Une carte interactive en ligne permet d’explorer les vestiges d’un camp de travail stalinien. Cinq étudiants de l’UNIL ont participé à sa réalisation et nous racontent leur expérience.
Miradors, barbelés et baraques jaunâtres, perdus dans l’immensité de la toundra. Ce paysage était jadis celui des camps de travail soviétiques, aménagés dès 1947 sous l’impulsion de Joseph Staline pour construire une voie ferrée traversant le Nord sibérien. Abandonnés après la mort du dictateur en 1953, ces camps sont depuis tombés en ruines et la nature y a repris ses droits.
Celui de Chtchoutchi, dans la péninsule du Yamal, est l’un des mieux préservés. Ses vestiges peuvent désormais se visiter virtuellement, grâce à une carte interactive en ligne qui vient d’être finalisée. Par un jeu de photos, de textes et d’interviews audio géolocalisés, l’interface plonge l’internaute dans un lieu délaissé, témoin d’une période sombre de l’Histoire.
Cette carte présente le résultat d’une campagne archéologique menée en 2019 lors de l’expédition « Yamal » du programme interdisciplinaire Changing Arctic de l’EPFL. Ce module de master a regroupé des étudiants de cette institution mais aussi de l’UNIL et de l’Unige. Le but : examiner les effets du changement climatique dans le Grand-Nord et étudier les vestiges du goulag avant qu’ils ne disparaissent.
Cinq étudiants de l’UNIL ont participé à ce projet. De la récolte de données en Russie au codage informatique, en passant par la traduction de témoignages inédits, ils reviennent sur cette expérience hors du commun.
Dans la forêt sibérienne
Durant trois semaines, les membres de l’équipe, accompagnés de leurs superviseurs, ont séjourné dans le camp de Chtchoutchi. Là-bas, ils ont collaboré avec des étudiants russes de l’Université de Tioumen, ainsi que Vadim Gritsenko, l’historien qui fréquente ce site depuis les années 1980.

« Nous dormions sous tente, il faisait entre 5 et 15 degrés et il y avait énormément d’insectes. Cela donne un aperçu des conditions de vie dans cette région. Sauf que nous, nous étions bien nourris, nous avions des chapeaux avec moustiquaire intégrée, nos habits ne prenaient pas l’eau et nous étions à la plus belle saison. »
Jérôme André, étudiant en archéologie © Uniarctic
Déjà bien expérimenté dans le travail de terrain, Jérôme André a occupé un rôle central lors de cette campagne menée en août 2019 : avec Samuel Verdan, chargé de recherche à l’UNIL et responsable du groupe « archéologie » au sein du projet, il a effectué les préparatifs techniques. Sur place, il a également coaché ses camarades :
« C’était un vrai défi, mais qui a permis de croiser les connaissances de chacun et d’apporter à tout le monde un esprit d’ouverture. C’était l’idée de ce projet : faire travailler ensemble des personnes issues d’horizons différents. C’était génial par exemple de pouvoir échanger avec les étudiants russes. Dans ce pays, chacun a une histoire personnelle ou familiale avec le goulag. »
Afin de produire les plans et la vision satellite du camp, le jeune archéologue a réalisé un relevé photographique au drone. C’est encore lui qui est l’auteur des modélisations 3D.
L’enjeu principal de cette campagne de terrain était de constituer un inventaire des structures du site. Dans ce but, chaque bâtiment ou objet pertinent a été relevé, photographié, mesuré et parfois dessiné. C’est notamment le travail qu’a accompli Marina Galli, étudiante en histoire :

« Nous marchions sur des couches immenses de mousse, c’était comme si l’on se déplaçait sur un matelas. Comme elle recouvrait tout, nous devions parfois l’arracher quand nous trouvions quelque chose, pour vérifier qu’il ne s’agisse pas d’un simple tronc d’arbre couché. Dans les années 1980, cette végétation n’était pas encore présente. Le sol était couvert d’objets, comme des chaussures ou des bols. Ils sont probablement encore là, enfouis sous la mousse. »
Marina Galli, étudiante en histoire
Quarante ans après, le groupe a tout de même déniché de nombreuses trouvailles :
En 2020, une seconde volée d’étudiants devait retourner en Sibérie pour poursuivre le travail de terrain. Forcée d’y renoncer en raison de la pandémie, l’équipe a alors eu une idée folle : développer une carte interactive pour présenter au public les recherches de 2019.
Une aventure confinée
Telle une « Google Map », la carte permet de zoomer sur le camp de Chtchoutchi et d’afficher, entre autres, des photos géolocalisées. Une complexité technique à laquelle s’est frotté Yoann Perrin. Cet étudiant en sciences politiques, qui espérait perfectionner son russe et enrichir ses connaissances sur ce pays, s’est finalement retrouvé face à un challenge de taille : créer un site web de toutes pièces, alors que, dit-il, la notion même de code lui était étrangère.

« À part la bureautique, je n’avais aucune compétence en informatique, contrairement à mes camarades de l’EPFL avec qui j’ai collaboré pour ce projet. J’ai reçu quelques bases et des références utiles. Et puis il a fallu se lancer. Pour travailler le code, j’ai dû commencer par mettre mon ordinateur à jour, déjà toute une aventure ! L’idée initiale était justement d’explorer un champ disciplinaire qui n’était pas le nôtre. J’ai vraiment beaucoup appris ! »
Yoann Perrin, étudiant en sciences politiques
Sur la carte, une partie des textes explicatifs sont l’œuvre de Moana Muschietti, également membre de la volée confinée. Avec l’un de ses camarades, cette étudiante en archéologie a été chargée d’analyser et présenter les données archéologiques à disposition. Du « bout de bocal » au « reste de fil de fer barbelé », elle a examiné des milliers de photos. Quelles pouvaient être la nature et la fonction de ces objets et de ces bâtiments ? Pour le comprendre, elle a comparé ces images avec celles d’autres camps, étudié la documentation existante et échangé – aidée des étudiants en langues slaves de son équipe – avec Vadim Gritsenko, l’historien spécialiste du site de Chtchoutchi.

« En rédigeant ces textes, j’ai trouvé qu’il était difficile de documenter cette mémoire tout en restant impartial. En tant qu’étudiante suisse confinée, je me demandais parfois quelle était ma légitimité pour en parler. »
Moana Muschietti, étudiante en archéologie
Déçue de ne pas avoir pu s’aventurer dans le Grand-Nord, elle avait encore un regret dans la voix lorsque nous l’avons contactée. Habituée à travailler sur la période gallo-romaine, elle s’était lancé le défi de se plonger dans la Russie du milieu du XXe siècle. Les témoignages qu’elle a pu lire l’ont frappée par leur rudesse :
« Tout le monde a déjà entendu parler du goulag. En m’y intéressant de plus près, je me suis rendu compte de l’ampleur de cette machine administrative qui broyait et déshumanisait les gens. Tout ce que nous pouvons faire aujourd’hui, c’est informer sur ce qu’il s’est passé, maintenir cette mémoire. »
Une découverte inespérée
En parcourant la carte, on tombe çà et là sur les témoignages d’anciens prisonniers, de gardiens ou d’habitants. On découvre alors quelques bribes de leur vie quotidienne, telles que le goût de la bouillie, les disputes entre détenus, la cruauté des punitions. On prend également connaissance de la dureté du travail à la pelle, du blizzard ou encore des tentatives d’évasion.
Ces récits sont tirés d’archives conservées à Moscou (dans les centres Memorial et Sakharov), où se sont rendus en novembre 2019 les étudiants en langues slaves Alexandre Yourassoff et Natasa Simic, en compagnie de Margarita Schönenberger, maître d’enseignement et de recherche au sein de la Faculté des lettres. Leur but : découvrir, sélectionner et traduire des documents en lien avec le chantier 501-503, projet auquel étaient dédiés plusieurs camps, dont celui de Chtchoutchi.
Les deux apprentis traducteurs y ont fait alors une trouvaille inattendue, celle du témoignage d’Ivan Dmitrievitch Marmanov, un prisonnier qui a vécu précisément à Chtchoutchi.
À sa lecture, Alexandre Yourassoff a été surpris de découvrir les « faveurs » qui étaient accordées dans ce camp. Comme la distribution de nourriture variée, la plantation d’une alignée de sapins pour embellir les lieux, l’aménagement d’un terrain de sport ou l’organisation de représentations artistiques. Des avantages rares et spécifiques au site de Chtchoutchi, dont les détenus étaient en partie des ingénieurs responsables de la construction des ponts.

«En lisant ce récit, j’ai compris que la réalité du goulag est complexe. Bien que tous les camps aient été construits selon le même modèle, leur fonctionnement n’était jamais totalement identique.»
Alexandre Yourassoff, étudiant en langues slaves
Parmi les différents témoignages déchiffrés, celui de Iouri Petrovitch Iakimenko a bouleversé Natasa Simic :

« Cet ancien détenu du projet 501 décrit une scène presque cinématographique. Alors que des prisonniers sont acheminés dans des wagons à bestiaux, ces derniers se mettent à danser et entonner des chants tsiganes, laissant exploser leur joie pour oublier leur destin… Les mémoires de Iouri Petrovitch Iakimenko n’ont jamais été publiés, pas même en Russie. C’était un privilège de les avoir entre mes mains et de pouvoir les traduire. Je m’en souviendrai toute ma vie. »
Natasa Simic, étudiante en langues slaves
En complément à la carte interactive, un ouvrage collectif, réunissant des contributions des participants au projet « Yamal » sera bientôt publié.