qu’ils sont considérés comme «gouvernementalo-compatibles», selon le mot de René Knüsel, même si leurs thèses, prises au pied de la lettre, peuvent être plus radicales qu’il n’y paraît lorsqu’elles sont passées à la moulinette électorale.

Andreas Ladner «Si la force électorale des Verts (10%) pose un problème, c’est que les règles informelles en vigueur jusqu’ici dans le dosage du Conseil fédéral ne fonctionnent pas; dans ces conditions, il faut réfléchir à des règles formelles qui soient opérationnelles, tout en tenant compte que la formule magique, ce n’est pas le droit à un ou plusieurs sièges, mais l’instrument d’un équilibre politique qui dure.»

Et précisément, dans cette perspective, le professeur à l’Idheap (partisan, par ailleurs, d’une élection du Conseil fédéral par le peuple) plaide pour un système gouvernemental basé clairement sur la proportionnalité des forces des partis en Suisse. Au moins que la question soit sérieusement posée, même si elle semble politiquement incorrecte!

«Une forme de contrat clair autour de certaines valeurs politiques»

Pour René Knüsel, «le système, même s’il a fait ses preuves, doit évoluer pour s’adapter aux nouvelles contingences de l’éclatement des forces politiques». L’issue souhaitable une forme de contrat clair qui favorise une adhésion de la coalition formant le gouvernement autour d’un certain nombre de valeurs politiques de base. Ce serait une façon de tirer la leçon du choix de 2003 et de ses conséquences.

On retrouve cette idée de nouveau contrat chez Ioannis Papadopoulos, favorable à un système «encore plus parlementaire» «Les partis s’entendent, au mieux, sur un programme de gouvernement et, au minimum, s’engagent à ne pas utiliser l’arme du référendum s’ils sont au gouvernement.»

L’après-16 septembre a déjà commencé. Depuis longtemps.

Laurent Bonnard

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