Avons-nous eu peur pour rien pendant la guerre froide?

Avons-nous eu peur pour rien pendant la guerre froide?

Interview de Pierre de Senarclens, professeur de l’UNIL.

La chute de l’URSS devait nous offrir un monde de paix. Nous avons eu les guerres en ex-Yougoslavie, en Irak et le grand retour du terrorisme. Finalement, Al-Qaida n’est-elle pas plus menaçante que l’URSS? L’analyse du professeur de l’UNIL Pierre de Senarclens, en prévision du 23 octobre 2006, qui marquera les cinquante ans de l’intervention soviétique à Budapest. Une date clé de la guerre froide.

La guerre froide a effrayé la planète pendant un demi-siècle. Mais, comparée à l’époque que nous vivons, cette période passée donne l’impression d’un monde plus équilibré qu’aujourd’hui. La guerre froide était-elle moins menaçante qu’on n’a pu le croire?

Le sentiment d’insécurité est toujours relatif au contexte économique, social et politique. En 1956, d’un point de vue occidental, nous avions un immense sentiment d’insécurité. La crainte d’un holocauste nucléaire était bien réelle. Par ailleurs, le processus de décolonisation était en marche. Après la guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie avait débuté en novembre 1954. En 1955, il y eut la conférence de Bandoeng où 29 pays d’Afrique et d’Asie avaient condamné l’impérialisme. C’était aussi la nationalisation du canal de Suez (juillet 1956). On avait véritablement le sentiment d’un basculement du monde à l’échelle planétaire. Conjugué avec une URSS agressive, tout cela semblait très inquiétant.

La menace était-elle plus grande qu’aujourd’hui?

Je ne dirais pas cela, dans la mesure où les armes nucléaires et les lanceurs se sont sophistiqués depuis lors. Mais si l’on se replace dans le contexte de 1956, l’inquiétude était objective et elle l’est restée jusqu’en 1989. L’insécurité des peuples sous domination soviétique était évidente.
En 1956, avant Budapest, il y eut l’insurrection de Poznan en Pologne (juin). On a toujours tendance à idéaliser le passé, à le croire porteur de davantage de bienfaits et de sécurité. Mais si l’on se replonge dans les médias de l’époque, si l’on déchiffre les opinions d’alors, on s’aperçoit que le danger ressenti pendant la guerre froide était bien réel.

Comment avez-vous vécu l’intervention soviétique en Hongrie à titre personnel?

J’ai un souvenir très précis et très fort de ce qu’a signifié cette intervention pour les opinions occidentales, ces chars entrant dans la capitale hongroise, plus de 170’000 personnes qui fuyaient le pays. On pouvait bien penser que tout cela ne déboucherait pas sur une Troisième Guerre mondiale, le coup démontrait que le pouvoir soviétique était redoutable et que l’image du rideau de fer n’était pas de la simple propagande.

En 1989 puis en 1991, le rideau de fer est tombé. Dès lors, prédisait-on, le monde serait plus sûr, plus démocratique. Avec un recul de quinze ans, des guerres en ex-Yougoslavie, l’émergence des nationalismes en Europe centrale et orientale, cette prédiction était-elle si juste?

L’histoire par définition est imprévisible. Et c’est peut-être mieux ainsi. La désintégration de la Yougoslavie fut un événement tragique. Près de chez nous, on a vu se développer une guerre civile d’une violence impensable, de nouveaux camps de concentration, des exactions contre des populations civiles, autant de choses que l’on n’envisageait pas en 1989, à part peut-être quelques diplomates en poste à Belgrade. Depuis, c’est vrai, le phénomène s’est étendu à d’autres régions, comme le Caucase.

Depuis 1989, des conflits ont aussi surgi ailleurs que dans les Balkans et le Caucase…

C’est exact. La fin de ce monde, sous l’emprise de deux grandes puissances, a coïncidé avec la multiplication des guerres civiles en Afrique. Ce fut l’autre révélation après 1989: les Etats issus de structures coloniales en Afrique étaient très fragiles, traversés de tendances polycentriques. C’est ainsi que sont apparues des guerres civiles aux conséquences épouvantables, en ex-Zaïre, au Rwanda, au Sierra Leone, au Liberia, au Soudan, autant de pays dont les gouvernements n’avaient pas été capables d’assurer la cohésion interne. Cependant, ce n’est pas l’Occident qui en fait les frais, mais avant tout les populations locales confrontées aux violences et à la misère. Lesquelles tentent désespérément, on le voit bien, d’émigrer dans les pays riches.

Cet afflux de migrants justement est aussi une source d’inquiétude. Le phénomène met-il en danger nos démocraties?

Tout d’abord, je pense qu’il faut relativiser ces flux migratoires, tant par leur importance que par leurs conséquences. Surtout si l’on compare les réalités d’aujourd’hui à celles de 1956. La Suisse a été en mesure alors, en l’espace de très peu de temps, d’absorber des dizaines de milliers de Hongrois qui se sont bien intégrés à notre pays et qui ont contribué à sa croissance. D’un point de vue historique aussi. Au XIXe siècle, les flux migratoires vers l’Amérique ont été infiniment plus importants.

Reste que l’immigration fait le lit des populismes. N’est-ce pas inquiétant?

L’intégration, c’est à l’Etat de l’assurer. Une croissance économique soutenue la favorise, tandis qu’en période de récession, l’on observe des mouvements de rejets et des replis xénophobes. Dans une perspective strictement libérale, qui ne tient pas compte des exigences de cohésion politique et sociale, l’immigration est un processus très positif, car ceux qui arrivent ont été formés ailleurs. Certains font des tâches que nous ne voulons plus assumer et tous contribuent à financer nos caisses de retraite. Donc l’immigration peut être un avantage considérable pour l’économie.

Le 11 septembre 2001, le monde occidental se découvre un nouvel ennemi. Un terrorisme dont le seul objectif serait de nous détruire. Al-Qaida représente-t-il un danger plus grand que le pacte de Varsovie, jadis?

Les objectifs d’Al-Qaida sont difficiles à définir. Car cette nébuleuse draine aussi des gens psychologiquement très fragiles. Mais il ne faudrait pas sous-estimer un certain nombre de revendications qu’elle parvient à mobiliser. En particulier celles liées au Proche-Orient et à une contestation très profonde de nos modes de vie matérialistes. Bien sûr, il y a la confrontation des valeurs idéologico-religieuses qui, elles, ne sont pas négociables. Et c’est tout le problème: d’être confronté à des gens qui vous nient, qui rejettent nos systèmes de valeurs d’essence libérale. Comment négocier? Toute la question est de savoir si ce phénomène est conjoncturel et va progressivement s’atténuer ou non.

Peut-on vaincre un tel ennemi?

La stratégie actuelle n’est certainement pas la bonne. En assimilant, par exemple, le Hezbollah et le Hamas à des groupes «terroristes», par un effet de propagande, on s’interdit une meilleure intelligence des revendications, en partie légitimes, de ces organisations. Et surtout, cette confusion sémantique ne permet pas de définir une stratégie adéquate pour combattre ces mouvements. La meilleure illustration en est l’engagement américain en Irak, justifié au nom de la lutte contre le terrorisme et qui finit par engendrer une guerre civile et de nouvelles formes de terrorisme.

En Irak, les Etats-Unis ont voulu faire montre de force et voilà que le gendarme a révélé sa faiblesse. L’Irak est devenu un foyer de terrorisme tandis que des cellules renaissent en Afghanistan. De bipolaire et stable, le monde semble soudain multipolaire et très instable. Simple impression?

J’ai toujours eu des difficultés avec les notions de bipolarités et multipolarités. En les utilisant, on risque de se fourvoyer. La notion de «polarité» fait référence à la puissance. Mais à quel type de puissance? Militaire? Economique? Ce qui a caractérisé la guerre froide, c’est moins un équilibre de puissance qu’un équilibre de terreur nucléaire. La dissuasion rendait une guerre nucléaire impossible. Et aujourd’hui encore, une telle perspective reste impensable entre puissances qui disposent de l’arme nucléaire. Car tout usage de ces armes conduit au suicide mutuel assuré. Cette dissuasion fonctionne bien, on le voit, entre l’Inde et le Pakistan. On continuera d’assister à des zones de conflits ouverts, avec des conséquences humaines dramatiques, mais vraisemblablement pas à des confrontations nucléaires entre grandes puissances. Il reste donc ce que les Américains appellent des «conflits de basse intensité» – je n’aime pas ce terme – des guerres civiles tragiques, mais n’impliquant pas les grandes puissances.

L’Amérique n’est donc plus la seule puissance ?

Non. D’ailleurs, en ce qui concerne la capacité hégémonique des Etats-Unis, je me pose des questions depuis longtemps. Car l’hégémonie est liée à la défense de principes universels. Or justement, l’un des grands problèmes du monde occidental c’est qu’il ne s’accorde plus sur les fondements de l’universalisme. Les Etats-Unis, en particulier, ne le défendent plus. Ce qui, comme puissance dominante, les affaiblit.

En parole en tout cas, Washington prétend défendre des valeurs universelles, la liberté, la justice, la paix…

…Mais d’un autre côté, les USA se détournent des grands enjeux comme la Cour pénale internationale, les droits de l’homme et même le droit humanitaire, les traités de limitation des armements stratégiques, le protocole de Kyoto, etc. Bref, tout ce qui avait légitimé leur influence sur la scène internationale par le passé. Est-ce une parenthèse historique liée à la présidence Bush ou une tendance plus profonde en lien avec un nouvel isolationnisme et au fondamentalisme religieux aux USA? Je ne sais pas. Tout fondamentalisme, en tout cas, va à l’encontre des principes universalistes et laïcs inscrits dans la Charte des Nations Unies de 1945.

Une autre source d’inquiétude vient de l’Iran qui revendique désormais ouvertement des prérogatives nucléaires. Une demande légitime?

Dans le monde actuel, il est difficile d’engager une concertation internationale contre le développement du nucléaire iranien dans la mesure où, dans la région, Israël, le Pakistan, l’Inde, la Russie et la Chine disposent tous de la bombe. Au nom de quel principe de droit international pourrait-on interdire à l’Iran d’y accéder à son tour? Le traité de non-prolifération nucléaire? Peut-être. Mais tout le monde sait les libertés qui ont été prises à l’égard de ce traité. A commencer par les Etats-Unis eux-mêmes, qui mènent une politique de deux poids deux mesures sur ce point. Il y a quelques semaines, Washington s’engageait ainsi à fournir à l’Inde des technologies pouvant avoir des implications importantes dans le développement de l’industrie nucléaire, celle-là même qu’ils interdisent à l’Iran.

En 1956, la plupart des pays du Sud étaient à la botte de l’Occident. Aujourd’hui, d’ex-pays du tiers-monde rivalisent avec l’Europe et l’Amérique sur l’agriculture, le textile et parfois les hautes technologies. Les règles de l’OMC sont-elles plus justes?

Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’il y a eu des rééquilibrages importants au profit des pays nouvellement industrialisés. En Asie en particulier, où des pôles de croissance se sont développés. Comme au Brésil et au Chili. De ce point de vue, le monde actuel est très différent de celui de 1956. Les rapports de force se sont modifiés, souvent au profit du Sud. Mais aussi, il est vrai, en marginalisant encore davantage les pays les moins avancés, notamment en Afrique, qui n’ont pas grand-chose à offrir d’autre que leurs ressources minières. Cela dit, dans l’ensemble, une bonne partie de la population en Inde et en Chine vit beaucoup mieux que par le passé. A tout prendre, je préférerais être Chinois ou Indien aujourd’hui qu’en 1956.

Des croissances rapides pour des poids lourds démographiques. Ce qui accélère le réchauffement climatique et pose avec acuité la perspective d’une catastrophe globale. En 1956, une telle question était-elle à l’ordre du jour?

Non, bien sûr. L’ONU a commencé à parler d’environnement en 1972, lors de la conférence de Stockholm. La conscience environnementale s’est développée très tardivement. Et aujourd’hui, elle est devenue extraordinairement légitime, car il est évident que le niveau des eaux monte et que la planète se réchauffe. Cela va entraîner des tragédies notamment pour les populations qui bordent les océans. Sans faire de scénarios apocalyptiques, les sources d’angoisse sont bien réelles et je ne suis pas sûr que nous prenions les mesures nécessaires pour affronter ces problèmes. Quoi qu’il en soit, elles impliqueront des modifications profondes dans nos modes de vie et nos manières de penser; elles vont bouleverser le fonctionnement de nos économies et de nos sociétés.

Propos recueillis par Michel Beuret

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