Il vulgarise plus vite que son ombre

Portrait de Benjamin Storme, linguiste engagé et créatif, qui a la cote auprès de ses étudiants.

Benjamin Storme enseigne la linguistique à des étudiants de bachelor et master. Dédié à Wikipédia, l’un de ses cours a été très apprécié durant le semi-confinement. Portrait d’un chercheur créatif et engagé.

Ses étudiants l’adorent, et on comprend pourquoi. Benjamin Storme, 34 ans, premier assistant au sein de la Faculté des Lettres, enseigne depuis deux ans à la section des sciences du langage et de l’information. Batteur à ses heures perdues dans un groupe de surf rock ainsi qu’un trio de jazz fusion, ce Clermontois ressemble un peu au prof qu’on aurait tous espéré avoir. Celui qui, par une créativité sans limite, un style décontracté et des méthodes simples, sait transmettre sa fascination pour sa branche favorite : la linguistique. Il ne nous en a pas fallu davantage pour décider de rencontrer cet étonnant enseignant (à distance, télétravail oblige).

Il nous reçoit depuis un espace de bureaux partagés, situé à l’Anthropole. C’est dans ce lieu sobrement décoré, déserté depuis l’arrivée du Covid, que ce trentenaire aux yeux sombres et père de deux jeunes enfants s’échappe une fois par semaine, loin du tumulte de la maison. « Ici, j’ai vraiment l’impression d’être seul dans un bunker. Étrangement, c’est assez plaisant ! » confie celui qui, dans cette ambiance austère, apprécie se dégourdir les doigts sur le piano de l’Internef (mis à disposition par l’Association universitaire de musique de chambre) :

Quand il ne joue pas de mélodies improvisées ni de rythmes psychédéliques, c’est à la musique du langage verbal que se consacre le scientifique. Spécialiste de l’étude des systèmes de sons à travers les langues, il résume d’un calme naturel la vocation de sa discipline : 

« Pourquoi dit-on : « Je leur ai donné cela » mais pas « J’ai donné leur cela » ? et pourquoi prononce-t-on souvent « une s’maine », mais jamais « une d’mande » ? Il existe des règles implicites qui régissent certains aspects du langage, comme l’ordre des mots ou la prononciation. Bien que nous ne les apprenions pas à l’école, ces règles façonnent les langues à travers le monde. La tâche du linguiste est d’essayer de les comprendre, notamment à travers des études expérimentales. »

L’exercice à 1,3 million de vues

Science fondamentale, la linguistique s’applique à des domaines comme l’enseignement des langues, la traduction, la technologie, les sciences forensiques. Mais elle entre aussi en jeu sur des aspects plus sociétaux, précise le chercheur. Un dernier point qu’il a tenté de mettre en avant avec succès en invitant des étudiants de bachelor et de master à un exercice inhabituel : la vulgarisation de la linguistique sur Wikipédia. 

Cette activité, très appréciée de ses participants au printemps 2020, s’est déroulée, à distance, dans le cadre d’un cours à option. Le concept? « Fact-checker » les idées reçues sur le langage et transmettre les résultats au grand public. Les étudiants avaient pour mission d’examiner certaines problématiques en se référant à la littérature scientifique, de résumer leurs analyses et de publier leurs textes sous forme de contributions à des articles existants sur Wikipédia.

« Ils se sont vraiment appliqués, parce qu’ils n’écrivaient pas juste pour un prof, mais s’adressaient à la postérité. Ils savaient que ce qu’ils faisaient avait un sens. » 

Les articles concernés ont été vus 1,3 million de fois en quatre mois. Les contributions concernaient des questions telles que : « Le langage SMS appauvrit-il notre expression ? » ou « Les façons de parler dans les banlieues sont-elles des sous-langues ? »

« Ces thématiques sont régulièrement évoquées dans les médias, mais visiblement les personnes qui s’expriment n’ont pas pris connaissance de la recherche qui y est liée. Il est vrai que les articles scientifiques sont souvent écrits en anglais et publiés dans des revues payantes. Rendre cette matière accessible peut peut-être améliorer le niveau des discussions. Et, à mon sens, la vulgarisation est l’une des missions de l’université. »

Défenseur de l’open access

Le postdoctorant a fait de la lutte pour l’accès libre au savoir son cheval de bataille. Pour ses publications scientifiques, il privilégie des revues open access, telles que Glossa, où il a publié son premier article de phonologie, et Journal of Language Modelling. Lui-même fidèle contributeur de Wikipédia depuis 2009, il considère cette activité comme « un acte politique ».

« La plupart des personnes qui contribuent à cette encyclopédie en ligne ont des diplômes universitaires, en tout cas en ce qui concerne les thématiques scientifiques. Au fond, la science et Wikipédia fonctionnent de façon similaire : par un processus de peer review qui pousse vers une plus grande qualité. Il s’y crée une forme de construction collective du savoir, avec un fact-checking permanent potentiel. »

Ce printemps, à l’occasion des 20 ans de l’encyclopédie, l’enseignant relance l’exercice de vulgarisation avec une nouvelle classe. Pour promouvoir son cours, il s’est amusé à concevoir une bande-annonce qu’il a ensuite publiée sur Twitter:

Le Français y parodie avec humour une scène de la série culte La Casa de Papel, où le fameux « el Professor » informe une bande de jeunes criminels qu’il les prépare à braquer la Banque d’Espagne. Dans la version de Benjamin Storme, le « prof » propose une autre mission : combattre les grammar nazis de l’Académie française.

Au-delà de la norme

Pourchassées par les défenseurs de la langue française, nos petites fautes malencontreuses de vocabulaire, d’orthographe ou de prononciation, mais aussi nos innovations langagières représentent aux yeux du scientifique d’intéressants phénomènes :

« Les linguistes adorent les erreurs. Ce sont elles qui révèlent le fonctionnement de la langue au-delà de la norme. »

La mission de l’Académie française, qui est de normaliser les évolutions du français selon des critères avant tout esthétiques, s’oppose ainsi inévitablement à la vocation du chercheur. L’épineux débat sur l’écriture inclusive illustre, par exemple, un cas de désaccord. Notre enseignant défend sa position : 

« L’Académie française affirme que ce type d’écriture est inutile, invoquant l’argument selon lequel le masculin permet déjà d’exprimer la forme neutre. Pourtant, les études expérimentales ont montré qu’il existe un biais. Par exemple, davantage de femmes choisissent de postuler à une offre d’emploi qui utilise l’écriture inclusive. Personnellement, je trouve qu’il est important d’essayer d’ajouter un maximum d’inclusivité dans la langue. Mais cette question est plutôt du ressort du politique. » 

Des cobayes aux cow-boys

Fils d’un urgentiste et d’une anesthésiste, Benjamin Storme rêvait enfant de devenir écrivain mais, adolescent, il s’est orienté vers une filière scientifique, avant de commencer plus tard des études de lettres classiques à Paris. Finalement, sa soif inassouvie de tester et de comprendre le réel l’a mené vers la linguistique, le compromis idéal entre science et littérature. Ce choix le poussera ensuite à effectuer une thèse au Massachusetts Institute of Technology (MIT), célèbre université américaine où a notamment enseigné le linguiste Noam Chomsky.

Benjamin Storme dans son bureau de l'Anthropole, lors de notre visioconférence (© UNIL).
Benjamin Storme dans son bureau de l’Anthropole, lors de notre visioconférence. © UNIL.

Depuis son arrivée à l’UNIL, en 2018, le phonologue combine enseignement et recherche d’une façon stimulante : il implique ses étudiants dans ses travaux. Pour ce faire, il leur propose de prendre d’abord le rôle de « cobayes », effectue en classe des mini-expériences, puis analyse avec eux les données récoltées. Cette initiation leur permet de voir à quoi ressemble la recherche expérimentale du point de vue du participant, mais aussi du chercheur, et de comprendre les problématiques qui s’y posent. « Ce qu’il y a d’extraordinaire dans la linguistique, c’est que chaque locuteur peut fournir des informations intéressantes ! »

L’un de ces exercices a par exemple consisté à leur faire écouter au casque des sons de deux types (« ô » et « o ») mais de longueur variable, pour comprendre si la durée est un critère pertinent pour les différencier (comme dans « taupe » et « top »). D’après l’analyse effectuée en classe, la conclusion est oui.  

« J’étais parti de ce postulat dans l’un de mes articles. Nous avons pu le tester ensemble avec les étudiants. Je vais maintenant refaire cette expérience de mon côté de façon plus rigoureuse pour compléter ma recherche. »

Pour ce postdoctorant qui a vécu cinq ans aux États-Unis, l’un des buts de cette méthode d’enseignement est de permettre aux étudiants de trouver un sens aux activités qu’il leur propose. En les incluant concrètement dans les travaux qui l’occupent, ce passionné espère leur donner envie de s’investir et d’explorer par eux-mêmes les terrains d’étude illimités qu’offre la linguistique. 

« Cette science a été encore peu étudiée. Étant donné les milliers de langues qui existent dans le monde, il reste énormément de choses à découvrir! Lorsqu’on comprend cela, on se sent comme ces pionniers de la conquête de l’Ouest, qui avaient conscience d’être les premiers à passer par là. »

Voilà de quoi motiver quelques troupes de futurs cow-boys.