Avec un œil d’aigle, vous pouvez voir des rapaces en ville

Avec un œil d'aigle, vous pouvez voir des rapaces en ville

Les milans noirs reviennent planer sur nos cités ces jours-ci. Ils ne sont pas les seuls. Trois sortes de faucons, des autours des palombes, des éperviers et des chouettes hulottes sont régulièrement observés, y compris à Lausanne.

La grande majorité des rapaces connus en Suisse peut être observée en ville. Certains y font des passages exceptionnels, mais d’autres, comme le milan noir, y nichent.» Lionel Maumary est bien placé pour le savoir. Après avoir décroché sa licence en biologie à l’Université de Lausanne (UNIL), il a choisi de consacrer sa vie à l’étude des oiseaux.

Il les observe, il les photographie, il initie les débutants à l’ornithologie lors de tours organisés et dans des cours à l’Université populaire de Lausanne. On lui doit encore la Birdline, ce premier système suisse «open source» de partage des observations d’oiseaux qu’il a fondé en 1989. Enfin, Lionel Maumary travaille actuellement à la rédaction d’un ouvrage qui sortira à la fin de l’année et qui montrera tous les oiseaux que l’on peut voir sur le territoire suisse.

Le plus facile à observer

A l’entendre raconter le résultat de nombreuses nuits de veille, on découvre que les oiseaux de proie sont moins confinés dans les montagnes ou les bois qu’on le croit volontiers. Le plus facilement observable de ces rapaces urbains, le milan noir, revient justement de son traditionnel pèlerinage hivernal en Afrique subsaharienne.

Ce sont ainsi 1200 à 1500 couples de ces magnifiques planeurs qui vont reprendre, d’ici à la mi-mars, leurs quartiers suisses. «Cette espèce se porte bien depuis l’interdiction du DDT. Tellement bien qu’elle semble avoir atteint son seuil de saturation en Suisse», estime Lionel Maumary.

Des milans noirs à la rue de Bourg

Très répandus dans nos contrées, les milans noirs survolent fréquemment Lausanne en groupes de trois à cinq oiseaux. Il arrive également que cet oiseau de proie longe les voies CFF en rase-mottes, non loin de la gare de la capitale vaudoise. Ce rapace se permet même de remonter la très marchande rue de Bourg. «Il peut se montrer extrêmement téméraire en pleine ville, assure Lionel Maumary. Il plane au ras des toits, et plonge soudain pour cueillir sa proie dans les jardins ou dans les rues de Lausanne et Genève.»

Mais c’est au bord du lac que l’on observe le plus souvent ce charognard en activité. «Car le milan noir se nourrit fréquemment de poissons morts flottant à la surface de l’eau qu’il survole avec insistance, avant de s’offrir des piqués rapides, explique Lionel Maumary. A la campagne, il ajoute également d’autres cadavres d’animaux à son menu, pendant les fenaisons et les moissons, note le biologiste de l’UNIL. Il est également amateur de lombrics qu’il ramasse dans les champs labourés, et il n’est pas rare d’en observer plusieurs dizaines qui se sont rassemblés derrière une charrue pour un festin. Enfin, les jours de canicule, le milan est capable de monter à 2500 mètres pour chasser les criquets en montagne.»

L’autour des palombes

Outre le milan noir, l’autour des palom-bes et l’épervier comptent au nombre des espèces de rapaces qui se sont bien adaptées aux univers urbanisés. «L’autour des palombes a une petite spécialité: il lui arrive de voler des poules et cette habitude peut lui coûter cher», remarque Lionel Maumary. C’est en effet le seul rapace qui peut faire l’objet d’une autorisation de tir lorsque l’un de ces prédateurs se spécialise dans la volaille d’élevage.

Quand il ne traque pas le poulet, l’autour des palombes est un gros chasseur de pigeons et d’étourneaux. «On en voit actuellement un à deux individus dans la région de la cathédrale. Leur présence est d’ailleurs un très bon indicateur de la bonne santé globale des rapaces, puisqu’il s’agit d’une espèce forestière qui tente ici une adaptation en ville», estime l’ornithologue lausannois.

L’épervier si furtif

«Outre l’autour, je vois très fréquemment des éperviers à Lausanne où ils vont vraiment jusqu’au centre-ville. Malgré sa présence régulière, ce rapace reste mal connu du grand public parce qu’il est très petit et très rapide, rapporte Lionel Maumary. Il y a une chanson qui dit «l’épervier est un voleur». Cette réputation s’explique par ses attaques foudroyantes qui interviennent soit très tôt le matin soit au crépuscule, ce qui lui permet généralement de passer inaperçu.»

La présence de ces éperviers citadins a encore été involontairement confirmée par la police de Lausanne qui a ramassé l’un de ces spécimens blessé, en pleine ville, en janvier 2002. Les agents l’ont déposé au refuge de la Vaux-Lierre où le rapace est malheureusement mort de ses graves blessures, à la suite d’un probable choc avec une voiture.

Le faucon de la cathédrale

«Un faucon pèlerin réside de juillet à février sur le beffroi, du côté ouest de la cathédrale de Lausanne, rapporte Lionel Maumary. C’est une femelle adulte qui y reste pendant des heures, à guetter les pigeons. Elle ne niche pas là, mais la cathédrale constitue son territoire hivernal.» Sa présence constitue, elle aussi, un signal encourageant à propos de la santé des rapaces. Car les faucons pèlerins étaient très sérieusement menacés d’extinction dans les années 1970.

«Nous avons frôlé l’extinction de cette espèce dans nos contrées, puisqu’il n’en restait qu’un couple en 1972 dans le canton de Vaud, alors que cette espèce est désormais représentée par près de 250 couples dans l’ensemble du pays», se réjouit Lionel Maumary. Et le biologiste d’attribuer cette embellie à l’interdiction du DDT, qui avait pour effet collatéral de briser les coquilles des œufs, par manque de calcium.

Attirez-les en ville!

Ajoutons à cela que le faucon pèlerin ne se plaît pas seulement dans la ville de Lausanne. Il recolonise les régions de plaines et l’on trouve certains couples qui nichent à Prague et à New York. «Le couple de faucons pèlerins qui nichait à Bâle a disparu et il n’y a plus de pèlerin nicheur dans un autre bâtiment urbain de Suisse. Par contre, un couple niche à Fribourg dans les falaises de molasse dominant la Sarine», nuance Raphaël Arlettaz, qui a travaillé durant six ans comme chercheur à l’UNIL avant de devenir professeur à l’Université de Berne.

En France voisine, une association nommée LPO mission rapaces s’est encore donné pour mission d’aider ces rapaces à revenir en ville. «Dans beaucoup de régions, leurs sites naturels de nidification, les falaises, deviennent trop fréquentés par les activités de loisirs (escalade, parapente, randonnée) pour permettre l’installation durable des couples de faucons, explique l’association. Depuis quelques années, des faucons pionniers ont donc colonisé les grands bâtiments de plusieurs villes et ont même réussi à y élever leur nichée.»

Forte de ce constat, l’association prépare un cahier technique décrivant les moyens (notamment la construction de nichoirs) pour faciliter ce retour susceptible de devenir une «réponse naturelle au problème de la pullulation de certains oiseaux en ville comme les étourneaux et les pigeons».

Les autres faucons

Le pèlerin n’est pas le seul faucon susceptible de s’urbaniser. Le faucon hobereau est capable de l’imiter, puisqu’un couple de ces chasseurs d’hirondelles et de libellules s’est acclimaté – c’est encore une rareté – au point de nicher dans les hauts de Lausanne et de s’y reproduire, comme cela a été récemment observé dans le quartier de Chailly, note Lionel Maumary.

«J’ai également vu un couple de faucons crécerelles nicher à la cathédrale de Lausanne il y a une quinzaine d’années, ajoute l’ornithologue lausannois. Mais là, c’était exceptionnel, contrairement à ce qui se passe à Paris où ces rapaces ont colonisé la ville en changeant de régime et en commençant à chasser les moineaux. En revanche, il n’est pas rare de le voir chasser à Crissier, dans les friches industrielles qui disparaissent malheureusement avec la construction des centres commerciaux.»

Une observation corroborée par Philippe Christe, du Département d’Ecologie et d’Evolution de l’UNIL, qui a «vu des crécerelles chassant dans le contrebas de la Dolce Vita, à Lausanne, l’été dernier».

Cette présence en ville des oiseaux de proie ne se limite pas aux oiseaux diurnes. Les rapaces nocturnes hululent eux aussi dans nos cités. «La chouette hulotte est l’espèce la plus présente en ville comme sur l’ensemble de notre territoire, avec 5000 couples recensés, estime Lionel Maumary, mais c’est aussi la plus discrète. Strictement nocturne, elle mange des campagnols et des mulots. Elle est notamment installée dans les vieux arbres du parc de Mon-Repos et dans les bois de Sauvabelin.»

Il suffit de tendre l’oreille

A défaut de la voir, on peut l’entendre, notamment durant les mois d’octobre-novembre comme en février. Ce rapace, également connu sous le nom de chat-huant, lance son fameux «houououou-ououuuh… hou’– hou’hou hou’ hououou-ououh» au début de la nuit, puis vers minuit et en fin de nuit, soit entre les périodes de chasse.

Pourtant intéressée par les clochers et les galetas, la chouette effraie reste en revanche à une distance prudente de nos cités. «Cet hiver, parce qu’il a fait très froid, on en a vu une dans un hangar à bateaux à Pully, mais cela reste exceptionnel, assure Lionel Maumary. La règle, c’est qu’on l’observe en périphérie des villages.» Voire à l’Université de Lausanne! «Une chouette effraie dort souvent, pendant la journée,  sur les poutres métalliques de l’ancien Collège propédeutique (actuel Amphipôle, ndlr.). J’ai même dû une fois aller la capturer à l’intérieur, elle dormait derrière un radiateur!», rapporte Philippe Christe.

Pour être complet, signalons enfin qu’un dortoir avec cinq hiboux moyens-ducs a été signalé à Cheseaux. «Ils s’étaient installés dans le fond d’un jardin très tranquille, avec des conifères où ils pouvaient se cacher», rapporte le biologiste lausannois qui considère cependant ce cas comme une rareté.

Les buses des autoroutes

Autre rapace à s’être (trop) bien adapté à la modernité, la buse variable est elle aussi facile à observer, puisqu’elle fait désormais partie du décor typique de nos autoroutes. C’est cette silhouette dotée d’un bec crochu qui s’est installée sur un piquet ou sur une clôture, au bord de l’asphalte, et qui guette sa proie. Une habitude funeste, puisque «les trois quarts d’entre elles se font tuer, regrette Lionel Maumary. A chaque fois que je prends l’autoroute entre Lausanne et Genève, je compte une dizaine de cadavres.»

Ce qui les attire dans une zone aussi risquée? «Les campagnols qui logent sous la bande centrale de l’autoroute. C’est l’une des toutes dernières zones peu entretenues du pays et les micromammifères s’y concentrent, explique le biologiste lausannois. Ils attirent ainsi toutes sortes de prédateurs. Les rapaces, bien sûr, mais aussi des hérons qui en sont friands.»

Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer en les croisant sur la route, les buses n’attendent pas que l’autoroute leur apporte leur lot quotidien de cadavres pour se nourrir. «Ce rapace capture des proies vivantes, précise Lionel Maumary. Dès qu’il a repéré sa proie, il se fixe dessus et se lance, sans prendre conscience du danger.»

Un massacre qui pourrait être évité si, paradoxe de l’écologie, l’homme décidait désormais de bétonner la bande centrale des autoroutes, scellant ainsi le garde-manger qui attire ces oiseaux de proie vers une mort très probable.

Et maintenant, l’aigle?

Cette présence des rapaces en ville, bien plus importante que l’on pourrait le croire, pose enfin la question de l’arrivée possible de l’aigle royal. Un incident, évoqué l’automne dernier dans le quotidien «24 heures», laissait présager un tel scénario. A fin octobre 2005, un aigle royal a ainsi été observé sur les hauts de Montreux, au vallon de Villars, occupé à dévorer une chatte de six à huit kilos qu’il venait de prendre dans ses serres.

Interrogé à propos de la présence du prince des airs dans une zone relativement habitée, un spécialiste du parc d’attraction les Aigles du Léman annonçait que l’aigle, dont les populations sont protégées, serait en train de conquérir les plaines. Il ajoutait que ce rapace, désormais en confiance, irait jusqu’à s’autoriser des chasses aux chats sur les toits d’une ville comme Briançon (Hautes-Alpes françaises).

Pas de tournée des grands-ducs

Cette prophétie laisse Lionel Maumary songeur. «Il est vrai que l’aigle est capable de manger des animaux domestiques, dont des chats. Mais cela reste marginal. Cela dit, il y a une tendance. Les populations d’aigles progressent et elles prospectent de nouveaux territoires. Ces oiseaux de proie ont ainsi reconquis le Jura français dans les années 1990, et on les observe désormais à la Dent de Vaulion, sur les hauteurs de la vallée de Joux. J’en ai également vu un traverser le lac Léman entre Evian et le Mont-Pèlerin. Mais je ne les vois pas encore chasser le chat sur les toits de Montreux. Même s’il leur arrive de survoler les plaines à 3000 mètres d’altitude, il y a très peu d’observation d’aigles sur le plateau vaudois.»

Voilà qui devrait rassurer les propriétaires de chats qui laissent leur animal de compagnie sortir librement. A condition qu’ils n’habitent pas dans des régions (pour l’instant exclusivement campagnardes) où plane un autre mangeur de chats patenté. «Des études ont montré que ces petits félins constituaient une bonne partie du régime alimentaire du hibou grand-duc, et ce rapace est régulièrement signalé dans la plaine du Rhône», relève Lionel Maumary.

Un phénomène en augmentation?

Le nombre des rapaces observables en ville laisse imaginer qu’il s’agit d’un phénomène en croissance. Faute d’étude scientifique sur le sujet, il faut se fier aux impressions des spécialistes. Philippe Christe reste dubitatif: «Je ne suis pas sûr que leur nombre soit en augmentation. La visibilité des milans noirs à Lausanne a ainsi diminué suite à la fermeture des abattoirs. Avant leur disparition, je me rappelle de plusieurs dizaines de milans qui tournoyaient au-dessus, à la recherche de quelques abats égarés.»

Pour Raphaël Arlettaz également, la présence des rapaces dans les villes suisses «reste marginale. Elle est faible et reste vraisemblablement stable. Il y a toujours eu des rapaces dans les villes, notamment dans les grands édifices. Je pense que leur présence est moins importante aujourd’hui que dans le passé. En effet, la ville et ses environs doivent fournir non seulement des sites de nidification, mais aussi des terrains de chasse. Ces derniers font de plus en plus défaut en raison de l’appauvrissement écologi-que des campagnes, toujours plus colonisées par les agglomérations humaines…»

Si Raphaël Arlettaz signale plusieurs études montrant que les agglomérations suisses abritent actuellement une plus grande variété d’oiseaux que la campagne, il estime que «ce n’est pas valable pour les rapaces qui préfèrent les milieux naturels malgré quelques adaptations urbaines locales».

L’attitude favorable de l’homme

Pour Lionel Maumary, qui continue à voir de nombreux milans dans la région des abattoirs, la présence des rapaces en ville serait plutôt en augmentation. «Il y a souvent plus de biodiversité dans un jardin en ville que dans des champs cultivés intensivement. A la campagne, la plupart des refuges traditionnels des rapaces ont été éradiqués. Enfin, la petite taille de nos villes pourrait jouer un rôle favorable. Elle permet aux rapaces de penduler: certains s’y installent et y font leur nid sans que cela les empêche de repartir à la campagne pour chasser.»

Dernier élément à prendre en compte, l’attitude favorable de l’homme: «Les rapaces sont protégés depuis le milieu du XXe siècle et ils se sentent en confiance. Leurs populations se portent bien actuellement, suite à l’interdiction du DDT, et elles cherchent donc des territoires où s’installer. La ville en est un, du moins pour certains rapaces pionniers.»

Jocelyn Rochat

Pratique:
On trouvera toutes les infos concernant les observations d’oiseaux, les tours organisés à la découverte des rapaces, le calendrier des migrateurs ou le livre à paraître sur les oiseaux de Suisse aux adresses:

www.oiseaux.ch
www.birdline.ch
www.oiseaux.ch/tours/10.php

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