Vélo et déconfinement : l’inertie suisse

Par Patrick Rérat

Avec le déconfinement, de nombreuses pistes cyclables ont été créées. En Suisse ? Quasi rien sauf à Genève où le débat fait rage.

Le 4 mai 2020, le quotidien français Libération titre en une « Déconfinement : un boulevard pour le vélo » et consacre ses six premières pages aux mesures prises à travers le monde pour favoriser la pratique du vélo avec la période de déconfinement. En France par exemple, plus de 1’000 kilomètres de pistes cyclables sont créés. Le centre de Bruxelles passe en zone 20 km/h. Milan, Rome, Bogota, Berlin, Oakland, la liste est longue des collectivités qui rejoignent ce mouvement.

Ces mesures renvoient le plus souvent à l’urbanisme tactique, c’est-à-dire à des interventions rapides et réversibles dans l’espace public. Dans l’urgence, des pistes cyclables créées à coups de pinceau, des barrières les séparant du trafic routier ou la modération de ce dernier.

Pourquoi faire de la place au vélo (mais aussi aux piétons) ? Il s’agit de permettre la distanciation physique dans l’espace public et d’éviter que la perte de capacité des transports en commun provoque une recrudescence du trafic routier. Alors que les débats sur les réponses à donner aux dérèglements climatiques ont mis à l’index la contribution importante des véhicules motorisés aux émissions de gaz à effet de serre, la crise de la COVID-19 a rappelé la pollution atmosphérique, le bruit et la consommation d’espace qui les caractérisent et qui ont eux aussi des impacts très importants en termes de santé publique et de qualité de vie.

Et en Suisse ?

En Suisse en revanche, les collectivités sont très peu nombreuses à s’inscrire dans la tendance de ce que l’on a appelé les « corona-pistes ». La principale exception est le Canton de Genève qui a créé au mois de mai 7 kilomètres de pistes cyclables pour une durée de deux mois. Si la mesure est remarquée en Suisse, elle paraît somme toute prudente et modeste en comparaison internationale. Différentes interventions – transformation de voies destinées aux voitures ou à leur stationnement en bandes cyclables, instauration de zones 30, voies partagées avec les bus et taxis, etc. – complètent trois axes stratégiques dans une ville et un canton souvent décriés pour leur faible cyclabilité. Les débats qui ont immédiatement suivi ces interventions sont toutefois très vifs. Deux villes ont quant à elles annoncé la fermeture au trafic routier de quais afin de donner plus de place aux balades à pied ou à vélo (Vevey pour 5 mois, Lausanne pour les week-ends). D’autres mesures ne concernent pas les infrastructures comme les subventions de 50 francs pour la révision d’une bicyclette instaurées à Bienne et Neuchâtel.

Au-delà de ces exemples, la question des corona-pistes a été soulevée par des associations et partis politiques. Des postulats ont été déposés (Lucerne, Lausanne, etc.). Des antennes régionales de PRO VELO ou de l’Association Transport et Environnement (ATE) ont proposé des interventions concrètes dans la région lausannoise ou à Schaffhouse notamment. A Zurich, des cyclistes ont pris possession d’une voie réservée aux voitures et l’ont transformée, pour quelques minutes du moins, en piste cyclable.

Comment expliquer le faible nombre d’interventions en Suisse ? Comment interpréter les débats à Genève ? Ces questions sont l’occasion de se pencher sur la place du vélo en Suisse. Petit tour d’horizon des quatre éléments d’interprétation.

« La sécurité à vélo oui, mais c’est une question individuelle… ? »

La sécurité à vélo est souvent considérée comme une question individuelle en Suisse. Les débats portent ainsi souvent sur l’équipement (le casque, les vêtements réfléchissants, etc.) ou sur les connaissances des cyclistes (comme se comporter dans un rond-point par exemple). Le communiqué de la SUVA, principal assureur-accident du pays, est révélateur à cet égard[1] : « la hausse du trafic cycliste due à la crise de coronavirus n’est pas sans danger ». Par la suite, il précise que « lorsqu’on est absorbé dans ses pensées ou que l’on se laisse distraire, un obstacle peut nous échapper et il est trop tard pour réagir ». Les intentions de la SUVA comme d’autres organismes de prévention sont certes louables, mais elles passent sous silence que la sécurité passe avant tout par des infrastructures de qualité et sécurisées. Aux Pays-Bas par exemple, on parle « d’infrastructures indulgentes » (forgiving infrastructures) qui non seulement séparent les différents flux d’usagers de la route mais sont pensées pour prévenir les accidents.

« Le vélo oui, mais pas ici ? »

Autre argument, le vélo n’est pas adapté pour la Suisse. C’est l’exemple (réel mais exagéré et ressassé) du pendulaire en zone rurale qui doit se déplacer sur 30-40 km et qui est dépendant de sa voiture. Un article de RTS Info[2] affirme que la question de la promotion du vélo est « une question particulièrement sensible en France où 60% des trajets effectués en voiture font moins de 5 kilomètres ». Or, la Suisse n’est pas si différente : la moitié des trajets effectués en voiture font moins de 5 km ! De nombreux autres trajets courts sont réalisés en bus ou tram. Dans l’ensemble, 60% des trajets quotidiens ne dépassent pas les 5 kilomètres. Une distance pour laquelle le vélo mécanique est compétitif, sans parler de l’assistance électrique qui se diffuse très rapidement (près de deux vélos vendus sur cinq en 2019).

« Des infrastructures cyclables oui, mais sans urgence ? »

Troisième point, le contexte institutionnel suisse semble mal se prêter à des réactions rapides, aux aménagements transitoires, à l’urbanisme tactique. Il s’agirait de faire de la place au vélo aussi efficacement « que possible mais aussi lentement que nécessaire » pour reprendre l’expression éminemment helvétique du Conseiller fédéral Alain Berset à propos du déconfinement. Certaines villes suisses, interpellées par des partisans de la petite reine, ont ainsi déclaré ne pas prendre de mesure spécifique pour le moment mais d’intégrer la mobilité douce dans les projets urbanistiques, de s’en tenir au budget ordinaire ou encore de ne pas pouvoir adapter le cadre légal.

« Promouvoir le vélo oui, mais sans toucher à la voiture ? »

Le quatrième argument porte sur la place de la voiture. Celle-ci est bien davantage qu’un véhicule. John Urry, sociologue britannique, a proposé le terme de système automobile ou d’automobilité pour désigner l’assemblage sociotechnique qui accompagne la voiture et qui est constitué de règles de circulation, d’infrastructures, de secteurs économiques, d’imaginaires et significations, de flux de matières et d’énergie, de politiques d’aménagement du territoire, etc. On l’oublie, ou on ne le remarque plus, mais le système automobile s’est progressivement déployé pendant un siècle pour devenir dominant. Villes et territoires ont été adaptés à la voiture tant du point de vue des voies de circulation, du stationnement que du code de la route. Du point de vue symbolique, l’automobile a longtemps été associée à la liberté, à l’autonomie, et perçue comme un indicateur de statut social. Ces valeurs sont toutefois en train de s’estomper en particulier dans les centres urbains et parmi les jeunes générations.

Le retour du vélo dans les villes soulève la question de la place des différents modes de transport. Cette place est à comprendre tant à un niveau concret – l’espace affecté aux différents flux – que symbolique – la légitimité des modes à se trouver sur la voirie. Les réactions virulentes à Genève sont à comprendre par ce prisme. Les oppositions aux pistes cyclables temporaires portent sur les problèmes de congestion qui pourraient survenir (quand bien même la situation est plus complexe comme le montre l’article « Pourquoi enlever une bande de circulation ne crée pas plus d’embouteillages ? »[3]) mais aussi sur la légitimité du vélo dont les usagers, dit-on, « ne paient pas d’impôt » et « ne financent pas les routes » (rappelons toutefois que le trafic routier est loin de couvrir les coûts qu’il occasionne[4]).

Néanmoins, l’importance de la distanciation physique dans cette période de déconfinement s’ajoute à d’autres préoccupations. Les changements climatiques, les pollutions de l’air et sonores, la congestion des centres, les problèmes de santé publique liés à la sédentarité, l’insécurité des usagers les plus vulnérables que sont les piétons et les personnes se déplaçant à vélo appellent à revoir les modèles d’aménagement. Pour les pouvoirs publics qui entendent répondre à ces différents enjeux, il est important de reconnaître le vélo comme moyen de déplacement à part entière et de l’intégrer dans le système de transport. Mettre à disposition un environnement physique et social favorable à la pratique du vélo constitue également une question de cohérence ou une preuve par l’acte d’un engagement pour une transition vers une mobilité et une société plus durables.

Image ©Aurélie Coulon

Pour aller plus loin 
– Koglin, T., and T. Rye. 2014. The marginalisation of bicycling in Modernist urban transport planning. Journal of Transport & Health 1 (4):214–222.
– Rérat, P., G. Giacomel, and A. Martin. 2019. Au travail à vélo… La pratique utilitaire de la bicyclette en Suisse. Neuchâtel: Editions Alphil–Presses universitaires suisses (en libre accès: alphil.com).
– Urry, J. 2004. The ‘System’ of Automobility. Theory, Culture & Society 21 (4–5):25–39.


[1] https://bit.ly/3dLZf8f
[2] https://bit.ly/3coTxZl
[3] https://www.rtbf.be/info/societe/detail_le-scan-pourquoi-enlever-une-bande-de-circulation-ne-cree-pas-plus-d-embouteillages?id=10505657&utm_source=rtbfinfo&utm_campaign=social_share&utm_medium=twitter_share&fbclid=IwAR0yZmEloMY4YBTBqebsDr41lbz8k7tYw5TsSw2wmFLJc-THgIVvt3SW4QM
[4] https://www.are.admin.ch/are/fr/home/transports-et-infrastructures/bases-et-donnees/couts-et-benefices-des-transports.html

Patrick Rérat est professeur de géographie des mobilités à l’Université de Lausanne. Il est notamment co-auteur du livre « Au travail à vélo… La pratique utilitaire de la bicyclette en Suisse » paru aux Editions Alphil (2019).