Ces dernières années, les économistes comportementaux ont remis en question deux des hypothèses centrales de la théorie économique, à savoir l’individu autonome et rationnel, en proposant des programmes dits « nudge » visant à modifier le comportement de l’individu en agissant sur sa capacité à choisir.
De tels programmes de modification comportementale ne sont pas nouveaux, comme l’a déjà montré Michel Foucault. Notre projet de recherche reprend le fil d’un raisonnement généalogique pour questionner non seulement les outils et les méthodes institutionnels développés pour gérer et contrôler les comportements individuels, mais aussi les dispositifs mis en place par les individus eux-mêmes. Nous nous concentrons principalement sur des femmes. Elles s’organisent pour contrôler leur foyer familial dans un contexte économique de plus en plus défini selon la logique des marchés et par des systèmes de comptabilité morale communs aux sphères de production internes et externes au foyer, comme l’illustre le frontispice original de Dombey and Son (1846) de Charles Dickens.
Dans ce cadre, nous nous intéressons aux documents et dispositifs publics et privés qui, en visant la gestion de la comptabilité morale individuelle, ont contribué à définir l’idée d’un agent autonome et rationnel dominant les discours des économistes et philosophes analytiques contemporains. Pour saisir cette évolution progressive de la comptabilité morale, nous nous intéressons à trois épisodes historiques distincts et particuliers : Genève au tournant du XVIIIe siècle, où les réformateurs sociaux, issus de l’élite genevoise, mettent en place des programmes innovants pour éduquer les individus de tous rangs à devenir des citoyens rationnels et responsables de la polis ; l’ère victorienne, où une partie croissante de la classe moyenne s’auto-éduque grâce à des dispositifs comptables facilitant leur insertion dans une société régie par les lois du marché ; et les États-Unis de la longue ère progressiste à la Seconde Guerre mondiale, où les femmes apprennent à devenir des consommatrices rationnelles améliorant la santé de la Nation par la gestion de leur foyer.
Le projet intègre des sources, des méthodes et des analyses liées à l’histoire sociale, politique et économique, ainsi qu’à la circulation des idées et des pratiques. Il interroge également les acteurs sociaux, plus particulièrement le rôle des femmes au sein d’une société en constante mutation. Il contribue ainsi à une histoire transversale et multidisciplinaire qui permet de comprendre pourquoi l’expression « paternalisme libertaire » doit être considérée comme un oxymore – et ce, contre l’avis de ses inventeurs Richard Thaler et Cass Sunstein.
Le projet est financé par le Fonds National Suisse de la recherche scientifique et dirigé par le professeur Harro Maas, au Centre Walras-Pareto d’histoire des idées économiques et politiques de l’Institut d’Etudes Politiques de l’UNIL. Un premier doctorant, Virgil Wibaut-Le Pallac, développe une thèse provisoirement intitulée « La comptabilité morale au temps des Lumières industrielles : Genève 1800-1845 », Harro Maas travaille sur la comptabilité morale à l’époque victorienne. Une deuxième doctorante FNS, Gabrielle Soudan, travaille sur une thèse intitulée « Le ménage et le mouvement de l’économie domestique à l’ère progressiste : la création du consommateur rationnel ». Ce site web vise à faire connaître l’avancement du projet et les documents d’archives sur le sujet.