**** *roman_germinal

Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'une obscurité et
d'une épaisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de
Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à
travers les champs de betteraves.  Devant lui, il ne voyait même pas
le sol noir, et il n'avait la sensation de l'immense horizon plat que
par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une
mer, glacées d'avoir balayé des lieues de marais et de terres nues.
Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le pavé se déroulait avec la
rectitude d'une jetée, au milieu de l'embrun aveuglant des ténèbres.

L'homme était parti de Marchiennes vers deux heures.  Il marchait d'un
pas allongé, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son
pantalon de velours.  Un petit paquet, noué dans un mouchoir à
carreaux, le gênait beaucoup; et il le serrait contre ses flancs,
tantôt d'un coude, tantôt de l'autre, pour glisser au fond de ses
poches les deux mains à la fois, des mains gourdes que les lanières du
vent d'est faisaient saigner.  Une seule idée occupait sa tête vide
d'ouvrier sans travail et sans gîte, l'espoir que le froid serait
moins vif après le lever du jour.  Depuis une heure, il avançait
ainsi, lorsque sur la gauche, à deux kilomètres de Montsou, il aperçut
des feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air, et comme
suspendus.  D'abord, il hésita, pris de crainte; puis, il ne put
résister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains.

Un chemin creux s'enfonçait.  Tout disparut.  L'homme avait à droite
une palissade, quelque mur de grosses planches fermant une voie
ferrée; tandis qu'un talus d'herbe s'élevait à gauche, surmonté de
pignons confus, d'une vision de village aux toitures basses et
uniformes.  Il fit environ deux cents pas.  Brusquement, à un coude du
chemin, les feux reparurent près de lui, sans qu'il comprît davantage
comment ils brûlaient si haut dans le ciel mort, pareils à des lunes
fumeuses.  Mais, au ras du sol, un autre spectacle venait de
l'arrêter.  C'était une masse lourde, un tas écrasé de constructions,
d'où se dressait la silhouette d'une cheminée d'usine; de rares lueurs
sortaient des fenêtres encrassées, cinq ou six lanternes tristes
étaient pendues dehors, à des charpentes dont les bois noircis
alignaient vaguement des profils de tréteaux gigantesques; et, de
cette apparition fantastique, noyée de nuit et de fumée, une seule
voix montait, la respiration grosse et longue d'un échappement de
vapeur, qu'on ne voyait point.

Alors, l'homme reconnut une fosse.  Il fut repris de honte: à quoi
bon?  il n'y aurait pas de travail.  Au lieu de se diriger vers les
bâtiments, il se risqua enfin à gravir le terri sur lequel brûlaient
les trois feux de houille, dans des corbeilles de fonte, pour éclairer
et réchauffer la besogne.  Les ouvriers de la coupe à terre avaient dû
travailler tard, on sortait encore les débris inutiles.  Maintenant,
il entendait les moulineurs pousser les trains sur les tréteaux, il
distinguait des ombres vivantes culbutant les berlines, près de chaque
feu.

--Bonjour, dit-il en s'approchant d'une des corbeilles.

Tournant le dos au brasier, le charretier était debout, un vieillard
vêtu d'un tricot de laine violette, coiffé d'une casquette en poil de
lapin; pendant que son cheval, un gros cheval jaune, attendait, dans
une immobilité de pierre, qu'on eût vidé les six berlines montées par
lui.  Le manoeuvre employé au culbuteur, un gaillard roux et
efflanqué, ne se pressait guère, pesait sur le levier d'une main
endormie.  Et, là-haut, le vent redoublait, une bise glaciale, dont
les grandes haleines régulières passaient comme des coups de faux.

--Bonjour, répondit le vieux.

Un silence se fit.  L'homme, qui se sentait regardé d'un oeil méfiant,
dit son nom tout de suite.

--Je me nomme Étienne Lantier, je suis machineur...  Il n'y a pas de
travail ici?

Les flammes l'éclairaient, il devait avoir vingt et un ans, très brun,
joli homme, l'air fort malgré ses membres menus.

Rassuré, le charretier hochait la tête.

--Du travail pour un machineur, non, non...  Il s'en est encore
présenté deux hier.  Il n'y a rien.

Une rafale leur coupa la parole.  Puis, Étienne demanda, en montrant
le tas sombre des constructions, au pied du terri:

--C'est une fosse, n'est-ce pas?

Le vieux, cette fois, ne put répondre.  Un violent accès de toux
l'étranglait.  Enfin, il cracha, et son crachat, sur le sol empourpré,
laissa une tache noire.

--Oui, une fosse, le Voreux...  Tenez! le coron est tout près.

A son tour, de son bras tendu, il désignait dans la nuit le village
dont le jeune homme avait deviné les toitures.  Mais les six berlines
étaient vides, il les suivit sans un claquement de fouet, les jambes
raidies par des rhumatismes; tandis que le gros cheval jaune repartait
tout seul, tirait pesamment entre les rails, sous une nouvelle
bourrasque, qui lui hérissait le poil.

Le Voreux, à présent, sortait du rêve.  Étienne, qui s'oubliait devant
le brasier à chauffer ses pauvres mains saignantes, regardait,
retrouvait chaque partie de la fosse, le hangar goudronné du criblage,
le beffroi du puits, la vaste chambre de la machine d'extraction, la
tourelle carrée de la pompe d'épuisement.  Cette fosse, tassée au fond
d'un creux, avec ses constructions trapues de briques, dressant sa
cheminée comme une corne menaçante, lui semblait avoir un air mauvais
de bête goulue, accroupie là pour manger le monde.

Tout en l'examinant, il songeait à lui, à son existence de vagabond,
depuis huit jours qu'il cherchait une place; il se revoyait dans son
atelier du chemin de fer, giflant son chef, chassé de Lille, chassé de
partout; le samedi, il était arrivé à Marchiennes, où l'on disait
qu'il y avait du travail, aux Forges; et rien, ni aux Forges, ni chez
Sonneville, il avait dû passer le dimanche caché sous les bois d'un
chantier de charronnage, dont le surveillant venait de l'expulser, à
deux heures de la nuit.  Rien, plus un sou, pas même une croûte:
qu'allait-il faire ainsi par les chemins, sans but, ne sachant
seulement où s'abriter contre la bise?  Oui, c'était bien une fosse,
les rares lanternes éclairaient le carreau, une porte brusquement
ouverte lui avait permis d'entrevoir les foyers des générateurs, dans
une clarté vive.  Il s'expliquait jusqu'à l'échappement de la pompe,
cette respiration grosse et longue, soufflant sans relâche, qui était
comme l'haleine engorgée du monstre.

Le manoeuvre du culbuteur, gonflant le dos, n'avait pas même levé les
yeux sur Étienne, et celui-ci allait ramasser son petit paquet tombé à
terre, lorsqu'un accès de toux annonça le retour du charretier.
Lentement, on le vit sortir de l'ombre, suivi du cheval jaune, qui
montait six nouvelles berlines pleines.

--Il y a des fabriques à Montsou? demanda le jeune homme.

Le vieux cracha noir, puis répondit dans le vent:

--Oh! ce ne sont pas les fabriques qui manquent.  Fallait voir ça, il
y a trois ou quatre ans! Tout ronflait, on ne pouvait trouver des
hommes, jamais on n'avait tant gagné...  Et voilà qu'on se remet à se
serrer le ventre.  Une vraie pitié dans le pays, on renvoie le monde,
les ateliers ferment les uns après les autres...  Ce n'est peut-être
pas la faute de l'empereur; mais pourquoi va-t-il se battre en
Amérique? Sans compter que les bêtes meurent du choléra, comme les
gens.

Alors, en courtes phrases, l'haleine coupée, tous deux continuèrent à
se plaindre.  Étienne racontait ses courses inutiles depuis une
semaine: il fallait donc crever de faim? bientôt les routes seraient
pleines de mendiants.  Oui, disait le vieillard, ça finirait par mal
tourner, car il n'était pas Dieu permis de jeter tant de chrétiens à
la rue.

--On n'a pas de la viande tous les jours.

--Encore si l'on avait du pain!

--C'est vrai, si l'on avait du pain seulement!

Leurs voix se perdaient, des bourrasques emportaient les mots dans un
hurlement mélancolique.

--Tenez! reprit très haut le charretier en se tournant vers le midi,
Montsou est là...

Et, de sa main tendue de nouveau, il désigna dans les ténèbres des
points invisibles, à mesure qu'il les nommait.  Là-bas, à Montsou, la
sucrerie Fauvelle marchait encore, mais la sucrerie Hoton venait de
réduire son personnel, il n'y avait guère que la minoterie Dutilleul
et la corderie Bleuze pour les câbles de mine, qui tinssent le coup.
Puis, d'un geste large, il indiqua, au nord, toute une moitié de
l'horizon: les ateliers de construction Sonneville n'avaient pas reçu
les deux tiers de leurs commandes habituelles; sur les trois hauts
fourneaux des Forges de Marchiennes, deux seulement étaient allumés;
enfin, à la verrerie Gagebois, une grève menaçait, car on parlait
d'une réduction de salaire.

--Je sais, je sais, répétait le jeune homme à chaque indication.  J'en
  viens.

--Nous autres, ça va jusqu'à présent, ajouta le charretier.  Les
fosses ont pourtant diminué leur extraction.  Et regardez, en face, à
la Victoire, il n'y a aussi que deux batteries de fours à coke qui
flambent.

Il cracha, il repartit derrière son cheval somnolent, après l'avoir
attelé aux berlines vides.

Maintenant, Étienne dominait le pays entier.  Les ténèbres demeuraient
profondes, mais la main du vieillard les avait comme emplies de
grandes misères, que le jeune homme, inconsciemment, sentait à cette
heure autour de lui, partout, dans l'étendue sans bornes.  N'était-ce
pas un cri de famine que roulait le vent de mars, au travers de cette
campagne nue? Les rafales s'étaient enragées, elles semblaient
apporter la mort du travail, une disette qui tuerait beaucoup
d'hommes.  Et, les yeux errants, il s'efforçait de percer les ombres,
tourmenté du désir et de la peur de voir.  Tout s'anéantissait au fond
de l'inconnu des nuits obscures, il n'apercevait, très loin, que les
hauts fourneaux et les fours à coke.  Ceux-ci, des batteries de cent
cheminées, plantées obliquement, alignaient des rampes de flammes
rouges; tandis que les deux tours, plus à gauche, brûlaient toutes
bleues en plein ciel, comme des torches géantes.  C'était d'une
tristesse d'incendie, il n'y avait d'autres levers d'astres, à
l'horizon menaçant, que ces feux nocturnes des pays de la houille et
du fer.

--Vous êtes peut-être de la Belgique? reprit derrière Étienne le
charretier, qui était revenu.

Cette fois, il n'amenait que trois berlines.  On pouvait toujours
culbuter celles-là: un accident arrivé à la cage d'extraction, un
écrou cassé, allait arrêter le travail pendant un grand quart d'heure.
En bas du terri, un silence s'était fait, les moulineurs n'ébranlaient
plus les tréteaux d'un roulement prolongé.  On entendait seulement
sortir de la fosse le bruit lointain d'un marteau, tapant sur de la
tôle.

--Non, je suis du Midi, répondit le jeune homme.

Le manoeuvre, après avoir vidé les berlines, s'était assis à terre,
heureux de l'accident; et il gardait sa sauvagerie muette, il avait
simplement levé de gros yeux éteints sur le charretier, comme gêné par
tant de paroles.  Ce dernier, en effet, n'en disait pas si long
d'habitude.  Il fallait que le visage de l'inconnu lui convînt et
qu'il fût pris d'une de ces démangeaisons de confidences, qui font
parfois causer les vieilles gens tout seuls, à haute voix.

--Moi, dit-il, je suis de Montsou, je m'appelle Bonnemort.

--C'est un surnom? demanda Étienne étonné.

Le vieux eut un ricanement d'aise, et montrant le Voreux:

--Oui, oui...  On m'a retiré trois fois de là-dedans en morceaux, une
fois avec tout le poil roussi, une autre avec de la terre jusque dans
le gésier, la troisième avec le ventre gonflé d'eau comme une
grenouille...  Alors, quand ils ont vu que je ne voulais pas crever,
ils m'ont appelé Bonnemort, pour rire.

Sa gaieté redoubla, un grincement de poulie mal graissée, qui finit
par dégénérer en un accès terrible de toux.  La corbeille de feu,
maintenant, éclairait en plein sa grosse tête, aux cheveux blancs et
rares, à la face plate, d'une pâleur livide, maculée de taches
bleuâtres.  Il était petit, le cou énorme, les mollets et les talons
en dehors, avec de longs bras dont les mains carrées tombaient à ses
genoux.  Du reste, comme son cheval qui demeurait immobile sur les
pieds, sans paraître souffrir du vent, il semblait en pierre, il
n'avait l'air de se douter ni du froid ni des bourrasques sifflant à
ses oreilles.  Quand il eut toussé, la gorge arrachée par un raclement
profond, il cracha au pied de la corbeille, et la terre noircit.

Étienne le regardait, regardait le sol qu'il tachait de la sorte.

--Il y a longtemps, reprit-il, que vous travaillez à la mine?

Bonnemort ouvrit tout grands les deux bras.

--Longtemps, ah! oui!...  Je n'avais pas huit ans, lorsque je suis
descendu, tenez! juste dans le Voreux, et j'en ai cinquante-huit, à
cette heure.  Calculez un peu...  J'ai tout fait là-dedans, galibot
d'abord, puis herscheur, quand j'ai eu la force de rouler, puis haveur
pendant dix-huit ans.  Ensuite, à cause de mes sacrées jambes, ils
m'ont mis de la coupe à terre, remblayeur, raccommodeur, jusqu'au
moment où il leur a fallu me sortir du fond, parce que le médecin
disait que j'allais y rester.  Alors, il y a cinq années de cela, ils
m'ont fait charretier...  Hein? c'est joli, cinquante ans de mine,
dont quarante-cinq au fond!

Tandis qu'il parlait, des morceaux de houille enflammés, qui, par
moments, tombaient de la corbeille, allumaient sa face blême d'un
reflet sanglant.

--Ils me disent de me reposer, continua-t-il.  Moi, je ne veux pas,
ils me croient trop bête!...  J'irai bien deux années, jusqu'à ma
soixantaine, pour avoir la pension de cent quatre-vingts francs.  Si
je leur souhaitais le bonsoir aujourd'hui, ils m'accorderaient tout de
suite celle de cent cinquante.  Ils sont malins, les bougres!...
D'ailleurs, je suis solide, à part les jambes.  C'est, voyez-vous,
l'eau qui m'est entrée sous la peau, à force d'être arrosé dans les
tailles.  Il y a des jours où je ne peux pas remuer une patte sans
crier.

Une crise de toux l'interrompit encore.

--Et ça vous fait tousser aussi? dit Étienne.

Mais il répondit non de la tête, violemment.  Puis, quand il put
parler:

--Non, non, je me suis enrhumé, l'autre mois.  Jamais je ne toussais,
à présent je ne peux plus me débarrasser...  Et le drôle, c'est que je
crache, c'est que je crache...

Un raclement monta de sa gorge, il cracha noir.

--Est-ce que c'est du sang? demanda Étienne, osant enfin le
  questionner.

Lentement, Bonnemort s'essuyait la bouche d'un revers de main.

--C'est du charbon...  J'en ai dans la carcasse de quoi me chauffer
jusqu'à la fin de mes jours.  Et voilà cinq ans que je ne remets pas
les pieds au fond.  J'avais ça en magasin, paraît-il, sans même m'en
douter.  Bah! ça conserve!

Il y eut un silence, le marteau lointain battait à coups réguliers
dans la fosse, le vent passait avec sa plainte, comme un cri de faim
et de lassitude venu des profondeurs de la nuit.  Devant les flammes
qui s'effaraient, le vieux continuait plus bas, remâchant des
souvenirs.  Ah! bien sûr, ce n'était pas d'hier que lui et les siens
tapaient à la veine! La famille travaillait pour la Compagnie des
mines de Montsou, depuis la création; et cela datait de loin, il y
avait déjà cent six ans.  Son aïeul, Guillaume Maheu, un gamin de
quinze ans alors, avait trouvé le charbon gras à Réquillart, la
première fosse de la Compagnie, une vieille fosse aujourd'hui
abandonnée, là-bas, près de la sucrerie Fauvelle.  Tout le pays le
savait, à preuve que la veine découverte s'appelait la veine
Guillaume, du prénom de son grand-père.  Il ne l'avait pas connu, un
gros à ce qu'on racontait, très fort, mort de vieillesse à soixante
ans.  Puis, son père, Nicolas Maheu dit le Rouge, âgé de quarante ans
à peine, était resté dans le Voreux, que l'on fonçait en ce temps-là:
un éboulement, un aplatissement complet, le sang bu et les os avalés
par les roches.  Deux de ses oncles et ses trois frères, plus tard, y
avaient aussi laissé leur peau.  Lui, Vincent Maheu, qui en était
sorti à peu près entier, les jambes mal d'aplomb seulement, passait
pour un malin.  Quoi faire, d'ailleurs? Il fallait travailler.  On
faisait ça de père en fils, comme on aurait fait autre chose.  Son
fils, Toussaint Maheu, y crevait maintenant, et ses petits-fils, et
tout son monde, qui logeait en face, dans le coron.  Cent six ans
d'abattage, les mioches après les vieux, pour le même patron: hein?
beaucoup de bourgeois n'auraient pas su dire si bien leur histoire!

--Encore, lorsqu'on mange! murmura de nouveau Étienne.

--C'est ce que je dis, tant qu'on a du pain à manger, on peut vivre.

Bonnemort se tut, les yeux tournés vers le coron, où des lueurs
s'allumaient une à une.  Quatre heures sonnaient au clocher de
Montsou, le froid devenait plus vif.

--Et elle est riche, votre Compagnie? reprit Étienne.

Le vieux haussa les épaules, puis les laissa retomber, comme accablé
sous un écroulement d'écus.

--Ah! oui, ah! oui...  Pas aussi riche peut-être que sa voisine, la
Compagnie d'Anzin.  Mais des millions et des millions tout de même.
On ne compte plus...  Dix-neuf fosses, dont treize pour
l'exploitation, le Voreux, la Victoire, Crèvecoeur, Mirou,
Saint-Thomas, Madeleine, Feutry-Cantel, d'autres encore, et six pour
l'épuisement ou l'aérage, comme Réquillart...  Dix mille ouvriers, des
concessions qui s'étendent sur soixante-sept communes, une extraction
de cinq mille tonnes par jour, un chemin de fer reliant toutes les
fosses, et des ateliers, et des fabriques!...  Ah! oui, ah! oui, il y
en a, de l'argent!

Un roulement de berlines, sur les tréteaux, fit dresser les oreilles
du gros cheval jaune.  En bas, la cage devait être réparée, les
moulineurs avaient repris leur besogne.  Pendant qu'il attelait sa
bête, pour redescendre, le charretier ajouta doucement, en s'adressant
à elle:

--Faut pas t'habituer à bavarder, fichu paresseux!...  Si monsieur
Hennebeau savait à quoi tu perds le temps!

Étienne, songeur, regardait la nuit.  Il demanda:

--Alors, c'est à monsieur Hennebeau, la mine?

--Non, expliqua le vieux, monsieur Hennebeau n'est que le directeur
général.  Il est payé comme nous.

D'un geste, le jeune homme montra l'immensité des ténèbres.

--A qui est-ce donc, tout ça?

Mais Bonnemort resta un instant suffoqué par une nouvelle crise, d'une
telle violence, qu'il ne pouvait reprendre haleine.  Enfin, quand il
eut craché et essuyé l'écume noire de ses lèvres, il dit, dans le vent
qui redoublait:

--Hein? à qui tout ça?...  On n'en sait rien.  A des gens.

Et, de la main, il désignait dans l'ombre un point vague, un lieu
ignoré et reculé, peuplé de ces gens, pour qui les Maheu tapaient à la
veine depuis plus d'un siècle.  Sa voix avait pris une sorte de peur
religieuse, c'était comme s'il eût parlé d'un tabernacle inaccessible,
où se cachait le dieu repu et accroupi, auquel ils donnaient tous leur
chair, et qu'ils n'avaient jamais vu.

--Au moins si l'on mangeait du pain à sa suffisance! répéta pour la
troisième fois Étienne, sans transition apparente.

--Dame, oui! si l'on mangeait toujours du pain, ce serait trop beau!

Le cheval était parti, le charretier disparut à son tour, d'un pas
traînard d'invalide.  Près du culbuteur, le manoeuvre n'avait point
bougé, ramassé en boule, enfonçant le menton entre ses genoux, fixant
sur le vide ses gros yeux éteints.

Quand il eut repris son paquet, Étienne ne s'éloigna pas encore.  Il
sentait les rafales lui glacer le dos, pendant que sa poitrine
brûlait, devant le grand feu.  Peut-être, tout de même, ferait-il bien
de s'adresser à la fosse: le vieux pouvait ne pas savoir; puis, il se
résignait, il accepterait n'importe quelle besogne.  Où aller et que
devenir, à travers ce pays affamé par le chômage? laisser derrière un
mur sa carcasse de chien perdu?  Cependant, une hésitation le
troublait, une peur du Voreux, au milieu de cette plaine rase, noyée
sous une nuit si épaisse.  A chaque bourrasque, le vent paraissait
grandir, comme s'il eût soufflé d'un horizon sans cesse élargi.
Aucune aube ne blanchissait dans le ciel mort, les hauts fourneaux
seuls flambaient, ainsi que les fours à coke, ensanglantant les
ténèbres, sans en éclairer l'inconnu.  Et le Voreux, au fond de son
trou, avec son tassement de bête méchante, s'écrasait davantage,
respirait d'une haleine plus grosse et plus longue, l'air gêné par sa
digestion pénible de chair humaine.

Au milieu des champs de blé et de betteraves, le coron des
Deux-Cent-Quarante dormait sous la nuit noire.  On distinguait
vaguement les quatre immenses corps de petites maisons adossées, des
corps de caserne ou d'hôpital, géométriques, parallèles, que
séparaient les trois larges avenues, divisées en jardins égaux.  Et,
sur le plateau désert, on entendait la seule plainte des rafales, dans
les treillages arrachés des clôtures.

Chez les Maheu, au numéro 16 du deuxième corps, rien ne bougeait.  Des
ténèbres épaisses noyaient l'unique chambre du premier étage, comme
écrasant de leur poids le sommeil des êtres que l'on sentait là, en
tas, la bouche ouverte, assommés de fatigue.  Malgré le froid vif du
dehors, l'air alourdi avait une chaleur vivante, cet étouffement chaud
des chambrées les mieux tenues, qui sentent le bétail humain.

Quatre heures sonnèrent au coucou de la salle du rez-de-chaussée, rien
encore ne remua, des haleines grêles sifflaient, accompagnées de deux
ronflements sonores.  Et, brusquement, ce fut Catherine qui se leva.
Dans sa fatigue, elle avait, par habitude, compté les quatre coups du
timbre, à travers le plancher, sans trouver la force de s'éveiller
complètement.  Puis, les jambes jetées hors des couvertures, elle
tâtonna, frotta enfin une allumette et alluma la chandelle.  Mais elle
restait assise, la tête si pesante, qu'elle se renversait entre les
deux épaules, cédant au besoin invincible de retomber sur le
traversin.

Maintenant, la chandelle éclairait la chambre, carrée, à deux
fenêtres, que trois lits emplissaient.  Il y avait une armoire, une
table, deux chaises de vieux noyer, dont le ton fumeux tachait
durement les murs, peints en jaune clair.  Et rien autre, des hardes
pendues à des clous, une cruche posée sur le carreau, près d'une
terrine rouge servant de cuvette.  Dans le lit de gauche, Zacharie,
l'aîné, un garçon de vingt et un ans, était couché avec son frère
Jeanlin, qui achevait sa onzième année; dans celui de droite, deux
mioches, Lénore et Henri, la première de six ans, le second de quatre,
dormaient aux bras l'un de l'autre; tandis que Catherine partageait le
troisième lit avec sa soeur Alzire, si chétive pour ses neuf ans,
qu'elle ne l'aurait même pas sentie près d'elle, sans la bosse de la
petite infirme qui lui enfonçait les côtes.  La porte vitrée était
ouverte, on apercevait le couloir du palier, l'espèce de boyau où le
père et la mère occupaient un quatrième lit, contre lequel ils avaient
dû installer le berceau de la dernière venue, Estelle, âgée de trois
mois à peine.

Cependant, Catherine fit un effort désespéré.  Elle s'étirait,
elle crispait ses deux mains dans ses cheveux roux, qui lui
embroussaillaient le front et la nuque.  Fluette pour ses quinze
ans, elle ne montrait de ses membres, hors du fourreau étroit de sa
chemise, que des pieds bleuis, comme tatoués de charbon, et des bras
délicats, dont la blancheur de lait tranchait sur le teint blême du
visage, déjà gâté par les continuels lavages au savon noir.  Un
dernier bâillement ouvrit sa bouche un peu grande, aux dents superbes
dans la pâleur chlorotique des gencives; pendant que ses yeux gris
pleuraient de sommeil combattu, avec une expression douloureuse et
brisée, qui semblait enfler de fatigue sa nudité entière.

Mais un grognement arriva du palier, la voix de Maheu bégayait,
empâtée:

--Sacré nom! il est l'heure...  C'est toi qui allumes, Catherine?

--Oui, père...  Ça vient de sonner, en bas.

--Dépêche-toi donc, fainéante! Si tu avais moins dansé hier dimanche,
tu nous aurais réveillés plus tôt...  En voilà une vie de paresse!

Et il continua de gronder, mais le sommeil le reprit à son tour, ses
reproches s'embarrassèrent, s'éteignirent dans un nouveau ronflement.

La jeune fille, en chemise, pieds nus sur le carreau, allait et venait
par la chambre.  Comme elle passait devant le lit d'Henri et de
Lénore, elle rejeta sur eux la couverture, qui avait glissé; et ils ne
s'éveillaient pas, anéantis dans le gros sommeil de l'enfance.
Alzire, les yeux ouverts, s'était retournée pour prendre la place
chaude de sa grande soeur, sans prononcer un mot.

--Dis donc, Zacharie! et toi, Jeanlin, dis donc! répétait Catherine,
debout devant les deux frères, qui restaient vautrés, le nez dans le
traversin.

Elle dut saisir le grand par l'épaule et le secouer; puis, tandis
qu'il mâchait des injures, elle prit le parti de les découvrir, en
arrachant le drap.  Cela lui parut drôle, elle se mit à rire,
lorsqu'elle vit les deux garçons se débattre, les jambes nues.

--C'est bête, lâche-moi! grogna Zacharie de méchante humeur, quand il
se fut assis.  Je n'aime pas les farces...  Dire, nom de Dieu! qu'il
faut se lever!

Il était maigre, dégingandé, la figure longue, salie de quelques rares
poils de barbe, avec les cheveux jaunes et la pâleur anémique de toute
la famille.  Sa chemise lui remontait au ventre, et il la baissa, non
par pudeur, mais parce qu'il n'avait pas chaud.

--C'est sonné en bas, répétait Catherine.  Allons, houp! le père se
  fâche.

Jeanlin, qui s'était pelotonné, referma les yeux, en disant:

--Va te faire fiche, je dors!

Elle eut un nouveau rire de bonne fille.  Il était si petit, les
membres grêles, avec des articulations énormes, grossies par des
scrofules, qu'elle le prit, à pleins bras.  Mais il gigotait, son
masque de singe blafard et crépu, troué de ses yeux verts, élargi par
ses grandes oreilles, pâlissait de la rage d'être faible.  Il ne dit
rien, il la mordit au sein droit.

--Méchant bougre! murmura-t-elle en retenant un cri et en le posant
par terre.

Alzire, silencieuse, le drap au menton, ne s'était pas rendormie.
Elle suivait de ses yeux intelligents d'infirme sa soeur et ses deux
frères, qui maintenant s'habillaient.  Une autre querelle éclata
autour de la terrine, les garçons bousculèrent la jeune fille, parce
qu'elle se lavait trop longtemps.  Les chemises volaient, pendant que,
gonflés encore de sommeil, ils se soulageaient sans honte, avec
l'aisance tranquille d'une portée de jeunes chiens, grandis ensemble.
Du reste, Catherine fut prête la première.  Elle enfila sa culotte de
mineur, passa la veste de toile, noua le béguin bleu autour de son
chignon; et, dans ces vêtements propres du lundi, elle avait l'air
d'un petit homme, rien ne lui restait de son sexe, que le dandinement
léger des hanches.

--Quand le vieux rentrera, dit méchamment Zacharie, il sera content de
trouver le lit défait...  Tu sais, je lui raconterai que c'est toi.

Le vieux, c'était le grand-père, Bonnemort, qui, travaillant la nuit,
se couchait au jour; de sorte que le lit ne refroidissait pas, il y
avait toujours dedans quelqu'un à ronfler.

Sans répondre, Catherine s'était mise à tirer la couverture et à la
border.  Mais, depuis un instant, des bruits s'entendaient derrière le
mur, dans la maison voisine.  Ces constructions de briques, installées
économiquement par la Compagnie, étaient si minces, que les moindres
souffles les traversaient.  On vivait coude à coude, d'un bout à
l'autre; et rien de la vie intime n'y restait caché, même aux gamins.
Un pas lourd avait ébranlé un escalier, puis il y eut comme une chute
molle, suivie d'un soupir d'aise.

--Bon! dit Catherine, Levaque descend, et voilà Bouteloup qui va
retrouver la Levaque.

Jeanlin ricana, les yeux d'Alzire eux-mêmes brillèrent.  Chaque matin,
ils s'égayaient ainsi du ménage à trois des voisins, un haveur qui
logeait un ouvrier de la coupe à terre, ce qui donnait à la femme deux
hommes, l'un de nuit, l'autre de jour.

--Philomène tousse, reprit Catherine, après avoir tendu l'oreille.

Elle parlait de l'aînée des Levaque, une grande fille de dix-neuf ans,
la maîtresse de Zacharie, dont elle avait deux enfants déjà, si
délicate de poitrine d'ailleurs, qu'elle était cribleuse à la fosse,
n'ayant jamais pu travailler au fond.

--Ah, ouiche! Philomène! répondit Zacharie, elle s'en moque, elle
dort!...  C'est cochon de dormir jusqu'à six heures!

Il passait sa culotte, lorsqu'il ouvrit une fenêtre, préoccupé d'une
idée brusque.  Au-dehors, dans les ténèbres, le coron s'éveillait, des
lumières pointaient une à une, entre les lames des persiennes.  Et ce
fut encore une dispute: il se penchait pour guetter s'il ne verrait
pas sortir de chez les Pierron, en face, le maître-porion du Voreux,
qu'on accusait de coucher avec la Pierronne; tandis que sa soeur lui
criait que le mari avait, depuis la veille, pris son service de jour à
l'accrochage, et que bien sûr Dansaert n'avait pu coucher, cette
nuit-là.  L'air entrait par bouffées glaciales, tous deux
s'emportaient, en soutenant chacun l'exactitude de ses renseignements,
lorsque des cris et des larmes éclatèrent.  C'était, dans son berceau,
Estelle que le froid contrariait.

Du coup, Maheu se réveilla.  Qu'avait-il donc dans les os? voilà qu'il
se rendormait comme un propre à rien! Et il jurait si fort, que les
enfants, à côté, ne soufflaient plus.  Zacharie et Jeanlin achevèrent
de se laver, avec une lenteur déjà lasse.  Alzire, les yeux grands
ouverts, regardait toujours.  Les deux mioches, Lénore et Henri, aux
bras l'un de l'autre, n'avaient pas remué, respirant du même petit
souffle, malgré le vacarme.

--Catherine, donne-moi la chandelle! cria Maheu.

Elle finissait de boutonner sa veste, elle porta la chandelle dans le
cabinet, laissant ses frères chercher leurs vêtements, au peu de
clarté qui venait de la porte.  Son père sautait du lit.  Mais elle ne
s'arrêta point, elle descendit en gros bas de laine, à tâtons, et
alluma dans la salle une autre chandelle, pour préparer le café.  Tous
les sabots de la famille étaient sous le buffet.

--Te tairas-tu, vermine! reprit Maheu, exaspéré des cris d'Estelle,
qui continuaient.

Il était petit comme le vieux Bonnemort, et il lui ressemblait en
gras, la tête forte, la face plate et livide, sous les cheveux jaunes,
coupés très courts.  L'enfant hurlait davantage, effrayée par ces
grands bras noueux qui se balançaient au-dessus d'elle.

--Laisse-la, tu sais bien qu'elle ne veut pas se taire, dit la
Maheude, en s'allongeant au milieu du lit.

Elle aussi venait de s'éveiller, et elle se plaignait, c'était bête de
ne jamais faire sa nuit complète.  Ils ne pouvaient donc partir
doucement?  Enfouie dans la couverture, elle ne montrait que sa figure
longue, aux grands traits, d'une beauté lourde, déjà déformée à
trente-neuf ans par sa vie de misère et les sept enfants qu'elle avait
eus.  Les yeux au plafond, elle parla avec lenteur, pendant que son
homme s'habillait.  Ni l'un ni l'autre n'entendait plus la petite qui
s'étranglait à crier.

--Hein? tu sais, je suis sans le sou, et nous voici à lundi seulement:
encore six jours à attendre la quinzaine...  Il n'y a pas moyen que ça
dure.  A vous tous, vous apportez neuf francs.  Comment veux-tu que
j'arrive? nous sommes dix à la maison.

--Oh! neuf francs! se récria Maheu.  Moi et Zacharie, trois: ça fait
six...  Catherine et le père, deux: ça fait quatre; quatre et six,
dix...  Et Jeanlin, un, ça fait onze.

--Oui, onze, mais il y a les dimanches et les jours de chômage...
Jamais plus de neuf, entends-tu?

Il ne répondit pas, occupé à chercher par terre sa ceinture de cuir.
Puis, il dit en se relevant:

--Faut pas se plaindre, je suis tout de même solide.  Il y en a plus
d'un, à quarante-deux ans, qui passe au raccommodage.

--Possible, mon vieux, mais ça ne nous donne pas du pain...  Qu'est-ce
que je vais fiche, dis? Tu n'as rien, toi?

--J'ai deux sous.

--Garde-les pour boire une chope...  Mon Dieu! qu'est-ce que je vais
fiche?  Six jours, ça n'en finit plus.  Nous devons soixante francs à
Maigrat, qui m'a mise à la porte avant-hier.  Ça ne m'empêchera pas de
retourner le voir.  Mais, s'il s'entête à refuser...

Et la Maheude continua d'une voix morne, la tête immobile, fermant par
instants les yeux sous la clarté triste de la chandelle.  Elle disait
le buffet vide, les petits demandant des tartines, le café même
manquant, et l'eau qui donnait des coliques, et les longues journées
passées à tromper la faim avec des feuilles de choux bouillies.  Peu à
peu, elle avait dû hausser le ton, car le hurlement d'Estelle couvrait
ses paroles.  Ces cris devenaient insoutenables.  Maheu parut tout
d'un coup les entendre, hors de lui, et il saisit la petite dans le
berceau, il la jeta sur le lit de la mère, en balbutiant de fureur:

--Tiens! prends-la, je l'écraserais...  Nom de Dieu d'enfant! ça ne
manque de rien, ça tète, et ça se plaint plus haut que les autres!

Estelle s'était mise à téter, en effet.  Disparue sous la couverture,
calmée par la tiédeur du lit, elle n'avait plus qu'un petit bruit
goulu des lèvres.

--Est-ce que les bourgeois de la Piolaine ne t'ont pas dit d'aller les
voir?  reprit le père au bout d'un silence.

La mère pinça la bouche, d'un air de doute découragé.

--Oui, ils m'ont rencontrée, ils portent des vêtements aux enfants
pauvres...  Enfin, je mènerai ce matin chez eux Lénore et Henri.
S'ils me donnaient cent sous seulement.

Le silence recommença.  Maheu était prêt.  Il demeura un moment
immobile, puis il conclut de sa voix sourde:

--Qu'est-ce que tu veux? c'est comme ça, arrange-toi pour la soupe...
Ça n'avance à rien d'en causer, vaut mieux être là-bas au travail.

--Bien sûr, répondit la Maheude.  Souffle la chandelle, je n'ai pas
besoin de voir la couleur de mes idées.

Il souffla la chandelle.  Déjà, Zacharie et Jeanlin descendaient; il
les suivit; et l'escalier de bois craquait sous leurs pieds lourds,
chaussés de laine.  Derrière eux, le cabinet et la chambre étaient
retombés aux ténèbres.  Les enfants dormaient, les paupières d'Alzire
elle-même s'étaient closes.  Mais la mère restait maintenant les yeux
ouverts dans l'obscurité, tandis que, tirant sur sa mamelle pendante
de femme épuisée, Estelle ronronnait comme un petit chat.

En bas, Catherine s'était d'abord occupée du feu, la cheminée de
fonte, à grille centrale, flanquée de deux fours, et où brûlait
constamment un feu de houille.  La Compagnie distribuait par mois, à
chaque famille, huit hectolitres d'escaillage, charbon dur ramassé
dans les voies.  Il s'allumait difficilement, et la jeune fille qui
couvrait le feu chaque soir, n'avait qu'à le secouer le matin, en
ajoutant des petits morceaux de charbon tendre, triés avec soin.
Puis, après avoir posé une bouillotte sur la grille, elle s'accroupit
devant le buffet.

C'était une salle assez vaste, tenant tout le rez-de-chaussée, peinte
en vert pomme, d'une propreté flamande, avec ses dalles lavées à
grande eau et semées de sable blanc.  Outre le buffet de sapin verni,
l'ameublement consistait en une table et des chaises du même bois.
Collées sur les murs, des enluminures violentes, les portraits de
l'Empereur et de l'Impératrice donnés par la Compagnie, des soldats et
des saints, bariolés d'or, tranchaient crûment dans la nudité claire
de la pièce; et il n'y avait d'autres ornements qu'une boîte de carton
rose sur le buffet, et que le coucou à cadran peinturluré, dont le
gros tic-tac semblait emplir le vide du plafond.  Près de la porte de
l'escalier, une autre porte conduisait à la cave.  Malgré la propreté,
une odeur d'oignon cuit, enfermée depuis la veille, empoisonnait l'air
chaud, cet air alourdi, toujours chargé d'une âcreté de houille.

Devant le buffet ouvert, Catherine réfléchissait.  Il ne restait qu'un
bout de pain, du fromage blanc en suffisance, mais à peine une
lichette de beurre; et il s'agissait de faire les tartines pour eux
quatre.  Enfin, elle se décida, coupa les tranches, en prit une
qu'elle couvrit de fromage, en frotta une autre de beurre, puis les
colla ensemble: c'était «le briquet», la double tartine emportée
chaque matin à la fosse.  Bientôt, les quatre briquets furent en rang
sur la table, répartis avec une sévère justice, depuis le gros du père
jusqu'au petit de Jeanlin.

Catherine, qui paraissait toute à son ménage, devait pourtant rêvasser
aux histoires que Zacharie racontait sur le maître-porion et la
Pierronne, car elle entrebâilla la porte d'entrée et jeta un coup
d'oeil dehors.  Le vent soufflait toujours, des clartés plus
nombreuses couraient sur les façades basses du coron, d'où montait une
vague trépidation de réveil.  Déjà des portes se refermaient, des
files noires d'ouvriers s'éloignaient dans la nuit.  Était-elle bête,
de se refroidir, puisque le chargeur à l'accrochage dormait bien sûr,
en attendant d'aller prendre son service, à six heures! Et elle
restait, elle regardait la maison, de l'autre côté des jardins.  La
porte s'ouvrit, sa curiosité s'alluma.  Mais ce ne pouvait être que la
petite des Pierron, Lydie, qui partait pour la fosse.

Un bruit sifflant de vapeur la fit se tourner.  Elle ferma, se hâta de
courir: l'eau bouillait et se répandait, éteignant le feu.  Il ne
restait plus de café, elle dut se contenter de passer l'eau sur le
marc de la veille; puis, elle sucra dans la cafetière, avec de la
cassonade.  Justement, son père et ses deux frères descendaient.

--Fichtre! déclara Zacharie, quand il eut mis le nez dans son bol, en
voilà un qui ne nous cassera pas la tête!

Maheu haussa les épaules d'un air résigné.

--Bah! c'est chaud, c'est bon tout de même.

Jeanlin avait ramassé les miettes des tartines et trempait une soupe.
Après avoir bu, Catherine acheva de vider la cafetière dans les
gourdes de fer-blanc.  Tous quatre, debout, mal éclairés par la
chandelle fumeuse, avalaient en hâte.

--Y sommes-nous à la fin! dit le père.  On croirait qu'on a des
  rentes!

Mais une voix vint de l'escalier, dont ils avaient laissé la porte
ouverte.  C'était la Maheude qui criait:

--Prenez tout le pain, j'ai un peu de vermicelle pour les enfants!

--Oui, oui! répondit Catherine.

Elle avait recouvert le feu, en calant, sur un coin de la grille, un
restant de soupe, que le grand-père trouverait chaude, lorsqu'il
rentrerait à six heures.  Chacun prit sa paire de sabots sous le
buffet, se passa la ficelle de sa gourde à l'épaule, et fourra son
briquet dans son dos, entre la chemise et la veste.  Et ils sortirent,
les hommes devant, la fille derrière, soufflant la chandelle, donnant
un tour de clef.  La maison redevint noire.

--Tiens! nous filons ensemble, dit un homme qui refermait la porte de
la maison voisine.

C'était Levaque, avec son fils Bébert, un gamin de douze ans, grand
ami de Jeanlin.  Catherine, étonnée, étouffa un rire, à l'oreille de
Zacharie: quoi donc? Bouteloup n'attendait même plus que le mari fût
parti!

Maintenant, dans le coron, les lumières s'éteignaient.  Une dernière
porte claqua, tout dormait de nouveau, les femmes et les petits
reprenaient leur somme, au fond des lits plus larges.  Et, du village
éteint au Voreux qui soufflait, c'était sous les rafales un lent
défilé d'ombres, le départ des charbonniers pour le travail, roulant
des épaules, embarrassés de leurs bras, qu'ils croisaient sur la
poitrine; tandis que, derrière, le briquet faisait à chacun une bosse.
Vêtus de toile mince, ils grelottaient de froid, sans se hâter
davantage, débandés le long de la route, avec un piétinement de
troupeau.

Étienne, descendu enfin du terri, venait d'entrer au Voreux; et les
hommes auxquels il s'adressait, demandant s'il y avait du travail,
hochaient la tête, lui disaient tous d'attendre le maître-porion.  On
le laissait libre, au milieu des bâtiments mal éclairés, pleins de
trous noirs, inquiétants avec la complication de leurs salles et de
leurs étages.  Après avoir monté un escalier obscur à moitié détruit,
il s'était trouvé sur une passerelle branlante, puis avait traversé le
hangar du criblage, plongé dans une nuit si profonde, qu'il marchait
les mains en avant, pour ne pas se heurter.  Devant lui, brusquement,
deux yeux jaunes, énormes, trouèrent les ténèbres.  Il était sous le
beffroi, dans la salle de recette, à la bouche même du puits.

Un porion, le père Richomme, un gros à figure de bon gendarme, barrée
de moustaches grises, se dirigeait justement vers le bureau du
receveur.

--On n'a pas besoin d'un ouvrier ici, pour n'importe quel travail?
demanda de nouveau Étienne.

Richomme allait dire non; mais il se reprit et répondit comme les
autres, en s'éloignant:

--Attendez monsieur Dansaert, le maître-porion.

Quatre lanternes étaient plantées là, et les réflecteurs, qui jetaient
toute la lumière sur le puits, éclairaient vivement les rampes de fer,
les leviers des signaux et des verrous, les madriers des guides, où
glissaient les deux cages.  Le reste, la vaste salle, pareille à une
nef d'église, se noyait, peuplée de grandes ombres flottantes.  Seule,
la lampisterie flambait au fond, tandis que, dans le bureau du
receveur, une maigre lampe mettait comme une étoile près de
s'éteindre.  L'extraction venait d'être reprise; et, sur les dalles de
fonte, c'était un tonnerre continu, les berlines de charbon roulées
sans cesse, les courses des moulineurs, dont on distinguait les
longues échines penchées, dans le remuement de toutes ces choses
noires et bruyantes qui s'agitaient.

Un instant, Étienne resta immobile, assourdi, aveuglé.  Il était
glacé, des courants d'air entraient de partout.  Alors, il fit
quelques pas, attiré par la machine, dont il voyait maintenant luire
les aciers et les cuivres.  Elle se trouvait en arrière du puits, à
vingt-cinq mètres, dans une salle plus haute, et assise si carrément
sur son massif de briques, qu'elle marchait à toute vapeur, de toute
sa force de quatre cents chevaux, sans que le mouvement de sa bielle
énorme, émergeant et plongeant avec une douceur huilée, donnât un
frisson aux murs.  Le machineur, debout à la barre de mise en train,
écoutait les sonneries des signaux, ne quittait pas des yeux le
tableau indicateur, où le puits était figuré, avec ses étages
différents, par une rainure verticale, que parcouraient des plombs
pendus à des ficelles, représentant les cages.  Et, à chaque départ,
quand la machine se remettait en branle, les bobines, les deux
immenses roues de cinq mètres de rayon, aux moyeux desquels les deux
câbles d'acier s'enroulaient et se déroulaient en sens contraire,
tournaient d'une telle vitesse, qu'elles n'étaient plus qu'une
poussière grise.

--Attention donc! crièrent trois moulineurs, qui traînaient une
échelle gigantesque.

Étienne avait manqué d'être écrasé.  Ses yeux s'habituaient, il
regardait en l'air filer les câbles, plus de trente mètres de ruban
d'acier, qui montaient d'une volée dans le beffroi, où ils passaient
sur les molettes, pour descendre à pic dans le puits s'attacher aux
cages d'extraction.  Une charpente de fer, pareille à la haute
charpente d'un clocher, portait les molettes.  C'était un glissement
d'oiseau, sans un bruit, sans un heurt, la fuite rapide, le continuel
va-et-vient d'un fil de poids énorme, qui pouvait enlever jusqu'à
douze mille kilogrammes, avec une vitesse de dix mètres à la seconde.

--Attention donc, nom de Dieu! crièrent de nouveau les moulineurs, qui
poussaient l'échelle de l'autre côté, pour visiter la molette de
gauche.

Lentement, Étienne revint à la recette.  Ce vol géant sur sa tête
l'ahurissait.  Et, grelottant dans les courants d'air, il regarda la
manoeuvre des cages, les oreilles cassées par le roulement des
berlines.  Près du puits, le signal fonctionnait, un lourd marteau à
levier, qu'une corde tirée du fond laissait tomber sur un billot.  Un
coup pour arrêter, deux pour descendre, trois pour monter: c'était
sans relâche comme des coups de massue dominant le tumulte,
accompagnés d'une claire sonnerie de timbre; pendant que le moulineur,
dirigeant la manoeuvre, augmentait encore le tapage, en criant des
ordres au machineur, dans un porte-voix.  Les cages, au milieu de ce
branle-bas, apparaissaient et s'enfonçaient, se vidaient et se
remplissaient, sans qu'Étienne comprît rien à ces besognes
compliquées.

Il ne comprenait bien qu'une chose: le puits avalait des hommes par
bouchées de vingt et de trente, et d'un coup de gosier si facile,
qu'il semblait ne pas les sentir passer.  Dès quatre heures, la
descente des ouvriers commençait.  Ils arrivaient de la baraque, pieds
nus, la lampe à la main, attendant par petits groupes d'être en nombre
suffisant.  Sans un bruit, d'un jaillissement doux de bête nocturne,
la cage de fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec ses
quatre étages contenant chacun deux berlines pleines de charbon.  Des
moulineurs, aux différents paliers, sortaient les berlines, les
remplaçaient par d'autres, vides ou chargées à l'avance des bois de
taille.  Et c'était dans les berlines vides que s'empilaient les
ouvriers, cinq par cinq, jusqu'à quarante d'un coup, lorsqu'ils
tenaient toutes les cases.  Un ordre partait du porte-voix, un
beuglement sourd et indistinct, pendant qu'on tirait quatre fois la
corde du signal d'en bas, «sonnant à la viande», pour prévenir de ce
chargement de chair humaine.  Puis, après un léger sursaut, la cage
plongeait silencieuse, tombait comme une pierre, ne laissait derrière
elle que la fuite vibrante du câble.

--C'est profond? demanda Étienne à un mineur, qui attendait près de
lui, l'air somnolent.

--Cinq cent cinquante-quatre mètres, répondit l'homme.  Mais il y a
quatre accrochages au-dessus, le premier à trois cent vingt.

Tous deux se turent, les yeux sur le câble qui remontait.  Étienne
reprit:

--Et quand ça casse?

--Ah! quand ça casse...

Le mineur acheva d'un geste.  Son tour était arrivé, la cage avait
reparu, de son mouvement aisé et sans fatigue.  Il s'y accroupit avec
des camarades, elle replongea, puis jaillit de nouveau au bout de
quatre minutes à peine, pour engloutir une autre charge d'hommes.
Pendant une demi-heure, le puits en dévora de la sorte, d'une gueule
plus ou moins gloutonne, selon la profondeur de l'accrochage où ils
descendaient, mais sans un arrêt, toujours affamé, de boyaux géants
capables de digérer un peuple.  Cela s'emplissait, s'emplissait
encore, et les ténèbres restaient mortes, la cage montait du vide dans
le même silence vorace.

Étienne, à la longue, fut repris du malaise qu'il avait éprouvé déjà
sur le terri.  Pourquoi s'entêter? ce maître porion le congédierait
comme les autres.  Une peur vague le décida brusquement: il s'en alla,
il ne s'arrêta dehors que devant le bâtiment des générateurs.  La
porte, grande ouverte, laissait voir sept chaudières à deux foyers.
Au milieu de la buée blanche, dans le sifflement des fuites, un
chauffeur était occupé à charger un des foyers, dont l'ardente
fournaise se faisait sentir jusque sur le seuil; et le jeune homme,
heureux d'avoir chaud, s'approchait, lorsqu'il rencontra une nouvelle
bande de charbonniers, qui arrivait à la fosse.  C'étaient les Maheu
et les Levaque.  Quand il aperçut, en tête, Catherine avec son air
doux de garçon, l'idée superstitieuse lui vint de risquer une dernière
demande.

--Dites donc, camarade, on n'a pas besoin d'un ouvrier ici, pour
n'importe quel travail?

Elle le regarda, surprise, un peu effrayée de cette voix brusque qui
sortait de l'ombre.  Mais, derrière elle, Maheu avait entendu, et il
répondit, il causa un instant.  Non, on n'avait besoin de personne.
Ce pauvre diable d'ouvrier, perdu sur les routes, l'intéressait.
Lorsqu'il le quitta, il dit aux autres:

--Hein! on pourrait être comme ça...  Faut pas se plaindre, tous n'ont
pas du travail à crever.

La bande entra et alla droit à la baraque, vaste salle grossièrement
crépie, entourée d'armoires que fermaient des cadenas.  Au centre, une
cheminée de fer, une sorte de poêle sans porte, était rouge, si
bourrée de houille incandescente, que des morceaux craquaient et
déboulaient sur la terre battue du sol.  La salle ne se trouvait
éclairée que par ce brasier, dont les reflets sanglants dansaient le
long des boiseries crasseuses, jusqu'au plafond sali d'une poussière
noire.

Comme les Maheu arrivaient, des rires éclataient dans la grosse
chaleur.  Une trentaine d'ouvriers étaient debout, le dos tourné à la
flamme, se rôtissant d'un air de jouissance.  Avant la descente, tous
venaient ainsi prendre et emporter dans la peau un bon coup de feu,
pour braver l'humidité du puits.  Mais, ce matin-là, on s'égayait
davantage, on plaisantait la Mouquette, une herscheuse de dix-huit
ans, bonne fille dont la gorge et le derrière énormes crevaient la
veste et la culotte.  Elle habitait Réquillart avec son père, le vieux
Mouque, palefrenier, et Mouquet son frère, moulineur; seulement, les
heures de travail n'étant pas les mêmes, elle se rendait seule à la
fosse; et, au milieu des blés en été, contre un mur en hiver, elle se
donnait du plaisir, en compagnie de son amoureux de la semaine.  Toute
la mine y passait, une vraie tournée de camarades, sans autre
conséquence.  Un jour qu'on lui reprochait un cloutier de Marchiennes,
elle avait failli crever de colère, criant qu'elle se respectait trop,
qu'elle se couperait un bras, si quelqu'un pouvait se flatter de
l'avoir vue avec un autre qu'un charbonnier.

--Ce n'est donc plus le grand Chaval? disait un mineur en ricanant.
T'as pris ce petiot-là? Mais lui faudrait une échelle!...  Je vous ai
aperçus derrière Réquillart.  A preuve qu'il est monté sur une borne.

--Après? répondait la Mouquette en belle humeur.  Qu'est-ce que ça te
fiche?  On ne t'a pas appelé pour que tu pousses.

Et cette grossièreté bonne enfant redoublait les éclats des hommes,
qui enflaient leurs épaules, à demi cuites par le poêle; tandis que,
secouée elle-même de rires, elle promenait au milieu d'eux l'indécence
de son costume, d'un comique troublant, avec ses bosses de chair,
exagérées jusqu'à l'infirmité.

Mais la gaieté tomba, Mouquette racontait à Maheu que Fleurance, la
grande Fleurance, ne viendrait plus: on l'avait trouvée, la veille,
raide sur son lit, les uns disaient d'un décrochement du coeur, les
autres d'un litre de genièvre bu trop vite.  Et Maheu se désespérait:
encore de la malchance, voilà qu'il perdait une de ses herscheuses,
sans pouvoir la remplacer immédiatement! Il travaillait au
marchandage, ils étaient quatre haveurs associés dans sa taille, lui,
Zacharie, Levaque et Chaval.  S'ils n'avaient plus que Catherine pour
rouler, la besogne allait souffrir.  Tout d'un coup, il cria:

--Tiens! et cet homme qui cherchait de l'ouvrage!

Justement, Dansaert passait devant la baraque.  Maheu lui conta
l'histoire, demanda l'autorisation d'embaucher l'homme; et il
insistait sur le désir que témoignait la Compagnie de substituer aux
herscheuses des garçons, comme à Anzin.  Le maître-porion eut d'abord
un sourire, car le projet d'exclure les femmes du fond répugnait
d'ordinaire aux mineurs, qui s'inquiétaient du placement de leurs
filles, peu touchés de la question de moralité et d'hygiène.  Enfin,
après avoir hésité, il permit, mais en se réservant de faire ratifier
sa décision par M. Négrel, l'ingénieur.

--Ah bien! déclara Zacharie, il est loin, l'homme, s'il court
  toujours!

--Non, dit Catherine, je l'ai vu s'arrêter aux chaudières.

--Va donc, fainéante! cria Maheu.

La jeune fille s'élança, pendant qu'un flot de mineurs montaient au
puits, cédant le feu à d'autres.  Jeanlin, sans attendre son père,
alla lui aussi prendre sa lampe, avec Bébert, gros garçon naïf, et
Lydie, chétive fillette de dix ans.  Partie devant eux, la Mouquette
s'exclamait dans l'escalier noir, en les traitant de sales mioches et
en menaçant de les gifler, s'ils la pinçaient.

Étienne, dans le bâtiment aux chaudières, causait en effet avec le
chauffeur, qui chargeait les foyers de charbon.  Il éprouvait un grand
froid, à l'idée de la nuit où il lui fallait rentrer.  Pourtant, il se
décidait à partir, lorsqu'il sentit une main se poser sur son épaule.

--Venez, dit Catherine, il y a quelque chose pour vous.

D'abord, il ne comprit pas.  Puis, il eut un élan de joie, il serra
énergiquement les mains de la jeune fille.

--Merci, camarade...  Ah! vous êtes un bon bougre, par exemple!

Elle se mit à rire, en le regardant dans la rouge lueur des foyers,
qui les éclairaient.  Cela l'amusait, qu'il la prît pour un garçon,
fluette encore, son chignon caché sous le béguin.  Lui, riait aussi de
contentement; et ils restèrent un instant tous deux à se rire à la
face, les joues allumées.

Maheu, dans la baraque, accroupi devant sa caisse, retirait ses sabots
et ses gros bas de laine.  Lorsque Étienne fut là, on régla tout en
quatre paroles: trente sous par jour, un travail fatigant, mais qu'il
apprendrait vite.  Le haveur lui conseilla de garder ses souliers, et
il lui prêta une vieille barrette, un chapeau de cuir destiné à
garantir le crâne, précaution que le père et les enfants dédaignaient.
Les outils furent sortis de la caisse, où se trouvait justement la
pelle de Fleurance.  Puis, quand Maheu y eut enfermé leurs sabots,
leurs bas, ainsi que le paquet d'Étienne, il s'impatienta brusquement.

--Que fait-il donc, cette rosse de Chaval? Encore quelque fille
culbutée sur un tas de pierres!...  Nous sommes en retard d'une
demi-heure, aujourd'hui.

Zacharie et Levaque se rôtissaient tranquillement les épaules.  Le
premier finit par dire:

--C'est Chaval que tu attends?...  Il est arrivé avant nous, il est
descendu tout de suite.

--Comment! tu sais ça et tu ne m'en dis rien!...  Allons! allons!
  dépêchons.

Catherine, qui chauffait ses mains, dut suivre la bande.  Étienne la
laissa passer, monta derrière elle.  De nouveau, il voyageait dans un
dédale d'escaliers et de couloirs obscurs, où les pieds nus faisaient
un bruit mou de vieux chaussons.  Mais la lampisterie flamboya, une
pièce vitrée, emplie de râteliers qui alignaient par étages des
centaines de lampes Davy, visitées, lavées de la veille, allumées
comme des cierges au fond d'une chapelle ardente.  Au guichet, chaque
ouvrier prenait la sienne, poinçonnée à son chiffre; puis, il
l'examinait, la fermait lui-même; pendant que le marqueur, assis à une
table, inscrivait sur le registre l'heure de la descente.

Il fallut que Maheu intervînt pour la lampe de son nouveau herscheur.
Et il y avait encore une précaution, les ouvriers défilaient devant un
vérificateur, qui s'assurait si toutes les lampes étaient bien
fermées.

--Fichtre! il ne fait pas chaud ici, murmura Catherine grelottante.

Étienne se contenta de hocher la tête.  Il se retrouvait devant le
puits, au milieu de la vaste salle, balayée de courants d'air.
Certes, il se croyait brave, et pourtant une émotion désagréable le
serrait à la gorge, dans le tonnerre des berlines, les coups sourds
des signaux, le beuglement étouffé du porte-voix, en face du vol
continu de ces câbles, déroulés et enroulés à toute vapeur par les
bobines de la machine.  Les cages montaient, descendaient avec leur
glissement de bête de nuit, engouffraient toujours des hommes, que la
gueule du trou semblait boire.  C'était son tour maintenant, il avait
très froid, il gardait un silence nerveux, qui faisait ricaner
Zacharie et Levaque; car tous deux désapprouvaient l'embauchage de cet
inconnu, Levaque surtout, blessé de n'avoir pas été consulté.  Aussi
Catherine fut-elle heureuse d'entendre son père expliquer les choses
au jeune homme.

--Regardez, au-dessus de la cage, il y a un parachute, des crampons de
fer qui s'enfoncent dans les guides, en cas de rupture.  Ça
fonctionne, oh! pas toujours...  Oui, le puits est divisé en trois
compartiments, fermés par des planches, du haut en bas: au milieu les
cages, à gauche le goyot des échelles...

Mais il s'interrompit pour gronder, sans se permettre de trop hausser
la voix:

--Qu'est-ce que nous fichons là, nom de Dieu! Est-il permis de nous
faire geler de la sorte!

Le porion Richomme, qui allait descendre lui aussi, sa lampe à feu
libre fixée par un clou dans le cuir de sa barrette, l'entendit se
plaindre.

--Méfie-toi, gare aux oreilles! murmura-t-il paternellement, en vieux
mineur resté bon pour les camarades.  Faut bien que les manoeuvres se
fassent...  Tiens! nous y sommes, embarque avec ton monde.

La cage, en effet, garnie de bandes de tôle et d'un grillage à petites
mailles, les attendait, d'aplomb sur les verrous.  Maheu, Zacharie,
Levaque, Catherine se glissèrent dans une berline du fond; et, comme
ils devaient y tenir cinq, Étienne y entra à son tour; mais les bonnes
places étaient prises, il lui fallut se tasser près de la jeune fille,
dont un coude lui labourait le ventre.  Sa lampe l'embarrassait, on
lui conseilla de l'accrocher à une boutonnière de sa veste.  Il
n'entendit pas, la garda maladroitement à la main.  L'embarquement
continuait, dessus et dessous, un enfournement confus de bétail.  On
ne pouvait donc partir, que se passait-il?  Il lui semblait
s'impatienter depuis de longues minutes.  Enfin, une secousse
l'ébranla, et tout sombra; les objets autour de lui s'envolèrent,
tandis qu'il éprouvait un vertige anxieux de chute, qui lui tirait les
entrailles.  Cela dura tant qu'il fut au jour, franchissant les deux
étages des recettes, au milieu de la fuite tournoyante des charpentes.
Puis, tombé dans le noir de la fosse, il resta étourdi, n'ayant plus
la perception nette de ses sensations.

--Nous voilà partis, dit paisiblement Maheu.

Tous étaient à l'aise.  Lui, par moments, se demandait s'il descendait
ou s'il montait.  Il y avait comme des immobilités, quand la cage
filait droit, sans toucher aux guides; et de brusques trépidations se
produisaient ensuite, une sorte de dansement dans les madriers, qui
lui donnait la peur d'une catastrophe.  Du reste, il ne pouvait
distinguer les parois du puits, derrière le grillage où il collait sa
face.  Les lampes éclairaient mal le tassement des corps, à ses pieds.
Seule, la lampe à feu libre du porion, dans la berline voisine,
brillait comme un phare.

--Celui-ci a quatre mètres de diamètre, continuait Maheu, pour
l'instruire.  Le cuvelage aurait bon besoin d'être refait, car l'eau
filtre de tous côtés...  Tenez! nous arrivons au niveau,
entendez-vous?

Étienne se demandait justement quel était ce bruit d'averse.  Quelques
grosses gouttes avaient d'abord sonné sur le toit de la cage, comme au
début d'une ondée; et, maintenant, la pluie augmentait, ruisselait, se
changeait en un véritable déluge.  Sans doute, la toiture était
trouée, car un filet d'eau, coulant sur son épaule, le trempait
jusqu'à la chair.  Le froid devenait glacial, on enfonçait dans une
humidité noire, lorsqu'on traversa un rapide éblouissement, la vision
d'une caverne où des hommes s'agitaient, à la lueur d'un éclair.
Déjà, on retombait au néant.

Maheu disait:

--C'est le premier accrochage.  Nous sommes à trois cent vingt
mètres...  Regardez la vitesse.

Levant sa lampe, il éclaira un madrier des guides, qui filait ainsi
qu'un rail sous un train lancé à toute vapeur; et, au-delà, on ne
voyait toujours rien.  Trois autres accrochages passèrent, dans un
envolement de clartés.  La pluie assourdissante battait les ténèbres.

--Comme c'est profond! murmura Étienne.

Cette chute devait durer depuis des heures.  Il souffrait de la fausse
position qu'il avait prise, n'osant bouger, torturé surtout par le
coude de Catherine.  Elle ne prononçait pas un mot, il la sentait
seulement contre lui, qui le réchauffait.  Lorsque la cage, enfin,
s'arrêta au fond, à cinq cent cinquante-quatre mètres, il s'étonna
d'apprendre que la descente avait duré juste une minute.  Mais le
bruit des verrous qui se fixaient, la sensation sous lui de cette
solidité, l'égaya brusquement; et ce fut en plaisantant qu'il tutoya
Catherine.

--Qu'as-tu sous la peau, à être chaud comme ça?...  J'ai ton coude
dans le ventre, bien sûr.

Alors, elle éclata aussi.  Était-il bête, de la prendre encore pour un
garçon! Il avait donc les yeux bouchés?

--C'est dans l'oeil que tu l'as, mon coude, répondit-elle, au milieu
d'une tempête de rires, que le jeune homme, surpris, ne s'expliqua
point.

La cage se vidait, les ouvriers traversèrent la salle de l'accrochage,
une salle taillée dans le roc, voûtée en maçonnerie, et que trois
grosses lampes à feu libre éclairaient.  Sur les dalles de fonte, les
chargeurs roulaient violemment des berlines pleines.  Une odeur de
cave suintait des murs, une fraîcheur salpêtrée où passaient des
souffles chauds, venus de l'écurie voisine.  Quatre galeries
s'ouvraient là, béantes.

--Par ici, dit Maheu à Étienne.  Vous n'y êtes pas, nous avons à faire
deux bons kilomètres.

Les ouvriers se séparaient, se perdaient par groupes, au fond de ces
trous noirs.  Une quinzaine venaient de s'engager dans celui de
gauche; et Étienne marchait le dernier, derrière Maheu, que
précédaient Catherine, Zacharie et Levaque.  C'était une belle galerie
de roulage, à travers banc, et d'un roc si solide, qu'elle avait eu
besoin seulement d'être muraillée en partie.  Un par un, ils allaient,
ils allaient toujours, sans une parole, avec les petites flammes des
lampes.  Le jeune homme butait à chaque pas, s'embarrassait les pieds
dans les rails.  Depuis un instant, un bruit sourd l'inquiétait, le
bruit lointain d'un orage dont la violence semblait croître et venir
des entrailles de la terre.  Était-ce le tonnerre d'un éboulement,
écrasant sur leurs têtes la masse énorme qui les séparait du jour? Une
clarté perça la nuit, il sentit trembler le roc; et, lorsqu'il se fut
rangé le long du mur, comme les camarades, il vit passer contre sa
face un gros cheval blanc, attelé à un train de berlines.  Sur la
première, tenant les guides, Bébert était assis; tandis que Jeanlin,
les poings appuyés au bord de la dernière, courait pieds nus.

On se remit en marche.  Plus loin, un carrefour se présenta, deux
nouvelles galeries s'ouvraient, et la bande s'y divisa encore, les
ouvriers se répartissaient peu à peu dans tous les chantiers de la
mine.  Maintenant, la galerie de roulage était boisée, des étais de
chêne soutenaient le toit, faisaient à la roche ébouleuse une chemise
de charpente, derrière laquelle on apercevait les lames des schistes,
étincelants de mica, et la masse grossière des grès, ternes et
rugueux.  Des trains de berlines pleines ou vides passaient
continuellement, se croisaient, avec leur tonnerre emporté dans
l'ombre par des bêtes vagues, au trot de fantôme.  Sur la double voie
d'un garage, un long serpent noir dormait, un train arrêté, dont le
cheval s'ébroua, si noyé de nuit, que sa croupe confuse était comme un
bloc tombé de la voûte.  Des portes d'aérage battaient, se refermaient
lentement.  Et, à mesure qu'on avançait, la galerie devenait plus
étroite, plus basse, inégale de toit, forçant les échines à se plier
sans cesse.

Étienne, rudement, se heurta la tête.  Sans la barrette de cuir, il
avait le crâne fendu.  Pourtant, il suivait avec attention, devant
lui, les moindres gestes de Maheu, dont la silhouette sombre se
détachait sur la lueur des lampes.  Pas un des ouvriers ne se cognait,
ils devaient connaître chaque bosse, noeud des bois ou renflement de
la roche.  Le jeune homme souffrait aussi du sol glissant, qui se
trempait de plus en plus.  Par moments, il traversait de véritables
mares, que le gâchis boueux des pieds révélait seul.  Mais ce qui
l'étonnait surtout, c'étaient les brusques changements de température.
En bas du puits, il faisait très frais, et dans la galerie de roulage,
par où passait tout l'air de la mine, soufflait un vent glacé, dont la
violence tournait à la tempête, entre les muraillements étroits.
Ensuite, à mesure qu'on s'enfonçait dans les autres voies, qui
recevaient seulement leur part disputée d'aérage, le vent tombait, la
chaleur croissait, une chaleur suffocante, d'une pesanteur de plomb.

Maheu n'avait plus ouvert la bouche.  Il prit à droite une nouvelle
galerie, en disant simplement à Étienne, sans se tourner:

--La veine Guillaume.

C'était la veine où se trouvait leur taille.  Dès les premières
enjambées, Étienne se meurtrit de la tête et des coudes.  Le toit en
pente descendait si bas, que, sur des longueurs de vingt et trente
mètres, il devait marcher cassé en deux.  L'eau arrivait aux
chevilles.  On fit ainsi deux cents mètres; et, tout d'un coup, il vit
disparaître Levaque, Zacharie et Catherine, qui semblaient s'être
envolés par une fissure mince, ouverte devant lui.

--Il faut monter, reprit Maheu.  Pendez votre lampe à une boutonnière,
et accrochez-vous aux bois.

Lui-même disparut.  Étienne dut le suivre.  Cette cheminée, laissée
dans la veine, était réservée aux mineurs et desservait toutes les
voies secondaires.  Elle avait l'épaisseur de la couche de charbon, à
peine soixante centimètres.  Heureusement, le jeune homme était mince,
car, maladroit encore, il s'y hissait avec une dépense inutile de
muscles, aplatissant les épaules et les hanches, avançant à la force
des poignets, cramponné aux bois.  Quinze mètres plus haut, on
rencontra la première voie secondaire; mais il fallut continuer, la
taille de Maheu et consorts était à la sixième voie, dans l'enfer,
ainsi qu'ils disaient; et, de quinze mètres en quinze mètres, les
voies se superposaient, la montée n'en finissait plus, à travers cette
fente qui raclait le dos et la poitrine.  Étienne râlait, comme si le
poids des roches lui eût broyé les membres, les mains arrachées, les
jambes meurtries, manquant d'air surtout, au point de sentir le sang
lui crever la peau.  Vaguement, dans une voie, il aperçut deux bêtes
accroupies, une petite, une grosse, qui poussaient des berlines:
c'étaient Lydie et la Mouquette, déjà au travail.  Et il lui restait à
grimper la hauteur de deux tailles! La sueur l'aveuglait, il
désespérait de rattraper les autres, dont il entendait les membres
agiles frôler le roc d'un long glissement.

--Courage, ça y est! dit la voix de Catherine.

Mais, comme il arrivait en effet, une autre voix cria du fond de la
taille:

--Eh bien! quoi donc? est-ce qu'on se fout du monde...? J'ai deux
kilomètres à faire de Montsou, et je suis là le premier!

C'était Chaval, un grand maigre de vingt-cinq ans, osseux, les traits
forts, qui se fâchait d'avoir attendu.  Lorsqu'il aperçut Étienne, il
demanda, avec une surprise de mépris:

--Qu'est-ce que c'est que ça?

Et, Maheu lui ayant conté l'histoire, il ajouta entre les dents:

--Alors, les garçons mangent le pain des filles!

Les deux hommes échangèrent un regard, allumé d'une de ces haines
d'instinct qui flambent subitement.  Étienne avait senti l'injure,
sans comprendre encore.  Un silence régna, tous se mettaient au
travail.  C'étaient enfin les veines peu à peu emplies, les tailles en
activité, à chaque étage, au bout de chaque voie.  Le puits dévorateur
avait avalé sa ration quotidienne d'hommes, près de sept cents
ouvriers, qui besognaient à cette heure dans cette fourmilière géante,
trouant la terre de toutes parts, la criblant ainsi qu'un vieux bois
piqué des vers.  Et, au milieu du silence lourd, de l'écrasement des
couches profondes, on aurait pu, l'oreille collée à la roche, entendre
le branle de ces insectes humains en marche, depuis le vol du câble
qui montait et descendait la cage d'extraction, jusqu'à la morsure des
outils entamant la houille, au fond des chantiers d'abattage.

Étienne, en se tournant, se trouva de nouveau serré contre Catherine.
Mais, cette fois, il devina les rondeurs naissantes de la gorge, il
comprit tout d'un coup cette tiédeur qui l'avait pénétré.

--Tu es donc une fille? murmura-t-il, stupéfait.

Elle répondit de son air gai, sans rougeur:

--Mais oui...  Vrai! tu y as mis le temps!

Les quatre haveurs venaient de s'allonger les uns au-dessus des
autres, sur toute la montée du front de taille.  Séparés par les
planches à crochets qui retenaient le charbon abattu, ils occupaient
chacun quatre mètres environ de la veine; et cette veine était si
mince, épaisse à peine en cet endroit de cinquante centimètres, qu'ils
se trouvaient là comme aplatis entre le toit et le mur, se traînant
des genoux et des coudes, ne pouvant se retourner sans se meurtrir les
épaules.  Ils devaient, pour attaquer la houille, rester couchés sur
le flanc, le cou tordu, les bras levés et brandissant de biais la
rivelaine, le pic à manche court.

En bas, il y avait d'abord Zacharie; Levaque et Chaval s'étageaient
au-dessus; et, tout en haut enfin, était Maheu.  Chacun havait le lit
de schiste, qu'il creusait à coups de rivelaine; puis, il pratiquait
deux entailles verticales dans la couche, et il détachait le bloc, en
enfonçant un coin de fer, à la partie supérieure.  La houille était
grasse, le bloc se brisait, roulait en morceaux le long du ventre et
des cuisses.  Quand ces morceaux, retenus par la planche, s'étaient
amassés sous eux, les haveurs disparaissaient, murés dans l'étroite
fente.

C'était Maheu qui souffrait le plus.  En haut, la température montait
jusqu'à trente-cinq degrés, l'air ne circulait pas, l'étouffement à la
longue devenait mortel.  Il avait dû, pour voir clair, fixer sa lampe
à un clou, près de sa tête; et cette lampe, qui chauffait son crâne,
achevait de lui brûler le sang.  Mais son supplice s'aggravait surtout
de l'humidité.  La roche, au-dessus de lui, à quelques centimètres de
son visage, ruisselait d'eau, de grosses gouttes continues et rapides,
tombant sur une sorte de rythme entêté, toujours à la même place.  Il
avait beau tordre le cou, renverser la nuque: elles battaient sa face,
s'écrasaient, claquaient sans relâche.  Au bout d'un quart d'heure, il
était trempé, couvert de sueur lui-même, fumant d'une chaude buée de
lessive.  Ce matin-là, une goutte, s'acharnant dans son oeil, le
faisait jurer.  Il ne voulait pas lâcher son havage, il donnait de
grands coups, qui le secouaient violemment entre les deux roches,
ainsi qu'un puceron pris entre deux feuillets d'un livre, sous la
menace d'un aplatissement complet.

Pas une parole n'était échangée.  Ils tapaient tous, on n'entendait
que ces coups irréguliers, voilés et comme lointains.  Les bruits
prenaient une sonorité rauque, sans un écho dans l'air mort.  Et il
semblait que les ténèbres fussent d'un noir inconnu, épaissi par les
poussières volantes du charbon, alourdi par des gaz qui pesaient sur
les yeux.  Les mèches des lampes, sous leurs chapeaux de toile
métallique, n'y mettaient que des points rougeâtres.  On ne
distinguait rien, la taille s'ouvrait, montait ainsi qu'une large
cheminée, plate et oblique, où la suie de dix hivers aurait amassé une
nuit profonde.  Des formes spectrales s'y agitaient, les lueurs
perdues laissaient entrevoir une rondeur de hanche, un bras noueux,
une tête violente, barbouillée comme pour un crime.  Parfois, en se
détachant, luisaient des blocs de houille, des pans et des arêtes,
brusquement allumés d'un reflet de cristal.  Puis, tout retombait au
noir, les rivelaines tapaient à grands coups sourds, il n'y avait plus
que le halètement des poitrines, le grognement de gêne et de fatigue,
sous la pesanteur de l'air et la pluie des sources.

Zacharie, les bras mous d'une noce de la veille, lâcha vite la besogne
en prétextant la nécessité de boiser, ce qui lui permettait de
s'oublier à siffler doucement, les yeux vagues dans l'ombre.  Derrière
les haveurs, près de trois mètres de la veine restaient vides, sans
qu'ils eussent encore pris la précaution de soutenir la roche,
insoucieux du danger et avares de leur temps.

--Eh! l'aristo! cria le jeune homme à Étienne, passe-moi des bois.

Étienne, qui apprenait de Catherine à manoeuvrer sa pelle, dut monter
des bois dans la taille.  Il y en avait de la veille une petite
provision.  Chaque matin, d'habitude, on les descendait tout coupés
sur la mesure de la couche.

--Dépêche-toi donc, sacrée flemme! reprit Zacharie, en voyant le
nouveau herscheur se hisser gauchement au milieu du charbon, les bras
embarrassés de quatre morceaux de chêne.

Il faisait, avec son pic, une entaille dans le toit, puis une autre
dans le mur; et il y calait les deux bouts du bois, qui étayait ainsi
la roche.  L'après-midi, les ouvriers de la coupe à terre prenaient
les déblais laissés au fond de la galerie par les haveurs, et
remblayaient les tranchées exploitées de la veine, où ils noyaient les
bois, en ne ménageant que la voie inférieure et la voie supérieure,
pour le roulage.

Maheu cessa de geindre.  Enfin, il avait détaché son bloc.  Il essuya
sur sa manche son visage ruisselant, il s'inquiéta de ce que Zacharie
était monté faire derrière lui.

--Laisse donc ça, dit-il.  Nous verrons après déjeuner...  Vaut mieux
abattre, si nous voulons avoir notre compte de berlines.

--C'est que, répondit le jeune homme, ça baisse.  Regarde, il y a une
gerçure.  J'ai peur que ça n'éboule.

Mais le père haussa les épaules.  Ah! ouiche! ébouler! Et puis, ce ne
serait pas la première fois, on s'en tirerait tout de même.  Il finit
par se fâcher, il renvoya son fils au front de taille.

Tous, du reste, se détiraient.  Levaque, resté sur le dos, jurait en
examinant son pouce gauche, que la chute d'un grès venait d'écorcher
au sang.  Chaval, furieusement, enlevait sa chemise, se mettait le
torse nu, pour avoir moins chaud.  Ils étaient déjà noirs de charbon,
enduits d'une poussière fine que la sueur délayait, faisait couler en
ruisseaux et en mares.  Et Maheu recommença le premier à taper, plus
bas, la tête au ras de la roche.  Maintenant, la goutte lui tombait
sur le front, si obstinée, qu'il croyait la sentir lui percer d'un
trou les os du crâne.

--Il ne faut pas faire attention, expliquait Catherine à Étienne.  Ils
gueulent toujours.

Et elle reprit sa leçon, en fille obligeante.  Chaque berline chargée
arrivait au jour telle qu'elle partait de la taille, marquée d'un
jeton spécial pour que le receveur pût la mettre au compte du
chantier.  Aussi devait-on avoir grand soin de l'emplir et de ne
prendre que le charbon propre: autrement, elle était refusée à la
recette.

Le jeune homme, dont les yeux s'habituaient à l'obscurité, la
regardait, blanche encore, avec son teint de chlorose; et il n'aurait
pu dire son âge, il lui donnait douze ans, tellement elle lui semblait
frêle.  Pourtant, il la sentait plus vieille, d'une liberté de garçon,
d'une effronterie naïve, qui le gênait un peu: elle ne lui plaisait
pas, il trouvait trop gamine sa tête blafarde de Pierrot, serrée aux
tempes par le béguin.  Mais ce qui l'étonnait, c'était la force de
cette enfant, une force nerveuse où il entrait beaucoup d'adresse.
Elle emplissait sa berline plus vite que lui, à petits coups de pelle
réguliers et rapides; elle la poussait ensuite jusqu'au plan incliné,
d'une seule poussée lente, sans accrocs, passant à l'aise sous les
roches basses.  Lui, se massacrait, déraillait, restait en détresse.

A la vérité, ce n'était point un chemin commode.  Il y avait une
soixantaine de mètres, de la taille au plan incliné; et la voie, que
les mineurs de la coupe à terre n'avaient pas encore élargie, était un
véritable boyau, de toit très inégal, renflé de continuelles bosses: à
certaines places, la berline chargée passait tout juste, le herscheur
devait s'aplatir, pousser sur les genoux, pour ne pas se fendre la
tête.  D'ailleurs, les bois pliaient et cassaient déjà.  On les
voyait, rompus au milieu, en longues déchirures pâles, ainsi que des
béquilles trop faibles.  Il fallait prendre garde de s'écorcher à ces
cassures; et, sous le lent écrasement qui faisait éclater des rondins
de chêne gros comme la cuisse, on se coulait à plat ventre, avec la
sourde inquiétude d'entendre brusquement craquer son dos.

--Encore! dit Catherine en riant.

La berline d'Étienne venait de dérailler, au passage le plus
difficile.  Il n'arrivait point à rouler droit, sur ces rails qui se
faussaient dans la terre humide; et il jurait, il s'emportait, se
battait rageusement avec les roues, qu'il ne pouvait, malgré des
efforts exagérés, remettre en place.

--Attends donc, reprit la jeune fille.  Si tu te fâches, jamais ça ne
marchera.

Adroitement, elle s'était glissée, avait enfoncé à reculons le
derrière sous la berline; et, d'une pesée des reins, elle la soulevait
et la replaçait.  Le poids était de sept cents kilogrammes.  Lui,
surpris, honteux, bégayait des excuses.

Il fallut qu'elle lui montrât à écarter les jambes, à s'arc-bouter les
pieds contre les bois, des deux côtés de la galerie, pour se donner
des points d'appui solides.  Le corps devait être penché, les bras
raidis, de façon à pousser de tous les muscles, des épaules et des
hanches.  Pendant un voyage, il la suivit, la regarda filer, la croupe
tendue, les poings si bas, qu'elle semblait trotter à quatre pattes,
ainsi qu'une de ces bêtes naines qui travaillent dans les cirques.
Elle suait, haletait, craquait des jointures, mais sans une plainte,
avec l'indifférence de l'habitude, comme si la commune misère était
pour tous de vivre ainsi ployé.  Et il ne parvenait pas à en faire
autant, ses souliers le gênaient, son corps se brisait, à marcher de
la sorte, la tête basse.  Au bout de quelques minutes, cette position
devenait un supplice, une angoisse intolérable, si pénible, qu'il se
mettait un instant à genoux, pour se redresser et respirer.

Puis, au plan incliné, c'était une corvée nouvelle.  Elle lui apprit à
emballer vivement sa berline.  En haut et en bas de ce plan, qui
desservait toutes les tailles, d'un accrochage à un autre, se trouvait
un galibot, le freineur en haut, le receveur en bas.  Ces vauriens de
douze à quinze ans se criaient des mots abominables; et, pour les
avertir, il fallait en hurler de plus violents.  Alors, dès qu'il y
avait une berline vide à remonter, le receveur donnait le signal, la
herscheuse emballait sa berline pleine, dont le poids faisait monter
l'autre, quand le freineur desserrait son frein.  En bas, dans la
galerie du fond, se formaient les trains que les chevaux roulaient
jusqu'au puits.

--Ohé! sacrées rosses! criait Catherine dans le plan, entièrement
boisé, long d'une centaine de mètres, qui résonnait comme un
porte-voix gigantesque.

Les galibots devaient se reposer, car ils ne répondaient ni l'un ni
l'autre.  A tous les étages, le roulage s'arrêta.  Une voix grêle de
fillette finit par dire:

--Y en a un sur la Mouquette, bien sûr!

Des rires énormes grondèrent, les herscheuses de toute la veine se
tenaient le ventre.

--Qui est-ce? demanda Étienne à Catherine.

Cette dernière lui nomma la petite Lydie, une galopine qui en savait
plus long et qui poussait sa berline aussi raide qu'une femme, malgré
ses bras de poupée.  Quant à la Mouquette, elle était bien capable
d'être avec les deux galibots à la fois.

Mais la voix du receveur monta, criant d'emballer.  Sans doute, un
porion passait en bas.  Le roulage reprit aux neuf étages, on
n'entendit plus que les appels réguliers des galibots et que
l'ébrouement des herscheuses arrivant au plan, fumantes comme des
juments trop chargées.  C'était le coup de bestialité qui soufflait
dans la fosse, le désir subit du mâle, lorsqu'un mineur rencontrait
une de ces filles à quatre pattes, les reins en l'air, crevant de ses
hanches sa culotte de garçon.

Et, à chaque voyage, Étienne retrouvait au fond l'étouffement de la
taille, la cadence sourde et brisée des rivelaines, les grands soupirs
douloureux des haveurs s'obstinant à leur besogne.  Tous les quatre
s'étaient mis nus, confondus dans la houille, trempés d'une boue noire
jusqu'au béguin.  Un moment, il avait fallu dégager Maheu qui râlait,
ôter les planches pour faire glisser le charbon sur la voie.  Zacharie
et Levaque s'emportaient contre la veine, qui devenait dure,
disaient-ils, ce qui allait rendre les conditions de leur marchandage
désastreuses.  Chaval se tournait, restait un instant sur le dos, à
injurier Étienne, dont la présence, décidément, l'exaspérait.

--Espèce de couleuvre! ça n'a pas la force d'une fille!...  Et veux-tu
remplir ta berline! Hein? c'est pour ménager tes bras...  Nom de Dieu!
je te retiens les dix sous, si tu nous en fais refuser une!

Le jeune homme évitait de répondre, trop heureux jusque-là d'avoir
trouvé ce travail de bagne, acceptant la brutale hiérarchie du
manoeuvre et du maître ouvrier.  Mais il n'allait plus, les pieds en
sang, les membres tordus de crampes atroces, le tronc serré dans une
ceinture de fer.  Heureusement, il était dix heures, le chantier se
décida à déjeuner.

Maheu avait une montre qu'il ne regarda même pas.  Au fond de cette
nuit sans astres, jamais il ne se trompait de cinq minutes.  Tous
remirent leur chemise et leur veste.  Puis, descendus de la taille,
ils s'accroupirent, les coudes aux flancs, les fesses sur leurs
talons, dans cette posture si habituelle aux mineurs, qu'ils la
gardent même hors de la mine, sans éprouver le besoin d'un pavé ou
d'une poutre pour s'asseoir.  Et chacun, ayant sorti son briquet,
mordait gravement à l'épaisse tranche, en lâchant de rares paroles sur
le travail de la matinée.  Catherine, demeurée debout, finit par
rejoindre Étienne, qui s'était allongé plus loin, en travers des
rails, le dos contre les bois.  Il y avait là une place à peu près
sèche.

--Tu ne manges pas? demanda-t-elle, la bouche pleine, son briquet à la
  main.

Puis, elle se rappela ce garçon errant dans la nuit, sans un sou, sans
un morceau de pain peut-être.

--Veux-tu partager avec moi?

Et, comme il refusait, en jurant qu'il n'avait pas faim, la voix
tremblante du déchirement de son estomac, elle continua gaiement:

--Ah! si tu es dégoûté!...  Mais, tiens! je n'ai mordu que de ce
côté-ci, je vais te donner celui-là.

Déjà, elle avait rompu les tartines en deux.  Le jeune homme, prenant
sa moitié, se retint pour ne pas la dévorer d'un coup; et il posait
les bras sur ses cuisses, afin qu'elle n'en vît point le frémissement.
De son air tranquille de bon camarade, elle venait de se coucher près
de lui, à plat ventre, le menton dans une main, mangeant de l'autre
avec lenteur.  Leurs lampes, entre eux, les éclairaient.

Catherine le regarda un moment en silence.  Elle devait le trouver
joli, avec son visage fin et ses moustaches noires.  Vaguement, elle
souriait de plaisir.

--Alors, tu es machineur, et on t'a renvoyé de ton chemin de fer...
Pourquoi?

--Parce que j'avais giflé mon chef.

Elle demeura stupéfaite, bouleversée dans ses idées héréditaires de
subordination, d'obéissance passive.

--Je dois dire que j'avais bu, continua-t-il, et quand je bois, cela
me rend fou, je me mangerais et je mangerais les autres...  Oui, je ne
peux pas avaler deux petits verres, sans avoir le besoin de manger un
homme...  Ensuite, je suis malade pendant deux jours.

--Il ne faut pas boire, dit-elle sérieusement.

--Ah! n'aie pas peur, je me connais!

Et il hochait la tête, il avait une haine de l'eau-de-vie, la haine du
dernier enfant d'une race d'ivrognes, qui souffrait dans sa chair de
toute cette ascendance trempée et détraquée d'alcool, au point que la
moindre goutte en était devenue pour lui un poison.

--C'est à cause de maman que ça m'ennuie d'avoir été mis à la rue,
dit-il après avoir avalé une bouchée.  Maman n'est pas heureuse, et je
lui envoyais de temps à autre une pièce de cent sous.

--Où est-elle donc, ta mère?

--A Paris...  Blanchisseuse, rue de la Goutte-d'Or.

Il y eut un silence.  Quand il pensait à ces choses, un vacillement
pâlissait ses yeux noirs, la courte angoisse de la lésion dont il
couvait l'inconnu, dans sa belle santé de jeunesse.  Un instant, il
resta les regards noyés au fond des ténèbres de la mine; et, à cette
profondeur, sous le poids et l'étouffement de la terre, il revoyait
son enfance, sa mère jolie encore et vaillante, lâchée par son père,
puis reprise après s'être mariée à un autre, vivant entre les deux
hommes qui la mangeaient, roulant avec eux au ruisseau, dans le vin,
dans l'ordure.  C'était là-bas, il se rappelait la rue, des détails
lui revenaient: le linge sale au milieu de la boutique, et des
ivresses qui empuantissaient la maison, et des gifles à casser les
mâchoires.

--Maintenant, reprit-il d'une voix lente, ce n'est pas avec trente
sous que je pourrai lui faire des cadeaux...  Elle va crever de
misère, c'est sûr.

Il eut un haussement d'épaules désespéré, il mordit de nouveau dans sa
tartine.

--Veux-tu boire? demanda Catherine qui débouchait sa gourde.  Oh!
c'est du café, ça ne te fera pas de mal...  On étouffe, quand on avale
comme ça.

Mais il refusa: c'était bien assez de lui avoir pris la moitié de son
pain.  Pourtant, elle insistait d'un air de bon coeur, elle finit par
dire:

--Eh bien! je bois avant toi, puisque tu es si poli...  Seulement, tu
ne peux plus refuser à présent, ce serait vilain.

Et elle lui tendit sa gourde.  Elle s'était relevée sur les genoux, il
la voyait tout près de lui, éclairée par les deux lampes.  Pourquoi
donc l'avait-il trouvée laide? Maintenant qu'elle était noire, la face
poudrée de charbon fin, elle lui semblait d'un charme singulier.  Dans
ce visage envahi d'ombre, les dents de la bouche trop grande
éclataient de blancheur, les yeux s'élargissaient, luisaient avec un
reflet verdâtre, pareils à des yeux de chatte.  Une mèche des cheveux
roux, qui s'était échappée du béguin, lui chatouillait l'oreille et la
faisait rire.  Elle ne paraissait plus si jeune, elle pouvait bien
avoir quatorze ans tout de même.

--Pour te faire plaisir, dit-il, en buvant et en lui rendant la
  gourde.

Elle avala une seconde gorgée, le força à en prendre une aussi,
voulant partager, disait-elle; et ce goulot mince, qui allait d'une
bouche à l'autre, les amusait.  Lui, brusquement, s'était demandé s'il
ne devait pas la saisir dans ses bras, pour la baiser sur les lèvres.
Elle avait de grosses lèvres d'un rose pâle, avivées par le charbon,
qui le tourmentaient d'une envie croissante.  Mais il n'osait pas,
intimidé devant elle, n'ayant eu à Lille que des filles, et de
l'espèce la plus basse, ignorant comment on devait s'y prendre avec
une ouvrière encore dans sa famille.

--Tu dois avoir quatorze ans alors? demanda-t-il, après s'être remis à
son pain.

Elle s'étonna, se fâcha presque.

--Comment! quatorze! mais j'en ai quinze!...  C'est vrai, je ne suis
pas grosse.  Les filles, chez nous, ne poussent guère vite.

Il continua à la questionner, elle disait tout, sans effronterie ni
honte.  Du reste, elle n'ignorait rien de l'homme ni de la femme, bien
qu'il la sentît vierge de corps, et vierge enfant, retardée dans la
maturité de son sexe par le milieu de mauvais air et de fatigue où
elle vivait.  Quand il revint sur la Mouquette, pour l'embarrasser,
elle conta des histoires épouvantables, la voix paisible, très égayée.
Ah! celle-là en faisait de belles! Et, comme il désirait savoir si
elle-même n'avait pas d'amoureux, elle répondit en plaisantant qu'elle
ne voulait pas contrarier sa mère, mais que cela arriverait forcément
un jour.  Ses épaules s'étaient courbées, elle grelottait un peu dans
le froid de ses vêtements trempés de sueur, la mine résignée et douce,
prête à subir les choses et les hommes.

--C'est qu'on en trouve, des amoureux, quand on vit tous ensemble,
n'est-ce pas?

--Bien sûr.

--Et puis, ça ne fait du mal à personne...  On ne dit rien au curé.

--Oh! le curé, je m'en fiche!...  Mais il y a l'Homme noir.

--Comment, l'Homme noir?

--Le vieux mineur qui revient dans la fosse et qui tord le cou aux
vilaines filles.

Il la regardait, craignant qu'elle ne se moquât de lui.

--Tu crois à ces bêtises, tu ne sais donc rien?

--Si fait, moi, je sais lire et écrire...  Ça rend service chez nous,
car du temps de papa et de maman, on n'apprenait pas.

Elle était décidément très gentille.  Quand elle aurait fini sa
tartine, il la prendrait et la baiserait sur ses grosses lèvres roses.
C'était une résolution de timide, une pensée de violence qui
étranglait sa voix.  Ces vêtements de garçon, cette veste et cette
culotte sur cette chair de fille, l'excitaient et le gênaient.  Lui,
avait avalé sa dernière bouchée.  Il but à la gourde, la lui rendit
pour qu'elle la vidât.  Maintenant, le moment d'agir était venu, et il
jetait un coup d'oeil inquiet vers les mineurs, au fond, lorsqu'une
ombre boucha la galerie.

Depuis un instant, Chaval, debout, les regardait de loin.  Il
s'avança, s'assura que Maheu ne pouvait le voir; et, comme Catherine
était restée à terre, sur son séant, il l'empoigna par les épaules,
lui renversa la tête, lui écrasa la bouche sous un baiser brutal,
tranquillement, en affectant de ne pas se préoccuper d'Étienne.  Il y
avait, dans ce baiser, une prise de possession, une sorte de décision
jalouse.

Cependant, la jeune fille s'était révoltée.

--Laisse-moi, entends-tu!

Il lui maintenait la tête, il la regardait au fond des yeux.  Ses
moustaches et sa barbiche rouges flambaient dans son visage noir, au
grand nez en bec d'aigle.  Et il la lâcha enfin, et il s'en alla, sans
dire un mot.

Un frisson avait glacé Étienne.  C'était stupide d'avoir attendu.
Certes, non, à présent, il ne l'embrasserait pas, car elle croirait
peut-être qu'il voulait faire comme l'autre.  Dans sa vanité blessée,
il éprouvait un véritable désespoir.

--Pourquoi as-tu menti? dit-il à voix basse.  C'est ton amoureux.

--Mais non, je te jure! cria-t-elle.  Il n'y a pas ça entre nous.  Des
fois, il veut rire...  Même qu'il n'est pas d'ici, voilà six mois
qu'il est arrivé du Pas-de-Calais.

Tous deux s'étaient levés, on allait se remettre au travail.  Quand
elle le vit si froid, elle parut chagrine.  Sans doute, elle le
trouvait plus joli que l'autre, elle l'aurait préféré peut-être.
L'idée d'une amabilité, d'une consolation la tracassait; et, comme le
jeune homme, étonné, examinait sa lampe qui brûlait bleue, avec une
large collerette pâle, elle tenta au moins de le distraire.

--Viens, que je te montre quelque chose, murmura-t-elle d'un air de
bonne amitié.

Lorsqu'elle l'eut mené au fond de la taille, elle lui fit remarquer
une crevasse, dans la houille.  Un léger bouillonnement s'en
échappait, un petit bruit, pareil à un sifflement d'oiseau.

--Mets ta main, tu sens le vent...  C'est du grisou.

Il resta surpris.  Ce n'était que ça, cette terrible chose qui faisait
tout sauter? Elle riait, elle disait qu'il y en avait beaucoup ce
jour-là, pour que la flamme des lampes fût si bleue.

--Quand vous aurez fini de bavarder, fainéants! cria la rude voix de
  Maheu.

Catherine et Étienne se hâtèrent de remplir leurs berlines et les
poussèrent au plan incliné, l'échine raidie, rampant sous le toit
bossué de la voie.  Dès le second voyage, la sueur les inondait et
leurs os craquaient de nouveau.

Dans la taille, le travail des haveurs avait repris.  Souvent, ils
abrégeaient le déjeuner, pour ne pas se refroidir; et leurs briquets,
mangés ainsi loin du soleil, avec une voracité muette, leur
chargeaient de plomb l'estomac.  Allongés sur le flanc, ils tapaient
plus fort, ils n'avaient que l'idée fixe de compléter un gros nombre
de berlines.  Tout disparaissait dans cette rage du gain disputé si
rudement.  Ils cessaient de sentir l'eau qui ruisselait et enflait
leurs membres, les crampes des attitudes forcées, l'étouffement des
ténèbres, où ils blêmissaient ainsi que des plantes mises en cave.
Pourtant, à mesure que la journée s'avançait, l'air s'empoisonnait
davantage, se chauffait de la fumée des lampes, de la pestilence des
haleines, de l'asphyxie du grisou, gênant sur les yeux comme des
toiles d'araignée, et que devait seul balayer l'aérage de la nuit.
Eux, au fond de leur trou de taupe, sous le poids de la terre, n'ayant
plus de souffle dans leurs poitrines embrasées, tapaient toujours.

Maheu, sans regarder à sa montre laissée dans sa veste, s'arrêta et
dit:

--Bientôt une heure...  Zacharie, est-ce fait?

Le jeune homme boisait depuis un instant.  Au milieu de sa besogne, il
était resté sur le dos, les yeux vagues, rêvassant aux parties de
crosse qu'il avait faites la veille.  Il s'éveilla, il répondit:

--Oui, ça suffira, on verra demain.

Et il retourna prendre sa place à la taille.  Levaque et Chaval, eux
aussi, lâchaient la rivelaine.  Il y eut un repos.  Tous s'essuyaient
le visage sur leurs bras nus, en regardant la roche du toit, dont les
masses schisteuses se fendillaient.  Ils ne causaient guère que de
leur travail.

--Encore une chance, murmura Chaval, d'être tombé sur des terres qui
déboulent!...  Ils n'ont pas tenu compte de ça, dans le marchandage.

--Des filous! grogna Levaque.  Ils ne cherchent qu'à nous foutre
  dedans.

Zacharie se mit à rire.  Il se fichait du travail et du reste, mais ça
l'amusait d'entendre empoigner la Compagnie.  De son air placide,
Maheu expliqua que la nature des terrains changeait tous les vingt
mètres.  Il fallait être juste, on ne pouvait rien prévoir.  Puis, les
deux autres continuant à déblatérer contre les chefs, il devint
inquiet, il regarda autour de lui.

--Chut! en voilà assez!

--Tu as raison, dit Levaque, qui baissa également la voix.  C'est
  malsain.

Une obsession des mouchards les hantait, même à cette profondeur,
comme si la houille des actionnaires, encore dans la veine, avait eu
des oreilles.

--N'empêche, ajouta très haut Chaval d'un air de défi, que si ce
cochon de Dansaert me parle sur le ton de l'autre jour, je lui colle
une brique dans le ventre...  Je ne l'empêche pas, moi, de se payer
les blondes qui ont la peau fine.

Cette fois, Zacharie éclata.  Les amours du maître-porion et de la
Pierronne étaient la continuelle plaisanterie de la fosse.  Catherine
elle-même, appuyée sur sa pelle, en bas de la taille, se tint les
côtes et mit d'une phrase Étienne au courant; tandis que Maheu se
fâchait, pris d'une peur qu'il ne cachait plus.

--Hein? tu vas te taire!...  Attends d'être tout seul, si tu veux
qu'il t'arrive du mal.

Il parlait encore, lorsqu'un bruit de pas vint de la galerie
supérieure.  Presque aussitôt, l'ingénieur de la fosse, le petit
Négrel, comme les ouvriers le nommaient entre eux, parut en haut de la
taille, accompagné de Dansaert, le maître-porion.

--Quand je le disais! murmura Maheu.  Il y en a toujours là, qui
sortent de la terre.

Paul Négrel, neveu de M. Hennebeau, était un garçon de vingt-six ans,
mince et joli, avec des cheveux frisés et des moustaches brunes.  Son
nez pointu, ses yeux vifs, lui donnaient un air de furet aimable,
d'une intelligence sceptique, qui se changeait en une autorité
cassante, dans ses rapports avec les ouvriers.  Il était vêtu comme
eux, barbouillé comme eux de charbon; et, pour les réduire au respect,
il montrait un courage à se casser les os, passant par les endroits
les plus difficiles, toujours le premier sous les éboulements et dans
les coups de grisou.

--Nous y sommes, n'est-ce pas? Dansaert, demanda-t-il.

Le maître-porion, un Belge à face épaisse, au gros nez sensuel,
répondit avec une politesse exagérée:

--Oui, monsieur Négrel...  Voici l'homme qu'on a embauché ce matin.

Tous deux s'étaient laissés glisser au milieu de la taille.  On fit
monter Étienne.  L'ingénieur leva sa lampe, le regarda, sans le
questionner.

--C'est bon, dit-il enfin.  Je n'aime guère qu'on ramasse des inconnus
sur les routes...  Surtout, ne recommencez pas.

Et il n'écouta point les explications qu'on lui donnait, les
nécessités du travail, le désir de remplacer les femmes par des
garçons, pour le roulage.  Il s'était mis à étudier le toit, pendant
que les haveurs reprenaient leurs rivelaines.  Tout d'un coup, il
s'écria:

--Dites donc, Maheu, est-ce que vous vous fichez du monde!...  Vous
allez tous y rester, nom d'un chien!

--Oh! c'est solide, répondit tranquillement l'ouvrier.

--Comment! solide!...  Mais la roche tasse déjà, et vous plantez des
bois à plus de deux mètres, d'un air de regret! Ah! vous êtes bien
tous les mêmes, vous vous laisseriez aplatir le crâne, plutôt que de
lâcher la veine, pour mettre au boisage le temps voulu!...  Je vous
prie de m'étayer ça sur-le-champ.  Doublez les bois, entendez-vous!

Et, devant le mauvais vouloir des mineurs qui discutaient, en disant
qu'ils étaient bons juges de leur sécurité, il s'emporta.

--Allons donc! quand vous aurez la tête broyée, est-ce que c'est vous
qui en supporterez les conséquences? Pas du tout! ce sera la
Compagnie, qui devra vous faire des pensions, à vous ou à vos
femmes...  Je vous répète qu'on vous connaît: pour avoir deux berlines
de plus le soir, vous donneriez vos peaux.

Maheu, malgré la colère dont il était peu à peu gagné, dit encore
posément:

--Si l'on nous payait assez, nous boiserions mieux.

L'ingénieur haussa les épaules, sans répondre.  Il avait achevé de
descendre le long de la taille, il conclut seulement d'en bas:

--Il vous reste une heure, mettez-vous tous à la besogne; et je vous
avertis que le chantier a trois francs d'amende.

Un sourd grognement des haveurs accueillit ces paroles.  La force de
la hiérarchie les retenait seule, cette hiérarchie militaire qui, du
galibot au maître-porion, les courbait les uns sous les autres.
Chaval et Levaque pourtant eurent un geste furieux, tandis que Maheu
les modérait du regard et que Zacharie haussait gouailleusement les
épaules.  Mais Étienne était peut-être le plus frémissant.  Depuis
qu'il se trouvait au fond de cet enfer, une révolte lente le
soulevait.  Il regarda Catherine résignée, l'échine basse.  Était-ce
possible qu'on se tuât à une si dure besogne, dans ces ténèbres
mortelles, et qu'on n'y gagnât même pas les quelques sous du pain
quotidien?

Cependant, Négrel s'en allait avec Dansaert, qui s'était contenté
d'approuver d'un mouvement continu de la tête.  Et leurs voix, de
nouveau, s'élevèrent: ils venaient de s'arrêter encore, ils
examinaient le boisage de la galerie, dont les haveurs avaient
l'entretien sur une longueur de dix mètres, en arrière de la taille.

--Quand je vous dis qu'ils se fichent du monde! criait l'ingénieur.
Et vous, nom d'un chien! vous ne surveillez donc pas?

--Mais si, mais si, balbutiait le maître-porion.  On est las de leur
répéter les choses.

Négrel appela violemment:

--Maheu! Maheu!

Tous descendirent.  Il continuait:

--Voyez ça, est-ce que ça tient?...  C'est bâti comme quatre sous.
Voilà un chapeau que les moutons ne portent déjà plus, tellement on
l'a posé à la hâte...  Pardi! je comprends que le raccommodage nous
coûte si cher.  N'est-ce pas? pourvu que ça dure tant que vous en avez
la responsabilité! Et puis tout casse, et la Compagnie est forcée
d'avoir une armée de raccommodeurs...  Regardez un peu là-bas, c'est
un vrai massacre.

Chaval voulut parler, mais il le fit taire.

--Non, je sais ce que vous allez dire encore.  Qu'on vous paie
davantage, hein? Eh bien! je vous préviens que vous forcerez la
Direction à faire une chose: oui, on vous paiera le boisage à part, et
l'on réduira proportionnellement le prix de la berline.  Nous verrons
si vous y gagnerez...  En attendant, reboisez-moi ça tout de suite.
Je passerai demain.

Et, dans le saisissement causé par sa menace, il s'éloigna.  Dansaert,
si humble devant lui, resta en arrière quelques secondes, pour dire
brutalement aux ouvriers:

--Vous me faites empoigner, vous autres...  Ce n'est pas trois francs
d'amende que je vous flanquerai, moi! Prenez garde!

Alors, quand il fut parti, Maheu éclata à son tour.

--Nom de Dieu! ce qui n'est pas juste n'est pas juste.  Moi, j'aime
qu'on soit calme, parce que c'est la seule façon de s'entendre; mais,
à la fin, ils vous rendraient enragés...  Avez-vous entendu? la
berline baissée, et le boisage à part! encore une façon de nous payer
moins!...  Nom de Dieu de nom de Dieu!

Il cherchait quelqu'un sur qui tomber, lorsqu'il aperçut Catherine et
Étienne, les bras ballants.

--Voulez-vous bien me donner des bois! Est-ce que ça vous regarde?...
Je vas vous allonger mon pied quelque part.

Étienne alla se charger, sans rancune de cette rudesse, si furieux
lui-même contre les chefs, qu'il trouvait les mineurs trop bons
enfants.

Du reste, Levaque et Chaval s'étaient soulagés en gros mots.  Tous,
même Zacharie, boisaient rageusement.  Pendant près d'une demi-heure,
on n'entendit que le craquement des bois, calés à coups de masse.  Ils
n'ouvraient plus la bouche, ils soufflaient, s'exaspéraient contre la
roche, qu'ils auraient bousculée et remontée d'un renfoncement
d'épaules, s'ils l'avaient pu.

--En voilà assez! dit enfin Maheu, brisé de colère et de fatigue.  Une
heure et demie...  Ah! une propre journée, nous n'aurons pas cinquante
sous!...  Je m'en vais, ça me dégoûte.

Bien qu'il y eût encore une demi-heure de travail, il se rhabilla.
Les autres l'imitèrent.  La vue seule de la taille les jetait hors
d'eux.  Comme la herscheuse s'était remise au roulage, ils
l'appelèrent en s'irritant de son zèle: si le charbon avait des pieds,
il sortirait tout seul.  Et les six, leurs outils sous le bras,
partirent, ayant à refaire les deux kilomètres, retournant au puits
par la route du matin.

Dans la cheminée, Catherine et Étienne s'attardèrent, tandis que les
haveurs glissaient jusqu'en bas.  C'était une rencontre, la petite
Lydie, arrêtée au milieu d'une voie pour les laisser passer, et qui
leur racontait une disparition de la Mouquette, prise d'un tel
saignement de nez, que depuis une heure elle était allée se tremper la
figure quelque part, on ne savait pas où.  Puis, quand ils la
quittèrent, l'enfant poussa de nouveau sa berline, éreintée, boueuse,
raidissant ses bras et ses jambes d'insecte, pareille à une maigre
fourmi noire en lutte contre un fardeau trop lourd.  Eux, dévalaient
sur le dos, aplatissaient leurs épaules, de peur de s'arracher la peau
du front; et ils filaient si raide, le long de la roche polie par tous
les derrières des chantiers, qu'ils devaient, de temps à autre, se
retenir aux bois, pour que leurs fesses ne prissent pas feu,
disaient-ils en plaisantant.

En bas, ils se trouvèrent seuls.  Des étoiles rouges disparaissaient
au loin, à un coude de la galerie.  Leur gaieté tomba, ils se mirent
en marche d'un pas lourd de fatigue, elle devant, lui derrière.  Les
lampes charbonnaient, il la voyait à peine, noyée d'une sorte de
brouillard fumeux; et l'idée qu'elle était une fille lui causait un
malaise, parce qu'il se sentait bête de ne pas l'embrasser, et que le
souvenir de l'autre l'en empêchait.  Assurément, elle lui avait menti:
l'autre était son amant, ils couchaient ensemble sur tous les tas
d'escaillage, car elle avait déjà le déhanchement d'une gueuse.  Sans
raison, il la boudait, comme si elle l'eût trompé.  Elle pourtant, à
chaque minute, se tournait, l'avertissait d'un obstacle, semblait
l'inviter à être aimable.  On était si perdu, on aurait si bien pu
rire en bons amis! Enfin, ils débouchèrent dans la galerie de roulage,
ce fut pour lui un soulagement à l'indécision dont il souffrait;
tandis qu'elle, une dernière fois, eut un regard attristé, le regret
d'un bonheur qu'ils ne retrouveraient plus.

Maintenant, autour d'eux, la vie souterraine grondait, avec le
continuel passage des porions, le va-et-vient des trains, emportés au
trot des chevaux.  Sans cesse, des lampes étoilaient la nuit.  Ils
devaient s'effacer contre la roche, laisser la voie à des ombres
d'hommes et de bêtes, dont ils recevaient l'haleine au visage.
Jeanlin, courant pieds nus derrière son train, leur cria une
méchanceté qu'ils n'entendirent pas, dans le tonnerre des roues.  Ils
allaient toujours, elle silencieuse à présent, lui ne reconnaissant
pas les carrefours ni les rues du matin, s'imaginant qu'elle le
perdait de plus en plus sous la terre; et ce dont il souffrait
surtout, c'était du froid, un froid grandissant qui l'avait pris au
sortir de la taille, et qui le faisait grelotter davantage, à mesure
qu'il se rapprochait du puits.  Entre les muraillements étroits, la
colonne d'air soufflait de nouveau en tempête.  Il désespérait
d'arriver jamais, lorsque, brusquement, ils se trouvèrent dans la
salle de l'accrochage.

Chaval leur jeta un regard oblique, la bouche froncée de méfiance.
Les autres étaient là, en sueur, dans le courant glacé, muets comme
lui, ravalant des grondements de colère.  Ils arrivaient trop tôt, on
refusait de les remonter avant une demi-heure, d'autant plus qu'on
faisait des manoeuvres compliquées, pour la descente d'un cheval.  Les
chargeurs emballaient encore des berlines, avec un bruit assourdissant
de ferrailles remuées, et les cages s'envolaient, disparaissaient dans
la pluie battante qui tombait du trou noir.  En bas, le bougnou, un
puisard de dix mètres, empli de ce ruissellement, exhalait lui aussi
son humidité vaseuse.  Des hommes tournaient sans cesse autour du
puits, tiraient les cordes des signaux, pesaient sur les bras des
leviers, au milieu de cette poussière d'eau dont leurs vêtements se
trempaient.  La clarté rougeâtre des trois lampes à feu libre,
découpant de grandes ombres mouvantes, donnait à cette salle
souterraine un air de caverne scélérate, quelque forge de bandits,
voisine d'un torrent.

Maheu tenta un dernier effort.  Il s'approcha de Pierron, qui avait
pris son service à six heures.

--Voyons, tu peux bien nous laisser monter.

Mais le chargeur, un beau garçon, aux membres forts et au visage doux,
refusa d'un geste effrayé.

--Impossible, demande au porion...  On me mettrait à l'amende.

De nouveaux grondements furent étouffés.  Catherine se pencha, dit à
l'oreille d'Étienne:

--Viens donc voir l'écurie.  C'est là qu'il fait bon!

Et ils durent s'échapper sans être vus, car il était défendu d'y
aller.  Elle se trouvait à gauche, au bout d'une courte galerie.
Longue de vingt-cinq mètres, haute de quatre, taillée dans le roc et
voûtée en briques, elle pouvait contenir vingt chevaux.  Il y faisait
bon en effet, une bonne chaleur de bêtes vivantes, une bonne odeur de
litière fraîche, tenue proprement.  L'unique lampe avait une lueur
calme de veilleuse.  Des chevaux au repos tournaient la tête, avec
leurs gros yeux d'enfants, puis se remettaient à leur avoine, sans
hâte, en travailleurs gras et bien portants, aimés de tout le monde.

Mais, comme Catherine lisait à voix haute les noms, sur les plaques de
zinc, au-dessus des mangeoires, elle eut un léger cri, en voyant un
corps se dresser brusquement devant elle.  C'était la Mouquette,
effarée, qui sortait d'un tas de paille, où elle dormait.  Le lundi,
lorsqu'elle était trop lasse des farces du dimanche, elle se donnait
un violent coup de poing sur le nez, quittait sa taille sous le
prétexte d'aller chercher de l'eau, et venait s'enfouir là, avec les
bêtes, dans la litière chaude.  Son père, d'une grande faiblesse pour
elle, la tolérait, au risque d'avoir des ennuis.

Justement, le père Mouque entra, court, chauve, ravagé, mais resté
gros quand même, ce qui était rare chez un ancien mineur de cinquante
ans.  Depuis qu'on en avait fait un palefrenier, il chiquait à un tel
point, que ses gencives saignaient dans sa bouche noire.  En
apercevant les deux autres avec sa fille, il se fâcha.

--Qu'est-ce que vous fichez là, tous? Allons, houp! bougresses qui
m'amenez un homme ici!...  C'est propre de venir faire vos saletés
dans ma paille.

Mouquette trouvait ça drôle, se tenait le ventre.  Mais Étienne, gêné,
s'en alla, tandis que Catherine lui souriait.  Comme tous trois
retournaient à l'accrochage, Bébert et Jeanlin y arrivaient aussi,
avec un train de berlines.  Il y eut un arrêt pour la manoeuvre des
cages, et la jeune fille s'approcha de leur cheval, le caressa de la
main, en parlant de lui à son compagnon.  C'était Bataille, le doyen
de la mine, un cheval blanc qui avait dix ans de fond.  Depuis dix
ans, il vivait dans ce trou, occupant le même coin de l'écurie,
faisant la même tâche le long des galeries noires, sans avoir jamais
revu le jour.  Très gras, le poil luisant, l'air bonhomme, il semblait
y couler une existence de sage, à l'abri des malheurs de là-haut.  Du
reste, dans les ténèbres, il était devenu d'une grande malignité.  La
voie où il travaillait avait fini par lui être si familière, qu'il
poussait de la tête les portes d'aérage, et qu'il se baissait, afin de
ne pas se cogner, aux endroits trop bas.  Sans doute aussi il comptait
ses tours, car lorsqu'il avait fait le nombre réglementaire de
voyages, il refusait d'en recommencer un autre, on devait le
reconduire à sa mangeoire.  Maintenant, l'âge venait, ses yeux de chat
se voilaient parfois d'une mélancolie.  Peut-être revoyait-il
vaguement, au fond de ses rêvasseries obscures, le moulin où il était
né, près de Marchiennes, un moulin planté sur le bord de la Scarpe,
entouré de larges verdures, toujours éventé par le vent.  Quelque
chose brûlait en l'air, une lampe énorme, dont le souvenir exact
échappait à sa mémoire de bête.  Et il restait la tête basse,
tremblant sur ses vieux pieds, faisant d'inutiles efforts pour se
rappeler le soleil.

Cependant, les manoeuvres continuaient dans le puits, le marteau des
signaux avait tapé quatre coups, on descendait le cheval; et c'était
toujours une émotion, car il arrivait parfois que la bête, saisie
d'une telle épouvante, débarquait morte.  En haut, lié dans un filet,
il se débattait éperdument; puis, dès qu'il sentait le sol manquer
sous lui, il restait comme pétrifié, il disparaissait sans un
frémissement de la peau, l'oeil agrandi et fixe.  Celui-ci étant trop
gros pour passer entre les guides, on avait dû, en l'accrochant
au-dessous de la cage, lui rabattre et lui attacher la tête sur le
flanc.  La descente dura près de trois minutes, on ralentissait la
machine par précaution.  Aussi, en bas, l'émotion grandissait-elle.
Quoi donc? Est-ce qu'on allait le laisser en route, pendu dans le
noir? Enfin, il parut, avec son immobilité de pierre, son oeil fixe,
dilaté de terreur.  C'était un cheval bai, de trois ans à peine, nommé
Trompette.

--Attention! criait le père Mouque, chargé de le recevoir.  Amenez-le,
ne le détachez pas encore.

Bientôt, Trompette fut couché sur les dalles de fonte, comme une
masse.  Il ne bougeait toujours pas, il semblait dans le cauchemar de
ce trou obscur, infini, de cette salle profonde, retentissante de
vacarme.  On commençait à le délier, lorsque Bataille, dételé depuis
un instant, s'approcha, allongea le cou pour flairer ce compagnon, qui
tombait ainsi de la terre.  Les ouvriers élargirent le cercle en
plaisantant.  Eh bien! quelle bonne odeur lui trouvait-il? Mais
Bataille s'animait, sourd aux moqueries.  Il lui trouvait sans doute
la bonne odeur du grand air, l'odeur oubliée du soleil dans les
herbes.  Et il éclata tout à coup d'un hennissement sonore, d'une
musique d'allégresse, où il semblait y avoir l'attendrissement d'un
sanglot.  C'était la bienvenue, la joie de ces choses anciennes dont
une bouffée lui arrivait, la mélancolie de ce prisonnier de plus qui
ne remonterait que mort.

--Ah! cet animal de Bataille! criaient les ouvriers, égayés par ces
farces de leur favori.  Le voilà qui cause avec le camarade.

Trompette, délié, ne bougeait toujours pas.  Il demeurait sur le
flanc, comme s'il eût continué à sentir le filet l'étreindre, garrotté
par la peur.  Enfin, on le mit debout d'un coup de fouet, étourdi, les
membres secoués d'un grand frisson.  Et le père Mouque emmena les deux
bêtes qui fraternisaient.

--Voyons, y sommes-nous, à présent? demanda Maheu.

Il fallait débarrasser les cages, et du reste dix minutes manquaient
encore pour l'heure de la remonte.  Peu à peu, les chantiers se
vidaient, des mineurs revenaient de toutes les galeries.  Il y avait
déjà là une cinquantaine d'hommes, mouillés et grelottants, sous les
fluxions de poitrine qui soufflaient de partout.  Pierron, malgré son
visage doucereux, gifla sa fille Lydie, parce qu'elle avait quitté la
taille avant l'heure.  Zacharie pinçait sournoisement la Mouquette,
histoire de se réchauffer.  Mais le mécontentement grandissait, Chaval
et Levaque racontaient la menace de l'ingénieur, la berline baissée de
prix, le boisage payé à part; et des exclamations accueillaient ce
projet, une rébellion germait dans ce coin étroit, à près de six cents
mètres sous la terre.  Bientôt, les voix ne se continrent plus, ces
hommes souillés de charbon, glacés par l'attente, accusèrent la
Compagnie de tuer au fond une moitié de ses ouvriers, et de faire
crever l'autre moitié de faim.  Étienne écoutait, frémissant.

--Dépêchons! dépêchons! répétait aux chargeurs le porion Richomme.

Il hâtait la manoeuvre pour la remonte, ne voulant point sévir,
faisant semblant de ne pas entendre.  Cependant, les murmures
devenaient tels, qu'il fut forcé de s'en mêler.  Derrière lui, on
criait que ça ne durerait pas toujours et qu'un beau matin la boutique
sauterait.

--Toi qui es raisonnable, dit-il à Maheu, fais-les donc taire.  Quand
on n'est pas les plus forts, on doit être les plus sages.

Mais Maheu, qui se calmait et finissait par s'inquiéter, n'eut point à
intervenir.  Soudain, les voix tombèrent: Négrel et Dansaert, revenant
de leur inspection, débouchaient d'une galerie, en sueur aussi tous
les deux.  L'habitude de la discipline fit ranger les hommes, tandis
que l'ingénieur traversait le groupe, sans une parole.  Il se mit dans
une berline, le maître-porion dans une autre; on tira cinq fois le
signal, sonnant à la grosse viande, comme on disait pour les chefs; et
la cage fila en l'air, au milieu d'un silence morne.

Dans la cage qui le remontait, tassé avec quatre autres, Étienne
résolut de reprendre sa course affamée, le long des routes.  Autant
valait-il crever tout de suite que de redescendre au fond de cet
enfer, pour n'y pas même gagner son pain.  Catherine, enfournée
au-dessus de lui, n'était plus là, contre son flanc, d'une bonne
chaleur engourdissante.  Et il aimait mieux ne pas songer à des
bêtises, et s'éloigner; car, avec son instruction plus large, il ne se
sentait point la résignation de ce troupeau, il finirait par étrangler
quelque chef.

Brusquement, il fut aveuglé.  La remonte venait d'être si rapide,
qu'il restait ahuri du grand jour, les paupières battantes dans cette
clarté dont il s'était déshabitué déjà.  Ce n'en fut pas moins un
soulagement pour lui, de sentir la cage retomber sur les verrous.  Un
moulineur ouvrait la porte, le flot des ouvriers sautait des berlines.

--Dis donc, Mouquet, murmura Zacharie à l'oreille du moulineur,
filons-nous au Volcan, ce soir?

Le Volcan était un café-concert de Montsou.  Mouquet cligna l'oeil
gauche, avec un rire silencieux qui lui fendait les mâchoires.  Petit
et gros comme son père, il avait le nez effronté d'un gaillard qui
mangeait tout, sans nul souci du lendemain.  Justement, la Mouquette
sortait à son tour, et il lui allongea une claque formidable sur les
reins, par tendresse fraternelle.

Étienne reconnaissait à peine la haute nef de la recette, qu'il avait
vue inquiétante, dans les lueurs louches des lanternes.  Ce n'était
que nu et sale.  Un jour terreux entrait par les fenêtres
poussiéreuses.  Seule, la machine luisait, là-bas, avec ses cuivres;
les câbles d'acier, enduits de graisse, filaient comme des rubans
trempés d'encre; et les molettes en haut, l'énorme charpente qui les
supportait, les cages, les berlines, tout ce métal prodigué
assombrissait la salle de leur gris dur de vieilles ferrailles.  Sans
relâche, le grondement des roues ébranlait les dalles de fonte; tandis
que, de la houille ainsi promenée, montait une fine poudre de charbon,
qui poudrait à noir le sol, les murs, jusqu'aux solives du beffroi.

Mais Chaval, ayant donné un coup d'oeil au tableau des jetons, dans le
petit bureau vitré du receveur, revint furieux.  Il avait constaté
qu'on leur refusait deux berlines, l'une parce qu'elle ne contenait
pas la quantité réglementaire, l'autre parce que la houille en était
malpropre.

--La journée est complète, cria-t-il.  Encore vingt sous de moins!...
Aussi est-ce qu'on devrait prendre des fainéants, qui se servent de
leurs bras comme un cochon de sa queue!

Et son regard oblique, dirigé sur Étienne, complétait sa pensée.
Celui-ci fut tenté de répondre à coups de poing.  Puis, il se demanda
à quoi bon, puisqu'il partait.  Cela le décidait absolument.

--On ne peut pas bien faire le premier jour, dit Maheu pour mettre la
paix.  Demain, il fera mieux.

Tous n'en restaient pas moins aigris, agités d'un besoin de querelle.
Comme ils passaient à la lampisterie rendre leurs lampes, Levaque
s'empoigna avec le lampiste, qu'il accusait de mal nettoyer la sienne.
Ils ne se détendirent un peu que dans la baraque, où le feu brûlait
toujours.  Même on avait dû trop le charger, car le poêle était rouge,
la vaste pièce sans fenêtre semblait en flammes, tellement les reflets
du brasier saignaient sur les murs.  Et ce furent des grognements de
joie, tous les dos se rôtissaient à distance, fumaient ainsi que des
soupes.  Quand les reins brûlaient, on se cuisait le ventre.  La
Mouquette, tranquillement, avait rabattu sa culotte pour sécher sa
chemise.  Des garçons blaguaient, on éclata de rire, parce qu'elle
leur montra tout à coup son derrière, ce qui était chez elle l'extrême
expression du dédain.

--Je m'en vais, dit Chaval qui avait serré ses outils dans sa caisse.

Personne ne bougea.  Seule, Mouquette se hâta, s'échappa derrière lui,
sous le prétexte qu'ils rentraient l'un et l'autre à Montsou.  Mais on
continuait de plaisanter, on savait qu'il ne voulait plus d'elle.

Catherine, cependant, préoccupée, venait de parler bas à son père.
Celui-ci s'étonna, puis il approuva d'un hochement de tête; et,
appelant Étienne pour lui rendre son paquet:

--Écoutez donc, murmura-t-il, si vous n'avez pas le sou, vous aurez le
temps de crever avant la quinzaine...  Voulez-vous que je tâche de
vous trouver du crédit quelque part?

Le jeune homme resta un instant embarrassé.  Justement, il allait
réclamer ses trente sous et partir.  Mais une honte le retint devant
la jeune fille.  Elle le regardait fixement, peut-être croirait-elle
qu'il boudait le travail.

--Vous savez, je ne vous promets rien, continua Maheu.  Nous en serons
quittes pour un refus.

Alors, Étienne ne dit pas non.  On refuserait.  Du reste, ça ne
l'engageait point, il pourrait toujours s'éloigner, après avoir mangé
un morceau.  Puis, il fut mécontent de n'avoir pas dit non, en voyant
la joie de Catherine, un joli rire, un regard d'amitié, heureuse de
lui être venue en aide.  A quoi bon tout cela?

Quand ils eurent repris leurs sabots et fermé leurs cases, les Maheu
quittèrent la baraque, à la queue des camarades qui s'en allaient un à
un, dès qu'ils s'étaient réchauffés.  Étienne les suivit, Levaque et
son gamin se mirent de la bande.  Mais, comme ils traversaient le
criblage, une scène violente les arrêta.

C'était dans un vaste hangar, aux poutres noires de poussière envolée,
aux grandes persiennes d'où soufflait un continuel courant d'air.  Les
berlines de houille arrivaient directement de la recette, étaient
versées ensuite par des culbuteurs sur les trémies, de longues
glissières de tôle; et, à droite et à gauche de ces dernières, les
cribleuses, montées sur des gradins, armées de la pelle et du râteau,
ramassaient les pierres, poussaient le charbon propre, qui tombait
ensuite par des entonnoirs dans les wagons de la voie ferrée, établie
sous le hangar.

Philomène Levaque se trouvait là, mince et pâle, d'une figure
moutonnière de fille crachant le sang.  La tête protégée d'un lambeau
de laine bleue, les mains et les bras noirs jusqu'aux coudes, elle
triait au-dessous d'une vieille sorcière, la mère de la Pierronne, la
Brûlé ainsi qu'on la nommait, terrible avec ses yeux de chat-huant et
sa bouche serrée comme la bourse d'un avare.  Elles s'empoignaient
toutes les deux, la jeune accusant la vieille de lui ratisser ses
pierres, à ce point qu'elle n'en faisait pas un panier en dix minutes.
On les payait au panier, c'étaient des querelles sans cesse
renaissantes.  Les chignons volaient, les mains restaient marquées en
noir sur les faces rouges.

--Fous-lui donc un renfoncement! cria d'en haut Zacharie à sa
  maîtresse.

Toutes les cribleuses éclatèrent.  Mais la Brûlé se jeta hargneusement
sur le jeune homme.

--Dis donc, saleté! tu ferais mieux de reconnaître les deux gosses
dont tu l'as emplie!...  S'il est permis, une bringue de dix-huit ans,
qui ne tient pas debout!

Maheu dut empêcher son fils de descendre, pour voir un peu, disait-il,
la couleur de sa peau, à cette carcasse.  Un surveillant accourait,
les râteaux se remirent à fouiller le charbon.  On n'apercevait plus,
du haut en bas des trémies, que les dos ronds des femmes, acharnées à
se disputer les pierres.

Dehors, le vent s'était brusquement calmé, un froid humide tombait du
ciel gris.  Les charbonniers gonflèrent les épaules, croisèrent les
bras et partirent, débandés, avec un roulis des reins qui faisait
saillir leurs gros os, sous la toile mince des vêtements.  Au grand
jour, ils passaient comme une bande de nègres culbutés dans de la
vase.  Quelques-uns n'avaient pas fini leur briquet; et ce reste de
pain, rapporté entre la chemise et la veste, les rendait bossus.

--Tiens! voilà Bouteloup, dit Zacharie en ricanant.

Levaque, sans s'arrêter, échangea deux phrases avec son logeur, gros
garçon brun de trente-cinq ans, l'air placide et honnête.

--Ça y est, la soupe, Louis?

--Je crois.

--Alors, la femme est gentille, aujourd'hui?

--Oui, gentille, je crois.

D'autres mineurs de la coupe à terre arrivaient, des bandes nouvelles
qui, une à une, s'engouffraient dans la fosse.  C'était la descente de
trois heures, encore des hommes que le puits mangeait, et dont les
équipes allaient remplacer les marchandages des haveurs, au fond des
voies.  Jamais la mine ne chômait, il y avait nuit et jour des
insectes humains fouissant la roche, à six cents mètres sous les
champs de betteraves.

Cependant, les gamins marchaient les premiers.  Jeanlin confiait à
Bébert un plan compliqué, pour avoir à crédit quatre sous de tabac;
tandis que Lydie, respectueusement, venait à distance.  Catherine
suivait avec Zacharie et Étienne.  Aucun ne parlait.  Et ce fut
seulement devant le cabaret de l'Avantage, que Maheu et Levaque les
rejoignirent.

--Nous y sommes, dit le premier à Étienne.  Voulez-vous entrer?

On se sépara.  Catherine était restée un instant immobile, regardant
une dernière fois le jeune homme de ses grands yeux, d'une limpidité
verdâtre d'eau de source, et dont le visage noir creusait encore le
cristal.  Elle sourit, elle disparut avec les autres, sur le chemin
montant qui conduisait au coron.

Le cabaret se trouvait entre le village et la fosse, au croisement des
deux routes.  C'était une maison de briques à deux étages, blanchie du
haut en bas à la chaux, égayée autour des fenêtres d'une large bordure
bleu ciel.  Sur une enseigne carrée, clouée au-dessus de la porte, on
lisait en lettres jaunes: A l'Avantage, débit tenu par Rasseneur.
Derrière, s'allongeait un jeu de quilles, clos d'une haie vive.  Et la
Compagnie, qui avait tout fait pour acheter ce lopin, enclavé dans ses
vastes terres, était désolée de ce cabaret, poussé en plein champ,
ouvert à la sortie même du Voreux.

--Entrez, répéta Maheu à Étienne.

La salle, petite, avait une nudité claire, avec ses murs blancs, ses
trois tables et sa douzaine de chaises, son comptoir de sapin, grand
comme un buffet de cuisine.  Une dizaine de chopes au plus étaient là,
trois bouteilles de liqueur, une carafe, une petite caisse de zinc à
robinet d'étain, pour la bière; et rien autre, pas une image, pas une
tablette, pas un jeu.  Dans la cheminée de fonte, vernie et luisante,
brûlait doucement une pâtée de houille.  Sur les dalles, une fine
couche de sable blanc buvait l'humidité continuelle de ce pays trempé
d'eau.

--Une chope, commanda Maheu à une grosse fille blonde, la fille d'une
voisine qui parfois gardait la salle.  Rasseneur est là?

La fille tourna le robinet, en répondant que le patron allait revenir.
Lentement, d'un seul trait, le mineur vida la moitié de la chope, pour
balayer les poussières qui lui obstruaient la gorge.  Il n'offrit rien
à son compagnon.  Un seul consommateur, un autre mineur mouillé et
barbouillé, était assis devant une table et buvait sa bière en
silence, d'un air de profonde méditation.  Un troisième entra, fut
servi sur un geste, paya et s'en alla, sans avoir dit un mot.

Mais un gros homme de trente-huit ans, rasé, la figure ronde, parut
avec un sourire débonnaire.  C'était Rasseneur, un ancien haveur que
la Compagnie avait congédié depuis trois ans, à la suite d'une grève.
Très bon ouvrier, il parlait bien, se mettait à la tête de toutes les
réclamations, avait fini par être le chef des mécontents.  Sa femme
tenait déjà un débit, ainsi que beaucoup de femmes de mineurs; et,
quand il fut jeté sur le pavé, il resta cabaretier lui-même, trouva de
l'argent, planta son cabaret en face du Voreux, comme une provocation
à la Compagnie.  Maintenant, sa maison prospérait, il devenait un
centre, il s'enrichissait des colères qu'il avait peu à peu soufflées
au coeur de ses anciens camarades.

--C'est ce garçon que j'ai embauché ce matin, expliqua Maheu tout de
suite.  As-tu une de tes deux chambres libre, et veux-tu lui faire
crédit d'une quinzaine?

La face large de Rasseneur exprima subitement une grande défiance.  Il
examina d'un coup d'oeil Étienne et répondit, sans se donner la peine
de témoigner un regret:

--Mes deux chambres sont prises.  Pas possible.

Le jeune homme s'attendait à ce refus; et il en souffrit pourtant, il
s'étonna du brusque ennui qu'il éprouvait à s'éloigner.  N'importe, il
s'en irait, quand il aurait ses trente sous.  Le mineur qui buvait à
une table était parti.  D'autres, un à un, entraient toujours se
décrasser la gorge, puis se remettaient en marche du même pas
déhanché.  C'était un simple lavage, sans joie ni passion, le muet
contentement d'un besoin.

--Alors, il n'y a rien? demanda d'un ton particulier Rasseneur à
Maheu, qui achevait sa bière à petits coups.

Celui-ci tourna la tête et vit qu'Étienne seul était là.

--Il y a qu'on s'est chamaillé encore...  Oui, pour le boisage.

Il conta l'affaire.  La face du cabaretier avait rougi, une émotion
sanguine la gonflait, lui sortait en flammes de la peau et des yeux.
Enfin, il éclata.

--Ah bien! s'ils s'avisent de baisser les prix, ils sont fichus.

Étienne le gênait.  Cependant, il continua, en lui lançant des regards
obliques.  Et il avait des réticences, des sous-entendus, il parlait
du directeur, M. Hennebeau, de sa femme, de son neveu le petit Négrel,
sans les nommer, répétant que ça ne pouvait pas continuer ainsi, que
ça devait casser un de ces quatre matins.  La misère était trop
grande, il cita les usines qui fermaient, les ouvriers qui s'en
allaient.  Depuis un mois, il donnait plus de six livres de pain par
jour.  On lui avait dit, la veille, que M.  Deneulin, le propriétaire
d'une fosse voisine, ne savait comment tenir le coup.  Du reste, il
venait de recevoir une lettre de Lille, pleine de détails inquiétants.

--Tu sais, murmura-t-il, ça vient de cette personne que tu as vue ici
un soir.

Mais il fut interrompu.  Sa femme entrait à son tour, une grande femme
maigre et ardente, le nez long, les pommettes violacées.  Elle était
en politique beaucoup plus radicale que son mari.

--La lettre de Pluchart, dit-elle.  Ah! s'il était le maître,
celui-là, ça ne tarderait pas à mieux aller!

Étienne écoutait depuis un instant, comprenait, se passionnait, à ces
idées de misère et de revanche.

Ce nom, jeté brusquement, le fit tressaillir.  Il dit tout haut, comme
malgré lui:

--Je le connais, Pluchart.

On le regardait, il dut ajouter:

--Oui, je suis machineur, il a été mon contremaître, à Lille...  Un
homme capable, j'ai causé souvent avec lui.

Rasseneur l'examinait de nouveau; et il y eut, sur son visage, un
changement rapide, une sympathie soudaine.  Enfin, il dit à sa femme:

--C'est Maheu qui m'amène Monsieur, un herscheur à lui, pour voir s'il
n'y a pas une chambre en haut, et si nous ne pourrions pas faire
crédit d'une quinzaine.

Alors, l'affaire fut conclue en quatre paroles.  Il y avait une
chambre, le locataire était parti le matin.  Et le cabaretier, très
excité, se livra davantage, tout en répétant qu'il demandait seulement
le possible aux patrons, sans exiger, comme tant d'autres, des choses
trop dures à obtenir.  Sa femme haussait les épaules, voulait son
droit, absolument.

--Bonsoir, interrompit Maheu.  Tout ça n'empêchera pas qu'on descende,
et tant qu'on descendra, il y aura du monde qui en crèvera...
Regarde, te voilà gaillard, depuis trois ans que tu en es sorti.

--Oui, je me suis beaucoup refait, déclara Rasseneur complaisamment.

Étienne alla jusqu'à la porte, remerciant le mineur qui partait; mais
celui-ci hochait la tête, sans ajouter un mot, et le jeune homme le
regarda monter péniblement le chemin du coron.  Madame Rasseneur, en
train de servir des clients, venait de le prier d'attendre une minute,
pour qu'elle le conduisît à sa chambre, où il se débarbouillerait.
Devait-il rester? Une hésitation l'avait repris, un malaise qui lui
faisait regretter la liberté des grandes routes, la faim au soleil,
soufferte avec la joie d'être son maître.  Il lui semblait qu'il avait
vécu là des années, depuis son arrivée sur le terri, au milieu des
bourrasques, jusqu'aux heures passées sous la terre, à plat ventre
dans les galeries noires.  Et il lui répugnait de recommencer, c'était
injuste et trop dur, son orgueil d'homme se révoltait, à l'idée d'être
une bête qu'on aveugle et qu'on écrase.

Pendant qu'Étienne se débattait ainsi, ses yeux, qui erraient sur la
plaine immense, peu à peu l'aperçurent.  Il s'étonna, il ne s'était
pas figuré l'horizon de la sorte, lorsque le vieux Bonnemort le lui
avait indiqué du geste, au fond des ténèbres.  Devant lui, il
retrouvait bien le Voreux, dans un pli de terrain, avec ses bâtiments
de bois et de briques, le criblage goudronné, le beffroi couvert
d'ardoises, la salle de la machine et la haute cheminée d'un rouge
pâle, tout cela tassé, l'air mauvais.  Mais, autour des bâtiments, le
carreau s'étendait, et il ne se l'imaginait pas si large, changé en un
lac d'encre par les vagues montantes du stock de charbon, hérissé des
hauts chevalets qui portaient les rails des passerelles, encombré dans
un coin de la provision des bois, pareille à la moisson d'une forêt
fauchée.  Vers la droite, le terri barrait la vue, colossal comme une
barricade de géants, déjà couvert d'herbe dans sa partie ancienne,
consumé à l'autre bout par un feu intérieur qui brûlait depuis un an,
avec une fumée épaisse, en laissant à la surface, au milieu du gris
blafard des schistes et des grès, de longues traînées de rouille
sanglante.  Puis, les champs se déroulaient, des champs sans fin de
blé et de betteraves, nus à cette époque de l'année, des marais aux
végétations dures, coupés de quelques saules rabougris, des prairies
lointaines, que séparaient des files maigres de peupliers.  Très loin,
de petites taches blanches indiquaient des villes, Marchiennes au
nord, Montsou au midi; tandis que la forêt de Vandame, à l'est,
bordait l'horizon de la ligne violâtre de ses arbres dépouillés.  Et,
sous le ciel livide, dans le jour bas de cet après-midi d'hiver, il
semblait que tout le noir du Voreux, toute la poussière volante de la
houille se fût abattue sur la plaine, poudrant les arbres, sablant les
routes, ensemençant la terre.

Étienne regardait, et ce qui le surprenait surtout, c'était un canal,
la rivière de la Scarpe canalisée, qu'il n'avait pas vu dans la nuit.
Du Voreux à Marchiennes, ce canal allait droit, un ruban d'argent mat
de deux lieues, une avenue bordée de grands arbres, élevée au-dessus
des bas terrains, filant à l'infini avec la perspective de ses berges
vertes, de son eau pâle où glissait l'arrière vermillonné des
péniches.  Près de la fosse, il y avait un embarcadère, des bateaux
amarrés, que les berlines des passerelles emplissaient directement.
Ensuite, le canal faisait un coude, coupait de biais les marais; et
toute l'âme de cette plaine rase paraissait être là, dans cette eau
géométrique qui la traversait comme une grande route, charriant la
houille et le fer.

Les regards d'Étienne remontaient du canal au coron, bâti sur le
plateau, et dont il distinguait seulement les tuiles rouges.  Puis,
ils revenaient vers le Voreux, s'arrêtaient, en bas de la pente
argileuse, à deux énormes tas de briques, fabriquées et cuites sur
place.  Un embranchement du chemin de fer de la Compagnie passait
derrière une palissade, desservant la fosse.  On devait descendre les
derniers mineurs de la coupe à terre.  Seul, un wagon que poussaient
des hommes, jetait un cri aigu.  Ce n'était plus l'inconnu des
ténèbres, les tonnerres inexplicables, les flamboiements d'astres
ignorés.  Au loin, les hauts fourneaux et les fours à coke avaient
pâli avec l'aube.  Il ne restait là, sans un arrêt, que l'échappement
de la pompe, soufflant toujours de la même haleine grosse et longue,
l'haleine d'un ogre dont il distinguait la buée grise maintenant, et
que rien ne pouvait repaître.

Alors, Étienne, brusquement, se décida.  Peut-être avait-il cru revoir
les yeux clairs de Catherine, là-haut, à l'entrée du coron.  Peut-être
était-ce plutôt un vent de révolte, qui venait du Voreux.  Il ne
savait pas, il voulait redescendre dans la mine pour souffrir et se
battre, il songeait violemment à ces gens dont parlait Bonnemort, à ce
dieu repu et accroupi, auquel dix mille affamés donnaient leur chair,
sans le connaître.

La propriété des Grégoire, la Piolaine, se trouvait à deux kilomètres
de Montsou, vers l'est, sur la route de Joiselle.  C'était une grande
maison carrée, sans style, bâtie au commencement du siècle dernier.
Des vastes terres qui en dépendaient d'abord, il ne restait qu'une
trentaine d'hectares, clos de murs, d'un facile entretien.  On citait
surtout le verger et le potager, célèbres par leurs fruits et leurs
légumes, les plus beaux du pays.  D'ailleurs, le parc manquait, un
petit bois en tenait lieu.  L'avenue de vieux tilleuls, une voûte de
feuillage de trois cents mètres, plantée de la grille au perron, était
une des curiosités de cette plaine rase, où l'on comptait les grands
arbres, de Marchiennes à Beaugnies.

Ce matin-là, les Grégoire s'étaient levés à huit heures.  D'habitude,
ils ne bougeaient guère qu'une heure plus tard, dormant beaucoup, avec
passion; mais la tempête de la nuit les avait énervés.  Et, pendant
que son mari était allé voir tout de suite si le vent n'avait pas fait
de dégâts, madame Grégoire venait de descendre à la cuisine, en
pantoufles et en peignoir de flanelle.  Courte, grasse, âgée déjà de
cinquante-huit ans, elle gardait une grosse figure poupine et étonnée,
sous la blancheur éclatante de ses cheveux.

--Mélanie, dit-elle à la cuisinière, si vous faisiez la brioche ce
matin, puisque la pâte est prête.  Mademoiselle ne se lèvera pas avant
une demi-heure, et elle en mangerait avec son chocolat...  Hein! ce
serait une surprise.

La cuisinière, vieille femme maigre qui les servait depuis trente ans,
se mit à rire.

--Ça, c'est vrai, la surprise serait fameuse...  Mon fourneau est
allumé, le four doit être chaud; et puis, Honorine va m'aider un peu.

Honorine, une fille d'une vingtaine d'années, recueillie enfant et
élevée à la maison, servait maintenant de femme de chambre.  Pour tout
personnel, outre ces deux femmes, il n'y avait que le cocher, Francis,
chargé des gros ouvrages.  Un jardinier et une jardinière s'occupaient
des légumes, des fruits, des fleurs et de la basse-cour.  Et, comme le
service était patriarcal, d'une douceur familière, ce petit monde
vivait en bonne amitié.

Madame Grégoire, qui avait médité dans son lit la surprise de la
brioche, resta pour voir mettre la pâte au four.  La cuisine était
immense, et on la devinait la pièce importante, à sa propreté extrême,
à l'arsenal des casseroles, des ustensiles, des pots qui
l'emplissaient.  Cela sentait bon la bonne nourriture.  Des provisions
débordaient des râteliers et des armoires.

--Et qu'elle soit bien dorée, n'est-ce pas? recommanda madame Grégoire
en passant dans la salle à manger.

Malgré le calorifère qui chauffait toute la maison, un feu de houille
égayait cette salle.  Du reste, il n'y avait aucun luxe: la grande
table, les chaises, un buffet d'acajou; et, seuls, deux fauteuils
profonds trahissaient l'amour du bien-être, les longues digestions
heureuses.  On n'allait jamais au salon, on demeurait là, en famille.

Justement, M. Grégoire rentrait, vêtu d'un gros veston de futaine,
rose lui aussi pour ses soixante ans, avec de grands traits honnêtes
et bons, dans la neige de ses cheveux bouclés.  Il avait vu le cocher
et le jardinier: aucun dégât important, rien qu'un tuyau de cheminée
abattu.  Chaque matin, il aimait à donner un coup d'oeil à la
Piolaine, qui n'était pas assez grande pour lui causer des soucis, et
dont il tirait tous les bonheurs du propriétaire.

--Et Cécile? demanda-t-il, elle ne se lève donc pas, aujourd'hui?

--Je n'y comprends rien, répondit sa femme.  Il me semblait l'avoir
entendue remuer.

Le couvert était mis, trois bols sur la nappe blanche.  On envoya
Honorine voir ce que devenait Mademoiselle.  Mais elle redescendit
aussitôt, retenant des rires, étouffant sa voix, comme si elle eût
parlé en haut, dans la chambre.

--Oh! si Monsieur et Madame voyaient Mademoiselle!...  Elle dort, oh!
elle dort, ainsi qu'un Jésus...  On n'a pas idée de ça, c'est un
plaisir à la regarder.

Le père et la mère échangeaient des regards attendris.  Il dit en
souriant:

--Viens-tu voir?

--Cette pauvre mignonne! murmura-t-elle.  J'y vais.

Et ils montèrent ensemble.  La chambre était la seule luxueuse de la
maison, tendue de soie bleue, garnie de meubles laqués, blancs à
filets bleus, un caprice d'enfant gâtée satisfait par les parents.
Dans les blancheurs vagues du lit, sous le demi-jour qui tombait de
l'écartement d'un rideau, la jeune fille dormait, une joue appuyée sur
son bras nu.  Elle n'était pas jolie, trop saine, trop bien portante,
mûre à dix-huit ans; mais elle avait une chair superbe, une fraîcheur
de lait, avec ses cheveux châtains, sa face ronde au petit nez
volontaire, noyé entre les joues.  La couverture avait glissé, et elle
respirait si doucement, que son haleine ne soulevait même pas sa gorge
déjà lourde.

--Ce maudit vent l'aura empêchée de fermer les yeux, dit la mère
  doucement.

Le père, d'un geste, lui imposa silence.  Tous les deux se penchaient,
regardaient avec adoration, dans sa nudité de vierge, cette fille si
longtemps désirée, qu'ils avaient eue sur le tard, lorsqu'ils ne
l'espéraient plus.  Ils la voyaient parfaite, point trop grasse,
jamais assez bien nourrie.  Et elle dormait toujours, sans les sentir
près d'elle, leur visage contre le sien.  Pourtant, une onde légère
troubla sa face immobile.  Ils tremblèrent qu'elle ne s'éveillât, ils
s'en allèrent sur la pointe des pieds.

--Chut! dit M. Grégoire à la porte.  Si elle n'a pas dormi, il faut la
laisser dormir.

--Tant qu'elle voudra, la mignonne, appuya madame Grégoire.  Nous
  attendrons.

Ils descendirent, s'installèrent dans les fauteuils de la salle à
manger; tandis que les bonnes, riant du gros sommeil de Mademoiselle,
tenaient sans grogner le chocolat sur le fourneau.  Lui, avait pris un
journal; elle, tricotait un grand couvre-pieds de laine.  Il faisait
très chaud, pas un bruit ne venait de la maison muette.

La fortune des Grégoire, quarante mille francs de rentes environ,
était tout entière dans une action des mines de Montsou.  Ils en
racontaient avec complaisance l'origine, qui partait de la création
même de la Compagnie.

Vers le commencement du dernier siècle, un coup de folie s'était
déclaré, de Lille à Valenciennes, pour la recherche de la houille.
Les succès des concessionnaires, qui devaient plus tard former la
Compagnie d'Anzin, avaient exalté toutes les têtes.  Dans chaque
commune, on sondait le sol; et les sociétés se créaient, et les
concessions poussaient en une nuit.  Mais, parmi les entêtés de
l'époque, le baron Desrumaux avait certainement laissé la mémoire de
l'intelligence la plus héroïque.  Pendant quarante années, il s'était
débattu sans faiblir, au milieu de continuels obstacles: premières
recherches infructueuses, fosses nouvelles abandonnées au bout de
longs mois de travail, éboulements qui comblaient les trous,
inondations subites qui noyaient les ouvriers, centaines de mille
francs jetés dans la terre; puis, les tracas de l'administration, les
paniques des actionnaires, la lutte avec les seigneurs terriens,
résolus à ne pas reconnaître les concessions royales, si l'on refusait
de traiter d'abord avec eux.  Il venait enfin de fonder la société
Desrumaux, Fauquenoix et Cie, pour exploiter la concession de Montsou,
et les fosses commençaient à donner de faibles bénéfices, lorsque deux
concessions voisines, celle de Cougny, appartenant au comte de Cougny,
et celle de Joiselle, appartenant à la société Cornille et Jenard,
avaient failli l'écraser sous le terrible assaut de leur concurrence.
Heureusement, le 25 août 1760, un traité intervenait entre les trois
concessions et les réunissait en une seule.  La Compagnie des mines de
Montsou était créée, telle qu'elle existe encore aujourd'hui.  Pour la
répartition, on avait divisé, d'après l'étalon de la monnaie du temps,
la propriété totale en vingt-quatre sous, dont chacun se subdivisait
en douze deniers, ce qui faisait deux cent quatre-vingt-huit deniers;
et, comme le denier était de dix mille francs, le capital représentait
une somme de près de trois millions.  Desrumaux, agonisant, mais
vainqueur, avait eu, dans le partage, six sous et trois deniers.

En ces années-là, le baron possédait la Piolaine, d'où dépendaient
trois cents hectares, et il avait à son service, comme régisseur,
Honoré Grégoire, un garçon de la Picardie, l'arrière-grand-père de
Léon Grégoire, père de Cécile.  Lors du traité de Montsou, Honoré, qui
cachait dans un bas une cinquantaine de mille francs d'économies, céda
en tremblant à la foi inébranlable de son maître.  Il sortit dix mille
livres de beaux écus, il prit un denier, avec la terreur de voler ses
enfants de cette somme.  Son fils Eugène toucha en effet des
dividendes fort minces; et, comme il s'était mis bourgeois et qu'il
avait eu la sottise de manger les quarante autres mille francs de
l'héritage paternel dans une association désastreuse, il vécut assez
chichement.  Mais les intérêts du denier montaient peu à peu, la
fortune commença avec Félicien, qui put réaliser un rêve dont son
grand-père, l'ancien régisseur, avait bercé son enfance: l'achat de la
Piolaine démembrée, qu'il eut comme bien national, pour une somme
dérisoire.  Cependant, les années qui suivirent furent mauvaises, il
fallut attendre le dénouement des catastrophes révolutionnaires, puis
la chute sanglante de Napoléon.  Et ce fut Léon Grégoire qui
bénéficia, dans une progression stupéfiante, du placement timide et
inquiet de son bisaïeul.  Ces dix pauvres mille francs grossissaient,
s'élargissaient, avec la prospérité de la Compagnie.  Dès 1820, ils
rapportaient cent pour cent, dix mille francs.  En 1844, ils en
produisaient vingt mille; en 1850, quarante.  Il y avait deux ans
enfin, le dividende était monté au chiffre prodigieux de cinquante
mille francs: la valeur du denier, coté à la Bourse de Lille un
million, avait centuplé en un siècle.

M. Grégoire, auquel on conseillait de vendre, lorsque ce cours d'un
million fut atteint, s'y était refusé, de son air souriant et paterne.
Six mois plus tard, une crise industrielle éclatait, le denier
retombait à six cent mille francs.  Mais il souriait toujours, il ne
regrettait rien, car les Grégoire avaient maintenant une foi obstinée
en leur mine.  Ça remonterait, Dieu n'était pas si solide.  Puis, à
cette croyance religieuse, se mêlait une profonde gratitude pour une
valeur, qui, depuis un siècle, nourrissait la famille à ne rien faire.
C'était comme une divinité à eux, que leur égoïsme entourait d'un
culte, la bienfaitrice du foyer, les berçant dans leur grand lit de
paresse, les engraissant à leur table gourmande.  De père en fils,
cela durait: pourquoi risquer de mécontenter le sort, en doutant de
lui? Et il y avait, au fond de leur fidélité, une terreur
superstitieuse, la crainte que le million du denier ne se fût
brusquement fondu, s'ils l'avaient réalisé et mis dans un tiroir.  Ils
le voyaient plus à l'abri dans la terre, d'où un peuple de mineurs,
des générations d'affamés l'extrayaient pour eux, un peu chaque jour,
selon leurs besoins.

Du reste, les bonheurs pleuvaient sur cette maison.  M. Grégoire, très
jeune, avait épousé la fille d'un pharmacien de Marchiennes, une
demoiselle laide, sans un sou, qu'il adorait et qui lui avait tout
rendu, en félicité.  Elle s'était enfermée dans son ménage, extasiée
devant son mari, n'ayant d'autre volonté que la sienne; jamais des
goûts différents ne les séparaient, un même idéal de bien-être
confondait leurs désirs; et ils vivaient ainsi depuis quarante ans, de
tendresse et de petits soins réciproques.  C'était une existence
réglée, les quarante mille francs mangés sans bruit, les économies
dépensées pour Cécile, dont la naissance tardive avait un instant
bouleversé le budget.  Aujourd'hui encore, ils contentaient chacun de
ses caprices: un second cheval, deux autres voitures, des toilettes
venues de Paris.  Mais ils goûtaient là une joie de plus, ils ne
trouvaient rien de trop beau pour leur fille, avec une telle horreur
personnelle de l'étalage, qu'ils avaient gardé les modes de leur
jeunesse.  Toute dépense qui ne profitait pas leur semblait stupide.

Brusquement, la porte s'ouvrit, et une voix forte cria:

--Eh bien! quoi donc, on déjeune sans moi!

C'était Cécile, au saut du lit, les yeux gonflés de sommeil.  Elle
avait simplement relevé ses cheveux et passé un peignoir de laine
blanche.

--Mais non, dit la mère, tu vois qu'on t'attendait...  Hein? ce vent a
dû t'empêcher de dormir, pauvre mignonne!

La jeune fille la regarda, très surprise.

--Il a fait du vent?...  Je n'en sais rien, je n'ai pas bougé de la
  nuit.

Alors, cela leur sembla drôle, tous les trois se mirent à rire; et les
bonnes, qui apportaient le déjeuner, éclatèrent aussi, tellement
l'idée que Mademoiselle avait dormi d'un trait ses douze heures
égayait la maison.  La vue de la brioche acheva d'épanouir les
visages.

--Comment! elle est donc cuite? répétait Cécile.  En voilà une attrape
qu'on me fait!...  C'est ça qui va être bon, tout chaud, dans le
chocolat!

Ils s'attablaient enfin, le chocolat fumait dans les bols, on ne parla
longtemps que de la brioche.  Mélanie et Honorine restaient, donnaient
des détails sur la cuisson, les regardaient se bourrer, les lèvres
grasses, en disant que c'était un plaisir de faire un gâteau, quand on
voyait les maîtres le manger si volontiers.

Mais les chiens aboyèrent violemment, on crut qu'ils annonçaient la
maîtresse de piano, qui venait de Marchiennes le lundi et le vendredi.
Il venait aussi un professeur de littérature.  Toute l'instruction de
la jeune fille s'était ainsi faite à la Piolaine, dans une ignorance
heureuse, dans des caprices d'enfant, jetant le livre par la fenêtre,
dès qu'une question l'ennuyait.

--C'est M. Deneulin, dit Honorine en rentrant.

Derrière elle, Deneulin, un cousin de M. Grégoire, parut sans façon,
le verbe haut, le geste vif, avec une allure d'ancien officier de
cavalerie.  Bien qu'il eût dépassé la cinquantaine, ses cheveux coupés
ras et ses grosses moustaches étaient d'un noir d'encre.

--Oui, c'est moi, bonjour...  Ne vous dérangez donc pas!

Il s'était assis, pendant que la famille s'exclamait.  Elle finit par
se remettre à son chocolat.

--Est-ce que tu as quelque chose à me dire? demanda M. Grégoire.

--Non, rien du tout, se hâta de répondre Deneulin.  Je suis sorti à
cheval pour me dérouiller un peu, et comme je passais devant votre
porte, j'ai voulu vous donner un petit bonjour.

Cécile le questionna sur Jeanne et sur Lucie, ses filles.  Elles
allaient parfaitement, la première ne lâchait plus la peinture, tandis
que l'autre, l'aînée, cultivait sa voix au piano, du matin au soir.
Et il y avait un tremblement léger dans sa voix, un malaise qu'il
dissimulait, sous les éclats de sa gaieté.

M. Grégoire reprit:

--Et tout marche-t-il bien, à la fosse?

--Dame! je suis bousculé avec les camarades, par cette saleté de
crise...  Ah! nous payons les années prospères! On a trop bâti
d'usines, trop construit de voies ferrées, trop immobilisé de capitaux
en vue d'une production formidable.  Et, aujourd'hui, l'argent dort,
on n'en trouve plus pour faire fonctionner tout ça...  Heureusement,
rien n'est désespéré, je m'en tirerai quand même.

Comme son cousin, il avait eu en héritage un denier des mines de
Montsou.  Mais lui, ingénieur entreprenant, tourmenté du besoin d'une
royale fortune, s'était hâté de vendre, lorsque le denier avait
atteint le million.  Depuis des mois, il mûrissait un plan.  Sa femme
tenait d'un oncle la petite concession de Vandame, où il n'y avait
d'ouvertes que deux fosses, Jean-Bart et Gaston-Marie, dans un tel
état d'abandon, avec un matériel si défectueux, que l'exploitation en
couvrait à peine les frais.  Or, il rêvait de réparer Jean-Bart, d'en
renouveler la machine et d'élargir le puits afin de pouvoir descendre
davantage, en ne gardant Gaston-Marie que pour l'épuisement.  On
devait, disait-il, trouver là de l'or à la pelle.  L'idée était juste.
Seulement, le million y avait passé, et cette damnée crise
industrielle éclatait au moment où de gros bénéfices allaient lui
donner raison.  Du reste, mauvais administrateur, d'une bonté brusque
avec ses ouvriers, il se laissait piller depuis la mort de sa femme,
lâchant aussi la bride à ses filles, dont l'aînée parlait d'entrer au
théâtre et dont la cadette s'était déjà fait refuser trois paysages au
Salon, toutes deux rieuses dans la débâcle, et chez lesquelles la
misère menaçante révélait de très fines ménagères.

--Vois-tu, Léon, continua-t-il, la voix hésitante, tu as eu tort de ne
pas vendre en même temps que moi.  Maintenant, tout dégringole, tu
peux courir...  Et si tu m'avais confié ton argent, tu aurais vu ce
que nous aurions fait à Vandame, dans notre mine!

M. Grégoire achevait son chocolat, sans hâte.  Il répondit
paisiblement:

--Jamais!...  Tu sais bien que je ne veux pas spéculer.  Je vis
tranquille, ce serait trop bête, de me casser la tête avec des soucis
d'affaires.  Et, quant à Montsou, ça peut continuer à baisser, nous en
aurons toujours notre suffisance.  Il ne faut pas être si gourmand,
que diable! Puis, écoute, c'est toi qui te mordras les doigts un jour,
car Montsou remontera, les enfants des enfants de Cécile en tireront
encore leur pain blanc.

Deneulin l'écoutait avec un sourire gêné.

--Alors, murmura-t-il, si je te disais de mettre cent mille francs
dans mon affaire, tu refuserais?

Mais, devant les faces inquiètes des Grégoire, il regretta d'être allé
si vite, il renvoya son idée d'emprunt à plus tard, la réservant pour
un cas désespéré.

--Oh! je n'en suis pas là! C'est une plaisanterie...  Mon Dieu! tu as
peut-être raison: l'argent que vous gagnent les autres, est celui dont
on engraisse le plus sûrement.

On changea d'entretien.  Cécile revint sur ses cousines, dont les
goûts la préoccupaient, tout en la choquant.  Madame Grégoire promit
de mener sa fille voir ces chères petites, dès le premier jour de
soleil.  Cependant, M. Grégoire, l'air distrait, n'était pas à la
conversation.  Il ajouta tout haut:

--Moi, si j'étais à ta place, je ne m'entêterais pas davantage, je
traiterais avec Montsou...  Ils en ont une belle envie, tu
retrouverais ton argent.

Il faisait allusion à la vieille haine qui existait entre la
concession de Montsou et celle de Vandame.  Malgré la faible
importance de cette dernière, sa puissante voisine enrageait de voir,
enclavée dans ses soixante-sept communes, cette lieue carrée qui ne
lui appartenait pas; et, après avoir essayé vainement de la tuer, elle
complotait de l'acheter à bas prix, lorsqu'elle râlerait.  La guerre
continuait sans trêve, chaque exploitation arrêtait ses galeries à
deux cents mètres les unes des autres, c'était un duel au dernier
sang, bien que les directeurs et les ingénieurs eussent entre eux des
relations polies.

Les yeux de Deneulin avaient flambé.

--Jamais!  cria-t-il à son tour.  Tant que je serai vivant, Montsou
n'aura pas Vandame...  J'ai dîné jeudi chez Hennebeau, et je l'ai bien
vu tourner autour de moi.  Déjà, l'automne dernier, quand les gros
bonnets sont venus à la Régie, ils m'ont fait toutes sortes de
mamours...  Oui, oui, je les connais, ces marquis et ces ducs, ces
généraux et ces ministres! des brigands qui vous enlèveraient jusqu'à
votre chemise, à la corne d'un bois!

Il ne tarissait plus.  D'ailleurs, M. Grégoire ne défendait pas la
Régie de Montsou, les six régisseurs institués par le traité de 1760,
qui gouvernaient despotiquement la Compagnie, et dont les cinq
survivants, à chaque décès, choisissaient le nouveau membre parmi les
actionnaires puissants et riches.  L'opinion du propriétaire de la
Piolaine, de goûts si raisonnables, était que ces messieurs manquaient
parfois de mesure, dans leur amour exagéré de l'argent.

Mélanie était venue desservir la table.  Dehors, les chiens se
remirent à aboyer, et Honorine se dirigeait vers la porte, lorsque
Cécile, que la chaleur et la nourriture étouffaient, quitta la table.

--Non, laisse, ça doit être pour ma leçon.

Deneulin, lui aussi, s'était levé.  Il regarda sortir la jeune fille,
il demanda en souriant:

--Eh bien! et ce mariage avec le petit Négrel?

--Il n'y a rien de fait, dit madame Grégoire.  Une idée en l'air...
Il faut réfléchir.

--Sans doute, continua-t-il avec un rire de gaillardise.  Je crois que
le neveu et la tante...  Ce qui me renverse, c'est que ce soit Madame
Hennebeau qui se jette ainsi au cou de Cécile.

Mais M. Grégoire s'indigna.  Une dame si distinguée, et de quatorze
ans plus âgée que le jeune homme! C'était monstrueux, il n'aimait pas
qu'on plaisantât sur des sujets pareils.  Deneulin, riant toujours,
lui serra la main et partit.

--Ce n'est pas encore ça, dit Cécile qui revenait.  C'est cette femme
avec ses deux enfants, tu sais, maman, la femme de mineur que nous
avons rencontrée...  Faut-il les faire entrer ici?

On hésita.  Étaient-ils très sales? Non, pas trop, et ils laisseraient
leurs sabots sur le perron.  Déjà le père et la mère s'étaient
allongés au fond des grands fauteuils.  Ils y digéraient.  La crainte
de changer d'air acheva de les décider.

--Faites entrer, Honorine.

Alors, la Maheude et ses petits entrèrent, glacés, affamés, saisis
d'un effarement peureux, en se voyant dans cette salle où il faisait
si chaud, et qui sentait si bon la brioche.

Dans la chambre, restée close, les persiennes avaient laissé glisser
peu à peu des barres grises de jour, dont l'éventail se déployait au
plafond; et l'air enfermé s'alourdissait, tous continuaient leur somme
de la nuit: Lénore et Henri aux bras l'un de l'autre, Alzire la tête
renversée, appuyée sur sa bosse; tandis que le père Bonnemort, tenant
à lui seul le lit de Zacharie et de Jeanlin, ronflait la bouche
ouverte.  Pas un souffle ne venait du cabinet, où la Maheude s'était
rendormie en faisant téter Estelle, la gorge coulée de côté, sa fille
en travers du ventre, gorgée de lait, assommée elle aussi, et
s'étouffant dans la chair molle des seins.

Le coucou, en bas, sonna six heures.  On entendit, le long des façades
du coron, des bruits de portes, puis des claquements de sabots, sur le
pavé des trottoirs: c'étaient les cribleuses qui s'en allaient à la
fosse.  Et le silence retomba jusqu'à sept heures.  Alors, des
persiennes se rabattirent, des bâillements et des toux vinrent à
travers les murs.  Longtemps, un moulin à café grinça, sans que
personne s'éveillât encore dans la chambre.

Mais, brusquement, un tapage de gifles et de hurlements, au loin, fit
se dresser Alzire.  Elle eut conscience de l'heure, elle courut pieds
nus secouer sa mère.

--Maman! maman! il est tard.  Toi qui as une course...  Prends garde!
tu vas écraser Estelle.

Et elle sauva l'enfant, à demi étouffée sous la coulée énorme des
seins.

--Sacré bon sort! bégayait la Maheude, en se frottant les yeux, on est
si échiné qu'on dormirait tout le jour...  Habille Lénore et Henri, je
les emmène; et tu garderas Estelle, je ne veux pas la traîner, crainte
qu'elle ne prenne du mal, par ce temps de chien.

Elle se lavait à la hâte, elle passa un vieux jupon bleu, son plus
propre, et un caraco de laine grise, auquel elle avait posé deux
pièces la veille.

--Et de la soupe, sacré bon sort! murmura-t-elle de nouveau.

Pendant que sa mère descendait, bousculant tout, Alzire retourna dans
la chambre, où elle emporta Estelle qui s'était mise à hurler.  Mais
elle était habituée aux rages de la petite, elle avait, à huit ans,
des ruses tendres de femme, pour la calmer et la distraire.
Doucement, elle la coucha dans son lit encore chaud, elle la rendormit
en lui donnant à sucer un doigt.  Il était temps, car un autre vacarme
éclatait; et elle dut mettre aussitôt la paix entre Lénore et Henri,
qui s'éveillaient enfin.  Ces enfants ne s'entendaient guère, ne se
prenaient gentiment au cou, que lorsqu'ils dormaient.  La fille, âgée
de six ans, tombait dès son lever sur le garçon, son cadet de deux
années, qui recevait les gifles sans les rendre.

Tous deux avaient la même tête trop grosse et comme soufflée,
ébouriffée de cheveux jaunes.  Il fallut qu'Alzire tirât sa soeur par
les jambes, en la menaçant de lui enlever la peau du derrière.  Puis,
ce furent des trépignements pour le débarbouillage, et à chaque
vêtement qu'elle leur passait.  On évitait d'ouvrir les persiennes,
afin de ne pas troubler le sommeil du père Bonnemort.  Il continuait à
ronfler, dans l'affreux charivari des enfants.

--C'est prêt! y êtes-vous, là-haut? cria la Maheude.

Elle avait rabattu les volets, secoué le feu, remis du charbon.  Son
espoir était que le vieux n'eût pas englouti toute la soupe.  Mais
elle trouva le poêlon torché, elle fit cuire une poignée de
vermicelle, qu'elle tenait en réserve depuis trois jours.  On
l'avalerait à l'eau, sans beurre; il ne devait rien rester de la
lichette de la veille; et elle fut surprise de voir que Catherine, en
préparant les briquets, avait fait le miracle d'en laisser gros comme
une noix.  Seulement, cette fois, le buffet était bien vide: rien, pas
une croûte, pas un fond de provision, pas un os à ronger.
Qu'allaient-ils devenir, si Maigrat s'entêtait à leur couper le
crédit, et si les bourgeois de la Piolaine ne lui donnaient pas cent
sous? Quand les hommes et la fille reviendraient de la fosse, il
faudrait pourtant manger; car on n'avait pas encore inventé de vivre
sans manger, malheureusement.

--Descendez-vous, à la fin! cria-t-elle en se fâchant.  Je devrais
être partie.

Lorsque Alzire et les enfants furent là, elle partagea le vermicelle
dans trois petites assiettes.  Elle, disait-elle, n'avait pas faim.
Bien que Catherine eût déjà passé de l'eau sur le marc de la veille,
elle en remit une seconde fois et avala deux grandes chopes d'un café
tellement clair, qu'il ressemblait à de l'eau de rouille.  Ça la
soutiendrait tout de même.

--Écoute, répétait-elle à Alzire, tu laisseras dormir ton grand-père,
tu veilleras bien à ce que Estelle ne se casse pas la tête, et si elle
se réveillait, si elle gueulait trop, tiens! voici un morceau de
sucre, tu le ferais fondre, tu lui en donnerais des cuillerées...  Je
sais que tu es raisonnable, que tu ne le mangeras pas.

--Et l'école, maman?

--L'école, eh bien! ce sera pour un autre jour...  J'ai besoin de toi.

--Et la soupe, veux-tu que je la fasse, si tu rentres tard?

--La soupe, la soupe...  Non, attends-moi.

Alzire, d'une intelligence précoce de fillette infirme, savait très
bien faire la soupe.  Elle dut comprendre, n'insista point.
Maintenant, le coron entier était réveillé, des bandes d'enfants s'en
allaient à l'école, avec le bruit traînard de leurs galoches.  Huit
heures sonnèrent, un murmure croissant de bavardages montait à gauche,
chez la Levaque.  La journée des femmes commençait, autour des
cafetières, les poings sur les hanches, les langues tournant sans
repos, comme les meules d'un moulin.  Une tête flétrie, aux grosses
lèvres, au nez écrasé, vint s'appuyer contre une vitre de la fenêtre,
en criant:

--Y a du nouveau, écoute donc!

--Non, non, plus tard! répondit la Maheude.  J'ai une course.

Et, de peur de succomber à l'offre d'un verre de café chaud, elle
bourra Lénore et Henri, elle partit avec eux.  En haut, le père
Bonnemort ronflait toujours, d'un ronflement rythmé qui berçait la
maison.

Dehors, la Maheude s'étonna de voir que le vent ne soufflait plus.
C'était un dégel brusque, le ciel couleur de terre, les murs gluants
d'une humidité verdâtre, les routes empoissées de boue, une boue
spéciale au pays du charbon, noire comme de la suie délayée, épaisse
et collante à y laisser ses sabots.  Tout de suite, elle dut gifler
Lénore, parce que la petite s'amusait à ramasser la crotte sur ses
galoches, ainsi que sur le bout d'une pelle.  En quittant le coron,
elle avait longé le terri et suivi le chemin du canal, coupant pour
raccourcir par des rues défoncées, au milieu de terrains vagues,
fermés de palissades moussues.  Des hangars se succédaient, de longs
bâtiments d'usine, de hautes cheminées crachant de la suie, salissant
cette campagne ravagée de faubourg industriel.  Derrière un bouquet de
peupliers, la vieille fosse Réquillart montrait l'écroulement de son
beffroi, dont les grosses charpentes restaient seules debout.  Et,
tournant à droite, la Maheude se trouva sur la grande route.

--Attends! attends! sale cochon! cria-t-elle, je vas te faire rouler
des boulettes!

Maintenant, c'était Henri qui avait pris une poignée de boue et qui la
pétrissait.  Les deux enfants, giflés sans préférence, rentrèrent dans
l'ordre, en louchant pour voir les patards qu'ils faisaient au milieu
des tas.  Ils pataugeaient, déjà éreintés de leurs efforts pour
décoller leurs semelles, à chaque enjambée.

Du côté de Marchiennes, la route déroulait ses deux lieues de pavé,
qui filaient droit comme un ruban trempé de cambouis, entre les terres
rougeâtres.  Mais, de l'autre côté, elle descendait en lacet au
travers de Montsou, bâti sur la pente d'une large ondulation de la
plaine.  Ces routes du Nord, tirées au cordeau entre des villes
manufacturières, allant avec des courbes douces, des montées lentes,
se bâtissent peu à peu, tendent à ne faire d'un département qu'une
cité travailleuse.  Les petites maisons de briques, peinturlurées pour
égayer le climat, les unes jaunes, les autres bleues, d'autres noires,
celles-ci sans doute afin d'arriver tout de suite au noir final,
dévalaient à droite et à gauche, en serpentant jusqu'au bas de la
pente.  Quelques grands pavillons à deux étages, des habitations de
chefs d'usines, trouaient la ligne pressée des étroites façades.  Une
église, également en briques, ressemblait à un nouveau modèle de haut
fourneau, avec son clocher carré, sali déjà par les poussières
volantes du charbon.  Et, parmi les sucreries, les corderies, les
minoteries, ce qui dominait, c'étaient les bals, les estaminets, les
débits de bière, si nombreux, que, sur mille maisons, il y avait plus
de cinq cents cabarets.

Comme elle approchait des Chantiers de la Compagnie, une vaste série
de magasins et d'ateliers, la Maheude se décida à prendre Henri et
Lénore par la main, l'un à droite, l'autre à gauche.  Au-delà, se
trouvait l'hôtel du directeur, M. Hennebeau, une sorte de vaste chalet
séparé de la route par une grille, suivi d'un jardin où végétaient des
arbres maigres.  Justement, une voiture était arrêtée devant la porte,
un monsieur décoré et une dame en manteau de fourrure, quelque visite
débarquée de Paris à la gare de Marchiennes; car madame Hennebeau, qui
parut dans le demi-jour du vestibule, poussa une exclamation de
surprise et de joie.

--Marchez donc, traînards! gronda la Maheude, en tirant les deux
petits, qui s'abandonnaient dans la boue.

Elle arrivait chez Maigrat, elle était tout émotionnée.  Maigrat
habitait à côté même du directeur, un simple mur séparait l'hôtel de
sa petite maison; et il avait là un entrepôt, un long bâtiment qui
s'ouvrait sur la route en une boutique sans devanture.  Il y tenait de
tout, de l'épicerie, de la charcuterie, de la fruiterie, y vendait du
pain, de la bière, des casseroles.  Ancien surveillant au Voreux, il
avait débuté par une étroite cantine; puis, grâce à la protection de
ses chefs, son commerce s'était élargi, tuant peu à peu le détail de
Montsou.  Il centralisait les marchandises, la clientèle considérable
des corons lui permettait de vendre moins cher et de faire des crédits
plus grands.  D'ailleurs, il était resté dans la main de la Compagnie,
qui lui avait bâti sa petite maison et son magasin.

--Me voici encore, monsieur Maigrat, dit la Maheude d'un air humble,
en le trouvant justement debout devant sa porte.

Il la regarda sans répondre.  Il était gros, froid et poli, et il se
piquait de ne jamais revenir sur une décision.

--Voyons, vous ne me renverrez pas comme hier.  Faut que nous mangions
du pain d'ici à samedi...  Bien sûr, nous vous devons soixante francs
depuis deux ans...

Elle s'expliquait, en courtes phrases pénibles.  C'était une vieille
dette, contractée pendant la dernière grève.  Vingt fois, ils avaient
promis de s'acquitter, mais ils ne le pouvaient pas, ils ne
parvenaient pas à lui donner quarante sous par quinzaine.  Avec ça, un
malheur lui était arrivé l'avant-veille, elle avait dû payer vingt
francs à un cordonnier, qui menaçait de les faire saisir.  Et voilà
pourquoi ils se trouvaient sans un sou.  Autrement, ils seraient allés
jusqu'au samedi, comme les camarades.

Maigrat, le ventre tendu, les bras croisés, répondait non de la tête,
à chaque supplication.

--Rien que deux pains, monsieur Maigrat.  Je suis raisonnable, je ne
demande pas du café...  Rien que deux pains de trois livres par jour.

--Non! cria-t-il enfin, de toute sa force.

Sa femme avait paru, une créature chétive qui passait les journées sur
un registre, sans même oser lever la tête.  Elle s'esquiva, effrayée
de voir cette malheureuse tourner vers elle des yeux d'ardente prière.
On racontait qu'elle cédait le lit conjugal aux herscheuses de la
clientèle.  C'était un fait connu: quand un mineur voulait une
prolongation de crédit, il n'avait qu'à envoyer sa fille ou sa femme,
laides ou belles, pourvu qu'elles fussent complaisantes.

La Maheude, qui suppliait toujours Maigrat du regard, se sentit gênée,
sous la clarté pâle des petits yeux dont il la déshabillait.  Ça la
mit en colère, elle aurait encore compris, avant d'avoir eu sept
enfants, quand elle était jeune.  Et elle partit, elle tira violemment
Lénore et Henri, en train de ramasser des coquilles de noix, jetées au
ruisseau, et qu'ils visitaient.

--Ça ne vous portera pas chance, monsieur Maigrat, rappelez-vous!

Maintenant, il ne lui restait que les bourgeois de la Piolaine.  Si
ceux-là ne lâchaient pas cent sous, on pouvait tous se coucher et
crever.  Elle avait pris à gauche le chemin de Joiselle.  La Régie
était là, dans l'angle de la route, un véritable palais de briques, où
les gros messieurs de Paris, et des princes, et des généraux, et des
personnages du gouvernement, venaient chaque automne donner de grands
dîners.  Elle, tout en marchant, dépensait déjà les cent sous: d'abord
du pain, puis du café; ensuite, un quart de beurre, un boisseau de
pommes de terre, pour la soupe du matin et la ratatouille du soir;
enfin, peut-être un peu de fromage de cochon, car le père avait besoin
de viande.

Le curé de Montsou, l'abbé Joire, passait en retroussant sa soutane,
avec des délicatesses de gros chat bien nourri, qui craint de mouiller
sa robe.  Il était doux, il affectait de ne s'occuper de rien, pour ne
fâcher ni les ouvriers ni les patrons.

--Bonjour, monsieur le curé.

Il ne s'arrêta pas, sourit aux enfants, et la laissa plantée au milieu
de la route.  Elle n'avait point de religion, mais elle s'était
imaginé brusquement que ce prêtre allait lui donner quelque chose.

Et la course recommença, dans la boue noire et collante.  Il y avait
encore deux kilomètres, les petits se faisaient tirer davantage, ne
s'amusant plus, consternés.  A droite et à gauche du chemin, se
déroulaient les mêmes terrains vagues clos de palissades moussues, les
mêmes corps de fabriques, salis de fumée, hérissés de cheminées
hautes.  Puis, en pleins champs, les terres plates s'étalèrent,
immenses, pareilles à un océan de mottes brunes, sans la mâture d'un
arbre, jusqu'à la ligne violâtre de la forêt de Vandame.

--Porte-moi, maman.

Elle les porta l'un après l'autre.  Des flaques trouaient la chaussée,
elle se retroussait, avec la peur d'arriver trop sale.  Trois fois,
elle faillit tomber, tant ce sacré pavé était gras.  Et, comme ils
débouchaient enfin devant le perron, deux chiens énormes se jetèrent
sur eux, en aboyant si fort, que les petits hurlaient de peur.  Il
avait fallu que le cocher prît un fouet.

--Laissez vos sabots, entrez, répétait Honorine.

Dans la salle à manger, la mère et les enfants se tinrent immobiles,
étourdis par la brusque chaleur, très gênés des regards de ce vieux
monsieur et de cette vieille dame, qui s'allongeaient dans leurs
fauteuils.

--Ma fille, dit cette dernière, remplis ton petit office.

Les Grégoire chargeaient Cécile de leurs aumônes.  Cela rentrait dans
leur idée d'une belle éducation.  Il fallait être charitable, ils
disaient eux-mêmes que leur maison était la maison du bon Dieu.  Du
reste, ils se flattaient de faire la charité avec intelligence,
travaillés de la continuelle crainte d'être trompés et d'encourager le
vice.  Ainsi, ils ne donnaient jamais d'argent, jamais! pas dix sous,
pas deux sous, car c'était un fait connu, dès qu'un pauvre avait deux
sous, il les buvait.  Leurs aumônes étaient donc toujours en nature,
surtout en vêtements chauds, distribués pendant l'hiver aux enfants
indigents.

--Oh! les pauvres mignons! s'écria Cécile, sont-ils pâlots d'être
allés au froid!...  Honorine, va donc chercher le paquet, dans
l'armoire.

Les bonnes, elles aussi, regardaient ces misérables, avec
l'apitoiement et la pointe d'inquiétude de filles qui n'étaient pas en
peine de leur dîner.  Pendant que la femme de chambre montait, la
cuisinière s'oubliait, reposait le reste de la brioche sur la table,
pour demeurer là, les mains ballantes.

--Justement, continuait Cécile, j'ai encore deux robes de laine et des
fichus...  Vous allez voir, ils auront chaud, les pauvres mignons!

La Maheude, alors, retrouva sa langue, bégayant:

--Merci bien, Mademoiselle...  Vous êtes tous bien bons...

Des larmes lui avaient empli les yeux, elle se croyait sûre des cent
sous, elle se préoccupait seulement de la façon dont elle les
demanderait, si on ne les lui offrait pas.  La femme de chambre ne
reparaissait plus, il y eut un moment de silence embarrassé.  Dans les
jupes de leur mère, les petits ouvraient de grands yeux et
contemplaient la brioche.

--Vous n'avez que ces deux-là? demanda madame Grégoire, pour rompre le
  silence.

--Oh! Madame, j'en ai sept.

M. Grégoire, qui s'était remis à lire son journal, eut un sursaut
indigné.

--Sept enfants, mais pourquoi? bon Dieu!

--C'est imprudent, murmura la vieille dame.

La Maheude eut un geste vague d'excuse.  Que voulez-vous? on n'y
songeait point, ça poussait naturellement.  Et puis, quand ça
grandissait, ça rapportait, ça faisait aller la maison.  Ainsi, chez
eux, ils auraient vécu, s'ils n'avaient pas eu le grand-père qui
devenait tout raide, et si, dans le tas, deux de ses garçons et sa
fille aînée seulement avaient l'âge de descendre à la fosse.  Fallait
quand même nourrir les petits qui ne fichaient rien.

--Alors, reprit madame Grégoire, vous travaillez depuis longtemps aux
  mines?

Un rire muet éclaira le visage blême de la Maheude.

--Ah! oui, ah! oui...  Moi, je suis descendue jusqu'à vingt ans.  Le
médecin a dit que j'y resterais, lorsque j'ai accouché la seconde
fois, parce que, paraît-il, ça me dérangeait des choses dans les os.
D'ailleurs, c'est à ce moment que je me suis mariée, et j'avais assez
de besogne à la maison...  Mais, du côté de mon mari, voyez-vous, ils
sont là-dedans depuis des éternités.  Ça remonte au grand-père du
grand-père, enfin on ne sait pas, tout au commencement, quand on a
donné le premier coup de pioche là-bas, à Réquillart.

Rêveur, M. Grégoire regardait cette femme et ces enfants pitoyables,
avec leur chair de cire, leurs cheveux décolorés, la dégénérescence
qui les rapetissait, rongés d'anémie, d'une laideur triste de
meurt-de-faim.  Un nouveau silence s'était fait, on n'entendait plus
que la houille brûler en lâchant un jet de gaz.  La salle moite avait
cet air alourdi de bien-être, dont s'endorment les coins de bonheur
bourgeois.

--Que fait-elle donc? s'écria Cécile, impatientée.  Mélanie, monte lui
dire que le paquet est en bas de l'armoire, à gauche.

Cependant, M. Grégoire acheva tout haut les réflexions que lui
inspirait la vue de ces affamés.

--On a du mal en ce monde, c'est bien vrai; mais, ma brave femme, il
faut dire aussi que les ouvriers ne sont guère sages...  Ainsi, au
lieu de mettre des sous de côté comme nos paysans, les mineurs
boivent, font des dettes, finissent par n'avoir plus de quoi nourrir
leur famille.

--Monsieur a raison, répondit posément la Maheude.  On n'est pas
toujours dans la bonne route.  C'est ce que je répète aux vauriens,
quand ils se plaignent...  Moi, je suis bien tombée, mon mari ne boit
pas.  Tout de même, les dimanches de noce, il en prend des fois de
trop; mais ça ne va jamais plus loin.  La chose est d'autant plus
gentille de sa part, qu'avant notre mariage, il buvait en vrai cochon,
sauf votre respect...  Et voyez, pourtant, ça ne nous avance pas à
grand-chose, qu'il soit raisonnable.  Il y a des jours, comme
aujourd'hui, où vous retourneriez bien tous les tiroirs de la maison,
sans en faire tomber un liard.

Elle voulait leur donner l'idée de la pièce de cent sous, elle
continua de sa voix molle, expliquant la dette fatale, timide d'abord,
bientôt élargie et dévorante.  On payait régulièrement pendant des
quinzaines.  Mais, un jour, on se mettait en retard, et c'était fini,
ça ne se rattrapait jamais plus.  Le trou se creusait, les hommes se
dégoûtaient du travail, qui ne leur permettait seulement pas de
s'acquitter.  Va te faire fiche! on était dans le pétrin jusqu'à la
mort.  Du reste, il fallait tout comprendre: un charbonnier avait
besoin d'une chope pour balayer les poussières.  Ça commençait par là,
puis il ne sortait plus du cabaret, quand arrivaient les embêtements.
Peut-être bien, sans se plaindre de personne, que les ouvriers tout de
même ne gagnaient point assez.

--Je croyais, dit madame Grégoire, que la Compagnie vous donnait le
loyer et le chauffage.

La Maheude eut un coup d'oeil oblique sur la houille flambante de la
cheminée.

--Oui, oui, on nous donne du charbon, pas trop fameux, mais qui brûle
pourtant...  Quant au loyer, il n'est que de six francs par mois: ça
n'a l'air de rien, et souvent c'est joliment dur à payer...  Ainsi,
aujourd'hui, moi, on me couperait en morceaux, qu'on ne me tirerait
pas deux sous.  Où il n'y a rien, il n'y a rien.

Le monsieur et la dame se taisaient, douillettement allongés, peu à
peu ennuyés et pris de malaise, devant l'étalage de cette misère.
Elle craignit de les avoir blessés, elle ajouta de son air juste et
calme de femme pratique:

--Oh! ce n'est pas pour me plaindre.  Les choses sont ainsi, il faut
les accepter; d'autant plus que nous aurions beau nous débattre, nous
ne changerions sans doute rien...  Le mieux encore, n'est-ce pas?
Monsieur et Madame, c'est de tâcher de faire honnêtement ses affaires,
dans l'endroit où le bon Dieu vous a mis.

M. Grégoire l'approuva beaucoup.

--Avec de tels sentiments, ma brave femme, on est au-dessus de
  l'infortune.

Honorine et Mélanie apportaient enfin le paquet.  Ce fut Cécile qui le
déballa et qui sortit les deux robes.  Elle y joignit des fichus, même
des bas et des mitaines.  Tout cela irait à merveille, elle se hâtait,
faisait envelopper par les bonnes les vêtements choisis; car sa
maîtresse de piano venait d'arriver, et elle poussait la mère et les
enfants vers la porte.

--Nous sommes bien à court, bégaya la Maheude, si nous avions une
pièce de cent sous seulement...

La phrase s'étrangla, car les Maheu étaient fiers et ne mendiaient
point.  Cécile, inquiète, regarda son père; mais celui-ci refusa
nettement, d'un air de devoir.

--Non, ce n'est pas dans nos habitudes.  Nous ne pouvons pas.

Alors, la jeune fille, émue de la figure bouleversée de la mère,
voulut combler les enfants.  Ils regardaient toujours fixement la
brioche, elle en coupa deux parts, qu'elle leur distribua.

--Tenez! c'est pour vous.

Puis, elle les reprit, demanda un vieux journal.

--Attendez, vous partagerez avec vos frères et vos soeurs.

Et, sous les regards attendris de ses parents, elle acheva de les
pousser dehors.  Les pauvres mioches, qui n'avaient pas de pain, s'en
allèrent, en tenant cette brioche respectueusement, dans leurs
menottes gourdes de froid.

La Maheude tirait ses enfants sur le pavé, ne voyait plus ni les
champs déserts, ni la boue noire, ni le grand ciel livide qui
tournait.  Lorsqu'elle retraversa Montsou, elle entra résolument chez
Maigrat et le supplia si fort, qu'elle finit par emporter deux pains,
du café, du beurre, et même sa pièce de cent sous, car l'homme prêtait
aussi à la petite semaine.  Ce n'était pas d'elle qu'il voulait,
c'était de Catherine: elle le comprit, quand il lui recommanda
d'envoyer sa fille chercher les provisions.  On verrait ça.  Catherine
le giflerait, s'il lui soufflait de trop près sous le nez.

Onze heures sonnaient à la petite église du coron des
Deux-Cent-Quarante, une chapelle de briques, où l'abbé Joire venait
dire la messe, le dimanche.  A côté, dans l'école, également en
briques, on entendait les voix ânonnantes des enfants, malgré les
fenêtres fermées au froid du dehors.  Les larges voies, divisées en
petits jardins adossés, restaient désertes, entre les quatre grands
corps de maisons uniformes; et ces jardins, ravagés par l'hiver,
étalaient la tristesse de leur terre marneuse, que bossuaient et
salissaient les derniers légumes.  On faisait la soupe, les cheminées
fumaient, une femme apparaissait, de loin en loin le long des façades,
ouvrait une porte, disparaissait.  D'un bout à l'autre, sur le
trottoir pavé, les tuyaux de descente s'égouttaient dans des tonneaux,
bien qu'il ne plût pas, tant le ciel gris était chargé d'humidité.  Et
ce village, bâti d'un coup au milieu du vaste plateau, bordé de ses
routes noires comme d'un liséré de deuil, n'avait d'autre gaieté que
les bandes régulières de ses tuiles rouges, sans cesse lavées par les
averses.

Quand la Maheude rentra, elle fit un détour pour aller acheter des
pommes de terre, chez la femme d'un surveillant, qui en avait encore
de sa récolte.  Derrière un rideau de peupliers malingres, les seuls
arbres de ces terrains plats, se trouvait un groupe de constructions
isolées, des maisons quatre par quatre, entourées de leurs jardins.
Comme la Compagnie réservait aux porions ce nouvel essai, les ouvriers
avaient surnommé ce coin du hameau le coron des Bas-de-Soie; de même
qu'ils appelaient leur propre coron Paie-tes-Dettes, par une ironie
bonne enfant de leur misère.

--Ouf! nous y voilà, dit la Maheude chargée de paquets, en poussant
chez eux Lénore et Henri, boueux, les jambes mortes.

Devant le feu, Estelle hurlait, bercée dans les bras d'Alzire.
Celle-ci, n'ayant plus de sucre, ne sachant comment la faire taire,
s'était décidée à feindre de lui donner le sein.  Ce simulacre,
souvent, réussissait.  Mais, cette fois, elle avait beau écarter sa
robe, lui coller la bouche sur sa poitrine maigre d'infirme de huit
ans, l'enfant s'enrageait de mordre la peau et de n'en rien tirer.

--Passe-la-moi, cria la mère, dès qu'elle se trouva débarrassée.  Elle
ne nous laissera pas dire un mot.

Lorsqu'elle eut sorti de son corsage un sein lourd comme une outre, et
que la braillarde se fut pendue au goulot, brusquement muette, on put
enfin causer.  Du reste, tout allait bien, la petite ménagère avait
entretenu le feu, balayé, rangé la salle.  Et, dans le silence, on
entendait en haut ronfler le grand-père, du même ronflement rythmé,
qui ne s'était pas arrêté un instant.

--En voilà des choses! murmura Alzire, en souriant aux provisions.  Si
tu veux, maman, je ferai la soupe.

La table était encombrée: un paquet de vêtements, deux pains, des
pommes de terre, du beurre, du café, de la chicorée et une demi-livre
de fromage de cochon.

--Oh! la soupe! dit la Maheude d'un air de fatigue, il faudrait aller
cueillir de l'oseille et arracher des poireaux...  Non, j'en ferai
ensuite pour les hommes...  Mets bouillir des pommes de terre, nous
les mangerons avec un peu de beurre...  Et du café, hein? n'oublie pas
le café!

Mais, tout d'un coup, l'idée de la brioche lui revint.  Elle regarda
les mains vides de Lénore et d'Henri, qui se battaient par terre, déjà
reposés et gaillards.  Est-ce que ces gourmands n'avaient pas, en
chemin, mangé sournoisement la brioche! Elle les gifla, pendant
qu'Alzire, qui mettait la marmite au feu, tâchait de l'apaiser.

--Laisse-les, maman.  Si c'est pour moi, tu sais que ça m'est égal, la
brioche.  Ils avaient faim, d'être allés si loin à pied.

Midi sonnèrent, on entendit les galoches des gamins qui sortaient de
l'école.  Les pommes de terre étaient cuites, le café, épaissi d'une
bonne moitié de chicorée, passait dans le filtre, avec un bruit
chantant de grosses gouttes.  Un coin de la table fut débarrassé; mais
la mère seule y mangea, les trois enfants se contentèrent de leurs
genoux; et, tout le temps, le petit garçon, qui était d'une voracité
muette, se tourna sans rien dire vers le fromage de cochon, dont le
papier gras le surexcitait.

La Maheude buvait son café à petits coups, les deux mains autour du
verre pour les réchauffer, lorsque le père Bonnemort descendit.
D'habitude, il se levait plus tard, son déjeuner l'attendait sur le
feu.  Mais, ce jour-là, il se mit à grogner, parce qu'il n'y avait
point de soupe.  Puis, quand sa bru lui eut dit qu'on ne faisait pas
toujours comme on voulait, il mangea ses pommes de terre en silence.
De temps à autre, il se levait, allait cracher dans les cendres, par
propreté; et, tassé ensuite sur sa chaise, il roulait la nourriture au
fond de sa bouche, la tête basse, les yeux éteints.

--Ah! j'ai oublié, maman, dit Alzire, la voisine est venue...

Sa mère l'interrompit.

--Elle m'embête!

C'était une sourde rancune contre la Levaque, qui avait pleuré misère,
la veille, pour ne rien lui prêter; et elle la savait justement à son
aise, en ce moment-là, le logeur Bouteloup ayant avancé sa quinzaine.
Dans le coron, on ne se prêtait guère de ménage à ménage.

--Tiens! tu me fais songer, reprit la Maheude, enveloppe donc un
moulin de café...  Je le reporterai à la Pierronne, à qui je le dois
d'avant-hier.

Et, quand sa fille eut préparé le paquet, elle ajouta qu'elle
rentrerait tout de suite mettre la soupe des hommes sur le feu.  Puis,
elle sortit avec Estelle dans les bras, laissant le vieux Bonnemort
broyer lentement ses pommes de terre, tandis que Lénore et Henri se
battaient pour manger les pelures tombées.

La Maheude, au lieu de faire le tour, coupa tout droit, à travers les
jardins, de peur que la Levaque ne l'appelât.  Justement, son jardin
s'adossait à celui des Pierron; et il y avait, dans le treillage
délabré qui les séparait, un trou par lequel on voisinait.  Le puits
commun était là, desservant quatre ménages.  A côté, derrière un
bouquet de lilas chétifs, se trouvait le carin, une remise basse,
pleine de vieux outils, et où l'on élevait, un à un, les lapins qu'on
mangeait les jours de fête.  Une heure sonna, c'était l'heure du café,
pas une âme ne se montrait aux portes ni aux fenêtres.  Seul, un
ouvrier de la coupe à terre, en attendant la descente, bêchait son
coin de légumes, sans lever la tête.  Mais, comme la Maheude arrivait
en face, à l'autre corps de bâtiment, elle fut surprise de voir
paraître, devant l'église, un monsieur et deux dames.  Elle s'arrêta
une seconde, elle les reconnut: c'était madame Hennebeau, qui faisait
visiter le coron à ses invités, le monsieur décoré et la dame en
manteau de fourrure.

--Oh! pourquoi as-tu pris cette peine? s'écria la Pierronne, lorsque
la Maheude lui eut rendu son café.  Ça ne pressait pas.

Elle avait vingt-huit ans, elle passait pour la jolie femme du coron,
brune, le front bas, les yeux grands, la bouche étroite; et coquette
avec ça, d'une propreté de chatte, la gorge restée belle, car elle
n'avait pas eu d'enfant.  Sa mère, la Brûlé, veuve d'un haveur mort à
la mine, après avoir envoyé sa fille travailler dans une fabrique, en
jurant qu'elle n'épouserait jamais un charbonnier, ne décolérait plus,
depuis que celle-ci s'était mariée sur le tard avec Pierron, un veuf
encore, qui avait une gamine de huit ans.  Cependant, le ménage vivait
très heureux, au milieu des bavardages, des histoires qui couraient
sur les complaisances du mari et sur les amants de la femme: pas une
dette, deux fois de la viande par semaine, une maison si nettement
tenue, qu'on se serait miré dans les casseroles.  Pour surcroît de
chance, grâce à des protections, la Compagnie l'avait autorisée à
vendre des bonbons et des biscuits, dont elle étalait les bocaux sur
deux planches, derrière les vitres de la fenêtre.  C'étaient six ou
sept sous de gain par jour, quelquefois douze le dimanche.  Et, dans
ce bonheur, il n'y avait que la mère Brûlé qui hurlât avec son
enragement de vieille révolutionnaire, ayant à venger la mort de son
homme contre les patrons, et que la petite Lydie qui empochât en
gifles trop fréquentes les vivacités de la famille.

--Comme elle est grosse déjà! reprit la Pierronne, en faisant des
risettes à Estelle.

--Ah! le mal que ça donne, ne m'en parle pas! dit la Maheude.  Tu es
heureuse de n'en pas avoir.  Au moins, tu peux tenir propre.

Bien que, chez elle, tout fût en ordre, et qu'elle lavât chaque
samedi, elle jetait un coup d'oeil de ménagère jalouse sur cette salle
si claire, où il y avait même de la coquetterie, des vases dorés sur
le buffet, une glace, trois gravures encadrées.

Cependant, la Pierronne était en train de boire seule son café, tout
son monde se trouvant à la fosse.

--Tu vas en prendre un verre avec moi, dit-elle.

--Non, merci, je sors d'avaler le mien.

--Qu'est-ce que ça fait?

En effet, ça ne faisait rien.  Et toutes deux burent lentement.  Entre
les bocaux de biscuits et de bonbons, leurs regards s'étaient arrêtés
sur les maisons d'en face, qui alignaient, aux fenêtres, leurs petits
rideaux, dont le plus ou le moins de blancheur disait les vertus des
ménagères.  Ceux des Levaque étaient très sales, de véritables
torchons, qui semblaient avoir essuyé le cul des marmites.

--S'il est possible de vivre dans une pareille ordure! murmura la
  Pierronne.

Alors, la Maheude partit et ne s'arrêta plus.  Ah! si elle avait eu un
logeur comme ce Bouteloup, c'était elle qui aurait voulu faire marcher
son ménage!  Quand on savait s'y prendre, un logeur devenait une
excellente affaire.  Seulement, il ne fallait pas coucher avec.  Et
puis, le mari buvait, battait sa femme, courait les chanteuses des
cafés-concerts de Montsou.

La Pierronne prit un air profondément dégoûté.  Ces chanteuses, ça
donnait toutes les maladies.  Il y en avait une, à Joiselle, qui avait
empoisonné une fosse.

--Ce qui m'étonne, c'est que tu aies laissé aller ton fils avec leur
  fille.

--Ah! oui, empêche donc ça!...  Leur jardin est contre le nôtre.
L'été, Zacharie était toujours avec Philomène derrière les lilas, et
ils ne se gênaient guère sur le carin, on ne pouvait tirer de l'eau au
puits sans les surprendre.

C'était la commune histoire des promiscuités du coron, les garçons et
les filles pourrissant ensemble, se jetant à cul, comme ils disaient,
sur la toiture basse et en pente du carin, dès la nuit tombée.  Toutes
les herscheuses faisaient là leur premier enfant, quand elles ne
prenaient pas la peine d'aller le faire à Réquillart ou dans les blés.
Ça ne tirait pas à conséquence, on se mariait ensuite, les mères
seules se fâchaient, lorsque les garçons commençaient trop tôt, car un
garçon qui se mariait ne rapportait plus à la famille.

--A ta place, j'aimerais mieux en finir, reprit la Pierronne sagement.
Ton Zacharie l'a déjà emplie deux fois, et ils iront plus loin se
coller...  De toute façon, l'argent est fichu.

La Maheude, furieuse, étendit les mains.

--Écoute ça: je les maudis, s'ils se collent...  Est-ce que Zacharie
ne nous doit pas du respect? Il nous a coûté, n'est-ce pas? eh bien!
il faut qu'il nous rende, avant de s'embarrasser d'une femme...
Qu'est-ce que nous deviendrions, dis? si nos enfants travaillaient
tout de suite pour les autres? Autant crever alors!

Cependant, elle se calma.

--Je parle en général, on verra plus tard...  Il est joliment fort,
ton café: tu mets ce qu'il faut.

Et, après un quart d'heure d'autres histoires, elle se sauva, criant
que la soupe de ses hommes n'était pas faite.  Dehors, les enfants
retournaient à l'école, quelques femmes se montraient sur les portes,
regardaient madame Hennebeau, qui longeait une des façades, en
expliquant du doigt le coron à ses invités.  Cette visite commençait à
remuer le village.  L'homme de la coupe à terre s'arrêta un moment de
bêcher, deux poules inquiètes s'effarouchèrent dans les jardins.

Comme la Maheude rentrait, elle buta dans la Levaque, qui était sortie
pour sauter au passage sur le docteur Vanderhaghen, un médecin de la
Compagnie, petit homme pressé, écrasé de besogne, qui donnait ses
consultations en courant.

--Monsieur, disait-elle, je ne dors plus, j'ai mal partout...
Faudrait en causer cependant.

Il les tutoyait toutes, il répondit sans s'arrêter:

--Fiche-moi la paix! tu bois trop de café.

--Et mon mari, Monsieur, dit à son tour la Maheude, vous deviez venir
le voir...  Il a toujours ses douleurs aux jambes.

--C'est toi qui l'esquintes, fiche-moi la paix!

Les deux femmes restèrent plantées, regardant fuir le dos du docteur.

--Entre donc, reprit la Levaque, quand elle eut échangé avec sa
voisine un haussement d'épaules désespéré.  Tu sais qu'il y a du
nouveau...  Et tu prendras bien un peu de café.  Il est tout frais.

La Maheude, qui se débattait, fut sans force.  Allons! une goutte tout
de même, pour ne pas la désobliger.  Et elle entra.

La salle était d'une saleté noire, le carreau et les murs tachés de
graisse, le buffet et la table poissés de crasse; et une puanteur de
ménage mal tenu prenait à la gorge.  Près du feu, les deux coudes sur
la table, le nez enfoncé dans son assiette, Bouteloup, jeune encore
pour ses trente-cinq ans, achevait un restant de bouilli, avec sa
carrure épaisse de gros garçon placide; tandis que, debout contre lui,
le petit Achille, le premier-né de Philomène, qui entrait dans ses
trois ans déjà, le regardait de l'air suppliant et muet d'une bête
gourmande.  Le logeur, très tendre sous une grande barbe brune, lui
fourrait de temps à autre un morceau de sa viande au fond de la
bouche.

--Attends que je le sucre, disait la Levaque, en mettant la cassonade
d'avance dans la cafetière.

Elle, plus vieille que lui de six ans, était affreuse, usée, la gorge
sur le ventre et le ventre sur les cuisses, avec un mufle aplati aux
poils grisâtres, toujours dépeignée.  Il l'avait prise naturellement,
sans l'éplucher davantage que sa soupe, où il trouvait des cheveux, et
que son lit, dont les draps servaient trois mois.  Elle entrait dans
la pension, le mari aimait à répéter que les bons comptes font les
bons amis.

--Alors, c'était pour te dire, continua-t-elle, qu'on a vu hier soir
la Pierronne rôder du côté des Bas-de-Soie.  Le monsieur que tu sais
l'attendait derrière Rasseneur, et ils ont filé ensemble le long du
canal...  Hein? c'est du propre, une femme mariée!

--Dame! dit la Maheude, Pierron avant de l'épouser donnait des lapins
au porion, maintenant ça lui coûte moins cher de prêter sa femme.

Bouteloup éclata d'un rire énorme et jeta une mie de pain saucée dans
la bouche d'Achille.  Les deux femmes achevaient de se soulager sur le
compte de la Pierronne, une coquette pas plus belle qu'une autre, mais
toujours occupée à se visiter les trous de la peau, à se laver, à se
mettre de la pommade.  Enfin, ça regardait le mari, s'il aimait ce
pain-là.  Il y avait des hommes si ambitieux qu'ils auraient torché
les chefs, pour les entendre seulement dire merci.  Et elles ne furent
interrompues que par l'arrivée d'une voisine qui rapportait une mioche
de neuf mois, Désirée, la dernière de Philomène: celle-ci, déjeunant
au criblage, s'entendait pour qu'on lui amenât là-bas sa petite, et
elle la faisait téter, assise un instant dans le charbon.

--La mienne, je ne peux pas la quitter une minute, elle gueule tout de
suite, dit la Maheude en regardant Estelle, qui s'était endormie sur
ses bras.

Mais elle ne réussit point à éviter la mise en demeure qu'elle lisait
depuis un moment dans les yeux de la Levaque.

--Dis donc, il faudrait pourtant songer à en finir.

D'abord, les deux mères, sans avoir besoin d'en causer, étaient
tombées d'accord pour ne pas conclure le mariage.  Si la mère de
Zacharie voulait toucher le plus longtemps possible les quinzaines de
son fils, la mère de Philomène s'emportait à l'idée d'abandonner
celles de sa fille.  Rien ne pressait, la seconde avait même préféré
garder le petit, tant qu'il y avait eu un seul enfant; mais, depuis
que celui-ci, grandissant, mangeait du pain, et qu'un autre était
venu, elle se trouvait en perte, elle poussait furieusement au
mariage, en femme qui n'entend pas y mettre du sien.

--Zacharie a tiré au sort, continua-t-elle, plus rien n'arrête...
Voyons, à quand?

--Remettons ça aux beaux jours, répondit la Maheude gênée.  C'est
ennuyeux, ces affaires! Comme s'ils n'auraient pas pu attendre d'être
mariés, pour aller ensemble!...  Parole d'honneur, tiens!
j'étranglerais Catherine, si j'apprenais qu'elle ait fait la bêtise.

La Levaque haussa les épaules.

--Laisse donc, elle y passera comme les autres!

Bouteloup, avec la tranquillité d'un homme qui est chez lui, fouilla
le buffet, cherchant le pain.  Des légumes pour la soupe de Levaque,
des pommes de terre et des poireaux, traînaient sur un coin de la
table, à moitié pelurés, repris et abandonnés dix fois, au milieu des
continuels commérages.  La femme venait cependant de s'y remettre,
lorsqu'elle les lâcha de nouveau, pour se planter devant la fenêtre.

--Qu'est-ce que c'est que ça?...  Tiens! c'est madame Hennebeau avec
des gens.  Les voilà qui entrent chez la Pierronne.

Du coup, toutes deux retombèrent sur la Pierronne.  Oh! ça ne manquait
jamais, dès que la Compagnie faisait visiter le coron à des gens, on
les conduisait droit chez celle-là, parce que c'était propre.  Sans
doute qu'on ne leur racontait pas les histoires avec le maître-porion.
On peut bien être propre, quand on a des amoureux qui gagnent trois
mille francs, logés, chauffés, sans compter les cadeaux.  Si c'était
propre dessus, ce n'était guère propre dessous.  Et, tout le temps que
les visiteurs restèrent en face, elles en dégoisèrent.

--Les voilà qui sortent, dit enfin la Levaque.  Ils font le tour...
Regarde donc, ma chère, je crois qu'ils vont chez toi.

La Maheude fut prise de peur.  Qui sait si Alzire avait donné un coup
d'éponge à la table? Et sa soupe, à elle aussi, qui n'était pas prête!
Elle balbutia un «au revoir», elle se sauva, filant, rentrant, sans un
coup d'oeil de côté.

Mais tout reluisait.  Alzire, très sérieuse, un torchon devant elle,
s'était mise à faire la soupe, en voyant que sa mère ne revenait pas.
Elle avait arraché les derniers poireaux du jardin, cueilli de
l'oseille, et elle nettoyait précisément les légumes, pendant que, sur
le feu, dans un grand chaudron, chauffait l'eau pour le bain des
hommes, quand ils allaient rentrer.  Henri et Lénore étaient sages par
hasard, très occupés à déchirer un vieil almanach.  Le père Bonnemort
fumait silencieusement sa pipe.

Comme la Maheude soufflait, madame Hennebeau frappa.

--Vous permettez, n'est-ce pas? ma brave femme.

Grande, blonde, un peu alourdie dans la maturité superbe de la
quarantaine, elle souriait avec un effort d'affabilité, sans laisser
trop paraître la crainte de tacher sa toilette de soie bronze, drapée
d'une mante de velours noir.

--Entrez, entrez, répétait-elle à ses invités.  Nous ne gênons
personne...  Hein? est-ce propre encore? et cette brave femme a sept
enfants! Tous nos ménages sont comme ça...  Je vous expliquais que la
Compagnie leur loue la maison six francs par mois.  Une grande salle
au rez-de-chaussée, deux chambres en haut, une cave et un jardin.

Le monsieur décoré et la dame en manteau de fourrure, débarqués le
matin du train de Paris, ouvraient des yeux vagues, avaient sur la
face l'ahurissement de ces choses brusques, qui les dépaysaient.

--Et un jardin, répéta la dame.  Mais on y vivrait, c'est charmant!

--Nous leur donnons du charbon plus qu'ils n'en brûlent, continuait
madame Hennebeau.  Un médecin les visite deux fois par semaine; et,
quand ils sont vieux, ils reçoivent des pensions, bien qu'on ne fasse
aucune retenue sur les salaires.

--Une Thébaïde! un vrai pays de Cocagne! murmura le monsieur, ravi.

La Maheude s'était précipitée pour offrir des chaises.  Ces dames
refusèrent.  Déjà madame Hennebeau se lassait, heureuse un instant de
se distraire à ce rôle de montreur de bêtes, dans l'ennui de son exil,
mais tout de suite répugnée par l'odeur fade de misère, malgré la
propreté choisie des maisons où elle se risquait.  Du reste, elle ne
répétait que des bouts de phrase entendus, sans jamais s'inquiéter
davantage de ce peuple d'ouvriers besognant et souffrant près d'elle.

--Les beaux enfants! murmura la dame, qui les trouvait affreux, avec
leurs têtes trop grosses, embroussaillées de cheveux couleur de
paille.

Et la Maheude dut dire leur âge, on lui adressa aussi des questions
sur Estelle, par politesse.  Respectueusement, le père Bonnemort avait
retiré sa pipe de la bouche; mais il n'en restait pas moins un sujet
d'inquiétude, si ravagé par ses quarante années de fond, les jambes
raides, la carcasse démolie, la face terreuse; et, comme un violent
accès de toux le prenait, il préféra sortir pour cracher dehors, dans
l'idée que son crachat noir allait gêner le monde.

Alzire eut tout le succès.  Quelle jolie petite ménagère, avec son
torchon!  On complimenta la mère d'avoir une petite fille déjà si
entendue pour son âge.  Et personne ne parlait de la bosse, des
regards d'une compassion pleine de malaise revenaient toujours vers le
pauvre être infirme.

--Maintenant, conclut madame Hennebeau, si l'on vous interroge sur nos
corons, à Paris, vous pourrez répondre...  Jamais plus de bruit que
ça, moeurs patriarcales, tous heureux et bien portants comme vous
voyez, un endroit où vous devriez venir vous refaire un peu, à cause
du bon air et de la tranquillité.

--C'est merveilleux, merveilleux! cria le monsieur, dans un élan final
d'enthousiasme.

Ils sortirent de l'air enchanté dont on sort d'une baraque de
phénomènes, et la Maheude qui les accompagnait, demeura sur le seuil,
pendant qu'ils repartaient doucement, en causant très haut.  Les rues
s'étaient peuplées, ils devaient traverser des groupes de femmes,
attirées par le bruit de leur visite, qu'elles colportaient de maison
en maison.

Justement, devant sa porte, la Levaque avait arrêté la Pierronne,
accourue en curieuse.  Toutes deux affectaient une surprise mauvaise.
Eh bien! quoi donc, ces gens voulaient y coucher, chez les Maheu? Ce
n'était pourtant pas si drôle.

--Toujours sans le sou, avec ce qu'ils gagnent! Dame! quand on a des
  vices!

--Je viens d'apprendre qu'elle est allée ce matin mendier chez les
bourgeois de la Piolaine, et Maigrat qui leur avait refusé du pain,
lui en a donné...  On sait comment il se paie, Maigrat.

--Sur elle, oh! non! faudrait du courage...  C'est sur Catherine qu'il
en prend.

--Ah! écoute donc, est-ce qu'elle n'a pas eu le toupet tout à l'heure
de me dire qu'elle étranglerait Catherine, si elle y passait!...
Comme si le grand Chaval, il y a beau temps, ne l'avait pas mise à cul
sur le carin!

--Chut!...  Voici le monde.

Alors, la Levaque et la Pierronne, l'air paisible, sans curiosité
impolie, s'étaient contentées de guetter sortir les visiteurs, du coin
de l'oeil.  Puis, elles avaient appelé vivement d'un signe la Maheude,
qui promenait encore Estelle sur ses bras.  Et toutes trois,
immobiles, regardaient s'éloigner les dos bien vêtus de madame
Hennebeau et de ses invités.  Lorsque ceux-ci furent à une trentaine
de pas, les commérages reprirent, avec un redoublement de violence.

--Elles en ont pour de l'argent sur la peau, ça vaut plus cher
qu'elles, peut-être!

--Ah! sûr!...  Je ne connais pas l'autre, mais celle d'ici, je n'en
donnerais pas quatre sous, si grosse qu'elle soit.  On raconte des
histoires...

--Hein? quelles histoires?

--Elle aurait des hommes donc!...  D'abord, l'ingénieur...

--Ce petiot maigre!...  Oh! il est trop menu, elle le perdrait dans
les draps.

--Qu'est-ce que ça fiche, si ça l'amuse?...  Moi, je n'ai pas
confiance, quand je vois une dame qui prend des mines dégoûtées et qui
n'a jamais l'air de se plaire où elle est...  Regarde donc comme elle
tourne son derrière, avec l'air de nous mépriser toutes.  Est-ce que
c'est propre?

Les promeneurs s'en allaient du même pas ralenti, causant toujours,
lorsqu'une calèche vint s'arrêter sur la route, devant l'église.  Un
monsieur d'environ quarante-huit ans en descendit, serré dans une
redingote noire, très brun de peau, le visage autoritaire et correct.

--Le mari! murmura la Levaque, baissant la voix comme s'il avait pu
l'entendre, saisie de la crainte hiérarchique que le directeur
inspirait à ses dix mille ouvriers.  C'est pourtant vrai qu'il a une
tête de cocu, cet homme!

Maintenant, le coron entier était dehors.  La curiosité des femmes
montait, les groupes se rapprochaient, se fondaient en une foule;
tandis que des bandes de marmaille mal mouchée traînaient sur les
trottoirs, bouche béante.  On vit un instant la tête pâle de
l'instituteur qui se haussait, lui aussi, derrière la haie de l'école.
Au milieu des jardins, l'homme en train de bêcher restait le pied sur
sa bêche, les yeux arrondis.  Et le murmure des commérages s'enflait
peu à peu avec un bruit de crécelles, pareil à un coup de vent dans
des feuilles sèches.

C'était surtout devant la porte de la Levaque que le rassemblement
avait grossi.  Deux femmes s'étaient avancées, puis dix, puis vingt.
Prudemment, la Pierronne se taisait, à présent qu'il y avait trop
d'oreilles.  La Maheude, une des plus raisonnables, se contentait
aussi de regarder; et, pour calmer Estelle réveillée et hurlant, elle
avait tranquillement sorti au grand jour sa mamelle de bonne bête
nourricière, qui pendait, roulante, comme allongée par la source
continue de son lait.  Quand M. Hennebeau eut fait asseoir les dames
au fond de la voiture, qui fila du côté de Marchiennes, il y eut une
explosion dernière de voix bavardes, toutes les femmes gesticulaient,
se parlaient dans le visage, au milieu d'un tumulte de fourmilière en
révolution.

Mais trois heures sonnèrent.  Les ouvriers de la coupe à terre étaient
partis, Bouteloup et les autres.  Brusquement, au détour de l'église,
parurent les premiers charbonniers qui revenaient de la fosse, le
visage noir, les vêtements trempés, croisant les bras et gonflant le
dos.  Alors, il se produisit une débandade parmi les femmes, toutes
couraient, toutes rentraient chez elles, dans un effarement de
ménagères que trop de café et trop de cancans avaient mises en faute.
Et l'on n'entendait plus que ce cri inquiet, gros de querelles:

--Ah! mon Dieu! et ma soupe! et ma soupe qui n'est pas prête!

Lorsque Maheu rentra, après avoir laissé Étienne chez Rasseneur, il
trouva Catherine, Zacharie et Jeanlin attablés, qui achevaient leur
soupe.  Au retour de la fosse, on avait si faim, qu'on mangeait dans
ses vêtements humides, avant même de se débarbouiller; et personne ne
s'attendait, la table restait mise du matin au soir, toujours il y en
avait un là, avalant sa portion, au hasard des exigences du travail.

Dès la porte, Maheu aperçut les provisions.  Il ne dit rien, mais son
visage inquiet s'éclaira.  Toute la matinée, le vide du buffet, la
maison sans café et sans beurre, l'avait tracassé, lui était revenue
en élancements douloureux, pendant qu'il tapait à la veine, suffoqué
au fond de la taille.  Comment la femme aurait-elle fait? et
qu'allait-on devenir, si elle était rentrée les mains vides? Puis,
voilà qu'il y avait de tout.  Elle lui conterait ça plus tard.  Il
riait d'aise.

Déjà Catherine et Jeanlin s'étaient levés, prenant leur café debout;
tandis que Zacharie, mal rempli par sa soupe, se coupait une large
tartine de pain, qu'il couvrait de beurre.  Il voyait bien le fromage
de cochon sur une assiette; mais il n'y touchait pas, la viande était
pour le père, quand il n'y en avait que pour un.  Tous venaient de
faire descendre leur soupe d'une grande lampée d'eau fraîche, la bonne
boisson claire des fins de quinzaine.

--Je n'ai pas de bière, dit la Maheude, lorsque le père se fut attablé
à son tour.  J'ai voulu garder un peu d'argent...  Mais, si tu en
désires, la petite peut courir en prendre une pinte.

Il la regardait, épanoui.  Comment? elle avait aussi de l'argent!

--Non, non, dit-il.  J'ai bu une chope, ça va bien.

Et Maheu se mit à engloutir, par lentes cuillerées, la pâtée de pain,
de pommes de terre, de poireaux et d'oseille, enfaîtée dans la jatte
qui lui servait d'assiette.  La Maheude, sans lâcher Estelle, aidait
Alzire à ce qu'il ne manquât de rien, poussait près de lui le beurre
et la charcuterie, remettait au feu son café pour qu'il fût bien
chaud.

Cependant, à côté du feu, le lavage commençait, dans une moitié de
tonneau, transformée en baquet.  Catherine, qui passait la première,
l'avait empli d'eau tiède; et elle se déshabillait tranquillement,
ôtait son béguin, sa veste, sa culotte, jusqu'à sa chemise, habituée à
cela depuis l'âge de huit ans, ayant grandi sans y voir du mal.  Elle
se tourna seulement, le ventre au feu, puis se frotta vigoureusement
avec du savon noir.  Personne ne la regardait, Lénore et Henri
eux-mêmes n'avaient plus la curiosité de voir comment elle était
faite.  Quand elle fut propre, elle monta toute nue l'escalier,
laissant sa chemise mouillée et ses autres vêtements, en tas, sur le
carreau.  Mais une querelle éclatait entre les deux frères: Jeanlin
s'était hâté de sauter dans le baquet, sous le prétexte que Zacharie
mangeait encore; et celui-ci le bousculait, réclamait son tour, criait
que s'il était assez gentil pour permettre à Catherine de se tremper
d'abord, il ne voulait pas avoir la rinçure des galopins, d'autant
plus que, lorsque celui-ci avait passé dans l'eau, on pouvait en
remplir les encriers de l'école.  Ils finirent par se laver ensemble,
tournés également vers le feu, et ils s'entraidèrent même, ils se
frottèrent le dos.  Puis, comme leur soeur, ils disparurent dans
l'escalier, tout nus.

--En font-ils un gâchis! murmurait la Maheude, en prenant par terre
les vêtements pour les mettre sécher.  Alzire, éponge un peu, hein!

Mais un tapage, de l'autre côté du mur, lui coupa la parole.
C'étaient des jurons d'homme, des pleurs de femme, tout un piétinement
de bataille, avec des coups sourds qui sonnaient comme des heurts de
courge vide.

--La Levaque reçoit sa danse, constata paisiblement Maheu, en train de
racler le fond de sa jatte avec la cuiller.  C'est drôle, Bouteloup
prétendait que la soupe était prête.

--Ah! oui, prête! dit la Maheude, j'ai vu les légumes sur la table,
pas même épluchés.

Les cris redoublaient, il y eut une poussée terrible qui ébranla le
mur, puis un grand silence tomba.  Alors, le mineur, en avalant une
dernière cuillerée, conclut d'un air de calme justice:

--Si la soupe n'est pas prête, ça se comprend.

Et, après avoir bu un plein verre d'eau, il attaqua le fromage de
cochon.  Il en coupait des morceaux carrés, qu'il piquait de la pointe
de son couteau et qu'il mangeait sur son pain, sans fourchette.  On ne
parlait pas, quand le père mangeait.  Lui-même avait la faim
silencieuse, il ne reconnaissait point la charcuterie habituelle de
Maigrat, ça devait venir d'ailleurs; pourtant, il n'adressait aucune
question à sa femme.  Il demanda seulement si le vieux dormait
toujours, là-haut.  Non, le grand-père était déjà sorti, pour son tour
de promenade accoutumé.  Et le silence recommença.

Mais l'odeur de la viande avait fait lever les têtes de Lénore et
d'Henri, qui s'amusaient par terre à dessiner des ruisseaux avec l'eau
répandue.  Tous deux vinrent se planter près du père, le petit en
avant.  Leurs yeux suivaient chaque morceau, le regardaient pleins
d'espoir partir de l'assiette, et le voyaient d'un air consterné
s'engouffrer dans la bouche.  A la longue, le père remarqua le désir
gourmand qui les pâlissait et leur mouillait les lèvres.

--Est-ce que les enfants en ont eu? demanda-t-il.

Et, comme sa femme hésitait:

--Tu sais, je n'aime pas ces injustices.  Ça m'ôte l'appétit, quand
ils sont là, autour de moi, à mendier un morceau.

--Mais oui, ils en ont eu! s'écria-t-elle, en colère.  Ah bien! si tu
les écoutes, tu peux leur donner ta part et celle des autres, ils
s'empliront jusqu'à crever...  N'est-ce pas, Alzire, que nous avons
tous mangé du fromage?

--Bien sûr, maman, répondit la petite bossue, qui, dans ces
circonstances-là, mentait avec un aplomb de grande personne.

Lénore et Henri restaient immobiles de saisissement, révoltés d'une
pareille menterie, eux qu'on fouettait, s'ils ne disaient pas la
vérité.  Leurs petits coeurs se gonflaient, et ils avaient une grosse
envie de protester, de dire qu'ils n'étaient pas là, eux, lorsque les
autres en avaient mangé.

--Allez-vous-en donc! répétait la mère, en les chassant à l'autre bout
de la salle.  Vous devriez rougir d'être toujours dans l'assiette de
votre père.  Et, s'il était le seul à en avoir, est-ce qu'il ne
travaille pas, lui?  tandis que vous autres, tas de vauriens, vous ne
savez encore que dépenser.  Ah! oui, et plus que vous n'êtes gros!

Maheu les rappela.  Il assit Lénore sur sa cuisse gauche, Henri sur sa
cuisse droite; puis, il acheva le fromage de cochon, en faisant la
dînette avec eux.  Chacun sa part, il leur coupait des petits
morceaux.  Les enfants, ravis, dévoraient.

Quand il eut fini, il dit à sa femme:

--Non, ne me sers pas mon café.  Je vais me laver d'abord...  Et
donne-moi un coup de main pour jeter cette eau sale.

Ils empoignèrent les anses du baquet, et ils le vidaient dans le
ruisseau, devant la porte, lorsque Jeanlin descendit, avec des
vêtements secs, une culotte et une blouse de laine trop grandes,
lasses de déteindre sur le dos de son frère.  En le voyant filer
sournoisement par la porte ouverte, sa mère l'arrêta.

--Où vas-tu?

--Là.

--Où, là?...  Écoute, tu vas aller cueillir une salade de pissenlits
pour ce soir.  Hein! tu m'entends? si tu ne rapportes pas une salade,
tu auras affaire à moi.

--Bon! bon!

Jeanlin partit, les mains dans les poches, traînant ses sabots,
roulant ses reins maigres d'avorton de dix ans, comme un vieux mineur.
A son tour, Zacharie descendait, plus soigné, le torse pris dans un
tricot de laine noire à raies bleues.  Son père lui cria de ne pas
rentrer tard; et il sortit en hochant la tête, la pipe aux dents, sans
répondre.

De nouveau, le baquet était plein d'eau tiède.  Maheu, lentement,
enlevait déjà sa veste.  Sur un coup d'oeil, Alzire emmena Lénore et
Henri jouer dehors.  Le père n'aimait pas se laver en famille, comme
cela se pratiquait dans beaucoup d'autres maisons du coron.  Du reste,
il ne blâmait personne, il disait simplement que c'était bon pour les
enfants, de barboter ensemble.

--Que fais-tu donc là-haut? cria la Maheude à travers l'escalier.

--Je raccommode ma robe, que j'ai déchirée hier, répondit Catherine.

--C'est bien...  Ne descends pas, ton père se lave.

Alors, Maheu et la Maheude restèrent seuls.  Celle-ci s'était décidée
à poser sur une chaise Estelle, qui, par miracle, se trouvant bien
près du feu, ne hurlait pas et tournait vers ses parents des yeux
vagues de petit être sans pensée.  Lui, tout nu, accroupi devant le
baquet, y avait d'abord plongé sa tête, frottée de ce savon noir dont
l'usage séculaire décolore et jaunit les cheveux de la race.  Ensuite,
il entra dans l'eau, s'enduisit la poitrine, le ventre, les bras, les
cuisses, se les racla énergiquement des deux poings.  Debout, sa femme
le regardait.

--Dis donc, commença-t-elle, j'ai vu ton oeil, quand tu es arrivé...
Tu te tourmentais, hein? ça t'a déridé, ces provisions...  Imagine-toi
que les bourgeois de la Piolaine ne m'ont pas fichu un sou.  Oh! ils
sont aimables, ils ont habillé les petits, et j'avais honte de les
supplier, car ça me reste en travers, quand je demande.

Elle s'interrompit un instant, pour caler Estelle sur la chaise,
crainte d'une culbute.  Le père continuait à s'user la peau, sans
hâter d'une question cette histoire qui l'intéressait, attendant
patiemment de comprendre.

--Faut te dire que Maigrat m'avait refusé, oh! raide! comme on flanque
un chien dehors...  Tu vois si j'étais à la noce! Ça tient chaud, des
vêtements de laine, mais ça ne vous met rien dans le ventre, pas vrai?

Il leva la tête, toujours muet.  Rien à la Piolaine, rien chez
Maigrat: alors, quoi? Mais, comme à l'ordinaire, elle venait de
retrousser ses manches, pour lui laver le dos et les parties qu'il lui
était mal commode d'atteindre.  D'ailleurs, il aimait qu'elle le
savonnât, qu'elle le frottât partout, à se casser les poignets.  Elle
prit du savon, elle lui laboura les épaules, tandis qu'il se
raidissait, afin de tenir le coup.

--Donc, je suis retournée chez Maigrat, je lui en ai dit, ah! je lui
en ai dit...  Et qu'il ne fallait pas avoir de coeur, et qu'il lui
arriverait du mal, s'il y avait une justice...  Ça l'ennuyait, il
tournait les yeux, il aurait bien voulu filer...

Du dos, elle était descendue aux fesses; et, lancée, elle poussait
ailleurs, dans les plis, ne laissant pas une place du corps sans y
passer, le faisant reluire comme ses trois casseroles, les samedis de
grand nettoyage.  Seulement, elle suait à ce terrible va-et-vient des
bras, toute secouée elle-même, si essoufflée, que ses paroles
s'étranglaient.

--Enfin, il m'a appelée vieux crampon...  Nous aurons du pain jusqu'à
samedi, et le plus beau, c'est qu'il m'a prêté cent sous...  J'ai
encore pris chez lui le beurre, le café, la chicorée, j'allais même
prendre la charcuterie et les pommes de terre, quand j'ai vu qu'il
grognait...  Sept sous de fromage de cochon, dix-huit sous de pommes
de terre, il me reste trois francs soixante-quinze pour un ragoût et
un pot-au-feu...  Hein? je crois que je n'ai pas perdu ma matinée.

Maintenant, elle l'essuyait, le tamponnait avec un torchon, aux
endroits où ça ne voulait pas sécher.  Lui, heureux, sans songer au
lendemain de la dette, éclatait d'un gros rire et l'empoignait à
pleins bras.

--Laisse donc, bête! tu es trempé, tu me mouilles...  Seulement, je
crains que Maigrat n'ait des idées...

Elle allait parler de Catherine, elle s'arrêta.  A quoi bon inquiéter
le père? Ça ferait des histoires à n'en plus finir.

--Quelles idées? demanda-t-il.

--Des idées de nous voler, donc! Faudra que Catherine épluche joliment
la note.

Il l'empoigna de nouveau, et cette fois ne la lâcha plus.  Toujours le
bain finissait ainsi, elle le ragaillardissait à le frotter si fort,
puis à lui passer partout des linges, qui lui chatouillaient les poils
des bras et de la poitrine.  D'ailleurs, c'était également chez les
camarades du coron l'heure des bêtises, où l'on plantait plus
d'enfants qu'on n'en voulait.  La nuit, on avait sur le dos la
famille.  Il la poussait vers la table, goguenardant en brave homme
qui jouit du seul bon moment de la journée, appelant ça prendre son
dessert, et un dessert qui ne coûtait rien.  Elle, avec sa taille et
sa gorge roulantes, se débattait un peu, pour rire.

--Es-tu bête, mon Dieu! es-tu bête!...  Et Estelle qui nous regarde!
attends que je lui tourne la tête.

--Ah! ouiche! à trois mois, est-ce que ça comprend?

Lorsqu'il se fut relevé, Maheu passa simplement une culotte sèche.
Son plaisir, quand il était propre et qu'il avait rigolé avec sa
femme, était de rester un moment le torse nu.  Sur sa peau blanche,
d'une blancheur de fille anémique, les éraflures, les entailles du
charbon, laissaient des tatouages, des «greffes», comme disent les
mineurs; et il s'en montrait fier, il étalait ses gros bras, sa
poitrine large, d'un luisant de marbre veiné de bleu.  En été, tous
les mineurs se mettaient ainsi sur les portes.  Il y alla même un
instant, malgré le temps humide, cria un mot salé à un camarade, le
poitrail également nu, au-delà des jardins.  D'autres parurent.  Et
les enfants, qui traînaient sur les trottoirs, levaient la tête,
riaient eux aussi à la joie de toute cette chair lasse de
travailleurs, mise au grand air.

En buvant son café, sans passer encore une chemise, Maheu conta à sa
femme la colère de l'ingénieur, pour le boisage.  Il était calmé,
détendu, et il écouta avec un hochement d'approbation les sages
conseils de la Maheude, qui montrait un grand bon sens dans ces
affaires-là.  Toujours elle lui répétait qu'on ne gagnait rien à se
buter contre la Compagnie.  Elle lui parla ensuite de la visite de
madame Hennebeau.  Sans le dire, tous deux en étaient fiers.

--Est-ce qu'on peut descendre? demanda Catherine du haut de
  l'escalier.

--Oui, oui, ton père se sèche.

La jeune fille avait sa robe des dimanches, une vieille robe de
popeline gros bleu, pâlie et usée déjà dans les plis.  Elle était
coiffée d'un bonnet de tulle noire, tout simple.

--Tiens! tu t'es habillée...  Où vas-tu donc?

--Je vais à Montsou acheter un ruban pour mon bonnet...  J'ai retiré
le vieux, il était trop sale.

--Tu as donc de l'argent, toi?

--Non, c'est Mouquette qui a promis de me prêter dix sous.

La mère la laissa partir.  Mais, à la porte, elle la rappela.

--Écoute, ne va pas l'acheter chez Maigrat, ton ruban...  il te
volerait et il croirait que nous roulons sur l'or.

Le père, qui s'était accroupi devant le feu, pour sécher plus vite sa
nuque et ses aisselles, se contenta d'ajouter:

--Tâche de ne pas traîner la nuit sur les routes.

Maheu, l'après-midi, travailla dans son jardin.  Déjà il y avait semé
des pommes de terre, des haricots, des pois; et il tenait en jauge,
depuis la veille, du plant de choux et de laitue, qu'il se mit à
repiquer.  Ce coin de jardin les fournissait de légumes, sauf de
pommes de terre, dont ils n'avaient jamais assez.  Du reste, lui
s'entendait très bien à la culture et obtenait même des artichauts, ce
qui était traité de pose par les voisins.  Comme il préparait sa
planche, Levaque justement vint fumer une pipe dans son carré à lui,
en regardant des romaines que Bouteloup avait plantées le matin; car,
sans le courage du logeur à bêcher, il n'aurait guère poussé là que
des orties.  Et la conversation s'engagea par-dessus le treillage.
Levaque, délassé et excité d'avoir tapé sur sa femme, tâcha vainement
d'entraîner Maheu chez Rasseneur.  Voyons, est-ce qu'une chope
l'effrayait?  On ferait une partie de quilles, on flânerait un instant
avec les camarades, puis on rentrerait dîner.  C'était la vie, après
la sortie de la fosse.  Sans doute il n'y avait pas de mal à cela,
mais Maheu s'entêtait: s'il ne repiquait pas ses laitues, elles
seraient fanées le lendemain.  Au fond, il refusait par sagesse, ne
voulant point demander un liard à sa femme sur le reste des cent sous.

Cinq heures sonnaient, lorsque la Pierronne vint savoir si c'était
avec Jeanlin que sa Lydie avait filé.  Levaque répondit que ça devait
être quelque chose comme ça, car Bébert, lui aussi, avait disparu; et
ces galopins gourgandinaient toujours ensemble.  Quand Maheu les eut
tranquillisés, en parlant de la salade de pissenlits, lui et le
camarade se mirent à attaquer la jeune femme, avec une crudité de bons
diables.  Elle s'en fâchait, mais ne s'en allait pas, chatouillée au
fond par les gros mots, qui la faisaient crier, les mains au ventre.
Il arriva à son secours une femme maigre, dont la colère bégayante
ressemblait à un gloussement de poule.  D'autres, au loin, sur les
portes, s'effarouchaient de confiance.  Maintenant, l'école était
fermée, toute la marmaille traînait, c'était un grouillement de petits
êtres piaulant, se roulant, se battant; tandis que les pères, qui
n'étaient pas à l'estaminet, restaient par groupes de trois ou quatre,
accroupis sur leurs talons comme au fond de la mine, fumant des pipes
avec des paroles rares, à l'abri d'un mur.  La Pierronne partit
furieuse, lorsque Levaque voulut tâter si elle avait la cuisse ferme;
et il se décida lui-même à se rendre seul chez Rasseneur, pendant que
Maheu plantait toujours.

Le jour baissa brusquement, la Maheude alluma la lampe, irritée de ce
que ni la fille ni les garçons ne rentraient.  Elle l'aurait parié:
jamais on ne parvenait à faire ensemble l'unique repas où l'on aurait
pu être tous autour de la table.  Puis, c'était la salade de
pissenlits qu'elle attendait.  Qu'est-ce qu'il pouvait cueillir à
cette heure, dans ce noir de four, le bougre d'enfant! Une salade
accompagnerait si bien la ratatouille qu'elle laissait mijoter sur le
feu, des pommes de terre, des poireaux, de l'oseille, fricassés avec
de l'oignon frit! La maison entière le sentait, l'oignon frit, cette
bonne odeur qui rancit vite et qui pénètre les briques des corons d'un
empoisonnement tel, qu'on les flaire de loin dans la campagne, à ce
violent fumet de cuisine pauvre.

Maheu, quand il quitta le jardin, à la nuit tombée, s'assoupit tout de
suite sur une chaise, la tête contre la muraille.  Dès qu'il
s'asseyait, le soir, il dormait.  Le coucou sonnait sept heures, Henri
et Lénore venaient de casser une assiette en s'obstinant à aider
Alzire, qui mettait le couvert, lorsque le père Bonnemort rentra le
premier, pressé de dîner et de retourner à la fosse.  Alors, la
Maheude réveilla Maheu.

--Mangeons, tant pis!...  Ils sont assez grands pour retrouver la
maison.  L'embêtant, c'est la salade!

Chez Rasseneur, après avoir mangé une soupe, Étienne, remonté dans
l'étroite chambre qu'il allait occuper sous le toit, en face du
Voreux, était tombé sur son lit, tout vêtu, assommé de fatigue.  En
deux jours, il n'avait pas dormi quatre heures.  Quand il s'éveilla,
au crépuscule, il resta étourdi un instant, sans reconnaître le lieu
où il se trouvait; et il éprouvait un tel malaise, une telle pesanteur
de tête, qu'il se mit péniblement debout, avec l'idée de prendre
l'air, avant de dîner et de se coucher pour la nuit.

Dehors, le temps était de plus en plus doux, le ciel de suie se
cuivrait, chargé d'une de ces longues pluies du Nord, dont on sentait
l'approche dans la tiédeur humide de l'air.  La nuit venait par
grandes fumées, noyant les lointains perdus de la plaine.  Sur cette
mer immense de terres rougeâtres, le ciel bas semblait se fondre en
noire poussière, sans un souffle de vent à cette heure, qui
animât les ténèbres.  C'était d'une tristesse blafarde et morte
d'ensevelissement.

Étienne marcha devant lui, au hasard, n'ayant d'autre but que de
secouer sa fièvre.  Lorsqu'il passa devant le Voreux, assombri déjà au
fond de son trou, et dont pas une lanterne ne luisait encore, il
s'arrêta un moment, pour voir la sortie des ouvriers à la journée.
Sans doute six heures sonnaient, des moulineurs, des chargeurs à
l'accrochage, des palefreniers s'en allaient par bandes, mêlés aux
filles du criblage, vagues et rieuses dans l'ombre.

D'abord, ce furent la Brûlé et son gendre Pierron.  Elle le
querellait, parce qu'il ne l'avait pas soutenue, dans une contestation
avec un surveillant, pour son compte de pierres.

--Oh! sacrée chiffe, va! s'il est permis d'être un homme et de
s'aplatir comme ça devant un de ces salops qui nous mangent!

Pierron la suivait paisiblement, sans répondre.  Il finit par dire:

--Fallait peut-être sauter sur le chef.  Merci! pour avoir des ennuis!

--Tends le derrière, alors! cria-t-elle.  Ah! nom de Dieu! si ma fille
m'avait écoutée!...  Ça ne suffit donc pas qu'ils m'aient tué le père,
tu voudrais peut-être que je dise merci.  Non, vois-tu, j'aurai leur
peau!

Les voix se perdirent, Étienne la regarda disparaître, avec son nez
d'aigle, ses cheveux blancs envolés, ses longs bras maigres qui
gesticulaient furieusement.  Mais, derrière lui, la conversation de
deux jeunes gens lui fit prêter l'oreille.  Il avait reconnu Zacharie,
qui attendait là, et que son ami Mouquet venait d'aborder.

--Arrives-tu? demanda celui-ci.  Nous mangeons une tartine, puis nous
filons au Volcan.

--Tout à l'heure, j'ai affaire.

--Quoi donc?

Le moulineur se tourna et aperçut Philomène qui sortait du criblage.
Il crut comprendre.

--Ah! bon, c'est ça...  Alors, je pars devant.

--Oui, je te rattraperai.

Mouquet, en s'en allant, se rencontra avec son père, le vieux Mouque,
qui sortait aussi du Voreux; et les deux hommes se dirent simplement
bonsoir, le fils prit la grande route, tandis que le père filait le
long du canal.

Déjà, Zacharie poussait Philomène dans ce même chemin écarté, malgré
sa résistance.  Elle était pressée, une autre fois; et ils se
disputaient tous deux, en vieux ménage.  Ça n'avait rien de drôle, de
ne se voir que dehors, surtout l'hiver, lorsque la terre est mouillée
et qu'on n'a pas les blés pour se coucher dedans.

--Mais non, ce n'est pas ça, murmura-t-il impatienté.  J'ai à te dire
une chose.

Il la tenait à la taille, il l'emmenait doucement.  Puis, lorsqu'ils
furent dans l'ombre du terri, il voulut savoir si elle avait de
l'argent.

--Pour quoi faire? demanda-t-elle.

Lui, alors, s'embrouilla, parla d'une dette de deux francs qui allait
désespérer sa famille.

--Tais-toi donc!...  J'ai vu Mouquet, tu vas encore au Volcan, où il y
a ces sales femmes de chanteuses.

Il se défendit, tapa sur sa poitrine, donna sa parole d'honneur.
Puis, comme elle haussait les épaules, il dit brusquement:

--Viens avec nous, si ça t'amuse...  Tu vois que tu ne me déranges
pas.  Pour ce que j'en veux faire, des chanteuses!...  Viens-tu?

--Et le petit? répondit-elle.  Est-ce qu'on peut remuer, avec un
enfant qui crie toujours?...  Laisse-moi rentrer, je parie qu'ils ne
s'entendent plus, à la maison.

Mais il la retint, il la supplia.  Voyons, c'était pour ne pas avoir
l'air bête devant Mouquet, auquel il avait promis.  Un homme ne
pouvait pas, tous les soirs, se coucher comme les poules.  Vaincue,
elle avait retroussé une basque de son caraco, elle coupait de l'ongle
le fil et tirait des pièces de dix sous d'un coin de la bordure.  De
crainte d'être volée par sa mère, elle cachait là le gain des heures
qu'elle faisait en plus, à la fosse.

--J'en ai cinq, tu vois, dit-elle.  Je veux bien t'en donner trois...
Seulement, il faut me jurer que tu vas décider ta mère à nous marier.
En voilà assez, de cette vie en l'air! Avec ça, maman me reproche
toutes les bouchées que je mange...  Jure, jure d'abord.

Elle parlait de sa voix molle de grande fille maladive, sans passion,
simplement lasse de son existence.  Lui, jura, cria que c'était une
chose promise, sacrée; puis, lorsqu'il tint les trois pièces, il la
baisa, la chatouilla, la fit rire, et il aurait poussé les choses
jusqu'au bout, dans ce coin du terri qui était la chambre d'hiver de
leur vieux ménage, si elle n'avait répété que non, que ça ne lui
causerait aucun plaisir.  Elle retourna au coron toute seule, pendant
qu'il coupait à travers champs, pour rejoindre son camarade.

Étienne, machinalement, les avait suivis de loin, sans comprendre,
croyant à un simple rendez-vous.  Les filles étaient précoces, aux
fosses; et il se rappelait les ouvrières de Lille, qu'il attendait
derrière les fabriques, ces bandes de filles gâtées dès quatorze ans,
dans les abandons de la misère.  Mais une autre rencontre le surprit
davantage.  Il s'arrêta.

C'était, en bas du terri, dans un creux où de grosses pierres avaient
glissé, le petit Jeanlin qui rabrouait violemment Lydie et Bébert,
assis l'une à sa droite, l'autre à sa gauche.

--Hein? vous dites?...  Je vas ajouter une gifle pour chacun, moi, si
vous réclamez...  Qui est-ce qui a eu l'idée, voyons!

En effet, Jeanlin avait eu une idée.  Après s'être, pendant une heure,
le long du canal, roulé dans les prés en cueillant des pissenlits avec
les deux autres, il venait de songer, devant le tas de salade, qu'on
ne mangerait jamais tout ça chez lui; et, au lieu de rentrer au coron,
il était allé à Montsou, gardant Bébert pour faire le guet, poussant
Lydie à sonner chez les bourgeois, où elle offrait les pissenlits.  Il
disait, expérimenté déjà, que les filles vendaient ce qu'elles
voulaient.  Dans l'ardeur du négoce, le tas entier y avait passé; mais
la gamine avait fait onze sous.  Et, maintenant, les mains nettes,
tous trois partageaient le gain.

--C'est injuste! déclara Bébert.  Faut diviser en trois...  Si tu
gardes sept sous, nous n'en aurons plus que deux chacun.

--De quoi, injuste? répliqua Jeanlin furieux.  J'en ai cueilli
davantage, d'abord!

L'autre d'ordinaire se soumettait, avec une admiration craintive, une
crédulité qui le rendait continuellement victime.  Plus âgé et plus
fort, il se laissait même gifler.  Mais, cette fois, l'idée de tout
cet argent l'excitait à la résistance.

--N'est-ce pas? Lydie, il nous vole...  S'il ne partage pas, nous le
dirons à sa mère.

Du coup, Jeanlin lui mit le poing sous le nez.

--Répète un peu.  C'est moi qui irai dire chez vous que vous avez
vendu la salade à maman...  Et puis, bougre de bête, est-ce que je
puis diviser onze sous en trois? essaie pour voir, toi qui es malin...
Voilà chacun vos deux sous.  Dépêchez-vous de les prendre ou je les
recolle dans ma poche.

Dompté, Bébert accepta les deux sous.  Lydie, tremblante, n'avait rien
dit, car elle éprouvait, devant Jeanlin, une peur et une tendresse de
petite femme battue.  Comme il lui tendait les deux sous, elle avança
la main avec un rire soumis.  Mais il se ravisa brusquement.

--Hein? qu'est-ce que tu vas fiche de tout ça?...  Ta mère te le
chipera bien sûr, si tu ne sais pas le cacher...  Vaut mieux que je te
le garde.  Quand tu auras besoin d'argent, tu m'en demanderas.

Et les neuf sous disparurent.  Pour lui fermer la bouche, il l'avait
empoignée en riant, il se roulait avec elle sur le terri.  C'était sa
petite femme, ils essayaient ensemble, dans les coins noirs, l'amour
qu'ils entendaient et qu'ils voyaient chez eux, derrière les cloisons,
par les fentes des portes.  Ils savaient tout, mais ils ne pouvaient
guère, trop jeunes, tâtonnant, jouant, pendant des heures, à des jeux
de petits chiens vicieux.  Lui appelait ça «faire papa et maman»; et,
quand il l'emmenait, elle galopait, elle se laissait prendre avec le
tremblement délicieux de l'instinct, souvent fâchée, mais cédant
toujours dans l'attente de quelque chose qui ne venait point.

Comme Bébert n'était pas admis à ces parties-là, et qu'il recevait une
bourrade, dès qu'il voulait tâter de Lydie, il restait gêné, travaillé
de colère et de malaise, quand les deux autres s'amusaient, ce dont
ils ne se gênaient nullement en sa présence.  Aussi n'avait-il qu'une
idée, les effrayer, les déranger, en leur criant qu'on les voyait.

--C'est foutu, v'là un homme qui regarde!

Cette fois, il ne mentait pas, c'était Étienne qui se décidait à
continuer son chemin.  Les enfants bondirent, se sauvèrent, et il
passa, tournant le terri, suivant le canal, amusé de la belle peur de
ces polissons.  Sans doute, c'était trop tôt à leur âge; mais quoi?
ils en voyaient tant, ils en entendaient de si raides, qu'il aurait
fallu les attacher, pour les tenir.  Au fond cependant, Étienne
devenait triste.

Cent pas plus loin, il tomba encore sur des couples.  Il arrivait à
Réquillart, et là, autour de la vieille fosse en ruine, toutes les
filles de Montsou rôdaient avec leurs amoureux.  C'était le
rendez-vous commun, le coin écarté et désert, où les herscheuses
venaient faire leur premier enfant, quand elles n'osaient se risquer
sur le carin.  Les palissades rompues ouvraient à chacun l'ancien
carreau, changé en un terrain vague, obstrué par les débris de deux
hangars qui s'étaient écroulés, et par les carcasses des grands
chevalets restés debout.  Des berlines hors d'usage traînaient,
d'anciens bois à moitié pourris entassaient des meules; tandis qu'une
végétation drue reconquérait ce coin de terre, s'étalait en herbe
épaisse, jaillissait en jeunes arbres déjà forts.  Aussi chaque fille
s'y trouvait-elle chez elle, il y avait des trous perdus pour toutes,
les galants les culbutaient sur les poutres, derrière les bois, dans
les berlines.  On se logeait quand même, coudes à coudes, sans
s'occuper des voisins.  Et il semblait que ce fût, autour de la
machine éteinte, près de ce puits las de dégorger de la houille, une
revanche de la création, le libre amour qui, sous le coup de fouet de
l'instinct, plantait des enfants dans les ventres de ces filles, à
peine femmes.

Pourtant, un gardien habitait là, le vieux Mouque, auquel la Compagnie
abandonnait, presque sous le beffroi détruit, deux pièces, que la
chute attendue des dernières charpentes menaçait d'un continuel
écrasement.  Il avait même dû étayer une partie du plafond; et il y
vivait très bien, en famille, lui et Mouquet dans une chambre, la
Mouquette dans l'autre.  Comme les fenêtres n'avaient plus une seule
vitre, il s'était décidé à les boucher en clouant des planches: on ne
voyait pas clair, mais il faisait chaud.  Du reste, ce gardien ne
gardait rien, allait soigner ses chevaux au Voreux, ne s'occupait
jamais des ruines de Réquillart, dont on conservait seulement le puits
pour servir de cheminée à un foyer, qui aérait la fosse voisine.

Et c'était ainsi que le père Mouque achevait de vieillir, au milieu
des amours.  Dès dix ans, la Mouquette avait fait la culbute dans tous
les coins des décombres, non en galopine effarouchée et encore verte
comme Lydie, mais en fille déjà grasse, bonne pour des garçons barbus.
Le père n'avait rien à dire, car elle se montrait respectueuse, jamais
elle n'introduisait un galant chez lui.  Puis, il était habitué à ces
accidents-là.  Quand il se rendait au Voreux ou qu'il en revenait,
chaque fois qu'il sortait de son trou, il ne pouvait risquer un pied,
sans le mettre sur un couple, dans l'herbe; et c'était pis, s'il
voulait ramasser du bois pour sa soupe, ou chercher des glaiterons
pour son lapin, à l'autre bout du clos: alors, il voyait se lever, un
à un, les nez gourmands de toutes les filles de Montsou, tandis qu'il
devait se méfier de ne pas buter contre les jambes, tendues au ras des
sentiers.  D'ailleurs, peu à peu, ces rencontres-là n'avaient plus
dérangé personne, ni lui qui veillait simplement à ne pas tomber, ni
les filles qu'il laissait achever leur affaire, s'éloignant à petits
pas discrets, en brave homme paisible devant les choses de la nature.
Seulement, de même qu'elles le connaissaient à cette heure, lui avait
également fini par les connaître, ainsi que l'on connaît les pies
polissonnes qui se débauchent dans les poiriers des jardins.  Ah!
cette jeunesse, comme elle en prenait, comme elle se bourrait!
Parfois, il hochait le menton avec des regrets silencieux, en se
détournant des gaillardes bruyantes, soufflant trop haut, au fond des
ténèbres.  Une seule chose lui causait de l'humeur: deux amoureux
avaient pris la mauvaise habitude de s'embrasser contre le mur de sa
chambre.  Ce n'était pas que ça l'empêchât de dormir, mais ils
poussaient si fort, qu'à la longue ils dégradaient le mur.

Chaque soir, le vieux Mouque recevait la visite de son ami, le père
Bonnemort, qui, régulièrement, avant son dîner, faisait la même
promenade.  Les deux anciens ne se parlaient guère, échangeaient à
peine dix paroles, pendant la demi-heure qu'ils passaient ensemble.
Mais cela les égayait, d'être ainsi, de songer à de vieilles choses,
qu'ils remâchaient en commun, sans avoir besoin d'en causer.  A
Réquillart, ils s'asseyaient sur une poutre, côte à côte, lâchaient un
mot, puis partaient pour leurs rêvasseries, le nez vers la terre.
Sans doute, ils redevenaient jeunes.  Autour d'eux, des galants
troussaient leurs amoureuses, des baisers et des rires chuchotaient,
une odeur chaude de filles montait, dans la fraîcheur des herbes
écrasées.  C'était déjà derrière la fosse, quarante-trois ans plus
tôt, que le père Bonnemort avait pris sa femme, une herscheuse si
chétive, qu'il la posait sur une berline, pour l'embrasser à l'aise.
Ah! il y avait beau temps! Et les deux vieux, branlant la tête, se
quittaient enfin, souvent même sans se dire bonsoir.

Ce soir-là, toutefois, comme Étienne arrivait, le père Bonnemort, qui
se levait de la poutre, pour retourner au coron, disait à Mouque:

--Bonne nuit, vieux!...  Dis donc, tu as connu la Roussie?

Mouque resta un instant muet, dodelina des épaules, puis, en rentrant
dans sa maison:

--Bonne nuit, bonne nuit, vieux!

Étienne, à son tour, vint s'asseoir sur la poutre.  Sa tristesse
augmentait, sans qu'il sût pourquoi.  Le vieil homme, dont il
regardait disparaître le dos, lui rappelait son arrivée du matin, le
flot de paroles que l'énervement du vent avait arrachées à ce
silencieux.  Que de misère! et toutes ces filles, éreintées de
fatigue, qui étaient encore assez bêtes, le soir, pour fabriquer des
petits, de la chair à travail et à souffrance! Jamais ça ne finirait,
si elles s'emplissaient toujours de meurt-de-faim.  Est-ce qu'elles
n'auraient pas dû plutôt se boucher le ventre, serrer les cuisses,
ainsi qu'à l'approche du malheur? Peut-être ne remuait-il confusément
ces idées moroses que dans l'ennui d'être seul, lorsque les autres, à
cette heure, s'en allaient deux à deux prendre du plaisir.  Le temps
mou l'étouffait un peu, des gouttes de pluie, rares encore, tombaient
sur ses mains fiévreuses.  Oui, toutes y passaient, c'était plus fort
que la raison.

Justement, comme Étienne restait assis, immobile dans l'ombre, un
couple qui descendait de Montsou le frôla sans le voir, en s'engageant
dans le terrain vague de Réquillart.  La fille, une pucelle bien sûr,
se débattait, résistait, avec des supplications basses, chuchotées;
tandis que le garçon, muet, la poussait quand même vers les ténèbres
d'un coin de hangar, demeuré debout, sous lequel d'anciens cordages
moisis s'entassaient.  C'étaient Catherine et le grand Chaval.  Mais
Étienne ne les avait pas reconnus au passage, et il les suivait des
yeux, il guettait la fin de l'histoire, pris d'une sensualité, qui
changeait le cours de ses réflexions.  Pourquoi serait-il intervenu?
lorsque les filles disent non, c'est qu'elles aiment à être bourrées
d'abord.

En quittant le coron des Deux-Cent-Quarante, Catherine était allée à
Montsou par le pavé.  Depuis l'âge de dix ans, depuis qu'elle gagnait
sa vie à la fosse, elle courait ainsi le pays toute seule, dans la
complète liberté des familles de houilleurs; et, si aucun homme ne
l'avait eue, à quinze ans, c'était grâce à l'éveil tardif de sa
puberté, dont elle attendait encore la crise.  Quand elle fut devant
les Chantiers de la Compagnie, elle traversa la rue et entra chez une
blanchisseuse, où elle était certaine de trouver la Mouquette; car
celle-ci vivait là, avec des femmes qui se payaient des tournées de
café, du matin au soir.  Mais elle eut un chagrin, la Mouquette,
précisément, avait régalé à son tour, si bien qu'elle ne put lui
prêter les dix sous promis.  Pour la consoler, on lui offrit vainement
un verre de café tout chaud.  Elle ne voulut même pas que sa camarade
empruntât à une autre femme.  Une pensée d'économie lui était venue,
une sorte de crainte superstitieuse, la certitude que, si elle
l'achetait maintenant, ce ruban lui porterait malheur.

Elle se hâta de reprendre le chemin du coron, et elle était aux
dernières maisons de Montsou, lorsqu'un homme, sur la porte de
l'estaminet Piquette, l'appela.

--Eh! Catherine, où cours-tu si vite?

C'était le grand Chaval.  Elle fut contrariée, non qu'il lui déplût,
mais parce qu'elle n'était pas en train de rire.

--Entre donc boire quelque chose...  Un petit verre de doux, veux-tu?

Gentiment, elle refusa: la nuit allait tomber, on l'attendait chez
elle.  Lui, s'était avancé, la suppliait à voix basse, au milieu de la
rue.  Son idée, depuis longtemps, était de la décider à monter dans la
chambre qu'il occupait au premier étage de l'estaminet Piquette, une
belle chambre qui avait un grand lit, pour un ménage.  Il lui faisait
donc peur, qu'elle refusait toujours.  Elle, bonne fille, riait,
disait qu'elle monterait la semaine où les enfants ne poussent pas.
Puis, d'une chose à une autre, elle en arriva, sans savoir comment, à
parler du ruban bleu qu'elle n'avait pu acheter.

--Mais je vais t'en payer un, moi! cria-t-il.

Elle rougit, sentant qu'elle ferait bien de refuser encore, travaillée
au fond du gros désir d'avoir son ruban.  L'idée d'un emprunt lui
revint, elle finit par accepter, à la condition qu'elle lui rendrait
ce qu'il dépenserait pour elle.  Cela les fit plaisanter de nouveau:
il fut convenu que, si elle ne couchait pas avec lui, elle lui
rendrait l'argent.  Mais il y eut une autre difficulté, quand il parla
d'aller chez Maigrat.

--Non, pas chez Maigrat, maman me l'a défendu.

--Laisse donc, est-ce qu'on a besoin de dire où l'on va!...  C'est lui
qui tient les plus beaux rubans de Montsou.

Lorsque Maigrat vit entrer dans sa boutique le grand Chaval et
Catherine, comme deux galants qui achètent leur cadeau de noces, il
devint très rouge, il montra ses pièces de ruban bleu avec la rage
d'un homme dont on se moque.  Puis, les jeunes gens servis, il se
planta sur la porte pour les regarder s'éloigner dans le crépuscule;
et, comme sa femme venait d'une voix timide lui demander un
renseignement, il tomba sur elle, l'injuria, cria qu'il ferait se
repentir un jour le sale monde qui manquait de reconnaissance, lorsque
tous auraient dû être par terre, à lui lécher les pieds.

Sur la route, le grand Chaval accompagnait Catherine.  Il marchait
près d'elle, les bras ballants; seulement, il la poussait de la
hanche, il la conduisait, sans en avoir l'air.  Elle s'aperçut tout
d'un coup qu'il lui avait fait quitter le pavé et qu'ils s'engageaient
ensemble dans l'étroit chemin de Réquillart.  Mais elle n'eut pas le
temps de se fâcher: déjà, il la tenait à la taille, il l'étourdissait
d'une caresse de mots continue.  Était-elle bête, d'avoir peur! est-ce
qu'il voulait du mal à un petit mignon comme elle, aussi douce que de
la soie, si tendre qu'il l'aurait mangée? Et il lui soufflait derrière
l'oreille, dans le cou, il lui faisait passer un frisson sur toute la
peau du corps.  Elle, étouffée, ne trouvait rien à répondre.  C'était
vrai, qu'il semblait l'aimer.  Le samedi soir, après avoir éteint la
chandelle, elle s'était justement demandé ce qu'il arriverait, s'il la
prenait ainsi; puis, en s'endormant, elle avait rêvé qu'elle ne disait
plus non, toute lâche de plaisir.  Pourquoi donc, à la même idée,
aujourd'hui, éprouvait-elle une répugnance et comme un regret? Pendant
qu'il lui chatouillait la nuque avec ses moustaches, si doucement,
qu'elle en fermait les yeux, l'ombre d'un autre homme, du garçon
entrevu le matin, passait dans le noir de ses paupières closes.

Brusquement, Catherine regarda autour d'elle.  Chaval l'avait conduite
dans les décombres de Réquillart, et elle eut un recul frissonnant
devant les ténèbres du hangar effondré.

--Oh! non, oh! non, murmura-t-elle, je t'en prie, laisse-moi!

La peur du mâle l'affolait, cette peur qui raidit les muscles dans un
instinct de défense, même lorsque les filles veulent bien, et qu'elles
sentent l'approche conquérante de l'homme.  Sa virginité, qui n'avait
rien à apprendre pourtant, s'épouvantait, comme à la menace d'un coup,
d'une blessure dont elle redoutait la douleur encore inconnue.

--Non, non, je ne veux pas! Je te dis que je suis trop jeune...  Vrai!
plus tard, quand je serai faite au moins.

Il grogna sourdement:

--Bête! rien à craindre alors...  Qu'est-ce que ça te fiche?

Mais il ne parla pas davantage.  Il l'avait empoignée solidement, il
la jetait sous le hangar.  Et elle tomba à la renverse sur les vieux
cordages, elle cessa de se défendre, subissant le mâle avant l'âge,
avec cette soumission héréditaire, qui, dès l'enfance, culbutait en
plein vent les filles de sa race.  Ses bégaiements effrayés
s'éteignirent, on n'entendit plus que le souffle ardent de l'homme.

Étienne, cependant, avait écouté, sans bouger.  Encore une qui faisait
le saut! Et, maintenant qu'il avait vu la comédie, il se leva, envahi
d'un malaise, d'une sorte d'excitation jalouse où montait de la
colère.  Il ne se gênait plus, il enjambait les poutres, car ces
deux-là étaient bien trop occupés à cette heure, pour se déranger.
Aussi fut-il surpris, lorsqu'il eut fait une centaine de pas sur la
route, de voir, en se tournant, qu'ils étaient debout déjà et qu'ils
paraissaient, comme lui, revenir vers le coron.  L'homme avait repris
la fille à la taille, la serrant d'un air de reconnaissance, lui
parlant toujours dans le cou; et c'était elle qui semblait pressée,
qui voulait rentrer vite, l'air fâché surtout du retard.

Alors, Étienne fut tourmenté d'une envie, celle de voir leurs figures.
C'était imbécile, il hâta le pas pour ne point y céder.  Mais ses
pieds se ralentissaient d'eux-mêmes, il finit, au premier réverbère,
par se cacher dans l'ombre.  Une stupeur le cloua, lorsqu'il reconnut
au passage Catherine et le grand Chaval.  Il hésitait d'abord:
était-ce bien elle, cette jeune fille en robe gros bleu, avec ce
bonnet?  était-ce le galopin qu'il avait vu en culotte, la tête serrée
dans le béguin de toile? Voilà pourquoi elle avait pu le frôler, sans
qu'il la devinât.  Mais il ne doutait plus, il venait de retrouver ses
yeux, la limpidité verdâtre de cette eau de source, si claire et si
profonde.  Quelle catin! et il éprouvait un furieux besoin de se
venger d'elle, sans motif, en la méprisant.  D'ailleurs, ça ne lui
allait pas d'être en fille: elle était affreuse.

Lentement, Catherine et Chaval étaient passés.  Ils ne se savaient
point guettés de la sorte, lui la retenait pour la baiser derrière
l'oreille, tandis qu'elle recommençait à s'attarder sous les caresses,
qui la faisaient rire.  Resté en arrière, Étienne était bien obligé de
les suivre, irrité de ce qu'ils barraient le chemin, assistant quand
même à ces choses dont la vue l'exaspérait.  C'était donc vrai, ce
qu'elle lui avait juré le matin: elle n'était encore la maîtresse de
personne; et lui qui ne l'avait pas crue, qui s'était privé d'elle
pour ne pas faire comme l'autre! et lui qui venait de se la laisser
prendre sous le nez, qui avait poussé la bêtise jusqu'à s'égayer
salement à les voir! Cela le rendait fou, il serrait les poings, il
aurait mangé cet homme, dans un de ces besoins de tuer où il voyait
rouge.

Pendant une demi-heure, la promenade dura.  Lorsque Chaval et
Catherine approchèrent du Voreux, ils ralentirent encore leur marche,
ils s'arrêtèrent deux fois au bord du canal, trois fois le long du
terri, très gais maintenant, s'amusant à de petits jeux tendres.
Étienne devait s'arrêter lui aussi, faire les mêmes stations, de peur
d'être aperçu.  Il s'efforçait de n'avoir plus qu'un regret brutal: ça
lui apprendrait à ménager les filles, par bonne éducation.  Puis,
après le Voreux, libre enfin d'aller dîner chez Rasseneur, il continua
de les suivre, il les accompagna au coron, demeura là, debout dans
l'ombre, pendant un quart d'heure, à attendre que Chaval laissât
Catherine rentrer chez elle.  Et, lorsqu'il fut bien sûr qu'ils
n'étaient plus ensemble, il marcha de nouveau, il poussa très loin sur
la route de Marchiennes, piétinant, ne songeant à rien, trop étouffé
et trop triste pour s'enfermer dans une chambre.

Une heure plus tard seulement, vers neuf heures, Étienne retraversa le
coron, en se disant qu'il fallait manger et se coucher, s'il voulait
être debout le matin, à quatre heures.  Le village dormait déjà, tout
noir dans la nuit.  Pas une lueur ne glissait des persiennes closes,
les longues façades s'alignaient, avec le sommeil pesant des casernes
qui ronflent.  Seul, un chat se sauva au travers des jardins vides.
C'était la fin de la journée, l'écrasement des travailleurs tombant de
la table au lit, assommés de fatigue et de nourriture.

Chez Rasseneur, dans la salle éclairée, un machineur et deux ouvriers
du jour buvaient des chopes.  Mais, avant de rentrer, Étienne
s'arrêta, jeta un dernier regard aux ténèbres.  Il retrouvait la même
immensité noire que le matin, lorsqu'il était arrivé par le grand
vent.  Devant lui, le Voreux s'accroupissait de son air de bête
mauvaise, vague, piqué de quelques lueurs de lanterne.  Les trois
brasiers du terri brûlaient en l'air, pareils à des lunes sanglantes,
détachant par instants les silhouettes démesurées du père Bonnemort et
de son cheval jaune.  Et, au-delà, dans la plaine rase, l'ombre avait
tout submergé, Montsou, Marchiennes, la forêt de Vandame, la vaste mer
de betteraves et de blé, où ne luisaient plus, comme des phares
lointains, que les feux bleus des hauts fourneaux et les feux rouges
des fours à coke.  Peu à peu, la nuit se noyait, la pluie tombait
maintenant, lente, continue, abîmant ce néant au fond de son
ruissellement monotone; tandis qu'une seule voix s'entendait encore,
la respiration grosse et lente de la machine d'épuisement, qui jour et
nuit soufflait.

Le lendemain, les jours suivants, Étienne reprit son travail à la
fosse.  Il s'accoutumait, son existence se réglait sur cette besogne
et ces habitudes nouvelles, qui lui avaient paru si dures au début.
Une seule aventure coupa la monotonie de la première quinzaine, une
fièvre éphémère qui le tint quarante-huit heures au lit, les membres
brisés, la tête brûlante, rêvassant, dans un demi-délire, qu'il
poussait sa berline au fond d'une voie trop étroite, où son corps ne
pouvait passer.  C'était simplement la courbature de l'apprentissage,
un excès de fatigue dont il se remit tout de suite.

Et les jours succédaient aux jours, des semaines, des mois
s'écoulèrent.  Maintenant, comme les camarades, il se levait à trois
heures, buvait le café, emportait la double tartine que madame
Rasseneur lui préparait dès la veille.  Régulièrement, en se rendant
le matin à la fosse, il rencontrait le vieux Bonnemort qui allait se
coucher, et en sortant l'après-midi, il se croisait avec Bouteloup qui
arrivait prendre sa tâche.  Il avait le béguin, la culotte, la veste
de toile, il grelottait et il se chauffait le dos à la baraque, devant
le grand feu.  Puis venait l'attente, pieds nus, à la recette,
traversée de furieux courants d'air.  Mais la machine, dont les gros
membres d'acier, étoilés de cuivre, luisaient là-haut, dans l'ombre,
ne le préoccupait plus, ni les câbles qui filaient d'une aile noire et
muette d'oiseau nocturne, ni les cages émergeant et plongeant sans
cesse, au milieu du vacarme des signaux, des ordres criés, des
berlines ébranlant les dalles de fonte.  Sa lampe brûlait mal, ce
sacré lampiste n'avait pas dû la nettoyer; et il ne se dégourdissait
que lorsque Mouquet les emballait tous, avec des claques de farceur
qui sonnaient sur le derrière des filles.  La cage se décrochait,
tombait comme une pierre au fond d'un trou, sans qu'il tournât
seulement la tête pour voir fuir le jour.  Jamais il ne songeait à une
chute possible, il se retrouvait chez lui à mesure qu'il descendait
dans les ténèbres, sous la pluie battante.  En bas, à l'accrochage,
lorsque Pierron les avait déballés, de son air de douceur cafarde,
c'était toujours le même piétinement de troupeau, les chantiers s'en
allant chacun à sa taille, d'un pas traînard.  Lui, désormais,
connaissait les galeries de la mine mieux que les rues de Montsou,
savait qu'il fallait tourner ici, se baisser plus loin, éviter
ailleurs une flaque d'eau.  Il avait pris une telle habitude de ces
deux kilomètres sous terre, qu'il les aurait faits sans lampe, les
mains dans les poches.  Et, toutes les fois, les mêmes rencontres se
produisaient, un porion éclairant au passage la face des ouvriers, le
père Mouque amenant un cheval, Bébert conduisant Bataille qui
s'ébrouait, Jeanlin courant derrière le train pour refermer les portes
d'aérage, et la grosse Mouquette, et la maigre Lydie poussant leurs
berlines.

A la longue, Étienne souffrait aussi beaucoup moins de l'humidité et
de l'étouffement de la taille.  La cheminée lui semblait très commode
pour monter, comme s'il eût fondu et qu'il pût passer par des fentes,
où il n'aurait point risqué une main jadis.  Il respirait sans malaise
les poussières du charbon, voyait clair dans la nuit, suait
tranquille, fait à la sensation d'avoir du matin au soir ses vêtements
trempés sur le corps.  Du reste, il ne dépensait plus maladroitement
ses forces, une adresse lui était venue, si rapide, qu'elle étonnait
le chantier.  Au bout de trois semaines, on le citait parmi les bons
herscheurs de la fosse: pas un ne roulait sa berline jusqu'au plan
incliné, d'un train plus vif, ni ne l'emballait ensuite, avec autant
de correction.  Sa petite taille lui permettait de se glisser partout,
et ses bras avaient beau être fins et blancs comme ceux d'une femme,
ils paraissaient en fer sous la peau délicate, tellement ils menaient
rudement la besogne.  Jamais il ne se plaignait, par fierté sans
doute, même quand il râlait de fatigue.  On ne lui reprochait que de
ne pas comprendre la plaisanterie, tout de suite fâché, dès qu'on
voulait taper sur lui.  Au demeurant, il était accepté, regardé comme
un vrai mineur, dans cet écrasement de l'habitude qui le réduisait un
peu chaque jour à une fonction de machine.

Maheu surtout se prenait d'amitié pour Étienne, car il avait le
respect de l'ouvrage bien fait.  Puis, ainsi que les autres, il
sentait que ce garçon avait une instruction supérieure à la sienne: il
le voyait lire, écrire, dessiner des bouts de plan, il l'entendait
causer de choses dont, lui, ignorait jusqu'à l'existence.  Cela ne
l'étonnait pas, les houilleurs sont de rudes hommes qui ont la tête
plus dure que les machineurs; mais il était surpris du courage de ce
petit-là, de la façon gaillarde dont il avait mordu au charbon, pour
ne pas crever de faim.  C'était le premier ouvrier de rencontre qui
s'acclimatait si promptement.  Aussi, lorsque l'abattage pressait et
qu'il ne voulait pas déranger un haveur, chargeait-il le jeune homme
du boisage, certain de la propreté et de la solidité du travail.  Les
chefs le tracassaient toujours sur cette maudite question des bois, il
craignait à chaque heure de voir apparaître l'ingénieur Négrel, suivi
de Dansaert, criant, discutant, faisant tout recommencer; et il avait
remarqué que le boisage de son herscheur satisfaisait ces messieurs
davantage, malgré leurs airs de n'être jamais contents et de répéter
que la Compagnie, un jour ou l'autre, prendrait une mesure radicale.
Les choses traînaient, un sourd mécontentement fermentait dans la
fosse, Maheu lui-même, si calme, finissait par fermer les poings.

Il y avait eu d'abord une rivalité entre Zacharie et Étienne.  Un
soir, ils s'étaient menacés d'une paire de gifles.  Mais le premier,
brave garçon et se moquant de ce qui n'était pas son plaisir, tout de
suite apaisé par l'offre amicale d'une chope, avait dû s'incliner
bientôt devant la supériorité du nouveau venu.  Levaque, lui aussi,
faisait bon visage maintenant, causait politique avec le herscheur,
qui avait, disait-il, ses idées.  Et, parmi les hommes du marchandage,
celui-ci ne sentait plus une hostilité sourde que chez le grand
Chaval, non pas qu'ils parussent se bouder, car ils étaient devenus
camarades au contraire; seulement, leurs regards se mangeaient, quand
ils plaisantaient ensemble.  Catherine, entre eux, avait repris son
train de fille lasse et résignée, pliant le dos, poussant sa berline,
gentille toujours pour son compagnon de roulage qui l'aidait à son
tour, soumise d'autre part aux volontés de son amant dont elle
subissait ouvertement les caresses.  C'était une situation acceptée,
un ménage reconnu sur lequel la famille elle-même fermait les yeux, à
ce point que Chaval emmenait chaque soir la herscheuse derrière le
terri, puis la ramenait jusqu'à la porte de ses parents, où il
l'embrassait une dernière fois, devant tout le coron.  Étienne, qui
croyait en avoir pris son parti, la taquinait souvent avec ces
promenades, lâchant pour rire des mots crus, comme on en lâche entre
garçons et filles, au fond des tailles; et elle répondait sur le même
ton, disait par crânerie ce que son galant lui avait fait, troublée
cependant et pâlissante, lorsque les yeux du jeune homme rencontraient
les siens.  Tous les deux détournaient la tête, restaient parfois une
heure sans se parler, avec l'air de se haïr pour des choses enterrées
en eux, et sur lesquelles ils ne s'expliquaient point.

Le printemps était venu.  Étienne, un jour, au sortir du puits, avait
reçu à la face cette bouffée tiède d'avril, une bonne odeur de terre
jeune, de verdure tendre, de grand air pur; et, maintenant, à chaque
sortie, le printemps sentait meilleur et le chauffait davantage, après
ses dix heures de travail dans l'éternel hiver du fond, au milieu de
ces ténèbres humides que jamais ne dissipait aucun été.  Les jours
s'allongeaient encore, il avait fini, en mai, par descendre au soleil
levant, lorsque le ciel vermeil éclairait le Voreux d'une poussière
d'aurore, où la vapeur blanche des échappements montait toute rose.
On ne grelottait plus, une haleine tiède soufflait des lointains de la
plaine, pendant que les alouettes, très haut, chantaient.  Puis, à
trois heures, il avait l'éblouissement du soleil devenu brûlant,
incendiant l'horizon, rougissant les briques sous la crasse du
charbon.  En juin, les blés étaient grands déjà, d'un vert bleu qui
tranchait sur le vert noir des betteraves.  C'était une mer sans fin,
ondulante au moindre vent, qu'il voyait s'étaler et croître de jour en
jour, surpris parfois comme s'il la trouvait le soir plus enflée de
verdure que le matin.  Les peupliers du canal s'empanachaient de
feuilles.  Des herbes envahissaient le terri, des fleurs couvraient
les prés, toute une vie germait, jaillissait de cette terre, pendant
qu'il geignait sous elle, là-bas, de misère et de fatigue.

Maintenant, lorsque Étienne se promenait, le soir, ce n'était plus
derrière le terri qu'il effarouchait des amoureux.  Il suivait leurs
sillages dans les blés, il devinait leurs nids d'oiseaux paillards,
aux remous des épis jaunissants et des grands coquelicots rouges.
Zacharie et Philomène y retournaient par une habitude de vieux ménage;
la mère Brûlé, toujours aux trousses de Lydie, la dénichait à chaque
instant avec Jeanlin, terrés si profondément ensemble, qu'il fallait
mettre le pied sur eux pour les décider à s'envoler; et, quant à la
Mouquette, elle gîtait partout, on ne pouvait traverser un champ, sans
voir sa tête plonger, tandis que ses pieds seuls surnageaient, dans
des culbutes à pleine échine.  Mais tous ceux-là étaient bien libres,
le jeune homme ne trouvait ça coupable que les soirs où il rencontrait
Catherine et Chaval.  Deux fois, il les vit, à son approche, s'abattre
au milieu d'une pièce, dont les tiges immobiles restèrent mortes
ensuite.  Une autre fois, comme il suivait un étroit chemin, les yeux
clairs de Catherine lui apparurent au ras des blés, puis se noyèrent.
Alors, la plaine immense lui semblait trop petite, il préférait passer
la soirée chez Rasseneur, à l'Avantage.

--Madame Rasseneur, donnez-moi une chope...  Non, je ne sortirai pas
ce soir, j'ai les jambes cassées.

Et il se tournait vers un camarade, qui se tenait d'habitude assis à
la table du fond, la tête contre le mur.

--Souvarine, tu n'en prends pas une?

--Merci, rien du tout.

Étienne avait fait la connaissance de Souvarine, en vivant là, côte à
côte.  C'était un machineur du Voreux, qui occupait en haut la chambre
meublée, voisine de la sienne.  Il devait avoir une trentaine
d'années, mince, blond, avec une figure fine, encadrée de grands
cheveux et d'une barbe légère.  Ses dents blanches et pointues, sa
bouche et son nez minces, le rose de son teint, lui donnaient un air
de fille, un air de douceur entêtée, que le reflet gris de ses yeux
d'acier ensauvageait par éclairs.  Dans sa chambre d'ouvrier pauvre,
il n'avait qu'une caisse de papiers et de livres.  Il était Russe, ne
parlait jamais de lui, laissait courir des légendes sur son compte.
Les houilleurs, très défiants devant les étrangers, le flairant d'une
autre classe à ses mains petites de bourgeois, avaient d'abord imaginé
une aventure, un assassinat dont il fuyait le châtiment.  Puis, il
s'était montré si fraternel pour eux, sans fierté, distribuant à la
marmaille du coron tous les sous de ses poches, qu'ils l'acceptaient à
cette heure, rassurés par le mot de réfugié politique qui circulait,
mot vague où ils voyaient une excuse, même au crime, et comme une
camaraderie de souffrance.

Les premières semaines, Étienne l'avait trouvé d'une réserve farouche.
Aussi ne connut-il son histoire que plus tard.  Souvarine était le
dernier-né d'une famille noble du gouvernement de Toula.  A
Saint-Pétersbourg, où il faisait sa médecine, la passion socialiste
qui emportait alors toute la jeunesse russe l'avait décidé à apprendre
un métier manuel, celui de mécanicien, pour se mêler au peuple, pour
le connaître et l'aider en frère.  Et c'était de ce métier qu'il
vivait maintenant, après s'être enfui à la suite d'un attentat manqué
contre la vie de l'empereur: pendant un mois, il avait vécu dans la
cave d'un fruitier, creusant une mine au travers de la rue, chargeant
des bombes, sous la continuelle menace de sauter avec la maison.
Renié par sa famille, sans argent, mis comme étranger à l'index des
ateliers français qui voyaient en lui un espion, il mourait de faim,
lorsque la Compagnie de Montsou l'avait enfin embauché, dans une heure
de presse.  Depuis un an, il y travaillait en bon ouvrier, sobre,
silencieux, faisant une semaine le service de jour et une semaine le
service de nuit, si exact, que les chefs le citaient en exemple.

--Tu n'as donc jamais soif? lui demandait Étienne en riant.

Et il répondait de sa voix douce, presque sans accent:

--J'ai soif quand je mange.

Son compagnon le plaisantait aussi sur les filles, jurait l'avoir vu
avec une herscheuse dans les blés, du côté des Bas-de-Soie.  Alors, il
haussait les épaules, plein d'une indifférence tranquille.  Une
herscheuse, pour quoi faire? La femme était pour lui un garçon, un
camarade, quand elle avait la fraternité et le courage d'un homme.
Autrement, à quoi bon se mettre au coeur une lâcheté possible?  Ni
femme, ni ami, il ne voulait aucun lien, il était libre de son sang et
du sang des autres.

Chaque soir, vers neuf heures, lorsque le cabaret se vidait, Étienne
restait ainsi à causer avec Souvarine.  Lui buvait sa bière à petits
coups, le machineur fumait de continuelles cigarettes, dont le tabac
avait, à la longue, roussi ses doigts minces.  Ses yeux vagues de
mystique suivaient la fumée au travers d'un rêve; sa main gauche, pour
s'occuper, tâtonnante et nerveuse, cherchait dans le vide; et il
finissait, d'habitude, par installer sur ses genoux un lapin familier,
une grosse mère toujours pleine, qui vivait lâchée en liberté, dans la
maison.  Cette lapine, qu'il avait lui-même appelée Pologne, s'était
mise à l'adorer, venait flairer son pantalon, se dressait, le grattait
de ses pattes, jusqu'à ce qu'il l'eût prise comme un enfant.  Puis,
tassée contre lui, les oreilles rabattues, elle fermait les yeux;
tandis que, sans se lasser, d'un geste de caresse inconscient, il
passait la main sur la soie grise de son poil, l'air calmé par cette
douceur tiède et vivante.

--Vous savez, dit un soir Étienne, j'ai reçu une lettre de Pluchart.

Il n'y avait plus là que Rasseneur.  Le dernier client était parti,
rentrant au coron qui se couchait.

--Ah! s'écria le cabaretier, debout devant ses deux locataires.  Où en
est-il, Pluchart?

Étienne, depuis deux mois, entretenait une correspondance suivie avec
le mécanicien de Lille, auquel il avait eu l'idée d'apprendre son
embauchement à Montsou, et qui maintenant l'endoctrinait, frappé de la
propagande qu'il pouvait faire au milieu des mineurs.

--Il en est, que l'association en question marche très bien.  On
adhère de tous les côtés, paraît-il.

--Qu'est-ce que tu en dis, toi, de leur société? demanda Rasseneur à
Souvarine.

Celui-ci, qui grattait tendrement la tête de Pologne, souffla un jet
de fumée, en murmurant de son air tranquille:

--Encore des bêtises!

Mais Étienne s'enflammait.  Toute une prédisposition de révolte le
jetait à la lutte du travail contre le capital, dans les illusions
premières de son ignorance.  C'était de l'Association internationale
des travailleurs qu'il s'agissait, de cette fameuse Internationale qui
venait de se créer à Londres.  N'y avait-il pas là un effort superbe,
une campagne où la justice allait enfin triompher? Plus de frontières,
les travailleurs du monde entier se levant, s'unissant, pour assurer à
l'ouvrier le pain qu'il gagne.  Et quelle organisation simple et
grande: en bas, la section, qui représente la commune; puis, la
fédération, qui groupe les sections d'une même province; puis, la
nation, et au-dessus, enfin, l'humanité, incarnée dans un Conseil
général, où chaque nation était représentée par un secrétaire
correspondant.  Avant six mois, on aurait conquis la terre, on
dicterait des lois aux patrons, s'ils faisaient les méchants.

--Des bêtises! répéta Souvarine.  Votre Karl Marx en est encore à
vouloir laisser agir les forces naturelles.  Pas de politique, pas de
conspiration, n'est-ce pas? tout au grand jour, et uniquement pour la
hausse des salaires...  Fichez-moi donc la paix, avec votre évolution!
Allumez le feu aux quatre coins des villes, fauchez les peuples, rasez
tout, et quand il ne restera plus rien de ce monde pourri, peut-être
en repoussera-t-il un meilleur.

Étienne se mit à rire.  Il n'entendait pas toujours les paroles de son
camarade, cette théorie de la destruction lui semblait une pose.
Rasseneur, encore plus pratique, et d'un bon sens d'homme établi, ne
daigna pas se fâcher.  Il voulait seulement préciser les choses.

--Alors, quoi? tu vas tenter de créer une section à Montsou?

C'était ce que désirait Pluchart, qui était secrétaire de la
Fédération du Nord.  Il insistait particulièrement sur les services
que l'Association rendrait aux mineurs, s'ils se mettaient un jour en
grève.  Étienne, justement, croyait la grève prochaine: l'affaire des
bois finirait mal, il ne fallait plus qu'une exigence de la Compagnie
pour révolter toutes les fosses.

--L'embêtant, c'est les cotisations, déclara Rasseneur d'un ton
judicieux.  Cinquante centimes par an pour le fonds général, deux
francs pour la section, ça n'a l'air de rien, et je parie que beaucoup
refuseront de les donner.

--D'autant plus, ajouta Étienne, qu'on devrait d'abord créer ici une
caisse de prévoyance, dont nous ferions à l'occasion une caisse de
résistance...  N'importe, il est temps de songer à ces choses.  Moi,
je suis prêt, si les autres sont prêts.

Il y eut un silence.  La lampe à pétrole fumait sur le comptoir.  Par
la porte grande ouverte, on entendait distinctement la pelle d'un
chauffeur du Voreux chargeant un foyer de la machine.

--Tout est si cher! reprit madame Rasseneur, qui était entrée et qui
écoutait d'un air sombre, comme grandie dans son éternelle robe noire.
Si je vous disais que j'ai payé les oeufs vingt-deux sous...  Il
faudra que ça pète.

Les trois hommes, cette fois, furent du même avis.  Ils parlaient l'un
après l'autre, d'une voix désolée, et les doléances commencèrent.
L'ouvrier ne pouvait pas tenir le coup, la révolution n'avait fait
qu'aggraver ses misères, c'étaient les bourgeois qui s'engraissaient
depuis 89, si goulûment, qu'ils ne lui laissaient même pas le fond des
plats à torcher.  Qu'on dise un peu si les travailleurs avaient eu
leur part raisonnable, dans l'extraordinaire accroissement de la
richesse et du bien-être, depuis cent ans? On s'était fichu d'eux en
les déclarant libres: oui, libres de crever de faim, ce dont ils ne se
privaient guère.  Ça ne mettait pas du pain dans la huche, de voter
pour des gaillards qui se gobergeaient ensuite, sans plus songer aux
misérables qu'à leurs vieilles bottes.  Non, d'une façon ou d'une
autre, il fallait en finir, que ce fût gentiment, par des lois, par
une entente de bonne amitié, ou que ce fût en sauvages, en brûlant
tout et en se mangeant les uns les autres.  Les enfants verraient
sûrement cela, si les vieux ne le voyaient pas, car le siècle ne
pouvait s'achever sans qu'il y eût une autre révolution, celle des
ouvriers cette fois, un chambardement qui nettoierait la société du
haut en bas, et qui la rebâtirait avec plus de propreté et de justice.

--Il faut que ça pète, répéta énergiquement madame Rasseneur.

--Oui, oui, crièrent-ils tous les trois, il faut que ça pète.

Souvarine flattait maintenant les oreilles de Pologne, dont le nez se
frisait de plaisir.  Il dit à demi-voix, les yeux perdus, comme pour
lui-même:

--Augmenter le salaire, est-ce qu'on peut? Il est fixé par la loi
d'airain à la plus petite somme indispensable, juste le nécessaire
pour que les ouvriers mangent du pain sec et fabriquent des enfants...
S'il tombe trop bas, les ouvriers crèvent, et la demande de nouveaux
hommes le fait remonter.  S'il monte trop haut, l'offre trop grande le
fait baisser...  C'est l'équilibre des ventres vides, la condamnation
perpétuelle au bagne de la faim.

Quand il s'oubliait de la sorte, abordant des sujets de socialiste
instruit, Étienne et Rasseneur demeuraient inquiets, troublés par ses
affirmations désolantes, auxquelles ils ne savaient que répondre.

--Entendez-vous! reprit-il avec son calme habituel, en les regardant,
il faut tout détruire, ou la faim repoussera.  Oui! l'anarchie, plus
rien, la terre lavée par le sang, purifiée par l'incendie!...  On
verra ensuite.

--Monsieur a bien raison, déclara madame Rasseneur, qui, dans ses
violences révolutionnaires, se montrait d'une grande politesse.

Étienne, désespéré de son ignorance, ne voulut pas discuter davantage.
Il se leva, en disant:

--Allons nous coucher.  Tout ça ne m'empêchera pas de me lever à trois
heures.

Déjà Souvarine, après avoir soufflé le bout de cigarette collé à ses
lèvres, prenait délicatement la grosse lapine sous le ventre, pour la
poser à terre.  Rasseneur fermait la maison.  Ils se séparèrent en
silence, les oreilles bourdonnantes, la tête comme enflée des
questions graves qu'ils remuaient.

Et, chaque soir, c'étaient des conversations semblables, dans la salle
nue, autour de l'unique chope qu'Étienne mettait une heure à vider.
Un fonds d'idées obscures, endormies en lui, s'agitait, s'élargissait.
Dévoré surtout du besoin de savoir, il avait hésité longtemps à
emprunter des livres à son voisin, qui malheureusement ne possédait
guère que des ouvrages allemands et russes.  Enfin, il s'était fait
prêter un livre français sur les Sociétés coopératives, encore des
bêtises, disait Souvarine; et il lisait aussi régulièrement un journal
que ce dernier recevait, Le Combat, feuille anarchiste publiée à
Genève.  D'ailleurs, malgré leurs rapports quotidiens, il le trouvait
toujours aussi fermé, avec son air de camper dans la vie, sans
intérêts, ni sentiments, ni biens d'aucune sorte.

Ce fut vers les premiers jours de juillet que la situation d'Étienne
s'améliora.  Au milieu de cette vie monotone, sans cesse recommençante
de la mine, un accident s'était produit: les chantiers de la veine
Guillaume venaient de tomber sur un brouillage, toute une perturbation
dans la couche, qui annonçait certainement l'approche d'une faille;
et, en effet, on avait bientôt rencontré cette faille, que les
ingénieurs, malgré leur grande connaissance du terrain, ignoraient
encore.  Cela bouleversait la fosse, on ne causait que de la veine
disparue, glissée sans doute plus bas, de l'autre côté de la faille.
Les vieux mineurs ouvraient déjà les narines, comme de bons chiens
lancés à la chasse de la houille.  Mais, en attendant, les chantiers
ne pouvaient rester les bras croisés, et des affiches annoncèrent que
la Compagnie allait mettre aux enchères de nouveaux marchandages.

Maheu, un jour, à la sortie, accompagna Étienne et lui offrit d'entrer
comme haveur dans son marchandage, à la place de Levaque passé à un
autre chantier.  L'affaire était déjà arrangée avec le maître-porion
et l'ingénieur, qui se montraient très contents du jeune homme.  Aussi
Étienne n'eut-il qu'à accepter ce rapide avancement, heureux de
l'estime croissante où Maheu le tenait.

Dès le soir, ils retournèrent ensemble à la fosse prendre connaissance
des affiches.  Les tailles mises aux enchères se trouvaient à la veine
Filonnière, dans la galerie nord du Voreux.  Elles semblaient peu
avantageuses, le mineur hochait la tête à la lecture que le jeune
homme lui faisait des conditions.  En effet, le lendemain, quand ils
furent descendus et qu'il l'eut emmené visiter la veine, il lui fit
remarquer l'éloignement de l'accrochage, la nature ébouleuse du
terrain, le peu d'épaisseur et la dureté du charbon.  Pourtant, si
l'on voulait manger, il fallait travailler.  Aussi, le dimanche
suivant, allèrent-ils aux enchères, qui avaient lieu dans la baraque,
et que l'ingénieur de la fosse, assisté du maître-porion, présidait,
en l'absence de l'ingénieur divisionnaire.  Cinq à six cents
charbonniers se trouvaient là, en face de la petite estrade, plantée
dans un coin; et les adjudications marchaient d'un tel train, qu'on
entendait seulement un sourd tumulte de voix, des chiffres criés,
étouffés par d'autres chiffres.

Un instant, Maheu eut peur de ne pouvoir obtenir un des quarante
marchandages offerts par la Compagnie.  Tous les concurrents
baissaient, inquiets des bruits de crise, pris de la panique du
chômage.  L'ingénieur Négrel ne se pressait pas devant cet
acharnement, laissait tomber les enchères aux plus bas chiffres
possibles, tandis que Dansaert, désireux de hâter encore les choses,
mentait sur l'excellence des marchés.  Il fallut que Maheu, pour avoir
ses cinquante mètres d'avancement, luttât contre un camarade, qui
s'obstinait, lui aussi; à tour de rôle, ils retiraient chacun un
centime de la berline; et, s'il demeura vainqueur, ce fut en abaissant
tellement le salaire, que le porion Richomme, debout derrière lui, se
fâchait entre ses dents, le poussait du coude, en grognant avec colère
que jamais il ne s'en tirerait, à ce prix-là.

Quand ils sortirent, Étienne jurait.  Et il éclata devant Chaval, qui
revenait des blés en compagnie de Catherine, flânant, pendant que le
beau-père s'occupait des affaires sérieuses.

--Nom de Dieu! cria-t-il, en voilà un égorgement!...  Alors,
aujourd'hui, c'est l'ouvrier qu'on force à manger l'ouvrier!

Chaval s'emporta; jamais il n'aurait baissé, lui! Et Zacharie, venu
par curiosité, déclara que c'était dégoûtant.  Mais Étienne les fit
taire d'un geste de sourde violence.

--Ça finira, nous serons les maîtres, un jour!

Maheu, resté muet depuis les enchères, parut s'éveiller.  Il répéta:

--Les maîtres...  Ah! foutu sort! ce ne serait pas trop tôt!

C'était le dernier dimanche de juillet, le jour de la ducasse de
Montsou.  Dès le samedi soir, les bonnes ménagères du coron avaient
lavé leur salle à grande eau, un déluge, des seaux jetés à la volée
sur les dalles et contre les murs; et le sol n'était pas encore sec,
malgré le sable blanc dont on le semait, tout un luxe coûteux pour ces
bourses de pauvre.  Cependant, la journée s'annonçait très chaude, un
de ces lourds ciels, écrasants d'orage, qui étouffent en été les
campagnes du Nord, plates et nues, à l'infini.

Le dimanche bouleversait les heures du lever, chez les Maheu.  Tandis
que le père, à partir de cinq heures, s'enrageait au lit, s'habillait
quand même, les enfants faisaient jusqu'à neuf heures la grasse
matinée.  Ce jour-là, Maheu alla fumer une pipe dans son jardin, finit
par revenir manger une tartine tout seul, en attendant.  Il passa
ainsi la matinée, sans trop savoir à quoi: il raccommoda le baquet qui
fuyait, colla sous le coucou un portrait du prince impérial qu'on
avait donné aux petits.  Cependant, les autres descendaient un à un,
le père Bonnemort avait sorti une chaise pour s'asseoir au soleil, la
mère et Alzire s'étaient mises tout de suite à la cuisine.  Catherine
parut, poussant devant elle Lénore et Henri qu'elle venait d'habiller;
et onze heures sonnaient, l'odeur du lapin qui bouillait avec des
pommes de terre, emplissait déjà la maison, lorsque Zacharie et
Jeanlin descendirent les derniers, les yeux bouffis, bâillant encore.

Du reste, le coron était en l'air, allumé par la fête, dans le coup de
feu du dîner, qu'on hâtait pour filer en bandes à Montsou.  Des
troupes d'enfants galopaient, des hommes en bras de chemise traînaient
des savates, avec le déhanchement paresseux des jours de repos.  Les
fenêtres et les portes, grandes ouvertes au beau temps, laissaient
voir la file des salles, toutes débordantes, en gestes et en cris, du
grouillement des familles.  Et, d'un bout à l'autre des façades, ça
sentait le lapin, un parfum de cuisine riche, qui combattait ce
jour-là l'odeur invétérée de l'oignon frit.

Les Maheu dînèrent à midi sonnant.  Ils ne menaient pas grand vacarme,
au milieu des bavardages de porte à porte, des voisinages mêlant les
femmes, dans un continuel remous d'appels, de réponses, d'objets
prêtés, de mioches chassés ou ramenés d'une claque.  D'ailleurs, ils
étaient en froid depuis trois semaines avec leurs voisins, les
Levaque, au sujet du mariage de Zacharie et de Philomène.  Les hommes
se voyaient, mais les femmes affectaient de ne plus se connaître.
Cette brouille avait resserré les rapports avec la Pierronne.
Seulement, la Pierronne, laissant à sa mère Pierron et Lydie, était
partie de grand matin pour passer la journée chez une cousine, à
Marchiennes; et l'on plaisantait, car on la connaissait, la cousine:
elle avait des moustaches, elle était maître-porion au Voreux.  La
Maheude déclara que ce n'était guère propre, de lâcher sa famille, un
dimanche de ducasse.

Outre le lapin aux pommes de terre, qu'ils engraissaient dans le carin
depuis un mois, les Maheu avaient une soupe grasse et le boeuf.  La
paie de quinzaine était justement tombée la veille.  Ils ne se
souvenaient pas d'un pareil régal.  Même à la dernière Sainte-Barbe,
cette fête des mineurs où ils ne font rien de trois jours, le lapin
n'avait pas été si gras ni si tendre.  Aussi les dix paires de
mâchoires, depuis la petite Estelle dont les dents commençaient à
pousser, jusqu'au vieux Bonnemort en train de perdre les siennes,
travaillaient d'un tel coeur, que les os eux-mêmes disparaissaient.
C'était bon, la viande; mais ils la digéraient mal, ils en voyaient
trop rarement.  Tout y passa, il ne resta qu'un morceau de bouilli
pour le soir.  On ajouterait des tartines, si l'on avait faim.

Ce fut Jeanlin qui disparut le premier.  Bébert l'attendait, derrière
l'école.  Et ils rôdèrent longtemps avant de débaucher Lydie, que la
Brûlé voulait retenir près d'elle, décidée à ne pas sortir.  Quand
elle s'aperçut de la fuite de l'enfant, elle hurla, agita ses bras
maigres, pendant que Pierron, ennuyé de ce tapage, s'en allait flâner
tranquillement, d'un air de mari qui s'amuse sans remords, en sachant
que sa femme, elle aussi, a du plaisir.

Le vieux Bonnemort partit ensuite, et Maheu se décida à prendre l'air,
après avoir demandé à la Maheude si elle le rejoindrait, là-bas.  Non,
elle ne pouvait guère, c'était une vraie corvée, avec les petits;
peut-être que oui tout de même, elle réfléchirait, on se retrouverait
toujours.  Lorsqu'il fut dehors, il hésita, puis il entra chez les
voisins, pour voir si Levaque était prêt.  Mais il trouva Zacharie qui
attendait Philomène; et la Levaque venait d'entamer l'éternel sujet du
mariage, criait qu'on se fichait d'elle, qu'elle aurait une dernière
explication avec la Maheude.  Était-ce une existence, de garder les
enfants sans père de sa fille, lorsque celle-ci roulait avec son
amoureux? Philomène ayant tranquillement fini de mettre son bonnet,
Zacharie l'emmena, en répétant que lui voulait bien, si sa mère
voulait.  Du reste, Levaque avait déjà filé, Maheu renvoya aussi la
voisine à sa femme et se hâta de sortir.  Bouteloup, qui achevait un
morceau de fromage, les deux coudes sur la table, refusa obstinément
l'offre amicale d'une chope.  Il restait à la maison, en bon mari.

Peu à peu, cependant, le coron se vidait, tous les hommes s'en
allaient les uns derrière les autres; tandis que les filles, guettant
sur les portes, partaient du côté opposé, au bras de leurs galants.
Comme son père tournait le coin de l'église, Catherine, qui aperçut
Chaval, se hâta de le rejoindre, pour prendre avec lui la route de
Montsou.  Et la mère demeurée seule, au milieu des enfants débandés,
ne trouvait pas la force de quitter sa chaise, se versait un second
verre de café brûlant, qu'elle buvait à petits coups.  Dans le coron,
il n'y avait plus que les femmes, s'invitant, achevant d'égoutter les
cafetières, autour des tables encore chaudes et grasses du dîner.

Maheu flairait que Levaque était à l'Avantage, et il descendit chez
Rasseneur, sans hâte.  En effet, derrière le débit, dans le jardin
étroit fermé d'une haie, Levaque faisait une partie de quilles avec
des camarades.  Debout, ne jouant pas, le père Bonnemort et le vieux
Mouque suivaient la boule, tellement absorbés, qu'ils oubliaient même
de se pousser du coude.  Un soleil ardent tapait d'aplomb, il n'y
avait qu'une raie d'ombre, le long du cabaret; et Étienne était là,
buvant sa chope devant une table, ennuyé de ce que Souvarine venait de
le lâcher pour monter dans sa chambre.  Presque tous les dimanches, le
machineur s'enfermait, écrivait ou lisait.

--Joues-tu? demanda Levaque à Maheu.

Mais celui-ci refusa.  Il avait trop chaud, il crevait déjà de soif.

--Rasseneur! appela Étienne.  Apporte donc une chope.

Et, se retournant vers Maheu:

--Tu sais, c'est moi qui paie.

Maintenant, tous se tutoyaient.  Rasseneur ne se pressait guère, il
fallut l'appeler à trois reprises; et ce fut madame Rasseneur qui
apporta de la bière tiède.  Le jeune homme avait baissé la voix pour
se plaindre de la maison: des braves gens sans doute, des gens dont
les idées étaient bonnes; seulement, la bière ne valait rien, et des
soupes exécrables! Dix fois déjà, il aurait changé de pension, s'il
n'avait pas reculé devant la course de Montsou.  Un jour ou l'autre,
il finirait par chercher au coron une famille.

--Bien sûr, répétait Maheu de sa voix lente, bien sûr, tu serais mieux
dans une famille.

Mais des cris éclatèrent, Levaque avait abattu toutes les quilles d'un
coup.  Mouque et Bonnemort, le nez vers la terre, gardaient au milieu
du tumulte un silence de profonde approbation.  Et la joie d'un tel
coup déborda en plaisanteries, surtout lorsque les joueurs aperçurent,
par-dessus la haie, la face joyeuse de la Mouquette.  Elle rôdait là
depuis une heure, elle s'était enhardie à s'approcher, en entendant
les rires.

--Comment! tu es seule? cria Levaque.  Et tes amoureux?

--Mes amoureux, je les ai remisés, répondit-elle avec une belle gaieté
impudente.  J'en cherche un.

Tous s'offrirent, la chauffèrent de gros mots.  Elle refusait de la
tête, riait plus fort, faisait la gentille.  Son père, du reste,
assistait à ce jeu, sans même quitter des yeux les quilles abattues.

--Va! continua Levaque en jetant un regard vers Étienne, on se doute
bien de celui que tu reluques, ma fille!...  Faudra le prendre de
force.

Étienne, alors, s'égaya.  C'était en effet autour de lui que tournait
la herscheuse.  Et il disait non, amusé pourtant, mais sans avoir la
moindre envie d'elle.  Quelques minutes encore, elle resta plantée
derrière la haie, le regardant de ses grands yeux fixes; puis, elle
s'en alla avec lenteur, le visage brusquement sérieux, comme accablée
par le lourd soleil.

A demi-voix, Étienne avait repris de longues explications qu'il
donnait à Maheu, sur la nécessité, pour les charbonniers de Montsou,
de fonder une caisse de prévoyance.

--Puisque la Compagnie prétend qu'elle nous laisse libres,
répétait-il, que craignons-nous? Nous n'avons que ses pensions, et
elle les distribue à son gré, du moment où elle ne nous fait aucune
retenue.  Eh bien! il serait prudent de créer, à côté de son bon
plaisir, une association mutuelle de secours, sur laquelle nous
pourrions compter au moins, dans les cas de besoins immédiats.

Et il précisait des détails, discutait l'organisation, promettait de
prendre toute la peine.

--Moi, je veux bien, dit enfin Maheu convaincu.  Seulement, ce sont
les autres...  Tâche de décider les autres.

Levaque avait gagné, on lâcha les quilles pour vider les chopes.  Mais
Maheu refusa d'en boire une seconde: on verrait plus tard, la journée
n'était pas finie.  Il venait de songer à Pierron.  Où pouvait-il
être, Pierron? sans doute à l'estaminet Lenfant.  Et il décida Étienne
et Levaque, tous trois partirent pour Montsou, au moment où une
nouvelle bande envahissait le jeu de quilles de l'Avantage.

En chemin, sur le pavé, il fallut entrer au débit Casimir, puis à
l'estaminet du Progrès.  Des camarades les appelaient par les portes
ouvertes: pas moyen de dire non.  Chaque fois, c'était une chope, deux
s'ils faisaient la politesse de rendre.  Ils restaient là dix minutes,
ils échangeaient quatre paroles, et ils recommençaient plus loin, très
raisonnables, connaissant la bière, dont ils pouvaient s'emplir, sans
autre ennui que de la pisser trop vite, au fur et à mesure, claire
comme de l'eau de roche.  A l'estaminet Lenfant, ils tombèrent droit
sur Pierron qui achevait sa deuxième chope, et qui, pour ne pas
refuser de trinquer, en avala une troisième.  Eux, burent
naturellement la leur.  Maintenant, ils étaient quatre, ils sortirent
avec le projet de voir si Zacharie ne serait pas à l'estaminet Tison.
La salle était vide, ils demandèrent une chope pour l'attendre un
moment.  Ensuite, ils songèrent à l'estaminet Saint-Éloi, y
acceptèrent une tournée du porion Richomme, vaguèrent dès lors de
débit en débit, sans prétexte, histoire uniquement de se promener.

--Faut aller au Volcan! dit tout d'un coup Levaque, qui s'allumait.

Les autres se mirent à rire, hésitants, puis accompagnèrent le
camarade, au milieu de la cohue croissante de la ducasse.  Dans la
salle étroite et longue du Volcan, sur une estrade de planches dressée
au fond, cinq chanteuses, le rebut des filles publiques de Lille,
défilaient, avec des gestes et un décolletage de monstres; et les
consommateurs donnaient dix sous, lorsqu'ils en voulaient une,
derrière les planches de l'estrade.  Il y avait surtout là des
herscheurs, des moulineurs, jusqu'à des galibots de quatorze ans,
toute la jeunesse des fosses, buvant plus de genièvre que de bière.
Quelques vieux mineurs se risquaient aussi, les maris paillards des
corons, ceux dont les ménages tombaient à l'ordure.

Dès que leur société fut assise autour d'une petite table, Étienne
s'empara de Levaque, pour lui expliquer son idée d'une caisse de
prévoyance.  Il avait la propagande obstinée des nouveaux convertis,
qui se créent une mission.

--Chaque membre, répétait-il, pourrait bien verser vingt sous par
mois.  Avec ces vingt sous accumulés, on aurait, en quatre ou cinq
ans, un magot; et, quand on a de l'argent, on est fort, n'est-ce pas?
dans n'importe quelle occasion...  Hein! qu'en dis-tu?

--Moi, je ne dis pas non, répondait Levaque d'un air distrait.  On en
causera.

Une blonde énorme l'excitait; et il s'entêta à rester, lorsque Maheu
et Pierron, après avoir bu leur chope, voulurent partir, sans attendre
une seconde romance.

Dehors, Étienne, sorti avec eux, retrouva la Mouquette, qui semblait
les suivre.  Elle était toujours là, à le regarder de ses grands yeux
fixes, riant de son rire de bonne fille, comme pour dire: «Veux-tu?»
Le jeune homme plaisanta, haussa les épaules.  Alors, elle eut un
geste de colère et se perdit dans la foule.

--Où donc est Chaval? demanda Pierron.

--C'est vrai, dit Maheu.  Il est pour sûr chez Piquette...  Allons
chez Piquette.

Mais, comme ils arrivaient tous trois à l'estaminet Piquette, un bruit
de bataille, sur la porte, les arrêta.  Zacharie menaçait du poing un
cloutier wallon, trapu et flegmatique; tandis que Chaval, les mains
dans les poches, regardait.

--Tiens! le voilà, Chaval, reprit tranquillement Maheu.  Il est avec
Catherine.

Depuis cinq grandes heures, la herscheuse et son galant se promenaient
à travers la ducasse.  C'était, le long de la route de Montsou, de
cette large rue aux maisons basses et peinturlurées, dévalant en
lacet, un flot de peuple qui roulait sous le soleil, pareil à une
traînée de fourmis, perdues dans la nudité rase de la plaine.
L'éternelle boue noire avait séché, une poussière noire montait,
volait ainsi qu'une nuée d'orage.  Aux deux bords, les cabarets
crevaient de monde, rallongeaient leurs tables jusqu'au pavé, où
stationnait un double rang de camelots, des bazars en plein vent, des
fichus et des miroirs pour les filles, des couteaux et des casquettes
pour les garçons; sans compter les douceurs, des dragées et des
biscuits.  Devant l'église, on tirait de l'arc.  Il y avait des jeux
de boules, en face des Chantiers.  Au coin de la route de Joiselle, à
côté de la Régie, dans un enclos de planches, on se ruait à un combat
de coqs, deux grands coqs rouges, armés d'éperons de fer, dont la
gorge ouverte saignait.  Plus loin, chez Maigrat, on gagnait des
tabliers et des culottes, au billard.  Et il se faisait de longs
silences, la cohue buvait, s'empiffrait sans un cri, une muette
indigestion de bière et de pommes de terre frites s'élargissait, dans
la grosse chaleur, que les poêles de friture, bouillant en plein air,
augmentaient encore.

Chaval acheta un miroir de dix-neuf sous et un fichu de trois francs à
Catherine.  A chaque tour, ils rencontraient Mouque et Bonnemort, qui
étaient venus à la fête, et qui, réfléchis, la traversaient côte à
côte, de leurs jambes lourdes.  Mais une autre rencontre les indigna,
ils aperçurent Jeanlin en train d'exciter Bébert et Lydie à voler les
bouteilles de genièvre d'un débit de hasard, installé au bord d'un
terrain vague.  Catherine ne put que gifler son frère, la petite
galopait déjà avec une bouteille.  Ces satanés enfants finiraient au
bagne.

Alors, en arrivant devant le débit de la Tête-Coupée, Chaval eut
l'idée d'y faire entrer son amoureuse, pour assister à un concours de
pinsons, affiché sur la porte depuis huit jours.  Quinze cloutiers,
des clouteries de Marchiennes, s'étaient rendus à l'appel, chacun avec
une douzaine de cages; et les petites cages obscures, où les pinsons
aveuglés restaient immobiles, se trouvaient déjà accrochées à une
palissade, dans la cour du cabaret.  Il s'agissait de compter celui
qui, pendant une heure, répéterait le plus de fois la phrase de son
chant.  Chaque cloutier, avec une ardoise, se tenait près de ses
cages, marquant, surveillant ses voisins, surveillé lui-même.  Et les
pinsons étaient partis, les «chichouïeux» au chant plus gras, les
«batisecouics» d'une sonorité aiguë, tout d'abord timides, ne risquant
que de rares phrases, puis s'excitant les uns les autres, pressant le
rythme, puis emportés enfin d'une telle rage d'émulation, qu'on en
voyait tomber et mourir.  Violemment, les cloutiers les fouettaient de
la voix, leur criaient en wallon de chanter encore, encore, encore un
petit coup; tandis que les spectateurs, une centaine de personnes,
demeuraient muets, passionnés, au milieu de cette musique infernale de
cent quatre-vingts pinsons répétant tous la même cadence, à
contretemps.  Ce fut un «batisecouic» qui gagna le premier prix, une
cafetière en fer battu.

Catherine et Chaval étaient là, lorsque Zacharie et Philomène
entrèrent.  On se serra la main, on resta ensemble.  Mais,
brusquement, Zacharie se fâcha, en surprenant un cloutier, venu par
curiosité avec les camarades, qui pinçait les cuisses de sa soeur; et
elle, très rouge, le faisait taire, tremblante à l'idée d'une tuerie,
de tous ces cloutiers se jetant sur Chaval, s'il ne voulait pas qu'on
la pinçât.  Elle avait bien senti l'homme, elle ne disait rien, par
prudence.  Du reste, son galant se contentait de ricaner, tous les
quatre sortirent, l'affaire sembla finie.  Et, à peine étaient-ils
entrés chez Piquette boire une chope, voilà que le cloutier avait
reparu, se fichant d'eux, leur soufflant sous le nez, d'un air de
provocation.  Zacharie, outré dans ses bons sentiments de famille,
s'était rué sur l'insolent.

--C'est ma soeur, cochon!...  Attends, nom de Dieu! je vas te la faire
respecter!

On se précipita entre les deux hommes, tandis que Chaval, très calme,
répétait:

--Laisse donc, ça me regarde...  Je te dis que je me fous de lui!

Maheu arrivait avec sa société, et il calma Catherine et Philomène,
déjà en larmes.  On riait maintenant dans la foule, le cloutier avait
disparu.  Pour achever de noyer ça, Chaval, qui était chez lui à
l'estaminet Piquette, offrit des chopes.  Étienne dut trinquer avec
Catherine, tous burent ensemble, le père, la fille et son galant, le
fils et sa maîtresse, en disant poliment: «A la santé de la
compagnie!» Pierron ensuite s'obstina à payer sa tournée.  Et l'on
était très d'accord, lorsque Zacharie fut repris d'une rage, à la vue
de son camarade Mouquet.  Il l'appela, pour aller faire, disait-il,
son affaire au cloutier.

--Faut que je le crève!...  Tiens! Chaval, garde Philomène avec
Catherine.  Je vais revenir.

Maheu, à son tour, offrait des chopes.  Après tout, si le garçon
voulait venger sa soeur, ce n'était pas d'un mauvais exemple.  Mais,
depuis qu'elle avait vu Mouquet, Philomène, tranquillisée, hochait la
tête.  Bien sûr que les deux bougres avaient filé au Volcan.

Les soirs de ducasse, on terminait la fête au bal du Bon-Joyeux.
C'était la veuve Désir qui tenait ce bal, une forte mère de cinquante
ans, d'une rotondité de tonneau, mais d'une telle verdeur, qu'elle
avait encore six amoureux, un pour chaque jour de la semaine,
disait-elle, et les six à la fois le dimanche.  Elle appelait tous les
charbonniers ses enfants, attendrie à l'idée du fleuve de bière
qu'elle leur versait depuis trente années; et elle se vantait aussi
que pas une herscheuse ne devenait grosse, sans s'être, à l'avance,
dégourdi les jambes chez elle.  Le Bon-Joyeux se composait de deux
salles: le cabaret, où se trouvaient le comptoir et des tables; puis,
communiquant de plain-pied par une large baie, le bal, vaste pièce
planchéiée au milieu seulement, dallée de briques autour.  Une
décoration l'ornait, deux guirlandes de fleurs en papier qui se
croisaient d'un angle à l'autre du plafond, et que réunissait, au
centre, une couronne des mêmes fleurs; tandis que, le long des murs,
s'alignaient des écussons dorés, portant des noms de saints, saint
Éloi, patron des ouvriers du fer, saint Crépin, patron des
cordonniers, sainte Barbe, patronne des mineurs, tout le calendrier
des corporations.  Le plafond était si bas, que les trois musiciens,
dans leur tribune, grande comme une chaire à prêcher, s'écrasaient la
tête.  Pour éclairer, le soir, on accrochait quatre lampes à pétrole,
aux quatre coins du bal.

Ce dimanche-là, dès cinq heures, on dansait, au plein jour des
fenêtres.  Mais ce fut vers sept heures que les salles s'emplirent.
Dehors, un vent d'orage s'était levé, soufflant de grandes poussières
noires, qui aveuglaient le monde et grésillaient dans les poêles de
friture.  Maheu, Étienne et Pierron, entrés pour s'asseoir, venaient
de retrouver au Bon-Joyeux Chaval, dansant avec Catherine, tandis que
Philomène, toute seule, les regardait.  Ni Levaque ni Zacharie
n'avaient reparu.  Comme il n'y avait pas de bancs autour du bal,
Catherine, après chaque danse, se reposait à la table de son père.  On
appela Philomène, mais elle était mieux debout.  Le jour tombait, les
trois musiciens faisaient rage, on ne voyait plus, dans la salle, que
le remuement des hanches et des gorges, au milieu d'une confusion de
bras.  Un vacarme accueillit les quatre lampes, et brusquement tout
s'éclaira, les faces rouges, les cheveux dépeignés, collés à la peau,
les jupes volantes, balayant l'odeur forte des couples en sueur.
Maheu montra à Étienne la Mouquette, qui, ronde et grasse comme une
vessie de saindoux, tournait violemment aux bras d'un grand moulineur
maigre: elle avait dû se consoler et prendre un homme.

Enfin, il était huit heures, lorsque la Maheude parut, ayant au sein
Estelle et suivie de sa marmaille, Alzire, Henri et Lénore.  Elle
venait tout droit retrouver là son homme, sans craindre de se tromper.
On souperait plus tard, personne n'avait faim, l'estomac noyé de café,
épaissi de bière.  D'autres femmes arrivaient, on chuchota en voyant,
derrière la Maheude, entrer la Levaque, accompagnée de Bouteloup, qui
amenait par la main Achille et Désirée, les petits de Philomène.  Et
les deux voisines semblaient très d'accord, l'une se retournait,
causait avec l'autre.  En chemin, il y avait eu une grosse
explication, la Maheude s'était résignée au mariage de Zacharie,
désolée de perdre le gain de son aîné, mais vaincue par cette raison
qu'elle ne pouvait le garder davantage sans injustice.  Elle tâchait
donc de faire bon visage, le coeur anxieux, en ménagère qui se
demandait comment elle joindrait les deux bouts, maintenant que
commençait à partir le plus clair de sa bourse.

--Mets-toi là, voisine, dit-elle en montrant une table, près de celle
où Maheu buvait avec Étienne et Pierron.

--Mon mari n'est pas avec vous? demanda la Levaque.

Les camarades lui contèrent qu'il allait revenir.  Tout le monde se
tassait, Bouteloup, les mioches, si à l'étroit dans l'écrasement des
buveurs, que les deux tables n'en formaient qu'une.  On demanda des
chopes.  En apercevant sa mère et ses enfants, Philomène s'était
décidée à s'approcher.  Elle accepta une chaise, elle parut contente
d'apprendre qu'on la mariait enfin; puis, comme on cherchait Zacharie,
elle répondit de sa voix molle:

--Je l'attends, il est par là.

Maheu avait échangé un regard avec sa femme.  Elle consentait donc? Il
devint sérieux, fuma en silence.  Lui aussi était pris de l'inquiétude
du lendemain, devant l'ingratitude de ces enfants qui se marieraient
un à un, en laissant leurs parents dans la misère.

On dansait toujours, une fin de quadrille noyait le bal dans une
poussière rousse; les murs craquaient, un piston poussait des coups de
sifflet aigus, pareil à une locomotive en détresse; et, quand les
danseurs s'arrêtèrent, ils fumaient comme des chevaux.

--Tu te souviens? dit la Levaque en se penchant à l'oreille de la
Maheude, toi qui parlais d'étrangler Catherine, si elle faisait la
bêtise!

Chaval ramenait Catherine à la table de la famille, et tous deux,
debout derrière le père, achevaient leur chope.

--Bah! murmura la Maheude d'un air résigné, on dit ça...  Mais ce qui
me tranquillise, c'est qu'elle ne peut pas avoir d'enfant, ah! ça,
j'en suis bien sûre!...  Vois-tu qu'elle accouche aussi, celle-là, et
que je sois forcée de la marier! Qu'est-ce que nous mangerions, alors?

Maintenant, c'était une polka que sifflait le piston; et, pendant que
l'assourdissement recommençait, Maheu communiqua tout bas à sa femme
une idée.  Pourquoi ne prenaient-ils pas un logeur, Étienne par
exemple, qui cherchait une pension? Ils auraient de la place, puisque
Zacharie allait les quitter, et l'argent qu'ils perdraient de ce
côté-là, ils le regagneraient en partie de l'autre.  Le visage de la
Maheude s'éclairait: sans doute, bonne idée, il fallait arranger ça.
Elle semblait sauvée de la faim une fois encore, sa belle humeur
revint si vive, qu'elle commanda une nouvelle tournée de chopes.

Étienne, cependant, tâchait d'endoctriner Pierron, auquel il
expliquait son projet d'une caisse de prévoyance.  Il lui avait fait
promettre d'adhérer, lorsqu'il eut l'imprudence de découvrir son
véritable but.

--Et, si nous nous mettons en grève, tu comprends l'utilité de cette
caisse.  Nous nous fichons de la Compagnie, nous trouvons là les
premiers fonds pour lui résister...  Hein? c'est dit, tu en es?

Pierron avait baissé les yeux, pâlissant.  Il bégaya:

--Je réfléchirai...  Quand on se conduit bien, c'est la meilleure
caisse de secours.

Alors, Maheu s'empara d'Étienne et lui proposa de le prendre comme
logeur, carrément, en brave homme.  Le jeune homme accepta de même,
très désireux d'habiter le coron, dans l'idée de vivre davantage avec
les camarades.  On régla l'affaire en trois mots, la Maheude déclara
qu'on attendrait le mariage des enfants.

Et, justement, Zacharie revenait enfin, avec Mouquet et Levaque.  Tous
les trois rapportaient les odeurs du Volcan, une haleine de genièvre,
une aigreur musquée de filles mal tenues.  Ils étaient très ivres,
l'air content d'eux-mêmes, se poussant du coude et ricanant.
Lorsqu'il sut qu'on le mariait enfin, Zacharie se mit à rire si fort,
qu'il en étranglait.  Paisiblement, Philomène déclara qu'elle aimait
mieux le voir rire que pleurer.  Comme il n'y avait plus de chaise,
Bouteloup s'était reculé pour céder la moitié de la sienne à Levaque.
Et celui-ci, soudainement très attendri de voir qu'on était tous là,
en famille, fit une fois de plus servir de la bière.

--Nom de Dieu! on ne s'amuse pas si souvent! gueulait-il.

Jusqu'à dix heures, on resta.  Des femmes arrivaient toujours, pour
rejoindre et emmener leurs hommes; des bandes d'enfants suivaient à la
queue; et les mères ne se gênaient plus, sortaient des mamelles
longues et blondes comme des sacs d'avoine, barbouillaient de lait les
poupons joufflus; tandis que les petits qui marchaient déjà, gorgés de
bière et à quatre pattes sous les tables, se soulageaient sans honte.
C'était une mer montante de bière, les tonnes de la veuve Désir
éventrées, la bière arrondissant les panses, coulant de partout, du
nez, des yeux et d'ailleurs.  On gonflait si fort, dans le tas, que
chacun avait une épaule ou un genou qui entrait chez le voisin, tous
égayés, épanouis de se sentir ainsi les coudes.  Un rire continu
tenait les bouches ouvertes, fendues jusqu'aux oreilles.  Il faisait
une chaleur de four, on cuisait, on se mettait à l'aise, la chair
dehors, dorée dans l'épaisse fumée des pipes; et le seul inconvénient
était de se déranger, une fille se levait de temps à autre, allait au
fond, près de la pompe, se troussait, puis revenait.  Sous les
guirlandes de papier peint, les danseurs ne se voyaient plus,
tellement ils suaient; ce qui encourageait les galibots à culbuter les
herscheuses, au hasard des coups de reins.  Mais, lorsqu'une gaillarde
tombait avec un homme par-dessus elle, le piston couvrait leur chute
de sa sonnerie enragée, le branle des pieds les roulait, comme si le
bal se fût éboulé sur eux.

Quelqu'un, en passant, avertit Pierron que sa fille Lydie dormait à la
porte, en travers du trottoir.  Elle avait bu sa part de la bouteille
volée, elle était saoule, et il dut l'emporter à son cou, pendant que
Jeanlin et Bébert, plus solides, le suivaient de loin, trouvant ça
très farce.  Ce fut le signal du départ, des familles sortirent du
Bon-Joyeux, les Maheu et les Levaque se décidèrent à retourner au
coron.  A ce moment, le père Bonnemort et le vieux Mouque quittaient
aussi Montsou, du même pas de somnambules, entêtés dans le silence de
leurs souvenirs.  Et l'on rentra tous ensemble, on traversa une
dernière fois la ducasse, les poêles de friture qui se figeaient, les
estaminets d'où les dernières chopes coulaient en ruisseaux, jusqu'au
milieu de la route.  L'orage menaçait toujours, des rires montèrent,
dès qu'on eut quitté les maisons éclairées, pour se perdre dans la
campagne noire.  Un souffle ardent sortait des blés mûrs, il dut se
faire beaucoup d'enfants, cette nuit-là.  On arriva débandé au coron.
Ni les Levaque ni les Maheu ne soupèrent avec appétit, et ceux-ci
dormaient en achevant leur bouilli du matin.

Étienne avait emmené Chaval boire encore chez Rasseneur.

--J'en suis! dit Chaval, quand le camarade lui eut expliqué l'affaire
de la caisse de prévoyance.  Tape là-dedans, tu es un bon!

Un commencement d'ivresse faisait flamber les yeux d'Étienne.  Il
cria:

--Oui, soyons d'accord...  Vois-tu, moi, pour la justice je donnerais
tout, la boisson et les filles.  Il n'y a qu'une chose qui me chauffe
le coeur, c'est l'idée que nous allons balayer les bourgeois.

Vers le milieu d'août, Étienne s'installa chez les Maheu, lorsque
Zacharie marié put obtenir de la Compagnie, pour Philomène et ses deux
enfants, une maison libre du coron; et, dans les premiers temps, le
jeune homme éprouva une gêne en face de Catherine.

C'était une intimité de chaque minute, il remplaçait partout le frère
aîné, partageait le lit de Jeanlin, devant le lit de la grande soeur.
Au coucher, au lever, il devait se déshabiller, se rhabiller près
d'elle, la voyait elle-même ôter et remettre ses vêtements.  Quand le
dernier jupon tombait, elle apparaissait d'une blancheur pâle, de
cette neige transparente des blondes anémiques; et il éprouvait une
continuelle émotion, à la trouver si blanche, les mains et le visage
déjà gâtés, comme trempée dans du lait, de ses talons à son col, où la
ligne du hâle tranchait nettement en un collier d'ambre.  Il affectait
de se détourner; mais il la connaissait peu à peu: les pieds d'abord
que ses yeux baissés rencontraient; puis, un genou entrevu,
lorsqu'elle se glissait sous la couverture; puis, la gorge aux petits
seins rigides, dès qu'elle se penchait le matin sur la terrine.  Elle,
sans le regarder, se hâtait pourtant, était en dix secondes dévêtue et
allongée près d'Alzire, d'un mouvement si souple de couleuvre, qu'il
retirait à peine ses souliers, quand elle disparaissait, tournant le
dos, ne montrant plus que son lourd chignon.

Jamais, du reste, elle n'eut à se fâcher.  Si une sorte d'obsession le
faisait, malgré lui, guetter de l'oeil l'instant où elle se couchait,
il évitait les plaisanteries, les jeux de main dangereux.  Les parents
étaient là, et il gardait en outre pour elle un sentiment fait
d'amitié et de rancune, qui l'empêchait de la traiter en fille qu'on
désire, au milieu des abandons de leur vie devenue commune, à la
toilette, aux repas, pendant le travail, sans que rien d'eux ne leur
restât secret, pas même les besoins intimes.  Toute la pudeur de la
famille s'était réfugiée dans le lavage quotidien, auquel la jeune
fille maintenant procédait seule dans la pièce du haut, tandis que les
hommes se baignaient en bas, l'un après l'autre.

Et, au bout du premier mois, Étienne et Catherine semblaient déjà ne
plus se voir, quand, le soir, avant d'éteindre la chandelle, ils
voyageaient déshabillés par la chambre.  Elle avait cessé de se hâter,
elle reprenait son habitude ancienne de nouer ses cheveux au bord de
son lit, les bras en l'air, remontant sa chemise jusqu'à ses cuisses;
et lui, sans pantalon, l'aidait parfois, cherchait les épingles
qu'elle perdait.  L'habitude tuait la honte d'être nu, ils trouvaient
naturel d'être ainsi, car ils ne faisaient point de mal et ce n'était
pas leur faute, s'il n'y avait qu'une chambre pour tant de monde.  Des
troubles cependant leur revenaient, tout d'un coup, aux moments où ils
ne songeaient à rien de coupable.  Après ne plus avoir vu la pâleur de
son corps pendant des soirées, il la revoyait brusquement toute
blanche, de cette blancheur qui le secouait d'un frisson, qui
l'obligeait à se détourner, par crainte de céder à l'envie de la
prendre.  Elle, d'autres soirs, sans raison apparente, tombait dans un
émoi pudique, fuyait, se coulait entre les draps, comme si elle avait
senti les mains de ce garçon la saisir.  Puis, la chandelle éteinte,
ils comprenaient qu'ils ne s'endormaient pas, qu'ils songeaient l'un à
l'autre, malgré leur fatigue.  Cela les laissait inquiets et boudeurs
tout le lendemain, car ils préféraient les soirs de tranquillité, où
ils se mettaient à l'aise, en camarades.

Étienne ne se plaignait guère que de Jeanlin, qui dormait en chien de
fusil.  Alzire respirait d'un léger souffle, on retrouvait le matin
Lénore et Henri aux bras l'un de l'autre, tels qu'on les avait
couchés.  Dans la maison noire, il n'y avait d'autre bruit que les
ronflements de Maheu et de la Maheude, roulant à intervalles
réguliers, comme des soufflets de forge.  En somme, Étienne se
trouvait mieux que chez Rasseneur, le lit n'était pas mauvais, et l'on
changeait les draps une fois par mois.  Il mangeait aussi de meilleure
soupe, il souffrait seulement de la rareté de la viande.  Mais tous en
étaient là, il ne pouvait exiger, pour quarante-cinq francs de
pension, d'avoir un lapin à chaque repas.  Ces quarante-cinq francs
aidaient la famille, on finissait par joindre les deux bouts, en
laissant toujours de petites dettes en arrière; et les Maheu se
montraient reconnaissants envers leur logeur, son linge était lavé,
raccommodé, ses boutons recousus, ses affaires mises en ordre; enfin,
il sentait autour de lui la propreté et les bons soins d'une femme.

Ce fut l'époque où Étienne entendit les idées qui bourdonnaient dans
son crâne.  Jusque-là, il n'avait eu que la révolte de l'instinct, au
milieu de la sourde fermentation des camarades.  Toutes sortes de
questions confuses se posaient à lui: pourquoi la misère des uns?
pourquoi la richesse des autres?  pourquoi ceux-ci sous le talon de
ceux-là, sans l'espoir de jamais prendre leur place? Et sa première
étape fut de comprendre son ignorance.  Une honte secrète, un chagrin
caché le rongèrent dès lors: il ne savait rien, il n'osait causer de
ces choses qui le passionnaient, l'égalité de tous les hommes,
l'équité qui voulait un partage entre eux des biens de la terre.
Aussi se prit-il pour l'étude du goût sans méthode des ignorants
affolés de science.  Maintenant, il était en correspondance régulière
avec Pluchart, plus instruit, très lancé dans le mouvement socialiste.
Il se fit envoyer des livres, dont la lecture mal digérée acheva de
l'exalter: un livre de médecine surtout, l'Hygiène du mineur, où un
docteur belge avait résumé les maux dont se meurt le peuple des
houillères; sans compter des traités d'économie politique d'une
aridité technique incompréhensible, des brochures anarchistes qui le
bouleversaient, d'anciens numéros de journaux qu'il gardait ensuite
comme des arguments irréfutables, dans des discussions possibles.
Souvarine, du reste, lui prêtait aussi des volumes, et l'ouvrage sur
les Sociétés coopératives l'avait fait rêver pendant un mois d'une
association universelle d'échange, abolissant l'argent, basant sur le
travail la vie sociale entière.  La honte de son ignorance s'en
allait, il lui venait un orgueil, depuis qu'il se sentait penser.

Durant ces premiers mois, Étienne en resta au ravissement des
néophytes, le coeur débordant d'indignations généreuses contre les
oppresseurs, se jetant à l'espérance du prochain triomphe des
opprimés.  Il n'en était point encore à se fabriquer un système, dans
le vague de ses lectures.  Les revendications pratiques de Rasseneur
se mêlaient en lui aux violences destructives de Souvarine; et, quand
il sortait du cabaret de l'Avantage, où il continuait presque chaque
jour à déblatérer avec eux contre la Compagnie, il marchait dans un
rêve, il assistait à la régénération radicale des peuples, sans que
cela dût coûter une vitre cassée ni une goutte de sang.  D'ailleurs,
les moyens d'exécution demeuraient obscurs, il préférait croire que
les choses iraient très bien, car sa tête se perdait, dès qu'il
voulait formuler un programme de reconstruction.  Il se montrait même
plein de modération et d'inconséquence, il répétait parfois qu'il
fallait bannir la politique de la question sociale, une phrase qu'il
avait lue et qui lui semblait bonne à dire, dans le milieu de
houilleurs flegmatiques où il vivait.

Maintenant, chaque soir, chez les Maheu, on s'attardait une
demi-heure, avant de monter se coucher.  Toujours Étienne reprenait la
même causerie.  Depuis que sa nature s'affinait, il se trouvait blessé
davantage par les promiscuités du coron.  Est-ce qu'on était des
bêtes, pour être ainsi parqués, les uns contre les autres, au milieu
des champs, si entassés qu'on ne pouvait changer de chemise sans
montrer son derrière aux voisins! Et comme c'était bon pour la santé,
et comme les filles et les garçons s'y pourrissaient forcément
ensemble!

--Dame! répondait Maheu, si l'on avait plus d'argent, on aurait plus
d'aise...  Tout de même, c'est bien vrai que ça ne vaut rien pour
personne, de vivre les uns sur les autres.  Ça finit toujours par des
hommes saouls et par des filles pleines.

Et la famille partait de là, chacun disait son mot, pendant que le
pétrole de la lampe viciait l'air de la salle, déjà empuantie d'oignon
frit.  Non, sûrement, la vie n'était pas drôle.  On travaillait en
vraies brutes à un travail qui était la punition des galériens
autrefois, on y laissait la peau plus souvent qu'à son tour, tout ça
pour ne pas même avoir de la viande sur sa table, le soir.  Sans doute
on avait sa pâtée quand même, on mangeait, mais si peu, juste de quoi
souffrir sans crever, écrasé de dettes, poursuivi comme si l'on volait
son pain.  Quand arrivait le dimanche, on dormait de fatigue.  Les
seuls plaisirs, c'était de se saouler ou de faire un enfant à sa
femme; encore la bière vous engraissait trop le ventre, et l'enfant,
plus tard, se foutait de vous.  Non, non, ça n'avait rien de drôle.

Alors, la Maheude s'en mêlait.

--L'embêtant, voyez-vous, c'est lorsqu'on se dit que ça ne peut pas
changer...  Quand on est jeune, on s'imagine que le bonheur viendra,
on espère des choses; et puis, la misère recommence toujours, on reste
enfermé là-dedans...  Moi, je ne veux du mal à personne, mais il y a
des fois où cette injustice me révolte.

Un silence se faisait, tous soufflaient un instant, dans le malaise
vague de cet horizon fermé.  Seul, le père Bonnemort, s'il était là,
ouvrait des yeux surpris, car de son temps on ne se tracassait pas de
la sorte: on naissait dans le charbon, on tapait à la veine, sans en
demander davantage; tandis que, maintenant, il passait un air qui
donnait de l'ambition aux charbonniers.

--Faut cracher sur rien, murmurait-il.  Une bonne chope est une bonne
chope...  Les chefs, c'est souvent de la canaille; mais il y aura
toujours des chefs, pas vrai? inutile de se casser la tête à réfléchir
là-dessus.

Du coup, Étienne s'animait.  Comment! la réflexion serait défendue à
l'ouvrier! Eh! justement, les choses changeraient bientôt, parce que
l'ouvrier réfléchissait à cette heure.  Du temps du vieux, le mineur
vivait dans la mine comme une brute, comme une machine à extraire la
houille, toujours sous la terre, les oreilles et les yeux bouchés aux
événements du dehors.  Aussi les riches qui gouvernent, avaient-ils
beau jeu de s'entendre, de le vendre et de l'acheter, pour lui manger
la chair: il ne s'en doutait même pas.  Mais, à présent, le mineur
s'éveillait au fond, germait dans la terre ainsi qu'une vraie graine;
et l'on verrait un matin ce qu'il pousserait au beau milieu des
champs: oui, il pousserait des hommes, une armée d'hommes qui
rétabliraient la justice.  Est-ce que tous les citoyens n'étaient pas
égaux depuis la Révolution? puisqu'on votait ensemble, est-ce que
l'ouvrier devait rester l'esclave du patron qui le payait? Les grandes
Compagnies, avec leurs machines, écrasaient tout, et l'on n'avait même
plus contre elles les garanties de l'ancien temps, lorsque les gens du
même métier, réunis en corps, savaient se défendre.  C'était pour ça,
nom de Dieu!  et pour d'autres choses, que tout péterait un jour,
grâce à l'instruction.  On n'avait qu'à voir dans le coron même: les
grands-pères n'auraient pu signer leur nom, les pères le signaient
déjà, et quant aux fils, ils lisaient et écrivaient comme des
professeurs.  Ah! ça poussait, ça poussait petit à petit, une rude
moisson d'hommes, qui mûrissait au soleil! Du moment qu'on n'était
plus collé chacun à sa place pour l'existence entière, et qu'on
pouvait avoir l'ambition de prendre la place du voisin, pourquoi donc
n'aurait-on pas joué des poings, en tâchant d'être le plus fort?

Maheu, ébranlé, restait cependant plein de défiance.

--Dès qu'on bouge, on vous rend votre livret, disait-il.  Le vieux a
raison, ce sera toujours le mineur qui aura la peine, sans l'espoir
d'un gigot de temps à autre, en récompense.

Muette depuis un moment, la Maheude sortait comme d'un songe.

--Encore si ce que les curés racontent était vrai, si les pauvres gens
de ce monde étaient les riches dans l'autre!

Un éclat de rire l'interrompait, les enfants eux-mêmes haussaient les
épaules, tous devenus incrédules au vent du dehors, gardant la peur
secrète des revenants de la fosse, mais s'égayant du ciel vide.

--Ah! ouiche, les curés! s'écriait Maheu.  S'ils croyaient ça, ils
mangeraient moins et ils travailleraient davantage, pour se réserver
là-haut une bonne place...  Non, quand on est mort, on est mort.

La Maheude poussait de grands soupirs.

--Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu!

Puis, les mains tombées sur les genoux, d'un air d'accablement
immense:

--Alors, c'est bien vrai, nous sommes foutus, nous autres.

Tous se regardaient.  Le père Bonnemort crachait dans son mouchoir,
tandis que Maheu, sa pipe éteinte, l'oubliait à sa bouche.  Alzire
écoutait, entre Lénore et Henri, endormis au bord de la table.  Mais
Catherine surtout, le menton dans la main, ne quittait pas Étienne de
ses grands yeux clairs, lorsqu'il se récriait, disant sa foi, ouvrant
l'avenir enchanté de son rêve social.  Autour d'eux, le coron se
couchait, on n'entendait plus que les pleurs perdus d'un enfant ou la
querelle d'un ivrogne attardé.  Dans la salle, le coucou battait
lentement, une fraîcheur d'humidité montait des dalles sablées, malgré
l'étouffement de l'air.

--En voilà encore des idées! disait le jeune homme.  Est-ce que vous
avez besoin d'un bon Dieu et de son paradis pour être heureux? est-ce
que vous ne pouvez pas vous faire à vous-mêmes le bonheur sur la
terre?

D'une voix ardente, il parlait sans fin.  C'était, brusquement,
l'horizon fermé qui éclatait, une trouée de lumière s'ouvrait dans la
vie sombre de ces pauvres gens.  L'éternel recommencement de la
misère, le travail de brute, ce destin de bétail qui donne sa laine et
qu'on égorge, tout le malheur disparaissait, comme balayé par un grand
coup de soleil; et, sous un éblouissement de féerie, la justice
descendait du ciel.  Puisque le bon Dieu était mort, la justice allait
assurer le bonheur des hommes, en faisant régner l'égalité et la
fraternité.  Une société nouvelle poussait en un jour, ainsi que dans
les songes, une ville immense, d'une splendeur de mirage, où chaque
citoyen vivait de sa tâche et prenait sa part des joies communes.  Le
vieux monde pourri était tombé en poudre, une humanité jeune, purgée
de ses crimes, ne formait plus qu'un seul peuple de travailleurs, qui
avait pour devise: à chacun suivant son mérite, et à chaque mérite
suivant ses oeuvres.  Et, continuellement, ce rêve s'élargissait,
s'embellissait, d'autant plus séducteur, qu'il montait plus haut dans
l'impossible.

D'abord, la Maheude refusait d'entendre, prise d'une sourde épouvante.
Non, non, c'était trop beau, on ne devait pas s'embarquer dans ces
idées, car elles rendaient la vie abominable ensuite, et l'on aurait
tout massacré alors, pour être heureux.  Quand elle voyait luire les
yeux de Maheu, troublé, conquis, elle s'inquiétait, elle criait, en
interrompant Étienne:

--N'écoute pas, mon homme! Tu vois bien qu'il nous fait des contes...
Est-ce que les bourgeois consentiront jamais à travailler comme nous?

Mais, peu à peu, le charme agissait aussi sur elle.  Elle finissait
par sourire, l'imagination éveillée, entrant dans ce monde merveilleux
de l'espoir.  Il était si doux d'oublier pendant une heure la réalité
triste!  Lorsqu'on vit comme des bêtes, le nez à terre, il faut bien
un coin de mensonge, où l'on s'amuse à se régaler des choses qu'on ne
possédera jamais.  Et ce qui la passionnait, ce qui la mettait
d'accord avec le jeune homme, c'était l'idée de la justice.

--Ça, vous avez raison! criait-elle.  Moi, quand une affaire est
juste, je me ferais hacher...  Et, vrai! ce serait juste, de jouir à
notre tour.

Maheu, alors, osait s'enflammer.

--Tonnerre de Dieu! je ne suis pas riche, mais je donnerais bien cent
sous pour ne pas mourir avant d'avoir vu tout ça...  Quel
chambardement! Hein?  sera-ce bientôt, et comment s'y prendra-t-on?

Étienne recommençait à parler.  La vieille société craquait, ça ne
pouvait durer au-delà de quelques mois, affirmait-il carrément.  Sur
les moyens d'exécution, il se montrait plus vague, mêlant ses
lectures, ne craignant pas, devant des ignorants, de se lancer dans
des explications où il se perdait lui-même.  Tous les systèmes y
passaient, adoucis d'une certitude de triomphe facile, d'un baiser
universel qui terminerait le malentendu des classes; sans tenir compte
pourtant des mauvaises têtes, parmi les patrons et les bourgeois,
qu'on serait peut-être forcé de mettre à la raison.  Et les Maheu
avaient l'air de comprendre, approuvaient, acceptaient les solutions
miraculeuses, avec la foi aveugle des nouveaux croyants, pareils à ces
chrétiens des premiers temps de l'Église, qui attendaient la venue
d'une société parfaite, sur le fumier du monde antique.  La petite
Alzire accrochait des mots, s'imaginait le bonheur sous l'image d'une
maison très chaude, où les enfants jouaient et mangeaient tant qu'ils
voulaient.  Catherine, sans bouger, le menton toujours dans la main,
restait les yeux fixés sur Étienne, et quand il se taisait, elle avait
un léger frisson, toute pâle, comme prise de froid.

Mais la Maheude regardait le coucou.

--Neuf heures passées, est-il permis! Jamais on ne se lèvera demain.

Et les Maheu quittaient la table, le coeur mal à l'aise, désespérés.
Il leur semblait qu'ils venaient d'être riches, et qu'ils retombaient
d'un coup dans leur crotte.  Le père Bonnemort, qui partait pour la
fosse, grognait que ces histoires-là ne rendaient pas la soupe
meilleure; tandis que les autres montaient à la file, en s'apercevant
de l'humidité des murs et de l'étouffement empesté de l'air.  En haut,
dans le sommeil lourd du coron, Étienne, lorsque Catherine s'était
mise au lit la dernière et avait soufflé la chandelle, l'entendait se
retourner fiévreusement, avant de s'endormir.

Souvent, à ces causeries, des voisins se pressaient, Levaque qui
s'exaltait aux idées de partage, Pierron que la prudence faisait aller
se coucher, dès qu'on s'attaquait à la Compagnie.  De loin en loin,
Zacharie entrait un instant; mais la politique l'assommait, il
préférait descendre à l'Avantage, pour boire une chope.  Quant à
Chaval, il renchérissait, voulait du sang.  Presque tous les soirs, il
passait une heure chez les Maheu; et, dans cette assiduité, il y avait
une jalousie inavouée, la peur qu'on ne lui volât Catherine.  Cette
fille, dont il se lassait déjà, lui était devenue chère, depuis qu'un
homme couchait près d'elle et pouvait la prendre, la nuit.

L'influence d'Étienne s'élargissait, il révolutionnait peu à peu le
coron.  C'était une propagande sourde, d'autant plus sûre, qu'il
grandissait dans l'estime de tous.  La Maheude, malgré sa défiance de
ménagère prudente, le traitait avec considération, en jeune homme qui
la payait exactement, qui ne buvait ni ne jouait, le nez toujours dans
un livre; et elle lui faisait, chez les voisines, une réputation de
garçon instruit, dont celles-ci abusaient, en le priant d'écrire leurs
lettres.  Il était une sorte d'homme d'affaires, chargé des
correspondances, consulté par les ménages sur les cas délicats.
Aussi, dès le mois de septembre, avait-il créé enfin sa fameuse caisse
de prévoyance, très précaire encore, ne comptant que les habitants du
coron; mais il espérait bien obtenir l'adhésion des charbonniers de
toutes les fosses, surtout si la Compagnie, restée passive, ne le
gênait pas davantage.  On venait de le nommer secrétaire de
l'association, et il touchait même de petits appointements, pour ses
écritures.  Cela le rendait presque riche.  Si un mineur marié
n'arrive pas à joindre les deux bouts, un garçon sobre, n'ayant aucune
charge, peut réaliser des économies.

Dès lors, il s'opéra chez Étienne une transformation lente.  Des
instincts de coquetterie et de bien-être, endormis dans sa pauvreté,
se révélèrent, lui firent acheter des vêtements de drap.  Il se paya
une paire de bottes fines, et du coup il passa chef, tout le coron se
groupa autour de lui.  Ce furent des satisfactions d'amour-propre
délicieuses, il se grisa de ces premières jouissances de la
popularité: être à la tête des autres, commander, lui si jeune et qui
la veille encore était un manoeuvre, l'emplissait d'orgueil,
agrandissait son rêve d'une révolution prochaine, où il jouerait un
rôle.  Son visage changea, il devint grave, il s'écouta parler; tandis
que son ambition naissante enfiévrait ses théories et le poussait aux
idées de bataille.

Cependant, l'automne s'avançait, les froids d'octobre avaient rouillé
les petits jardins du coron.  Derrière les lilas maigres, les galibots
ne culbutaient plus les herscheuses sur le carin; et il ne restait que
les légumes d'hiver, les choux perlés de gelée blanche, les poireaux
et les salades de conserve.  De nouveau, les averses battaient les
tuiles rouges, coulaient dans les tonneaux, sous les gouttières, avec
des bruits de torrent.  Dans chaque maison, le fer ne refroidissait
pas, chargé de houille, empoisonnant la salle close.  C'était encore
une saison de grande misère qui commençait.

En octobre, par une de ces premières nuits glaciales, Étienne,
fiévreux d'avoir parlé, en bas, ne put s'endormir.  Il avait regardé
Catherine se glisser sous la couverture, puis souffler la chandelle.
Elle paraissait toute secouée, elle aussi, tourmentée d'une de ces
pudeurs qui la faisaient encore se hâter parfois, si maladroitement,
qu'elle se découvrait davantage.  Dans l'obscurité, elle restait comme
morte; mais il entendait qu'elle ne dormait pas non plus; et, il le
sentait, elle songeait à lui, ainsi qu'il songeait à elle: jamais ce
muet échange de leur être ne les avait emplis d'un tel trouble.  Des
minutes s'écoulèrent, ni lui ni elle ne remuait, leur souffle
s'embarrassait seulement, malgré leur effort pour le retenir.  A deux
reprises, il fut sur le point de se lever et de la prendre.  C'était
imbécile, d'avoir un si gros désir l'un de l'autre, sans jamais se
contenter.  Pourquoi donc bouder ainsi contre leur envie? Les enfants
dormaient, elle voulait bien tout de suite, il était certain qu'elle
l'attendait en étouffant, qu'elle refermerait les bras sur lui,
muette, les dents serrées.  Près d'une heure se passa.  Il n'alla pas
la prendre, elle ne se retourna pas, de peur de l'appeler.  Plus ils
vivaient côte à côte, et plus une barrière s'élevait, des hontes, des
répugnances, des délicatesses d'amitié, qu'ils n'auraient pu expliquer
eux-mêmes.

--Écoute, dit la Maheude à son homme, puisque tu vas à Montsou pour la
paie, rapporte-moi donc une livre de café et un kilo de sucre.

Il recousait un de ses souliers, afin d'épargner le raccommodage.

--Bon! murmura-t-il, sans lâcher sa besogne.

--Je te chargerais bien de passer aussi chez le boucher...  Un morceau
de veau, hein? il y a si longtemps qu'on n'en a pas vu.

Cette fois, il leva la tête.

--Tu crois donc que j'ai à toucher des mille et des cents...  La
quinzaine est trop maigre, avec leur sacrée idée d'arrêter constamment
le travail.

Tous deux se turent.  C'était après le déjeuner, un samedi de la fin
d'octobre.  La Compagnie, sous le prétexte du dérangement causé par la
paie, avait encore, ce jour-là, suspendu l'extraction, dans toutes ses
fosses.  Saisie de panique devant la crise industrielle qui
s'aggravait, ne voulant pas augmenter son stock déjà lourd, elle
profitait des moindres prétextes pour forcer ses dix mille ouvriers au
chômage.

--Tu sais qu'Étienne t'attend chez Rasseneur, reprit la Maheude.
Emmène-le, il sera plus malin que toi pour se débrouiller, si l'on ne
vous comptait pas vos heures.

Maheu approuva de la tête.

--Et cause donc à ces messieurs de l'affaire de ton père.  Le médecin
s'entend avec la Direction...  N'est-ce pas? vieux, que le médecin se
trompe, que vous pouvez encore travailler?

Depuis dix jours, le père Bonnemort, les pattes engourdies comme il
disait, restait cloué sur une chaise.  Elle dut répéter sa question,
et il grogna:

--Bien sûr que je travaillerai.  On n'est pas fini parce qu'on a mal
aux jambes.  Tout ça, c'est des histoires qu'ils inventent pour ne pas
me donner la pension de cent quatre-vingts francs.

La Maheude songeait aux quarante sous du vieux, qu'il ne lui
rapporterait peut-être jamais plus, et elle eut un cri d'angoisse.

--Mon Dieu! nous serons bientôt tous morts, si ça continue.

--Quand on est mort, dit Maheu, on n'a plus faim.

Il ajouta des clous à ses souliers et se décida à partir.  Le coron
des Deux-Cent-Quarante ne devait être payé que vers quatre heures.
Aussi les hommes ne se pressaient-ils pas, s'attardant, filant un à
un, poursuivis par les femmes qui les suppliaient de revenir tout de
suite.  Beaucoup leur donnaient des commissions, pour les empêcher de
s'oublier dans les estaminets.

Chez Rasseneur, Étienne était venu aux nouvelles.  Des bruits
inquiétants couraient, on disait la Compagnie de plus en plus
mécontente des boisages.  Elle accablait les ouvriers d'amendes, un
conflit paraissait fatal.  Du reste, ce n'était là que la querelle
avouée, il y avait dessous toute une complication, des causes secrètes
et graves.

Justement, lorsque Étienne arriva, un camarade qui buvait une chope,
au retour de Montsou, racontait qu'une affiche était collée chez le
caissier; mais il ne savait pas bien ce qu'on lisait sur cette
affiche.  Un second entra, puis un troisième; et chacun apportait une
histoire différente.  Il semblait certain, cependant, que la Compagnie
avait pris une résolution.

--Qu'est-ce que tu en dis, toi? demanda Étienne, en s'asseyant près de
Souvarine, à une table, où, pour unique consommation, se trouvait un
paquet de tabac.

Le machineur ne se pressa point, acheva de rouler une cigarette.

--Je dis que c'était facile à prévoir.  Ils vont vous pousser à bout.

Lui seul avait l'intelligence assez déliée pour analyser la situation.
Il l'expliquait de son air tranquille.  La Compagnie, atteinte par la
crise, était bien forcée de réduire ses frais, si elle ne voulait pas
succomber; et, naturellement, ce seraient les ouvriers qui devraient
se serrer le ventre, elle rognerait leurs salaires, en inventant un
prétexte quelconque.  Depuis deux mois, la houille restait sur le
carreau de ses fosses, presque toutes les usines chômaient.  Comme
elle n'osait chômer aussi, effrayée devant l'inaction ruineuse du
matériel, elle rêvait un moyen terme, peut-être une grève, d'où son
peuple de mineurs sortirait dompté et moins payé.  Enfin, la nouvelle
caisse de prévoyance l'inquiétait, devenait une menace pour l'avenir,
tandis qu'une grève l'en débarrasserait, en la vidant, lorsqu'elle
était peu garnie encore.

Rasseneur s'était assis près d'Étienne, et tous deux écoutaient d'un
air consterné.  On pouvait causer à voix haute, il n'y avait plus là
que madame Rasseneur, assise au comptoir.

--Quelle idée! murmura le cabaretier.  Pourquoi tout ça? La Compagnie
n'a aucun intérêt à une grève, et les ouvriers non plus.  Le mieux est
de s'entendre.

C'était fort sage.  Il se montrait toujours pour les revendications
raisonnables.  Même, depuis la rapide popularité de son ancien
locataire, il outrait ce système du progrès possible, disant qu'on
n'obtenait rien, lorsqu'on voulait tout avoir d'un coup.  Dans sa
bonhomie d'homme gras, nourri de bière, montait une jalousie secrète,
aggravée par la désertion de son débit, où les ouvriers du Voreux
entraient moins boire et l'écouter; et il en arrivait ainsi parfois à
défendre la Compagnie, oubliant sa rancune d'ancien mineur congédié.

--Alors, tu es contre la grève? cria madame Rasseneur, sans quitter le
comptoir.

Et, comme il répondait oui, énergiquement, elle le fit taire.

--Tiens! tu n'as pas de coeur, laisse parler ces messieurs!

Étienne songeait, les yeux sur la chope qu'elle lui avait servie.
Enfin, il leva la tête.

--C'est bien possible, tout ce que le camarade raconte, et il faudra
nous y résoudre, à cette grève, si l'on nous y force...  Pluchart,
justement, m'a écrit là-dessus des choses très justes.  Lui aussi est
contre la grève, car l'ouvrier en souffre autant que le patron, sans
arriver à rien de décisif.  Seulement, il voit là une occasion
excellente pour déterminer nos hommes à entrer dans sa grande
machine...  D'ailleurs, voici sa lettre.

En effet, Pluchart, désolé des méfiances que l'Internationale
rencontrait chez les mineurs de Montsou, espérait les voir adhérer en
masse, si un conflit les obligeait à lutter contre la Compagnie.
Malgré ses efforts, Étienne n'avait pu placer une seule carte de
membre, donnant du reste le meilleur de son influence à sa caisse de
secours, beaucoup mieux accueillie.  Mais cette caisse était encore si
pauvre, qu'elle devait être vite épuisée, comme le disait Souvarine;
et, fatalement, les grévistes se jetteraient alors dans l'Association
des travailleurs, pour que leurs frères de tous les pays leur vinssent
en aide.

--Combien avez-vous en caisse? demanda Rasseneur.

--A peine trois mille francs, répondit Étienne.  Et vous savez que la
Direction m'a fait appeler avant-hier.  Oh! ils sont très polis, ils
m'ont répété qu'ils n'empêchaient pas leurs ouvriers de créer un fonds
de réserve.  Mais j'ai bien compris qu'ils en voulaient le contrôle...
De toute manière, nous aurons une bataille de ce côté-là.

Le cabaretier s'était mis à marcher, en sifflant d'un air dédaigneux.
Trois mille francs! qu'est-ce que vous voulez qu'on fiche avec ça? Il
n'y aurait pas six jours de pain, et si l'on comptait sur des
étrangers, des gens qui habitaient l'Angleterre, on pouvait tout de
suite se coucher et avaler sa langue.  Non, c'était trop bête, cette
grève!

Alors, pour la première fois, des paroles aigres furent échangées
entre ces deux hommes, qui, d'ordinaire, finissaient par s'entendre,
dans leur haine commune du capital.

--Voyons, et toi, qu'en dis-tu? répéta Étienne, en se tournant vers
Souvarine.

Celui-ci répondit par son mot de mépris habituel.

--Les grèves? des bêtises!

Puis, au milieu du silence fâché qui s'était fait, il ajouta
doucement:

--En somme, je ne dis pas non, si ça vous amuse: ça ruine les uns, ça
tue les autres, et c'est toujours autant de nettoyé...  Seulement, de
ce train-là, on mettrait bien mille ans pour renouveler le monde.
Commencez donc par me faire sauter ce bagne où vous crevez tous!

De sa main fine, il désignait le Voreux, dont on apercevait les
bâtiments par la porte restée ouverte.  Mais un drame imprévu
l'interrompit: Pologne, la grosse lapine familière, qui s'était
hasardée dehors, rentrait d'un bond, fuyant sous les pierres d'une
bande de galibots; et, dans son effarement, les oreilles rabattues, la
queue retroussée, elle vint se réfugier contre ses jambes,
l'implorant, le grattant, pour qu'il la prît.  Quand il l'eut couchée
sur ses genoux, il l'abrita de ses deux mains, il tomba dans cette
sorte de somnolence rêveuse, où le plongeait la caresse de ce poil
doux et tiède.

Presque aussitôt, Maheu entra.  Il ne voulut rien boire, malgré
l'insistance polie de madame Rasseneur, qui vendait sa bière comme si
elle l'eût offerte.  Étienne s'était levé, et tous deux partirent pour
Montsou.

Les jours de paie aux Chantiers de la Compagnie, Montsou semblait en
fête, comme par les beaux dimanches de ducasse.  De tous les corons
arrivait une cohue de mineurs.  Le bureau du caissier étant très
petit, ils préféraient attendre à la porte, ils stationnaient par
groupes sur le pavé, barraient la route d'une queue de monde
renouvelée sans cesse.  Des camelots profitaient de l'occasion,
s'installaient avec leurs bazars roulants, étalaient jusqu'à de la
faïence et de la charcuterie.  Mais c'étaient surtout les estaminets
et les débits qui faisaient une bonne recette, car les mineurs, avant
d'être payés, allaient prendre patience devant les comptoirs, puis y
retournaient arroser leur paie, dès qu'ils l'avaient en poche.  Encore
se montraient-ils très sages, lorsqu'ils ne l'achevaient pas au
Volcan.

A mesure que Maheu et Étienne avancèrent au milieu des groupes, ils
sentirent, ce jour-là, monter une exaspération sourde.  Ce n'était pas
l'ordinaire insouciance de l'argent touché et écorné dans les
cabarets.  Des poings se serraient, des mots violents couraient de
bouche en bouche.

--C'est vrai, alors? demanda Maheu à Chaval, qu'il rencontra devant
l'estaminet Piquette, ils ont fait la saleté?

Mais Chaval se contenta de répondre par un grognement furieux, en
jetant un regard oblique sur Étienne.  Depuis le renouvellement du
marchandage, il s'était embauché avec d'autres, mordu peu à peu
d'envie contre le camarade, ce dernier venu qui se posait en maître,
et dont tout le coron, disait-il, léchait les bottes.  Cela se
compliquait d'une querelle d'amoureux, il n'emmenait plus Catherine à
Réquillart ou derrière le terri, sans l'accuser, en termes
abominables, de coucher avec le logeur de sa mère; puis, il la tuait
de caresses, repris pour elle d'un sauvage désir.

Maheu lui adressa une autre question.

--Est-ce que le Voreux passe?

Et comme il tournait le dos, après avoir dit oui, d'un signe de tête,
les deux hommes se décidèrent à entrer aux Chantiers.

La caisse était une petite pièce rectangulaire, séparée en deux par un
grillage.  Sur les bancs, le long des murs, cinq ou six mineurs
attendaient; tandis que le caissier, aidé d'un commis, en payait un
autre, debout devant le guichet, sa casquette à la main.  Au-dessus du
banc de gauche, une affiche jaune se trouvait collée, toute fraîche
dans le gris enfumé des plâtres; et c'était là que, depuis le matin,
défilaient continuellement des hommes.  Ils entraient par deux ou par
trois, restaient plantés, puis s'en allaient sans un mot, avec une
secousse des épaules, comme si on leur eût cassé l'échine.

Il y avait justement deux charbonniers devant l'affiche, un jeune à
tête carrée de brute, un vieux très maigre, la face hébétée par l'âge.
Ni l'un ni l'autre ne savait lire, le jeune épelait en remuant les
lèvres, le vieux se contentait de regarder stupidement.  Beaucoup
entraient ainsi, pour voir, sans comprendre.

--Lis-nous donc ça, dit à son compagnon Maheu, qui n'était pas fort
non plus sur la lecture.

Alors, Étienne se mit à lire l'affiche.  C'était un avis de la
Compagnie aux mineurs de toutes les fosses.  Elle les avertissait que,
devant le peu de soin apporté au boisage, lasse d'infliger des amendes
inutiles, elle avait pris la résolution d'appliquer un nouveau mode de
paiement, pour l'abattage de la houille.  Désormais, elle paierait le
boisage à part, au mètre cube de bois descendu et employé, en se
basant sur la quantité nécessaire à un bon travail.  Le prix de la
berline de charbon abattu serait naturellement baissé, dans une
proportion de cinquante centimes à quarante, suivant d'ailleurs la
nature et l'éloignement des tailles.  Et un calcul assez obscur
tâchait d'établir que cette diminution de dix centimes se trouverait
exactement compensée par le prix du boisage.  Du reste, la Compagnie
ajoutait que, voulant laisser à chacun le temps de se convaincre des
avantages présentés par ce nouveau mode, elle comptait seulement
l'appliquer à partir du lundi, 1er décembre.

--Si vous lisiez moins haut, là-bas! cria le caissier.  On ne s'entend
  plus.

Étienne acheva sa lecture, sans tenir compte de l'observation.  Sa
voix tremblait, et quand il eut fini, tous continuèrent à regarder
fixement l'affiche.  Le vieux mineur et le jeune avaient l'air
d'attendre encore; puis, ils partirent, les épaules cassées.

--Nom de Dieu! murmura Maheu.

Lui et son compagnon s'étaient assis.  Absorbés, la tête basse, tandis
que le défilé continuait en face du papier jaune, ils calculaient.
Est-ce qu'on se fichait d'eux! jamais ils ne rattraperaient, avec le
boisage, les dix centimes diminués sur la berline.  Au plus
toucheraient-ils huit centimes, et c'était deux centimes que leur
volait la Compagnie, sans compter le temps qu'un travail soigné leur
prendrait.  Voilà donc où elle voulait en venir, à cette baisse de
salaire déguisée! Elle réalisait des économies dans la poche de ses
mineurs.

--Nom de Dieu de nom de Dieu! répéta Maheu en relevant la tête.  Nous
sommes des jean-foutre, si nous acceptons ça!

Mais le guichet se trouvait libre, il s'approcha pour être payé.  Les
chefs de marchandage se présentaient seuls à la caisse, puis
répartissaient l'argent entre leurs hommes, ce qui gagnait du temps.

--Maheu et consorts, dit le commis, veine Filonnière, taille numéro
  sept.

Il cherchait sur les listes, que l'on dressait en dépouillant les
livrets, où les porions, chaque jour et par chantier, relevaient le
nombre des berlines extraites.  Puis, il répéta:

--Maheu et consorts, veine Filonnière, taille numéro sept...  Cent
trente-cinq francs.

Le caissier paya.

--Pardon, Monsieur, balbutia le haveur saisi, êtes-vous sûr de ne pas
vous tromper?

Il regardait ce peu d'argent, sans le ramasser, glacé d'un petit
frisson qui lui coulait au coeur.  Certes, il s'attendait à une paie
mauvaise, mais elle ne pouvait se réduire à si peu, ou il devait avoir
mal compté.  Lorsqu'il aurait remis leur part à Zacharie, à Étienne et
à l'autre camarade qui remplaçait Chaval, il lui resterait au plus
cinquante francs pour lui, son père, Catherine et Jeanlin.

--Non, non, je ne me trompe pas, reprit l'employé.  Il faut enlever
deux dimanches et quatre jours de chômage: donc, ça vous fait neuf
jours de travail.

Maheu suivait ce calcul, additionnait tout bas: neuf jours donnaient à
lui environ trente francs, dix-huit à Catherine, neuf à Jeanlin.
Quant au père Bonnemort, il n'avait que trois journées.  N'importe, en
ajoutant les quatre-vingt-dix francs de Zacharie et des deux
camarades, ça faisait sûrement davantage.

--Et n'oubliez pas les amendes, acheva le commis.  Vingt francs
d'amendes pour boisages défectueux.

Le haveur eut un geste désespéré.  Vingt francs d'amendes, quatre
journées de chômage! Alors, le compte y était.  Dire qu'il avait
rapporté jusqu'à des quinzaines de cent cinquante francs, lorsque le
père Bonnemort travaillait et que Zacharie n'était pas encore en
ménage!

--A la fin le prenez-vous? cria le caissier impatienté.  Vous voyez
bien qu'un autre attend...  Si vous n'en voulez pas, dites-le.

Comme Maheu se décidait à ramasser l'argent de sa grosse main
tremblante, l'employé le retint.

--Attendez, j'ai là votre nom.  Toussaint Maheu, n'est-ce pas?...
Monsieur le secrétaire général désire vous parler.  Entrez, il est
seul.

Étourdi, l'ouvrier se trouva dans un cabinet, meublé de vieil acajou,
tendu de reps vert déteint.  Et il écouta pendant cinq minutes le
secrétaire général, un grand monsieur blême, qui lui parlait
par-dessus les papiers de son bureau, sans se lever.  Mais le
bourdonnement de ses oreilles l'empêchait d'entendre.  Il comprit
vaguement qu'il était question de son père, dont la retraite allait
être mise à l'étude, pour la pension de cent cinquante francs,
cinquante ans d'âge et quarante années de service.  Puis, il lui
sembla que la voix du secrétaire devenait plus dure.  C'était une
réprimande, on l'accusait de s'occuper de politique, une allusion fut
faite à son logeur et à la caisse de prévoyance; enfin, on lui
conseillait de ne pas se compromettre dans ces folies, lui qui était
un des meilleurs ouvriers de la fosse.  Il voulut protester, ne put
prononcer que des mots sans suite, tordit sa casquette entre ses
doigts fébriles, et se retira, en bégayant:

--Certainement, monsieur le secrétaire...  J'assure à monsieur le
secrétaire...

Dehors, quand il eut retrouvé Étienne qui l'attendait, il éclata.

--Je suis un jean-foutre, j'aurais dû répondre!...  Pas de quoi manger
du pain, et des sottises encore! Oui, c'est contre toi qu'il en a, il
m'a dit que le coron était empoisonné...  Et quoi faire? nom de Dieu!
plier l'échine, dire merci.  Il a raison, c'est le plus sage.

Maheu se tut, travaillé à la fois de colère et de crainte.  Étienne
songeait d'un air sombre.  De nouveau, ils traversèrent les groupes
qui barraient la rue.  L'exaspération croissait, une exaspération de
peuple calme, un murmure grondant d'orage, sans violence de gestes,
terrible au-dessus de cette masse lourde.  Quelques têtes sachant
compter avaient fait le calcul, et les deux centimes gagnés par la
Compagnie sur les bois, circulaient, exaltaient les crânes les plus
durs.  Mais c'était surtout l'enragement de cette paie désastreuse, la
révolte de la faim, contre le chômage et les amendes.  Déjà on ne
mangeait plus, qu'allait-on devenir, si l'on baissait encore les
salaires? Dans les estaminets, on se fâchait tout haut, la colère
séchait tellement les gosiers, que le peu d'argent touché restait sur
les comptoirs.

De Montsou au coron, Étienne et Maheu n'échangèrent pas une parole.
Lorsque ce dernier entra, la Maheude, qui était seule avec les
enfants, remarqua tout de suite qu'il avait les mains vides.

--Eh bien, tu es gentil! dit-elle.  Et mon café, et mon sucre, et la
viande?  Un morceau de veau ne t'aurait pas ruiné.

Il ne répondait point, étranglé d'une émotion qu'il renfonçait.  Puis,
dans ce visage épais d'homme durci aux travaux des mines, il y eut un
gonflement de désespoir, et de grosses larmes crevèrent des yeux,
tombèrent en pluie chaude.  Il s'était abattu sur une chaise, il
pleurait comme un enfant, en jetant les cinquante francs sur la table.

--Tiens! bégaya-t-il, voilà ce que je te rapporte...  C'est notre
travail à tous.

La Maheude regarda Étienne, le vit muet et accablé.  Alors, elle
pleura aussi.  Comment vivre neuf personnes, avec cinquante francs
pour quinze jours? Son aîné les avait quittés, le vieux ne pouvait
plus remuer les jambes: c'était la mort bientôt.  Alzire se jeta au
cou de sa mère, bouleversée de l'entendre pleurer.  Estelle hurlait,
Lénore et Henri sanglotaient.

Et, du coron entier, monta bientôt le même cri de misère.  Les hommes
étaient rentrés, chaque ménage se lamentait devant le désastre de
cette paie mauvaise.  Des portes se rouvrirent, des femmes parurent,
criant au-dehors, comme si leurs plaintes n'eussent pu tenir sous les
plafonds des maisons closes.  Une pluie fine tombait, mais elles ne la
sentaient pas, elles s'appelaient sur les trottoirs, elles se
montraient, dans le creux de leur main, l'argent touché.

--Regardez! ils lui ont donné ça, n'est-ce pas se foutre du monde?

--Moi, voyez! je n'ai seulement pas de quoi payer le pain de la
  quinzaine.

--Et moi donc! comptez un peu, il me faudra encore vendre mes
  chemises.

La Maheude était sortie comme les autres.  Un groupe se forma autour
de la Levaque, qui criait le plus fort; car son soûlard de mari
n'avait pas même reparu, elle devinait que, grosse ou petite, la paie
allait se fondre au Volcan.  Philomène guettait Maheu, pour que
Zacharie n'entamât point la monnaie.  Et il n'y avait que la Pierronne
qui semblât assez calme, ce cafard de Pierron s'arrangeant toujours,
on ne savait comment, de manière à avoir, sur le livret du porion,
plus d'heures que les camarades.  Mais la Brûlé trouvait ça lâche de
la part de son gendre, elle était avec celles qui s'emportaient,
maigre et droite au milieu du groupe, le poing tendu vers Montsou.

--Dire, cria-t-elle sans nommer les Hennebeau, que j'ai vu, ce matin,
leur bonne passer en calèche!...  Oui, la cuisinière dans la calèche à
deux chevaux, allant à Marchiennes pour avoir du poisson, bien sûr!

Une clameur monta, les violences recommencèrent.  Cette bonne en
tablier blanc, menée au marché de la ville voisine dans la voiture des
maîtres, soulevait une indignation.  Lorsque les ouvriers crevaient de
faim, il leur fallait donc du poisson quand même? Ils n'en mangeraient
peut-être pas toujours, du poisson: le tour du pauvre monde viendrait.
Et les idées semées par Étienne poussaient, s'élargissaient dans ce
cri de révolte.  C'était l'impatience devant l'âge d'or promis, la
hâte d'avoir sa part du bonheur, au-delà de cet horizon de misère,
fermé comme une tombe.  L'injustice devenait trop grande, ils
finiraient par exiger leur droit, puisqu'on leur retirait le pain de
la bouche.  Les femmes surtout auraient voulu entrer d'assaut, tout de
suite, dans cette cité idéale du progrès, où il n'y aurait plus de
misérables.  Il faisait presque nuit, et la pluie redoublait, qu'elles
emplissaient encore le coron de leurs larmes, au milieu de la
débandade glapissante des enfants.

Le soir, à l'Avantage, la grève fut décidée.  Rasseneur ne la
combattait plus, et Souvarine l'acceptait comme un premier pas.  D'un
mot, Étienne résuma la situation: si elle voulait décidément la grève,
la Compagnie aurait la grève.

Une semaine se passa, le travail continuait, soupçonneux et morne,
dans l'attente du conflit.

Chez les Maheu, la quinzaine s'annonçait comme devant être plus maigre
encore.  Aussi la Maheude s'aigrissait-elle, malgré sa modération et
son bon sens.  Est-ce que sa fille Catherine ne s'était pas avisée de
découcher une nuit? Le lendemain matin, elle était rentrée si lasse,
si malade de cette aventure, qu'elle n'avait pu se rendre à la fosse;
et elle pleurait, elle racontait qu'il n'y avait point de sa faute,
car c'était Chaval qui l'avait gardée, menaçant de la battre, si elle
se sauvait.  Il devenait fou de jalousie, il voulait l'empêcher de
retourner dans le lit d'Étienne, où il savait bien, disait-il, que la
famille la faisait coucher.  Furieuse, la Maheude, après avoir défendu
à sa fille de revoir une pareille brute, parlait d'aller le gifler à
Montsou.  Mais ce n'en était pas moins une journée perdue, et la
petite, maintenant qu'elle avait ce galant, aimait encore mieux ne pas
en changer.

Deux jours après, il y eut une autre histoire.  Le lundi et le mardi,
Jeanlin que l'on croyait au Voreux, tranquillement à la besogne,
s'échappa, tira une bordée dans les marais et dans la forêt de
Vandame, avec Bébert et Lydie.  Il les avait débauchés, jamais on ne
sut à quelles rapines, à quels jeux d'enfants précoces ils s'étaient
livrés tous les trois.  Lui, reçut une forte correction, une fessée
que sa mère lui appliqua dehors, sur le trottoir, devant la marmaille
du coron terrifiée.  Avait-on jamais vu ça? des enfants à elle, qui
coûtaient depuis leur naissance, qui devaient rapporter maintenant!
Et, dans ce cri, il y avait le souvenir de sa dure jeunesse, la misère
héréditaire faisant de chaque petit de la portée un gagne-pain pour
plus tard.

Ce matin-là, lorsque les hommes et la fille partirent à la fosse, la
Maheude se souleva de son lit pour dire à Jeanlin:

--Tu sais, si tu recommences, méchant bougre, je t'enlève la peau du
derrière!

Au nouveau chantier de Maheu, le travail était pénible.  Cette partie
de la veine Filonnière s'amincissait, à ce point que les haveurs,
écrasés entre le mur et le toit, s'écorchaient les coudes, dans
l'abattage.  En outre, elle devenait très humide, on redoutait d'heure
en heure un coup d'eau, un de ces brusques torrents qui crèvent les
roches et emportent les hommes.  La veille, Étienne, comme il
enfonçait violemment sa rivelaine et la retirait, avait reçu au visage
le jet d'une source; mais ce n'était qu'une alerte, la taille en était
restée simplement plus mouillée et plus malsaine.  D'ailleurs, il ne
songeait guère aux accidents possibles, il s'oubliait là maintenant
avec les camarades, insoucieux du péril.  On vivait dans le grisou,
sans même en sentir la pesanteur sur les paupières, l'envoilement de
toile d'araignée qu'il laissait aux cils.  Parfois quand la flamme des
lampes pâlissait et bleuissait davantage, on songeait à lui, un mineur
mettait la tête contre la veine, pour écouter le petit bruit du gaz,
un bruit de bulles d'air bouillonnant à chaque fente.  Mais la menace
continuelle étaient les éboulements: car, outre l'insuffisance des
boisages, toujours bâclés trop vite, les terres ne tenaient pas,
détrempées par les eaux.

Trois fois dans la journée, Maheu avait dû faire consolider les bois.
Il était deux heures et demie, les hommes allaient remonter.  Couché
sur le flanc, Étienne achevait le havage d'un bloc, lorsqu'un lointain
grondement de tonnerre ébranla toute la mine.

--Qu'est-ce donc? cria-t-il, en lâchant sa rivelaine pour écouter.

Il avait cru que la galerie s'effondrait derrière son dos.

Mais déjà Maheu se laissait glisser sur la pente de la taille, en
disant:

--C'est un éboulement...  Vite! vite!

Tous dégringolèrent, se précipitèrent, emportés par un élan de
fraternité inquiète.  Les lampes dansaient à leurs poings, dans le
silence de mort qui s'était fait; ils couraient à la file le long des
voies, l'échine pliée, comme s'ils eussent galopé à quatre pattes; et,
sans ralentir ce galop, ils s'interrogeaient, jetaient des réponses
brèves: où donc? dans les tailles peut-être? non, ça venait du bas! au
roulage plutôt! Lorsqu'ils arrivèrent à la cheminée, ils s'y
engouffrèrent, ils tombèrent les uns sur les autres, sans se soucier
des meurtrissures.

Jeanlin, la peau rouge encore de la fessée de la veille, ne s'était
pas échappé de la fosse, ce jour-là.  Il trottait pieds nus derrière
son train, refermait une à une les portes d'aérage; et, parfois, quand
il ne redoutait pas la rencontre d'un porion, il montait sur la
dernière berline, ce qu'on lui défendait, de peur qu'il ne s'y
endormît.  Mais sa grosse distraction était, chaque fois que le train
se garait pour en laisser passer un autre, d'aller retrouver en tête
Bébert qui tenait les guides.  Il arrivait sournoisement, sans sa
lampe, pinçait le camarade au sang, inventait des farces de mauvais
singe, avec ses cheveux jaunes, ses grandes oreilles, son museau
maigre, éclairé de petits yeux verts, luisants dans l'obscurité.
D'une précocité maladive, il semblait avoir l'intelligence obscure et
la vive adresse d'un avorton humain, qui retournait à l'animalité
d'origine.

L'après-midi, Mouque amena aux galibots Bataille, dont c'était le tour
de corvée; et, comme le cheval soufflait dans un garage, Jeanlin, qui
s'était glissé jusqu'à Bébert, lui demanda:

--Qu'est-ce qu'il a, ce vieux rossard, à s'arrêter court?...  Il me
fera casser les jambes.

Bébert ne put répondre, il dut retenir Bataille, qui s'égayait à
l'approche de l'autre train.  Le cheval avait reconnu de loin, au
flair, son camarade Trompette, pour lequel il s'était pris d'une
grande tendresse, depuis le jour où il l'avait vu débarquer dans la
fosse.  On aurait dit la pitié affectueuse d'un vieux philosophe,
désireux de soulager un jeune ami, en lui donnant sa résignation et sa
patience; car Trompette ne s'acclimatait pas, tirait ses berlines sans
goût, restait la tête basse, aveuglé de nuit, avec le constant regret
du soleil.  Aussi, chaque fois que Bataille le rencontrait,
allongeait-il la tête, s'ébrouant, le mouillant d'une caresse
d'encouragement.

--Nom de Dieu! jura Bébert, les voilà encore qui se sucent la peau!

Puis, lorsque Trompette fut passé, il répondit au sujet de Bataille:

--Va, il a du vice, le vieux!...  Quand il s'arrête comme ça, c'est
qu'il devine un embêtement, une pierre ou un trou; et il se soigne, il
ne veut rien se casser...  Aujourd'hui, je ne sais ce qu'il peut
avoir, là-bas, après la porte.  Il la pousse et reste planté sur les
pieds...  Est-ce que tu as senti quelque chose?

--Non, dit Jeanlin.  Il y a de l'eau, j'en ai jusqu'aux genoux.

Le train repartit.  Et, au voyage suivant, lorsqu'il eut ouvert la
porte d'aérage d'un coup de tête, Bataille de nouveau refusa
d'avancer, hennissant, tremblant.  Enfin, il se décida, fila d'un
trait.

Jeanlin, qui refermait la porte, était resté en arrière.  Il se
baissa, regarda la mare où il pataugeait; puis, élevant sa lampe, il
s'aperçut que les bois avaient fléchi, sous le suintement continu
d'une source.  Justement, un haveur, un nommé Berloque dit Chicot,
arrivait de sa taille, pressé de revoir sa femme, qui était en
couches.  Lui aussi s'arrêta, examina le boisage.  Et, tout d'un coup,
comme le petit allait s'élancer pour rejoindre son train, un
craquement formidable s'était fait entendre, l'éboulement avait
englouti l'homme et l'enfant.

Il y eut un grand silence.  Poussée par le vent de la chute, une
poussière épaisse montait dans les voies.  Et, aveuglés, étouffés, les
mineurs descendaient de toutes parts, des chantiers les plus
lointains, avec leurs lampes dansantes, qui éclairaient mal ce galop
d'hommes noirs, au fond de ces trous de taupe.  Lorsque les premiers
butèrent contre l'éboulement, ils crièrent, appelèrent les camarades.
Une seconde bande, venue par la taille du fond, se trouvait de l'autre
côté des terres, dont la masse bouchait la galerie.  Tout de suite, on
constata que le toit s'était effondré sur une dizaine de mètres au
plus.  Le dommage n'avait rien de grave.  Mais les coeurs se
serrèrent, lorsqu'un râle de mort sortit des décombres.

Bébert, lâchant son train, accourait en répétant:

--Jeanlin est dessous! Jeanlin est dessous!

Maheu, à ce moment même, déboulait de la cheminée, avec Zacharie et
Étienne.  Il fut pris d'une fureur de désespoir, il ne lâcha que des
jurons.

--Nom de Dieu! nom de Dieu! nom de Dieu!

Catherine, Lydie, la Mouquette, qui avaient galopé aussi, se mirent à
sangloter, à hurler d'épouvante, au milieu de l'effrayant désordre,
que les ténèbres augmentaient.  On voulait les faire taire, elles
s'affolaient, hurlaient plus fort, à chaque râle.

Le porion Richomme était arrivé au pas de course, désolé que ni
l'ingénieur Négrel, ni Dansaert, ne fussent à la fosse.  L'oreille
collée contre les roches, il écoutait; et il finit par dire que ces
plaintes n'étaient pas des plaintes d'enfant.  Un homme se trouvait
là, pour sûr.  A vingt reprises déjà, Maheu avait appelé Jeanlin.  Pas
une haleine ne soufflait.  Le petit devait être broyé.

Et toujours le râle continuait, monotone.  On parlait à l'agonisant,
on lui demandait son nom.  Le râle seul répondait.

--Dépêchons! répétait Richomme, qui avait déjà organisé le sauvetage.
On causera ensuite.

Des deux côtés, les mineurs attaquaient l'éboulement, avec la pioche
et la pelle.  Chaval travaillait sans une parole, à côté de Maheu et
d'Étienne; tandis que Zacharie dirigeait le transport des terres.
L'heure de la sortie était venue, aucun n'avait mangé; mais on ne s'en
allait pas pour la soupe, tant que des camarades se trouvaient en
péril.  Cependant, on songea que le coron s'inquiéterait, s'il ne
voyait rentrer personne, et l'on proposa d'y renvoyer les femmes.  Ni
Catherine, ni la Mouquette, ni même Lydie, ne voulurent s'éloigner,
clouées par le besoin de savoir, aidant aux déblais.  Alors, Levaque
accepta la commission d'annoncer là-haut l'éboulement, un simple
dommage qu'on réparait.  Il était près de quatre heures, les ouvriers
en moins d'une heure avaient fait la besogne d'un jour: déjà la moitié
des terres auraient dû être enlevées, si de nouvelles roches n'avaient
glissé du toit.  Maheu s'obstinait avec une telle rage, qu'il refusait
d'un geste terrible, quand un autre s'approchait pour le relayer un
instant.

--Doucement! dit enfin Richomme.  Nous arrivons...  Il ne faut pas les
achever.

En effet, le râle devenait de plus en plus distinct.  C'était ce râle
continu qui guidait les travailleurs; et, maintenant, il semblait
souffler sous les pioches mêmes.  Brusquement, il cessa.

Tous, silencieux, se regardèrent, frissonnants d'avoir senti passer le
froid de la mort, dans les ténèbres.  Ils piochaient, trempés de
sueur, les muscles tendus à se rompre.  Un pied fut rencontré, on
enleva dès lors les terres avec les mains, on dégagea les membres un à
un.  La tête n'avait pas souffert.  Des lampes l'éclairaient, et le
nom de Chicot circula.  Il était tout chaud, la colonne vertébrale
cassée par une roche.

--Enveloppez-le dans une couverture, et mettez-le sur une berline,
commanda le porion.  Au mioche maintenant, dépêchons!

Maheu donna un dernier coup, et une ouverture se fit, on communiqua
avec les hommes qui déblayaient l'éboulement, de l'autre côté.  Ils
crièrent, ils venaient de trouver Jeanlin évanoui, les deux jambes
brisées, respirant encore.  Ce fut le père qui apporta le petit dans
ses bras; et, les mâchoires serrées, il ne lâchait toujours que des
nom de Dieu! pour dire sa douleur; tandis que Catherine et les autres
femmes s'étaient remises à hurler.

On forma vivement le cortège.  Bébert avait ramené Bataille, qu'on
attela aux deux berlines: dans la première, gisait le cadavre de
Chicot, maintenu par Étienne; dans la seconde, Maheu s'était assis,
portant sur les genoux Jeanlin sans connaissance, couvert d'un lambeau
de laine, arraché à une porte d'aérage.  Et l'on partit, au pas.  Sur
chaque berline, une lampe mettait une étoile rouge.  Puis, derrière,
suivait la queue des mineurs, une cinquantaine d'ombres à la file.
Maintenant, la fatigue les écrasait, ils traînaient les pieds,
glissaient dans la boue, avec le deuil morne d'un troupeau frappé
d'épidémie.  Il fallut près d'une demi-heure pour arriver à
l'accrochage.  Ce convoi sous la terre, au milieu des épaisses
ténèbres, n'en finissait plus, le long des galeries qui bifurquaient,
tournaient, se déroulaient.

A l'accrochage, Richomme, venu en avant, avait donné l'ordre qu'une
cage vide fût réservée.  Pierron emballa tout de suite les deux
berlines.  Dans l'une, Maheu resta avec son petit blessé sur les
genoux, pendant que, dans l'autre, Étienne devait garder, entre ses
bras, le cadavre de Chicot, pour qu'il pût tenir.  Lorsque les
ouvriers se furent entassés aux autres étages, la cage monta.  On mit
deux minutes.  La pluie du cuvelage tombait très froide, les hommes
regardaient en l'air, impatients de revoir le jour.

Heureusement, un galibot, envoyé chez le docteur Vanderhaghen, l'avait
trouvé et le ramenait.  Jeanlin et le mort furent portés dans la
chambre des porions, où, d'un bout de l'année à l'autre, brûlait un
grand feu.  On rangea les seaux d'eau chaude, tout prêts pour le
lavage des pieds; et, après avoir étalé deux matelas sur les dalles,
on y coucha l'homme et l'enfant.  Seuls, Maheu et Étienne entrèrent.
Dehors, des herscheuses, des mineurs, des galopins accourus, faisaient
un groupe, causaient à voix basse.

Dès que le médecin eut donné un coup d'oeil à Chicot, il murmura:

--Fichu!...  Vous pouvez le laver.

Deux surveillants déshabillèrent, puis lavèrent à l'éponge ce cadavre
noir de charbon, sale encore de la sueur du travail.

--La tête n'a rien, avait repris le docteur, agenouillé sur le matelas
de Jeanlin.  La poitrine non plus...  Ah! ce sont les jambes qui ont
étrenné.

Lui-même déshabillait l'enfant, dénouait le béguin, ôtait la veste,
tirait les culottes et la chemise, avec une adresse de nourrice.  Et
le pauvre petit corps apparut d'une maigreur d'insecte, souillé de
poussière noire, de terre jaune, que marbraient des taches sanglantes.
On ne distinguait rien, on dut le laver aussi.  Alors, il sembla
maigrir encore sous l'éponge, la chair si blême, si transparente,
qu'on voyait les os.  C'était une pitié, cette dégénérescence dernière
d'une race de misérables, ce rien du tout souffrant, à demi broyé par
l'écrasement des roches.  Quand il fut propre, on aperçut les
meurtrissures des cuisses, deux taches rouges sur la peau blanche.

Jeanlin, tiré de son évanouissement, eut une plainte.  Debout au pied
du matelas, les mains ballantes, Maheu le regardait; et de grosses
larmes roulèrent de ses yeux.

--Hein? c'est toi qui es le père? dit le docteur en levant la tête.
Ne pleure donc pas, tu vois bien qu'il n'est pas mort...  Aide-moi
plutôt.

Il constata deux ruptures simples.  Mais la jambe droite lui donnait
des inquiétudes: sans doute il faudrait la couper.

A ce moment, l'ingénieur Négrel et Dansaert, prévenus enfin,
arrivèrent avec Richomme.  Le premier écoutait le récit du porion,
d'un air exaspéré.  Il éclata: toujours ces maudits boisages!
n'avait-il pas répété cent fois qu'on y laisserait des hommes! et ces
brutes-là qui parlaient de se mettre en grève, si on les forçait à
boiser plus solidement! Le pis était que la Compagnie, maintenant,
paierait les pots cassés.  M. Hennebeau allait être content!

--Qui est-ce? demanda-t-il à Dansaert, silencieux devant le cadavre,
qu'on était en train d'envelopper dans un drap.

--Chicot, un de nos bons ouvriers, répondit le maître-porion.  Il a
trois enfants...  Pauvre bougre!

Le docteur Vanderhaghen demanda le transport immédiat de Jeanlin chez
ses parents.  Six heures sonnaient, le crépuscule tombait déjà, on
ferait bien de transporter aussi le cadavre; et l'ingénieur donna des
ordres pour qu'on attelât le fourgon et qu'on apportât un brancard.
L'enfant blessé fut mis sur le brancard, pendant qu'on emballait dans
le fourgon le matelas et le mort.

A la porte, des herscheuses stationnaient toujours, causant avec des
mineurs qui s'attardaient, pour voir.  Lorsque la chambre des porions
se rouvrit, un silence régna dans le groupe.  Et il se forma un
nouveau cortège, le fourgon devant, le brancard derrière, puis la
queue du monde.  On quitta le carreau de la mine, on monta lentement
la route en pente du coron.  Les premiers froids de novembre avaient
dénudé l'immense plaine, une nuit lente l'ensevelissait, comme un
linceul tombé du ciel livide.

Étienne, alors, conseilla tout bas à Maheu d'envoyer Catherine
prévenir la Maheude, pour amortir le coup.  Le père, qui suivait le
brancard, l'air assommé, consentit d'un signe; et la jeune fille
partit en courant, car on arrivait.  Mais déjà le fourgon, cette boîte
sombre bien connue, était signalé.  Des femmes sortaient follement sur
les trottoirs, trois ou quatre galopaient d'angoisse, sans bonnet.
Bientôt, elles furent trente, puis cinquante, toutes étranglées de la
même terreur.  Il y avait donc un mort?  qui était-ce?  L'histoire
racontée par Levaque, après les avoir rassurées toutes, les jetait
maintenant à une exagération de cauchemar: ce n'était plus un homme,
c'étaient dix qui avaient péri, et que le fourgon allait ramener
ainsi, un à un.

Catherine avait trouvé sa mère agitée d'un pressentiment; et, dès les
premiers mots balbutiés, celle-ci cria:

--Le père est mort!

Vainement, la jeune fille protestait, parlait de Jeanlin.  Sans
entendre, la Maheude s'était élancée.  Et, en voyant le fourgon qui
débouchait devant l'église, elle avait défailli, toute pâle.  Sur les
portes, des femmes, muettes de saisissement, allongeaient le cou,
tandis que d'autres suivaient, tremblantes à l'idée de savoir devant
quelle maison s'arrêterait le cortège.

La voiture passa; et, derrière, la Maheude aperçut Maheu qui
accompagnait le brancard.  Alors, quand on eut posé ce brancard à sa
porte, quand elle vit Jeanlin vivant, avec ses jambes cassées, il y
eut en elle une si brusque réaction, qu'elle étouffa de colère,
bégayant sans larmes:

--C'est tout ça! On nous estropie les petits, maintenant!...  Les deux
jambes, mon Dieu! Qu'est-ce qu'on veut que j'en fasse?

--Tais-toi donc! dit le docteur Vanderhaghen, qui avait suivi pour
panser Jeanlin.  Aimerais-tu mieux qu'il fût resté là-bas?

Mais la Maheude s'emportait davantage, au milieu des larmes d'Alzire,
de Lénore et d'Henri.  Tout en aidant à monter le blessé et en donnant
au docteur ce dont il avait besoin, elle injuriait le sort, elle
demandait où l'on voulait qu'elle trouvât de l'argent pour nourrir des
infirmes.  Le vieux ne suffisait donc pas, voilà que le gamin, lui
aussi, perdait les pieds! Et elle ne cessait point, pendant que
d'autres cris, des lamentations déchirantes, sortaient d'une maison
voisine: c'étaient la femme et les enfants de Chicot qui pleuraient
sur le corps.  Il faisait nuit noire, les mineurs exténués mangeaient
enfin leur soupe, dans le coron tombé à un morne silence, traversé
seulement de ces grands cris.

Trois semaines se passèrent.  On avait pu éviter l'amputation, Jeanlin
conserverait ses deux jambes, mais il resterait boiteux.  Après une
enquête, la Compagnie s'était résignée à donner un secours de
cinquante francs.  En outre, elle avait promis de chercher pour le
petit infirme, dès qu'il serait rétabli, un emploi au jour.  Ce n'en
était pas moins une aggravation de misère, car le père avait reçu une
telle secousse, qu'il en fut malade d'une grosse fièvre.

Depuis le jeudi, Maheu retournait à la fosse, et l'on était au
dimanche.  Le soir, Étienne causa de la date prochaine du 1er
décembre, préoccupé de savoir si la Compagnie exécuterait sa menace.
On veilla jusqu'à dix heures, en attendant Catherine, qui devait
s'attarder avec Chaval.  Mais elle ne rentra pas.  La Maheude ferma
furieusement la porte au verrou, sans une parole.  Étienne fut long à
s'endormir, inquiet de ce lit vide, où Alzire tenait si peu de place.

Le lendemain, toujours personne; et, l'après-midi seulement, au retour
de la fosse, les Maheu apprirent que Chaval gardait Catherine.  Il lui
faisait des scènes si abominables, qu'elle s'était décidée à se mettre
avec lui.  Pour éviter les reproches, il avait quitté brusquement le
Voreux, il venait d'être embauché à Jean-Bart, le puits de
M. Deneulin, où elle le suivait comme herscheuse.  Du reste, le
nouveau ménage continuait à habiter Montsou, chez Piquette.

Maheu, d'abord, parla d'aller gifler l'homme et de ramener sa fille à
coups de pied dans le derrière.  Puis, il eut un geste résigné: à quoi
bon? ça tournait toujours comme ça, on n'empêchait pas les filles de
se coller, quand elles en avaient l'envie.  Il valait mieux attendre
tranquillement le mariage.  Mais la Maheude ne prenait pas si bien les
choses.

--Est-ce que je l'ai battue, quand elle a eu ce Chaval? criait-elle à
Étienne, qui l'écoutait, silencieux, très pâle.  Voyons, répondez!
vous qui êtes un homme raisonnable...  Nous l'avons laissée libre,
n'est-ce pas? parce que, mon Dieu! toutes passent par là.  Ainsi, moi,
j'étais grosse, quand le père m'a épousée.  Mais je n'ai pas filé de
chez mes parents, jamais je n'aurais fait la saleté de porter avant
l'âge l'argent de mes journées à un homme qui n'en avait pas besoin...
Ah!  c'est dégoûtant, voyez-vous! On en arrivera à ne plus faire
d'enfants.

Et, comme Étienne ne répondait toujours que par des hochements de
tête, elle insista.

--Une fille qui allait tous les soirs où elle voulait! Qu'a-t-elle
donc dans la peau? Ne pas pouvoir attendre que je la marie, après
qu'elle nous aurait aidés à sortir du pétrin! Hein? c'était naturel,
on a une fille pour qu'elle travaille...  Mais voilà, nous avons été
trop bons, nous n'aurions pas dû lui permettre de se distraire avec un
homme.  On leur en accorde un bout, et elles en prennent long comme
ça.

Alzire approuvait de la tête.  Lénore et Henri, saisis de cet orage,
pleuraient tout bas, tandis que la mère, maintenant, énumérait leurs
malheurs: d'abord, Zacharie qu'il avait fallu marier; puis, le vieux
Bonnemort qui était là, sur sa chaise, avec ses pieds tordus; puis,
Jeanlin qui ne pourrait quitter la chambre avant dix jours, les os mal
recollés; et, enfin, le dernier coup, cette garce de Catherine partie
avec un homme! Toute la famille se cassait.  Il ne restait que le père
à la fosse.  Comment vivre, sept personnes, sans compter Estelle, sur
les trois francs du père? Autant se jeter en choeur dans le canal.

--Ça n'avance à rien que tu te ronges, dit Maheu d'une voix sourde.
Nous ne sommes pas au bout peut-être.

Étienne, qui regardait fixement les dalles, leva la tête et murmura,
les yeux perdus dans une vision d'avenir:

--Ah! il est temps, il est temps!

Ce lundi-là, les Hennebeau avaient à déjeuner les Grégoire et leur
fille Cécile.  C'était toute une partie projetée: en sortant de table,
Paul Négrel devait faire visiter à ces dames une fosse, Saint-Thomas,
qu'on réinstallait avec luxe.  Mais il n'y avait là qu'un aimable
prétexte, cette partie était une invention de madame Hennebeau, pour
hâter le mariage de Cécile et de Paul.

Et, brusquement, ce lundi même, à quatre heures du matin, la grève
venait d'éclater.  Lorsque, le 1er décembre, la Compagnie avait
appliqué son nouveau système de salaire, les mineurs étaient restés
calmes.  A la fin de la quinzaine, le jour de la paie, pas un n'avait
fait la moindre réclamation.  Tout le personnel, depuis le directeur
jusqu'au dernier des surveillants, croyait le tarif accepté; et la
surprise était grande, depuis le matin, devant cette déclaration de
guerre, d'une tactique et d'un ensemble qui semblaient indiquer une
direction énergique.

A cinq heures, Dansaert réveilla M. Hennebeau pour l'avertir que pas
un homme n'était descendu au Voreux.  Le coron des Deux-Cent-Quarante,
qu'il avait traversé, dormait profondément, fenêtres et portes closes.
Et, dès que le directeur eut sauté du lit, les yeux gros encore de
sommeil, il fut accablé: de quart d'heure en quart d'heure, des
messagers accouraient, des dépêches tombaient sur son bureau, dru
comme grêle.  D'abord, il espéra que la révolte se limitait au Voreux;
mais les nouvelles devenaient plus graves à chaque minute: c'était
Mirou, c'était Crèvecoeur, c'était Madeleine, où il n'avait paru que
les palefreniers; c'étaient la Victoire et Feutry-Cantel, les deux
fosses les mieux disciplinées, dans lesquelles la descente se trouvait
réduite d'un tiers; Saint-Thomas seul avait son monde au complet et
semblait demeurer en dehors du mouvement.  Jusqu'à neuf heures, il
dicta des dépêches, télégraphiant de tous côtés, au préfet de Lille,
aux régisseurs de la Compagnie, prévenant les autorités, demandant des
ordres.  Il avait envoyé Négrel faire le tour des fosses voisines,
pour avoir des renseignements précis.

Tout d'un coup, M. Hennebeau songea au déjeuner; et il allait envoyer
le cocher avertir les Grégoire que la partie était remise, lorsqu'une
hésitation, un manque de volonté l'arrêta, lui qui venait, en quelques
phrases brèves, de préparer militairement son champ de bataille.  Il
monta chez madame Hennebeau, qu'une femme de chambre achevait de
coiffer, dans son cabinet de toilette.

--Ah! ils sont en grève, dit-elle tranquillement, lorsqu'il l'eut
consultée.  Eh bien, qu'est-ce que cela nous fait?...  Nous n'allons
point cesser de manger, n'est-ce pas?

Et elle s'entêta, il eut beau lui dire que le déjeuner serait troublé,
que la visite à Saint-Thomas ne pourrait avoir lieu: elle trouvait une
réponse à tout, pourquoi perdre un déjeuner déjà sur le feu? et quant
à visiter la fosse, on pouvait y renoncer ensuite, si cette promenade
était vraiment imprudente.

--Du reste, reprit-elle, lorsque la femme de chambre fut sortie, vous
savez pourquoi je tiens à recevoir ces braves gens.  Ce mariage
devrait vous toucher plus que les bêtises de vos ouvriers...  Enfin,
je le veux, ne me contrariez pas.

Il la regarda, agité d'un léger tremblement, et son visage dur et
fermé d'homme de discipline exprima la secrète douleur d'un coeur
meurtri.  Elle était restée les épaules nues, déjà trop mûre, mais
éclatante et désirable encore, avec sa carrure de Cérès dorée par
l'automne.  Un instant, il dut avoir le désir brutal de la prendre, de
rouler sa tête entre les deux seins qu'elle étalait, dans cette pièce
tiède, d'un luxe intime de femme sensuelle, et où traînait un parfum
irritant de musc; mais il se recula, depuis dix années le ménage
faisait chambre à part.

--C'est bon, dit-il en la quittant.  Ne décommandons rien.

M.  Hennebeau était né dans les Ardennes.  Il avait eu les
commencements difficiles d'un garçon pauvre, jeté orphelin sur le pavé
de Paris.  Après avoir suivi péniblement les cours de l'École des
Mines, il était, à vingt-quatre ans, parti pour la Grand-Combe, comme
ingénieur du puits Sainte-Barbe.  Trois ans plus tard, il devint
ingénieur divisionnaire, dans le Pas-de-Calais, aux fosses de Marles;
et ce fut là qu'il se maria, épousant, par un de ces coups de fortune
qui sont la règle pour le corps des mines, la fille d'un riche
filateur d'Arras.  Pendant quinze années, le ménage habita la même
petite ville de province, sans qu'un événement rompît la monotonie de
son existence, pas même la naissance d'un enfant.  Une irritation
croissante détachait madame Hennebeau, élevée dans le respect de
l'argent, dédaigneuse de ce mari qui gagnait durement des
appointements médiocres, et dont elle ne tirait aucune des
satisfactions vaniteuses, rêvées en pension.  Lui, d'une honnêteté
stricte, ne spéculait point, se tenait à son poste, en soldat.  Le
désaccord n'avait fait que grandir, aggravé par un de ces singuliers
malentendus de la chair qui glacent les plus ardents: il adorait sa
femme, elle était d'une sensualité de blonde gourmande, et déjà ils
couchaient à part, mal à l'aise, tout de suite blessés.  Elle eut dès
lors un amant, qu'il ignora.  Enfin, il quitta le Pas-de-Calais, pour
venir occuper à Paris une situation de bureau, dans l'idée qu'elle lui
en serait reconnaissante.  Mais Paris devait achever la séparation, ce
Paris qu'elle souhaitait depuis sa première poupée, et où elle se lava
en huit jours de sa province, élégante d'un coup, jetée à toutes les
folies luxueuses de l'époque.  Les dix ans qu'elle y passa furent
emplis par une grande passion, une liaison publique avec un homme,
dont l'abandon faillit la tuer.  Cette fois, le mari n'avait pu garder
son ignorance, et il se résigna, à la suite de scènes abominables,
désarmé devant la tranquille inconscience de cette femme, qui prenait
son bonheur où elle le trouvait.  C'était après la rupture, lorsqu'il
l'avait vue malade de chagrin, qu'il avait accepté la direction des
mines de Montsou, espérant encore la corriger là-bas, dans ce désert
des pays noirs.

Les Hennebeau, depuis qu'ils habitaient Montsou, retournaient à
l'ennui irrité des premiers temps de leur mariage.  D'abord, elle
parut soulagée par ce grand calme, goûtant un apaisement dans la
monotonie plate de l'immense plaine; et elle s'enterrait en femme
finie, elle affectait d'avoir le coeur mort, si détachée du monde,
qu'elle ne souffrait même plus d'engraisser.  Puis, sous cette
indifférence, une fièvre dernière se déclara, un besoin de vivre
encore, qu'elle trompa pendant six mois en organisant et en meublant à
son goût le petit hôtel de la Direction.  Elle le disait affreux, elle
l'emplit de tapisseries, de bibelots, de tout un luxe d'art, dont on
parla jusqu'à Lille.  Maintenant, le pays l'exaspérait, ces bêtes de
champs étalés à l'infini, ces éternelles routes noires, sans un arbre,
où grouillait une population affreuse qui la dégoûtait et l'effrayait.
Les plaintes de l'exil commencèrent, elle accusait son mari de l'avoir
sacrifiée aux appointements de quarante mille francs qu'il touchait,
une misère à peine suffisante pour faire marcher la maison.  Est-ce
qu'il n'aurait pas dû imiter les autres, exiger une part, obtenir des
actions, réussir à quelque chose enfin? et elle insistait avec une
cruauté d'héritière qui avait apporté la fortune.  Lui, toujours
correct, se réfugiant dans sa froideur menteuse d'homme administratif,
était ravagé par le désir de cette créature, un de ces désirs tardifs,
si violents, qui croissent avec l'âge.  Il ne l'avait jamais possédée
en amant, il était hanté d'une continuelle image, l'avoir une fois à
lui comme elle s'était donnée à un autre.  Chaque matin, il rêvait de
la conquérir le soir; puis, lorsqu'elle le regardait de ses yeux
froids, lorsqu'il sentait que tout en elle se refusait, il évitait
même de lui effleurer la main.  C'était une souffrance sans guérison
possible, cachée sous la raideur de son attitude, la souffrance d'une
nature tendre agonisant en secret de n'avoir pas trouvé le bonheur
dans son ménage.  Au bout des six mois, quand l'hôtel, définitivement
meublé, n'occupa plus madame Hennebeau, elle tomba à une langueur
d'ennui, en victime que l'exil tuerait et qui se disait heureuse d'en
mourir.

Justement, Paul Négrel débarquait à Montsou.  Sa mère, veuve d'un
capitaine provençal, vivant à Avignon d'une maigre rente, avait dû se
contenter de pain et d'eau pour le pousser jusqu'à l'École
polytechnique.  Il en était sorti dans un mauvais rang, et son oncle,
M. Hennebeau, venait de lui faire donner sa démission, en offrant de
le prendre comme ingénieur, au Voreux.  Dès lors, traité en enfant de
la maison, il y eut même sa chambre, y mangea, y vécut, ce qui lui
permettait d'envoyer à sa mère la moitié de ses appointements de trois
mille francs.  Pour déguiser ce bienfait, M. Hennebeau parlait de
l'embarras où était un jeune homme, obligé de se monter un ménage,
dans un des petits chalets réservés aux ingénieurs des fosses.  madame
Hennebeau, tout de suite, avait pris un rôle de bonne tante, tutoyant
son neveu, veillant à son bien-être.  Les premiers mois surtout, elle
montra une maternité débordante de conseils, aux moindres sujets.
Mais elle restait femme pourtant, elle glissait à des confidences
personnelles.  Ce garçon si jeune et si pratique, d'une intelligence
sans scrupule, professant sur l'amour des théories de philosophe,
l'amusait, grâce à la vivacité de son pessimisme, dont s'aiguisait sa
face mince, au nez pointu.  Naturellement, un soir, il se trouva dans
ses bras; et elle parut se livrer par bonté, tout en lui disant
qu'elle n'avait plus de coeur et qu'elle voulait être uniquement son
amie.  En effet, elle ne fut pas jalouse, elle le plaisantait sur les
herscheuses qu'il déclarait abominables, le boudait presque, parce
qu'il n'avait pas des farces de jeune homme à lui conter.  Puis,
l'idée de le marier la passionna, elle rêva de se dévouer, de le
donner elle-même à une fille riche.  Leurs rapports continuaient, un
joujou de récréation, où elle mettait ses tendresses dernières de
femme oisive et finie.

Deux ans s'étaient écoulés.  Une nuit, M. Hennebeau, en entendant des
pieds nus frôler sa porte, eut un soupçon.  Mais cette nouvelle
aventure le révoltait, chez lui, dans sa demeure, entre cette mère et
ce fils! Et, du reste, le lendemain, sa femme lui parla précisément du
choix qu'elle avait fait de Cécile Grégoire pour leur neveu.  Elle
s'employait à ce mariage avec une telle ardeur, qu'il rougit de son
imagination monstrueuse.  Il garda simplement au jeune homme une
reconnaissance de ce que la maison, depuis son arrivée, était moins
triste.

Comme il descendait du cabinet de toilette, M. Hennebeau trouva
justement, dans le vestibule, Paul qui rentrait.  Celui-ci avait l'air
tout amusé par cette histoire de grève.

--Eh bien? lui demanda son oncle.

--Eh bien, j'ai fait le tour des corons.  Ils paraissent très sages,
là-dedans...  Je crois seulement qu'ils vont t'envoyer des délégués.

Mais, à ce moment, la voix de madame Hennebeau appela, du premier
étage.

--C'est toi, Paul?...  Monte donc me donner des nouvelles.  Sont-ils
drôles de faire les méchants, ces gens qui sont si heureux!

Et le directeur dut renoncer à en savoir davantage, puisque sa femme
lui prenait son messager.  Il revint s'asseoir devant son bureau, sur
lequel s'était amassé un nouveau paquet de dépêches.

A onze heures, lorsque les Grégoire arrivèrent, ils s'étonnèrent
qu'Hippolyte, le valet de chambre, posé en sentinelle, les bousculât
pour les introduire, après avoir jeté des regards inquiets aux deux
bouts de la route.  Les rideaux du salon étaient fermés, on les fit
passer directement dans le cabinet de travail, où M. Hennebeau
s'excusa de les recevoir ainsi; mais le salon donnait sur le pavé, et
il était inutile d'avoir l'air de provoquer les gens.

--Comment! vous ne savez pas? continua-t-il, en voyant leur surprise.

M. Grégoire, quand il apprit que la grève avait enfin éclaté, haussa
les épaules de son air placide.  Bah! ce ne serait rien, la population
était honnête.  D'un hochement du menton, madame Grégoire approuvait
sa confiance dans la résignation séculaire des charbonniers; tandis
que Cécile, très gaie ce jour-là, belle de santé dans une toilette de
drap capucine, souriait à ce mot de grève, qui lui rappelait des
visites et des distributions d'aumônes dans les corons.

Mais madame Hennebeau, suivie de Négrel, parut, toute en soie noire.

--Hein! est-ce ennuyeux! cria-t-elle dès la porte.  Comme s'ils
n'auraient pas dû attendre, ces hommes!...  Vous savez que Paul refuse
de nous conduire à Saint-Thomas.

--Nous resterons ici, dit obligeamment M. Grégoire.  Ce sera tout
  plaisir.

Paul s'était contenté de saluer Cécile et sa mère.  Fâchée de ce peu
d'empressement, sa tante le lança d'un coup d'oeil sur la jeune fille;
et, quand elle les entendit rire ensemble, elle les enveloppa d'un
regard maternel.

Cependant, M. Hennebeau acheva de lire les dépêches et rédigea
quelques réponses.  On causait près de lui, sa femme expliquait
qu'elle ne s'était pas occupée de ce cabinet de travail, qui avait en
effet gardé son ancien papier rouge déteint, ses lourds meubles
d'acajou, ses cartonniers éraflés par l'usage.  Trois quarts d'heure
se passèrent, on allait se mettre à table, lorsque le valet de chambre
annonça M. Deneulin.  Celui-ci, l'air excité, entra et s'inclina
devant madame Hennebeau.

--Tiens! vous voilà? dit-il en apercevant les Grégoire.

Et, vivement, il s'adressa au directeur.

--Ça y est donc? Je viens de l'apprendre par mon ingénieur...  Chez
moi, tous les hommes sont descendus, ce matin.  Mais ça peut gagner.
Je ne suis pas tranquille...  Voyons, où en êtes-vous?

Il accourait à cheval, et son inquiétude se trahissait dans son verbe
haut et son geste cassant, qui le faisaient ressembler à un officier
de cavalerie en retraite.

M. Hennebeau commençait à le renseigner sur la situation exacte,
lorsque Hippolyte ouvrit la porte de la salle à manger.  Alors, il
s'interrompit pour dire:

--Déjeunez avec nous.  Je vous continuerai ça au dessert.

--Oui, comme il vous plaira, répondit Deneulin, si plein de son idée,
qu'il acceptait sans autres façons.

Il eut pourtant conscience de son impolitesse, il se tourna vers
madame Hennebeau, en s'excusant.  Elle fut d'ailleurs charmante.
Quand elle eut fait mettre un septième couvert, elle installa ses
convives: madame Grégoire et Cécile aux côtés de son mari, puis,
M. Grégoire et Deneulin à sa droite et à sa gauche; enfin, Paul,
qu'elle plaça entre la jeune fille et son père.  Comme on attaquait
les hors-d'oeuvre, elle reprit avec un sourire:

--Vous m'excuserez, je voulais vous donner des huîtres...  Le lundi,
vous savez qu'il y a un arrivage d'ostendes à Marchiennes, et j'avais
projeté d'envoyer la cuisinière avec la voiture...  Mais elle a eu
peur de recevoir des pierres...

Tous l'interrompirent d'un grand éclat de gaieté.  On trouvait
l'histoire drôle.

--Chut! dit M. Hennebeau contrarié, en regardant les fenêtres, d'où
l'on voyait la route.  Le pays n'a pas besoin de savoir que nous
recevons, ce matin.

--Voici toujours un rond de saucisson qu'ils n'auront pas, déclara M.
Grégoire.

Les rires recommencèrent, mais plus discrets.  Chaque convive se
mettait à l'aise, dans cette salle tendue de tapisseries flamandes,
meublée de vieux bahuts de chêne.  Des pièces d'argenterie luisaient
derrière les vitraux des crédences; et il y avait une grande
suspension en cuivre rouge, dont les rondeurs polies reflétaient un
palmier et un aspidistra, verdissant dans des pots de majolique.
Dehors, la journée de décembre était glacée par une aigre bise du
nord-est.  Mais pas un souffle n'entrait, il faisait là une tiédeur de
serre, qui développait l'odeur fine d'un ananas, coupé au fond d'une
jatte de cristal.

--Si l'on fermait les rideaux? proposa Négrel, que l'idée de terrifier
les Grégoire amusait.

La femme de chambre, qui aidait le domestique, crut à un ordre et alla
tirer un des rideaux.  Ce furent, dès lors, des plaisanteries
interminables: on ne posa plus un verre ni une fourchette, sans
prendre des précautions; on salua chaque plat, ainsi qu'une épave
échappée à un pillage, dans une ville conquise; et, derrière cette
gaieté forcée, il y avait une sourde peur, qui se trahissait par des
coups d'oeil involontaires jetés vers la route, comme si une bande de
meurt-de-faim eût guetté la table du dehors.

Après les oeufs brouillés aux truffes, parurent des truites de
rivière.  La conversation était tombée sur la crise industrielle, qui
s'aggravait depuis dix-huit mois.

--C'était fatal, dit Deneulin, la prospérité trop grande des dernières
années devait nous amener là...  Songez donc aux énormes capitaux
immobilisés, aux chemins de fer, aux ports et aux canaux, à tout
l'argent enfoui dans les spéculations les plus folles.  Rien que chez
nous, on a installé des sucreries comme si le département devait
donner trois récoltes de betteraves...  Et, dame! aujourd'hui,
l'argent s'est fait rare, il faut attendre qu'on rattrape l'intérêt
des millions dépensés: de là, un engorgement mortel et la stagnation
finale des affaires.

M. Hennebeau combattit cette théorie, mais il convint que les années
heureuses avaient gâté l'ouvrier.

--Quand je songe, cria-t-il, que ces gaillards, dans nos fosses,
pouvaient se faire jusqu'à six francs par jour, le double de ce qu'ils
gagnent à présent! Et ils vivaient bien, et ils prenaient des goûts de
luxe...  Aujourd'hui, naturellement, ça leur semble dur, de revenir à
leur frugalité ancienne.

--Monsieur Grégoire, interrompit madame Hennebeau, je vous en prie,
encore un peu de ces truites...  Elles sont délicates, n'est-ce pas?

Le directeur continuait:

--Mais, en vérité, est-ce notre faute? Nous sommes atteints
cruellement, nous aussi...  Depuis que les usines ferment une à une,
nous avons un mal du diable à nous débarrasser de notre stock; et,
devant la réduction croissante des demandes, nous nous trouvons bien
forcés d'abaisser le prix de revient...  C'est ce que les ouvriers ne
veulent pas comprendre.

Un silence régna.  Le domestique présentait des perdreaux rôtis,
tandis que la femme de chambre commençait à verser du chambertin aux
convives.

--Il y a eu une famine dans l'Inde, reprit Deneulin à demi-voix, comme
s'il se fût parlé à lui-même.  L'Amérique, en cessant ses commandes de
fer et de fonte, a porté un rude coup à nos hauts fourneaux.  Tout se
tient, une secousse lointaine suffit à ébranler le monde...  Et
l'Empire qui était si fier de cette fièvre chaude de l'industrie!

Il attaqua son aile de perdreau.  Puis, haussant la voix:

--Le pis est que, pour abaisser le prix de revient, il faudrait
logiquement produire davantage: autrement, la baisse se porte sur les
salaires, et l'ouvrier a raison de dire qu'il paie les pots cassés.

Cet aveu, arraché à sa franchise, souleva une discussion.  Les dames
ne s'amusaient guère.  Chacun, du reste, s'occupait de son assiette,
dans le feu du premier appétit.  Comme le domestique rentrait, il
sembla vouloir parler, puis il hésita.

--Qu'y a-t-il? demanda M. Hennebeau.  Si ce sont des dépêches,
donnez-les-moi...  J'attends des réponses.

--Non, Monsieur, c'est M. Dansaert qui est dans le vestibule...  Mais
il craint de déranger.

Le directeur s'excusa et fit entrer le maître-porion.  Celui-ci se
tint debout, à quelques pas de la table; tandis que tous se tournaient
pour le voir, énorme, essoufflé des nouvelles qu'il apportait.  Les
corons restaient tranquilles; seulement, c'était une chose décidée,
une délégation allait venir.  Peut-être, dans quelques minutes,
serait-elle là.

--C'est bien, merci, dit M. Hennebeau.  Je veux un rapport matin et
soir, entendez-vous!

Et, dès que Dansaert fut parti, on se remit à plaisanter, on se jeta
sur la salade russe, en déclarant qu'il fallait ne pas perdre une
seconde, si l'on voulait la finir.  Mais la gaieté ne connut plus de
borne, lorsque Négrel ayant demandé du pain à la femme de chambre,
celle-ci lui répondit un: «Oui, Monsieur», si bas et si terrifié,
qu'elle semblait avoir derrière elle une bande, prête au massacre et
au viol.

--Vous pouvez parler, dit madame Hennebeau complaisamment.  Ils ne
sont pas encore ici.

Le directeur, auquel on apportait un paquet de lettres et de dépêches,
voulut lire une des lettres tout haut.  C'était une lettre de Pierron,
dans laquelle, en phrases respectueuses, il avertissait qu'il se
voyait obligé de se mettre en grève avec les camarades, pour ne pas
être maltraité; et il ajoutait qu'il n'avait même pu refuser de faire
partie de la délégation, bien qu'il blâmât cette démarche.

--Voilà la liberté du travail! s'écria M. Hennebeau.

Alors, on revint sur la grève, on lui demanda son opinion.

--Oh! répondit-il, nous en avons vu d'autres...  Ce sera une semaine,
une quinzaine au plus de paresse, comme la dernière fois.  Ils vont
rouler les cabarets; puis, quand ils auront trop faim, ils
retourneront aux fosses.

Deneulin hocha la tête.

--Je ne suis pas si tranquille...  Cette fois, ils paraissent mieux
organisés.  N'ont-ils pas une caisse de prévoyance?

--Oui, à peine trois mille francs: où voulez-vous qu'ils aillent avec
ça?...  Je soupçonne un nommé Étienne Lantier d'être leur chef.  C'est
un bon ouvrier, cela m'ennuierait d'avoir à lui rendre son livret,
comme jadis au fameux Rasseneur, qui continue à empoisonner le Voreux,
avec ses idées et sa bière...  N'importe, dans huit jours, la moitié
des hommes redescendra, et dans quinze, les dix mille seront au fond.

Il était convaincu.  Sa seule inquiétude venait de sa disgrâce
possible, si la Régie lui laissait la responsabilité de la grève.
Depuis quelque temps, il se sentait moins en faveur.  Aussi,
abandonnant la cuillerée de salade russe qu'il avait prise,
relisait-il les dépêches reçues de Paris, des réponses dont il tâchait
de pénétrer chaque mot.  On l'excusait, le repas tournait à un
déjeuner militaire, mangé sur un champ de bataille, avant les premiers
coups de feu.

Les dames, dès lors, se mêlèrent à la conversation.  Madame Grégoire
s'apitoya sur ces pauvres gens qui allaient souffrir de la faim; et
déjà Cécile faisait la partie de distribuer des bons de pain et de
viande.  Mais madame Hennebeau s'étonnait, en entendant parler de la
misère des charbonniers de Montsou.  Est-ce qu'ils n'étaient pas très
heureux? Des gens logés, chauffés, soignés aux frais de la Compagnie!
Dans son indifférence pour ce troupeau, elle ne savait de lui que la
leçon apprise, dont elle émerveillait les Parisiens en visite; et elle
avait fini par y croire, elle s'indignait de l'ingratitude du peuple.

Négrel, pendant ce temps, continuait à effrayer M. Grégoire.  Cécile
ne lui déplaisait pas, et il voulait bien l'épouser, pour être
agréable à sa tante; mais il n'y apportait aucune fièvre amoureuse, en
garçon d'expérience qui ne s'emballait plus, comme il disait.  Lui, se
prétendait républicain, ce qui ne l'empêchait pas de conduire ses
ouvriers avec une rigueur extrême, et de les plaisanter finement, en
compagnie des dames.

--Je n'ai pas non plus l'optimisme de mon oncle, reprit-il.  Je crains
de graves désordres...  Ainsi, monsieur Grégoire, je vous conseille de
verrouiller la Piolaine.  On pourrait vous piller.

Justement, sans quitter le sourire qui éclairait son bon visage,
M. Grégoire renchérissait sur sa femme en sentiments paternels à
l'égard des mineurs.

--Me piller! s'écria-t-il, stupéfait.  Et pourquoi me piller?

--N'êtes-vous pas un actionnaire de Montsou? Vous ne faites rien, vous
vivez du travail des autres.  Enfin, vous êtes l'infâme capital, et
cela suffit...  Soyez certain que, si la révolution triomphait, elle
vous forcerait à restituer votre fortune, comme de l'argent volé.

Du coup, il perdit la tranquillité d'enfant, la sérénité
d'inconscience où il vivait.  Il bégaya:

--De l'argent volé, ma fortune! Est-ce que mon bisaïeul n'avait pas
gagné, et durement, la somme placée autrefois? Est-ce que nous n'avons
pas couru tous les risques de l'entreprise? Est-ce que je fais un
mauvais usage des rentes, aujourd'hui?

Madame Hennebeau, alarmée en voyant la mère et la fille blanches de
peur, elles aussi, se hâta d'intervenir, en disant:

--Paul plaisante, cher Monsieur.

Mais M. Grégoire était hors de lui.  Comme le domestique passait un
buisson d'écrevisses, il en prit trois, sans savoir ce qu'il faisait,
et se mit à briser les pattes avec les dents.

--Ah! je ne dis pas, il y a des actionnaires qui abusent.  Par
exemple, on m'a conté que des ministres ont reçu des deniers de
Montsou, en pot-de-vin, pour services rendus à la Compagnie.  C'est
comme ce grand seigneur que je ne nommerai pas, un duc, le plus fort
de nos actionnaires, dont la vie est un scandale de prodigalité,
millions jetés à la rue en femmes, en bombances, en luxe inutile...
Mais nous, mais nous qui vivons sans fracas, comme de braves gens que
nous sommes! nous qui ne spéculons pas, qui nous contentons de vivre
sainement avec ce que nous avons, en faisant la part des pauvres!...
Allons donc! il faudrait que vos ouvriers fussent de fameux brigands
pour voler chez nous une épingle!

Négrel lui-même dut le calmer, très égayé de sa colère.  Les
écrevisses passaient toujours, on entendait les petits craquements des
carapaces, pendant que la conversation tombait sur la politique.
Malgré tout, frémissant encore, M. Grégoire se disait libéral; et il
regrettait Louis-Philippe.  Quant à Deneulin, il était pour un
gouvernement fort, il déclarait que l'empereur glissait sur la pente
des concessions dangereuses.

--Rappelez-vous 89, dit-il.  C'est la noblesse qui a rendu la
Révolution possible par sa complicité, par son goût des nouveautés
philosophiques...  Eh bien, la bourgeoisie joue aujourd'hui le même
jeu imbécile, avec sa fureur de libéralisme, sa rage de destruction,
ses flatteries au peuple...  Oui, oui, vous aiguisez les dents du
monstre pour qu'il nous dévore.  Et il nous dévorera, soyez
tranquilles!

Les dames le firent taire et voulurent changer d'entretien, en lui
demandant des nouvelles de ses filles.  Lucie était à Marchiennes, où
elle chantait avec une amie; Jeanne peignait la tête d'un vieux
mendiant.  Mais il disait ces choses d'un air distrait, il ne quittait
pas du regard le directeur, absorbé dans la lecture de ses dépêches,
oublieux de ses invités.  Derrière ces minces feuilles, il sentait
Paris, les ordres des régisseurs, qui décideraient de la grève.  Aussi
ne put-il s'empêcher de céder encore à sa préoccupation.

--Enfin, qu'allez-vous faire? demanda-t-il brusquement.

M. Hennebeau tressaillit, puis s'en tira par une phrase vague.

--Nous allons voir.

--Sans doute, vous avez les reins solides, vous pouvez attendre, se
mit à penser tout haut Deneulin.  Mais moi, j'y resterai, si la grève
gagne Vandame.  J'ai eu beau réinstaller Jean-Bart à neuf, je ne puis
m'en tirer, avec cette fosse unique, que par une production
incessante...  Ah! je ne me vois pas à la noce, je vous assure!

Cette confession involontaire parut frapper M. Hennebeau.  Il
écoutait, et un plan germait en lui: dans le cas où la grève
tournerait mal, pourquoi ne pas l'utiliser, laisser les choses se
gâter jusqu'à la ruine du voisin, puis lui racheter sa concession à
bas prix? C'était le moyen le plus sûr de regagner les bonnes grâces
des régisseurs, qui, depuis des années, rêvaient de posséder Vandame.

--Si Jean-Bart vous gêne tant que ça, dit-il en riant, pourquoi ne
nous le cédez-vous pas?

Mais Deneulin regrettait déjà ses plaintes.  Il cria:

--Jamais de la vie!

On s'égaya de sa violence, on oublia enfin la grève, au moment où le
dessert paraissait.  Une charlotte de pommes meringuée fut comblée
d'éloges.  Ensuite, les dames discutèrent une recette, au sujet de
l'ananas, qu'on déclara également exquis.  Les fruits, du raisin et
des poires, achevèrent cet heureux abandon des fins de déjeuner
copieux.  Tous causaient à la fois, attendris, pendant que le
domestique versait un vin du Rhin, pour remplacer le champagne, jugé
commun.

Et le mariage de Paul et de Cécile fit certainement un pas sérieux,
dans cette sympathie du dessert.  Sa tante lui avait jeté des regards
si pressants, que le jeune homme se montrait aimable, reconquérant de
son air câlin les Grégoire atterrés par ses histoires de pillage.  Un
instant, M.  Hennebeau, devant l'entente si étroite de sa femme et de
son neveu, sentit se réveiller l'abominable soupçon, comme s'il avait
surpris un attouchement, dans les coups d'oeil échangés.  Mais, de
nouveau, l'idée de ce mariage, fait là, devant lui, le rassura.

Hippolyte servait le café, lorsque la femme de chambre accourut,
pleine d'effarement.

--Monsieur, Monsieur, les voici!

C'étaient les délégués.  Des portes battirent, on entendit passer un
souffle d'effroi, au travers des pièces voisines.

--Faites-les entrer dans le salon, dit M. Hennebeau.

Autour de la table, les convives s'étaient regardés, avec un
vacillement d'inquiétude.  Un silence régna.  Puis, ils voulurent
reprendre leurs plaisanteries: on feignit de mettre le reste du sucre
dans sa poche, on parla de cacher les couverts.  Mais le directeur
restait grave, et les rires tombèrent, les voix devinrent des
chuchotements, pendant que les pas lourds des délégués, qu'on
introduisait, écrasaient à côté le tapis du salon.

Madame Hennebeau dit à son mari, en baissant la voix:

--J'espère que vous allez boire votre café.

--Sans doute, répondit-il.  Qu'ils attendent!

Il était nerveux, il prêtait l'oreille aux bruits, l'air uniquement
occupé de sa tasse.

Paul et Cécile venaient de se lever, et il lui avait fait risquer un
oeil à la serrure.  Ils étouffaient des rires, ils parlaient très bas.

--Les voyez-vous?

--Oui...  J'en vois un gros, avec deux autres petits, derrière.

--Hein? ils ont des figures abominables.

--Mais non, ils sont très gentils.

Brusquement, M. Hennebeau quitta sa chaise, en disant que le café
était trop chaud et qu'il le boirait après.  Comme il sortait, il posa
un doigt sur sa bouche, pour recommander la prudence.  Tous s'étaient
rassis, et ils restèrent à table, muets, n'osant plus remuer, écoutant
de loin, l'oreille tendue, dans le malaise de ces grosses voix
d'homme.

Dès la veille, dans une réunion tenue chez Rasseneur, Étienne et
quelques camarades avaient choisi les délégués qui devaient se rendre
le lendemain à la Direction.  Lorsque, le soir, la Maheude sut que son
homme en était, elle fut désolée, elle lui demanda s'il voulait qu'on
les jetât à la rue.  Maheu lui-même n'avait point accepté sans
répugnance.  Tous deux, au moment d'agir, malgré l'injustice de leur
misère, retombaient à la résignation de la race, tremblant devant le
lendemain, préférant encore plier l'échine.  D'habitude, lui, pour la
conduite de l'existence, s'en remettait au jugement de sa femme, qui
était de bon conseil.  Cette fois, cependant, il finit par se fâcher,
d'autant plus qu'il partageait secrètement ses craintes.

--Fiche-moi la paix, hein! lui dit-il en se couchant et en tournant le
dos.  Ce serait propre, de lâcher les camarades!...  Je fais mon
devoir.

Elle se coucha à son tour.  Ni l'un ni l'autre ne parlait.  Puis,
après un long silence, elle répondit:

--Tu as raison, vas-y.  Seulement, mon pauvre vieux, nous sommes
  foutus.

Midi sonnait, lorsqu'on déjeuna, car le rendez-vous était pour une
heure, à l'Avantage, d'où l'on irait ensuite chez M. Hennebeau.  Il y
avait des pommes de terre.  Comme il ne restait qu'un petit morceau de
beurre, personne n'y toucha.  Le soir, on aurait des tartines.

--Tu sais que nous comptons sur toi pour parler, dit tout d'un coup
Étienne à Maheu.

Ce dernier demeura saisi, la voix coupée par l'émotion.

--Ah! non, c'est trop! s'écria la Maheude.  Je veux bien qu'il y
aille, mais je lui défends de faire le chef...  Tiens! pourquoi lui
plutôt qu'un autre?

Alors, Étienne s'expliqua, avec sa fougue éloquente.  Maheu était le
meilleur ouvrier de la fosse, le plus aimé, le plus respecté, celui
qu'on citait pour son bon sens.  Aussi les réclamations des mineurs
prendraient-elles, dans sa bouche, un poids décisif.  D'abord, lui,
Étienne, devait parler; mais il était à Montsou depuis trop peu de
temps.  On écouterait davantage un ancien du pays.  Enfin, les
camarades confiaient leurs intérêts au plus digne: il ne pouvait pas
refuser, ce serait lâche.

La Maheude eut un geste désespéré.

--Va, va, mon homme, fais-toi crever pour les autres.  Moi, je
consens, après tout!

--Mais je ne saurai jamais, balbutia Maheu.  Je dirai des bêtises.

Étienne, heureux de l'avoir décidé, lui tapa sur l'épaule.

--Tu diras ce que tu sens, et ce sera très bien.

La bouche pleine, le père Bonnemort, dont les jambes désenflaient,
écoutait, en hochant la tête.  Un silence se fit.  Quand on mangeait
des pommes de terre, les enfants s'étouffaient et restaient très
sages.  Puis, après avoir avalé, le vieux murmura lentement:

--Dis ce que tu voudras, et ce sera comme si tu n'avais rien dit...
Ah! j'en ai vu, j'en ai vu, de ces affaires! Il y a quarante ans, on
nous flanquait à la porte de la Direction, et à coups de sabre encore!
Aujourd'hui, ils vous recevront peut-être; mais ils ne vous répondront
pas plus que ce mur...  Dame! ils ont l'argent, ils s'en fichent!

Le silence retomba, Maheu et Étienne se levèrent et laissèrent la
famille morne, devant les assiettes vides.  En sortant, ils prirent
Pierron et Levaque, puis tous quatre se rendirent chez Rasseneur, où
les délégués des corons voisins arrivaient par petits groupes.  Là,
quand les vingt membres de la délégation furent rassemblés, on arrêta
les conditions qu'on opposerait à celles de la Compagnie; et l'on
partit pour Montsou.  L'aigre bise du nord-est balayait le pavé.  Deux
heures sonnèrent, comme on arrivait.

D'abord, le domestique leur dit d'attendre, en refermant la porte sur
eux; puis, lorsqu'il revint, il les introduisit dans le salon, dont il
ouvrit les rideaux.  Un jour fin entra, tamisé par les guipures.  Et
les mineurs, restés seuls, n'osèrent s'asseoir, embarrassés, tous très
propres, vêtus de drap, rasés du matin, avec leurs cheveux et leurs
moustaches jaunes.  Ils roulaient leurs casquettes entre les doigts,
ils jetaient des regards obliques sur le mobilier, une de ces
confusions de tous les styles, que le goût de l'antiquaille a mises à
la mode: des fauteuils Henri II, des chaises Louis XV, un cabinet
italien du dix-septième siècle, un contador espagnol du quinzième, et
un devant d'autel pour le lambrequin de la cheminée, et des chamarres
d'anciennes chasubles réappliquées sur les portières.  Ces vieux ors,
ces vieilles soies aux tons fauves, tout ce luxe de chapelle, les
avait saisis d'un malaise respectueux.  Les tapis d'Orient semblaient
les lier aux pieds de leur haute laine.  Mais ce qui les suffoquait
surtout, c'était la chaleur, une chaleur égale de calorifère, dont
l'enveloppement les surprenait, les joues glacées du vent de la route.
Cinq minutes s'écoulèrent.  Leur gêne augmentait, dans le bien-être de
cette pièce riche, si confortablement close.

Enfin, M. Hennebeau entra, boutonné militairement, portant à sa
redingote le petit noeud correct de sa décoration.  Il parla le
premier.

--Ah! vous voilà!...  Vous vous révoltez, à ce qu'il paraît...

Et il s'interrompit, pour ajouter avec une raideur polie:

--Asseyez-vous, je ne demande pas mieux que de causer.

Les mineurs se tournèrent, cherchèrent des sièges du regard.
Quelques-uns se risquèrent sur les chaises; tandis que les autres,
inquiétés par les soies brodées, préféraient se tenir debout.

Il y eut un silence.  M. Hennebeau, qui avait roulé son fauteuil
devant la cheminée, les dénombrait vivement, tâchait de se rappeler
leurs visages.  Il venait de reconnaître Pierron, caché au dernier
rang; et ses yeux s'étaient arrêtés sur Étienne, assis en face de lui.

--Voyons, demanda-t-il, qu'avez-vous à me dire?

Il s'attendait à entendre le jeune homme prendre la parole, et il fut
tellement surpris de voir Maheu s'avancer, qu'il ne put s'empêcher
d'ajouter encore:

--Comment! c'est vous, un bon ouvrier qui s'est toujours montré si
raisonnable, un ancien de Montsou dont la famille travaille au fond
depuis le premier coup de pioche!...  Ah! c'est mal, ça me chagrine
que vous soyez à la tête des mécontents!

Maheu écoutait, les yeux baissés.  Puis, il commença, la voix
hésitante et sourde d'abord.

--Monsieur le directeur, c'est justement parce que je suis un homme
tranquille, auquel on n'a rien à reprocher, que les camarades m'ont
choisi.  Cela doit vous prouver qu'il ne s'agit pas d'une révolte de
tapageurs, de mauvaises têtes cherchant à faire du désordre.  Nous
voulons seulement la justice, nous sommes las de crever de faim, et il
nous semble qu'il serait temps de s'arranger, pour que nous ayons au
moins du pain tous les jours.

Sa voix se raffermissait.  Il leva les yeux, il continua, en regardant
le directeur:

--Vous savez bien que nous ne pouvons accepter votre nouveau
système...  On nous accuse de mal boiser.  C'est vrai, nous ne donnons
pas à ce travail le temps nécessaire.  Mais, si nous le donnions,
notre journée se trouverait réduite encore, et comme elle n'arrive
déjà pas à nous nourrir, ce serait donc la fin de tout, le coup de
torchon qui nettoierait vos hommes.  Payez-nous davantage, nous
boiserons mieux, nous mettrons aux bois les heures voulues, au lieu de
nous acharner à l'abattage, la seule besogne productive.  Il n'y a pas
d'autre arrangement possible, il faut que le travail soit payé pour
être fait...  Et qu'est-ce que vous avez inventé à la place? une chose
qui ne peut pas nous entrer dans la tête, voyez-vous! Vous baissez le
prix de la berline, puis vous prétendez compenser cette baisse en
payant le boisage à part.  Si cela était vrai, nous n'en serions pas
moins volés, car le boisage nous prendrait toujours plus de temps.
Mais ce qui nous enrage, c'est que cela n'est pas même vrai: la
Compagnie ne compense rien du tout, elle met simplement deux centimes
par berline dans sa poche, voilà!

--Oui, oui, c'est la vérité, murmurèrent les autres délégués, en
voyant M.  Hennebeau faire un geste violent, comme pour interrompre.

Du reste, Maheu coupa la parole au directeur.  Maintenant, il était
lancé, les mots venaient tout seuls.  Par moments, il s'écoutait avec
surprise, comme si un étranger avait parlé en lui.  C'étaient des
choses amassées au fond de sa poitrine, des choses qu'il ne savait
même pas là, et qui sortaient, dans un gonflement de son coeur.  Il
disait leur misère à tous, le travail dur, la vie de brute, la femme
et les petits criant la faim à la maison.  Il cita les dernières paies
désastreuses, les quinzaines dérisoires, mangées par les amendes et
les chômages, rapportées aux familles en larmes.  Est-ce qu'on avait
résolu de les détruire?

--Alors, monsieur le directeur, finit-il par conclure, nous sommes
donc venus vous dire que, crever pour crever, nous préférons crever à
ne rien faire.  Ce sera de la fatigue de moins...  Nous avons quitté
les fosses, nous ne redescendrons que si la Compagnie accepte nos
conditions.  Elle veut baisser le prix de la berline, payer le boisage
à part.  Nous autres, nous voulons que les choses restent comme elles
étaient, et nous voulons encore qu'on nous donne cinq centimes de plus
par berline...  Maintenant, c'est à vous de voir si vous êtes pour la
justice et pour le travail.

Des voix, parmi les mineurs, s'élevèrent.

--C'est cela...  Il a dit notre idée à tous...  Nous ne demandons que
la raison.

D'autres, sans parler, approuvaient d'un hochement de tête.  La pièce
luxueuse avait disparu, avec ses ors et ses broderies, son entassement
mystérieux d'antiquailles; et ils ne sentaient même plus le tapis,
qu'ils écrasaient sous leurs chaussures lourdes.

--Laissez-moi donc répondre, finit par crier M. Hennebeau, qui se
fâchait.  Avant tout, il n'est pas vrai que la Compagnie gagne deux
centimes par berline...  Voyons les chiffres.

Une discussion confuse suivit.  Le directeur, pour tâcher de les
diviser, interpella Pierron, qui se déroba, en bégayant.  Au
contraire, Levaque était à la tête des plus agressifs, embrouillant
les choses, affirmant des faits qu'il ignorait.  Le gros murmure des
voix s'étouffait sous les tentures, dans la chaleur de serre.

--Si vous causez tous à la fois, reprit M. Hennebeau, jamais nous ne
nous entendrons.

Il avait retrouvé son calme, sa politesse rude, sans aigreur, de
gérant qui a reçu une consigne et qui entend la faire respecter.
Depuis les premiers mots, il ne quittait pas Étienne du regard, il
manoeuvrait pour le tirer du silence où le jeune homme se renfermait.
Aussi, abandonnant la discussion des deux centimes, élargit-il
brusquement la question.

--Non, avouez donc la vérité, vous obéissez à des excitations
détestables.  C'est une peste, maintenant, qui souffle sur tous les
ouvriers et qui corrompt les meilleurs...  Oh! je n'ai besoin de la
confession de personne, je vois bien qu'on vous a changés, vous si
tranquilles autrefois.  N'est-ce-pas? on vous a promis plus de beurre
que de pain, on vous a dit que votre tour était venu d'être les
maîtres...  Enfin, on vous enrégimente dans cette fameuse
Internationale, cette armée de brigands dont le rêve est la
destruction de la société...

Étienne, alors, l'interrompit.

--Vous vous trompez, monsieur le directeur.  Pas un charbonnier de
Montsou n'a encore adhéré.  Mais, si on les y pousse, toutes les
fosses s'enrôleront.  Ça dépend de la Compagnie.

Dès ce moment, la lutte continua entre M. Hennebeau et lui, comme si
les autres mineurs n'avaient plus été là.

--La Compagnie est une providence pour ses hommes, vous avez tort de
la menacer.  Cette année, elle a dépensé trois cent mille francs à
bâtir des corons, qui ne lui rapportent pas le deux pour cent, et je
ne parle ni des pensions qu'elle sert, ni du charbon, ni des
médicaments qu'elle donne...  Vous qui paraissez intelligent, qui êtes
devenu en peu de mois un de nos ouvriers les plus habiles, ne
feriez-vous pas mieux de répandre ces vérités-là que de vous perdre,
en fréquentant des gens de mauvaise réputation? Oui, je veux parler de
Rasseneur, dont nous avons dû nous séparer, afin de sauver nos fosses
de la pourriture socialiste...  On vous voit toujours chez lui, et
c'est lui assurément qui vous a poussé à créer cette caisse de
prévoyance, que nous tolérerions bien volontiers si elle était
seulement une épargne, mais où nous sentons une arme contre nous, un
fonds de réserve pour payer les frais de la guerre.  Et, à ce propos,
je dois ajouter que la Compagnie entend avoir un contrôle sur cette
caisse.

Étienne le laissait aller, les yeux sur les siens, les lèvres agitées
d'un petit battement nerveux.  Il sourit à la dernière phrase, il
répondit simplement:

--C'est donc une nouvelle exigence, car monsieur le directeur avait
jusqu'ici négligé de réclamer ce contrôle...  Notre désir, par
malheur, est que la Compagnie s'occupe moins de nous, et qu'au lieu de
jouer le rôle de providence, elle se montre tout bonnement juste en
nous donnant ce qui nous revient, notre gain qu'elle se partage.
Est-ce honnête, à chaque crise, de laisser mourir de faim les
travailleurs pour sauver les dividendes des actionnaires?...  Monsieur
le directeur aura beau dire, le nouveau système est une baisse de
salaire déguisée, et c'est ce qui nous révolte, car si la Compagnie a
des économies à faire, elle agit très mal en les réalisant uniquement
sur l'ouvrier.

--Ah! nous y voilà! cria M. Hennebeau.  Je l'attendais, cette
accusation d'affamer le peuple et de vivre de sa sueur! Comment
pouvez-vous dire des bêtises pareilles, vous qui devriez savoir les
risques énormes que les capitaux courent dans l'industrie, dans les
mines par exemple? Une fosse tout équipée, aujourd'hui, coûte de
quinze cent mille francs à deux millions; et que de peine avant de
retirer un intérêt médiocre d'une telle somme engloutie! Presque la
moitié des sociétés minières, en France, font faillite...  Du reste,
c'est stupide d'accuser de cruauté celles qui réussissent.  Quand
leurs ouvriers souffrent, elles souffrent elles-mêmes.  Croyez-vous
que la Compagnie n'a pas autant à perdre que vous, dans la crise
actuelle?  Elle n'est pas la maîtresse du salaire, elle obéit à la
concurrence, sous peine de ruine.  Prenez-vous-en aux faits, et non à
elle...  Mais vous ne voulez pas entendre, vous ne voulez pas
comprendre!

--Si, dit le jeune homme, nous comprenons très bien qu'il n'y a pas
d'amélioration possible pour nous, tant que les choses iront comme
elles vont, et c'est même à cause de ça que les ouvriers finiront, un
jour ou l'autre, par s'arranger de façon à ce qu'elles aillent
autrement.

Cette parole, si modérée de forme, fut prononcée à demi-voix, avec une
telle conviction, tremblante de menace, qu'il se fit un grand silence.
Une gêne, un souffle de peur passa dans le recueillement du salon.
Les autres délégués, qui comprenaient mal, sentaient pourtant que le
camarade venait de réclamer leur part, au milieu de ce bien-être; et
ils recommençaient à jeter des regards obliques sur les tentures
chaudes, sur les sièges confortables, sur tout ce luxe dont la moindre
babiole aurait payé leur soupe pendant un mois.

Enfin, M. Hennebeau, qui était resté pensif, se leva, pour les
congédier.  Tous l'imitèrent.  Étienne, légèrement, avait poussé le
coude de Maheu; et celui-ci reprit, la langue déjà empâtée et
maladroite:

--Alors, monsieur, c'est tout ce que vous répondez...  Nous allons
dire aux autres que vous repoussez nos conditions.

--Moi, mon brave, s'écria le directeur, mais je ne repousse rien!...
Je suis un salarié comme vous, je n'ai pas plus de volonté ici que le
dernier de vos galibots.  On me donne des ordres, et mon seul rôle est
de veiller à leur bonne exécution.  Je vous ai dit ce que j'ai cru
devoir vous dire, mais je me garderais bien de décider...  Vous
m'apportez vos exigences, je les ferai connaître à la Régie, puis je
vous transmettrai la réponse.

Il parlait de son air correct de haut fonctionnaire, évitant de se
passionner dans les questions, d'une sécheresse courtoise de simple
instrument d'autorité.  Et les mineurs, maintenant, le regardaient
avec défiance, se demandaient d'où il venait, quel intérêt il pouvait
avoir à mentir, ce qu'il devait voler, en se mettant ainsi entre eux
et les vrais patrons.  Un intrigant peut-être, un homme qu'on payait
comme un ouvrier, et qui vivait si bien!

Étienne osa de nouveau intervenir.

--Voyez donc, monsieur le directeur, comme il est regrettable que nous
ne puissions plaider notre cause en personne.  Nous expliquerions
beaucoup de choses, nous trouverions des raisons qui vous échappent
forcément...  Si nous savions seulement où nous adresser!

M. Hennebeau ne se fâcha point.  Il eut même un sourire.

--Ah! dame! cela se complique, du moment où vous n'avez pas confiance
en moi...  Il faut aller là-bas.

Les délégués avaient suivi son geste vague, sa main tendue vers une
des fenêtres.  Où était-ce, là-bas? Paris sans doute.  Mais ils ne le
savaient pas au juste, cela se reculait dans un lointain terrifiant,
dans une contrée inaccessible et religieuse, où trônait le dieu
inconnu, accroupi au fond de son tabernacle.  Jamais ils ne le
verraient, ils le sentaient seulement comme une force qui, de loin,
pesait sur les dix mille charbonniers de Montsou.  Et, quand le
directeur parlait, c'était cette force qu'il avait derrière lui,
cachée et rendant des oracles.

Un découragement les accabla, Étienne lui-même eut un haussement
d'épaules pour leur dire que le mieux était de s'en aller; tandis que
M. Hennebeau tapait amicalement sur le bras de Maheu, en lui demandant
des nouvelles de Jeanlin.

--En voilà une rude leçon cependant, et c'est vous qui défendez les
mauvais boisages!...  Vous réfléchirez, mes amis, vous comprendrez
qu'une grève serait un désastre pour tout le monde.  Avant une
semaine, vous mourrez de faim: comment ferez-vous?...  Je compte sur
votre sagesse d'ailleurs, et je suis convaincu que vous redescendrez
lundi au plus tard.

Tous partaient, quittaient le salon dans un piétinement de troupeau,
le dos arrondi, sans répondre un mot à cet espoir de soumission.  Le
directeur, qui les accompagnait, fut obligé de résumer l'entretien: la
Compagnie d'un côté avec son nouveau tarif, les ouvriers de l'autre
avec leur demande d'une augmentation de cinq centimes par berline.
Pour ne leur laisser aucune illusion, il crut devoir les prévenir que
leurs conditions seraient certainement repoussées par la Régie.

--Réfléchissez avant de faire des bêtises, répéta-t-il, inquiet de
leur silence.

Dans le vestibule, Pierron salua très bas, pendant que Levaque
affectait de remettre sa casquette.  Maheu cherchait un mot pour
partir, lorsque Étienne, de nouveau, le toucha du coude.  Et tous s'en
allèrent, au milieu de ce silence menaçant.  La porte seule retomba, à
grand bruit.

Lorsque M. Hennebeau rentra dans la salle à manger, il retrouva ses
convives immobiles et muets, devant les liqueurs.  En deux mots, il
mit au courant Deneulin, dont le visage acheva de s'assombrir.  Puis,
tandis qu'il buvait son café froid, on tâcha de parler d'autre chose.
Mais les Grégoire eux-mêmes revinrent à la grève, étonnés qu'il n'y
eût pas des lois pour défendre aux ouvriers de quitter leur travail.
Paul rassurait Cécile, affirmait qu'on attendait les gendarmes.

Enfin, madame Hennebeau appela le domestique.

--Hippolyte, avant que nous passions au salon, ouvrez les fenêtres et
donnez de l'air.

Quinze jours s'étaient écoulés; et, le lundi de la troisième semaine,
les feuilles de présence, envoyées à la Direction, indiquèrent une
diminution nouvelle dans le nombre des ouvriers descendus.  Ce
matin-là, on comptait sur la reprise du travail; mais l'obstination de
la Régie à ne pas céder exaspérait les mineurs.  Le Voreux,
Crèvecoeur, Mirou, Madeleine n'étaient plus les seuls qui chômaient; à
la Victoire et à Feutry-Cantel, la descente comptait à peine
maintenant le quart des hommes; et Saint-Thomas lui-même se trouvait
atteint.  Peu à peu, la grève devenait générale.

Au Voreux, un lourd silence pesait sur le carreau.  C'était l'usine
morte, ce vide et cet abandon des grands chantiers, où dort le
travail.  Dans le ciel gris de décembre, le long des hautes
passerelles, trois ou quatre berlines oubliées avaient la tristesse
muette des choses.  En bas, entre les jambes maigres des tréteaux, le
stock de charbon s'épuisait, laissant la terre nue et noire; tandis
que la provision des bois pourrissait sous les averses.  A
l'embarcadère du canal, il était resté une péniche à moitié chargée,
comme assoupie dans l'eau trouble; et, sur le terri désert, dont les
sulfures décomposés fumaient malgré la pluie, une charrette dressait
mélancoliquement ses brancards.  Mais les bâtiments surtout
s'engourdissaient, le criblage aux persiennes closes, le beffroi où ne
montaient plus les grondements de la recette, et la chambre refroidie
des générateurs, et la cheminée géante trop large pour les rares
fumées.  On ne chauffait la machine d'extraction que le matin.  Les
palefreniers descendaient la nourriture des chevaux, les porions
travaillaient seuls au fond, redevenus ouvriers, veillant aux
désastres qui endommagent les voies, dès qu'on cesse de les
entretenir; puis, à partir de neuf heures, le reste du service se
faisait par les échelles.  Et, au-dessus de cette mort des bâtiments
ensevelis dans leur drap de poussière noire, il n'y avait toujours que
l'échappement de la pompe soufflant son haleine grosse et longue, le
reste de vie de la fosse, que les eaux auraient détruite, si le
souffle s'était arrêté.

En face, sur le plateau, le coron des Deux-Cent-Quarante, lui aussi,
semblait mort.  Le préfet de Lille était accouru, des gendarmes
avaient battu les routes; mais, devant le calme des grévistes, préfet
et gendarmes s'étaient décidés à rentrer chez eux.  Jamais le coron
n'avait donné un si bel exemple, dans la vaste plaine.  Les hommes,
pour éviter d'aller au cabaret, dormaient la journée entière; les
femmes, en se rationnant de café, devenaient raisonnables, moins
enragées de bavardages et de querelles; et jusqu'aux bandes d'enfants
qui avaient l'air de comprendre, d'une telle sagesse, qu'elles
couraient pieds nus et se giflaient sans bruit.  C'était le mot
d'ordre, répété, circulant de bouche en bouche: on voulait être sage.

Pourtant, un continuel va-et-vient emplissait de monde la maison des
Maheu.  Étienne, à titre de secrétaire, y avait partagé les trois
mille francs de la caisse de prévoyance, entre les familles
nécessiteuses; ensuite, de divers côtés, étaient arrivées quelques
centaines de francs, produites par des souscriptions et des quêtes.
Mais, aujourd'hui, toutes les ressources s'épuisaient, les mineurs
n'avaient plus d'argent pour soutenir la grève, et la faim était là,
menaçante.  Maigrat, après avoir promis un crédit d'une quinzaine,
s'était brusquement ravisé au bout de huit jours, coupant les vivres.
D'habitude, il prenait les ordres de la Compagnie; peut-être celle-ci
désirait-elle en finir tout de suite, en affamant les corons.  Il
agissait d'ailleurs en tyran capricieux, donnait ou refusait du pain,
suivant la figure de la fille que les parents envoyaient aux
provisions; et il fermait surtout sa porte à la Maheude, plein de
rancune, voulant la punir de ce qu'il n'avait pas eu Catherine.  Pour
comble de misère, il gelait très fort, les femmes voyaient diminuer
leur tas de charbon, avec la pensée inquiète qu'on ne le
renouvellerait plus aux fosses, tant que les hommes ne redescendraient
pas.  Ce n'était point assez de crever de faim, on allait aussi crever
de froid.

Chez les Maheu, déjà tout manquait.  Les Levaque mangeaient encore,
sur une pièce de vingt francs prêtée par Bouteloup.  Quant aux
Pierron, ils avaient toujours de l'argent; mais, pour paraître aussi
affamés que les autres, dans la crainte des emprunts, ils se
fournissaient à crédit chez Maigrat, qui aurait jeté son magasin à la
Pierronne, si elle avait tendu sa jupe.  Dès le samedi, beaucoup de
familles s'étaient couchées sans souper.  Et, en face des jours
terribles qui commençaient, pas une plainte ne se faisait entendre,
tous obéissaient au mot d'ordre, avec un tranquille courage.

C'était quand même une confiance absolue, une foi religieuse, le don
aveugle d'une population de croyants.  Puisqu'on leur avait promis
l'ère de la justice, ils étaient prêts à souffrir pour la conquête du
bonheur universel.  La faim exaltait les têtes, jamais l'horizon fermé
n'avait ouvert un au-delà plus large à ces hallucinés de la misère.
Ils revoyaient là-bas, quand leurs yeux se troublaient de faiblesse,
la cité idéale de leur rêve, mais prochaine à cette heure et comme
réelle, avec son peuple de frères, son âge d'or de travail et de repas
en commun.  Rien n'ébranlait la conviction qu'ils avaient d'y entrer
enfin.  La caisse s'était épuisée, la Compagnie ne céderait pas,
chaque jour devait aggraver la situation, et ils gardaient leur
espoir, et ils montraient le mépris souriant des faits.  Si la terre
craquait sous eux, un miracle les sauverait.  Cette foi remplaçait le
pain et chauffait le ventre.  Lorsque les Maheu et les autres avaient
digéré trop vite leur soupe d'eau claire, ils montaient ainsi dans un
demi-vertige, l'extase d'une vie meilleure qui jetait les martyrs aux
bêtes.

Désormais, Étienne était le chef incontesté.  Dans les conversations
du soir, il rendait des oracles, à mesure que l'étude l'affinait et le
faisait trancher en toutes choses.  Il passait les nuits à lire, il
recevait un nombre plus grand de lettres; même il s'était abonné au
Vengeur, une feuille socialiste de Belgique, et ce journal, le premier
qui entrait dans le coron, lui avait attiré, de la part des camarades,
une considération extraordinaire.  Sa popularité croissante le
surexcitait chaque jour davantage.  Tenir une correspondance étendue,
discuter du sort des travailleurs aux quatre coins de la province,
donner des consultations aux mineurs du Voreux, surtout devenir un
centre, sentir le monde rouler autour de soi, c'était un continuel
gonflement de vanité, pour lui, l'ancien mécanicien, le haveur aux
mains grasses et noires.  Il montait d'un échelon, il entrait dans
cette bourgeoisie exécrée, avec des satisfactions d'intelligence et de
bien-être, qu'il ne s'avouait pas.  Un seul malaise lui restait, la
conscience de son manque d'instruction, qui le rendait embarrassé et
timide, dès qu'il se trouvait devant un monsieur en redingote.  S'il
continuait à s'instruire, dévorant tout, le manque de méthode rendait
l'assimilation très lente, une telle confusion se produisait, qu'il
finissait par savoir des choses qu'il n'avait pas comprises.  Aussi, à
certaines heures de bon sens, éprouvait-il une inquiétude sur sa
mission, la peur de n'être point l'homme attendu.  Peut-être aurait-il
fallu un avocat, un savant capable de parler et d'agir, sans
compromettre les camarades? Mais une révolte le remettait bientôt
d'aplomb.  Non, non, pas d'avocats! tous sont des canailles, ils
profitent de leur science pour s'engraisser avec le peuple! Ça
tournerait comme ça tournerait, les ouvriers devaient faire leurs
affaires entre eux.  Et son rêve de chef populaire le berçait de
nouveau: Montsou à ses pieds, Paris dans un lointain de brouillard,
qui sait? la députation un jour, la tribune d'une salle riche, où il
se voyait foudroyant les bourgeois du premier discours prononcé par un
ouvrier dans un Parlement.

Depuis quelques jours, Étienne était perplexe.  Pluchart écrivait
lettre sur lettre, en offrant de se rendre à Montsou, pour chauffer le
zèle des grévistes.  Il s'agissait d'organiser une réunion privée, que
le mécanicien présiderait; et il y avait, sous ce projet, l'idée
d'exploiter la grève, de gagner à l'Internationale les mineurs, qui,
jusque-là, s'étaient montrés méfiants.  Étienne redoutait du tapage,
mais il aurait cependant laissé venir Pluchart, si Rasseneur n'avait
blâmé violemment cette intervention.  Malgré sa puissance, le jeune
homme devait compter avec le cabaretier, dont les services étaient
plus anciens, et qui gardait des fidèles parmi ses clients.  Aussi
hésitait-il encore, ne sachant que répondre.

Justement, le lundi, vers quatre heures, une nouvelle lettre arriva de
Lille, comme Étienne se trouvait seul, avec la Maheude, dans la salle
du bas.  Maheu, énervé d'oisiveté, était parti à la pêche: s'il avait
la chance de prendre un beau poisson, en dessous de l'écluse du canal,
on le vendrait et on achèterait du pain.  Le vieux Bonnemort et le
petit Jeanlin venaient de filer, pour essayer leurs jambes remises à
neuf; tandis que les enfants étaient sortis avec Alzire, qui passait
des heures sur le terri, à ramasser des escarbilles.  Assise près du
maigre feu, qu'on n'osait plus entretenir, la Maheude, dégrafée, un
sein hors du corsage et tombant jusqu'au ventre, faisait téter
Estelle.

Lorsque le jeune homme replia la lettre, elle l'interrogea.

--Est-ce de bonnes nouvelles? va-t-on nous envoyer de l'argent?

Il répondit non du geste, et elle continua:

--Cette semaine, je ne sais comment nous allons faire...  Enfin, on
tiendra tout de même.  Quand on a le bon droit de son côté, n'est-ce
pas? ça vous donne du coeur, on finit toujours par être les plus
forts.

A cette heure, elle était pour la grève, raisonnablement.  Il aurait
mieux valu forcer la Compagnie à être juste, sans quitter le travail.
Mais, puisqu'on l'avait quitté, on devait ne pas le reprendre, avant
d'obtenir justice.  Là-dessus, elle se montrait d'une énergie
intraitable.  Plutôt crever que de paraître avoir eu tort, lorsqu'on
avait raison!

--Ah! s'écria Étienne, s'il éclatait un bon choléra, qui nous
débarrassât de tous ces exploiteurs de la Compagnie!

--Non, non, répondit-elle, il ne faut souhaiter la mort à personne.
Ça ne nous avancerait guère, il en repousserait d'autres...  Moi, je
demande seulement que ceux-là reviennent à des idées plus sensées, et
j'attends ça, car il y a des braves gens partout...  Vous savez que je
ne suis pas du tout pour votre politique.

En effet, elle blâmait d'habitude ses violences de paroles, elle le
trouvait batailleur.  Qu'on voulût se faire payer son travail ce qu'il
valait, c'était bon; mais pourquoi s'occuper d'un tas de choses, des
bourgeois et du gouvernement? pourquoi se mêler des affaires des
autres, où il n'y avait que de mauvais coups à attraper? Et elle lui
gardait son estime, parce qu'il ne se grisait pas et qu'il lui payait
régulièrement ses quarante-cinq francs de pension.  Quand un homme
avait de la conduite, on pouvait lui passer le reste.

Étienne, alors, parla de la République, qui donnerait du pain à tout
le monde.  Mais la Maheude secoua la tête, car elle se souvenait de
48, une année de chien, qui les avait laissés nus comme des vers, elle
et son homme, dans les premiers temps de leur ménage.  Elle s'oubliait
à en conter les embêtements d'une voix morne, les yeux perdus, la
gorge à l'air, tandis que sa fille Estelle, sans lâcher le sein,
s'endormait sur ses genoux.  Et, absorbé lui aussi, Étienne regardait
fixement ce sein énorme, dont la blancheur molle tranchait avec le
teint massacré et jauni du visage.

--Pas un liard, murmurait-elle, rien à se mettre sous la dent, et
toutes les fosses qui s'arrêtaient.  Enfin, quoi! la crevaison du
pauvre monde, comme aujourd'hui!

Mais, à ce moment, la porte s'ouvrit, et ils restèrent muets de
surprise devant Catherine qui entrait.  Depuis sa fuite avec Chaval,
elle n'avait plus reparu au coron.  Son trouble était si grand,
qu'elle ne referma pas la porte, tremblante et muette.  Elle comptait
trouver sa mère seule, la vue du jeune homme dérangeait la phrase
préparée en route.

--Qu'est-ce que tu viens ficher ici? cria la Maheude, sans même
quitter sa chaise.  Je ne veux plus de toi, va-t'en!

Alors, Catherine tâcha de rattraper des mots.

--Maman, c'est du café et du sucre...  Oui, pour les enfants...  J'ai
fait des heures, j'ai songé à eux...

Elle tirait de ses poches une livre de café et une livre de sucre,
qu'elle s'enhardit à poser sur la table.  La grève du Voreux la
tourmentait, tandis qu'elle travaillait à Jean-Bart, et elle n'avait
trouvé que cette façon d'aider un peu ses parents, sous le prétexte de
songer aux petits.  Mais son bon coeur ne désarmait pas sa mère, qui
répliqua:

--Au lieu de nous apporter des douceurs, tu aurais mieux fait de
rester à nous gagner du pain.

Elle l'accabla, elle se soulagea, en lui jetant à la face tout ce
qu'elle répétait contre elle, depuis un mois.  Filer avec un homme, se
coller à seize ans, lorsqu'on avait une famille dans le besoin! Il
fallait être la dernière des filles dénaturées.  On pouvait pardonner
une bêtise, mais une mère n'oubliait jamais un pareil tour.  Et encore
si on l'avait tenue à l'attache!  Pas du tout, elle était libre comme
l'air, on lui demandait seulement de rentrer coucher.

--Dis? qu'est-ce que tu as dans la peau, à ton âge?

Catherine, immobile près de la table, écoutait, la tête basse.  Un
tressaillement agitait son maigre corps de fille tardive, et elle
tâchait de répondre, en paroles entrecoupées.

--Oh! s'il n'y avait que moi, pour ce que ça m'amuse!...  C'est lui.
Quand il veut, je suis bien forcée de vouloir, n'est-ce pas?  parce
que, vois-tu, il est le plus fort...  Est-ce qu'on sait comment les
choses tournent? Enfin, c'est fait, et ce n'est pas à défaire, car
autant lui qu'un autre, maintenant.  Faut bien qu'il m'épouse.

Elle se défendait sans révolte, avec la résignation passive des filles
qui subissent le mâle de bonne heure.  N'était-ce pas la loi commune?
Jamais elle n'avait rêvé autre chose, une violence derrière le terri,
un enfant à seize ans, puis la misère dans le ménage, si son galant
l'épousait.  Et elle ne rougissait de honte, elle ne tremblait ainsi,
que bouleversée d'être traitée en gueuse devant ce garçon, dont la
présence l'oppressait et la désespérait.

Étienne, cependant, s'était levé, en affectant de secouer le feu à
demi éteint, pour ne pas gêner l'explication.  Mais leurs regards se
rencontrèrent, il la trouvait pâle, éreintée, jolie quand même avec
ses yeux si clairs, dans sa face qui se tannait; et il éprouva un
singulier sentiment, sa rancune était partie, il aurait simplement
voulu qu'elle fût heureuse, chez cet homme qu'elle lui avait préféré.
C'était un besoin de s'occuper d'elle encore, une envie d'aller à
Montsou forcer l'autre à des égards.  Mais elle ne vit que de la pitié
dans cette tendresse qui s'offrait toujours, il devait la mépriser
pour la dévisager de la sorte.  Alors, son coeur se serra tellement,
qu'elle étrangla, sans pouvoir bégayer d'autres paroles d'excuse.

--C'est ça, tu fais mieux de te taire, reprit la Maheude implacable.
Si tu reviens pour rester, entre; autrement, file tout de suite, et
estime-toi heureuse que je sois embarrassée, car je t'aurais déjà
fichu mon pied quelque part.

Comme si, brusquement, cette menace se réalisait, Catherine reçut dans
le derrière, à toute volée, un coup de pied dont la violence
l'étourdit de surprise et de douleur.  C'était Chaval, entré d'un bond
par la porte ouverte, qui lui allongeait une ruade de bête mauvaise.
Depuis une minute, il la guettait du dehors.

--Ah! salope, hurla-t-il, je t'ai suivie, je savais bien que tu
revenais ici t'en faire foutre jusqu'au nez! Et c'est toi qui le
paies, hein? Tu l'arroses de café avec mon argent!

La Maheude et Étienne, stupéfiés, ne bougeaient pas.  D'un geste
furibond, Chaval chassait Catherine vers la porte.

--Sortiras-tu, nom de Dieu!

Et, comme elle se réfugiait dans un angle, il retomba sur la mère.

--Un joli métier de garder la maison, pendant que ta putain de fille
est là-haut, les jambes en l'air!

Enfin, il tenait le poignet de Catherine, il la secouait, la traînait
dehors.  A la porte, il se retourna de nouveau vers la Maheude, clouée
sur sa chaise.  Elle en avait oublié de rentrer son sein.  Estelle
s'était endormie, le nez glissé en avant, dans la jupe de laine; et le
sein énorme pendait, libre et nu, comme une mamelle de vache
puissante.

--Quand la fille n'y est pas, c'est la mère qui se fait tamponner,
cria Chaval.  Va, montre-lui ta viande! Il n'est pas dégoûté, ton
salaud de logeur!

Du coup, Étienne voulut gifler le camarade.  La peur d'ameuter le
coron par une bataille l'avait retenu de lui arracher Catherine des
mains.  Mais, à son tour, une rage l'emportait, et les deux hommes se
trouvèrent face à face, le sang dans les yeux.  C'était une vieille
haine, une jalousie longtemps inavouée, qui éclatait.  Maintenant, il
fallait que l'un des deux mangeât l'autre.

--Prends garde! balbutia Étienne, les dents serrées.  J'aurai ta peau.

--Essaie! répondit Chaval.

Ils se regardèrent encore pendant quelques secondes, de si près, que
leur souffle ardent brûlait leur visage.  Et ce fut Catherine,
suppliante, qui reprit la main de son amant pour l'entraîner.  Elle le
tirait hors du coron, elle fuyait, sans tourner la tête.

--Quelle brute! murmura Étienne en fermant la porte violemment, agité
d'une telle colère, qu'il dut se rasseoir.

En face de lui, la Maheude n'avait pas remué.  Elle eut un grand
geste, et un silence se fit, pénible et lourd des choses qu'ils ne
disaient pas.  Malgré son effort, il revenait quand même à sa gorge, à
cette coulée de chair blanche, dont l'éclat maintenant le gênait.
Sans doute, elle avait quarante ans et elle était déformée, comme une
bonne femelle qui produisait trop; mais beaucoup la désiraient encore,
large, solide, avec sa grosse figure longue d'ancienne belle fille.
Lentement, d'un air tranquille, elle avait pris à deux mains sa
mamelle et la rentrait.  Un coin rose s'obstinait, elle le renfonça du
doigt, puis se boutonna, toute noire à présent, avachie dans son vieux
caraco.

--C'est un cochon, dit-elle enfin.  Il n'y a qu'un sale cochon pour
avoir des idées si dégoûtantes...  Moi, je m'en fiche! Ça ne méritait
pas de réponse.

Puis, d'une voix franche, elle ajouta, sans quitter le jeune homme du
regard:

--J'ai mes défauts bien sûr, mais je n'ai pas celui-là...  Il n'y a
que deux hommes qui m'ont touchée, un herscheur autrefois, à quinze
ans, et Maheu ensuite.  S'il m'avait lâchée comme l'autre, dame! je ne
sais trop ce qu'il serait arrivé, et je ne suis pas plus fière pour
m'être bien conduite avec lui depuis notre mariage, parce que,
lorsqu'on n'a point fait le mal, c'est souvent que les occasions ont
manqué...  Seulement, je dis ce qui est, et je connais des voisines
qui n'en pourraient dire autant, n'est-ce pas?

--Ça, c'est bien vrai, répondit Étienne en se levant.

Et il sortit, pendant qu'elle se décidait à rallumer le feu, après
avoir posé Estelle endormie sur deux chaises.  Si le père attrapait et
vendait un poisson, on ferait tout de même de la soupe.

Dehors, la nuit tombait déjà, une nuit glaciale, et la tête basse,
Étienne marchait, pris d'une tristesse noire.  Ce n'était plus de la
colère contre l'homme, de la pitié pour la pauvre fille maltraitée.
La scène brutale s'effaçait, se noyait, le rejetait à la souffrance de
tous, aux abominations de la misère.  Il revoyait le coron sans pain,
ces femmes, ces petits qui ne mangeraient pas le soir, tout ce peuple
luttant, le ventre vide.  Et le doute dont il était effleuré parfois,
s'éveillait en lui, dans la mélancolie affreuse du crépuscule, le
torturait d'un malaise qu'il n'avait jamais ressenti si violent.  De
quelle terrible responsabilité il se chargeait!  Allait-il les pousser
encore, les faire s'entêter à la résistance, maintenant qu'il n'y
avait ni argent ni crédit? et quel serait le dénouement, s'il
n'arrivait aucun secours, si la faim abattait les courages?
Brusquement, il venait d'avoir la vision du désastre: des enfants qui
mouraient, des mères qui sanglotaient, tandis que les hommes, hâves et
maigris, redescendaient dans les fosses.  Il marchait toujours, ses
pieds butaient sur les pierres, l'idée que la Compagnie serait la plus
forte et qu'il aurait fait le malheur des camarades, l'emplissait
d'une insupportable angoisse.

Lorsqu'il leva la tête, il vit qu'il était devant le Voreux.  La masse
sombre des bâtiments s'alourdissait sous les ténèbres croissantes.  Au
milieu du carreau désert, obstrué de grandes ombres immobiles, on eût
dit un coin de forteresse abandonnée.  Dès que la machine d'extraction
s'arrêtait, l'âme s'en allait des murs.  A cette heure de nuit, rien
n'y vivait plus, pas une lanterne, pas une voix; et l'échappement de
la pompe lui-même n'était qu'un râle lointain, venu on ne savait d'où,
dans cet anéantissement de la fosse entière.

Étienne regardait, et le sang lui remontait au coeur.  Si les ouvriers
souffraient la faim, la Compagnie entamait ses millions.  Pourquoi
serait-elle la plus forte, dans cette guerre du travail contre
l'argent? En tout cas, la victoire lui coûterait cher.  On compterait
ses cadavres, ensuite.  Il était repris d'une fureur de bataille, du
besoin farouche d'en finir avec la misère, même au prix de la mort.
Autant valait-il que le coron crevât d'un coup, si l'on devait
continuer à crever en détail, de famine et d'injustice.  Des lectures
mal digérées lui revenaient, des exemples de peuples qui avaient
incendié leurs villes pour arrêter l'ennemi, des histoires vagues où
les mères sauvaient les enfants de l'esclavage, en leur cassant la
tête sur le pavé, où les hommes se laissaient mourir d'inanition,
plutôt que de manger le pain des tyrans.  Cela l'exaltait, une gaieté
rouge se dégageait de sa crise de noire tristesse, chassant le doute,
lui faisant honte de cette lâcheté d'une heure.  Et, dans ce réveil de
sa foi, des bouffées d'orgueil reparaissaient et l'emportaient plus
haut, la joie d'être le chef, de se voir obéi jusqu'au sacrifice, le
rêve élargi de sa puissance, le soir du triomphe.  Déjà, il imaginait
une scène d'une grandeur simple, son refus du pouvoir, l'autorité
remise entre les mains du peuple, quand il serait le maître.

Mais il s'éveilla, il tressaillit à la voix de Maheu qui lui contait
sa chance, une truite superbe pêchée et vendue trois francs.  On
aurait de la soupe.  Alors, il laissa le camarade retourner seul au
coron, en lui disant qu'il le suivait; et il entra s'attabler à
l'Avantage, il attendit le départ d'un client pour avertir nettement
Rasseneur qu'il allait écrire à Pluchart de venir tout de suite.  Sa
résolution était prise, il voulait organiser une réunion privée, car
la victoire lui semblait certaine, si les charbonniers de Montsou
adhéraient en masse à l'Internationale.

Ce fut au Bon-Joyeux, chez la veuve Désir, qu'on organisa la réunion
privée, pour le jeudi, à deux heures.  La veuve, outrée des misères
qu'on faisait à ses enfants, les charbonniers, ne décolérait plus,
depuis surtout que son cabaret se vidait.  Jamais grève n'avait eu
moins soif, les soûlards s'enfermaient chez eux, par crainte de
désobéir au mot d'ordre de sagesse.  Aussi Montsou, qui grouillait de
monde les jours de ducasse, allongeait-il sa large rue, muette et
morne, d'un air de désolation.  Plus de bière coulant des comptoirs et
des ventres, les ruisseaux étaient secs.  Sur le pavé, au débit
Casimir et à l'estaminet du Progrès, on ne voyait que les faces pâles
des cabaretières interrogeant la route; puis, dans Montsou même, toute
la ligne s'étendait déserte, de l'estaminet Lenfant à l'estaminet
Tison, en passant par l'estaminet Piquette et le débit de la
Tête-Coupée; seul, l'estaminet Saint-Éloi, que des porions
fréquentaient, versait encore quelques chopes; et la solitude gagnait
jusqu'au Volcan, dont les dames chômaient, faute d'amateurs, bien
qu'elles eussent baissé leur prix de dix sous à cinq sous, vu la
rigueur des temps.  C'était un vrai deuil qui crevait le coeur du pays
entier.

--Nom de Dieu! s'était écriée la veuve Désir, en tapant des deux mains
sur ses cuisses, c'est la faute aux gendarmes! Qu'ils me foutent en
prison, s'ils le veulent, mais il faut que je les embête!

Pour elle, toutes les autorités, tous les patrons, c'étaient des
gendarmes, un terme de mépris général, dans lequel elle enveloppait
les ennemis du peuple.  Et elle avait accueilli avec transport la
demande d'Étienne: sa maison entière appartenait aux mineurs, elle
prêterait gratuitement la salle de bal, elle lancerait elle-même les
invitations, puisque la loi l'exigeait.  D'ailleurs, tant mieux, si la
loi n'était pas contente! on verrait sa gueule.  Dès le lendemain, le
jeune homme lui apporta à signer une cinquantaine de lettres, qu'il
avait fait copier par les voisins du coron sachant écrire; et l'on
envoya ces lettres, dans les fosses, aux délégués et à des hommes dont
on était sûr.  L'ordre du jour avoué était de discuter la continuation
de la grève; mais, en réalité, on attendait Pluchart, on comptait sur
un discours de lui, pour enlever l'adhésion en masse à l'Internationale.

Le jeudi matin, Étienne fut pris d'inquiétude, en ne voyant pas
arriver son ancien contremaître, qui avait promis par dépêche d'être
là le mercredi soir.  Que se passait-il donc? Il était désolé de ne
pouvoir s'entendre avec lui, avant la réunion.  Dès neuf heures, il se
rendit à Montsou, dans l'idée que le mécanicien y était peut-être allé
tout droit, sans s'arrêter au Voreux.

--Non, je n'ai pas vu votre ami, répondit la veuve Désir.  Mais tout
est prêt, venez donc voir.

Elle le conduisit dans la salle de bal.  La décoration en était restée
la même, des guirlandes qui soutenaient, au plafond, une couronne de
fleurs en papier peint, et des écussons de carton doré alignant des
noms de saints et de saintes, le long des murs.  Seulement, on avait
remplacé la tribune des musiciens par une table et trois chaises, dans
un angle; et, rangés de biais, des bancs garnissaient la salle.

--C'est parfait, déclara Étienne.

--Et, vous savez, reprit la veuve, vous êtes chez vous.  Gueulez tant
que ça vous plaira...  Faudra que les gendarmes me passent sur le
corps, s'ils viennent.

Malgré son inquiétude, il ne put s'empêcher de sourire en la
regardant, tellement elle lui parut vaste, avec une paire de seins
dont un seul réclamait un homme, pour être embrassé; ce qui faisait
dire que, maintenant, sur les six galants de la semaine, elle en
prenait deux chaque soir, à cause de la besogne.

Mais Étienne s'étonna de voir entrer Rasseneur et Souvarine; et, comme
la veuve les laissait tous trois dans la grande salle vide, il
s'écria:

--Tiens! c'est déjà vous!

Souvarine, qui avait travaillé la nuit au Voreux, les machineurs
n'étant pas en grève, venait simplement par curiosité.  Quant à
Rasseneur, il semblait gêné depuis deux jours, sa grasse figure ronde
avait perdu son rire débonnaire.

--Pluchart n'est pas arrivé, je suis très inquiet, ajouta Étienne.

Le cabaretier détourna les yeux et répondit entre ses dents:

--Ça ne m'étonne pas, je ne l'attends plus.

--Comment?

Alors, il se décida, il regarda l'autre en face, et d'un air brave:

--C'est que, moi aussi, je lui ai envoyé une lettre, si tu veux que je
te le dise; et, dans cette lettre, je l'ai supplié de ne pas venir...
Oui, je trouve que nous devons faire nos affaires nous-mêmes, sans
nous adresser aux étrangers.

Étienne, hors de lui, tremblant de colère, les yeux dans les yeux du
camarade, répétait en bégayant:

--Tu as fait ça! tu as fait ça!

--J'ai fait ça, parfaitement! Et tu sais pourtant si j'ai confiance en
Pluchart! C'est un malin et un solide, on peut marcher avec lui...
Mais, vois-tu, je me fous de vos idées, moi! La politique, le
gouvernement, tout ça, je m'en fous! Ce que je désire, c'est que le
mineur soit mieux traité.  J'ai travaillé au fond pendant vingt ans,
j'y ai sué tellement de misère et de fatigue, que je me suis juré
d'obtenir des douceurs pour les pauvres bougres qui y sont encore; et,
je le sens bien, vous n'obtiendrez rien du tout avec vos histoires,
vous allez rendre le sort de l'ouvrier encore plus misérable...Quand
il sera forcé par la faim de redescendre, on le salera davantage, la
Compagnie le paiera à coups de trique, comme un chien échappé qu'on
fait rentrer à la niche...  Voilà ce que je veux empêcher, entends-tu!

Il haussait la voix, le ventre en avant, planté carrément sur ses
grosses jambes.  Et toute sa nature d'homme raisonnable et patient se
confessait en phrases claires, qui coulaient abondantes, sans effort.
Est-ce que ce n'était pas stupide de croire qu'on pouvait d'un coup
changer le monde, mettre les ouvriers à la place des patrons, partager
l'argent comme on partage une pomme? Il faudrait des mille ans et des
mille ans pour que ça se réalisât peut-être.  Alors, qu'on lui fichât
la paix, avec les miracles! Le parti le plus sage, quand on ne voulait
pas se casser le nez, c'était de marcher droit, d'exiger les réformes
possibles, d'améliorer enfin le sort des travailleurs, dans toutes les
occasions.  Ainsi, lui se faisait fort, s'il s'en occupait, d'amener
la Compagnie à des conditions meilleures; au lieu que, va te faire
fiche! on y crèverait tous, en s'obstinant.

Étienne l'avait laissé parler, la parole coupée par l'indignation.
Puis, il cria:

--Nom de Dieu! tu n'as donc pas de sang dans les veines?

Un instant, il l'aurait giflé; et, pour résister à la tentation, il se
lança dans la salle à grands pas, il soulagea sa fureur sur les bancs,
au travers desquels il s'ouvrait un passage.

--Fermez la porte au moins, fit remarquer Souvarine.  On n'a pas
besoin d'entendre.

Après être allé lui-même la fermer, il s'assit tranquillement sur une
des chaises du bureau.  Il avait roulé une cigarette, il regardait les
deux autres de son oeil doux et fin, les lèvres pincées d'un mince
sourire.

--Quand tu te fâcheras, ça n'avance à rien, reprit judicieusement
Rasseneur.  Moi, j'ai cru d'abord que tu avais du bon sens.  C'était
très bien de recommander le calme aux camarades, de les forcer à ne
pas remuer de chez eux, d'user de ton pouvoir enfin pour le maintien
de l'ordre.  Et, maintenant, voilà que tu vas les jeter dans le
gâchis!

A chacune de ses courses au milieu des bancs, Étienne revenait vers le
cabaretier, le saisissait par les épaules, le secouait, en lui criant
ses réponses dans la face.

--Mais, tonnerre de Dieu! je veux bien être calme.  Oui, je leur ai
imposé une discipline! oui, je leur conseille encore de ne pas bouger!
Seulement, il ne faut pas qu'on se foute de nous, à la fin!...  Tu es
heureux de rester froid.  Moi, il y a des heures où je sens ma tête
qui déménage.

C'était, de son côté, une confession.  Il se raillait de ses illusions
de néophyte, de son rêve religieux d'une cité où la justice allait
régner bientôt, entre les hommes devenus frères.  Un bon moyen
vraiment, se croiser les bras et attendre, si l'on voulait voir les
hommes se manger entre eux jusqu'à la fin du monde, comme des loups.
Non! il fallait s'en mêler, autrement l'injustice serait éternelle,
toujours les riches suceraient le sang des pauvres.  Aussi ne se
pardonnait-il pas la bêtise d'avoir dit autrefois qu'on devait bannir
la politique de la question sociale.  Il ne savait rien alors, et
depuis il avait lu, il avait étudié.  Maintenant, ses idées étaient
mûres, il se vantait d'avoir un système.  Pourtant, il l'expliquait
mal, en phrases dont la confusion gardait un peu de toutes les
théories traversées et successivement abandonnées.  Au sommet, restait
debout l'idée de Karl Marx: le capital était le résultat de la
spoliation, le travail avait le devoir et le droit de reconquérir
cette richesse volée.  Dans la pratique, il s'était d'abord, avec
Proudhon, laissé prendre par la chimère du crédit mutuel, d'une vaste
banque d'échange, qui supprimait les intermédiaires; puis, les
sociétés coopératives de Lassalle, dotées par l'État, transformant peu
à peu la terre en une seule ville industrielle, l'avaient passionné,
jusqu'au jour où le dégoût lui en était venu, devant la difficulté du
contrôle; et il en arrivait depuis peu au collectivisme, il demandait
que tous les instruments du travail fussent rendus à la collectivité.
Mais cela demeurait vague, il ne savait comment réaliser ce nouveau
rêve, empêché encore par les scrupules de sa sensibilité et de sa
raison, n'osant risquer les affirmations absolues des sectaires.  Il
en était simplement à dire qu'il s'agissait de s'emparer du
gouvernement, avant tout.  Ensuite, on verrait.

--Mais qu'est-ce qu'il te prend? pourquoi passes-tu aux bourgeois?
continua-t-il avec violence, en revenant se planter devant le
cabaretier.  Toi-même, tu le disais: il faut que ça pète!

Rasseneur rougit légèrement.

--Oui, je l'ai dit.  Et si ça pète, tu verras que je ne suis pas plus
lâche qu'un autre...  Seulement, je refuse d'être avec ceux qui
augmentent le gâchis, pour y pêcher une position.

A son tour, Étienne fut pris de rougeur.  Les deux hommes ne crièrent
plus, devenus aigres et mauvais, gagnés par le froid de leur rivalité.
C'était, au fond, ce qui outrait les systèmes, jetant l'un à une
exagération révolutionnaire, poussant l'autre à une affectation de
prudence, les emportant malgré eux au-delà de leurs idées vraies, dans
ces fatalités des rôles qu'on ne choisit pas soi-même.  Et Souvarine,
qui les écoutait, laissa voir, sur son visage de fille blonde, un
mépris silencieux, l'écrasant mépris de l'homme prêt à donner sa vie,
obscurément, sans même en tirer l'éclat du martyre.

--Alors, c'est pour moi que tu dis ça? demanda Étienne.  Tu es jaloux?

--Jaloux de quoi? répondit Rasseneur.  Je ne me pose pas en grand
homme, je ne cherche pas à créer une section à Montsou, pour en
devenir le secrétaire.

L'autre voulut l'interrompre, mais il ajouta:

--Sois donc franc! tu te fiches de l'Internationale, tu brûles
seulement d'être à notre tête, de faire le monsieur en correspondant
avec le fameux Conseil fédéral du Nord!

Un silence régna.  Étienne, frémissant, reprit:

--C'est bon...  Je croyais n'avoir rien à me reprocher.  Toujours je
te consultais, car je savais que tu avais combattu ici, longtemps
avant moi.  Mais, puisque tu ne peux souffrir personne à ton côté,
j'agirai désormais tout seul...  Et, d'abord, je t'avertis que la
réunion aura lieu, même si Pluchart ne vient pas, et que les camarades
adhéreront malgré toi.

--Oh! adhérer, murmura le cabaretier, ce n'est pas fait...  Il faudra
les décider à payer la cotisation.

--Nullement.  L'Internationale accorde du temps aux ouvriers en grève.
Nous paierons plus tard, et c'est elle qui, tout de suite, viendra à
notre secours.

Rasseneur, du coup, s'emporta.

--Eh bien! nous allons voir...  J'en suis, de ta réunion, et je
parlerai.  Oui, je ne te laisserai pas tourner la tête aux amis, je
les éclairerai sur leurs intérêts véritables.  Nous saurons lequel ils
entendent suivre, de moi, qu'ils connaissent depuis trente ans, ou de
toi, qui as tout bouleversé chez nous, en moins d'une année...  Non!
non! fous-moi la paix! c'est maintenant à qui écrasera l'autre!

Et il sortit, en faisant claquer la porte.  Les guirlandes de fleurs
tremblèrent au plafond, les écussons dorés sautèrent contre les murs.
Puis, la grande salle retomba à sa paix lourde.

Souvarine fumait de son air doux, assis devant la table.  Après avoir
marché un instant en silence, Étienne se soulageait longuement.
Était-ce sa faute, si on lâchait ce gros fainéant pour venir à lui? et
il se défendait d'avoir recherché la popularité, il ne savait pas même
comment tout cela s'était fait, la bonne amitié du coron, la confiance
des mineurs, le pouvoir qu'il avait sur eux, à cette heure.  Il
s'indignait qu'on l'accusât de vouloir pousser au gâchis par ambition,
il tapait sur sa poitrine, en protestant de sa fraternité.

Brusquement, il s'arrêta devant Souvarine, il cria:

--Vois-tu, si je savais coûter une goutte de sang à un ami, je
filerais tout de suite en Amérique!

Le machineur haussa les épaules, et un sourire amincit de nouveau ses
lèvres.

--Oh! du sang, murmura-t-il, qu'est-ce que ça fait? la terre en a
  besoin.

Étienne, se calmant, prit une chaise et s'accouda de l'autre côté de
la table.  Cette face blonde, dont les yeux rêveurs s'ensauvageaient
parfois d'une clarté rouge, l'inquiétait, exerçait sur sa volonté une
action singulière.  Sans que le camarade parlât, conquis par ce
silence même, il se sentait absorbé peu à peu.

--Voyons, demanda-t-il, que ferais-tu à ma place? N'ai-je pas raison
de vouloir agir?...  Le mieux, n'est-ce pas? est de nous mettre de
cette Association.

Souvarine, après avoir soufflé lentement un jet de fumée, répondit par
son mot favori:

--Oui, des bêtises! mais, en attendant, c'est toujours ça...
D'ailleurs, leur Internationale va marcher bientôt.  Il s'en occupe.

--Qui donc?

--Lui!

Il avait prononcé ce mot à demi-voix, d'un air de ferveur religieuse,
en jetant un regard vers l'Orient.  C'était du maître qu'il parlait,
de Bakounine l'exterminateur.

--Lui seul peut donner le coup de massue, continua-t-il, tandis que
tes savants sont des lâches, avec leur évolution...  Avant trois ans,
l'Internationale, sous ses ordres, doit écraser le vieux monde.

Étienne tendait les oreilles, très attentif.  Il brûlait de
s'instruire, de comprendre ce culte de la destruction, sur lequel le
machineur ne lâchait que de rares paroles obscures, comme s'il en eût
gardé pour lui les mystères.

--Mais enfin explique-moi...  Quel est votre but?

--Tout détruire...  Plus de nations, plus de gouvernements, plus de
propriété, plus de Dieu ni de culte.

--J'entends bien.  Seulement, à quoi ça vous mène-t-il?

--A la commune primitive et sans forme, à un monde nouveau, au
recommencement de tout.

--Et les moyens d'exécution? comment comptez-vous vous y prendre?

--Par le feu, par le poison, par le poignard.  Le brigand est le vrai
héros, le vengeur populaire, le révolutionnaire en action, sans
phrases puisées dans les livres.  Il faut qu'une série d'effroyables
attentats épouvantent les puissants et réveillent le peuple.

En parlant, Souvarine devenait terrible.  Une extase le soulevait sur
sa chaise, une flamme mystique sortait de ses yeux pâles, et ses mains
délicates étreignaient le bord de la table, à la briser.  Saisi de
peur, l'autre le regardait, songeait aux histoires dont il avait reçu
la vague confidence, des mines chargées sous les palais du tzar, des
chefs de la police abattus à coups de couteau ainsi que des sangliers,
une maîtresse à lui, la seule femme qu'il eût aimée, pendue à Moscou,
un matin de pluie, pendant que, dans la foule, il la baisait des yeux,
une dernière fois.

--Non! non! murmura Étienne, avec un grand geste qui écartait ces
abominables visions, nous n'en sommes pas encore là, chez nous.
L'assassinat, l'incendie, jamais! C'est monstrueux, c'est injuste,
tous les camarades se lèveraient pour étrangler le coupable!

Et puis, il ne comprenait toujours pas, sa race se refusait au rêve
sombre de cette extermination du monde, fauché comme un champ de
seigle, à ras de terre.  Ensuite, que ferait-on, comment
repousseraient les peuples? Il exigeait une réponse.

--Dis-moi ton programme.  Nous voulons savoir où nous allons, nous
  autres.

Alors, Souvarine conclut paisiblement, avec son regard noyé et perdu:

--Tous les raisonnements sur l'avenir sont criminels, parce qu'ils
empêchent la destruction pure et entravent la marche de la révolution.

Cela fit rire Étienne, malgré le froid que la réponse lui avait
soufflé sur la chair.  Du reste, il confessait volontiers qu'il y
avait du bon dans ces idées, dont l'effrayante simplicité l'attirait.
Seulement, ce serait donner la partie trop belle à Rasseneur, si l'on
en contait de pareilles aux camarades.  Il s'agissait d'être pratique.

La veuve Désir leur proposa de déjeuner.  Ils acceptèrent, ils
passèrent dans la salle du cabaret, qu'une cloison mobile séparait du
bal, pendant la semaine.  Lorsqu'ils eurent fini leur omelette et leur
fromage, le machineur voulut partir; et, comme l'autre le retenait:

--A quoi bon? pour vous entendre dire des bêtises inutiles!...  J'en
ai assez vu.  Bonsoir!

Il s'en alla de son air doux et obstiné, une cigarette aux lèvres.

L'inquiétude d'Étienne croissait.  Il était une heure, décidément
Pluchart lui manquait de parole.  Vers une heure et demie, les
délégués commencèrent à paraître, et il dut les recevoir, car il
désirait veiller aux entrées, de peur que la Compagnie n'envoyât ses
mouchards habituels.  Il examinait chaque lettre d'invitation,
dévisageait les gens; beaucoup, d'ailleurs, pénétraient sans lettre,
il suffisait qu'il les connût, pour qu'on leur ouvrît la porte.  Comme
deux heures sonnaient, il vit arriver Rasseneur, qui acheva sa pipe
devant le comptoir, en causant, sans hâte.  Ce calme goguenard acheva
de l'énerver, d'autant plus que des farceurs étaient venus, simplement
pour la rigolade, Zacharie, Mouquet, d'autres encore: ceux-là se
fichaient de la grève, trouvaient drôle de ne rien faire; et,
attablés, dépensant leurs derniers deux sous à une chope, ils
ricanaient, ils blaguaient les camarades, les convaincus, qui allaient
avaler leur langue d'embêtement.

Un nouveau quart d'heure s'écoula.  On s'impatientait dans la salle.
Alors, Étienne, désespéré, eut un geste de résolution.  Et il se
décidait à entrer, quand la veuve Désir, qui allongeait la tête
au-dehors, s'écria:

--Mais le voilà, votre monsieur!

C'était Pluchart, en effet.  Il arrivait en voiture, traîné par un
cheval poussif.  Tout de suite, il sauta sur le pavé, mince, bellâtre,
la tête carrée et trop grosse, ayant sous sa redingote de drap noir
l'endimanchement d'un ouvrier cossu.  Depuis cinq ans, il n'avait plus
donné un coup de lime, et il se soignait, se peignait surtout avec
correction, vaniteux de ses succès de tribune; mais il gardait des
raideurs de membres, les ongles de ses mains larges ne repoussaient
pas, mangés par le fer.  Très actif, il servait son ambition, en
battant la province sans relâche, pour le placement de ses idées.

--Ah! ne m'en veuillez pas! dit-il, devançant les questions et les
reproches.  Hier, conférence à Preuilly le matin, réunion le soir à
Valençay.  Aujourd'hui, déjeuner à Marchiennes, avec Sauvagnat...
Enfin, j'ai pu prendre une voiture.  Je suis exténué, vous entendez ma
voix.  Mais ça ne fait rien, je parlerai tout de même.

Il était sur le seuil du Bon-Joyeux, lorsqu'il se ravisa.

--Sapristi! et les cartes que j'oublie! Nous serions propres!

Il revint à la voiture, que le cocher remisait, et il tira du coffre
une petite caisse de bois noir, qu'il emporta sous son bras.

Étienne, rayonnant, marchait dans son ombre, tandis que Rasseneur,
consterné, n'osait lui tendre la main.  L'autre la lui serrait déjà,
et il dit à peine un mot rapide de la lettre: quelle drôle d'idée!
pourquoi ne pas faire cette réunion? on devait toujours faire une
réunion, quand on le pouvait.  La veuve Désir lui offrit de prendre
quelque chose, mais il refusa.  Inutile! il parlait sans boire.
Seulement, il était pressé, parce que, le soir, il comptait pousser
jusqu'à Joiselle, où il voulait s'entendre avec Legoujeux.  Tous alors
entrèrent en paquet dans la salle de bal.  Maheu et Levaque, qui
arrivaient en retard, suivirent ces messieurs.  Et la porte fut fermée
à clef, pour être chez soi, ce qui fit ricaner plus haut les
blagueurs, Zacharie ayant crié à Mouquet qu'ils allaient peut-être
bien foutre un enfant à eux tous, là-dedans.

Une centaine de mineurs attendaient sur les banquettes, dans l'air
enfermé de la salle, où les odeurs chaudes du dernier bal remontaient
du parquet.  Des chuchotements coururent, les têtes se tournèrent,
pendant que les nouveaux venus s'asseyaient aux places vides.  On
regardait le monsieur de Lille, la redingote noire causait une
surprise et un malaise.

Mais, immédiatement, sur la proposition d'Étienne, on constitua le
bureau.  Il lançait des noms, les autres approuvaient en levant la
main.  Pluchart fut nommé président, puis on désigna comme assesseurs
Maheu et Étienne lui-même.  Il y eut un remuement de chaises, le
bureau s'installait; et l'on chercha un instant le président disparu
derrière la table, sous laquelle il glissait la caisse, qu'il n'avait
pas lâchée.  Quand il reparut, il tapa légèrement du poing pour
réclamer l'attention; ensuite, il commença d'une voix enrouée:

--Citoyens...

Une petite porte s'ouvrit, il dut s'interrompre.  C'était la veuve
Désir, qui, faisant le tour par la cuisine, apportait six chopes sur
un plateau.

--Ne vous dérangez pas, murmura-t-elle.  Lorsqu'on parle, on a soif.

Maheu la débarrassa et Pluchart put continuer.  Il se dit très touché
du bon accueil des travailleurs de Montsou, il s'excusa de son retard,
en parlant de sa fatigue et de sa gorge malade.  Puis, il donna la
parole au citoyen Rasseneur, qui la demandait.

Déjà, Rasseneur se plantait à côté de la table, près des chopes.  Une
chaise retournée lui servait de tribune.  Il semblait très ému, il
toussa avant de lancer à pleine voix:

--Camarades...

Ce qui faisait son influence sur les ouvriers des fosses, c'était la
facilité de sa parole, la bonhomie avec laquelle il pouvait leur
parler pendant des heures, sans jamais se lasser.  Il ne risquait
aucun geste, restait lourd et souriant, les noyait, les étourdissait,
jusqu'à ce que tous criassent: «Oui, oui, c'est bien vrai, tu as
raison!» Pourtant, ce jour-là, dès les premiers mots, il avait senti
une opposition sourde.  Aussi avançait-il prudemment.  Il ne discutait
que la continuation de la grève, il attendait d'être applaudi, avant
de s'attaquer à l'Internationale.  Certes, l'honneur défendait de
céder aux exigences de la Compagnie; mais, que de misères! quel avenir
terrible, s'il fallait s'obstiner longtemps encore! Et, sans se
prononcer pour la soumission, il amollissait les courages, il montrait
les corons mourant de faim, il demandait sur quelles ressources
comptaient les partisans de la résistance.  Trois ou quatre amis
essayèrent de l'approuver, ce qui accentua le silence froid du plus
grand nombre, la désapprobation peu à peu irritée qui accueillait ses
phrases.  Alors, désespérant de les reconquérir, la colère l'emporta,
il leur prédit des malheurs, s'ils se laissaient tourner la tête par
des provocations venues de l'étranger.  Les deux tiers s'étaient
levés, se fâchaient, voulaient l'empêcher d'en dire davantage,
puisqu'il les insultait, en les traitant comme des enfants incapables
de se conduire.  Et lui, buvant coup sur coup des gorgées de bière,
parlait quand même au milieu du tumulte, criait violemment qu'il
n'était pas né, bien sûr, le gaillard qui l'empêcherait de faire son
devoir!

Pluchart était debout.  Comme il n'avait pas de sonnette, il tapait du
poing sur la table, il répétait de sa voix étranglée:

--Citoyens...  citoyens...

Enfin, il obtint un peu de calme, et la réunion, consultée, retira la
parole à Rasseneur.  Les délégués qui avaient représenté les fosses,
dans l'entrevue avec le directeur, menaient les autres, tous enragés
par la faim, travaillés d'idées nouvelles.  C'était un vote réglé à
l'avance.

--Tu t'en fous, toi! tu manges! hurla Levaque, en montrant le poing à
Rasseneur.

Étienne s'était penché, derrière le dos du président, pour apaiser
Maheu, très rouge, mis hors de lui par ce discours d'hypocrite.

--Citoyens, dit Pluchart, permettez-moi de prendre la parole.

Un silence profond se fit.  Il parla.  Sa voix sortait, pénible et
rauque; mais il s'y était habitué, toujours en course, promenant sa
laryngite avec son programme.  Peu à peu, il l'enflait et en tirait
des effets pathétiques.  Les bras ouverts, accompagnant les périodes
d'un balancement d'épaules, il avait une éloquence qui tenait du
prône, une façon religieuse de laisser tomber la fin des phrases, dont
le ronflement monotone finissait par convaincre.

Et il plaça son discours sur la grandeur et les bienfaits de
l'Internationale, celui qu'il déballait d'abord, dans les localités où
il débutait.  Il en expliqua le but, l'émancipation des travailleurs;
il en montra la structure grandiose, en bas la commune, plus haut la
province, plus haut encore la nation, et tout au sommet l'humanité.
Ses bras s'agitaient lentement, entassaient les étages, dressaient
l'immense cathédrale du monde futur.  Puis, c'était l'administration
intérieure: il lut les statuts, parla des congrès, indiqua
l'importance croissante de l'oeuvre, l'élargissement du programme,
qui, parti de la discussion des salaires, s'attaquait maintenant à la
liquidation sociale, pour en finir avec le salariat.  Plus de
nationalités, les ouvriers du monde entier réunis dans un besoin
commun de justice, balayant la pourriture bourgeoise, fondant enfin la
société libre, où celui qui ne travaillerait pas, ne récolterait pas!
Il mugissait, son haleine effarait les fleurs de papier peint, sous le
plafond enfumé dont l'écrasement rabattait les éclats de sa voix.

Une houle agita les têtes.  Quelques-uns crièrent:

--C'est ça!...  Nous en sommes!

Lui, continuait.  C'était la conquête du monde avant trois ans.  Et il
énumérait les peuples conquis.  De tous côtés pleuvaient les
adhésions.  Jamais religion naissante n'avait fait tant de fidèles.
Puis, quand on serait les maîtres, on dicterait des lois aux patrons,
ils auraient à leur tour le poing sur la gorge.

--Oui! oui!...  C'est eux qui descendront!

D'un geste, il réclama le silence.  Maintenant, il abordait la
question des grèves.  En principe, il les désapprouvait, elles étaient
un moyen trop lent, qui aggravait plutôt les souffrances de l'ouvrier.
Mais, en attendant mieux, quand elles devenaient inévitables, il
fallait s'y résoudre, car elles avaient l'avantage de désorganiser le
capital.  Et, dans ce cas, il montrait l'Internationale comme une
providence pour les grévistes, il citait des exemples: à Paris, lors
de la grève des bronziers, les patrons avaient tout accordé d'un coup,
pris de terreur à la nouvelle que l'Internationale envoyait des
secours; à Londres, elle avait sauvé les mineurs d'une houillère, en
rapatriant à ses frais un convoi de Belges, appelés par le
propriétaire de la mine.  Il suffisait d'adhérer, les Compagnies
tremblaient, les ouvriers entraient dans la grande armée des
travailleurs, décidés à mourir les uns pour les autres, plutôt que de
rester les esclaves de la société capitaliste.

Des applaudissements l'interrompirent.  Il s'essuyait le front avec
son mouchoir, tout en refusant une chope que Maheu lui passait.  Quand
il voulut reprendre, de nouveaux applaudissements lui coupèrent la
parole.

--Ça y est! dit-il rapidement à Étienne.  Ils en ont assez...  Vite!
les cartes!

Il avait plongé sous la table, il reparut avec la petite caisse de
bois noir.

--Citoyens, cria-t-il, dominant le vacarme, voici les cartes de
membres.  Que vos délégués s'approchent, je les leur remettrai, et ils
les distribueront...  Plus tard, on réglera tout.

Rasseneur s'élança, protesta encore.  De son côté, Étienne s'agitait,
ayant à prononcer un discours.  Une confusion extrême s'ensuivit.
Levaque lançait les poings en avant, comme pour se battre.  Debout,
Maheu parlait, sans qu'on pût distinguer un seul mot.  Dans ce
redoublement de tumulte, une poussière montait du parquet, la
poussière volante des anciens bals, empoisonnant l'air de l'odeur
forte des herscheuses et des galibots.

Brusquement, la petite porte s'ouvrit, la veuve Désir l'emplit de son
ventre et de sa gorge, en disant d'une voix tonnante:

--Taisez-vous donc, nom de Dieu!...  V'là les gendarmes!

C'était le commissaire de l'arrondissement qui arrivait, un peu tard,
pour dresser procès-verbal et dissoudre la réunion.  Quatre gendarmes
l'accompagnaient.  Depuis cinq minutes, la veuve les amusait à la
porte, en répondant qu'elle était chez elle, qu'on avait bien le droit
de réunir des amis.  Mais on l'avait bousculée, et elle accourait
prévenir ses enfants.

--Faut filer par ici, reprit-elle.  Il y a un sale gendarme qui garde
la cour.  Ça ne fait rien, mon petit bûcher ouvre sur la ruelle...
Dépêchez-vous donc!

Déjà, le commissaire frappait à coups de poing; et, comme on n'ouvrait
pas, il menaçait d'enfoncer la porte.  Un mouchard avait dû parler,
car il criait que la réunion était illégale, un grand nombre de
mineurs se trouvant là sans lettre d'invitation.

Dans la salle, le trouble augmentait.  On ne pouvait se sauver ainsi,
on n'avait pas même voté, ni pour l'adhésion, ni pour la continuation
de la grève.  Tous s'entêtaient à parler à la fois.  Enfin, le
président eut l'idée d'un vote par acclamation.  Des bras se levèrent,
les délégués déclarèrent en hâte qu'ils adhéraient au nom des
camarades absents.  Et ce fut ainsi que les dix mille charbonniers de
Montsou devinrent membres de l'Internationale.

Cependant, la débandade commençait.  Protégeant la retraite, la veuve
Désir était allée s'accoter contre la porte, que les crosses des
gendarmes ébranlaient dans son dos.  Les mineurs enjambaient les
bancs, s'échappaient à la file, par la cuisine et le bûcher.
Rasseneur disparut un des premiers, et Levaque le suivit, oublieux de
ses injures, rêvant de se faire offrir une chope, pour se remettre.
Étienne, après s'être emparé de la petite caisse, attendait avec
Pluchart et Maheu, qui tenaient à honneur de sortir les derniers.
Comme ils partaient, la serrure sauta, le commissaire se trouva en
présence de la veuve, dont la gorge et le ventre faisaient encore
barricade.

--Ça vous avance à grand-chose, de tout casser chez moi!  dit-elle.
Vous voyez bien qu'il n'y a personne.

Le commissaire, un homme lent, que les drames ennuyaient, menaça
simplement de la conduire en prison.  Et il s'en alla pour verbaliser,
il remmena ses quatre gendarmes, sous les ricanements de Zacharie et
de Mouquet, qui, pris d'admiration devant la bonne blague des
camarades, se fichaient de la force armée.

Dehors, dans la ruelle, Étienne, embarrassé de la caisse, galopa,
suivi des autres.  L'idée brusque de Pierron lui vint, il demanda
pourquoi on ne l'avait pas vu; et Maheu, tout en courant, répondit
qu'il était malade: une maladie complaisante, la peur de se
compromettre.  On voulait retenir Pluchart; mais, sans s'arrêter, il
déclara qu'il repartait à l'instant pour Joiselle, où Legoujeux
attendait des ordres.  Alors, on lui cria bon voyage, on ne ralentit
pas la course, les talons en l'air, tous lancés au travers de Montsou.
Des mots s'échangeaient, entrecoupés par le halètement des poitrines.
Étienne et Maheu riaient de confiance, certains désormais du triomphe:
lorsque l'Internationale aurait envoyé des secours, ce serait la
Compagnie qui les supplierait de reprendre le travail.  Et, dans cet
élan d'espoir, dans ce galop de gros souliers sonnant sur le pavé des
routes, il y avait autre chose encore, quelque chose d'assombri et de
farouche, une violence dont le vent allait enfiévrer les corons, aux
quatre coins du pays.

Une autre quinzaine s'écoula.  On était aux premiers jours de janvier,
par des brumes froides qui engourdissaient l'immense plaine.  Et la
misère avait empiré encore, les corons agonisaient d'heure en heure,
sous la disette croissante.  Quatre mille francs, envoyés de Londres,
par l'Internationale, n'avaient pas donné trois jours de pain.  Puis,
rien n'était venu.  Cette grande espérance morte abattait les
courages.  Sur qui compter maintenant, puisque leurs frères eux-mêmes
les abandonnaient? Ils se sentaient perdus au milieu du gros hiver,
isolés du monde.

Le mardi, toute ressource manqua, au coron des Deux-Cent-Quarante.
Étienne s'était multiplié avec les délégués: on ouvrait des
souscriptions nouvelles, dans les villes voisines, et jusqu'à Paris;
on faisait des quêtes, on organisait des conférences.  Ces efforts
n'aboutissaient guère, l'opinion, qui s'était émue d'abord, devenait
indifférente, depuis que la grève s'éternisait, très calme, sans
drames passionnants.  A peine de maigres aumônes suffisaient-elles à
soutenir les familles les plus pauvres.  Les autres vivaient en
engageant les nippes, en vendant pièce à pièce le ménage.  Tout filait
chez les brocanteurs, la laine des matelas, les ustensiles de cuisine,
des meubles même.  Un instant, on s'était cru sauvé, les petits
détaillants de Montsou, tués par Maigrat, avaient offert des crédits,
pour tâcher de lui reprendre la clientèle; et, durant une semaine,
Verdonck l'épicier, les deux boulangers Carouble et Smelten, tinrent
en effet boutique ouverte; mais leurs avances s'épuisaient, les trois
s'arrêtèrent.  Des huissiers s'en réjouirent, il n'en résultait qu'un
écrasement de dettes, qui devait peser longtemps sur les mineurs.
Plus de crédit nulle part, plus une vieille casserole à vendre, on
pouvait se coucher dans un coin et crever comme des chiens galeux.

Étienne aurait vendu sa chair.  Il avait abandonné ses appointements,
il était allé à Marchiennes engager son pantalon et sa redingote de
drap, heureux de faire bouillir encore la marmite des Maheu.  Seules,
les bottes lui restaient, il les gardait pour avoir les pieds solides,
disait-il.  Son désespoir était que la grève se fût produite trop tôt,
lorsque la caisse de prévoyance n'avait pas eu le temps de s'emplir.
Il y voyait la cause unique du désastre, car les ouvriers
triompheraient sûrement des patrons, le jour où ils trouveraient dans
l'épargne l'argent nécessaire à la résistance.  Et il se rappelait les
paroles de Souvarine, accusant la Compagnie de pousser à la grève,
pour détruire les premiers fonds de la caisse.

La vue du coron, de ces pauvres gens sans pain et sans feu, le
bouleversait.  Il préférait sortir, se fatiguer en promenades
lointaines.  Un soir, comme il rentrait et qu'il passait près de
Réquillart, il avait aperçu, au bord de la route, une vieille femme
évanouie.  Sans doute, elle se mourait d'inanition; et, après l'avoir
relevée, il s'était mis à héler une fille, qu'il voyait de l'autre
côté de la palissade.

--Tiens! c'est toi, dit-il en reconnaissant la Mouquette.  Aide-moi
donc, il faudrait lui faire boire quelque chose.

La Mouquette, apitoyée aux larmes, rentra vivement chez elle, dans la
masure branlante que son père s'était ménagée au milieu des décombres.
Elle en ressortit aussitôt avec du genièvre et un pain.  Le genièvre
ressuscita la vieille, qui, sans parler, mordit au pain, goulûment.
C'était la mère d'un mineur, elle habitait un coron, du côté de
Cougny, et elle était tombée là, en revenant de Joiselle, où elle
avait tenté vainement d'emprunter dix sous à une soeur.  Lorsqu'elle
eut mangé, elle s'en alla, étourdie.

Étienne était resté dans le champ vague de Réquillart, dont les
hangars écroulés disparaissaient sous les ronces.

--Eh bien! tu n'entres pas boire un petit verre? lui demanda la
Mouquette gaiement.

Et, comme il hésitait:

--Alors, tu as toujours peur de moi?

Il la suivit, gagné par son rire.  Ce pain qu'elle avait donné de si
grand coeur, l'attendrissait.  Elle ne voulut pas le recevoir dans la
chambre du père, elle l'emmena dans sa chambre à elle, où elle versa
tout de suite deux petits verres de genièvre.  Cette chambre était
très propre, il lui en fit compliment.  D'ailleurs, la famille ne
semblait manquer de rien: le père continuait son service de
palefrenier, au Voreux; et elle, histoire de ne pas vivre les bras
croisés, s'était mise blanchisseuse, ce qui lui rapportait trente sous
par jour.  On a beau rigoler avec les hommes, on n'en est pas plus
fainéante pour ça.

--Dis? murmura-t-elle tout d'un coup, en venant le prendre gentiment
par la taille, pourquoi ne veux-tu pas m'aimer?

Il ne put s'empêcher de rire, lui aussi, tellement elle avait lancé ça
d'un air mignon.

--Mais je t'aime bien, répondit-il.

--Non, non, pas comme je veux...  Tu sais que j'en meurs d'envie.
Dis?  ça me ferait tant plaisir!

C'était vrai, elle le lui demandait depuis six mois.  Il la regardait
toujours, se collant à lui, l'étreignant de ses deux bras
frissonnants, la face levée dans une telle supplication d'amour, qu'il
en était très touché.  Sa grosse figure ronde n'avait rien de beau,
avec son teint jauni, mangé par le charbon; mais ses yeux luisaient
d'une flamme, il lui sortait de la peau un charme, un tremblement de
désir, qui la rendait rose et toute jeune.  Alors, devant ce don si
humble, si ardent, il n'osa plus refuser.

--Oh! tu veux bien, balbutia-t-elle, ravie, oh! tu veux bien!

Et elle se livra dans une maladresse et un évanouissement de vierge,
comme si c'était la première fois, et qu'elle n'eût jamais connu
d'homme.  Puis, quand il la quitta, ce fut elle qui déborda de
reconnaissance: elle lui disait merci, elle lui baisait les mains.

Étienne demeura un peu honteux de cette bonne fortune.  On ne se
vantait pas d'avoir eu la Mouquette.  En s'en allant, il se jura de ne
point recommencer.  Et il lui gardait un souvenir amical pourtant,
elle était une brave fille.

Quand il rentra au coron, d'ailleurs, des choses graves qu'il apprit
lui firent oublier l'aventure.  Le bruit courait que la Compagnie
consentirait peut-être à une concession, si les délégués tentaient une
nouvelle démarche près du directeur.  Du moins, des porions avaient
répandu ce bruit.  La vérité était que, dans la lutte engagée, la mine
souffrait plus encore que les mineurs.  Des deux côtés, l'obstination
entassait des ruines: tandis que le travail crevait de faim, le
capital se détruisait.  Chaque jour de chômage emportait des centaines
de mille francs.  Toute machine qui s'arrête est une machine morte.
L'outillage et le matériel s'altéraient, l'argent immobilisé fondait,
comme une eau bue par du sable.  Depuis que le faible stock de houille
s'épuisait sur le carreau des fosses, la clientèle parlait de
s'adresser en Belgique; et il y avait là, pour l'avenir, une menace.
Mais ce qui effrayait surtout la Compagnie, ce qu'elle cachait avec
soin, c'étaient les dégâts croissants, dans les galeries et les
tailles.  Les porions ne suffisaient pas au raccommodage, les bois
cassaient de toutes parts, des éboulements se produisaient à chaque
heure.  Bientôt, les désastres étaient devenus tels, qu'ils devaient
nécessiter de longs mois de réparation, avant que l'abattage pût être
repris.  Déjà, des histoires couraient la contrée: à Crèvecoeur, trois
cents mètres de voie s'étaient effondrés d'un bloc, bouchant l'accès
de la veine Cinq-Paumes; à Madeleine, la veine Maugrétout s'émiettait
et s'emplissait d'eau.  La Direction refusait d'en convenir, lorsque,
brusquement, deux accidents, l'un sur l'autre, l'avaient forcée
d'avouer.  Un matin, près de la Piolaine, on trouva le sol fendu
au-dessus de la galerie nord de Mirou, éboulée de la veille; et, le
lendemain, ce fut un affaissement intérieur du Voreux qui ébranla tout
un coin de faubourg, au point que deux maisons faillirent disparaître.

Étienne et les délégués hésitaient à risquer une démarche, sans
connaître les intentions de la Régie.  Dansaert, qu'ils interrogèrent,
évita de répondre: certainement, on déplorait le malentendu, on ferait
tout au monde afin d'amener une entente; mais il ne précisait pas.
Ils finirent par décider qu'ils se rendraient près de M. Hennebeau,
pour mettre la raison de leur côté; car ils ne voulaient pas qu'on les
accusât plus tard d'avoir refusé à la Compagnie une occasion de
reconnaître ses torts.  Seulement, ils jurèrent de ne céder sur rien,
de maintenir quand même leurs conditions, qui étaient les seules
justes.

L'entrevue eut lieu le mardi matin, le jour où le coron tombait à la
misère noire.  Elle fut moins cordiale que la première.  Maheu parla
encore, expliqua que les camarades les envoyaient demander si ces
messieurs n'avaient rien de nouveau à leur dire.  D'abord,
M. Hennebeau affecta la surprise: aucun ordre ne lui était parvenu,
les choses ne pouvaient changer, tant que les mineurs s'entêteraient
dans leur révolte détestable; et cette raideur autoritaire produisit
l'effet le plus fâcheux, à tel point que, si les délégués s'étaient
dérangés avec des intentions conciliantes, la façon dont on les
recevait aurait suffi à les faire s'obstiner davantage.  Ensuite, le
directeur voulut bien chercher un terrain de concessions mutuelles:
ainsi, les ouvriers accepteraient le paiement du boisage à part,
tandis que la Compagnie hausserait ce paiement des deux centimes dont
on l'accusait de profiter.  Du reste, il ajoutait qu'il prenait
l'offre sur lui, que rien n'était résolu, qu'il se flattait pourtant
d'obtenir à Paris cette concession.  Mais les délégués refusèrent et
répétèrent leurs exigences: le maintien de l'ancien système, avec une
hausse de cinq centimes par berline.  Alors, il avoua qu'il pouvait
traiter tout de suite, il les pressa d'accepter, au nom de leurs
femmes et de leurs petits mourant de faim.  Et, les yeux à terre, le
crâne dur, ils dirent non, toujours non, d'un branle farouche.  On se
sépara brutalement.  M. Hennebeau faisait claquer les portes.
Étienne, Maheu et les autres s'en allaient, tapant leurs gros talons
sur le pavé, dans la rage muette des vaincus poussés à bout.

Vers deux heures, les femmes du coron tentèrent, de leur côté, une
démarche près de Maigrat.  Il n'y avait plus que cet espoir, fléchir
cet homme, lui arracher une nouvelle semaine de crédit.  C'était une
idée de la Maheude, qui comptait souvent trop sur le bon coeur des
gens.  Elle décida la Brûlé et la Levaque à l'accompagner; quant à la
Pierronne, elle s'excusa, elle raconta qu'elle ne pouvait quitter
Pierron, dont la maladie n'en finissait pas de guérir.  D'autres
femmes se joignirent à la bande, elles étaient bien une vingtaine.
Lorsque les bourgeois de Montsou les virent arriver, tenant la largeur
de la route, sombres et misérables, ils hochèrent la tête
d'inquiétude.  Des portes se fermèrent, une dame cacha son argenterie.
On les rencontrait ainsi pour la première fois, et rien n'était d'un
plus mauvais signe: d'ordinaire, tout se gâtait, quand les femmes
battaient ainsi les chemins.  Chez Maigrat, il y eut une scène
violente.  D'abord, il les avait fait entrer, ricanant, feignant de
croire qu'elles venaient payer leurs dettes: ça, c'était gentil, de
s'être entendu, pour apporter l'argent d'un coup.  Puis, dès que la
Maheude eut pris la parole, il affecta de s'emporter.  Est-ce qu'elles
se fichaient du monde? Encore du crédit, elles rêvaient donc de le
mettre sur la paille? Non, plus une pomme de terre, plus une miette de
pain! Et il les renvoyait à l'épicier Verdonck, aux boulangers
Carouble et Smelten, puisqu'elles se servaient chez eux, maintenant.
Les femmes l'écoutaient d'un air d'humilité peureuse, s'excusaient,
guettaient dans ses yeux s'il se laissait attendrir.  Il recommença à
dire des farces, il offrit sa boutique à la Brûlé, si elle le prenait
pour galant.  Une telle lâcheté les tenait toutes, qu'elles en rirent;
et la Levaque renchérit, déclara qu'elle voulait bien, elle.  Mais il
fut aussitôt grossier, il les poussa vers la porte.  Comme elles
insistaient, suppliantes, il en brutalisa une.  Les autres, sur le
trottoir, le traitèrent de vendu, tandis que la Maheude, les deux bras
en l'air dans un élan d'indignation vengeresse, appelait la mort, en
criant qu'un homme pareil ne méritait pas de manger.

Le retour au coron fut lugubre.  Quand les femmes rentrèrent les mains
vides, les hommes les regardèrent, puis baissèrent la tête.  C'était
fini, la journée s'achèverait sans une cuillerée de soupe; et les
autres journées s'étendaient dans une ombre glacée, où ne luisait pas
un espoir.  Ils avaient voulu cela, aucun ne parlait de se rendre.
Cet excès de misère les faisait s'entêter davantage, muets, comme des
bêtes traquées, résolues à mourir au fond de leur trou, plutôt que
d'en sortir.  Qui aurait osé parler le premier de soumission? on avait
juré avec les camarades de tenir tous ensemble, et tous tiendraient,
ainsi qu'on tenait à la fosse, quand il y en avait un sous un
éboulement.  Ça se devait, ils étaient là-bas à une bonne école pour
savoir se résigner; on pouvait se serrer le ventre pendant huit jours,
lorsqu'on avalait le feu et l'eau depuis l'âge de douze ans; et leur
dévouement se doublait ainsi d'un orgueil de soldats, d'hommes fiers
de leur métier, ayant pris dans leur lutte quotidienne contre la mort,
une vantardise du sacrifice.

Chez les Maheu, la soirée fut affreuse.  Tous se taisaient, assis
devant le feu mourant, où fumait la dernière pâtée d'escaillage.
Après avoir vidé les matelas poignée à poignée, on s'était décidé
l'avant-veille à vendre pour trois francs le coucou; et la pièce
semblait nue et morte, depuis que le tic-tac familier ne l'emplissait
plus de son bruit.  Maintenant, au milieu du buffet, il ne restait
d'autre luxe que la boîte de carton rose, un ancien cadeau de Maheu,
auquel la Maheude tenait comme à un bijou.  Les deux bonnes chaises
étaient parties, le père Bonnemort et les enfants se serraient sur un
vieux banc moussu, rentré du jardin.  Et le crépuscule livide qui
tombait semblait augmenter le froid.

--Quoi faire? répéta la Maheude, accroupie au coin du fourneau.

Étienne, debout, regardait les portraits de l'empereur et de
l'impératrice, collés contre le mur.  Il les en aurait arrachés depuis
longtemps, sans la famille qui les défendait, pour l'ornement.  Aussi
murmura-t-il, les dents serrées:

--Et dire qu'on n'aurait pas deux sous de ces jean-foutre qui nous
regardent crever!

--Si je portais la boîte? reprit la femme toute pâle, après une
  hésitation.

Maheu, assis au bord de la table, les jambes pendantes et la tête sur
la poitrine, s'était redressé.

--Non, je ne veux pas!

Péniblement, la Maheude se leva et fit le tour de la pièce.  Était-ce
Dieu possible, d'en être réduit à cette misère! le buffet sans une
miette, plus rien à vendre, pas même une idée pour avoir un pain! Et
le feu qui allait s'éteindre! Elle s'emporta contre Alzire qu'elle
avait envoyée le matin aux escarbilles, sur le terri, et qui était
revenue les mains vides, en disant que la Compagnie défendait la
glane.  Est-ce qu'on ne s'en foutait pas, de la Compagnie? comme si
l'on volait quelqu'un, à ramasser les brins de charbon perdus! La
petite, désespérée, racontait qu'un homme l'avait menacée d'une gifle;
puis, elle promit d'y retourner, le lendemain, et de se laisser
battre.

--Et ce bougre de Jeanlin? cria la mère, où est-il encore, je vous le
demande?...  Il devait apporter de la salade: on en aurait brouté
comme des bêtes, au moins! Vous verrez qu'il ne rentrera pas.  Hier
déjà, il a découché.  Je ne sais ce qu'il trafique, mais la rosse a
toujours l'air d'avoir le ventre plein.

--Peut-être, dit Étienne, ramasse-t-il des sous sur la route.

Du coup, elle brandit les deux poings, hors d'elle.

--Si je savais ça!...  Mes enfants mendier! J'aimerais mieux les tuer
et me tuer ensuite.

Maheu, de nouveau, s'était affaissé, au bord de la table.  Lénore et
Henri, étonnés qu'on ne mangeât pas, commençaient à geindre; tandis
que le vieux Bonnemort, silencieux, roulait philosophiquement la
langue dans sa bouche, pour tromper sa faim.  Personne ne parla plus,
tous s'engourdissaient sous cette aggravation de leurs maux, le
grand-père toussant, crachant noir, repris de rhumatismes qui se
tournaient en hydropisie, le père asthmatique, les genoux enflés
d'eau, la mère et les petits travaillés de la scrofule et de l'anémie
héréditaires.  Sans doute, le métier voulait ça; on ne s'en plaignait
que lorsque le manque de nourriture achevait le monde; et déjà l'on
tombait comme des mouches, dans le coron.  Il fallait pourtant trouver
à souper.  Quoi faire, où aller, mon Dieu?

Alors, dans le crépuscule dont la morne tristesse assombrissait de
plus en plus la pièce, Étienne, qui hésitait depuis un instant, se
décida, le coeur crevé.

--Attendez-moi, dit-il.  Je vais voir quelque part.

Et il sortit.  L'idée de la Mouquette lui était venue.  Elle devait
bien avoir un pain et elle le donnerait volontiers.  Cela le fâchait,
d'être ainsi forcé de retourner à Réquillart: cette fille lui
baiserait les mains, de son air de servante amoureuse; mais on ne
lâchait pas des amis dans la peine, il serait encore gentil avec elle,
s'il le fallait.

--Moi aussi, je vais voir, dit à son tour la Maheude.  C'est trop
  bête.

Elle rouvrit la porte derrière le jeune homme et la rejeta violemment,
laissant les autres immobiles et muets, dans la maigre clarté d'un
bout de chandelle qu'Alzire venait d'allumer.  Dehors, une courte
réflexion l'arrêta.  Puis, elle entra chez les Levaque.

--Dis donc, je t'ai prêté un pain, l'autre jour.  Si tu me le rendais.

Mais elle s'interrompit, ce qu'elle voyait n'était guère encourageant;
et la maison sentait la misère plus que la sienne.

La Levaque, les yeux fixes, regardait son feu éteint, tandis que
Levaque, soûlé par des cloutiers, l'estomac vide, dormait sur la
table.  Adossé au mur, Bouteloup frottait machinalement ses épaules,
avec l'ahurissement d'un bon diable, dont on a mangé les économies, et
qui s'étonne d'avoir à se serrer le ventre.

--Un pain, ah! ma chère, répondit la Levaque.  Moi qui voulais t'en
emprunter un autre!

Puis, comme son mari grognait de douleur dans son sommeil, elle lui
écrasa la face contre la table.

--Tais-toi, cochon! Tant mieux, si ça te brûle les boyaux!...  Au lieu
de te faire payer à boire, est-ce que tu n'aurais pas dû demander
vingt sous à un ami?

Elle continua, jurant, se soulageant, au milieu de la saleté du
ménage, abandonné depuis si longtemps déjà, qu'une odeur insupportable
s'exhalait du carreau.  Tout pouvait craquer, elle s'en fichait! Son
fils, ce gueux de Bébert, avait aussi disparu depuis le matin, et elle
criait que ce serait un fameux débarras, s'il ne revenait plus.  Puis,
elle dit qu'elle allait se coucher.  Au moins, elle aurait chaud.
Elle bouscula Bouteloup.

--Allons, houp! montons...  Le feu est mort, pas besoin d'allumer la
chandelle pour voir les assiettes vides...  Viens-tu à la fin, Louis?
Je te dis que nous nous couchons.  On se colle, ça soulage...  Et que
ce nom de Dieu de saoulard crève ici de froid tout seul!

Quand elle se retrouva dehors, la Maheude coupa résolument par les
jardins, pour se rendre chez les Pierron.  Des rires s'entendaient.
Elle frappa, et il y eut un brusque silence.  On mit une grande minute
à lui ouvrir.

--Tiens! c'est toi, s'écria la Pierronne en affectant une vive
surprise.  Je croyais que c'était le médecin.

Sans la laisser parler, elle continua, elle montra Pierron assis
devant un grand feu de houille.

--Ah! il ne va pas, il ne va toujours pas.  La figure a l'air bonne,
c'est dans le ventre que ça le travaille.  Alors, il lui faut de la
chaleur, on brûle tout ce qu'on a.

Pierron, en effet, semblait gaillard, le teint fleuri, la chair
grasse.  Vainement il soufflait, pour faire l'homme malade.
D'ailleurs, la Maheude, en entrant, venait de sentir une forte odeur
de lapin: bien sûr qu'on avait déménagé le plat.  Des miettes
traînaient sur la table; et, au beau milieu, elle aperçut une
bouteille de vin oubliée.

--Maman est allée à Montsou pour tâcher d'avoir un pain, reprit la
Pierronne.  Nous nous morfondons à l'attendre.

Mais sa voix s'étrangla, elle avait suivi le regard de la voisine, et
elle aussi était tombée sur la bouteille.  Tout de suite, elle se
remit, elle raconta l'histoire: oui, c'était du vin, les bourgeois de
la Piolaine lui avaient apporté cette bouteille-là pour son homme, à
qui le médecin ordonnait du bordeaux.  Et elle ne tarissait pas en
remerciements, quels braves bourgeois! la demoiselle surtout, pas
fière, entrant chez les ouvriers, distribuant elle-même ses aumônes!

--Je sais, dit la Maheude, je les connais.

Son coeur se serrait à l'idée que le bien va toujours aux moins
pauvres.  Jamais ça ne ratait, ces gens de la Piolaine auraient porté
de l'eau à la rivière.  Comment ne les avait-elle pas vus dans le
coron? Peut-être tout de même en aurait-elle tiré quelque chose.

--J'étais donc venue, avoua-t-elle enfin, pour savoir s'il y avait
plus gras chez vous que chez nous...  As-tu seulement du vermicelle, à
charge de revanche?

La Pierronne se désespéra bruyamment.

--Rien du tout, ma chère.  Pas ce qui s'appelle un grain de semoule...
Si maman ne rentre pas, c'est qu'elle n'a point réussi.  Nous allons
nous coucher sans souper.

A ce moment, des pleurs vinrent de la cave, et elle s'emporta, elle
tapa du poing contre la porte.  C'était cette coureuse de Lydie
qu'elle avait enfermée, disait-elle, pour la punir de n'être rentrée
qu'à cinq heures, après toute une journée de vagabondage.  On ne
pouvait plus la dompter, elle disparaissait continuellement.

Cependant, la Maheude restait debout, sans se décider à partir.  Ce
grand feu la pénétrait d'un bien-être douloureux, la pensée qu'on
mangeait là, lui creusait l'estomac davantage.  Évidemment, ils
avaient renvoyé la vieille et enfermé la petite, pour bâfrer leur
lapin.  Ah!  on avait beau dire, quand une femme se conduisait mal, ça
portait bonheur à sa maison!

--Bonsoir, dit-elle tout d'un coup.

Dehors, la nuit était tombée, et la lune, derrière des nuages,
éclairait la terre d'une clarté louche.  Au lieu de retraverser les
jardins, la Maheude fit le tour, désolée, n'osant rentrer chez elle.
Mais, le long des façades mortes, toutes les portes sentaient la
famine et sonnaient le creux.  A quoi bon frapper? c'était misère et
compagnie.  Depuis des semaines qu'on ne mangeait plus, l'odeur de
l'oignon elle-même était partie, cette odeur forte qui annonçait le
coron de loin, dans la campagne; maintenant, il n'avait que l'odeur
des vieux caveaux, l'humidité des trous où rien ne vit.  Les bruits
vagues se mouraient, des larmes étouffées, des jurons perdus; et, dans
le silence qui s'alourdissait peu à peu, on entendait venir le sommeil
de la faim, l'écrasement des corps jetés en travers des lits, sous les
cauchemars des ventres vides.

Comme elle passait devant l'église, elle vit une ombre filer
rapidement.  Un espoir la fit se hâter, car elle avait reconnu le curé
de Montsou, l'abbé Joire, qui disait la messe le dimanche à la
chapelle du coron: sans doute il sortait de la sacristie, où le
règlement de quelque affaire l'avait appelé.  Le dos rond, il courait
de son air d'homme gras et doux, désireux de vivre en paix avec tout
le monde.  S'il avait fait sa course à la nuit, ce devait être pour ne
pas se compromettre au milieu des mineurs.  On disait du reste qu'il
venait d'obtenir de l'avancement.  Même, il s'était promené déjà avec
son successeur, un abbé maigre, aux yeux de braise rouge.

--Monsieur le curé, monsieur le curé, bégaya la Maheude.

Mais il ne s'arrêta point.

--Bonsoir, bonsoir, ma brave femme.

Elle se retrouvait devant chez elle.  Ses jambes ne la portaient plus,
et elle rentra.

Personne n'avait bougé.  Maheu était toujours au bord de la table,
abattu.  Le vieux Bonnemort et les petits se serraient sur le banc,
pour avoir moins froid.  Et on ne s'était pas dit une parole, seule la
chandelle avait brûlé, si courte, que la lumière elle-même bientôt
leur manquerait.  Au bruit de la porte, les enfants tournèrent la
tête; mais, en voyant que la mère ne rapportait rien, ils se remirent
à regarder par terre, renfonçant une grosse envie de pleurer, de peur
qu'on ne les grondât.  La Maheude était retombée à sa place, près du
feu mourant.  On ne la questionna point, le silence continua.  Tous
avaient compris, ils jugeaient inutile de se fatiguer encore à causer;
et c'était maintenant une attente anéantie, sans courage, l'attente
dernière du secours qu'Étienne, peut-être, allait déterrer quelque
part.  Les minutes s'écoulaient, ils finissaient par ne plus y
compter.

Lorsque Étienne reparut, il avait, dans un torchon, une douzaine de
pommes de terre, cuites et refroidies.

--Voilà tout ce que j'ai trouvé, dit-il.

Chez la Mouquette, le pain manquait également: c'était son dîner
qu'elle lui avait mis de force dans ce torchon, en le baisant de tout
son coeur.

--Merci, répondit-il à la Maheude qui lui offrait sa part.  J'ai mangé
là-bas.

Il mentait, il regardait d'un air sombre les enfants se jeter sur la
nourriture.  Le père et la mère, eux aussi, se retenaient, afin d'en
laisser davantage; mais le vieux, goulûment, avalait tout.  On dut lui
reprendre une pomme de terre pour Alzire.

Alors, Étienne dit qu'il avait appris des nouvelles.  La Compagnie,
irritée de l'entêtement des grévistes, parlait de rendre leurs livrets
aux mineurs compromis.  Elle voulait la guerre, décidément.  Et un
bruit plus grave circulait, elle se vantait d'avoir décidé un grand
nombre d'ouvriers à redescendre: le lendemain, la Victoire et
Feutry-Cantel devaient être au complet; même il y aurait, à Madeleine
et à Mirou, un tiers des hommes.  Les Maheu furent exaspérés.

--Nom de Dieu! cria le père, s'il y a des traîtres, faut régler leur
  compte!

Et, debout, cédant à l'emportement de sa souffrance:

--A demain soir, dans la forêt!...  Puisqu'on nous empêche de nous
entendre au Bon-Joyeux, c'est dans la forêt que nous serons chez nous.

Ce cri avait réveillé le vieux Bonnemort, que sa gloutonnerie
assoupissait.  C'était le cri ancien de ralliement, le rendez-vous où
les mineurs de jadis allaient comploter leur résistance aux soldats du
roi.

--Oui, oui, à Vandame! J'en suis, si l'on va là-bas!

La Maheude eut un geste énergique.

--Nous irons tous.  Ça finira, ces injustices et ces traîtrises!

Étienne décida que le rendez-vous serait donné à tous les corons, pour
le lendemain soir.  Mais le feu était mort, comme chez les Levaque, et
la chandelle brusquement s'éteignit.  Il n'y avait plus de houille,
plus de pétrole, il fallut se coucher à tâtons, dans le grand froid
qui pinçait la peau.  Les petits pleuraient.

Jeanlin, guéri, marchait à présent; mais ses jambes étaient si mal
recollées, qu'il boitait de la droite et de la gauche; et il fallait
le voir filer d'un train de canard, courant aussi fort qu'autrefois,
avec son adresse de bête malfaisante et voleuse.

Ce soir-là, au crépuscule, sur la route de Réquillart, Jeanlin,
accompagné de ses inséparables, Bébert et Lydie, faisait le guet.  Il
s'était embusqué dans un terrain vague, derrière une palissade, en
face d'une épicerie borgne, plantée de travers à l'encoignure d'un
sentier.  Une vieille femme, presque aveugle, y étalait trois ou
quatre sacs de lentilles et de haricots, noirs de poussière; et
c'était une antique morue sèche, pendue à la porte, chinée de chiures
de mouche, qu'il couvait de ses yeux minces.  Déjà deux fois, il avait
lancé Bébert, pour aller la décrocher.  Mais, chaque fois, du monde
avait paru, au coude du chemin.  Toujours des gêneurs, on ne pouvait
pas faire ses affaires!

Un monsieur à cheval déboucha, et les enfants s'aplatirent au pied de
la palissade, en reconnaissant M. Hennebeau.  Souvent, on le voyait
ainsi par les routes, depuis la grève, voyageant seul au milieu des
corons révoltés, mettant un courage tranquille à s'assurer en personne
de l'état du pays.  Et jamais une pierre n'avait sifflé à ses
oreilles, il ne rencontrait que des hommes silencieux et lents à le
saluer, il tombait le plus souvent sur des amoureux, qui se moquaient
de la politique et se bourraient de plaisir, dans les coins.  Au trot
de sa jument, la tête droite pour ne déranger personne, il passait,
tandis que son coeur se gonflait d'un besoin inassouvi, à travers
cette goinfrerie des amours libres.  Il aperçut parfaitement les
galopins, les petits sur la petite, en tas.  Jusqu'aux marmots qui
déjà s'égayaient à frotter leur misère! Ses yeux s'étaient mouillés,
il disparut, raide sur la selle, militairement boutonné dans sa
redingote.

--Foutu sort! dit Jeanlin, ça ne finira pas...  Vas-y, Bébert! tire
sur la queue!

Mais deux hommes, de nouveau, arrivaient, et l'enfant étouffa encore
un juron, quand il entendit la voix de son frère Zacharie, en train de
raconter à Mouquet comment il avait découvert une pièce de quarante
sous, cousue dans une jupe de sa femme.  Tous deux ricanaient d'aise,
en se tapant sur les épaules.  Mouquet eut l'idée d'une grande partie
de crosse pour le lendemain: on partirait à deux heures de l'Avantage,
on irait du côté de Montoire, près de Marchiennes.  Zacharie accepta.
Qu'est-ce qu'on avait à les embêter avec la grève? autant rigoler,
puisqu'on ne fichait rien! Et ils tournaient le coin de la route,
lorsque Étienne, qui venait du canal, les arrêta et se mit à causer.

--Est-ce qu'ils vont coucher ici? reprit Jeanlin exaspéré.  V'là la
nuit, la vieille rentre ses sacs.

Un autre mineur descendait vers Réquillart.  Étienne s'éloigna avec
lui; et, comme ils passaient devant la palissade, l'enfant les
entendit parler de la forêt: on avait dû remettre le rendez-vous au
lendemain, par crainte de ne pouvoir avertir en un jour tous les
corons.

--Dites donc, murmura-t-il à ses deux camarades, la grande machine est
pour demain.  Faut en être.  Hein? nous filerons, l'après-midi.

Et, la route enfin étant libre, il lança Bébert.

--Hardi! tire sur la queue!...  Et méfie-toi, la vieille a son balai.

Heureusement, la nuit se faisait noire.  Bébert, d'un bond, s'était
pendu à la morue, dont la ficelle cassa.  Il prit sa course, en
l'agitant comme un cerf-volant, suivi par les deux autres, galopant
tous les trois.  L'épicière, étonnée, sortit de sa boutique, sans
comprendre, sans pouvoir distinguer ce troupeau qui se perdait dans
les ténèbres.

Ces vauriens finissaient par être la terreur du pays.  Ils l'avaient
envahi peu à peu, ainsi qu'une horde sauvage.  D'abord, ils s'étaient
contentés du carreau du Voreux, se culbutant dans le stock de charbon,
d'où ils sortaient pareils à des nègres, faisant des parties de
cache-cache parmi la provision des bois, au travers de laquelle ils se
perdaient, comme au fond d'une forêt vierge.  Puis, ils avaient pris
d'assaut le terri, ils en descendaient sur leur derrière les parties
nues, bouillantes encore des incendies intérieurs, ils se glissaient
parmi les ronces des parties anciennes, cachés la journée entière,
occupés à des petits jeux tranquilles de souris polissonnes.  Et ils
élargissaient toujours leurs conquêtes, allaient se battre au sang
dans les tas de briques, couraient les prés en mangeant sans pain
toutes sortes d'herbes laiteuses, fouillaient les berges du canal pour
prendre des poissons de vase qu'ils avalaient crus, et poussaient plus
loin, et voyageaient à des kilomètres, jusqu'aux futaies de Vandame,
sous lesquelles ils se gorgeaient de fraises au printemps, de
noisettes et de myrtilles en été.  Bientôt l'immense plaine leur avait
appartenu.

Mais ce qui les lançait ainsi, de Montsou à Marchiennes, sans cesse
par les chemins, avec des yeux de jeunes loups, c'était un besoin
croissant de maraude.  Jeanlin restait le capitaine de ces
expéditions, jetant la troupe sur toutes les proies, ravageant les
champs d'oignons, pillant les vergers, attaquant les étalages.  Dans
le pays, on accusait les mineurs en grève, on parlait d'une vaste
bande organisée.  Un jour même, il avait forcé Lydie à voler sa mère,
il s'était fait apporter par elle deux douzaines de sucres d'orge que
la Pierronne tenait dans un bocal, sur une des planches de sa fenêtre;
et la petite, rouée de coups, ne l'avait pas trahi, tellement elle
tremblait devant son autorité.  Le pis était qu'il se taillait la part
du lion.  Bébert, également, devait lui remettre le butin, heureux si
le capitaine ne le giflait pas, pour garder tout.

Depuis quelque temps, Jeanlin abusait.  Il battait Lydie comme on bat
une femme légitime, et il profitait de la crédulité de Bébert pour
l'engager dans des aventures désagréables, très amusé de faire tourner
en bourrique ce gros garçon, plus fort que lui, qui l'aurait assommé
d'un coup de poing.  Il les méprisait tous les deux, les traitait en
esclaves, leur racontait qu'il avait pour maîtresse une princesse,
devant laquelle ils étaient indignes de se montrer.  Et, en effet, il
y avait huit jours qu'il disparaissait brusquement, au bout d'une rue,
au tournant d'un sentier, n'importe où il se trouvait, après leur
avoir ordonné, l'air terrible, de rentrer au coron.  D'abord, il
empochait le butin.

Ce fut d'ailleurs ce qui arriva, ce soir-là.

--Donne, dit-il en arrachant la morue des mains de son camarade,
lorsqu'ils s'arrêtèrent tous trois, à un coude de la route, près de
Réquillart.

Bébert protesta.

--J'en veux, tu sais.  C'est moi qui l'ai prise.

--Hein, quoi? cria-t-il.  T'en auras, si je t'en donne, et pas ce
soir, bien sûr: demain, s'il en reste.

Il bourra Lydie, il les planta l'un et l'autre sur la même ligne,
comme des soldats au port d'armes.  Puis, passant derrière eux:

--Maintenant, vous allez rester là cinq minutes, sans vous
retourner...  Nom de Dieu! si vous vous retournez, il y aura des bêtes
qui vous mangeront...  Et vous rentrerez ensuite tout droit, et si
Bébert touche à Lydie en chemin, je le saurai, je vous ficherai des
claques.

Alors, il s'évanouit au fond de l'ombre, avec une telle légèreté,
qu'on n'entendit même pas le bruit de ses pieds nus.  Les deux enfants
demeurèrent immobiles durant les cinq minutes, sans regarder en
arrière, par crainte de recevoir une gifle de l'invisible.  Lentement,
une grande affection était née entre eux, dans leur commune terreur.
Lui, toujours, songeait à la prendre, à la serrer très fort entre ses
bras, comme il voyait faire aux autres; et elle aussi, aurait bien
voulu, car ça l'aurait changée, d'être ainsi caressée gentiment.  Mais
ni lui ni elle ne se serait permis de désobéir.  Quand ils s'en
allèrent, bien que la nuit fût très noire, ils ne s'embrassèrent même
pas, ils marchèrent côte à côte, attendris et désespérés, certains
que, s'ils se touchaient, le capitaine par-derrière leur allongerait
des claques.

Étienne, à la même heure, était entré à Réquillart.  La veille,
Mouquette l'avait supplié de revenir, et il revenait, honteux, pris
d'un goût qu'il refusait de s'avouer, pour cette fille qui l'adorait
comme un Jésus.  C'était, d'ailleurs, dans l'intention de rompre.  Il
la verrait, il lui expliquerait qu'elle ne devait plus le poursuivre,
à cause des camarades.  On n'était guère à la joie, ça manquait
d'honnêteté, de se payer ainsi des douceurs, quand le monde crevait de
faim.  Et, ne l'ayant pas trouvée chez elle, il s'était décidé à
l'attendre, il guettait les ombres au passage.

Sous le beffroi en ruine, l'ancien puits s'ouvrait, à demi obstrué.
Une poutre toute droite, où tenait un morceau de toiture, avait un
profil de potence, au-dessus du trou noir; et, dans le muraillement
éclaté des margelles, deux arbres poussaient, un sorbier et un
platane, qui semblaient grandir du fond de la terre.  C'était un coin
de sauvage abandon, l'entrée herbue et chevelue d'un gouffre,
embarrassée de vieux bois, plantée de prunelliers et d'aubépines, que
les fauvettes peuplaient de leurs nids, au printemps.  Voulant éviter
de gros frais d'entretien, la Compagnie, depuis dix ans, se proposait
de combler cette fosse morte; mais elle attendait d'avoir installé au
Voreux un ventilateur, car le foyer d'aérage des deux puits, qui
communiquaient, se trouvait placé au pied de Réquillart, dont l'ancien
goyot d'épuisement servait de cheminée.  On s'était contenté de
consolider le cuvelage du niveau par des étais placés en travers,
barrant l'extraction, et on avait délaissé les galeries supérieures,
pour ne surveiller que la galerie du fond, dans laquelle flambait le
fourneau d'enfer, l'énorme brasier de houille, au tirage si puissant,
que l'appel d'air faisait souffler le vent en tempête, d'un bout à
l'autre de la fosse voisine.  Par prudence, afin qu'on pût monter et
descendre encore, l'ordre était donné d'entretenir le goyot des
échelles; seulement, personne ne s'en occupait, les échelles se
pourrissaient d'humidité, des paliers s'étaient effondrés déjà.  En
haut, une grande ronce bouchait l'entrée du goyot; et comme la
première échelle avait perdu des échelons, il fallait, pour
l'atteindre, se pendre à une racine du sorbier, puis se laisser tomber
au petit bonheur, dans le noir.

Étienne patientait, caché derrière un buisson, lorsqu'il entendit,
parmi les branches, un long frôlement.  Il crut à la fuite effrayée
d'une couleuvre.  Mais la brusque lueur d'une allumette l'étonna, et
il demeura stupéfait, en reconnaissant Jeanlin qui allumait une
chandelle et qui s'abîmait dans la terre.  Une curiosité si vive le
saisit, qu'il s'approcha du trou: l'enfant avait disparu, une lueur
faible venait du deuxième palier.  Il hésita un instant, puis se
laissa rouler, en se tenant aux racines, pensa faire le saut des cinq
cent vingt-quatre mètres que mesurait la fosse, finit pourtant par
sentir un échelon.  Et il descendit doucement.  Jeanlin n'avait rien
dû entendre, Étienne voyait toujours, sous lui, la lumière s'enfoncer,
tandis que l'ombre du petit, colossale et inquiétante, dansait, avec
le déhanchement de ses jambes infirmes.  Il gambillait, d'une adresse
de singe à se rattraper des mains, des pieds, du menton, quand des
échelons manquaient.  Les échelles, de sept mètres, se succédaient,
les unes solides encore, les autres branlantes, craquantes, près de se
rompre; les paliers étroits défilaient, verdis, pourris tellement,
qu'on marchait comme dans de la mousse; et, à mesure qu'on descendait,
la chaleur était suffocante, une chaleur de four, qui venait du goyot
de tirage, heureusement peu actif depuis la grève, car en temps de
travail, lorsque le foyer mangeait ses cinq mille kilogrammes de
houille par jour, on n'aurait pu se risquer là, sans se rôtir le poil.

--Quel nom de Dieu de crapaud! jurait Étienne étouffé, où diable
  va-t-il?

Deux fois, il avait failli culbuter.  Ses pieds glissaient sur le bois
humide.  Au moins, s'il avait eu une chandelle comme l'enfant; mais il
se cognait à chaque minute, il n'était guidé que par la lueur vague,
fuyant sous lui.  C'était bien la vingtième échelle déjà, et la
descente continuait.  Alors, il les compta: vingt et une, vingt-deux,
vingt-trois, et il s'enfonçait, et il s'enfonçait toujours.  Une
cuisson ardente lui enflait la tête, il croyait tomber dans une
fournaise.  Enfin, il arriva à un accrochage, et il aperçut la
chandelle qui filait au fond d'une galerie.  Trente échelles, cela
faisait deux cent dix mètres environ.

--Est-ce qu'il va me promener longtemps? pensait-il.  C'est pour sûr
dans l'écurie qu'il se terre.

Mais, à gauche, la voie qui conduisait à l'écurie était barrée par un
éboulement.  Le voyage recommença, plus pénible et plus dangereux.
Des chauves-souris, effarées, voletaient, se collaient à la voûte de
l'accrochage.  Il dut se hâter pour ne pas perdre de vue la lumière,
il se jeta dans la même galerie; seulement, où l'enfant passait à
l'aise, avec sa souplesse de serpent, lui ne pouvait se glisser sans
meurtrir ses membres.  Cette galerie, comme toutes les anciennes
voies, s'était resserrée, se resserrait encore chaque jour, sous la
continuelle poussée des terrains; et il n'y avait plus, à certaines
places, qu'un boyau, qui devait finir par s'effacer lui-même.  Dans ce
travail d'étranglement, les bois éclatés, déchirés, devenaient un
péril, menaçaient de lui scier la chair, de l'enfiler au passage, à la
pointe de leurs échardes, aiguës comme des épées.  Il n'avançait
qu'avec précaution, à genoux ou sur le ventre, tâtant l'ombre devant
lui.  Brusquement, une bande de rats le piétina, lui courut de la
nuque aux pieds, dans un galop de fuite.

--Tonnerre de Dieu! y sommes-nous à la fin? gronda-t-il, les reins
cassés, hors d'haleine.

On y était.  Au bout d'un kilomètre, le boyau s'élargissait, on
tombait dans une partie de voie admirablement conservée.  C'était le
fond de l'ancienne voie de roulage, taillée à travers banc, pareille à
une grotte naturelle.  Il avait dû s'arrêter, il voyait de loin
l'enfant qui venait de poser sa chandelle entre deux pierres, et qui
se mettait à l'aise, l'air tranquille et soulagé, en homme heureux de
rentrer chez lui.  Une installation complète changeait ce bout de
galerie en une demeure confortable.  Par terre, dans un coin, un amas
de foin faisait une couche molle; sur d'anciens bois, plantés en forme
de table, il y avait de tout, du pain, des pommes, des litres de
genièvre entamés: une vraie caverne scélérate, du butin entassé depuis
des semaines, même du butin inutile, du savon et du cirage, volés pour
le plaisir du vol.  Et le petit, tout seul au milieu de ces rapines,
en jouissait en brigand égoïste.

--Dis donc, est-ce que tu te fous du monde? cria Étienne, lorsqu'il
eut soufflé un moment.  Tu descends te goberger ici, quand nous
crevons de faim là-haut?

Jeanlin, atterré, tremblait.  Mais, en reconnaissant le jeune homme,
il se tranquillisa vite.

--Veux-tu dîner avec moi? finit-il par dire.  Hein? un morceau de
morue grillée?...  Tu vas voir.

Il n'avait pas lâché sa morue, et s'était mis à en gratter proprement
les chiures de mouche, avec un beau couteau neuf, un de ces petits
couteaux-poignards à manche d'os, où sont inscrites des devises.
Celui-ci portait le mot «Amour», simplement.

--Tu as un joli couteau, fit remarquer Étienne.

--C'est un cadeau de Lydie, répondit Jeanlin, qui négligea d'ajouter
que Lydie l'avait volé, sur son ordre, à un camelot de Montsou, devant
le débit de la Tête-Coupée.

Puis, comme il grattait toujours, il ajouta d'un air fier:

--N'est-ce pas qu'on est bien chez moi?...  On a un peu plus chaud que
là-haut, et ça sent joliment meilleur!

Étienne s'était assis, curieux de le faire causer.  Il n'avait plus de
colère, un intérêt le prenait, pour cette crapule d'enfant, si brave
et si industrieux dans ses vices.  Et, en effet, il goûtait un
bien-être, au fond de ce trou: la chaleur n'y était plus trop forte,
une température égale y régnait en dehors des saisons, d'une tiédeur
de bain, pendant que le rude décembre gerçait sur la terre la peau des
misérables.  En vieillissant, les galeries s'épuraient des gaz
nuisibles, tout le grisou était parti, on ne sentait là maintenant que
l'odeur des anciens bois fermentés, une odeur subtile d'éther, comme
aiguisée d'une pointe de girofle.  Ces bois, du reste, devenaient
amusants à voir, d'une pâleur jaunie de marbre, frangés de guipures
blanchâtres, de végétations floconneuses qui semblaient les draper
d'une passementerie de soie et de perles.  D'autres se hérissaient de
champignons.  Et il y avait des vols de papillons blancs, des mouches
et des araignées de neige, une population décolorée, à jamais
ignorante du soleil.

--Alors, tu n'as pas peur? demanda Étienne.

Jeanlin le regarda, étonné.

--Peur de quoi? puisque je suis tout seul.

Mais la morue était grattée enfin.  Il alluma un petit feu de bois,
étala le brasier et la fit griller.  Puis il coupa un pain en deux.
C'était un régal terriblement salé, exquis tout de même pour des
estomacs solides.

Étienne avait accepté sa part.

--Ça ne m'étonne plus, si tu engraisses, pendant que nous maigrissons
tous.  Sais-tu que c'est cochon de t'empiffrer!...  Et les autres, tu
n'y songes pas?

--Tiens! pourquoi les autres sont-ils trop bêtes?

--D'ailleurs, tu as raison de te cacher, car si ton père apprenait que
tu voles, il t'arrangerait.

--Avec ça que les bourgeois ne nous volent pas! C'est toi qui le dis
toujours.  Quand j'ai chipé ce pain chez Maigrat, c'était bien sûr un
pain qu'il nous devait.

Le jeune homme se tut, la bouche pleine, troublé.  Il le regardait,
avec son museau, ses yeux verts, ses grandes oreilles, dans sa
dégénérescence d'avorton à l'intelligence obscure et d'une ruse de
sauvage, lentement repris par l'animalité ancienne.  La mine, qui
l'avait fait, venait de l'achever, en lui cassant les jambes.

--Et Lydie, demanda de nouveau Étienne, est-ce que tu l'amènes ici,
des fois?

Jeanlin eut un rire méprisant.

--La petite, ah! non, par exemple!...  Les femmes, ça bavarde.

Et il continuait à rire, plein d'un immense dédain pour Lydie et
Bébert.  Jamais on n'avait vu des enfants si cruches.  L'idée qu'ils
gobaient toutes ses bourdes, et qu'ils s'en allaient les mains vides,
pendant qu'il mangeait la morue, au chaud, lui chatouillait les côtes
d'aise.  Puis, il conclut, avec une gravité de petit philosophe:

--Faut mieux être seul, on est toujours d'accord.

Étienne avait fini son pain.  Il but une gorgée de genièvre.  Un
instant, il s'était demandé s'il n'allait pas mal reconnaître
l'hospitalité de Jeanlin, en le ramenant au jour par une oreille, et
en lui défendant de marauder davantage, sous la menace de tout dire à
son père.  Mais, en examinant cette retraite profonde, une idée le
travaillait: qui sait s'il n'en aurait pas besoin, pour les camarades
ou pour lui, dans le cas où les choses se gâteraient, là-haut? Il fit
jurer à l'enfant de ne pas découcher, comme il lui arrivait de le
faire, lorsqu'il s'oubliait dans son foin; et, prenant un bout de
chandelle, il s'en alla le premier, il le laissa ranger tranquillement
son ménage.

La Mouquette se désespérait à l'attendre, assise sur une poutre,
malgré le grand froid.  Quand elle l'aperçut, elle lui sauta au cou;
et ce fut comme s'il lui enfonçait un couteau dans le coeur, lorsqu'il
lui dit sa volonté de ne plus la voir.  Mon Dieu! pourquoi? est-ce
qu'elle ne l'aimait point assez?  Craignant de succomber lui-même à
l'envie d'entrer chez elle, il l'entraînait vers la route, il lui
expliquait, le plus doucement possible, qu'elle le compromettait aux
yeux des camarades, qu'elle compromettait la cause de la politique.
Elle s'étonna, qu'est-ce que ça pouvait faire à la politique? Enfin,
la pensée lui vint qu'il rougissait de la connaître; d'ailleurs, elle
n'en était pas blessée, c'était tout naturel; et elle lui offrit de
recevoir une gifle devant le monde, pour avoir l'air de rompre.  Mais
il la reverrait, rien qu'une petite fois, de temps à autre.
Éperdument, elle le suppliait, elle jurait de se cacher, elle ne le
garderait pas cinq minutes.  Lui, très ému, refusait toujours.  Il le
fallait.  Alors, en la quittant, il voulut au moins l'embrasser.  Pas
à pas, ils étaient arrivés aux premières maisons de Montsou, et ils se
tenaient à pleins bras, sous la lune large et ronde, lorsqu'une femme
passa près d'eux, avec un brusque sursaut, comme si elle avait buté
contre une pierre.

--Qui est-ce? demanda Étienne inquiet.

--C'est Catherine, répondit la Mouquette.  Elle revient de Jean-Bart.

La femme, maintenant, s'en allait, la tête basse, les jambes faibles,
l'air très las.  Et le jeune homme la regardait, désespéré d'avoir été
vu par elle, le coeur crevé d'un remords sans cause.  Est-ce qu'elle
n'était pas avec un homme? est-ce qu'elle ne l'avait pas fait souffrir
de la même souffrance, là, sur ce chemin de Réquillart, lorsqu'elle
s'était donnée à cet homme? Mais cela, malgré tout, le désolait, de
lui avoir rendu la pareille.

--Veux-tu que je te dise? murmura la Mouquette en larmes, quand elle
partit.  Si tu ne veux pas de moi, c'est que tu en veux une autre.

Le lendemain, le temps fut superbe, un ciel clair de gelée, une de ces
belles journées d'hiver, où la terre dure sonne comme un cristal sous
les pieds.  Dès une heure, Jeanlin avait filé; mais il dut attendre
Bébert derrière l'église, et ils faillirent partir sans Lydie, que sa
mère avait encore enfermée dans la cave.  On venait de l'en faire
sortir et de lui mettre au bras un panier, en lui signifiant que, si
elle ne le rapportait pas plein de pissenlits, on la renfermerait avec
les rats, pour la nuit entière.  Aussi, prise de peur, voulait-elle
tout de suite aller à la salade.  Jeanlin l'en détourna: on verrait
plus tard.  Depuis longtemps, Pologne, la grosse lapine de Rasseneur,
le tracassait.  Il passait devant l'Avantage, lorsque, justement, la
lapine sortit sur la route.  Il la saisit d'un bond par les oreilles,
la fourra dans le panier de la petite; et tous les trois galopèrent.
On allait joliment s'amuser, à la faire courir comme un chien, jusqu'à
la forêt.

Mais ils s'arrêtèrent, pour regarder Zacharie et Mouquet, qui, après
avoir bu une chope avec deux autres camarades, entamaient leur grande
partie de crosse.  L'enjeu était une casquette neuve et un foulard
rouge, déposés chez Rasseneur.  Les quatre joueurs, deux par deux,
mirent au marchandage le premier tour, du Voreux à la ferme Paillot,
près de trois kilomètres; et ce fut Zacharie qui l'emporta, il pariait
en sept coups, tandis que Mouquet en demandait huit.  On avait posé la
cholette, le petit oeuf de buis, sur le pavé, une pointe en l'air.
Tous tenaient leur crosse, le maillet au fer oblique, au long manche
garni d'une ficelle fortement serrée.  Deux heures sonnaient comme ils
partaient.  Zacharie, magistralement, pour son premier coup composé
d'une série de trois, lança la cholette à plus de quatre cents mètres,
au travers des champs de betteraves; car il était défendu de choler
dans les villages et sur les routes, où l'on avait tué du monde.
Mouquet, solide lui aussi, déchola d'un bras si rude, que son coup
unique ramena la bille de cent cinquante mètres en arrière.  Et la
partie continua, un camp cholant, l'autre camp décholant, toujours au
pas de course, les pieds meurtris par les arêtes gelées des terres de
labour.

D'abord, Jeanlin, Bébert et Lydie avaient galopé derrière les joueurs,
enthousiasmés des grands coups.  Puis, l'idée de Pologne qu'ils
secouaient dans le panier leur était revenue; et, lâchant le jeu en
pleine campagne, ils avaient sorti la lapine, curieux de voir si elle
courait fort.  Elle décampa, ils se jetèrent derrière elle, ce fut une
chasse d'une heure, à toutes jambes, avec des crochets continuels, des
hurlements pour l'effrayer, des grands bras ouverts et refermés sur le
vide.  Si elle n'avait pas eu un commencement de grossesse, jamais ils
ne l'auraient rattrapée.

Comme ils soufflaient, des jurons leur firent tourner la tête.  Ils
venaient de retomber dans la partie de crosse, c'était Zacharie qui
avait failli fendre le crâne de son frère.  Les joueurs en étaient au
quatrième tour: de la ferme Paillot, ils avaient filé aux
Quatre-Chemins, puis des Quatre-Chemins à Montoire; et, maintenant,
ils allaient en six coups de Montoire au Pré-des-Vaches.  Cela faisait
deux lieues et demie en une heure; encore avaient-ils bu des chopes à
l'estaminet Vincent et au débit des Trois-Sages.  Mouquet, cette fois,
tenait la main.  Il lui restait deux coups à choler, sa victoire était
sûre, lorsque Zacharie, qui usait de son droit en ricanant, déchola
avec tant d'adresse, que la cholette roula dans un fossé profond.  Le
partenaire de Mouquet ne put l'en sortir, ce fut un désastre.  Tous
quatre criaient, la partie s'en passionna, car on était manche à
manche, il fallait recommencer.  Du Pré-des-Vaches, il n'y avait pas
deux kilomètres à la pointe des Herbes-Rousses: en cinq coups.
Là-bas, ils se rafraîchiraient chez Lerenard.

Mais Jeanlin avait une idée.  Il les laissa partir, il sortit une
ficelle de sa poche, qu'il lia à une patte de Pologne, la patte gauche
de derrière.  Et cela fut très amusant, la lapine courait devant les
trois galopins, tirant la cuisse, se déhanchant d'une si lamentable
façon, que jamais ils n'avaient tant ri.  Ensuite, ils l'attachèrent
par le cou, pour qu'elle galopât; et, comme elle se fatiguait, ils la
traînaient, sur le ventre, sur le dos, une vraie petite voiture.  Ça
durait depuis plus d'une heure, elle râlait, lorsqu'ils la remirent
vivement dans le panier, en entendant près du bois à Cruchot les
choleurs, dont ils coupaient le jeu une fois encore.

A présent, Zacharie, Mouquet et les deux autres avalaient les
kilomètres, sans autre repos que le temps de vider des chopes, dans
tous les cabarets qu'ils se donnaient pour but.  Des Herbes-Rousses,
ils avaient filé à Buchy, puis à la Croix-de-Pierre, puis à Chamblay.
La terre sonnait sous la débandade de leurs pieds, galopant sans
relâche à la suite de la cholette, qui rebondissait sur la glace:
c'était un bon temps, on n'enfonçait pas, on ne courait que le risque
de se casser les jambes.  Dans l'air sec, les grands coups de crosse
pétaient, pareils à des coups de feu.  Les mains musculeuses serraient
le manche ficelé, le corps entier se lançait, comme pour assommer un
boeuf; et cela pendant des heures, d'un bout à l'autre de la plaine,
par-dessus les fossés, les haies, les talus des routes, les murs bas
des enclos.  Il fallait avoir de bons soufflets dans la poitrine et
des charnières en fer dans les genoux.  Les haveurs s'y dérouillaient
de la mine avec passion.  Il y avait des enragés de vingt-cinq ans qui
faisaient dix lieues.  A quarante, on ne cholait plus, on était trop
lourd.

Cinq heures sonnèrent, le crépuscule venait déjà.  Encore un tour,
jusqu'à la forêt de Vandame, pour décider qui gagnait la casquette et
le foulard; et Zacharie plaisantait, avec son indifférence gouailleuse
de la politique: ce serait drôle de tomber là-bas, au milieu des
camarades.  Quant à Jeanlin, depuis le départ du coron, il visait la
forêt, avec son air de battre les champs.  D'un geste indigné, il
menaça Lydie, qui, travaillée de remords et de crainte, parlait de
retourner au Voreux cueillir ses pissenlits: est-ce qu'ils allaient
lâcher la réunion? lui, voulait entendre ce que les vieux diraient.
Il poussait Bébert, il proposa d'égayer le bout de chemin, jusqu'aux
arbres, en détachant Pologne et en la poursuivant à coups de cailloux.
Son idée sourde était de la tuer, une convoitise lui venait de
l'emporter et de la manger, au fond de son trou de Réquillart.  La
lapine reprit sa course, le nez frisé, les oreilles rabattues; une
pierre lui pela le dos, une autre lui coupa la queue; et, malgré
l'ombre croissante, elle y serait restée, si les galopins n'avaient
aperçu, au centre d'une clairière, Étienne et Maheu debout.
Éperdument, ils se jetèrent sur la bête, la rentrèrent encore dans le
panier.  Presque à la même minute, Zacharie, Mouquet et les deux
autres, donnant le dernier coup de crosse, lançaient la cholette, qui
roula à quelques mètres de la clairière.  Ils tombaient tous en plein
rendez-vous.

Dans le pays entier, par les routes, par les sentiers de la plaine
rase, c'était, depuis le crépuscule, un long acheminement, un
ruissellement d'ombres silencieuses, filant isolées, s'en allant par
groupes, vers les futaies violâtres de la forêt.  Chaque coron se
vidait, les femmes et les enfants eux-mêmes partaient comme pour une
promenade, sous le grand ciel clair.  Maintenant, les chemins
devenaient obscurs, on ne distinguait plus cette foule en marche, qui
se glissait au même but, on la sentait seulement, piétinante, confuse,
emportée d'une seule âme.  Entre les haies, parmi les buissons, il n'y
avait qu'un frôlement léger, une vague rumeur des voix de la nuit.

M. Hennebeau, qui justement rentrait à cette heure, monté sur sa
jument, prêtait l'oreille à ces bruits perdus.  Il avait rencontré des
couples, tout un lent défilé de promeneurs, par cette belle soirée
d'hiver.  Encore des galants qui allaient, la bouche sur la bouche,
prendre du plaisir derrière les murs.  N'étaient-ce pas là ses
rencontres habituelles, des filles culbutées au fond de chaque fossé,
des gueux se bourrant de la seule joie qui ne coûtait rien? Et ces
imbéciles se plaignaient de la vie, lorsqu'ils avaient, à pleines
ventrées, cet unique bonheur de s'aimer! Volontiers, il aurait crevé
de faim comme eux, s'il avait pu recommencer l'existence avec une
femme qui se serait donnée à lui sur des cailloux, de tous ses reins
et de tout son coeur.  Son malheur était sans consolation, il enviait
ces misérables.  La tête basse, il rentrait, au pas ralenti de son
cheval, désespéré par ces longs bruits, perdus au fond de la campagne
noire, et où il n'entendait que des baisers.

C'était au Plan-des-Dames, dans cette vaste clairière qu'une coupe de
bois venait d'ouvrir.  Elle s'allongeait en une pente douce, ceinte
d'une haute futaie, des hêtres superbes, dont les troncs, droits et
réguliers, l'entouraient d'une colonnade blanche, verdie de lichens;
et des géants abattus gisaient encore dans l'herbe, tandis que, vers
la gauche, un tas de bois débité alignait son cube géométrique.  Le
froid s'aiguisait avec le crépuscule, les mousses gelées craquaient
sous les pas.  Il faisait nuit noire à terre, les branches hautes se
découpaient sur le ciel pâle, où la lune pleine, montant à l'horizon,
allait éteindre les étoiles.

Près de trois mille charbonniers étaient au rendez-vous, une foule
grouillante, des hommes, des femmes, des enfants, emplissant peu à peu
la clairière, débordant au loin sous les arbres; et des retardataires
arrivaient toujours, le flot des têtes, noyé d'ombre, s'élargissait
jusqu'aux taillis voisins.  Un grondement en sortait, pareil à un vent
d'orage, dans cette forêt immobile et glacée.

En haut, dominant la pente, Étienne se tenait, avec Rasseneur et
Maheu.  Une querelle s'était élevée, on entendait leurs voix, par
éclats brusques.  Près d'eux, des hommes les écoutaient: Levaque les
poings serrés, Pierron tournant le dos, très inquiet de n'avoir pu
prétexter des fièvres plus longtemps; et il y avait aussi le père
Bonnemort et le vieux Mouque, côte à côte, sur une souche, l'air
profondément réfléchi.  Puis, derrière, les blagueurs étaient là,
Zacharie, Mouquet, d'autres encore, venus pour rire; tandis que,
recueillies au contraire, graves ainsi qu'à l'église, des femmes se
mettaient en groupe.  La Maheude, muette, hochait la tête aux sourds
jurons de la Levaque.  Philomène toussait, reprise de sa bronchite
depuis l'hiver.  Seule, la Mouquette riait à belles dents, égayée par
la façon dont la mère Brûlé traitait sa fille, une dénaturée qui la
renvoyait pour se gaver de lapin, une vendue, engraissée des lâchetés
de son homme.  Et, sur le tas de bois, Jeanlin s'était planté, hissant
Lydie, forçant Bébert à le suivre, tous les trois en l'air, plus haut
que tout le monde.

La querelle venait de Rasseneur, qui voulait procéder régulièrement à
l'élection d'un bureau.  Sa défaite, au Bon-Joyeux, l'enrageait; et il
s'était juré d'avoir sa revanche, car il se flattait de reconquérir
son autorité ancienne, lorsqu'on serait en face, non plus des
délégués, mais du peuple des mineurs.  Étienne, révolté, avait trouvé
l'idée d'un bureau imbécile, dans cette forêt.  Il fallait agir
révolutionnairement, en sauvages, puisqu'on les traquait comme des
loups.

Voyant la dispute s'éterniser, il s'empara tout d'un coup de la foule,
il monta sur un tronc d'arbre, en criant:

--Camarades! camarades!

La rumeur confuse de ce peuple s'éteignit dans un long soupir, tandis
que Maheu étouffait les protestations de Rasseneur.  Étienne
continuait d'une voix éclatante:

--Camarades, puisqu'on nous défend de parler, puisqu'on nous envoie
les gendarmes comme si nous étions des brigands, c'est ici qu'il faut
nous entendre! Ici, nous sommes libres, nous sommes chez nous,
personne ne viendra nous faire taire, pas plus qu'on ne fait taire les
oiseaux et les bêtes!

Un tonnerre lui répondit, des cris, des exclamations.

--Oui, oui, la forêt est à nous, on a bien le droit d'y causer...
  Parle!

Alors, Étienne se tint un instant immobile sur le tronc d'arbre.  La
lune, trop basse encore à l'horizon, n'éclairait toujours que les
branches hautes; et la foule restait noyée de ténèbres, peu à peu
calmée, silencieuse.  Lui, noir également, faisait au-dessus d'elle,
en haut de la pente, une barre d'ombre.

Il leva un bras dans un geste lent, il commença; mais sa voix ne
grondait plus, il avait pris le ton froid d'un simple mandataire du
peuple qui rend ses comptes.  Enfin, il plaçait le discours que le
commissaire de police lui avait coupé au Bon-Joyeux; et il débutait
par un historique rapide de la grève, en affectant l'éloquence
scientifique: des faits, rien que des faits.  D'abord, il dit sa
répugnance contre la grève: les mineurs ne l'avaient pas voulue,
c'était la Direction qui les avait provoqués, avec son nouveau tarif
de boisage.  Puis, il rappela la première démarche des délégués chez
le directeur, la mauvaise foi de la Régie, et plus tard, lors de la
seconde démarche, sa concession tardive, les dix centimes qu'elle
rendait, après avoir tâché de les voler.  Maintenant, on en était là,
il établissait par des chiffres le vide de la caisse de prévoyance,
indiquait l'emploi des secours envoyés, excusait en quelques phrases
l'Internationale, Pluchart et les autres, de ne pouvoir faire
davantage pour eux, au milieu des soucis de leur conquête du monde.
Donc, la situation s'aggravait de jour en jour, la Compagnie renvoyait
les livrets et menaçait d'embaucher des ouvriers en Belgique; en
outre, elle intimidait les faibles, elle avait décidé un certain
nombre de mineurs à redescendre.  Il gardait sa voix monotone comme
pour insister sur ces mauvaises nouvelles, il disait la faim
victorieuse, l'espoir mort, la lutte arrivée aux fièvres dernières du
courage.  Et, brusquement, il conclut, sans hausser le ton.

--C'est dans ces circonstances, camarades, que vous devez prendre une
décision ce soir.  Voulez-vous la continuation de la grève? et, en ce
cas, que comptez-vous faire pour triompher de la Compagnie?

Un silence profond tomba du ciel étoilé.  La foule, qu'on ne voyait
pas, se taisait dans la nuit, sous cette parole qui lui étouffait le
coeur; et l'on n'entendait que son souffle désespéré, au travers des
arbres.

Mais Étienne, déjà, continuait d'une voix changée.  Ce n'était plus le
secrétaire de l'association qui parlait, c'était le chef de bande,
l'apôtre apportant la vérité.  Est-ce qu'il se trouverait des lâches
pour manquer à leur parole? Quoi! depuis un mois, on aurait souffert
inutilement, on retournerait aux fosses, la tête basse, et l'éternelle
misère recommencerait! Ne valait-il pas mieux mourir tout de suite, en
essayant de détruire cette tyrannie du capital qui affamait le
travailleur? Toujours se soumettre devant la faim, jusqu'au moment où
la faim, de nouveau, jetait les plus calmes à la révolte, n'était-ce
pas un jeu stupide qui ne pouvait durer davantage? Et il montrait les
mineurs exploités, supportant à eux seuls les désastres des crises,
réduits à ne plus manger, dès que les nécessités de la concurrence
abaissaient le prix de revient.  Non! le tarif de boisage n'était pas
acceptable, il n'y avait là qu'une économie déguisée, on voulait voler
à chaque homme une heure de son travail par jour.  C'était trop cette
fois, le temps venait où les misérables, poussés à bout, feraient
justice.

Il resta les bras en l'air.  La foule, à ce mot de justice, secouée
d'un long frisson, éclata en applaudissements, qui roulaient avec un
bruit de feuilles sèches.  Des voix criaient:

--Justice!...  Il est temps, justice!

Peu à peu, Étienne s'échauffait.  Il n'avait pas l'abondance facile et
coulante de Rasseneur.  Les mots lui manquaient souvent, il devait
torturer sa phrase, il en sortait par un effort qu'il appuyait d'un
coup d'épaule.  Seulement, à ces heurts continuels, il rencontrait des
images d'une énergie familière, qui empoignaient son auditoire; tandis
que ses gestes d'ouvrier au chantier, ses coudes rentrés, puis
détendus et lançant les poings en avant, sa mâchoire brusquement
avancée, comme pour mordre, avaient eux aussi une action
extraordinaire sur les camarades.  Tous le disaient, il n'était pas
grand, mais il se faisait écouter.

--Le salariat est une forme nouvelle de l'esclavage, reprit-il d'une
voix plus vibrante.  La mine doit être au mineur, comme la mer est au
pêcheur, comme la terre est au paysan...  Entendez-vous! la mine vous
appartient, à vous tous qui, depuis un siècle, l'avez payée de tant de
sang et de misère!

Carrément, il aborda des questions obscures de droit, le défilé des
lois spéciales sur les mines, où il se perdait.  Le sous-sol, comme le
sol, était à la nation: seul, un privilège odieux en assurait le
monopole à des Compagnies; d'autant plus que, pour Montsou, la
prétendue légalité des concessions se compliquait des traités passés
jadis avec les propriétaires des anciens fiefs, selon la vieille
coutume du Hainaut.  Le peuple des mineurs n'avait donc qu'à
reconquérir son bien; et, les mains tendues, il indiquait le pays
entier, au-delà de la forêt.  A ce moment, la lune, qui montait de
l'horizon, glissant des hautes branches, l'éclaira.  Lorsque la foule,
encore dans l'ombre, l'aperçut ainsi, blanc de lumière, distribuant la
fortune de ses mains ouvertes, elle applaudit de nouveau, d'un
battement prolongé.

--Oui, oui, il a raison, bravo!

Dès lors, Étienne chevauchait sa question favorite, l'attribution des
instruments de travail à la collectivité, ainsi qu'il le répétait en
une phrase, dont la barbarie le grattait délicieusement.  Chez lui, à
cette heure, l'évolution était complète.  Parti de la fraternité
attendrie des catéchumènes, du besoin de réformer le salariat, il
aboutissait à l'idée politique de le supprimer.  Depuis la réunion du
Bon-Joyeux, son collectivisme, encore humanitaire et sans formule,
s'était raidi en un programme compliqué, dont il discutait
scientifiquement chaque article.  D'abord, il posait que la liberté ne
pouvait être obtenue que par la destruction de l'État.  Puis, quand le
peuple se serait emparé du gouvernement, les réformes commenceraient:
retour à la commune primitive, substitution d'une famille égalitaire
et libre à la famille morale et oppressive, égalité absolue, civile,
politique et économique, garantie de l'indépendance individuelle grâce
à la possession et au produit intégral des outils du travail, enfin
instruction professionnelle et gratuite, payée par la collectivité.
Cela entraînait une refonte totale de la vieille société pourrie; il
attaquait le mariage, le droit de tester, il réglementait la fortune
de chacun, il jetait bas le monument inique des siècles morts, d'un
grand geste de son bras, toujours le même, le geste du faucheur qui
rase la moisson mûre; et il reconstruisait ensuite de l'autre main, il
bâtissait la future humanité, l'édifice de vérité et de justice,
grandissant dans l'aurore du vingtième siècle.  A cette tension
cérébrale, la raison chancelait, il ne restait que l'idée fixe du
sectaire.  Les scrupules de sa sensibilité et de son bon sens étaient
emportés, rien ne devenait plus facile que la réalisation de ce monde
nouveau: il avait tout prévu, il en parlait comme d'une machine qu'il
monterait en deux heures, et ni le feu, et ni le sang ne lui
coûtaient.

--Notre tour est venu, lança-t-il dans un dernier éclat.  C'est à nous
d'avoir le pouvoir et la richesse!

Une acclamation roula jusqu'à lui, du fond de la forêt.  La lune,
maintenant, blanchissait toute la clairière, découpait en arêtes vives
la houle des têtes, jusqu'aux lointains confus des taillis, entre les
grands troncs grisâtres.  Et c'était sous l'air glacial, une furie de
visages, des yeux luisants, des bouches ouvertes, tout un rut de
peuple, les hommes, les femmes, les enfants, affamés et lâchés au
juste pillage de l'antique bien dont on les dépossédait.  Ils ne
sentaient plus le froid, ces ardentes paroles les avaient chauffés aux
entrailles.  Une exaltation religieuse les soulevait de terre, la
fièvre d'espoir des premiers chrétiens de l'Église, attendant le règne
prochain de la justice.  Bien des phrases obscures leur avaient
échappé, ils n'entendaient guère ces raisonnements techniques et
abstraits; mais l'obscurité même, l'abstraction élargissait encore le
champ des promesses, les enlevait dans un éblouissement.  Quel rêve!
être les maîtres, cesser de souffrir, jouir enfin!

--C'est ça, nom de Dieu! à notre tour!...  Mort aux exploiteurs!

Les femmes déliraient, la Maheude sortie de son calme, prise du
vertige de la faim, la Levaque hurlante, la vieille Brûlé hors d'elle,
agitant des bras de sorcière, et Philomène secouée d'un accès de toux,
et la Mouquette si allumée, qu'elle criait des mots tendres à
l'orateur.  Parmi les hommes, Maheu conquis avait eu un cri de colère,
entre Pierron tremblant et Levaque qui parlait trop; tandis que les
blagueurs, Zacharie et Mouquet, essayaient de ricaner, mal à l'aise,
étonnés que le camarade en pût dire si long, sans boire un coup.
Mais, sur le tas de bois, Jeanlin menait encore le plus de vacarme,
excitant Bébert et Lydie, agitant le panier où Pologne gisait.

La clameur recommença.  Étienne goûtait l'ivresse de sa popularité.
C'était son pouvoir qu'il tenait, comme matérialisé, dans ces trois
mille poitrines dont il faisait d'un mot battre les coeurs.
Souvarine, s'il avait daigné venir, aurait applaudi ses idées à mesure
qu'il les aurait reconnues, content des progrès anarchiques de son
élève, satisfait du programme, sauf l'article sur l'instruction, un
reste de niaiserie sentimentale, car la sainte et salutaire ignorance
devait être le bain où se retremperaient les hommes.  Quant à
Rasseneur, il haussait les épaules de dédain et de colère.

--Tu me laisseras parler! cria-t-il à Étienne.

Celui-ci sauta du tronc d'arbre.

--Parle, nous verrons s'ils t'écoutent.

Déjà Rasseneur l'avait remplacé et réclamait du geste le silence.  Le
bruit ne se calmait pas, son nom circulait, des premiers rangs qui
l'avaient reconnu, aux derniers perdus sous les hêtres; et l'on
refusait de l'entendre, c'était une idole renversée, dont la vue seule
fâchait ses anciens fidèles.  Son élocution facile, sa parole coulante
et bonne enfant, qui avait si longtemps charmé, était traitée à cette
heure de tisane tiède, faite pour endormir les lâches.  Vainement, il
parla dans le bruit, il voulut reprendre le discours d'apaisement
qu'il promenait, l'impossibilité de changer le monde à coups de lois,
la nécessité de laisser à l'évolution sociale le temps de s'accomplir:
on le plaisantait, on le chutait, sa défaite du Bon-Joyeux s'aggravait
encore et devenait irrémédiable.  On finit par lui jeter des poignées
de mousse gelée, une femme cria d'une voix aiguë:

--A bas le traître!

Il expliquait que la mine ne pouvait être la propriété du mineur,
comme le métier est celle du tisserand, et il disait préférer la
participation aux bénéfices, l'ouvrier intéressé, devenu l'enfant de
la maison.

--A bas le traître! répétèrent mille voix, tandis que des pierres
commençaient à siffler.

Alors, il pâlit, un désespoir lui emplit les yeux de larmes.  C'était
l'écroulement de son existence, vingt années de camaraderie ambitieuse
qui s'effondraient sous l'ingratitude de la foule.  Il descendit du
tronc d'arbre, frappé au coeur, sans force pour continuer.

--Ça te fait rire, bégaya-t-il en s'adressant à Étienne triomphant.
C'est bon, je souhaite que ça t'arrive...  Ça t'arrivera, entends-tu!

Et, comme pour rejeter toute responsabilité dans les malheurs qu'il
prévoyait, il fit un grand geste, il s'éloigna seul, à travers la
campagne muette et blanche.

Des huées s'élevaient, et l'on fut surpris d'apercevoir, debout sur le
tronc, le père Bonnemort en train de parler au milieu du vacarme.
Jusque-là, Mouque et lui s'étaient tenus absorbés, dans cet air qu'ils
avaient de toujours réfléchir à des choses anciennes.  Sans doute il
cédait à une de ces crises soudaines de bavardage, qui, parfois,
remuaient en lui le passé, si violemment, que des souvenirs
remontaient et coulaient de ses lèvres, pendant des heures.  Un grand
silence s'était fait, on écoutait ce vieillard, d'une pâleur de
spectre sous la lune; et, comme il racontait des choses sans liens
immédiats avec la discussion, de longues histoires que personne ne
pouvait comprendre, le saisissement augmenta.  C'était de sa jeunesse
qu'il causait, il disait la mort de ses deux oncles écrasés au Voreux,
puis il passait à la fluxion de poitrine qui avait emporté sa femme.
Pourtant, il ne lâchait pas son idée: ça n'avait jamais bien marché,
et ça ne marcherait jamais bien.  Ainsi, dans la forêt, ils s'étaient
réunis cinq cents, parce que le roi ne voulait pas diminuer les heures
de travail; mais il resta court, il commença le récit d'une autre
grève: il en avait tant vu! Toutes aboutissaient sous ces arbres, ici
au Plan-des-Dames, là-bas à la Charbonnerie, plus loin encore vers le
Saut-du-Loup.  Des fois il gelait, des fois il faisait chaud.  Un
soir, il avait plu si fort, qu'on était rentré sans avoir rien pu se
dire.  Et les soldats du roi arrivaient, et ça finissait par des coups
de fusil.

--Nous levions la main comme ça, nous jurions de ne pas redescendre...
Ah!  j'ai juré, oui! j'ai juré!

La foule écoutait, béante, prise d'un malaise, lorsque Étienne, qui
suivait la scène, sauta sur l'arbre abattu et garda le vieillard à son
côté.  Il venait de reconnaître Chaval parmi les amis, au premier
rang.  L'idée que Catherine devait être là l'avait soulevé d'une
nouvelle flamme, d'un besoin de se faire acclamer devant elle.

--Camarades, vous avez entendu, voilà un de nos anciens, voilà ce
qu'il a souffert et ce que nos enfants souffriront, si nous n'en
finissons pas avec les voleurs et les bourreaux.

Il fut terrible, jamais il n'avait parlé si violemment.  D'un bras, il
maintenait le vieux Bonnemort, il l'étalait comme un drapeau de misère
et de deuil, criant vengeance.  En phrases rapides, il remontait au
premier Maheu, il montrait toute cette famille usée à la mine, mangée
par la Compagnie, plus affamée après cent ans de travail; et, devant
elle, il mettait ensuite les ventres de la Régie, qui suaient
l'argent, toute la bande des actionnaires entretenus comme des filles
depuis un siècle, à ne rien faire, à jouir de leur corps.  N'était-ce
pas effroyable? un peuple d'hommes crevant au fond de père en fils,
pour qu'on paie des pots-de-vin à des ministres, pour que des
générations de grands seigneurs et de bourgeois donnent des fêtes ou
s'engraissent au coin de leur feu! Il avait étudié les maladies des
mineurs, il les faisait défiler toutes, avec des détails effrayants:
l'anémie, les scrofules, la bronchite noire, l'asthme qui étouffe, les
rhumatismes qui paralysent.  Ces misérables, on les jetait en pâture
aux machines, on les parquait ainsi que du bétail dans les corons, les
grandes Compagnies les absorbaient peu à peu, réglementant
l'esclavage, menaçant d'enrégimenter tous les travailleurs d'une
nation, des millions de bras, pour la fortune d'un millier de
paresseux.  Mais le mineur n'était plus l'ignorant, la brute écrasée
dans les entrailles du sol.  Une armée poussait des profondeurs des
fosses, une moisson de citoyens dont la semence germait et ferait
éclater la terre, un jour de grand soleil.  Et l'on saurait alors si,
après quarante années de service, on oserait offrir cent cinquante
francs de pension à un vieillard de soixante ans, crachant de la
houille, les jambes enflées par l'eau des tailles.  Oui! le travail
demanderait des comptes au capital, à ce dieu impersonnel, inconnu de
l'ouvrier, accroupi quelque part, dans le mystère de son tabernacle,
d'où il suçait la vie des meurt-de-faim qui le nourrissaient! On irait
là-bas, on finirait bien par lui voir la face aux clartés des
incendies, on le noierait sous le sang, ce pourceau immonde, cette
idole monstrueuse, gorgée de chair humaine!

Il se tut, mais son bras, toujours tendu dans le vide, désignait
l'ennemi, là-bas, il ne savait où, d'un bout à l'autre de la terre.
Cette fois, la clameur de la foule fut si haute, que les bourgeois de
Montsou l'entendirent et regardèrent du côté de Vandame, pris
d'inquiétude à l'idée de quelque éboulement formidable.  Des oiseaux
de nuit s'élevaient au-dessus des bois, dans le grand ciel clair.

Lui, tout de suite, voulut conclure:

--Camarades, quelle est votre décision?...  Votez-vous la continuation
de la grève?

--Oui! oui! hurlèrent les voix.

--Et quelles mesures arrêtez-vous?...  Notre défaite est certaine, si
des lâches descendent demain.

Les voix reprirent, avec leur souffle de tempête:

--Mort aux lâches!

--Vous décidez donc de les rappeler au devoir, à la foi jurée...
Voici ce que nous pourrions faire: nous présenter aux fosses, ramener
les traîtres par notre présence, montrer à la Compagnie que nous
sommes tous d'accord et que nous mourrons plutôt que de céder.

--C'est cela, aux fosses! aux fosses!

Depuis qu'il parlait, Étienne avait cherché Catherine, parmi les têtes
pâles, grondantes devant lui.  Elle n'y était décidément pas.  Mais il
voyait toujours Chaval, qui affectait de ricaner en haussant les
épaules, dévoré de jalousie, prêt à se vendre pour un peu de cette
popularité.

--Et, s'il y a des mouchards parmi nous, camarades, continua Étienne,
qu'ils se méfient, on les connaît...  Oui, je vois des charbonniers de
Vandame, qui n'ont pas quitté leur fosse...

--C'est pour moi que tu dis ça? demanda Chaval d'un air de bravade.

--Pour toi ou pour un autre...  Mais, puisque tu parles, tu devrais
comprendre que ceux qui mangent n'ont rien à faire avec ceux qui ont
faim.  Tu travailles à Jean-Bart...

Une voix gouailleuse interrompit:

--Oh! il travaille...  Il a une femme qui travaille pour lui.

Chaval jura, le sang au visage.

--Nom de Dieu! c'est défendu de travailler, alors?

--Oui! cria Étienne, quand les camarades endurent la misère pour le
bien de tous, c'est défendu de se mettre en égoïste et en cafard du
côté des patrons.  Si la grève était générale, il y a longtemps que
nous serions les maîtres...  Est-ce qu'un seul homme de Vandame aurait
dû descendre, lorsque Montsou a chômé? Le grand coup, ce serait que le
travail s'arrêtât dans le pays entier, chez monsieur Deneulin comme
ici.  Entends-tu? Il n'y a que des traîtres aux tailles de Jean-Bart,
vous êtes tous des traîtres!

Autour de Chaval, la foule devenait menaçante, des poings se levaient,
des cris: A mort! à mort! commençaient à gronder.  Il avait blêmi.
Mais, dans sa rage de triompher d'Étienne, une idée le redressa.

--Écoutez-moi donc! Venez demain à Jean-Bart, et vous verrez si je
travaille!...  Nous sommes des vôtres, on m'a envoyé vous dire ça.
Faut éteindre les feux, faut que les machineurs, eux aussi, se mettent
en grève.  Tant mieux si les pompes s'arrêtent! l'eau crèvera les
fosses, tout sera foutu!

On l'applaudit furieusement à son tour, et dès lors Étienne lui-même
fut débordé.  Des orateurs se succédaient sur le tronc d'arbre,
gesticulant dans le bruit, lançant des propositions farouches.
C'était le coup de folie de la foi, l'impatience d'une secte
religieuse, qui, lasse d'espérer le miracle attendu, se décidait à le
provoquer enfin.  Les têtes, vidées par la famine, voyaient rouge,
rêvaient d'incendie et de sang, au milieu d'une gloire d'apothéose, où
montait le bonheur universel.  Et la lune tranquille baignait cette
houle, la forêt profonde ceignait de son grand silence ce cri de
massacre.  Seules, les mousses gelées craquaient sous les talons;
tandis que les hêtres, debout dans leur force, avec les délicates
ramures de leurs branches, noires sur le ciel blanc, n'apercevaient ni
n'entendaient les êtres misérables, qui s'agitaient à leur pied.

Il y eut des poussées, la Maheude se retrouva près de Maheu, et l'un
et l'autre, sortis de leur bon sens, emportés dans la lente
exaspération dont ils étaient travaillés depuis des mois, approuvèrent
Levaque, qui renchérissait en demandant la tête des ingénieurs.
Pierron avait disparu.  Bonnemort et Mouque causaient à la fois,
disaient des choses vagues et violentes, qu'on ne distinguait pas.
Par blague, Zacharie réclama la démolition des églises, pendant que
Mouquet, sa crosse à la main, en tapait la terre, histoire simplement
d'augmenter le bruit.  Les femmes s'enrageaient: la Levaque, les
poings aux hanches, s'empoignait avec Philomène, qu'elle accusait
d'avoir ri; la Mouquette parlait de démonter les gendarmes à coups de
pied quelque part; la Brûlé, qui venait de gifler Lydie, en la
retrouvant sans panier ni salade, continuait d'allonger des claques
dans le vide, pour tous les patrons qu'elle aurait voulu tenir.  Un
instant, Jeanlin était resté suffoqué, Bébert ayant appris par un
galibot que madame Rasseneur les avait vus voler Pologne; mais,
lorsqu'il eut décidé qu'il retournerait lâcher furtivement la bête, à
la porte de l'Avantage, il hurla plus fort, il ouvrit son couteau
neuf, dont il brandissait la lame, glorieux de la faire luire.

--Camarades! camarades! répétait Étienne épuisé, enroué à vouloir
obtenir une minute de silence, pour s'entendre définitivement.

Enfin, on l'écouta.

--Camarades! demain matin, à Jean-Bart, est-ce convenu?

--Oui, oui, à Jean-Bart! mort aux traîtres!

L'ouragan de ces trois mille voix emplit le ciel et s'éteignit dans la
clarté pure de la lune.

A quatre heures, la lune s'était couchée, il faisait une nuit très
noire.  Tout dormait encore chez les Deneulin, la vieille maison de
briques restait muette et sombre, portes et fenêtres closes, au bout
du vaste jardin mal tenu qui la séparait de la fosse Jean-Bart.  Sur
l'autre façade, passait la route déserte de Vandame, un gros bourg,
caché derrière la forêt, à trois kilomètres environ.

Deneulin, las d'avoir passé, la veille, une partie de la journée au
fond, ronflait, le nez contre le mur, lorsqu'il rêva qu'on l'appelait.
Il finit par s'éveiller, entendit réellement une voix, courut ouvrir
la fenêtre.  C'était un de ses porions, debout dans le jardin.

--Quoi donc? demanda-t-il.

--Monsieur, c'est une révolte, la moitié des hommes ne veulent plus
travailler et empêchent les autres de descendre.

Il comprenait mal, la tête lourde et bourdonnante de sommeil, saisi
par le grand froid, comme par une douche glacée.

--Forcez-les à descendre, sacrebleu! bégaya-t-il.

--Voilà une heure que ça dure, reprit le porion.  Alors, nous avons eu
l'idée de venir vous chercher.  Il n'y a que vous qui leur ferez
peut-être entendre raison.

--C'est bien, j'y vais.

Vivement, il s'habilla, l'esprit net maintenant, très inquiet.  On
aurait pu piller la maison, ni la cuisinière, ni le domestique n'avait
bougé.  Mais, de l'autre côté du palier, des voix alarmées
chuchotaient; et, lorsqu'il sortit, il vit s'ouvrir la porte de ses
filles, qui toutes deux parurent, vêtues de peignoirs blancs, passés à
la hâte.

--Père, qu'y a-t-il?

L'aînée, Lucie, avait vingt-deux ans déjà, grande, brune, l'air
superbe; tandis que Jeanne, la cadette, âgée de dix-neuf ans à peine,
était petite, les cheveux dorés, d'une grâce caressante.

--Rien de grave, répondit-il pour les rassurer.  Il paraît que des
tapageurs font du bruit, là-bas.  Je vais voir.

Mais elles se récrièrent, elles ne voulaient pas le laisser partir
sans qu'il prît quelque chose de chaud.  Autrement, il leur rentrerait
malade, l'estomac délabré, comme toujours.  Lui, se débattait, donnait
sa parole d'honneur qu'il était trop pressé.

--Écoute, finit par dire Jeanne en se pendant à son cou, tu vas boire
un petit verre de rhum et manger deux biscuits; ou je reste comme ça,
tu es obligé de m'emporter avec toi.

Il dut se résigner, en jurant que les biscuits l'étoufferaient.  Déjà,
elles descendaient devant lui, chacune avec son bougeoir.  En bas,
dans la salle à manger, elles s'empressèrent de le servir, l'une
versant le rhum, l'autre courant à l'office chercher un paquet de
biscuits.  Ayant perdu leur mère très jeunes, elles s'étaient élevées
toutes seules, assez mal, gâtées par leur père, l'aînée hantée du rêve
de chanter sur les théâtres, la cadette folle de peinture, d'une
hardiesse de goût qui la singularisait.  Mais, lorsque le train avait
dû être diminué, à la suite de gros embarras d'affaires, il était
brusquement poussé, chez ces filles d'air extravagant, des ménagères
très sages et très rusées, dont l'oeil découvrait les erreurs de
centimes, dans les comptes.  Aujourd'hui, avec leurs allures
garçonnières d'artistes, elles tenaient la bourse, rognaient sur les
sous, querellaient les fournisseurs, retapaient sans cesse leurs
toilettes, arrivaient enfin à rendre décente la gêne croissante de la
maison.

--Mange, papa, répétait Lucie.

Puis, remarquant la préoccupation où il retombait, silencieux,
assombri, elle fut reprise de peur.

--C'est donc grave, que tu nous fais cette grimace?...  Dis donc, nous
restons avec toi, on se passera de nous à ce déjeuner.

Elle parlait d'une partie projetée pour le matin.  Madame Hennebeau
devait aller, avec sa calèche, chercher d'abord Cécile, chez les
Grégoire; ensuite, elle viendrait les prendre, et l'on irait toutes à
Marchiennes, déjeuner aux Forges, où la femme du directeur les avait
invitées.  C'était une occasion pour visiter les ateliers, les hauts
fourneaux et les fours à coke.

--Bien sûr, nous restons, déclara Jeanne à son tour.

Mais il se fâchait.

--En voilà une idée! Je vous répète que ce n'est rien...  Faites-moi
le plaisir de vous refourrer dans vos lits, et habillez-vous pour neuf
heures, comme c'est convenu.

Il les embrassa, il se hâta de partir.  On entendit le bruit de ses
bottes qui se perdait sur la terre gelée du jardin.

Jeanne enfonça soigneusement le bouchon du rhum, tandis que Lucie
mettait les biscuits sous clef.  La pièce avait la propreté froide des
salles où la table est maigrement servie.  Et toutes deux profitaient
de cette descente matinale pour voir si rien, la veille, n'était resté
à la débandade.  Une serviette traînait, le domestique serait grondé.
Enfin, elles remontèrent.

Pendant qu'il coupait au plus court, par les allées étroites de son
potager, Deneulin songeait à sa fortune compromise, à ce denier de
Montsou, ce million qu'il avait réalisé en rêvant de le décupler, et
qui courait aujourd'hui de si grands risques.  C'était une suite
ininterrompue de mauvaises chances, des réparations énormes et
imprévues, des conditions d'exploitation ruineuses, puis le désastre
de cette crise industrielle, juste à l'heure où les bénéfices
commençaient.  Si la grève éclatait chez lui, il était par terre.  Il
poussa une petite porte: les bâtiments de la fosse se devinaient, dans
la nuit noire, à un redoublement d'ombre, étoilé de quelques
lanternes.

Jean-Bart n'avait pas l'importance du Voreux, mais l'installation
rajeunie en faisait une jolie fosse, selon le mot des ingénieurs.  On
ne s'était pas contenté d'élargir le puits d'un mètre cinquante et de
le creuser jusqu'à sept cent huit mètres de profondeur, on l'avait
équipé à neuf, machine neuve, cages neuves, tout un matériel neuf,
établi d'après les derniers perfectionnements de la science; et même
une recherche d'élégance se retrouvait jusque dans les constructions,
un hangar de criblage à lambrequin découpé, un beffroi orné d'une
horloge, une salle de recette et une chambre de machine, arrondies en
chevet de chapelle renaissance, que la cheminée surmontait d'une
spirale de mosaïque, faite de briques noires et de briques rouges.  La
pompe était placée sur l'autre puits de la concession, à la vieille
fosse Gaston-Marie, uniquement réservée pour l'épuisement.  Jean-Bart,
à droite et à gauche de l'extraction, n'avait que deux goyots, celui
d'un ventilateur à vapeur et celui des échelles.

Le matin, dès trois heures, Chaval était arrivé le premier, débauchant
les camarades, les convainquant qu'il fallait imiter ceux de Montsou
et demander une augmentation de cinq centimes par berline.  Bientôt,
les quatre cents ouvriers du fond avaient débordé de la baraque dans
la salle de recette, au milieu d'un tumulte de gestes et de cris.
Ceux qui voulaient travailler, tenaient leur lampe, pieds nus, la
pelle ou la rivelaine sous le bras; tandis que les autres, encore en
sabots, le paletot sur les épaules à cause du grand froid, barraient
le puits; et les porions s'étaient enroués à vouloir mettre de
l'ordre, à les supplier d'être raisonnables, de ne pas empêcher de
descendre ceux qui en avaient la bonne volonté.

Mais Chaval s'emporta, quand il aperçut Catherine en culotte et en
veste, la tête serrée dans le béguin bleu.  Il lui avait, en se
levant, signifié brutalement de rester couchée.  Elle, désespérée de
cet arrêt du travail, l'avait suivi tout de même, car il ne lui
donnait jamais d'argent, elle devait souvent payer pour elle et pour
lui; et qu'allait-elle devenir, si elle ne gagnait plus rien? Une peur
l'obsédait, la peur d'une maison publique de Marchiennes, où
finissaient les herscheuses sans pain et sans gîte.

--Nom de Dieu! cria Chaval, qu'est-ce que tu viens foutre ici?

Elle bégaya qu'elle n'avait pas des rentes et qu'elle voulait
travailler.

--Alors, tu te mets contre moi, garce!...  Rentre tout de suite, ou je
te raccompagne à coups de sabot dans le derrière!

Peureusement, elle recula, mais elle ne partit point, résolue à voir
comment tourneraient les choses.

Deneulin arrivait par l'escalier du criblage.  Malgré la faible clarté
des lanternes, d'un vif regard il embrassa la scène, cette cohue noyée
d'ombre, dont il connaissait chaque face, les haveurs, les chargeurs,
les moulineurs, les herscheuses, jusqu'aux galibots.  Dans la nef,
neuve et encore propre, la besogne arrêtée attendait: la machine, sous
pression, avait de légers sifflements de vapeur; les cages demeuraient
pendues aux câbles immobiles; les berlines, abandonnées en route,
encombraient les dalles de fonte.  On venait de prendre à peine
quatre-vingts lampes, les autres flambaient dans la lampisterie.  Mais
un mot de lui suffirait sans doute, et toute la vie du travail
recommencerait.

--Eh bien! que se passe-t-il donc, mes enfants? demanda-t-il à pleine
voix.  Qu'est-ce qui vous fâche? Expliquez-moi ça, nous allons nous
entendre.

D'ordinaire, il se montrait paternel pour ses hommes, tout en exigeant
beaucoup de travail.  Autoritaire, l'allure brusque, il tâchait
d'abord de les conquérir par une bonhomie qui avait des éclats de
clairon; et il se faisait aimer souvent, les ouvriers respectaient
surtout en lui l'homme de courage, sans cesse dans les tailles avec
eux, le premier au danger, dès qu'un accident épouvantait la fosse.
Deux fois, après des coups de grisou, on l'avait descendu, lié par une
corde sous les aisselles, lorsque les plus braves reculaient.

--Voyons, reprit-il, vous n'allez pas me faire repentir d'avoir
répondu de vous.  Vous savez que j'ai refusé un poste de gendarmes...
Parlez tranquillement, je vous écoute.

Tous se taisaient maintenant, gênés, s'écartant de lui; et ce fut
Chaval qui finit par dire:

--Voilà, monsieur Deneulin, nous ne pouvons continuer à travailler, il
nous faut cinq centimes de plus par berline.

Il parut surpris.

--Comment! cinq centimes! A propos de quoi cette demande? Moi, je ne
me plains pas de vos boisages, je ne veux pas vous imposer un nouveau
tarif, comme la Régie de Montsou.

--C'est possible, mais les camarades de Montsou sont tout de même dans
le vrai.  Ils repoussent le tarif et ils exigent une augmentation de
cinq centimes, parce qu'il n'y a pas moyen de travailler proprement,
avec les marchandages actuels...  Nous voulons cinq centimes de plus,
n'est-ce pas, vous autres?

Des voix approuvèrent, le bruit reprenait, au milieu de gestes
violents.  Peu à peu, tous se rapprochaient en un cercle étroit.

Une flamme alluma les yeux de Deneulin, tandis que sa poigne d'homme
amoureux des gouvernements forts, se serrait, de peur de céder à la
tentation d'en saisir un par la peau du cou.  Il préféra discuter,
parler raison.

--Vous voulez cinq centimes, et j'accorde que la besogne les vaut.
Seulement, je ne puis pas vous les donner.  Si je vous les donnais, je
serais simplement fichu...  Comprenez donc qu'il faut que je vive, moi
d'abord, pour que vous viviez.  Et je suis à bout, la moindre
augmentation du prix de revient me ferait faire la culbute...  Il y a
deux ans, rappelez-vous, lors de la dernière grève, j'ai cédé, je le
pouvais encore.  Mais cette hausse du salaire n'en a pas moins été
ruineuse, car voici deux années que je me débats...  Aujourd'hui,
j'aimerais mieux lâcher la boutique tout de suite, que de ne savoir,
le mois prochain, où prendre de l'argent pour vous payer.

Chaval avait un mauvais rire, en face de ce maître qui leur contait si
franchement ses affaires.  Les autres baissaient le nez, têtus,
incrédules, refusant de s'entrer dans le crâne qu'un chef ne gagnât
pas des millions sur ses ouvriers.

Alors, Deneulin insista.  Il expliquait sa lutte contre Montsou
toujours aux aguets, prêt à le dévorer, s'il avait un soir la
maladresse de se casser les reins.  C'était une concurrence sauvage,
qui le forçait aux économies, d'autant plus que la grande profondeur
de Jean-Bart augmentait chez lui le prix de l'extraction, condition
défavorable à peine compensée par la forte épaisseur des couches de
houille.  Jamais il n'aurait haussé les salaires, à la suite de la
dernière grève, sans la nécessité où il s'était trouvé d'imiter
Montsou, de peur de voir ses hommes le lâcher.  Et il les menaçait du
lendemain, quel beau résultat pour eux, s'ils l'obligeaient à vendre,
de passer sous le joug terrible de la Régie! Lui, ne trônait pas au
loin, dans un tabernacle ignoré; il n'était pas un de ces actionnaires
qui paient des gérants pour tondre le mineur, et que celui-ci n'a
jamais vus; il était un patron, il risquait autre chose que son
argent, il risquait son intelligence, sa santé, sa vie.  L'arrêt du
travail allait être la mort, tout bonnement, car il n'avait pas de
stock, et il fallait pourtant qu'il expédiât les commandes.  D'autre
part, le capital de son outillage ne pouvait dormir.  Comment
tiendrait-il ses engagements? qui paierait le taux des sommes que lui
avaient confiées ses amis? Ce serait la faillite.

--Et voilà, mes braves! dit-il en terminant.  Je voudrais vous
convaincre...  On ne demande pas à un homme de s'égorger lui-même,
n'est-ce pas? et que je vous donne vos cinq centimes ou que je vous
laisse vous mettre en grève, c'est comme si je me coupais le cou.

Il se tut.  Des grognements coururent.  Une partie des mineurs
semblait hésiter.  Plusieurs retournèrent près du puits.

--Au moins, dit un porion, que tout le monde soit libre...  Quels sont
ceux qui veulent travailler?

Catherine s'était avancée une des premières.  Mais Chaval, furieux, la
repoussa, en criant:

--Nous sommes tous d'accord, il n'y a que les jean-foutre qui lâchent
les camarades!

Dès lors, la conciliation parut impossible.  Les cris recommençaient,
des bousculades chassaient les hommes du puits, au risque de les
écraser contre les murs.  Un instant, le directeur, désespéré, essaya
de lutter seul, de réduire violemment cette foule; mais c'était une
folie inutile, il dut se retirer.  Et il resta quelques minutes, au
fond du bureau du receveur, essoufflé sur une chaise, si éperdu de son
impuissance, que pas une idée ne lui venait.  Enfin, il se calma, il
dit à un surveillant d'aller lui chercher Chaval; puis, quand ce
dernier eut consenti à l'entretien, il congédia le monde du geste.

--Laissez-nous.

L'idée de Deneulin était de voir ce que ce gaillard avait dans le
ventre.  Dès les premiers mots, il le sentit vaniteux, dévoré de
passion jalouse.  Alors, il le prit par la flatterie, affecta de
s'étonner qu'un ouvrier de son mérite compromît de la sorte son
avenir.  A l'entendre, il avait depuis longtemps jeté les yeux sur lui
pour un avancement rapide; et il termina en offrant carrément de le
nommer porion, plus tard.  Chaval l'écoutait, silencieux, les poings
d'abord serrés, puis peu à peu détendus.  Tout un travail s'opérait au
fond de son crâne: s'il s'entêtait dans la grève, il n'y serait jamais
que le lieutenant d'Étienne, tandis qu'une autre ambition s'ouvrait,
celle de passer parmi les chefs.  Une chaleur d'orgueil lui montait à
la face et le grisait.  Du reste, la bande de grévistes, qu'il
attendait depuis le matin, ne viendrait plus à cette heure; quelque
obstacle avait dû l'arrêter, des gendarmes peut-être: il n'était que
temps de se soumettre.  Mais il n'en refusait pas moins de la tête, il
faisait l'homme incorruptible, à grandes tapes indignées sur son
coeur.  Enfin, sans parler au patron du rendez-vous donné par lui à
ceux de Montsou, il promit de calmer les camarades et de les décider à
descendre.

Deneulin resta caché, les porions eux-mêmes se tinrent à l'écart.
Pendant une heure, ils entendirent Chaval pérorer, discuter, debout
sur une berline de la recette.  Une partie des ouvriers le huaient,
cent vingt s'en allèrent, exaspérés, s'obstinant dans la résolution
qu'il leur avait fait prendre.  Il était déjà plus de sept heures, le
jour se levait, très clair, un jour gai de grande gelée.  Et, tout
d'un coup, le branle de la fosse recommença, la besogne arrêtée
continuait.  Ce fut d'abord la machine dont la bielle plongea,
déroulant et enroulant les câbles des bobines.  Puis, au milieu du
vacarme des signaux, la descente se fit, les cages s'emplissaient,
s'engouffraient, remontaient, le puits avalait sa ration de galibots,
de herscheuses et de haveurs; tandis que, sur les dalles de fonte, les
moulineurs poussaient les berlines, dans un roulement de tonnerre.

--Nom de Dieu! qu'est-ce que tu fous là? cria Chaval à Catherine qui
attendait son tour.  Veux-tu bien descendre et ne pas flâner!

A neuf heures, lorsque madame Hennebeau arriva dans sa voiture, avec
Cécile, elle trouva Lucie et Jeanne toutes prêtes, très élégantes
malgré leurs toilettes vingt fois refaites.  Mais Deneulin s'étonna,
en apercevant Négrel qui accompagnait la calèche à cheval.  Quoi donc,
les hommes en étaient?  Alors, madame Hennebeau expliqua de son air
maternel qu'on l'avait effrayée, que les chemins étaient pleins de
mauvaises figures, disait-on, et qu'elle préférait emmener un
défenseur.  Négrel riait, les rassurait: rien d'inquiétant, des
menaces de braillards comme toujours, mais pas un qui oserait jeter
une pierre dans une vitre.  Encore joyeux de son succès, Deneulin
raconta la révolte réprimée de Jean-Bart.  Maintenant, il se disait
bien tranquille.  Et, sur la route de Vandame, pendant que ces
demoiselles montaient en voiture, tous s'égayaient de cette journée
superbe, sans deviner au loin, dans la campagne, le long frémissement
qui s'enflait, le peuple en marche dont ils auraient entendu le galop,
s'ils avaient collé l'oreille contre la terre.

--Eh bien! c'est convenu, répéta madame Hennebeau.  Ce soir, vous
venez chercher ces demoiselles et vous dînez avec nous...  madame
Grégoire m'a également promis de venir reprendre Cécile.

--Comptez sur moi, répondit Deneulin.

La calèche partit du côté de Vandame.  Jeanne et Lucie s'étaient
penchées, pour rire encore à leur père, resté debout au bord du
chemin; tandis que Négrel trottait galamment, derrière les roues qui
fuyaient.

On traversa la forêt, on prit la route de Vandame à Marchiennes.
Comme on approchait du Tartaret, Jeanne demanda à madame Hennebeau si
elle connaissait la Côte-Verte; et celle-ci, malgré son séjour de cinq
ans déjà dans le pays, avoua qu'elle n'était jamais allée de ce côté.
Alors, on fit un détour.  Le Tartaret, à la lisière du bois, était une
lande inculte, d'une stérilité volcanique, sous laquelle, depuis des
siècles, brûlait une mine de houille incendiée.  Cela se perdait dans
la légende, des mineurs du pays racontaient une histoire: le feu du
ciel tombant sur cette Sodome des entrailles de la terre, où les
herscheuses se souillaient d'abominations; si bien qu'elles n'avaient
pas même eu le temps de remonter, et qu'aujourd'hui encore, elles
flambaient au fond de cet enfer.  Les roches calcinées, rouge sombre,
se couvraient d'une efflorescence d'alun, comme d'une lèpre.  Du
soufre poussait, en une fleur jaune, au bord des fissures.  La nuit,
les braves qui osaient risquer un oeil à ces trous, juraient y voir
des flammes, les âmes criminelles en train de grésiller dans la braise
intérieure.  Des lueurs errantes couraient au ras du sol, des vapeurs
chaudes, empoisonnant l'ordure et la sale cuisine du diable, fumaient
continuellement.  Et, ainsi qu'un miracle d'éternel printemps, au
milieu de cette lande maudite du Tartaret, la Côte-Verte se dressait
avec ses gazons toujours verts, ses hêtres dont les feuilles se
renouvelaient sans cesse, ses champs où mûrissaient jusqu'à trois
récoltes.  C'était une serre naturelle, chauffée par l'incendie des
couches profondes.  Jamais la neige n'y séjournait.  L'énorme bouquet
de verdure, à côté des arbres dépouillés de la forêt, s'épanouissait
dans cette journée de décembre, sans que la gelée en eût même roussi
les bords.

Bientôt, la calèche fila en plaine.  Négrel plaisantait la légende,
expliquait comment le feu prenait le plus souvent au fond d'une mine,
par la fermentation des poussières du charbon; quand on ne pouvait
s'en rendre maître, il brûlait sans fin; et il citait une fosse de
Belgique qu'on avait inondée, en détournant et en jetant dans le puits
une rivière.  Mais il se tut, des bandes de mineurs croisaient à
chaque minute la voiture, depuis un instant.  Ils passaient
silencieux, avec des regards obliques, dévisageant ce luxe qui les
forçait à se ranger.  Leur nombre augmentait toujours, les chevaux
durent marcher au pas, sur le petit pont de la Scarpe.  Que se
passait-il donc, pour que ce peuple fût ainsi par les chemins? Ces
demoiselles s'effrayaient, Négrel commençait à flairer quelque
bagarre, dans la campagne frémissante; et ce fut un soulagement
lorsqu'on arriva enfin à Marchiennes.  Sous le soleil qui semblait les
éteindre, les batteries des fours à coke et les tours des hauts
fourneaux lâchaient des fumées, dont la suie éternelle pleuvait dans
l'air.

A Jean-Bart, Catherine roulait depuis une heure déjà, poussant les
berlines jusqu'au relais; et elle était trempée d'un tel flot de
sueur, qu'elle s'arrêta un instant pour s'essuyer la face.

Du fond de la taille, où il tapait à la veine avec les camarades du
marchandage, Chaval s'étonna, lorsqu'il n'entendit plus le grondement
des roues.  Les lampes brûlaient mal, la poussière du charbon
empêchait de voir.

--Quoi donc? cria-t-il.

Quand elle lui eut répondu qu'elle allait fondre bien sûr, et qu'elle
se sentait le coeur qui se décrochait, il répliqua furieusement:

--Bête, fais comme nous, ôte ta chemise!

C'était à sept cent huit mètres, au nord, dans la première voie de la
veine Désirée, que trois kilomètres séparaient de l'accrochage.
Lorsqu'ils parlaient de cette région de la fosse, les mineurs du pays
pâlissaient et baissaient la voix, comme s'ils avaient parlé de
l'enfer; et ils se contentaient le plus souvent de hocher la tête, en
hommes qui préféraient ne point causer de ces profondeurs de braise
ardente.  A mesure que les galeries s'enfonçaient vers le nord, elles
se rapprochaient du Tartaret, elles pénétraient dans l'incendie
intérieur, qui, là-haut, calcinait les roches.  Les tailles, au point
où l'on en était arrivé, avaient une température moyenne de
quarante-cinq degrés.  On s'y trouvait en pleine cité maudite, au
milieu des flammes que les passants de la plaine voyaient par les
fissures, crachant du soufre et des vapeurs abominables.

Catherine, qui avait déjà enlevé sa veste, hésita, puis ôta également
sa culotte; et, les bras nus, les cuisses nues, la chemise serrée aux
hanches par une corde, comme une blouse, elle se remit à rouler.

--Tout de même, ça ira mieux, dit-elle à voix haute.

Dans son étouffement, il y avait une vague peur.  Depuis cinq jours
qu'ils travaillaient là, elle songeait aux contes dont on avait bercé
son enfance, à ces herscheuses du temps jadis qui brûlaient sous le
Tartaret, en punition de choses qu'on n'osait pas répéter.  Sans
doute, elle était trop grande maintenant pour croire de pareilles
bêtises; mais, pourtant, qu'aurait-elle fait, si brusquement elle
avait vu sortir du mur une fille rouge comme un poêle, avec des yeux
pareils à des tisons? Cette idée redoublait ses sueurs.

Au relais, à quatre-vingts mètres de la taille, une autre herscheuse
prenait la berline et la roulait à quatre-vingts mètres plus loin,
jusqu'au pied du plan incliné, pour que le receveur l'expédiât avec
celles qui descendaient des voies d'en haut.

--Fichtre! tu te mets à ton aise, dit cette femme, une maigre veuve de
trente ans, quand elle aperçut Catherine en chemise.  Moi je ne peux
pas, les galibots du plan m'embêtent avec leurs saletés.

--Ah bien! répliqua la jeune fille, je m'en moque, des hommes! je
souffre trop.

Elle repartit, poussant une berline vide.  Le pis était que, dans
cette voie de fond, une autre cause se joignait au voisinage du
Tartaret, pour rendre la chaleur insoutenable.  On côtoyait d'anciens
travaux, une galerie abandonnée de Gaston-Marie, très profonde, où un
coup de grisou, dix ans plus tôt, avait incendié la veine, qui brûlait
toujours, derrière le «corroi», le mur d'argile bâti là et réparé
continuellement, afin de limiter le désastre.  Privé d'air, le feu
aurait dû s'éteindre; mais sans doute des courants inconnus
l'avivaient, il s'entretenait depuis dix années, il chauffait l'argile
du corroi comme on chauffe les briques d'un four, au point qu'on en
recevait au passage la cuisson.  Et c'était le long de ce
muraillement, sur une longueur de plus de cent mètres, que se faisait
le roulage, dans une température de soixante degrés.

Après deux voyages, Catherine étouffa de nouveau.  Heureusement, la
voie était large et commode, dans cette veine Désirée, une des plus
épaisses de la région.  La couche avait un mètre quatre-vingt-dix, les
ouvriers pouvaient travailler debout.  Mais ils auraient préféré le
travail à col tordu, et un peu de fraîcheur.

--Ah! ça, est-ce que tu dors? reprit violemment Chaval, dès qu'il
cessa d'entendre remuer Catherine.  Qui est-ce qui m'a fichu une rosse
de cette espèce? Veux-tu bien emplir ta berline et rouler!

Elle était au bas de la taille, appuyée sur sa pelle; et un malaise
l'envahissait, pendant qu'elle les regardait tous d'un air imbécile,
sans obéir.  Elle les voyait mal, à la lueur rougeâtre des lampes,
entièrement nus comme des bêtes, si noirs, si encrassés de sueur et de
charbon, que leur nudité ne la gênait pas.  C'était une besogne
obscure, des échines de singe qui se tendaient, une vision infernale
de membres roussis, s'épuisant au milieu de coups sourds et de
gémissements.  Mais eux la distinguaient mieux sans doute, car les
rivelaines s'arrêtèrent de taper, et ils la plaisantèrent d'avoir ôté
sa culotte.

--Eh! tu vas l'enrhumer, méfie-toi!

--C'est qu'elle a de vraies jambes! Dis donc, Chaval, y en a pour
  deux!

--Oh! faudrait voir.  Relève ça.  Plus haut! plus haut!

Alors, Chaval, sans se fâcher de ces rires, retomba sur elle.

--Ça y est-il, nom de Dieu!...  Ah! pour les saletés, elle est bonne.
Elle resterait là, à en entendre jusqu'à demain.

Péniblement, Catherine s'était décidée à emplir sa berline; puis, elle
la poussa.  La galerie était trop large pour qu'elle pût s'arc-bouter
aux deux côtés des bois, ses pieds nus se tordaient dans les rails, où
ils cherchaient un point d'appui, pendant qu'elle filait avec lenteur,
les bras raidis en avant, la taille cassée.  Et, dès qu'elle longeait
le corroi, le supplice du feu recommençait, la sueur tombait aussitôt
de tout son corps, en gouttes énormes, comme une pluie d'orage.  A
peine au tiers du relais, elle ruissela, aveuglée, souillée elle aussi
d'une boue noire.  Sa chemise étroite, comme trempée d'encre, collait
à sa peau, lui remontait jusqu'aux reins dans le mouvement des
cuisses; et elle en était si douloureusement bridée, qu'il lui fallut
lâcher encore la besogne.

Qu'avait-elle donc, ce jour-là? Jamais elle ne s'était senti ainsi du
coton dans les os.  Ça devait être un mauvais air.  L'aérage ne se
faisait pas, au fond de cette voie éloignée.  On y respirait toutes
sortes de vapeurs qui sortaient du charbon avec un petit bruit
bouillonnant de source, si abondantes parfois, que les lampes
refusaient de brûler; sans parler du grisou, dont on ne s'occupait
plus, tant la veine en soufflait au nez des ouvriers, d'un bout de la
quinzaine à l'autre.  Elle le connaissait bien, ce mauvais air, cet
air mort comme disent les mineurs, en bas de lourds gaz d'asphyxie, en
haut des gaz légers qui s'allument et foudroient tous les chantiers
d'une fosse, des centaines d'hommes, dans un seul coup de tonnerre.
Depuis son enfance, elle en avait tellement avalé, qu'elle s'étonnait
de le supporter si mal, les oreilles bourdonnantes, la gorge en feu.

N'en pouvant plus, elle éprouva un besoin d'ôter sa chemise.  Cela
tournait à la torture, ce linge dont les moindres plis la coupaient,
la brûlaient.  Elle résista, voulut rouler encore, fut forcée de se
remettre debout.  Alors, vivement, en se disant qu'elle se couvrirait
au relais, elle enleva tout, la corde, la chemise, si fiévreuse,
qu'elle aurait arraché la peau, si elle avait pu.  Et, nue maintenant,
pitoyable, ravalée au trot de la femelle quêtant sa vie par la boue
des chemins, elle besognait, la croupe barbouillée de suie, avec de la
crotte jusqu'au ventre, ainsi qu'une jument de fiacre.  A quatre
pattes, elle poussait.

Mais un désespoir lui vint, elle n'était pas soulagée, d'être nue.
Quoi ôter encore? Le bourdonnement de ses oreilles l'assourdissait, il
lui semblait sentir un étau la serrer aux tempes.  Elle tomba sur les
genoux.  La lampe, calée dans le charbon de la berline, lui parut
s'éteindre.  Seule, l'intention d'en remonter la mèche surnageait, au
milieu de ses idées confuses.  Deux fois elle voulut l'examiner, et
les deux fois, à mesure qu'elle la posait devant elle, par terre, elle
la vit pâlir, comme si elle aussi eût manqué de souffle.  Brusquement,
la lampe s'éteignit.  Alors, tout roula au fond des ténèbres, une
meule tournait dans sa tête, son coeur défaillait, s'arrêtait de
battre, engourdi à son tour par la fatigue immense qui endormait ses
membres.  Elle s'était renversée, elle agonisait dans l'air
d'asphyxie, au ras du sol.

--Je crois, nom de Dieu! qu'elle flâne encore, gronda la voix de
  Chaval.

Il écouta du haut de la taille, n'entendit point le bruit des roues.

--Eh! Catherine, sacrée couleuvre!

La voix se perdait au loin, dans la galerie noire, et pas une haleine
ne répondait.

--Veux-tu que j'aille te faire grouiller, moi!

Rien ne remuait, toujours le même silence de mort.  Furieux, il
descendit, il courut avec sa lampe, si violemment qu'il faillit buter
dans le corps de la herscheuse, qui barrait la voie.  Béant, il la
regardait.  Qu'avait-elle donc?  Ce n'était pas une frime au moins,
histoire de faire un somme? Mais la lampe, qu'il avait baissée pour
lui éclairer la face, menaça de s'éteindre.  Il la releva, la baissa
de nouveau, finit par comprendre: ça devait être un coup de mauvais
air.  Sa violence était tombée, le dévouement du mineur s'éveillait,
en face du camarade en péril.  Déjà il criait qu'on lui apportât sa
chemise; et il avait saisi à pleins bras la fille nue et évanouie, il
la soulevait le plus haut possible.  Quand on lui eut jeté sur les
épaules leurs vêtements, il partit au pas de course, soutenant d'une
main son fardeau, portant les deux lampes de l'autre.  Les galeries
profondes se déroulaient, il galopait, prenait à droite, prenait à
gauche, allait chercher la vie dans l'air glacé de la plaine, que
soufflait le ventilateur.  Enfin, un bruit de source l'arrêta, le
ruissellement d'une infiltration coulant de la roche.  Il se trouvait
à un carrefour d'une grande galerie de roulage, qui desservait
autrefois Gaston-Marie.  L'aérage y soufflait en un vent de tempête,
la fraîcheur y était si grande, qu'il fut secoué d'un frisson,
lorsqu'il eut assis par terre, contre les bois, sa maîtresse toujours
sans connaissance, les yeux fermés.

--Catherine, voyons, nom de Dieu! pas de blague...  Tiens-toi un peu
que je trempe ça dans l'eau.

Il s'effarait de la voir si molle.  Pourtant, il put tremper sa
chemise dans la source, et il lui en lava la figure.  Elle était comme
une morte, enterrée déjà au fond de la terre, avec son corps fluet de
fille tardive, où les formes de la puberté hésitaient encore.  Puis,
un frémissement courut sur sa gorge d'enfant, sur son ventre et ses
cuisses de petite misérable, déflorée avant l'âge.  Elle ouvrit les
yeux, elle bégaya:

--J'ai froid.

--Ah! j'aime mieux ça, par exemple! cria Chaval soulagé.

Il la rhabilla, glissa aisément la chemise, jura de la peine qu'il eut
à passer la culotte, car elle ne pouvait s'aider beaucoup.  Elle
restait étourdie, ne comprenait pas où elle se trouvait, ni pourquoi
elle était nue.  Quand elle se souvint, elle fut honteuse.  Comment
avait-elle osé enlever tout! Et elle le questionnait: est-ce qu'on
l'avait aperçue ainsi, sans un mouchoir à la taille seulement, pour se
cacher? Lui, qui rigolait, inventait des histoires, racontait qu'il
venait de l'apporter là, au milieu de tous les camarades faisant la
haie.  Quelle idée aussi d'avoir écouté son conseil et de s'être mis
le derrière à l'air! Ensuite, il donna sa parole que les camarades ne
devaient pas même savoir si elle l'avait rond ou carré, tellement il
galopait raide.

--Bigre! mais je crève de froid, dit-il en se rhabillant à son tour.

Jamais elle ne l'avait vu si gentil.  D'ordinaire, pour une bonne
parole qu'il lui disait, elle empoignait tout de suite deux sottises.
Cela aurait été si bon de vivre d'accord! Une tendresse la pénétrait,
dans l'alanguissement de sa fatigue.  Elle lui sourit, elle murmura:

--Embrasse-moi.

Il l'embrassa, il se coucha près d'elle, en attendant qu'elle pût
marcher.

--Vois-tu, reprit-elle, tu avais tort de crier là-bas, car je n'en
pouvais plus, vrai! Dans la taille encore, vous avez moins chaud; mais
si tu savais comme on cuit, au fond de la voie!

--Bien sûr, répondit-il, on serait mieux sous les arbres...  Tu as du
mal dans ce chantier, ça, je m'en doute, ma pauvre fille.

Elle fut si touchée de l'entendre en convenir, qu'elle fit la
vaillante.

--Oh! c'est une mauvaise disposition.  Puis, aujourd'hui, l'air est
empoisonné...  Mais tu verras, tout à l'heure, si je suis une
couleuvre.  Quand il faut travailler, on travaille, n'est-ce pas? Moi,
j'y crèverais plutôt que de lâcher.

Il y eut un silence.  Lui, la tenait d'un bras à la taille, en la
serrant contre sa poitrine, pour l'empêcher d'attraper du mal.  Elle,
bien qu'elle se sentît déjà la force de retourner au chantier,
s'oubliait avec délices.

--Seulement, continua-t-elle très bas, je voudrais bien que tu fusses
plus gentil...  Oui, on est si content, quand on s'aime un peu.

Et elle se mit à pleurer doucement.

--Mais je t'aime, cria-t-il, puisque je t'ai prise avec moi.

Elle ne répondit que d'un hochement de tête.  Souvent, il y avait des
hommes qui prenaient des femmes, pour les avoir, en se fichant de leur
bonheur à elles.  Ses larmes coulaient plus chaudes, cela la
désespérait maintenant, de songer à la bonne vie qu'elle mènerait, si
elle était tombée sur un autre garçon, dont elle aurait senti toujours
le bras passé ainsi à sa taille.  Un autre? et l'image vague de cet
autre se dressait dans sa grosse émotion.  Mais c'était fini, elle
n'avait plus que le désir de vivre jusqu'au bout avec celui-là, s'il
voulait seulement ne pas la bousculer si fort.

--Alors, dit-elle, tâche donc d'être comme ça de temps en temps.

Des sanglots lui coupèrent la parole, et il l'embrassa de nouveau.

--Es-tu bête!...  Tiens! je jure d'être gentil.  On n'est pas plus
méchant qu'un autre, va!

Elle le regardait, elle recommençait à sourire dans ses larmes.
Peut-être qu'il avait raison, on n'en rencontrait guère, des femmes
heureuses.  Puis, bien qu'elle se défiât de son serment, elle
s'abandonnait à la joie de le voir aimable.  Mon Dieu! si cela avait
pu durer! Tous deux s'étaient repris; et, comme ils se serraient d'une
longue étreinte, des pas les firent se mettre debout.  Trois
camarades, qui les avaient vus passer, arrivaient pour savoir.

On repartit ensemble.  Il était près de dix heures, et l'on déjeuna
dans un coin frais, avant de se remettre à suer au fond de la taille.
Mais ils achevaient la double tartine de leur briquet, ils allaient
boire une gorgée de café à leur gourde, lorsqu'une rumeur, venue des
chantiers lointains, les inquiéta.  Quoi donc? était-ce un accident
encore? Ils se levèrent, ils coururent.  Des haveurs, des herscheuses,
des galibots les croisaient à chaque instant; et aucun ne savait, tous
criaient, ça devait être un grand malheur.  Peu à peu, la mine entière
s'effarait, des ombres affolées débouchaient des galeries, les
lanternes dansaient, filaient dans les ténèbres.  Où était-ce?
pourquoi ne le disait-on pas?

Tout d'un coup, un porion passa en criant:

--On coupe les câbles! on coupe les câbles!

Alors, la panique souffla.  Ce fut un galop furieux au travers des
voies obscures.  Les têtes se perdaient.  A propos de quoi coupait-on
les câbles? et qui les coupait, lorsque les hommes étaient au fond?
Cela paraissait monstrueux.

Mais la voix d'un autre porion éclata, puis se perdit.

--Ceux de Montsou coupent les câbles! Que tout le monde sorte!

Quand il eut compris, Chaval arrêta net Catherine.  L'idée qu'il
rencontrerait là-haut ceux de Montsou, s'il sortait, lui engourdissait
les jambes.  Elle était donc venue, cette bande qu'il croyait aux
mains des gendarmes! Un instant, il songea à rebrousser chemin et à
remonter par Gaston-Marie; mais la manoeuvre ne s'y faisait plus.  Il
jurait, hésitant, cachant sa peur, répétant que c'était bête de courir
comme ça.  On n'allait pas les laisser au fond, peut-être!

La voix du porion retentit de nouveau, se rapprocha.

--Que tout le monde sorte! Aux échelles! aux échelles!

Et Chaval fut emporté avec les camarades.  Il bouscula Catherine, il
l'accusa de ne pas courir assez fort.  Elle voulait donc qu'ils
restassent seuls dans la fosse, à crever de faim? car les brigands de
Montsou étaient capables de casser les échelles, sans attendre que le
monde fût sorti.  Cette supposition abominable acheva de les détraquer
tous, il n'y eut plus, le long des galeries, qu'une débandade enragée,
une course de fous à qui arriverait le premier, pour remonter avant
les autres.  Des hommes criaient que les échelles étaient cassées, que
personne ne sortirait.  Et, quand ils commencèrent à déboucher par
groupes épouvantés dans la salle d'accrochage, ce fut un véritable
engouffrement: ils se jetaient vers le puits, ils s'écrasaient à
l'étroite porte du goyot des échelles; tandis qu'un vieux palefrenier,
qui venait prudemment de faire rentrer les chevaux à l'écurie, les
regardait d'un air de dédaigneuse insouciance, habitué aux nuits
passées dans la fosse, certain qu'on le tirerait toujours de là.

--Nom de Dieu! veux-tu monter devant moi! dit Chaval à Catherine.  Au
moins, je te tiendrai, si tu tombes.

Ahurie, suffoquée par cette course de trois kilomètres qui l'avait
encore une fois trempée de sueur, elle s'abandonnait, sans comprendre,
aux remous de la foule.  Alors, il la tira par le bras, à le lui
briser; et elle jeta une plainte, ses larmes jaillirent: déjà il
oubliait son serment, jamais elle ne serait heureuse.

--Passe donc! hurla-t-il.

Mais il lui faisait trop peur.  Si elle montait devant lui, tout le
temps il la brutaliserait.  Aussi résistait-elle, pendant que le flot
éperdu des camarades les repoussait de côté.  Les filtrations du puits
tombaient à grosses gouttes, et le plancher de l'accrochage, ébranlé
par le piétinement, tremblait au-dessus du bougnou, du puisard vaseux,
profond de dix mètres.  Justement, c'était à Jean-Bart, deux ans plus
tôt, qu'un terrible accident, la rupture d'un câble, avait culbuté la
cage au fond du bougnou, dans lequel deux hommes s'étaient noyés.  Et
tous y songeaient, on allait tous y rester, si l'on s'entassait sur
les planches.

--Sacrée tête de pioche! cria Chaval, crève donc, je serai débarrassé!

Il monta, et elle le suivit.

Du fond au jour, il y avait cent deux échelles, d'environ sept mètres,
posées chacune sur un étroit palier qui tenait la largeur du goyot, et
dans lequel un trou carré permettait à peine le passage des épaules.
C'était comme une cheminée plate, de sept cents mètres de hauteur,
entre la paroi du puits et la cloison du compartiment d'extraction, un
boyau humide, noir et sans fin, où les échelles se superposaient,
presque droites, par étages réguliers.  Il fallait vingt-cinq minutes
à un homme solide pour gravir cette colonne géante.  D'ailleurs, le
goyot ne servait plus que dans les cas de catastrophe.

Catherine, d'abord, monta gaillardement.  Ses pieds nus étaient faits
à l'escaillage tranchant des voies et ne souffraient pas des échelons
carrés, recouverts d'une tringle de fer, qui empêchait l'usure.  Ses
mains, durcies par le roulage, empoignaient sans fatigue les montants,
trop gros pour elles.  Et même cela l'occupait, la sortait de son
chagrin, cette montée imprévue, ce long serpent d'hommes se coulant,
se hissant, trois par échelle, si bien que la tête déboucherait au
jour, lorsque la queue traînerait encore sur le bougnou.  On n'en
était pas là, les premiers devaient se trouver à peine au tiers du
puits.  Personne ne parlait plus, seuls les pieds roulaient avec un
bruit sourd; tandis que les lampes, pareilles à des étoiles
voyageuses, s'espaçaient de bas en haut, en une ligne toujours
grandissante.

Derrière elle, Catherine entendit un galibot compter les échelles.
Cela lui donna l'idée de les compter aussi.  On en avait déjà monté
quinze, et l'on arrivait à un accrochage.  Mais, au même instant, elle
se heurta dans les jambes de Chaval.  Il jura, en lui criant de faire
attention.  De proche en proche, toute la colonne s'arrêtait,
s'immobilisait.  Quoi donc? que se passait-il? et chacun retrouvait sa
voix pour questionner et s'épouvanter.  L'angoisse augmentait depuis
le fond, l'inconnu de là-haut les étranglait davantage, à mesure
qu'ils se rapprochaient du jour.  Quelqu'un annonça qu'il fallait
redescendre, que les échelles étaient cassées.  C'était la
préoccupation de tous, la peur de se trouver dans le vide.  Une autre
explication descendit de bouche en bouche, l'accident d'un haveur
glissé d'un échelon.  On ne savait au juste, des cris empêchaient
d'entendre, est-ce qu'on allait coucher là? Enfin, sans qu'on fût
mieux renseigné, la montée reprit, du même mouvement lent et pénible,
au milieu du roulement des pieds et de la danse des lampes.  Ce serait
pour plus haut, bien sûr, les échelles cassées.

A la trente-deuxième échelle, comme on dépassait un troisième
accrochage, Catherine sentit ses jambes et ses bras se raidir.
D'abord, elle avait éprouvé à la peau des picotements légers.
Maintenant, elle perdait la sensation du fer et du bois, sous les
pieds et dans les mains.  Une douleur vague, peu à peu cuisante, lui
chauffait les muscles.  Et, dans l'étourdissement qui l'envahissait,
elle se rappelait les histoires du grand-père Bonnemort, du temps
qu'il n'y avait pas de goyot et que des gamines de dix ans sortaient
le charbon sur leurs épaules, le long des échelles plantées à nu; si
bien que, lorsqu'une d'elles glissait, ou que simplement un morceau de
houille déboulait d'un panier, trois ou quatre enfants dégringolaient
du coup, la tête en bas.  Les crampes de ses membres devenaient
insupportables, jamais elle n'irait au bout.

De nouveaux arrêts lui permirent de respirer.  Mais la terreur qui,
chaque fois, soufflait d'en haut, achevait de l'étourdir.  Au-dessus
et au-dessous d'elle, les respirations s'embarrassaient, un vertige se
dégageait de cette ascension interminable, dont la nausée la secouait
avec les autres.  Elle suffoquait, ivre de ténèbres, exaspérée de
l'écrasement des parois contre sa chair.  Et elle frissonnait aussi de
l'humidité, le corps en sueur sous les grosses gouttes qui la
trempaient.  On approchait du niveau, la pluie battait si fort,
qu'elle menaçait d'éteindre les lampes.

Deux fois, Chaval interrogea Catherine, sans obtenir de réponse.  Que
fichait-elle là-dessous, est-ce qu'elle avait laissé tomber sa langue?
Elle pouvait bien lui dire si elle tenait bon.  On montait depuis une
demi-heure; mais si lourdement, qu'il en était seulement à la
cinquante-neuvième échelle.  Encore quarante-trois.  Catherine finit
par bégayer qu'elle tenait bon tout de même.  Il l'aurait traitée de
couleuvre, si elle avait avoué sa lassitude.  Le fer des échelons
devait lui entamer les pieds, il lui semblait qu'on la sciait là,
jusqu'à l'os.  Après chaque brassée, elle s'attendait à voir ses mains
lâcher les montants, pelées et roidies au point de ne pouvoir fermer
les doigts; et elle croyait tomber en arrière, les épaules arrachées,
les cuisses démanchées, dans leur continuel effort.  C'était surtout
du peu de pente des échelles qu'elle souffrait, de cette plantation
presque droite, qui l'obligeait de se hisser à la force des poignets,
le ventre collé contre le bois.  L'essoufflement des haleines à
présent couvrait le roulement des pas, un râle énorme, décuplé par la
cloison du goyot, s'élevait du fond, expirait au jour.  Il y eut un
gémissement, des mots coururent, un galibot venait de s'ouvrir le
crâne à l'arête d'un palier.

Et Catherine montait.  On dépassa le niveau.  La pluie avait cessé, un
brouillard alourdissait l'air de cave, empoisonné d'une odeur de vieux
fers et de bois humide.  Machinalement, elle s'obstinait tout bas à
compter: quatre-vingt-une, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois;
encore dix-neuf.  Ces chiffres, répétés, la soutenaient seuls de leur
balancement rythmique.  Elle n'avait plus conscience de ses
mouvements.  Quand elle levait les yeux, les lampes tournoyaient en
spirale.  Son sang coulait, elle se sentait mourir, le moindre souffle
allait la précipiter.  Le pis était que ceux d'en bas poussaient
maintenant, et que la colonne entière se ruait, cédant à la colère
croissante de sa fatigue, au besoin furieux de revoir le soleil.  Des
camarades, les premiers, étaient sortis; il n'y avait donc pas
d'échelles cassées; mais l'idée qu'on pouvait en casser encore, pour
empêcher les derniers de sortir, lorsque d'autres respiraient déjà
là-haut, achevait de les rendre fous.  Et, comme un nouvel arrêt se
produisait, des jurons éclatèrent, tous continuèrent à monter, se
bousculant, passant sur les corps, à qui arriverait quand même.

Alors, Catherine tomba.  Elle avait crié le nom de Chaval, dans un
appel désespéré.  Il n'entendit pas, il se battait, il enfonçait les
côtes d'un camarade, à coups de talon, pour être avant lui.  Elle fut
roulée, piétinée.  Dans son évanouissement, elle rêvait: il lui
semblait qu'elle était une des petites herscheuses de jadis, et qu'un
morceau de charbon, glissé d'un panier, au-dessus d'elle, venait de la
jeter en bas du puits, ainsi qu'un moineau atteint d'un caillou.  Cinq
échelles seulement restaient à gravir, on avait mis près d'une heure.
Jamais elle ne sut comment elle était arrivée au jour, portée par des
épaules, maintenue par l'étranglement du goyot.  Brusquement, elle se
trouva dans un éblouissement de soleil, au milieu d'une foule hurlante
qui la huait.

Dès le matin, avant le jour, un frémissement avait agité les corons,
ce frémissement qui s'enflait à cette heure par les chemins, dans la
campagne entière.  Mais le départ convenu n'avait pu avoir lieu, une
nouvelle se répandait, des dragons et des gendarmes battaient la
plaine.  On racontait qu'ils étaient arrivés de Douai pendant la nuit,
on accusait Rasseneur d'avoir vendu les camarades, en prévenant
M. Hennebeau; même une herscheuse jurait qu'elle avait vu passer le
domestique, qui portait la dépêche au télégraphe.  Les mineurs
serraient les poings, guettaient les soldats, derrière leurs
persiennes, à la clarté pâle du petit jour.

Vers sept heures et demie, comme le soleil se levait, un autre bruit
circula, rassurant les impatients.  C'était une fausse alerte, une
simple promenade militaire, ainsi que le général en ordonnait parfois
depuis la grève, sur le désir du préfet de Lille.  Les grévistes
exécraient ce fonctionnaire, auquel ils reprochaient de les avoir
trompés par la promesse d'une intervention conciliante, qui se
bornait, tous les huit jours, à faire défiler des troupes dans
Montsou, pour les tenir en respect.  Aussi, lorsque les dragons et les
gendarmes reprirent tranquillement le chemin de Marchiennes, après
s'être contentés d'assourdir les corons du trot de leurs chevaux sur
la terre dure, les mineurs se moquèrent-ils de cet innocent de préfet,
avec ses soldats qui tournaient les talons, quand les choses allaient
chauffer.  Jusqu'à neuf heures, ils se firent du bon sang, l'air
paisible, devant les maisons, tandis qu'ils suivaient des yeux, sur le
pavé, les dos débonnaires des derniers gendarmes.  Au fond de leurs
grands lits, les bourgeois de Montsou dormaient encore, la tête dans
la plume.  A la Direction, on venait de voir madame Hennebeau partir
en voiture, laissant M.  Hennebeau au travail sans doute, car l'hôtel,
clos et muet, semblait mort.  Aucune fosse ne se trouvait gardée
militairement, c'était l'imprévoyance fatale à l'heure du danger, la
bêtise naturelle des catastrophes, tout ce qu'un gouvernement peut
commettre de fautes, dès qu'il s'agit d'avoir l'intelligence des
faits.  Et neuf heures sonnaient, lorsque les charbonniers prirent
enfin la route de Vandame, pour se rendre au rendez-vous décidé la
veille, dans la forêt.

D'ailleurs, Étienne comprit tout de suite qu'il n'aurait point,
là-bas, à Jean-Bart, les trois mille camarades sur lesquels il
comptait.  Beaucoup croyaient la manifestation remise, et le pis était
que deux ou trois bandes, déjà en chemin, allaient compromettre la
cause, s'il ne se mettait pas quand même à leur tête.  Près d'une
centaine, partis avant le jour, avaient dû se réfugier sous les hêtres
de la forêt, en attendant les autres.  Souvarine, que le jeune homme
monta consulter, haussa les épaules: dix gaillards résolus faisaient
plus de besogne qu'une foule; et il se replongea dans un livre ouvert
devant lui, il refusa d'en être.  Cela menaçait de tourner encore au
sentiment, lorsqu'il aurait suffi de brûler Montsou, ce qui était très
simple.  Comme Étienne sortait par l'allée de la maison, il aperçut
Rasseneur assis devant la cheminée de fonte, très pâle, tandis que sa
femme, grandie dans son éternelle robe noire, l'invectivait en paroles
tranchantes et polies.

Maheu fut d'avis qu'on devait tenir sa parole.  Un pareil rendez-vous
était sacré.  Cependant, la nuit avait calmé leur fièvre à tous; lui,
maintenant, craignait un malheur; et il expliquait que leur devoir
était de se trouver là-bas, pour maintenir les camarades dans le bon
droit.  La Maheude approuva d'un signe.  Étienne répétait avec
complaisance qu'il fallait agir révolutionnairement, sans attenter à
la vie des personnes.  Avant de partir, il refusa sa part d'un pain,
qu'on lui avait donné la veille, avec une bouteille de genièvre; mais
il but coup sur coup trois petits verres, histoire simplement de
combattre le froid; même il en emporta une gourde pleine.  Alzire
garderait les enfants.  Le vieux Bonnemort, les jambes malades d'avoir
trop couru la veille, était resté au lit.

On ne s'en alla point ensemble, par prudence.  Depuis longtemps,
Jeanlin avait disparu.  Maheu et la Maheude filèrent de leur côté,
obliquant vers Montsou, tandis qu'Étienne se dirigea vers la forêt, où
il voulait rejoindre les camarades.  En route, il rattrapa une bande
de femmes, parmi lesquelles il reconnut la Brûlé et la Levaque: elles
mangeaient en marchant des châtaignes que la Mouquette avait
apportées, elles en avalaient les pelures pour que ça leur tînt
davantage à l'estomac.  Mais, dans la forêt, il ne trouva personne,
les camarades déjà étaient à Jean-Bart.  Alors, il prit sa course, il
arriva devant la fosse, au moment où Levaque et une centaine d'autres
pénétraient sur le carreau.  De partout, des mineurs débouchaient, les
Maheu par la grande route, les femmes à travers champs, tous débandés,
sans chefs, sans armes, coulant naturellement là, ainsi qu'une eau
débordée qui suit les pentes.  Étienne aperçut Jeanlin, grimpé sur une
passerelle, installé comme au spectacle.  Il courut plus fort, il
entra avec les premiers.  On était à peine trois cents.

Il y eut une hésitation, lorsque Deneulin se montra en haut de
l'escalier qui conduisait à la recette.

--Que voulez-vous? demanda-t-il d'une voix forte.

Après avoir vu disparaître la calèche, d'où ses filles lui riaient
encore, il était revenu à la fosse, repris d'une vague inquiétude.
Tout pourtant s'y trouvait en bon ordre, la descente avait eu lieu,
l'extraction fonctionnait, et il se rassurait de nouveau, il causait
avec le maître-porion, lorsqu'on lui avait signalé l'approche des
grévistes.  Vivement, il s'était posté à une fenêtre du criblage; et,
devant ce flot grossissant qui envahissait le carreau, il avait eu la
conscience immédiate de son impuissance.  Comment défendre ces
bâtiments ouverts de toutes parts? A peine aurait-il pu grouper une
vingtaine de ses ouvriers autour de lui.  Il était perdu.

--Que voulez-vous? répéta-t-il, blême de colère rentrée, faisant un
effort pour accepter courageusement son désastre.

Il y eut des poussées et des grondements dans la foule.  Étienne finit
par se détacher, en disant:

--Monsieur, nous ne venons pas vous faire du mal.  Mais il faut que le
travail cesse partout.

Deneulin le traita carrément d'imbécile.

--Est-ce que vous croyez que vous allez me faire du bien, si vous
arrêtez le travail chez moi? C'est comme si vous me tiriez un coup de
fusil dans le dos, à bout portant...  Oui, mes hommes sont au fond, et
ils ne remonteront pas, ou il faudra que vous m'assassiniez d'abord!

Cette rudesse de parole souleva une clameur.  Maheu dut retenir
Levaque, qui se précipitait, menaçant, pendant qu'Étienne parlementait
toujours, cherchant à convaincre Deneulin de la légitimité de leur
action révolutionnaire.  Mais celui-ci répondait par le droit au
travail.  D'ailleurs, il refusait de discuter ces bêtises, il voulait
être le maître chez lui.  Son seul remords était de n'avoir pas là
quatre gendarmes pour balayer cette canaille.

--Parfaitement, c'est ma faute, je mérite ce qui m'arrive.  Avec des
gaillards de votre espèce, il n'y a que la force.  C'est comme le
gouvernement qui s'imagine vous acheter par des concessions.  Vous le
flanquerez à bas, voilà tout, quand il vous aura fourni des armes.

Étienne, frémissant, se contenait encore.  Il baissa la voix.

--Je vous en prie, monsieur, donnez l'ordre qu'on remonte vos
ouvriers.  Je ne réponds pas d'être maître de mes camarades.  Vous
pouvez éviter un malheur.

--Non, fichez-moi la paix! Est-ce que je vous connais? Vous n'êtes pas
de mon exploitation, vous n'avez rien à débattre avec moi...  Il n'y a
que des brigands qui courent ainsi la campagne pour piller les
maisons.

Des vociférations maintenant couvraient sa voix, les femmes surtout
l'insultaient.  Et lui, continuant à leur tenir tête, éprouvait un
soulagement, dans cette franchise qui vidait son coeur d'autoritaire.
Puisque c'était la ruine de toute façon, il trouvait lâches les
platitudes inutiles.  Mais leur nombre augmentait toujours, près de
cinq cents déjà se ruaient vers la porte, et il allait se faire
écharper, lorsque son maître-porion le tira violemment en arrière.

--De grâce, Monsieur!...  Ça va être un massacre.  A quoi bon faire
tuer des hommes pour rien?

Il se débattait, il protesta, dans un dernier cri, jeté à la foule.

--Tas de bandits, vous verrez ça, quand nous serons redevenus les plus
forts!

On l'emmenait, une bousculade venait de jeter les premiers de la bande
contre l'escalier, dont la rampe fut tordue.  C'étaient les femmes qui
poussaient, glapissantes, excitant les hommes.  La porte céda tout de
suite, une porte sans serrure, fermée simplement au loquet.  Mais
l'escalier était trop étroit, la cohue, écrasée, n'aurait pu entrer de
longtemps, si la queue des assiégeants n'avait pris le parti de passer
par les autres ouvertures.  Alors, il en déborda de tous côtés, de la
baraque, du criblage, du bâtiment des chaudières.  En moins de cinq
minutes, la fosse entière leur appartint, ils en battaient les trois
étages, au milieu d'une fureur de gestes et de cris, emportés dans
l'élan de leur victoire sur ce patron qui résistait.

Maheu, effrayé, s'était élancé un des premiers, en disant à Étienne:

--Faut pas qu'ils le tuent!

Celui-ci courait déjà; puis, quand il eut compris que Deneulin s'était
barricadé dans la chambre des porions, il répondit:

--Après? est-ce que ce serait de notre faute? Un enragé pareil!

Cependant, il était plein d'inquiétude, trop calme encore pour céder à
ce coup de colère.  Il souffrait aussi dans son orgueil de chef, en
voyant la bande échapper à son autorité, s'enrager en dehors de la
froide exécution des volontés du peuple, telle qu'il l'avait prévue.
Vainement, il réclamait du sang-froid, il criait qu'on ne devait pas
donner raison à leurs ennemis, par des actes de destruction inutile.

--Aux chaudières! hurlait la Brûlé.  Éteignons les feux!

Levaque, qui avait trouvé une lime, l'agitait comme un poignard,
dominant le tumulte d'un cri terrible:

--Coupons les câbles! coupons les câbles!

Tous le répétèrent bientôt, seuls, Étienne et Maheu continuaient à
protester, étourdis, parlant dans le tumulte, sans obtenir le silence.
Enfin, le premier put dire:

--Mais il y a des hommes au fond, camarades!

Le vacarme redoubla, des voix partaient de toutes parts.

--Tant pis! fallait pas descendre!...  C'est bien fait pour les
traîtres!...  Oui, oui, qu'ils y restent!...  Et puis, ils ont les
échelles!

Alors, quand cette idée des échelles les eut fait s'entêter davantage,
Étienne comprit qu'il devait céder.  Dans la crainte d'un plus grand
désastre, il se précipita vers la machine, voulant au moins remonter
les cages, pour que les câbles, sciés au-dessus du puits, ne pussent
les broyer de leur poids énorme, en tombant sur elles.  Le machineur
avait disparu, ainsi que les quelques ouvriers du jour; et il s'empara
de la barre de mise en train, il manoeuvra, pendant que Levaque et
deux autres grimpaient à la charpente de fonte, qui supportait les
molettes.  Les cages étaient à peine fixées sur les verrous, qu'on
entendit le bruit strident de la lime mordant l'acier.  Il se fit un
grand silence, ce bruit sembla emplir la fosse entière, tous levaient
la tête, regardaient, écoutaient, saisis d'émotion.  Au premier rang,
Maheu se sentait gagner d'une joie farouche, comme si les dents de la
lime les eussent délivrés du malheur, en mangeant le câble d'un de ces
trous de misère, où l'on ne descendrait plus.

Mais la Brûlé avait disparu par l'escalier de la baraque, en hurlant
toujours:

--Faut renverser les feux! aux chaudières! aux chaudières!

Des femmes la suivaient.  La Maheude se hâta pour les empêcher de tout
casser, de même que son homme avait voulu raisonner les camarades.
Elle était la plus calme, on pouvait exiger son droit, sans faire du
dégât chez le monde.  Lorsqu'elle entra dans le bâtiment des
chaudières, les femmes en chassaient déjà les deux chauffeurs, et la
Brûlé, armée d'une grande pelle, accroupie devant un des foyers, le
vidait violemment, jetait le charbon incandescent sur le carreau de
briques, où il continuait à brûler avec une fumée noire.  Il y avait
dix foyers pour les cinq générateurs.  Bientôt, les femmes s'y
acharnèrent, la Levaque manoeuvrant sa pelle des deux mains, la
Mouquette se retroussant jusqu'aux cuisses afin de ne pas s'allumer,
toutes sanglantes dans le reflet d'incendie, suantes et échevelées de
cette cuisine de sabbat.  Les tas de houille montaient, la chaleur
ardente gerçait le plafond de la vaste salle.

--Assez donc! cria la Maheude.  La cambuse flambe.

--Tant mieux! répondit la Brûlé.  Ce sera de la besogne faite...  Ah!
nom de Dieu! je disais bien que je leur ferais payer la mort de mon
homme!

A ce moment, on entendit la voix aiguë de Jeanlin.

--Attention! je vas éteindre, moi! je lâche tout!

Entré un des premiers, il avait gambillé au travers de la cohue,
enchanté de cette bagarre, cherchant ce qu'il pourrait faire de mal;
et l'idée lui était venue de tourner les robinets de décharge, pour
lâcher la vapeur.  Les jets partirent avec la violence de coups de
feu, les cinq chaudières se vidèrent d'un souffle de tempête, sifflant
dans un tel grondement de foudre, que les oreilles en saignaient.
Tout avait disparu au milieu de la vapeur, le charbon pâlissait, les
femmes n'étaient plus que des ombres aux gestes cassés.  Seul,
l'enfant apparaissait, monté sur la galerie, derrière les tourbillons
de buée blanche, l'air ravi, la bouche fendue par la joie d'avoir
déchaîné cet ouragan.

Cela dura près d'un quart d'heure.  On avait lancé quelques seaux
d'eau sur les tas, pour achever de les éteindre: toute menace
d'incendie était écartée.  Mais la colère de la foule ne tombait pas,
fouettée au contraire.  Des hommes descendaient avec des marteaux, les
femmes elles-mêmes s'armaient de barres de fer; et l'on parlait de
crever les générateurs, de briser les machines, de démolir la fosse.

Étienne, prévenu, se hâta d'accourir avec Maheu.  Lui-même se grisait,
emporté dans cette fièvre chaude de revanche.  Il luttait pourtant, il
les conjurait d'être calmes, maintenant que les câbles coupés, les
feux éteints, les chaudières vidées rendaient le travail impossible.
On ne l'écoutait toujours pas, il allait être débordé de nouveau,
lorsque des huées s'élevèrent dehors, à une petite porte basse, où
débouchait le goyot des échelles.

--A bas les traîtres!...  Oh! les sales gueules de lâches!...  A bas!
  à bas!

C'était la sortie des ouvriers du fond qui commençait.  Les premiers,
aveuglés par le grand jour, restaient là, à battre des paupières.
Puis, ils défilèrent, tâchant de gagner la route et de fuir.

--A bas les lâches! à bas les faux frères!

Toute la bande des grévistes était accourue.  En moins de trois
minutes, il ne resta pas un homme dans les bâtiments, les cinq cents
de Montsou se rangèrent sur deux files, pour forcer à passer entre
cette double haie ceux de Vandame qui avaient eu la traîtrise de
descendre.  Et, à chaque nouveau mineur apparaissant sur la porte du
goyot, avec les vêtements en loques et la boue noire du travail, les
huées redoublaient, des blagues féroces l'accueillaient: oh! celui-là,
trois pouces de jambes, et le cul tout de suite! et celui-ci, le nez
mangé par les garces du Volcan! et cet autre, dont les yeux pissaient
de la cire à fournir dix cathédrales! et cet autre, le grand sans
fesses, long comme un carême! Une herscheuse qui déboula, énorme, la
gorge dans le ventre et le ventre dans le derrière, souleva un rire
furieux.  On voulait toucher, les plaisanteries s'aggravaient,
tournaient à la cruauté, des coups de poing allaient pleuvoir; pendant
que le défilé des pauvres diables continuait, grelottants, silencieux
sous les injures, attendant les coups d'un regard oblique, heureux
quand ils pouvaient enfin galoper hors de la fosse.

--Ah çà! combien sont-ils, là-dedans? demanda Étienne.

Il s'étonnait d'en voir sortir toujours, il s'irritait à l'idée qu'il
ne s'agissait pas de quelques ouvriers, pressés par la faim,
terrorisés par les porions.  On lui avait donc menti, dans la forêt?
presque tout Jean-Bart était descendu.  Mais un cri lui échappa, il se
précipita, en apercevant Chaval debout sur le seuil.

--Nom de Dieu! c'est à ce rendez-vous que tu nous fais venir?

Des imprécations éclataient, il y eut une poussée pour se jeter sur le
traître.  Eh quoi! il avait juré avec eux, la veille, et on le
trouvait au fond, en compagnie des autres? C'était donc pour se foutre
du monde!

--Enlevez-le! au puits! au puits!

Chaval, blême de peur, bégayait, cherchait à s'expliquer.  Mais
Étienne lui coupait la parole, hors de lui, pris de la fureur de la
bande.

--Tu as voulu en être, tu en seras...  Allons! en marche, bougre de
  mufle!

Une autre clameur couvrit sa voix.  Catherine, à son tour, venait de
paraître, éblouie dans le clair soleil, effarée de tomber au milieu de
ces sauvages.  Et, les jambes cassées des cent deux échelles, les
paumes saignantes, elle soufflait, lorsque la Maheude, en la voyant,
s'élança, la main haute.

--Ah! salope, toi aussi!...  Quand ta mère crève de faim, tu la trahis
pour ton maquereau!

Maheu retint le bras, empêcha la gifle.  Mais il secouait sa fille, il
s'enrageait comme sa femme à lui reprocher sa conduite, tous les deux
perdant la tête, criant plus fort que les camarades.

La vue de Catherine avait achevé d'exaspérer Étienne.  Il répétait:

--En route! aux autres fosses! et tu viens avec nous, sale cochon!

Chaval eut à peine le temps de reprendre ses sabots à la baraque, et
de jeter son tricot de laine sur ses épaules glacées.  Tous
l'entraînaient, le forçaient à galoper au milieu d'eux.  Éperdue,
Catherine remettait également ses sabots, boutonnait à son cou la
vieille veste d'homme dont elle se couvrait depuis le froid; et elle
courut derrière son galant, elle ne voulait pas le quitter, car on
allait le massacrer, bien sûr.

Alors, en deux minutes, Jean-Bart se vida.  Jeanlin, qui avait trouvé
une corne d'appel, soufflait, poussait des sons rauques, comme s'il
avait rassemblé des boeufs.  Les femmes, la Brûlé, la Levaque, la
Mouquette relevaient leurs jupes pour courir; tandis que Levaque, une
hache à la main, la manoeuvrait ainsi qu'une canne de tambour-major.
D'autres camarades arrivaient toujours, on était près de mille, sans
ordre, coulant de nouveau sur la route en un torrent débordé.  La voie
de sortie était trop étroite, des palissades furent rompues.

--Aux fosses! à bas les traîtres! plus de travail!

Et Jean-Bart tomba brusquement à un grand silence.  Pas un homme, pas
un souffle.  Deneulin sortit de la chambre des porions, et tout seul,
défendant du geste qu'on le suivît, il visita la fosse.  Il était
pâle, très calme.  D'abord, il s'arrêta devant le puits, leva les
yeux, regarda les câbles coupés: les bouts d'acier pendaient inutiles,
la morsure de la lime avait laissé une blessure vive, une plaie
fraîche qui luisait dans le noir des graisses.  Ensuite, il monta à la
machine, en contempla la bielle immobile, pareille à l'articulation
d'un membre colossal frappé de paralysie, en toucha le métal refroidi
déjà, dont le froid lui donna un frisson, comme s'il avait touché un
mort.  Puis, il descendit aux chaudières, marcha lentement devant les
foyers éteints, béants et inondés, tapa du pied sur les générateurs
qui sonnèrent le vide.  Allons! c'était bien fini, sa ruine
s'achevait.  Même s'il raccommodait les câbles, s'il rallumait les
feux, où trouverait-il des hommes? Encore quinze jours de grève, il
était en faillite.  Et, dans cette certitude de son désastre, il
n'avait plus de haine contre les brigands de Montsou, il sentait la
complicité de tous, une faute générale, séculaire.  Des brutes sans
doute, mais des brutes qui ne savaient pas lire et qui crevaient de
faim.

Et la bande, par la plaine rase, toute blanche de gelée, sous le pâle
soleil d'hiver, s'en allait, débordait de la route, au travers des
champs de betteraves.

Dès la Fourche-aux-Boeufs, Étienne en avait pris le commandement.
Sans qu'on s'arrêtât, il criait des ordres, il organisait la marche.
Jeanlin, en tête, galopait en sonnant dans sa corne une musique
barbare.  Puis, aux premiers rangs, les femmes s'avançaient,
quelques-unes armées de bâtons, la Maheude avec des yeux ensauvagés
qui semblaient chercher au loin la cité de justice promise; la Brûlé,
la Levaque, la Mouquette, allongeant toutes leurs jambes sous leurs
guenilles, comme des soldats partis pour la guerre.  En cas de
mauvaise rencontre, on verrait bien si les gendarmes oseraient taper
sur des femmes.  Et les hommes suivaient, dans une confusion de
troupeau, en une queue qui s'élargissait, hérissée de barres de fer,
dominée par l'unique hache de Levaque, dont le tranchant miroitait au
soleil.  Étienne, au centre, ne perdait pas de vue Chaval, qu'il
forçait à marcher devant lui; tandis que Maheu, derrière, l'air
sombre, lançait des coups d'oeil sur Catherine, la seule femme parmi
ces hommes, s'obstinant à trotter près de son amant, pour qu'on ne lui
fît pas du mal.  Des têtes nues s'échevelaient au grand air, on
n'entendait que le claquement des sabots, pareil à un galop de bétail
lâché, emporté dans la sonnerie sauvage de Jeanlin.

Mais, tout de suite, un nouveau cri s'éleva.

--Du pain! du pain! du pain!

Il était midi, la faim des six semaines de grève s'éveillait dans les
ventres vides, fouettée par cette course en plein champ.  Les croûtes
rares du matin, les quelques châtaignes de la Mouquette, étaient loin
déjà; et les estomacs criaient, et cette souffrance s'ajoutait à la
rage contre les traîtres.

--Aux fosses! plus de travail! du pain!

Étienne, qui avait refusé de manger sa part, au coron, éprouvait dans
la poitrine une sensation insupportable d'arrachement.  Il ne se
plaignait pas; mais, d'un geste machinal, il prenait sa gourde de
temps à autre, il avalait une gorgée de genièvre, si frissonnant,
qu'il croyait avoir besoin de ça pour aller jusqu'au bout.  Ses joues
s'échauffaient, une flamme allumait ses yeux.  Cependant, il gardait
sa tête, il voulait encore éviter les dégâts inutiles.

Comme on arrivait au chemin de Joiselle, un haveur de Vandame, qui
s'était joint à la bande par vengeance contre son patron, jeta les
camarades vers la droite, en hurlant:

--A Gaston-Marie! faut arrêter la pompe! faut que les eaux démolissent
Jean-Bart!

La foule entraînée tournait déjà, malgré les protestations d'Étienne,
qui les suppliait de laisser épuiser les eaux.  A quoi bon détruire
les galeries?  cela révoltait son coeur d'ouvrier, malgré son
ressentiment.  Maheu, lui aussi, trouvait injuste de s'en prendre à
une machine.  Mais le haveur lançait toujours son cri de vengeance, et
il fallut qu'Étienne criât plus fort:

--A Mirou! il y a des traîtres au fond!...  A Mirou! à Mirou!

D'un geste, il avait refoulé la bande sur le chemin de gauche, tandis
que Jeanlin, reprenant la tête, soufflait plus fort.  Un grand remous
se produisit.  Gaston-Marie, pour cette fois, était sauvé.

Et les quatre kilomètres qui les séparaient de Mirou furent franchis
en une demi-heure, presque au pas de course, à travers la plaine
interminable.  Le canal, de ce côté, la coupait d'un long ruban de
glace.  Seuls, les arbres dépouillés des berges, changés par la gelée
en candélabres géants, en rompaient l'uniformité plate, prolongée et
perdue dans le ciel de l'horizon, comme dans une mer.  Une ondulation
des terrains cachait Montsou et Marchiennes, c'était l'immensité nue.

Ils arrivaient à la fosse, lorsqu'ils virent un porion se planter sur
une passerelle du criblage, pour les recevoir.  Tous connaissaient
bien le père Quandieu, le doyen des porions de Montsou, un vieux tout
blanc de peau et de poils, qui allait sur ses soixante-dix ans, un
vrai miracle de belle santé dans les mines.

--Qu'est-ce que vous venez fiche par ici, tas de galvaudeux?
  cria-t-il.

La bande s'arrêta.  Ce n'était plus un patron, c'était un camarade; et
un respect les retenait devant ce vieil ouvrier.

--Il y a des hommes au fond, dit Étienne.  Fais-les sortir.

--Oui, il y a des hommes, reprit le père Quandieu, il y en a bien six
douzaines, les autres ont eu peur de vous, méchants bougres!...  Mais
je vous préviens qu'il n'en sortira pas un, ou que vous aurez affaire
à moi!

Des exclamations coururent, les hommes poussaient, les femmes
avancèrent.  Vivement descendu de la passerelle, le porion barrait la
porte, maintenant.

Alors, Maheu voulut intervenir.

--Vieux, c'est notre droit, comment arriverons-nous à ce que la grève
soit générale, si nous ne forçons pas les camarades à être avec nous?

Le vieux demeura un moment muet.  Évidemment, son ignorance en matière
de coalition égalait celle du haveur.  Enfin, il répondit:

--C'est votre droit, je ne dis pas.  Mais, moi, je ne connais que la
consigne...  Je suis seul, ici.  Les hommes sont au fond pour jusqu'à
trois heures, et ils y resteront jusqu'à trois heures.

Les derniers mots se perdirent dans des huées.  On le menaçait du
poing, déjà les femmes l'assourdissaient, lui soufflaient leur haleine
chaude à la face.  Mais il tenait bon, la tête haute, avec sa barbiche
et ses cheveux d'un blanc de neige; et le courage enflait tellement sa
voix, qu'on l'entendait distinctement, par-dessus le vacarme.

--Nom de Dieu! vous ne passerez pas!...  Aussi vrai que le soleil nous
éclaire, j'aime mieux crever que de laisser toucher aux câbles...  Ne
poussez donc plus, je me fous dans le puits devant vous!

Il y eut un frémissement, la foule recula, saisie.  Lui, continuait:

--Quel est le cochon qui ne comprend pas ça?...  Moi, je ne suis qu'un
ouvrier comme vous autres.  On m'a dit de garder, je garde.

Et son intelligence n'allait pas plus loin, au père Quandieu, raidi
dans son entêtement du devoir militaire, le crâne étroit, l'oeil
éteint par la tristesse noire d'un demi-siècle de fond.  Les camarades
le regardaient, remués, ayant quelque part en eux l'écho de ce qu'il
leur disait, cette obéissance du soldat, la fraternité et la
résignation dans le danger.  Il crut qu'ils hésitaient encore, il
répéta:

--Je me fous dans le puits devant vous!

Une grande secousse remporta la bande.  Tous avaient tourné le dos, la
galopade reprenait sur la route droite, filant à l'infini, au milieu
des terres.  De nouveau, les cris s'élevaient:

--A Madeleine! à Crèvecoeur! plus de travail! du pain, du pain!

Mais, au centre, dans l'élan de la marche, une bousculade avait lieu.
C'était Chaval, disait-on, qui avait voulu profiter de l'histoire pour
s'échapper.  Étienne venait de l'empoigner par un bras, en menaçant de
lui casser les reins, s'il méditait quelque traîtrise.  Et l'autre se
débattait, protestait rageusement:

--Pourquoi tout ça? est-ce qu'on n'est plus libre?...  Moi, je gèle
depuis une heure, j'ai besoin de me débarbouiller.  Lâche-moi!

Il souffrait en effet du charbon collé à sa peau par la sueur, et son
tricot ne le protégeait guère.

--File, ou c'est nous qui te débarbouillerons, répondait Étienne.
Fallait pas renchérir en demandant du sang.

On galopait toujours, il finit par se tourner vers Catherine, qui
tenait bon.  Cela le désespérait, de la sentir près de lui, si
misérable, grelottante sous sa vieille veste d'homme, avec sa culotte
boueuse.  Elle devait être morte de fatigue, elle courait tout de même
pourtant.

--Tu peux t'en aller, toi, dit-il enfin.

Catherine parut ne pas entendre.  Ses yeux, en rencontrant ceux
d'Étienne, avaient eu seulement une courte flamme de reproche.  Et
elle ne s'arrêtait point.  Pourquoi voulait-il qu'elle abandonnât son
homme?  Chaval n'était guère gentil, bien sûr; même il la battait, des
fois.  Mais c'était son homme, celui qui l'avait eue le premier; et
cela l'enrageait qu'on se jetât à plus de mille contre lui.  Elle
l'aurait défendu, sans tendresse, pour l'orgueil.

--Va-t'en! répéta violemment Maheu.

Cet ordre de son père ralentit un instant sa course.  Elle tremblait,
des larmes gonflaient ses paupières.  Puis, malgré sa peur, elle
revint, elle reprit sa place, toujours courant.  Alors, on la laissa.

La bande traversa la route de Joiselle, suivit un instant celle de
Cron, remonta ensuite vers Cougny.  De ce côté, des cheminées d'usine
rayaient l'horizon plat, des hangars de bois, des ateliers de briques,
aux larges baies poussiéreuses, défilaient le long du pavé.  On passa
coup sur coup près des maisons basses de deux corons, celui des
Cent-Quatre-Vingts, puis celui des Soixante-Seize; et, de chacun, à
l'appel de la corne, à la clameur jetée par toutes les bouches, des
familles sortirent, des hommes, des femmes, des enfants, galopant eux
aussi, se joignant à la queue des camarades.  Quand on arriva devant
Madeleine, on était bien quinze cents.  La route dévalait en pente
douce, le flot grondant des grévistes dut tourner le terri, avant de
se répandre sur le carreau de la mine.

A ce moment, il n'était guère plus de deux heures.  Mais les porions,
avertis, venaient de hâter la remonte; et, comme la bande arrivait, la
sortie s'achevait, il restait au fond une vingtaine d'hommes, qui
débarquèrent de la cage.  Ils s'enfuirent, on les poursuivit à coups
de pierres.  Deux furent battus, un autre y laissa une manche de sa
veste.  Cette chasse à l'homme sauva le matériel, on ne toucha ni aux
câbles ni aux chaudières.  Déjà le flot s'éloignait, roulait sur la
fosse voisine.

Celle-ci, Crèvecoeur, ne se trouvait qu'à cinq cents mètres de
Madeleine.  Là, également, la bande tomba au milieu de la sortie.  Une
herscheuse y fut prise et fouettée par les femmes, la culotte fendue,
les fesses à l'air, devant les hommes qui riaient.  Les galibots
recevaient des gifles, des haveurs se sauvèrent, les côtes bleues de
coups, le nez en sang.  Et, dans cette férocité croissante, dans cet
ancien besoin de revanche dont la folie détraquait toutes les têtes,
les cris continuaient, s'étranglaient, la mort des traîtres, la haine
du travail mal payé, le rugissement du ventre voulant du pain.  On se
mit à couper les câbles, mais la lime ne mordait pas, c'était trop
long, maintenant qu'on avait la fièvre d'aller en avant, toujours en
avant.  Aux chaudières, un robinet fut cassé; tandis que l'eau, jetée
à pleins seaux dans les foyers, faisait éclater les grilles de fonte.

Dehors, on parla de marcher sur Saint-Thomas.  Cette fosse était la
mieux disciplinée, la grève ne l'avait pas atteinte, près de sept
cents hommes devaient y être descendus; et cela exaspérait, on les
attendrait à coups de trique, en bataille rangée, pour voir un peu qui
resterait par terre.  Mais la rumeur courut qu'il y avait des
gendarmes à Saint-Thomas, les gendarmes du matin, dont on s'était
moqué.  Comment le savait-on? personne ne pouvait le dire.  N'importe!
la peur les prenait, ils se décidèrent pour Feutry-Cantel.  Et le
vertige les remporta, tous se retrouvèrent sur la route, claquant des
sabots, se ruant: à Feutry-Cantel! à Feutry-Cantel! les lâches y
étaient bien encore quatre cents, on allait rire! Située à trois
kilomètres, la fosse se cachait dans un pli de terrain, près de la
Scarpe.  Déjà, l'on montait la pente des Plâtrières, au-delà du chemin
de Beaugnies, lorsqu'une voix, demeurée inconnue, lança l'idée que les
dragons étaient peut-être là-bas, à Feutry-Cantel.  Alors, d'un bout à
l'autre de la colonne, on répéta que les dragons y étaient.  Une
hésitation ralentit la marche, la panique peu à peu soufflait, dans ce
pays endormi par le chômage, qu'ils battaient depuis des heures.
Pourquoi n'avaient-ils pas buté contre des soldats? Cette impunité les
troublait, à la pensée de la répression qu'ils sentaient venir.

Sans qu'on sût d'où il partait, un nouveau mot d'ordre les lança sur
une autre fosse.

--A la Victoire! à la Victoire!

Il n'y avait donc ni dragons ni gendarmes, à la Victoire? On
l'ignorait.  Tous semblaient rassurés.  Et, faisant volte-face, ils
descendirent du côté de Beaumont, ils coupèrent à travers champs, pour
rattraper la route de Joiselle.  La voie du chemin de fer leur barrait
le passage, ils la traversèrent en renversant les clôtures.
Maintenant, ils se rapprochaient de Montsou, l'ondulation lente des
terrains s'abaissait, élargissait la mer des pièces de betteraves,
très loin, jusqu'aux maisons noires de Marchiennes.

C'était, cette fois, une course de cinq grands kilomètres.  Un élan
tel les charriait, qu'ils ne sentaient pas la fatigue atroce, leurs
pieds brisés et meurtris.  Toujours la queue s'allongeait,
s'augmentait des camarades racolés en chemin, dans les corons.  Quand
ils eurent passé le canal au pont Magache, et qu'ils se présentèrent
devant la Victoire, ils étaient deux mille.  Mais trois heures avaient
sonné, la sortie était faite, plus un homme ne restait au fond.  Leur
déception s'exhala en menaces vaines, ils ne purent que recevoir à
coups de briques cassées les ouvriers de la coupe à terre, qui
arrivaient prendre leur service.  Il y eut une débandade, la fosse
déserte leur appartint.  Et, dans leur rage de n'avoir pas une face de
traître à gifler, ils s'attaquèrent aux choses.  Une poche de rancune
crevait en eux, une poche empoisonnée, grossie lentement.  Des années
et des années de faim les torturaient d'une fringale de massacre et de
destruction.

Derrière un hangar, Étienne aperçut des chargeurs qui remplissaient un
tombereau de charbon.

--Voulez-vous foutre le camp! cria-t-il.  Pas un morceau ne sortira!

Sous ses ordres, une centaine de grévistes accouraient; et les
chargeurs n'eurent que le temps de s'éloigner.  Des hommes dételèrent
les chevaux qui s'effarèrent et partirent, piqués aux cuisses; tandis
que d'autres, en renversant le tombereau, cassaient les brancards.

Levaque, à violents coups de hache, s'était jeté sur les tréteaux,
pour abattre les passerelles.  Ils résistaient, et il eut l'idée
d'arracher les rails, de couper la voie, d'un bout à l'autre du
carreau.  Bientôt, la bande entière se mit à cette besogne.  Maheu fit
sauter des coussinets de fonte, armé de sa barre de fer, dont il se
servait comme d'un levier.  Pendant ce temps, la Brûlé, entraînant les
femmes, envahissait la lampisterie, où les bâtons, à la volée,
couvrirent le sol d'un carnage de lampes.  La Maheude, hors d'elle,
tapait aussi fort que la Levaque.  Toutes se trempèrent d'huile, la
Mouquette s'essuyait les mains à son jupon, en riant d'être si sale.
Pour rigoler, Jeanlin lui avait vidé une lampe dans le cou.

Mais ces vengeances ne donnaient pas à manger.  Les ventres criaient
plus haut.  Et la grande lamentation domina encore:

--Du pain! du pain! du pain!

Justement, à la Victoire, un ancien porion tenait une cantine.  Sans
doute il avait pris peur, sa baraque était abandonnée.  Quand les
femmes revinrent et que les hommes eurent achevé de défoncer la voie,
ils assiégèrent la cantine, dont les volets cédèrent tout de suite.
On n'y trouva pas de pain, il n'y avait là que deux morceaux de viande
crue et un sac de pommes de terre.  Seulement, dans le pillage, on
découvrit une cinquantaine de bouteilles de genièvre, qui disparurent
comme une goutte d'eau bue par du sable.

Étienne, ayant vidé sa gourde, put la remplir.  Peu à peu, une ivresse
mauvaise, l'ivresse des affamés, ensanglantait ses yeux, faisait
saillir des dents de loup, entre ses lèvres pâlies.  Et, brusquement,
il s'aperçut que Chaval avait filé, au milieu du tumulte.  Il jura,
des hommes coururent, on empoigna le fugitif, qui se cachait avec
Catherine, derrière la provision des bois.

--Ah! bougre de salaud, tu as peur de te compromettre! hurlait
Étienne.  C'est toi, dans la forêt, qui demandais la grève des
machineurs, pour arrêter les pompes, et tu cherches maintenant à nous
chier du poivre!...  Eh bien! nom de Dieu! nous allons retourner à
Gaston-Marie, je veux que tu casses la pompe.  Oui, nom de Dieu! tu la
casseras!

Il était ivre, il lançait lui-même ses hommes contre cette pompe,
qu'il avait sauvée quelques heures plus tôt.

--A Gaston-Marie! à Gaston-Marie!

Tous l'acclamèrent, se précipitèrent; pendant que Chaval, saisi aux
épaules, entraîné, poussé violemment, demandait toujours qu'on le
laissât se laver.

--Va-t'en donc! cria Maheu à Catherine, qui elle aussi avait repris sa
course.

Cette fois, elle ne recula même pas, elle leva sur son père des yeux
ardents, et continua de courir.

La bande, de nouveau, sillonna la plaine rase.  Elle revenait sur ses
pas, par les longues routes droites, par les terres sans cesse
élargies.  Il était quatre heures, le soleil, qui baissait à
l'horizon, allongeait sur le sol glacé les ombres de cette horde, aux
grands gestes furieux.

On évita Montsou, on retomba plus haut dans la route de Joiselle; et,
pour s'épargner le détour de la Fourche-aux-Boeufs, on passa sous les
murs de la Piolaine.  Les Grégoire, précisément, venaient d'en sortir,
ayant à rendre une visite au notaire, avant d'aller dîner chez les
Hennebeau, où ils devaient retrouver Cécile.  La propriété semblait
dormir, avec son avenue de tilleuls déserte, son potager et son verger
dénudés par l'hiver.  Rien ne bougeait dans la maison, dont les
fenêtres closes se ternissaient de la chaude buée intérieure; et, du
profond silence, sortait une impression de bonhomie et de bien-être,
la sensation patriarcale des bons lits et de la bonne table, du
bonheur sage, où coulait l'existence des propriétaires.

Sans s'arrêter, la bande jetait des regards sombres à travers les
grilles, le long des murs protecteurs, hérissés de culs de bouteille.
Le cri recommença:

--Du pain! du pain! du pain!

Seuls, les chiens répondirent par des abois féroces, une paire de
grands danois au poil fauve, qui se dressaient debout, la gueule
ouverte.  Et, derrière une persienne fermée, il n'y avait que les deux
bonnes, Mélanie, la cuisinière, et Honorine, la femme de chambre,
attirées par ce cri, suant la peur, toutes pâles de voir défiler ces
sauvages.  Elles tombèrent à genoux, elles se crurent mortes, en
entendant une pierre, une seule, qui cassait un carreau d'une fenêtre
voisine.  C'était une farce de Jeanlin: il avait fabriqué une fronde
avec un bout de corde, il laissait en passant un petit bonjour aux
Grégoire.  Déjà, il s'était remis à souffler dans sa corne, la bande
se perdait au loin, avec le cri affaibli:

--Du pain! du pain! du pain!

On arriva à Gaston-Marie, en une masse grossie encore, plus de deux
mille cinq cents forcenés, brisant tout, balayant tout, avec la force
accrue du torrent qui roule.  Des gendarmes y avaient passé une heure
plus tôt, et s'en étaient allés du côté de Saint-Thomas, égarés par
des paysans, sans même avoir la précaution, dans leur hâte, de laisser
un poste de quelques hommes, pour garder la fosse.  En moins d'un
quart d'heure, les feux furent renversés, les chaudières vidées, les
bâtiments envahis et dévastés.  Mais c'était surtout la pompe qu'on
menaçait.  Il ne suffisait pas qu'elle s'arrêtât au dernier souffle
expirant de la vapeur, on se jetait sur elle comme sur une personne
vivante, dont on voulait la vie.

--A toi le premier coup! répétait Étienne, en mettant un marteau au
poing de Chaval.  Allons! tu as juré avec les autres!

Chaval tremblait, se reculait; et, dans la bousculade, le marteau
tomba, pendant que les camarades, sans attendre, massacraient la pompe
à coups de barres de fer, à coups de briques, à coups de tout ce
qu'ils rencontraient sous leurs mains.  Quelques-uns même brisaient
sur elle des bâtons.  Les écrous sautaient, les pièces d'acier et de
cuivre se disloquaient, ainsi que des membres arrachés.  Un coup de
pioche à toute volée fracassa le corps de fonte, et l'eau s'échappa,
se vida, et il y eut un gargouillement suprême, pareil à un hoquet
d'agonie.

C'était la fin, la bande se retrouva dehors, folle, s'écrasant
derrière Étienne, qui ne lâchait point Chaval.

--A mort, le traître! au puits! au puits!

Le misérable, livide, bégayait, en revenait, avec l'obstination
imbécile de l'idée fixe, à son besoin de se débarbouiller.

--Attends, si ça te gêne, dit la Levaque.  Tiens! voilà le baquet!

Il y avait là une mare, une infiltration des eaux de la pompe.  Elle
était blanche d'une épaisse couche de glace; et on l'y poussa, on
cassa cette glace, on le força à tremper sa tête dans cette eau si
froide.

--Plonge donc! répétait la Brûlé.  Nom de Dieu! si tu ne plonges pas,
on te fout dedans...  Et, maintenant, tu vas boire un coup, oui, oui!
comme les bêtes, la gueule dans l'auge!

Il dut boire, à quatre pattes.  Tous riaient, d'un rire de cruauté.
Une femme lui tira les oreilles, une autre lui jeta au visage une
poignée de crottin, trouvée fraîche sur la route.  Son vieux tricot ne
tenait plus, en lambeaux.  Et, hagard, il butait, il donnait des coups
d'échine pour fuir.

Maheu l'avait poussé, la Maheude était parmi celles qui s'acharnaient,
satisfaisant tous les deux leur rancune ancienne; et la Mouquette
elle-même, qui restait d'ordinaire la bonne camarade de ses galants,
s'enrageait après celui-là, le traitait de bon à rien, parlait de le
déculotter, pour voir s'il était encore un homme.

Étienne la fit taire.

--En voilà assez! Il n'y a pas besoin de s'y mettre tous...  Si tu
veux, toi, nous allons vider ça ensemble.

Ses poings se fermaient, ses yeux s'allumaient d'une fureur homicide,
l'ivresse se tournait chez lui en un besoin de tuer.

--Es-tu prêt? Il faut que l'un de nous deux y reste...  Donnez-lui un
couteau.  J'ai le mien.

Catherine, épuisée, épouvantée, le regardait.  Elle se souvenait de
ses confidences, de son envie de manger un homme, lorsqu'il buvait,
empoisonné dès le troisième verre, tellement ses soûlards de parents
lui avaient mis de cette saleté dans le corps.  Brusquement, elle
s'élança, le souffleta de ses deux mains de femme, lui cria sous le
nez, étranglée d'indignation:

--Lâche!  lâche!  lâche!...  Ce n'est donc pas de trop, toutes ces
abominations?  Tu veux l'assassiner, maintenant qu'il ne tient plus
debout!  Elle se tourna vers son père et sa mère, elle se tourna vers
les autres.

--Vous êtes des lâches! des lâches!...  Tuez-moi donc avec lui.  Je
vous saute à la figure, moi! si vous le touchez encore.  Oh! les
lâches!

Et elle s'était plantée devant son homme, elle le défendait, oubliant
les coups, oubliant la vie de misère, soulevée dans l'idée qu'elle lui
appartenait, puisqu'il l'avait prise, et que c'était une honte pour
elle, quand on l'abîmait ainsi.

Étienne, sous les claques de cette fille, était devenu blême.  Il
avait failli d'abord l'assommer.  Puis, après s'être essuyé la face,
dans un geste d'homme qui se dégrise, il dit à Chaval, au milieu d'un
grand silence:

--Elle a raison, ça suffit...  Fous le camp!

Tout de suite, Chaval prit sa course, et Catherine galopa derrière
lui.  La foule, saisie, les regardait disparaître au coude de la
route.  Seule, la Maheude murmura:

--Vous avez tort, fallait le garder.  Il va pour sûr faire quelque
  traîtrise.

Mais la bande s'était remise en marche.  Cinq heures allaient sonner,
le soleil d'une rougeur de braise, au bord de l'horizon, incendiait la
plaine immense.  Un colporteur qui passait, leur apprit que les
dragons descendaient du côté de Crèvecoeur.  Alors, ils se replièrent,
un ordre courut.

--A Montsou! à la Direction!...  Du pain! du pain! du pain!

M. Hennebeau s'était mis devant la fenêtre de son cabinet, pour voir
partir la calèche qui emmenait sa femme déjeuner à Marchiennes.  Il
avait suivi un instant Négrel trottant près de la portière; puis, il
était revenu tranquillement s'asseoir à son bureau.  Quand ni sa femme
ni son neveu ne l'animaient du bruit de leur existence, la maison
semblait vide.  Justement, ce jour-là, le cocher conduisait Madame;
Rose, la nouvelle femme de chambre, avait congé jusqu'à cinq heures;
et il ne restait qu'Hippolyte, le valet de chambre, se traînant en
pantoufles par les pièces, et que la cuisinière, occupée depuis l'aube
à se battre avec ses casseroles, tout entière au dîner que ses maîtres
donnaient le soir.  Aussi, M. Hennebeau se promettait-il une journée
de gros travail, dans ce grand calme de la maison déserte.

Vers neuf heures, bien qu'il eût reçu l'ordre de renvoyer tout le
monde, Hippolyte se permit d'annoncer Dansaert, qui apportait des
nouvelles.  Le directeur apprit seulement alors la réunion tenue la
veille, dans la forêt; et les détails étaient d'une telle netteté,
qu'il l'écoutait en songeant aux amours avec la Pierronne, si connus,
que deux ou trois lettres anonymes par semaine dénonçaient les
débordements du maître-porion: évidemment, le mari avait causé, cette
police-là sentait le traversin.  Il saisit même l'occasion, il laissa
entendre qu'il savait tout, et se contenta de recommander la prudence,
dans la crainte d'un scandale.  Effaré de ces reproches, au travers de
son rapport, Dansaert niait, bégayait des excuses, tandis que son
grand nez avouait le crime, par sa rougeur subite.  Du reste, il
n'insista pas, heureux d'en être quitte à si bon compte; car,
d'ordinaire, le directeur se montrait d'une sévérité implacable
d'homme pur, dès qu'un employé se passait le régal d'une jolie fille,
dans une fosse.  L'entretien continua sur la grève, cette réunion de
la forêt n'était encore qu'une fanfaronnade de braillards, rien ne
menaçait sérieusement.  En tout cas, les corons ne bougeraient
sûrement pas de quelques jours, sous l'impression de peur respectueuse
que la promenade militaire du matin devait avoir produite.

Lorsque M. Hennebeau se retrouva seul, il fut pourtant sur le point
d'envoyer une dépêche au préfet.  La crainte de donner inutilement
cette preuve d'inquiétude le retint.  Il ne se pardonnait déjà pas
d'avoir manqué de flair, au point de dire partout, d'écrire même à la
Régie, que la grève durerait au plus une quinzaine.  Elle s'éternisait
depuis près de deux mois, à sa grande surprise; et il s'en
désespérait, il se sentait chaque jour diminué, compromis, forcé
d'imaginer un coup d'éclat, s'il voulait rentrer en grâce près des
régisseurs.  Il leur avait justement demandé des ordres, dans
l'éventualité d'une bagarre.  La réponse tardait, il l'attendait par
le courrier de l'après-midi.  Et il se disait qu'il serait temps alors
de lancer des télégrammes, pour faire occuper militairement les
fosses, si telle était l'opinion de ces messieurs.  Selon lui, ce
serait la bataille, du sang et des morts, à coup sûr.  Une
responsabilité pareille le troublait, malgré son énergie habituelle.

Jusqu'à onze heures, il travailla paisiblement, sans autre bruit, dans
la maison morte, que le bâton à cirer d'Hippolyte, qui, très loin, au
premier étage, frottait une pièce.  Puis, coup sur coup, il reçut deux
dépêches, la première annonçant l'envahissement de Jean-Bart par la
bande de Montsou, la seconde racontant les câbles coupés, les feux
renversés, tout le ravage.  Il ne comprit pas.  Qu'est-ce que les
grévistes étaient allés faire chez Deneulin, au lieu de s'attaquer à
une fosse de la Compagnie? Du reste, ils pouvaient bien saccager
Vandame, cela mûrissait le plan de conquête qu'il méditait.  Et, à
midi, il déjeuna, seul dans la vaste salle, servi en silence par le
domestique, dont il n'entendait même pas les pantoufles.  Cette
solitude assombrissait encore ses préoccupations, il se sentait froid
au coeur, lorsqu'un porion, venu au pas de course, fut introduit et
lui conta la marche de la bande sur Mirou.  Presque aussitôt, comme il
achevait son café, un télégramme lui apprit que Madeleine et
Crèvecoeur étaient menacés à leur tour.  Alors, sa perplexité devint
extrême.  Il attendait le courrier à deux heures: devait-il tout de
suite demander des troupes? valait-il mieux patienter, de façon à ne
pas agir avant de connaître les ordres de la Régie?  Il retourna dans
son cabinet, il voulut lire une note qu'il avait prié Négrel de
rédiger la veille pour le préfet.  Mais il ne put mettre la main
dessus, il réfléchit que peut-être le jeune homme l'avait laissée dans
sa chambre, où il écrivait souvent la nuit.  Et, sans prendre de
décision, poursuivi par l'idée de cette note, il monta vivement la
chercher, dans la chambre.

En entrant, M. Hennebeau eut une surprise: la chambre n'était pas
faite, sans doute un oubli ou une paresse d'Hippolyte.  Il régnait là
une chaleur moite, la chaleur enfermée de toute une nuit, alourdie par
la bouche du calorifère, restée ouverte; et il fut pris aux narines,
il suffoqua dans un parfum pénétrant, qu'il crut être l'odeur des eaux
de toilette, dont la cuvette se trouvait pleine.  Un grand désordre
encombrait la pièce, des vêtements épars, des serviettes mouillées
jetées aux dossiers des sièges, le lit béant, un drap arraché,
traînant jusque sur le tapis.  D'ailleurs, il n'eut d'abord qu'un
regard distrait, il s'était dirigé vers une table couverte de papiers,
et il y cherchait la note introuvable.  Deux fois, il examina les
papiers un à un, elle n'y était décidément pas.  Où diable cet
écervelé de Paul avait-il bien pu la fourrer?

Et, comme M. Hennebeau revenait au milieu de la chambre en donnant un
coup d'oeil sur chaque meuble, il aperçut, dans le lit ouvert, un
point vif, qui luisait pareil à une étincelle.  Il s'approcha
machinalement, envoya la main.  C'était, entre deux plis du drap, un
petit flacon d'or.  Tout de suite, il avait reconnu un flacon de
madame Hennebeau, le flacon d'éther qui ne la quittait jamais.  Mais
il ne s'expliquait pas la présence de cet objet: comment pouvait-il
être dans le lit de Paul? Et, soudain, il blêmit affreusement.  Sa
femme avait couché là.

--Pardon, murmura la voix d'Hippolyte au travers de la porte, j'ai vu
monter Monsieur...

Le domestique était entré, le désordre de la chambre le consterna.

--Mon Dieu! c'est vrai, la chambre qui n'est pas faite! Aussi Rose est
sortie en me lâchant tout le ménage sur le dos!

M.  Hennebeau avait caché le flacon dans sa main, et il le serrait à
le briser.

--Que voulez-vous?

--Monsieur, c'est encore un homme...  Il arrive de Crèvecoeur, il a
une lettre.

--Bien! laissez-moi, dites-lui d'attendre.

Sa femme avait couché là! Quand il eut poussé le verrou, il rouvrit sa
main, il regarda le flacon, qui s'était marqué en rouge dans sa chair.
Brusquement, il voyait, il entendait, cette ordure se passait chez lui
depuis des mois.  Il se rappelait son ancien soupçon, les frôlements
contre les portes, les pieds nus s'en allant la nuit par la maison
silencieuse.  Oui, c'était sa femme qui montait coucher là!

Tombé sur une chaise, en face du lit qu'il contemplait fixement, il
demeura de longues minutes comme assommé.  Un bruit le réveilla, on
frappait à la porte, on essayait d'ouvrir.  Il reconnut la voix du
domestique.

--Monsieur...  Ah! Monsieur s'est enfermé...

--Quoi encore?

--Il paraît que ça presse, les ouvriers cassent tout.  Deux autres
hommes sont en bas.  Il y a aussi des dépêches.

--Fichez-moi la paix! dans un instant!

L'idée qu'Hippolyte aurait découvert lui-même le flacon, s'il avait
fait la chambre le matin, venait de le glacer.  Et, d'ailleurs, ce
domestique devait savoir, il avait trouvé vingt fois le lit chaud
encore de l'adultère, des cheveux de madame traînant sur l'oreiller,
des traces abominables souillant les linges.  S'il s'acharnait à le
déranger, c'était méchamment.  Peut-être était-il demeuré l'oreille
collée à la porte, excité par la débauche de ses maîtres.

Alors, M. Hennebeau ne bougea plus.  Il regardait toujours le lit.  Le
long passé de souffrance se déroulait, son mariage avec cette femme,
leur malentendu immédiat de coeur et de chair, les amants qu'elle
avait eus sans qu'il s'en doutât, celui qu'il lui avait toléré pendant
dix ans, comme on tolère un goût immonde à une malade.  Puis, c'était
leur arrivée à Montsou, un espoir fou de la guérir, des mois
d'alanguissement, d'exil ensommeillé, l'approche de la vieillesse qui
allait enfin la lui rendre.  Puis, leur neveu débarquait, ce Paul dont
elle devenait la mère, auquel elle parlait de son coeur mort, enterré
sous la cendre à jamais.  Et, mari imbécile, il ne prévoyait rien, il
adorait cette femme qui était la sienne, que des hommes avaient eue,
que lui seul ne pouvait avoir! Il l'adorait d'une passion honteuse, au
point de tomber à genoux, si elle avait bien voulu lui donner le reste
des autres! Le reste des autres, elle le donnait à cet enfant.

Un coup de timbre lointain, à ce moment, fit tressaillir M. Hennebeau.
Il le reconnut, c'était le coup que l'on frappait, d'après ses ordres,
lorsque arrivait le facteur.  Il se leva, il parla à voix haute, dans
un flot de grossièreté, dont sa gorge douloureuse crevait malgré lui.

--Ah! je m'en fous! ah! je m'en fous, de leurs dépêches et de leurs
  lettres!

Maintenant, une rage l'envahissait, le besoin d'un cloaque, pour y
enfoncer de telles saletés à coups de talon.  Cette femme était une
salope, il cherchait des mots crus, il en souffletait son image.
L'idée brusque du mariage qu'elle poursuivait d'un sourire si
tranquille entre Cécile et Paul, acheva de l'exaspérer.  Il n'y avait
donc même plus de passion, plus de jalousie, au fond de cette
sensualité vivace? Ce n'était à cette heure qu'un joujou pervers,
l'habitude de l'homme, une récréation prise comme un dessert
accoutumé.  Et il l'accusait de tout, il innocentait presque l'enfant,
auquel elle avait mordu, dans ce réveil d'appétit, ainsi qu'on mord au
premier fruit vert, volé sur la route.  Qui mangerait-elle, jusqu'où
tomberait-elle, quand elle n'aurait plus des neveux complaisants,
assez pratiques pour accepter, dans leur famille, la table, le lit et
la femme?

On gratta timidement à la porte, la voix d'Hippolyte se permit de
souffler par le trou de la serrure:

--Monsieur, le courrier...  Et il y a aussi monsieur Dansaert qui est
revenu, en disant qu'on s'égorge...

--Je descends, nom de Dieu!

Qu'allait-il leur faire? les chasser à leur retour de Marchiennes,
comme des bêtes puantes dont il ne voulait plus sous son toit.  Il
prendrait une trique, il leur crierait de porter ailleurs le poison de
leur accouplement.  C'était de leurs soupirs, de leurs haleines
confondues, dont s'alourdissait la tiédeur moite de cette chambre;
l'odeur pénétrante qui l'avait suffoqué, c'était l'odeur de musc que
la peau de sa femme exhalait, un autre goût pervers, un besoin charnel
de parfums violents; et il retrouvait ainsi la chaleur, l'odeur de la
fornication, l'adultère vivant, dans les pots qui traînaient dans les
cuvettes encore pleines, dans le désordre des linges, des meubles, de
la pièce entière, empestée de vice.  Une fureur d'impuissance le jeta
sur le lit à coups de poing, et il le massacra, et il laboura les
places où il voyait l'empreinte de leurs deux corps, enragé des
couvertures arrachées, des draps froissés, mous et inertes sous ses
coups, comme éreintés eux-mêmes des amours de toute la nuit.

Mais, brusquement, il crut entendre Hippolyte remonter.  Une honte
l'arrêta.  Il resta un instant encore, haletant, à s'essuyer le front,
à calmer les bonds de son coeur.  Debout devant une glace, il
contemplait son visage, si décomposé, qu'il ne le reconnaissait pas.
Puis, quand il l'eut regardé s'apaiser peu à peu, par un effort de
volonté suprême, il descendit.

En bas, cinq messagers étaient debout, sans compter Dansaert.  Tous
lui apportaient des nouvelles d'une gravité croissante sur la marche
des grévistes à travers les fosses; et le maître-porion lui conta
longuement ce qui s'était passé à Mirou, sauvé par la belle conduite
du père Quandieu.  Il écoutait, hochait la tête; mais il n'entendait
pas, son esprit était demeuré là-haut, dans la chambre.  Enfin, il les
congédia, il dit qu'il allait prendre des mesures.  Lorsqu'il se
retrouva seul, assis devant son bureau, il parut s'y assoupir, la tête
entre les mains, les yeux couverts.  Son courrier était là, il se
décida à y chercher la lettre attendue, la réponse de la Régie, dont
les lignes dansèrent d'abord.  Pourtant, il finit par comprendre que
ces messieurs souhaitaient quelque bagarre: certes, ils ne lui
commandaient pas d'empirer les choses; mais ils laissaient percer que
des troubles hâteraient le dénouement de la grève, en provoquant une
répression énergique.  Dès lors, il n'hésita plus, il lança des
dépêches de tous côtés, au préfet de Lille, au corps de troupe de
Douai, à la gendarmerie de Marchiennes.  C'était un soulagement, il
n'avait qu'à s'enfermer, même il fit répandre la rumeur qu'il
souffrait de la goutte.  Et, tout l'après-midi, il se cacha au fond de
son cabinet, ne recevant personne, se contentant de lire les dépêches
et les lettres qui continuaient de pleuvoir.  Il suivit ainsi de loin
la bande, de Madeleine à Crèvecoeur, de Crèvecoeur à la Victoire, de
la Victoire à Gaston-Marie.  D'autre part, des renseignements lui
arrivaient sur l'effarement des gendarmes et des dragons, égarés en
route, tournant sans cesse le dos aux fosses attaquées.  On pouvait
s'égorger et tout détruire, il avait remis la tête entre ses mains,
les doigts sur les yeux, et il s'abîmait dans le grand silence de la
maison vide, où il ne surprenait, par moments, que le bruit des
casseroles de la cuisinière, en plein coup de feu, pour son dîner du
soir.

Le crépuscule assombrissait déjà la pièce, il était cinq heures,
lorsqu'un vacarme fit sursauter M. Hennebeau, étourdi, inerte, les
coudes toujours dans ses papiers.  Il pensa que les deux misérables
rentraient.  Mais le tumulte augmentait, un cri éclata, terrible, à
l'instant où il s'approchait de la fenêtre.

--Du pain! du pain! du pain!

C'étaient les grévistes qui envahissaient Montsou, pendant que les
gendarmes, croyant à une attaque sur le Voreux, galopaient, le dos
tourné, pour occuper cette fosse.

Justement, à deux kilomètres des premières maisons, un peu en dessous
du carrefour, où se coupaient la grande route et le chemin de Vandame,
madame Hennebeau et ces demoiselles venaient d'assister au défilé de
la bande.  La journée à Marchiennes s'était passée gaiement, un
déjeuner aimable chez le directeur des Forges, puis une intéressante
visite aux ateliers et à une verrerie du voisinage, pour occuper
l'après-midi; et, comme on rentrait enfin, par ce déclin limpide d'un
beau jour d'hiver, Cécile avait eu la fantaisie de boire une tasse de
lait, en apercevant une petite ferme, qui bordait la route.  Toutes
alors étaient descendues de la calèche, Négrel avait galamment sauté
de cheval; pendant que la paysanne, effarée de ce beau monde, se
précipitait, parlait de mettre une nappe, avant de servir.  Mais Lucie
et Jeanne voulaient voir traire le lait, on était allé dans l'étable
même avec les tasses, on en avait fait une partie champêtre, riant
beaucoup de la litière où l'on enfonçait.

Madame Hennebeau, de son air de maternité complaisante, buvait du bout
des lèvres, lorsqu'un bruit étrange, ronflant au-dehors, l'inquiéta.

--Qu'est-ce donc?

L'étable, bâtie au bord de la route, avait une large porte
charretière, car elle servait en même temps de grenier à foin.  Déjà,
les jeunes filles, allongeant la tête, s'étonnaient de ce qu'elles
distinguaient à gauche, un flot noir, une cohue qui débouchait en
hurlant du chemin de Vandame.

--Diable! murmura Négrel, également sorti, est-ce que nos braillards
finiraient par se fâcher?

--C'est peut-être encore les charbonniers, dit la paysanne.  Voilà
deux fois qu'ils passent.  Paraît que ça ne va pas bien, ils sont les
maîtres du pays.

Elle lâchait chaque mot avec prudence, elle en guettait l'effet sur
les visages; et, quand elle remarqua l'effroi de tous, la profonde
anxiété où la rencontre les jetait, elle se hâta de conclure:

--Oh! les gueux, oh! les gueux!

Négrel, voyant qu'il était trop tard pour remonter en voiture et
gagner Montsou, donna l'ordre au cocher de rentrer vivement la calèche
dans la cour de la ferme, où l'attelage resta caché derrière un
hangar.  Lui-même attacha sous ce hangar son cheval, dont un galopin
avait tenu la bride.  Lorsqu'il revint, il trouva sa tante et les
jeunes filles éperdues, prêtes à suivre la paysanne, qui leur
proposait de se réfugier chez elle.  Mais il fut d'avis qu'on était là
plus en sûreté, personne ne viendrait certainement les chercher dans
ce foin.  La porte charretière, pourtant, fermait très mal, et elle
avait de telles fentes, qu'on apercevait la route entre ses bois
vermoulus.

--Allons, du courage! dit-il.  Nous vendrons notre vie chèrement.

Cette plaisanterie augmenta la peur.  Le bruit grandissait, on ne
voyait rien encore, et sur la route vide un vent de tempête semblait
souffler, pareil à ces rafales brusques qui précèdent les grands
orages.

--Non, non, je ne veux pas regarder, dit Cécile en allant se blottir
dans le foin.

Madame Hennebeau, très pâle, prise d'une colère contre ces gens qui
gâtaient un de ses plaisirs, se tenait en arrière, avec un regard
oblique et répugné; tandis que Lucie et Jeanne, malgré leur
tremblement, avaient mis un oeil à une fente, désireuses de ne rien
perdre du spectacle.

Le roulement de tonnerre approchait, la terre fut ébranlée, et Jeanlin
galopa le premier, soufflant dans sa corne.

--Prenez vos flacons, la sueur du peuple qui passe! murmura Négrel,
qui, malgré ses convictions républicaines, aimait à plaisanter la
canaille avec les dames.

Mais son mot spirituel fut emporté dans l'ouragan des gestes et des
cris.  Les femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux
cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau
nue, des nudités de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim.
Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient,
l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance.  D'autres,
plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des
bâtons; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les
cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre.  Et les hommes
déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs,
des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc,
serrée, confondue, au point qu'on ne distinguait ni les culottes
déteintes, ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même
uniformité terreuse.  Les yeux brûlaient, on voyait seulement les
trous des bouches noires, chantant La Marseillaise, dont les strophes
se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement
des sabots sur la terre dure.  Au-dessus des têtes, parmi le
hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite;
et cette hache unique, qui était comme l'étendard de la bande, avait,
dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine.

--Quels visages atroces! balbutia madame Hennebeau.

Négrel dit entre ses dents:

--Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul! D'où sortent-ils
donc, ces bandits-là?

Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrance et cette
débandade enragée au travers des fosses, avaient allongé en mâchoires
de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou.  A ce
moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d'un pourpre
sombre, ensanglantaient la plaine.  Alors, la route sembla charrier du
sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme
des bouchers en pleine tuerie.

--Oh! superbe! dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur
goût d'artistes par cette belle horreur.

Elles s'effrayaient pourtant, elles reculèrent près de madame
Hennebeau, qui s'était appuyée sur une auge.  L'idée qu'il suffisait
d'un regard, entre les planches de cette porte disjointe, pour qu'on
les massacrât, la glaçait.  Négrel se sentait blêmir, lui aussi, très
brave d'ordinaire, saisi là d'une épouvante supérieure à sa volonté,
une de ces épouvantes qui soufflent de l'inconnu.  Dans le foin,
Cécile ne bougeait plus.  Et les autres, malgré leur désir de
détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand même.

C'était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous,
fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle.  Oui, un
soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins; et
il ruissellerait du sang des bourgeois, il promènerait des têtes, il
sèmerait l'or des coffres éventrés.  Les femmes hurleraient, les
hommes auraient ces mâchoires de loups, ouvertes pour mordre.  Oui, ce
seraient les mêmes guenilles, le même tonnerre de gros sabots, la même
cohue effroyable, de peau sale, d'haleine empestée, balayant le vieux
monde, sous leur poussée débordante de barbares.  Des incendies
flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on
retournerait à la vie sauvage dans les bois, après le grand rut, la
grande ripaille, où les pauvres, en une nuit, efflanqueraient les
femmes et videraient les caves des riches.  Il n'y aurait plus rien,
plus un sou des fortunes, plus un titre des situations acquises,
jusqu'au jour où une nouvelle terre repousserait peut-être.  Oui,
c'étaient ces choses qui passaient sur la route, comme une force de la
nature, et ils en recevaient le vent terrible au visage.

Un grand cri s'éleva, domina La Marseillaise:

--Du pain! du pain! du pain!

Lucie et Jeanne se serrèrent contre madame Hennebeau, défaillante;
tandis que Négrel se mettait devant elles, comme pour les protéger de
son corps.  Était-ce donc ce soir même que l'antique société craquait?
Et ce qu'ils virent, alors, acheva de les hébéter.  La bande
s'écoulait, il n'y avait plus que la queue des traînards, lorsque la
Mouquette déboucha.  Elle s'attardait, elle guettait les bourgeois,
sur les portes de leurs jardins, aux fenêtres de leurs maisons; et,
quand elle en découvrait, ne pouvant leur cracher au nez, elle leur
montrait ce qui était pour elle le comble de son mépris.  Sans doute
elle en aperçut un, car brusquement elle releva ses jupes, tendit les
fesses, montra son derrière énorme, nu dans un dernier flamboiement du
soleil.  Il n'avait rien d'obscène, ce derrière, et ne faisait pas
rire, farouche.

Tout disparut, le flot roulait sur Montsou, le long des lacets de la
route, entre les maisons basses, bariolées de couleurs vives.  On fit
sortir la calèche de la cour, mais le cocher n'osait prendre sur lui
de ramener Madame et ces demoiselles sans encombre, si les grévistes
tenaient le pavé.  Et le pis était qu'il n'y avait pas d'autre chemin.

--Il faut pourtant que nous rentrions, le dîner nous attend, dit
madame Hennebeau, hors d'elle, exaspérée par la peur.  Ces sales
ouvriers ont encore choisi un jour où j'ai du monde.  Allez donc faire
du bien à ça!

Lucie et Jeanne s'occupaient à retirer du foin Cécile, qui se
débattait, croyant que ces sauvages défilaient sans cesse, et répétant
qu'elle ne voulait pas voir.  Enfin, toutes reprirent place dans la
voiture.  Négrel, remonté à cheval, eut alors l'idée de passer par les
ruelles de Réquillart.

--Marchez doucement, dit-il au cocher, car le chemin est atroce.  Si
des groupes vous empêchent de revenir à la route, là-bas, vous vous
arrêterez derrière la vieille fosse, et nous rentrerons à pied par la
petite porte du jardin, tandis que vous remiserez la voiture et les
chevaux n'importe où, sous le hangar d'une auberge.

Ils partirent.  La bande, au loin, ruisselait dans Montsou.  Depuis
qu'ils avaient vu, à deux reprises, des gendarmes et des dragons, les
habitants s'agitaient, affolés de panique.  Il circulait des histoires
abominables, on parlait d'affiches manuscrites, menaçant les bourgeois
de leur crever le ventre; personne ne les avait lues, on n'en citait
pas moins des phrases textuelles.  Chez le notaire surtout, la terreur
était à son comble, car il venait de recevoir par la poste une lettre
anonyme, où on l'avertissait qu'un baril de poudre se trouvait enterré
dans sa cave, prêt à le faire sauter, s'il ne se déclarait pas en
faveur du peuple.

Justement, les Grégoire, attardés dans leur visite par l'arrivée de
cette lettre, la discutaient, la devinaient l'oeuvre d'un farceur,
lorsque l'invasion de la bande acheva d'épouvanter la maison.  Eux,
souriaient.  Ils regardaient, en écartant le coin d'un rideau, et se
refusaient à admettre un danger quelconque, certains, disaient-ils,
que tout finirait à l'amiable.  Cinq heures sonnaient, ils avaient le
temps d'attendre que le pavé fût libre pour aller, en face, dîner chez
les Hennebeau, où Cécile, rentrée sûrement, devait les attendre.
Mais, dans Montsou, personne ne semblait partager leur confiance: des
gens éperdus couraient, les portes et les fenêtres se fermaient
violemment.  Ils aperçurent Maigrat, de l'autre côté de la route, qui
barricadait son magasin, à grand renfort de barres de fer, si pâle et
si tremblant, que sa petite femme chétive était forcée de serrer les
écrous.

La bande avait fait halte devant l'hôtel du directeur, le cri
retentissait:

--Du pain! du pain! du pain!

M. Hennebeau était debout à la fenêtre, lorsque Hippolyte entra fermer
les volets, de peur que les vitres ne fussent cassées à coups de
pierres.  Il ferma de même tous ceux du rez-de-chaussée; puis, il
passa au premier étage, on entendit les grincements des espagnolettes,
les claquements des persiennes, un à un.  Par malheur, on ne pouvait
clore de même la baie de la cuisine, dans le sous-sol, une baie
inquiétante où rougeoyaient les feux des casseroles et de la broche.

Machinalement, M. Hennebeau, qui voulait voir, remonta au second
étage, dans la chambre de Paul: c'était la mieux placée, à gauche, car
elle permettait d'enfiler la route, jusqu'aux Chantiers de la
Compagnie.  Et il se tint derrière la persienne, dominant la foule.
Mais cette chambre l'avait saisi de nouveau, la table de toilette
épongée et en ordre, le lit froid, aux draps nets et bien tirés.
Toute sa rage de l'après-midi, cette furieuse bataille au fond du
grand silence de sa solitude, aboutissait maintenant à une immense
fatigue.  Son être était déjà comme cette chambre, refroidi, balayé
des ordures du matin, rentré dans la correction d'usage.  A quoi bon
un scandale? est-ce que rien était changé chez lui? Sa femme avait
simplement un amant de plus, cela aggravait à peine le fait, qu'elle
l'eût choisi dans la famille; et peut-être même y avait-il avantage,
car elle sauvegardait ainsi les apparences.  Il se prenait en pitié,
au souvenir de sa folie jalouse.  Quel ridicule, d'avoir assommé ce
lit à coups de poing!  Puisqu'il avait toléré un autre homme, il
tolérerait bien celui-là.  Ce ne serait que l'affaire d'un peu de
mépris encore.  Une amertume affreuse lui empoisonnait la bouche,
l'inutilité de tout, l'éternelle douleur de l'existence, la honte de
lui-même, qui adorait et désirait toujours cette femme, dans la saleté
où il l'abandonnait.

Sous la fenêtre, les hurlements éclatèrent avec un redoublement de
violence.

--Du pain! du pain! du pain!

--Imbéciles! dit M. Hennebeau entre ses dents serrées.

Il les entendait l'injurier à propos de ses gros appointements, le
traiter de fainéant et de ventru, de sale cochon qui se foutait des
indigestions de bonnes choses, quand l'ouvrier crevait la faim.  Les
femmes avaient aperçu la cuisine, et c'était une tempête
d'imprécations contre le faisan qui rôtissait, contre les sauces dont
l'odeur grasse ravageait leurs estomacs vides.  Ah! ces salauds de
bourgeois, on leur en collerait du champagne et des truffes, pour se
faire péter les tripes.

--Du pain! du pain! du pain!

--Imbéciles! répéta M. Hennebeau, est-ce que je suis heureux?

Une colère le soulevait contre ces gens qui ne comprenaient pas.  Il
leur en aurait fait cadeau volontiers, de ses gros appointements, pour
avoir, comme eux, le cuir dur, l'accouplement facile et sans regret.
Que ne pouvait-il les asseoir à sa table, les empâter de son faisan,
tandis qu'il s'en irait forniquer derrière les haies, culbuter des
filles, en se moquant de ceux qui les avaient culbutées avant lui!  Il
aurait tout donné, son éducation, son bien-être, son luxe, sa
puissance de directeur, s'il avait pu être, une journée, le dernier
des misérables qui lui obéissaient, libre de sa chair, assez goujat
pour gifler sa femme et prendre du plaisir sur les voisines.  Et il
souhaitait aussi de crever la faim, d'avoir le ventre vide, l'estomac
tordu de crampes ébranlant le cerveau d'un vertige: peut-être cela
aurait-il tué l'éternelle douleur.  Ah! vivre en brute, ne rien
posséder à soi, battre les blés avec la herscheuse la plus laide, la
plus sale, et être capable de s'en contenter!

--Du pain! du pain! du pain!

Alors, il se fâcha, il cria furieusement dans le vacarme:

--Du pain! est-ce que ça suffit, imbéciles?

Il mangeait, lui, et il n'en râlait pas moins de souffrance.  Son
ménage ravagé, sa vie entière endolorie, lui remontaient à la gorge,
en un hoquet de mort.  Tout n'allait pas pour le mieux parce qu'on
avait du pain.  Quel était l'idiot qui mettait le bonheur de ce monde
dans le partage de la richesse?  Ces songe-creux de révolutionnaires
pouvaient bien démolir la société et en rebâtir une autre, ils
n'ajouteraient pas une joie à l'humanité, ils ne lui retireraient pas
une peine, en coupant à chacun sa tartine.  Même ils élargiraient le
malheur de la terre, ils feraient un jour hurler jusqu'aux chiens de
désespoir, lorsqu'ils les auraient sortis de la tranquille
satisfaction des instincts, pour les hausser à la souffrance
inassouvie des passions.  Non, le seul bien était de ne pas être, et,
si l'on était, d'être l'arbre, d'être la pierre, moins encore, le
grain de sable, qui ne peut saigner sous le talon des passants.

Et, dans cette exaspération de son tourment, des larmes gonflèrent les
yeux de M. Hennebeau, crevèrent en gouttes brûlantes le long de ses
joues.  Le crépuscule noyait la route, lorsque des pierres
commencèrent à cribler la façade de l'hôtel.  Sans colère maintenant
contre ces affamés, enragé seulement par la plaie cuisante de son
coeur, il continuait à bégayer au milieu de ses larmes:

--Les imbéciles! les imbéciles!

Mais le cri du ventre domina, un hurlement souffla en tempête,
balayant tout.

--Du pain! du pain! du pain!

Étienne, dégrisé par les gifles de Catherine, était resté à la tête
des camarades.  Mais, pendant qu'il les jetait sur Montsou, d'une voix
enrouée, il entendait une autre voix en lui, une voix de raison qui
s'étonnait, qui demandait pourquoi tout cela.  Il n'avait rien voulu
de ces choses, comment pouvait-il se faire que, parti pour Jean-Bart
dans le but d'agir froidement et d'empêcher un désastre, il achevât la
journée, de violence en violence, par assiéger l'hôtel du directeur?

C'était bien lui cependant qui venait de crier: halte! Seulement, il
n'avait d'abord eu que l'idée de protéger les Chantiers de la
Compagnie, où l'on parlait d'aller tout saccager.  Et, maintenant que
des pierres éraflaient déjà la façade de l'hôtel, il cherchait, sans
la trouver, sur quelle proie légitime il devait lancer la bande, afin
d'éviter de plus grands malheurs.  Comme il demeurait seul ainsi,
impuissant au milieu de la route, quelqu'un l'appela, un homme debout
sur le seuil de l'estaminet Tison, dont la cabaretière s'était hâtée
de mettre les volets, en ne laissant libre que la porte.

--Oui, c'est moi...  Écoute donc.

C'était Rasseneur.  Une trentaine d'hommes et de femmes, presque tous
du coron des Deux-Cent-Quarante, restés chez eux le matin et venus le
soir aux nouvelles, avaient envahi cet estaminet, à l'approche des
grévistes.  Zacharie occupait une table avec sa femme Philomène.  Plus
loin, Pierron et la Pierronne, tournant le dos, se cachaient le
visage.  D'ailleurs, personne ne buvait, on s'était abrité,
simplement.

Étienne reconnut Rasseneur, et il s'écartait, lorsque celui-ci ajouta:

--Ma vue te gêne, n'est-ce pas?...  Je t'avais prévenu, les
embêtements commencent.  Maintenant, vous pouvez réclamer du pain,
c'est du plomb qu'on vous donnera.

Alors, il revint, il répondit:

--Ce qui me gêne, ce sont les lâches qui, les bras croisés, nous
regardent risquer notre peau.

--Ton idée est donc de piller en face? demanda Rasseneur.

--Mon idée est de rester jusqu'au bout avec les amis, quitte à crever
tous ensemble.

Désespéré, Étienne rentra dans la foule, prêt à mourir.  Sur la route,
trois enfants lançaient des pierres, et il leur allongea un grand coup
de pied, en criant, pour arrêter les camarades, que ça n'avançait à
rien de casser des vitres.

Bébert et Lydie, qui venaient de rejoindre Jeanlin, apprenaient de ce
dernier à manier sa fronde.  Ils lançaient chacun un caillou, jouant à
qui ferait le plus gros dégât.  Lydie, par un coup de maladresse,
avait fêlé la tête d'une femme, dans la cohue; et les deux garçons se
tenaient les côtes.  Derrière eux, Bonnemort et Mouque, assis sur un
banc, les regardaient.  Les jambes enflées de Bonnemort le portaient
si mal, qu'il avait eu grand-peine à se traîner jusque-là, sans qu'on
sût quelle curiosité le poussait, car il avait son visage terreux des
jours où l'on ne pouvait lui tirer une parole.

Personne, du reste, n'obéissait plus à Étienne.  Les pierres, malgré
ses ordres, continuaient à grêler, et il s'étonnait, il s'effarait
devant ces brutes démuselées par lui, si lentes à s'émouvoir,
terribles ensuite, d'une ténacité féroce dans la colère.  Tout le
vieux sang flamand était là, lourd et placide, mettant des mois à
s'échauffer, se jetant aux sauvageries abominables, sans rien
entendre, jusqu'à ce que la bête fût soûle d'atrocités.  Dans son
Midi, les foules flambaient plus vite, seulement elles faisaient moins
de besogne.  Il dut se battre avec Levaque pour lui arracher sa hache,
il en était à ne savoir comment contenir les Maheu, qui lançaient les
cailloux des deux mains.  Et les femmes surtout l'effrayaient, la
Levaque, la Mouquette et les autres, agitées d'une fureur meurtrière,
les dents et les ongles dehors, aboyantes comme des chiennes, sous les
excitations de la Brûlé, qui les dominait de sa taille maigre.

Mais il y eut un brusque arrêt, la surprise d'une minute déterminait
un peu du calme que les supplications d'Étienne ne pouvaient obtenir.
C'étaient simplement les Grégoire qui se décidaient à prendre congé du
notaire, pour se rendre en face, chez le directeur; et ils semblaient
si paisibles, ils avaient si bien l'air de croire à une pure
plaisanterie de la part de leurs braves mineurs, dont la résignation
les nourrissait depuis un siècle, que ceux-ci, étonnés, avaient en
effet cessé de jeter des pierres, de peur d'atteindre ce vieux
monsieur et cette vieille dame, tombés du ciel.  Ils les laissèrent
entrer dans le jardin, monter le perron, sonner à la porte barricadée,
qu'on ne se pressait pas de leur ouvrir.  Justement, la femme de
chambre, Rose, rentrait de sa sortie, en riant aux ouvriers furieux,
qu'elle connaissait tous, car elle était de Montsou.  Et ce fut elle
qui, à coups de poing dans la porte, finit par forcer Hippolyte à
l'entrebâiller.  Il était temps, les Grégoire disparaissaient, lorsque
la grêle des pierres recommença.  Revenue de son étonnement, la foule
clamait plus fort:

--A mort les bourgeois! vive la sociale!

Rose continuait à rire, dans le vestibule de l'hôtel, comme égayée de
l'aventure, répétant au domestique terrifié:

--Ils ne sont pas méchants, je les connais.

M. Grégoire accrocha méthodiquement son chapeau.  Puis, lorsqu'il eut
aidé madame Grégoire à retirer sa mante de gros drap, il dit à son
tour:

--Sans doute, ils n'ont pas de malice au fond.  Lorsqu'ils auront bien
crié, ils iront souper avec plus d'appétit.

A ce moment, M. Hennebeau descendait du second étage.  Il avait vu la
scène, et il venait recevoir ses invités, de son air habituel, froid
et poli.  Seule, la pâleur de son visage disait les larmes qui
l'avaient secoué.  L'homme était dompté, il ne restait en lui que
l'administrateur correct, résolu à remplir son devoir.

--Vous savez, dit-il, que ces dames ne sont pas rentrées encore.

Pour la première fois, une inquiétude émotionna les Grégoire.  Cécile
pas rentrée! comment rentrerait-elle, si la plaisanterie de ces
mineurs se prolongeait?

--J'ai songé à faire dégager la maison, ajouta M. Hennebeau.  Le
malheur est que je suis seul ici, et que je ne sais d'ailleurs où
envoyer mon domestique, pour me ramener quatre hommes et un caporal,
qui me nettoieraient cette canaille.

Rose, demeurée là, osa murmurer de nouveau:

--Oh! Monsieur, ils ne sont pas méchants.

Le directeur hocha la tête, pendant que le tumulte croissait au-dehors
et qu'on entendait le sourd écrasement des pierres contre la façade.

--Je ne leur en veux pas, je les excuse même, il faut être bêtes comme
eux pour croire que nous nous acharnons à leur malheur.  Seulement, je
réponds de la tranquillité...  Dire qu'il y a des gendarmes par les
routes, à ce qu'on m'affirme, et que, depuis ce matin, je n'ai pu en
avoir un seul!

Il s'interrompit, il s'effaça devant madame Grégoire, en disant:

--Je vous en prie, madame, ne restez pas là, entrez dans le salon.

Mais la cuisinière, qui montait du sous-sol, exaspérée, les retint
dans le vestibule quelques minutes encore.  Elle déclara qu'elle
n'acceptait plus la responsabilité du dîner, car elle attendait, de
chez le pâtissier de Marchiennes, des croûtes de vol-au-vent, qu'elle
avait demandées pour quatre heures.  Évidemment, le pâtissier s'était
égaré en chemin, pris de la peur de ces bandits.  Peut-être même
avait-on pillé ses mannes.  Elle voyait les vol-au-vent bloqués
derrière un buisson, assiégés, gonflant les ventres des trois mille
misérables qui demandaient du pain.  En tout cas, Monsieur était
prévenu, elle préférait flanquer son dîner au feu, si elle le ratait,
à cause de la révolution.

--Un peu de patience, dit M. Hennebeau.  Rien n'est perdu, le
pâtissier peut venir.

Et, comme il se retournait vers madame Grégoire, en ouvrant lui-même
la porte du salon, il fut très surpris d'apercevoir, assis sur la
banquette du vestibule, un homme qu'il n'avait pas distingué
jusque-là, dans l'ombre croissante.

--Tiens! c'est vous, Maigrat, qu'y a-t-il donc?

Maigrat s'était levé, et son visage apparut, gras et blême, décomposé
par l'épouvante.  Il n'avait plus sa carrure de gros homme calme, il
expliqua humblement qu'il s'était glissé chez monsieur le directeur,
pour réclamer aide et protection, si les brigands s'attaquaient à son
magasin.

--Vous voyez que je suis menacé moi-même et que je n'ai personne,
répondit M. Hennebeau.  Vous auriez mieux fait de rester chez vous, à
garder vos marchandises.

--Oh! j'ai mis les barres de fer, puis j'ai laissé ma femme.

Le directeur s'impatienta, sans cacher son mépris.  Une belle garde,
que cette créature chétive, maigrie de coups!

--Enfin, je n'y peux rien, tâchez de vous défendre.  Et je vous
conseille de rentrer tout de suite, car les voilà qui demandent encore
du pain...  Écoutez...

En effet, le tumulte reprenait, et Maigrat crut entendre son nom, au
milieu des cris.  Rentrer, ce n'était plus possible, on l'aurait
écharpé.  D'autre part, l'idée de sa ruine le bouleversait.  Il colla
son visage au panneau vitré de la porte, suant, tremblant, guettant le
désastre; tandis que les Grégoire se décidaient à passer dans le
salon.

Tranquillement, M. Hennebeau affectait de faire les honneurs de chez
lui.  Mais il priait en vain ses invités de s'asseoir, la pièce close,
barricadée, éclairée de deux lampes avant la tombée du jour,
s'emplissait d'effroi, à chaque nouvelle clameur du dehors.  Dans
l'étouffement des tentures, la colère de la foule ronflait, plus
inquiétante, d'une menace vague et terrible.  On causa pourtant, sans
cesse ramené à cette inconcevable révolte.  Lui, s'étonnait de n'avoir
rien prévu; et sa police était si mal faite, qu'il s'emportait surtout
contre Rasseneur, dont il disait reconnaître l'influence détestable.
Du reste, les gendarmes allaient venir, il était impossible qu'on
l'abandonnât de la sorte.  Quant aux Grégoire, ils ne pensaient qu'à
leur fille: la pauvre chérie qui s'effrayait si vite!  peut-être,
devant le péril, la voiture était-elle retournée à Marchiennes.
Pendant un quart d'heure encore, l'attente dura, énervée par le
vacarme de la route, par le bruit des pierres tapant de temps à autre
dans les volets fermés, qui sonnaient ainsi que des tambours.  Cette
situation n'était plus tolérable, M. Hennebeau parlait de sortir, de
chasser à lui seul les braillards et d'aller au-devant de la voiture,
lorsque Hippolyte parut en criant:

--Monsieur! Monsieur! voici Madame, on tue Madame!

La voiture n'ayant pu dépasser la ruelle de Réquillart, au milieu des
groupes menaçants, Négrel avait suivi son idée, faire à pied les cent
mètres qui les séparaient de l'hôtel, puis frapper à la petite porte
donnant sur le jardin, près des communs: le jardinier les entendrait,
il y aurait bien toujours là quelqu'un pour ouvrir.  Et, d'abord, les
choses avaient marché parfaitement, déjà madame Hennebeau et ces
demoiselles frappaient, lorsque des femmes, prévenues, se jetèrent
dans la ruelle.  Alors, tout se gâta.  On n'ouvrait pas la porte,
Négrel avait tâché vainement de l'enfoncer à coups d'épaule.  Le flot
des femmes croissait, il craignit d'être débordé, il prit le parti
désespéré de pousser devant lui sa tante et les jeunes filles, pour
gagner le perron, au travers des assiégeants.  Mais cette manoeuvre
amena une bousculade: on ne les lâchait pas, une bande hurlante les
traquait, tandis que la foule refluait de droite et de gauche, sans
comprendre encore, étonnée seulement de ces dames en toilette, perdues
dans la bataille.  A cette minute, la confusion devint telle, qu'il se
produisit un de ces faits d'affolement qui restent inexplicables.
Lucie et Jeanne, arrivées au perron, s'étaient glissées par la porte
que la femme de chambre entrebâillait; madame Hennebeau avait réussi à
les suivre; et, derrière elles, Négrel entra enfin, remit les verrous,
persuadé qu'il avait vu Cécile passer la première.  Elle n'était plus
là, disparue en route, emportée par une telle peur, qu'elle avait
tourné le dos à la maison, et s'était jetée d'elle-même en plein
danger.

Aussitôt, le cri s'éleva:

--Vive la sociale! à mort les bourgeois! à mort!

Quelques-uns, de loin, sous la voilette qui lui cachait le visage, la
prenaient pour madame Hennebeau.  D'autres nommaient une amie de la
directrice, la jeune femme d'un usinier voisin, exécré de ses
ouvriers.  Et, d'ailleurs, peu importait, c'étaient sa robe de soie,
son manteau de fourrure, jusqu'à la plume blanche de son chapeau, qui
exaspéraient.  Elle sentait le parfum, elle avait une montre, elle
avait une peau fine de fainéante qui ne touchait pas au charbon.

--Attends! cria la Brûlé, on va t'en mettre au cul, de la dentelle!

--C'est à nous que ces salopes volent ça, reprit la Levaque.  Elles se
collent du poil sur la peau, lorsque nous crevons de froid...
Foutez-moi-la donc toute nue, pour lui apprendre à vivre!

Du coup, la Mouquette s'élança.

--Oui, oui, faut la fouetter.

Et les femmes, dans cette rivalité sauvage, s'étouffaient,
allongeaient leurs guenilles, voulaient chacune un morceau de cette
fille de riche.  Sans doute qu'elle n'avait pas le derrière mieux fait
qu'une autre.  Plus d'une même était pourrie, sous ses fanfreluches.
Voilà assez longtemps que l'injustice durait, on les forcerait bien
toutes à s'habiller comme des ouvrières, ces catins qui osaient
dépenser cinquante sous pour le blanchissage d'un jupon!

Au milieu de ces furies, Cécile grelottait, les jambes paralysées,
bégayant à vingt reprises la même phrase:

--Mesdames, je vous en prie, mesdames, ne me faites pas du mal.

Mais elle eut un cri rauque: des mains froides venaient de la prendre
au cou.  C'était le vieux Bonnemort, près duquel le flot l'avait
poussée, et qui l'empoignait.  Il semblait ivre de faim, hébété par sa
longue misère, sorti brusquement de sa résignation d'un demi-siècle,
sans qu'il fût possible de savoir sous quelle poussée de rancune.
Après avoir, en sa vie, sauvé de la mort une douzaine de camarades,
risquant ses os dans le grisou et dans les éboulements, il cédait à
des choses qu'il n'aurait pu dire, à un besoin de faire ça, à la
fascination de ce cou blanc de jeune fille.  Et, comme ce jour-là il
avait perdu sa langue, il serrait les doigts, de son air de vieille
bête infirme, en train de ruminer des souvenirs.

--Non! non! hurlaient les femmes, le cul à l'air! le cul à l'air!

Dans l'hôtel, dès qu'on s'était aperçu de l'aventure, Négrel et
M. Hennebeau avaient rouvert la porte, bravement, pour courir au
secours de Cécile.  Mais la foule, maintenant, se jetait contre la
grille du jardin, et il n'était plus facile de sortir.  Une lutte
s'engageait là, pendant que les Grégoire, épouvantés, apparaissaient
sur le perron.

--Laissez-la donc, vieux! c'est la demoiselle de la Piolaine! cria la
Maheude au grand-père, en reconnaissant Cécile, dont une femme avait
déchiré la voilette.

De son côté, Étienne, bouleversé de ces représailles contre une
enfant, s'efforçait de faire lâcher prise à la bande.  Il eut une
inspiration, il brandit la hache qu'il avait arrachée des poings de
Levaque.

--Chez Maigrat, nom de Dieu!...  Il y a du pain, là-dedans.  Foutons
la baraque à Maigrat par terre!

Et, à la volée, il donna un premier coup de hache dans la porte de la
boutique.  Des camarades l'avaient suivi, Levaque, Maheu et quelques
autres.  Mais les femmes s'acharnaient.  Cécile était retombée des
doigts de Bonnemort dans les mains de la Brûlé.  A quatre pattes,
Lydie et Bébert, conduits par Jeanlin, se glissaient entre les jupes,
pour voir le derrière à la dame.  Déjà, on la tiraillait, ses
vêtements craquaient, lorsqu'un homme à cheval parut, poussant sa
bête, cravachant ceux qui ne se rangeaient pas assez vite.

--Ah! canailles, vous en êtes à fouetter nos filles!

C'était Deneulin qui arrivait au rendez-vous, pour le dîner.
Vivement, il sauta sur la route, prit Cécile par la taille; et, de
l'autre main, manoeuvrant le cheval avec une adresse et une force
extraordinaires, il s'en servait comme d'un coin vivant, fendait la
foule, qui reculait devant les ruades.  A la grille, la bataille
continuait.  Pourtant, il passa, écrasa des membres.  Ce secours
imprévu délivra Négrel et M. Hennebeau, en grand danger, au milieu des
jurons et des coups.  Et, tandis que le jeune homme rentrait enfin
avec Cécile évanouie, Deneulin, qui couvrait le directeur de son grand
corps, en haut du perron, reçut une pierre, dont le choc faillit lui
démonter l'épaule.

--C'est ça, cria-t-il, cassez-moi les os, après avoir cassé mes
  machines!

Il repoussa promptement la porte.  Une bordée de cailloux s'abattit
dans le bois.

--Quels enragés! reprit-il.  Deux secondes de plus, et ils me
crevaient le crâne comme une courge vide...  On n'a rien à leur dire,
que voulez-vous? Ils ne savent plus, il n'y a qu'à les assommer.

Dans le salon, les Grégoire pleuraient, en voyant Cécile revenir à
elle.  Elle n'avait aucun mal, pas même une égratignure: sa voilette
seule était perdue.  Mais leur effarement augmenta, lorsqu'ils
reconnurent devant eux leur cuisinière, Mélanie, qui contait comment
la bande avait démoli la Piolaine.  Folle de peur, elle accourait
avertir ses maîtres.  Elle était entrée, elle aussi, par la porte
entrebâillée, au moment de la bagarre, sans que personne la remarquât;
et, dans son récit interminable, l'unique pierre de Jeanlin qui avait
brisé une seule vitre devenait une canonnade en règle, dont les murs
restaient fendus.  Alors, les idées de M. Grégoire furent
bouleversées: on égorgeait sa fille, on rasait sa maison, c'était donc
vrai que ces mineurs pouvaient lui en vouloir, parce qu'il vivait en
brave homme de leur travail?

La femme de chambre, qui avait apporté une serviette et de l'eau de
Cologne, répéta:

--Tout de même, c'est drôle, ils ne sont pas méchants.

Madame Hennebeau, assise, très pâle, ne se remettait pas de la
secousse de son émotion; et elle retrouva seulement un sourire,
lorsqu'on félicita Négrel.  Les parents de Cécile remerciaient surtout
le jeune homme, c'était maintenant un mariage conclu.  M. Hennebeau
regardait en silence, allait de sa femme à cet amant qu'il jurait de
tuer le matin, puis à cette jeune fille qui l'en débarrasserait
bientôt sans doute.  Il n'avait aucune hâte, une seule peur lui
restait, celle de voir sa femme tomber plus bas, à quelque laquais
peut-être.

--Et vous, mes petites chéries, demanda Deneulin à ses filles, on ne
vous a rien cassé?

Lucie et Jeanne avaient eu bien peur, mais elles étaient contentes
d'avoir vu ça.  Elles riaient à présent.

--Sapristi! continua le père, voilà une bonne journée!...  Si vous
voulez une dot, vous ferez bien de la gagner vous-mêmes; et
attendez-vous encore à être forcées de me nourrir.

Il plaisantait, la voix tremblante.  Ses yeux se gonflèrent, quand ses
deux filles se jetèrent dans ses bras.

M. Hennebeau avait écouté cet aveu de ruine.  Une pensée vive éclaira
son visage.  En effet, Vandame allait être à Montsou, c'était la
compensation espérée, le coup de fortune qui le remettrait en faveur,
près de ces messieurs de la Régie.  A chaque désastre de son
existence, il se réfugiait dans la stricte exécution des ordres reçus,
il faisait de la discipline militaire où il vivait, sa part réduite de
bonheur.

Mais on se calmait, le salon tombait à une paix lasse, avec la lumière
tranquille des deux lampes et le tiède étouffement des portières.  Que
se passait-il donc, dehors? Les braillards se taisaient, des pierres
ne battaient plus la façade; et l'on entendait seulement de grands
coups sourds, ces coups de cognée qui sonnent au lointain des bois.
On voulut savoir, on retourna dans le vestibule risquer un regard par
le panneau vitré de la porte.  Même ces dames et ces demoiselles
montèrent se poster derrière les persiennes du premier étage.

--Voyez-vous ce gredin de Rasseneur, en face, sur le seuil de ce
cabaret?  dit M. Hennebeau à Deneulin.  Je l'avais flairé, il faut
qu'il en soit.

Pourtant, ce n'était pas Rasseneur, c'était Étienne qui enfonçait à
coups de hache le magasin de Maigrat.  Et il appelait toujours les
camarades: est-ce que les marchandises, là-dedans, n'appartenaient pas
aux charbonniers?  est-ce qu'ils n'avaient pas le droit de reprendre
leur bien à ce voleur qui les exploitait depuis si longtemps, qui les
affamait sur un mot de la Compagnie? Peu à peu, tous lâchaient l'hôtel
du directeur, accouraient au pillage de la boutique voisine.  Le cri:
du pain! du pain! du pain! grondait de nouveau.  On en trouverait, du
pain, derrière cette porte.  Une rage de faim les soulevait, comme si,
brusquement, ils ne pouvaient attendre davantage, sans expirer sur
cette route.  De telles poussées se ruaient dans la porte, qu'Étienne
craignait de blesser quelqu'un, à chaque volée de la hache.

Cependant, Maigrat, qui avait quitté le vestibule de l'hôtel, s'était
d'abord réfugié dans la cuisine; mais il n'y entendait rien, il y
rêvait des attentats abominables contre sa boutique; et il venait de
remonter pour se cacher derrière la pompe, dehors, lorsqu'il distingua
nettement les craquements de la porte, les vociférations de pillage,
où se mêlait son nom.  Ce n'était donc pas un cauchemar: s'il ne
voyait pas, il entendait maintenant, il suivait l'attaque, les
oreilles bourdonnantes.  Chaque coup de cognée lui entrait en plein
coeur.  Un gond avait dû sauter, encore cinq minutes, et la boutique
était prise.  Cela se peignait dans son crâne en images réelles,
effrayantes, les brigands qui se ruaient, puis les tiroirs forcés, les
sacs éventrés, tout mangé, tout bu, la maison elle-même emportée, plus
rien, pas même un bâton pour aller mendier au travers des villages.
Non, il ne leur permettrait pas d'achever sa ruine, il préférait y
laisser la peau.  Depuis qu'il était là, il apercevait à une fenêtre
de sa maison, sur la façade en retour, la chétive silhouette de sa
femme, pâle et brouillée derrière les vitres: sans doute elle
regardait arriver les coups, de son air muet de pauvre être battu.
Au-dessous, il y avait un hangar, placé de telle sorte, que, du jardin
de l'hôtel, on pouvait y monter en grimpant au treillage du mur
mitoyen; puis, de là, il était facile de ramper sur les tuiles,
jusqu'à la fenêtre.  Et l'idée de rentrer ainsi chez lui le torturait
à présent, dans son remords d'en être sorti.  Peut-être aurait-il le
temps de barricader le magasin avec des meubles; même il inventait
d'autres défenses héroïques, de l'huile bouillante, du pétrole
enflammé, versé d'en haut.  Mais cet amour de ses marchandises luttait
contre sa peur, il râlait de lâcheté combattue.  Tout d'un coup, il se
décida, à un retentissement plus profond de la hache.  L'avarice
l'emportait, lui et sa femme couvriraient les sacs de leur corps,
plutôt que d'abandonner un pain.

Des huées, presque aussitôt, éclatèrent.

--Regardez! regardez!...  Le matou est là-haut! au chat! au chat!

La bande venait d'apercevoir Maigrat, sur la toiture du hangar.  Dans
sa fièvre, malgré sa lourdeur, il avait monté au treillage avec
agilité, sans se soucier des bois qui cassaient; et, maintenant, il
s'aplatissait le long des tuiles, il s'efforçait d'atteindre la
fenêtre.  Mais la pente se trouvait très raide, il était gêné par son
ventre, ses ongles s'arrachaient.  Pourtant, il se serait traîné
jusqu'en haut, s'il ne s'était mis à trembler, dans la crainte de
recevoir des pierres; car la foule, qu'il ne voyait plus, continuait à
crier, sous lui:

--Au chat! au chat!...  Faut le démolir!

Et, brusquement, ses deux mains lâchèrent à la fois, il roula comme
une boule, sursauta à la gouttière, tomba en travers du mur mitoyen,
si malheureusement, qu'il rebondit du côté de la route, où il s'ouvrit
le crâne, à l'angle d'une borne.  La cervelle avait jailli.  Il était
mort.  Sa femme, en haut, pâle et brouillée derrière les vitres,
regardait toujours.

D'abord, ce fut une stupeur.  Étienne s'était arrêté, la hache glissée
des poings.  Maheu, Levaque, tous les autres, oubliaient la boutique,
les yeux tournés vers le mur, où coulait lentement un mince filet
rouge.  Et les cris avaient cessé, un silence s'élargissait dans
l'ombre croissante.

Tout de suite, les huées recommencèrent.  C'étaient les femmes qui se
précipitaient, prises de l'ivresse du sang.

--Il y a donc un bon Dieu! Ah! cochon, c'est fini!

Elles entouraient le cadavre encore chaud, elles l'insultaient avec
des rires, traitant de sale gueule sa tête fracassée, hurlant à la
face de la mort la longue rancune de leur vie sans pain.

--Je te devais soixante francs, te voilà payé, voleur! dit la Maheude,
enragée parmi les autres.  Tu ne me refuseras plus crédit...  Attends!
Attends! il faut que je t'engraisse encore.

De ses dix doigts, elle grattait la terre, elle en prit deux poignées,
dont elle lui emplit la bouche, violemment.

--Tiens! mange donc!...  Tiens! mange, mange, toi qui nous mangeais!

Les injures redoublèrent, pendant que le mort, étendu sur le dos,
regardait, immobile, de ses grands yeux fixes, le ciel immense d'où
tombait la nuit.  Cette terre, tassée dans sa bouche, c'était le pain
qu'il avait refusé.  Et il ne mangerait plus que de ce pain-là,
maintenant.  Ça ne lui avait guère porté bonheur, d'affamer le pauvre
monde.

Mais les femmes avaient à tirer de lui d'autres vengeances.  Elles
tournaient en le flairant, pareilles à des louves.  Toutes cherchaient
un outrage, une sauvagerie qui les soulageât.

On entendit la voix aigre de la Brûlé.

--Faut le couper comme un matou!

--Oui, oui! au chat! au chat!...  Il en a trop fait, le salaud!

Déjà, la Mouquette le déculottait, tirait le pantalon, tandis que la
Levaque soulevait les jambes.  Et la Brûlé, de ses mains sèches de
vieille, écarta les cuisses nues, empoigna cette virilité morte.  Elle
tenait tout, arrachant, dans un effort qui tendait sa maigre échine et
faisait craquer ses grands bras.  Les peaux molles résistaient, elle
dut s'y reprendre, elle finit par emporter le lambeau, un paquet de
chair velue et sanglante, qu'elle agita, avec un rire de triomphe:

--Je l'ai! je l'ai!

Des voix aiguës saluèrent d'imprécations l'abominable trophée.

--Ah! bougre, tu n'empliras plus nos filles!

--Oui, c'est fini de te payer sur la bête, nous n'y passerons plus
toutes, à tendre le derrière pour avoir un pain.

--Tiens! je te dois six francs, veux-tu prendre un acompte? moi, je
veux bien, si tu peux encore!

Cette plaisanterie les secoua d'une gaieté terrible.  Elles se
montraient le lambeau sanglant, comme une bête mauvaise, dont chacune
avait eu à souffrir, et qu'elles venaient d'écraser enfin, qu'elles
voyaient là, inerte, en leur pouvoir.  Elles crachaient dessus, elles
avançaient leurs mâchoires, en répétant, dans un furieux éclat de
mépris:

--Il ne peut plus! il ne peut plus!...  Ce n'est plus un homme qu'on
va foutre dans la terre...  Va donc pourrir, bon à rien!

La Brûlé, alors, planta tout le paquet au bout de son bâton; et, le
portant en l'air, le promenant ainsi qu'un drapeau, elle se lança sur
la route, suivie de la débandade hurlante des femmes.  Des gouttes de
sang pleuvaient, cette chair lamentable pendait, comme un déchet de
viande à l'étal d'un boucher.  En haut, à la fenêtre, madame Maigrat
ne bougeait toujours pas; mais, sous la dernière lueur du couchant,
les défauts brouillés des vitres déformaient sa face blanche, qui
semblait rire.  Battue, trahie à chaque heure, les épaules pliées du
matin au soir sur un registre, peut-être riait-elle, quand la bande
des femmes galopa, avec la bête mauvaise, la bête écrasée, au bout du
bâton.

Cette mutilation affreuse s'était accomplie dans une horreur glacée.
Ni Étienne, ni Maheu, ni les autres, n'avaient eu le temps
d'intervenir: ils restaient immobiles, devant ce galop de furies.  Sur
la porte de l'estaminet Tison, des têtes se montraient, Rasseneur
blême de révolte, et Zacharie, et Philomène, stupéfiés d'avoir vu.
Les deux vieux, Bonnemort et Mouque, très graves, hochaient la tête.
Seul, Jeanlin rigolait, poussait du coude Bébert, forçait Lydie à
lever le nez.  Mais les femmes revenaient déjà, tournant sur
elles-mêmes, passant sous les fenêtres de la Direction.  Et, derrière
les persiennes, ces dames et ces demoiselles allongeaient le cou.
Elles n'avaient pu apercevoir la scène, cachée par le mur, elles
distinguaient mal, dans la nuit devenue noire.

--Qu'ont-elles donc au bout de ce bâton? demanda Cécile, qui s'était
enhardie jusqu'à regarder.

Lucie et Jeanne déclarèrent que ce devait être une peau de lapin.

--Non, non, murmura madame Hennebeau, ils auront pillé la charcuterie,
on dirait un débris de porc.

A ce moment, elle tressaillit et elle se tut.  Madame Grégoire lui
avait donné un coup de genou.  Toutes deux restèrent béantes.  Ces
demoiselles, très pâles, ne questionnaient plus, suivaient de leurs
grands yeux cette vision rouge, au fond des ténèbres.

Étienne de nouveau brandit la hache.  Mais le malaise ne se dissipait
pas, ce cadavre à présent barrait la route et protégeait la boutique.
Beaucoup avaient reculé.  C'était comme un assouvissement qui les
apaisait tous.  Maheu demeurait sombre, lorsqu'il entendit une voix
lui dire à l'oreille de se sauver.  Il se retourna, il reconnut
Catherine, toujours dans son vieux paletot d'homme, noire, haletante.
D'un geste, il la repoussa.  Il ne voulait pas l'écouter, il menaçait
de la battre.  Alors, elle eut un geste de désespoir, elle hésita,
puis courut vers Étienne.

--Sauve-toi, sauve-toi, voilà les gendarmes!

Lui aussi la chassait, l'injuriait, en sentant remonter à ses joues le
sang des gifles qu'il avait reçues.  Mais elle ne se rebutait pas,
elle l'obligeait à jeter la hache, elle l'entraînait par les deux
bras, avec une force irrésistible.

--Quand je te dis que voilà les gendarmes!...  Écoute-moi donc.  C'est
Chaval qui est allé les chercher et qui les amène, si tu veux savoir.
Moi, ça m'a dégoûtée, je suis venue...  Sauve-toi, je ne veux pas
qu'on te prenne.

Et Catherine l'emmena, à l'instant où un lourd galop ébranlait au loin
le pavé.  Tout de suite, un cri éclata: «Les gendarmes! les
gendarmes!» Ce fut une débâcle, un sauve-qui-peut si éperdu, qu'en
deux minutes la route se trouva libre, absolument nette, comme balayée
par un ouragan.  Le cadavre de Maigrat faisait seul une tache d'ombre
sur la terre blanche.  Devant l'estaminet Tison, il n'était resté que
Rasseneur, qui, soulagé, la face ouverte, applaudissait à la facile
victoire des sabres; tandis que, dans Montsou désert, éteint, dans le
silence des façades closes, les bourgeois, la sueur à la peau, n'osant
risquer un oeil, claquaient des dents.  La plaine se noyait sous
l'épaisse nuit, il n'y avait plus que les hauts fourneaux et les fours
à coke incendiés au fond du ciel tragique.  Pesamment, le galop des
gendarmes approchait, ils débouchèrent sans qu'on les distinguât, en
une masse sombre.  Et, derrière eux, confiée à leur garde, la voiture
du pâtissier de Marchiennes arrivait enfin, une carriole d'où sauta un
marmiton, qui se mit d'un air tranquille à déballer les croûtes des
vol-au-vent.

La première quinzaine de février s'écoula encore, un froid noir
prolongeait le dur hiver, sans pitié des misérables.  De nouveau, les
autorités avaient battu les routes: le préfet de Lille, un procureur,
un général.  Et les gendarmes n'avaient pas suffi, de la troupe était
venue occuper Montsou, tout un régiment, dont les hommes campaient de
Beaugnies à Marchiennes.  Des postes armés gardaient les puits, il y
avait des soldats devant chaque machine.  L'hôtel du directeur, les
Chantiers de la Compagnie, jusqu'aux maisons de certains bourgeois,
s'étaient hérissés de baïonnettes.  On n'entendait plus, le long du
pavé, que le passage lent des patrouilles.  Sur le terri du Voreux,
continuellement, une sentinelle restait plantée, comme une vigie
au-dessus de la plaine rase, dans le coup de vent glacé qui soufflait
là-haut; et, toutes les deux heures, ainsi qu'en pays ennemi,
retentissaient les cris de faction.

--Qui vive?...  Avancez au mot de ralliement!

Le travail n'avait repris nulle part.  Au contraire, la grève s'était
aggravée: Crèvecoeur, Mirou, Madeleine arrêtaient l'extraction, comme
le Voreux; Feutry-Cantel et la Victoire perdaient de leur monde chaque
matin; à Saint-Thomas, jusque-là indemne, des hommes manquaient.
C'était maintenant une obstination muette, en face de ce déploiement
de force, dont s'exaspérait l'orgueil des mineurs.  Les corons
semblaient déserts, au milieu des champs de betteraves.  Pas un
ouvrier ne bougeait, à peine en rencontrait-on un par hasard, isolé,
le regard oblique, baissant la tête devant les pantalons rouges.  Et,
sous cette grande paix morne, dans cet entêtement passif, se butant
contre les fusils, il y avait la douceur menteuse, l'obéissance forcée
et patiente des fauves en cage, les yeux sur le dompteur, prêts à lui
manger la nuque, s'il tournait le dos.  La Compagnie, que cette mort
du travail ruinait, parlait d'embaucher des mineurs du Borinage, à la
frontière belge; mais elle n'osait point; de sorte que la bataille en
restait là, entre les charbonniers qui s'enfermaient chez eux, et les
fosses mortes, gardées par la troupe.

Dès le lendemain de la journée terrible, cette paix s'était produite,
d'un coup, cachant une panique telle, qu'on faisait le plus de silence
possible sur les dégâts et les atrocités.  L'enquête ouverte
établissait que Maigrat était mort de sa chute, et l'affreuse
mutilation du cadavre demeurait vague, entourée déjà d'une légende.
De son côté, la Compagnie n'avouait pas les dommages soufferts, pas
plus que les Grégoire ne se souciaient de compromettre leur fille dans
le scandale d'un procès, où elle devrait témoigner.  Cependant,
quelques arrestations avaient eu lieu, des comparses comme toujours,
imbéciles et ahuris, ne sachant rien.  Par erreur, Pierron était allé,
les menottes aux poignets, jusqu'à Marchiennes, ce dont les camarades
riaient encore.  Rasseneur, également, avait failli être emmené entre
deux gendarmes.  On se contentait, à la Direction, de dresser des
listes de renvoi, on rendait les livrets en masse: Maheu avait reçu le
sien, Levaque aussi, de même que trente-quatre de leurs camarades, au
seul coron des Deux-Cent-Quarante.  Et toute la sévérité retombait sur
Étienne, disparu depuis le soir de la bagarre, et qu'on cherchait,
sans pouvoir retrouver sa trace.  Chaval, dans sa haine, l'avait
dénoncé, en refusant de nommer les autres, supplié par Catherine qui
voulait sauver ses parents.  Les jours se passaient, on sentait que
rien n'était fini, on attendait la fin, la poitrine oppressée d'un
malaise.

A Montsou, dès lors, les bourgeois s'éveillèrent en sursaut chaque
nuit, les oreilles bourdonnantes d'un tocsin imaginaire, les narines
hantées d'une puanteur de poudre.  Mais ce qui acheva de leur fêler le
crâne, ce fut un prône de leur nouveau curé, l'abbé Ranvier, ce prêtre
maigre aux yeux de braise rouge, qui succédait à l'abbé Joire.  Comme
on était loin de la discrétion souriante de celui-ci, de son unique
soin d'homme gras et doux à vivre en paix avec tout le monde! Est-ce
que l'abbé Ranvier ne s'était pas permis de prendre la défense des
abominables brigands en train de déshonorer la région? Il trouvait des
excuses aux scélératesses des grévistes, il attaquait violemment la
bourgeoisie, sur laquelle il rejetait toutes les responsabilités.
C'était la bourgeoisie qui, en dépossédant l'Église de ses libertés
antiques pour en mésuser elle-même, avait fait de ce monde un lieu
maudit d'injustice et de souffrance; c'était elle qui prolongeait les
malentendus, qui poussait à une catastrophe effroyable, par son
athéisme, par son refus d'en revenir aux croyances, aux traditions
fraternelles des premiers chrétiens.  Et il avait osé menacer les
riches, il les avait avertis que, s'ils s'entêtaient davantage à ne
pas écouter la voix de Dieu, sûrement Dieu se mettrait du côté des
pauvres: il reprendrait leurs fortunes aux jouisseurs incrédules, il
les distribuerait aux humbles de la terre, pour le triomphe de sa
gloire.  Les dévotes en tremblaient, le notaire déclarait qu'il y
avait là du pire socialisme, tous voyaient le curé à la tête d'une
bande, brandissant une croix, démolissant la société bourgeoise de 89,
à grands coups.

M. Hennebeau, averti, se contenta de dire, avec un haussement
d'épaules:

--S'il nous ennuie trop, l'évêque nous en débarrassera.

Et, pendant que la panique soufflait ainsi d'un bout à l'autre de la
plaine, Étienne habitait sous terre, au fond de Réquillart, le terrier
à Jeanlin.  C'était là qu'il se cachait, personne ne le croyait si
proche, l'audace tranquille de ce refuge, dans la mine même, dans
cette voie abandonnée du vieux puits, avait déjoué les recherches.  En
haut, les prunelliers et les aubépines, poussés parmi les charpentes
abattues du beffroi, bouchaient le trou; on ne s'y risquait plus, il
fallait connaître la manoeuvre, se pendre aux racines du sorbier, se
laisser tomber sans peur, pour atteindre les échelons solides encore;
et d'autres obstacles le protégeaient, la chaleur suffocante du goyot,
cent vingt mètres d'une descente dangereuse, puis le pénible
glissement à plat ventre, d'un quart de lieue, entre les parois
resserrées de la galerie, avant de découvrir la caverne scélérate,
emplie de rapines.  Il y vivait au milieu de l'abondance, il y avait
trouvé du genièvre, le reste de la morue sèche, des provisions de
toutes sortes.  Le grand lit de foin était excellent, on ne sentait
pas un courant d'air, dans cette température égale, d'une tiédeur de
bain.  Seule, la lumière menaçait de manquer.  Jeanlin qui s'était
fait son pourvoyeur, avec une prudence et une discrétion de sauvage
ravi de se moquer des gendarmes, lui apportait jusqu'à de la pommade,
mais ne pouvait arriver à mettre la main sur un paquet de chandelles.

Dès le cinquième jour, Étienne n'alluma plus que pour manger.  Les
morceaux ne passaient pas, lorsqu'il les avalait dans la nuit.  Cette
nuit interminable, complète, toujours du même noir, était sa grande
souffrance.  Il avait beau dormir en sûreté, être pourvu de pain,
avoir chaud, jamais la nuit n'avait pesé si lourdement à son crâne.
Elle lui semblait être comme l'écrasement même de ses pensées.
Maintenant, voilà qu'il vivait de vols!  Malgré ses théories
communistes, les vieux scrupules d'éducation se soulevaient, il se
contentait de pain sec, rognait sa portion.  Mais comment faire? il
fallait bien vivre, sa tâche n'était pas remplie.  Une autre honte
l'accablait, le remords de cette ivresse sauvage, du genièvre bu dans
le grand froid, l'estomac vide, et qui l'avait jeté sur Chaval, armé
d'un couteau.  Cela remuait en lui tout un inconnu d'épouvante, le mal
héréditaire, la longue hérédité de soûlerie, ne tolérant plus une
goutte d'alcool sans tomber à la fureur homicide.  Finirait-il donc en
assassin?  Lorsqu'il s'était trouvé à l'abri, dans ce calme profond de
la terre, pris d'une satiété de violence, il avait dormi deux jours
d'un sommeil de brute, gorgée, assommée; et l'écoeurement persistait,
il vivait moulu, la bouche amère, la tête malade, comme à la suite de
quelque terrible noce.  Une semaine s'écoula; les Maheu, avertis, ne
purent envoyer une chandelle: il fallut renoncer à voir clair, même
pour manger.

Maintenant, durant des heures, Étienne demeurait allongé sur son foin.
Des idées vagues le travaillaient, qu'il ne croyait pas avoir.
C'était une sensation de supériorité qui le mettait à part des
camarades, une exaltation de sa personne, à mesure qu'il
s'instruisait.  Jamais il n'avait tant réfléchi, il se demandait
pourquoi son dégoût, le lendemain de la furieuse course au travers des
fosses; et il n'osait se répondre, des souvenirs le répugnaient, la
bassesse des convoitises, la grossièreté des instincts, l'odeur de
toute cette misère secouée au vent.  Malgré le tourment des ténèbres,
il en arrivait à redouter l'heure où il rentrerait au coron.  Quelle
nausée, ces misérables en tas, vivant au baquet commun! Pas un avec
qui causer politique sérieusement, une existence de bétail, toujours
le même air empesté d'oignon où l'on étouffait! Il voulait leur
élargir le ciel, les élever au bien-être et aux bonnes manières de la
bourgeoisie, en faisant d'eux les maîtres; mais comme ce serait long!
et il ne se sentait plus le courage d'attendre la victoire, dans ce
bagne de la faim.  Lentement, sa vanité d'être leur chef, sa
préoccupation constante de penser à leur place, le dégageaient, lui
soufflaient l'âme d'un de ces bourgeois qu'il exécrait.

Jeanlin, un soir, apporta un bout de chandelle, volé dans la lanterne
d'un roulier; et ce fut un grand soulagement pour Étienne.  Lorsque
les ténèbres finissaient par l'hébéter, par lui peser sur le crâne à
le rendre fou, il allumait un instant; puis, dès qu'il avait chassé le
cauchemar, il éteignait, avare de cette clarté nécessaire à sa vie,
autant que le pain.  Le silence bourdonnait à ses oreilles, il
n'entendait que la fuite d'une bande de rats, le craquement des vieux
boisages, le petit bruit d'une araignée filant sa toile.  Et les yeux
ouverts dans ce néant tiède, il retournait à son idée fixe, à ce que
les camarades faisaient là-haut.  Une défection de sa part lui aurait
paru la dernière des lâchetés.  S'il se cachait ainsi, c'était pour
rester libre, pour conseiller et agir.  Ses longues songeries avaient
fixé son ambition: en attendant mieux, il aurait voulu être Pluchart,
lâcher le travail, travailler uniquement à la politique, mais seul,
dans une chambre propre, sous le prétexte que les travaux de tête
absorbent la vie entière et demandent beaucoup de calme.

Au commencement de la seconde semaine, l'enfant lui ayant dit que les
gendarmes le croyaient passé en Belgique, Étienne osa sortir de son
trou, dès la nuit tombée.  Il désirait se rendre compte de la
situation, voir si l'on devait s'entêter davantage.  Lui, pensait la
partie compromise; avant la grève, il doutait du résultat, il avait
simplement cédé aux faits; et, maintenant, après s'être grisé de
rébellion, il revenait à ce premier doute, désespérant de faire céder
la Compagnie.  Mais il ne se l'avouait pas encore, une angoisse le
torturait, lorsqu'il songeait aux misères de la défaite, à toute cette
lourde responsabilité de souffrance qui pèserait sur lui.  La fin de
la grève, n'était-ce pas la fin de son rôle, son ambition par terre,
son existence retombant à l'abrutissement de la mine et aux dégoûts du
coron?  Et, honnêtement, sans bas calculs de mensonge, il s'efforçait
de retrouver sa foi, de se prouver que la résistance restait possible,
que le capital allait se détruire lui-même, devant l'héroïque suicide
du travail.

C'était en effet, dans le pays entier, un long retentissement de
ruines.  La nuit, lorsqu'il errait par la campagne noire, ainsi qu'un
loup hors de son bois, il croyait entendre les effondrements des
faillites, d'un bout de la plaine à l'autre.  Il ne longeait plus, au
bord des chemins, que des usines fermées, mortes, dont les bâtiments
pourrissaient sous le ciel blafard.  Les sucreries surtout avaient
souffert; la sucrerie Hoton, la sucrerie Fauvelle, après avoir réduit
le nombre de leurs ouvriers, venaient de crouler tour à tour.  A la
minoterie Dutilleul, la dernière meule s'était arrêtée le deuxième
samedi du mois, et la corderie Bleuze pour les câbles de mine se
trouvait définitivement tuée par le chômage.  Du côté de Marchiennes,
la situation s'aggravait chaque jour: tous les feux éteints à la
verrerie Gagebois, des renvois continuels aux ateliers de construction
Sonneville, un seul des trois hauts fourneaux des Forges allumé, pas
une batterie des fours à coke ne brûlant à l'horizon.  La grève des
charbonniers de Montsou, née de la crise industrielle qui empirait
depuis deux ans, l'avait accrue, en précipitant la débâcle.  Aux
causes de souffrance, l'arrêt des commandes de l'Amérique,
l'engorgement des capitaux immobilisés dans un excès de production, se
joignait maintenant le manque imprévu de la houille, pour les quelques
chaudières qui chauffaient encore; et, là, était l'agonie suprême, ce
pain des machines que les puits ne fournissaient plus.  Effrayée
devant le malaise général, la Compagnie, en diminuant son extraction
et en affamant ses mineurs, s'était fatalement trouvée, dès la fin de
décembre, sans un morceau de charbon sur le carreau de ses fosses.
Tout se tenait, le fléau soufflait de loin, une chute en entraînait
une autre, les industries se culbutaient en s'écrasant, dans une série
si rapide de catastrophes, que les contrecoups retentissaient jusqu'au
fond des cités voisines, Lille, Douai, Valenciennes, où des banquiers
en fuite ruinaient des familles.

Souvent, au coude d'un chemin, Étienne s'arrêtait, dans la nuit
glacée, pour écouter pleuvoir les décombres.  Il respirait fortement
les ténèbres, une joie du néant le prenait, un espoir que le jour se
lèverait sur l'extermination du vieux monde, plus une fortune debout,
le niveau égalitaire passé comme une faux, au ras du sol.  Mais les
fosses de la Compagnie surtout l'intéressaient, dans ce massacre.  Il
se remettait en marche, aveuglé d'ombre, il les visitait les unes
après les autres, heureux quand il apprenait quelque nouveau dommage.
Des éboulements continuaient à se produire, d'une gravité croissante,
à mesure que l'abandon des voies se prolongeait.  Au-dessus de la
galerie nord de Mirou, l'affaissement du sol gagnait tellement, que la
route de Joiselle, sur un parcours de cent mètres, s'était engloutie,
comme dans la secousse d'un tremblement de terre; et la Compagnie,
sans marchander, payait leurs champs disparus aux propriétaires,
inquiète du bruit soulevé autour de ces accidents.  Crèvecoeur et
Madeleine, de roche très ébouleuse, se bouchaient de plus en plus.  On
parlait de deux porions ensevelis à la Victoire; un coup d'eau avait
inondé Feutry-Cantel; il faudrait murailler un kilomètre de galerie à
Saint-Thomas, où les bois, mal entretenus, cassaient de toutes parts.
C'étaient ainsi, d'heure en heure, des frais énormes, des brèches
ouvertes dans les dividendes des actionnaires, une rapide destruction
des fosses, qui devait finir, à la longue, par manger les fameux
deniers de Montsou, centuplés en un siècle.

Alors, devant ces coups répétés, l'espoir renaissait chez Étienne, il
finissait par croire qu'un troisième mois de résistance achèverait le
monstre, la bête lasse et repue, accroupie là-bas comme une idole,
dans l'inconnu de son tabernacle.  Il savait qu'à la suite des
troubles de Montsou, une vive émotion s'était emparée des journaux de
Paris, toute une polémique violente entre les feuilles officieuses et
les feuilles de l'opposition, des récits terrifiants, que l'on
exploitait surtout contre l'Internationale, dont l'empire prenait
peur, après l'avoir encouragée; et, la Régie n'osant plus faire la
sourde oreille, deux des régisseurs avaient daigné venir pour une
enquête, mais d'un air de regret, sans paraître s'inquiéter du
dénouement, si désintéressés, que trois jours après ils étaient
repartis, en déclarant que les choses allaient le mieux du monde.
Pourtant, on lui affirmait d'autre part que ces messieurs, durant leur
séjour, siégeaient en permanence, déployaient une activité fébrile,
enfoncés dans des affaires dont personne autour d'eux ne soufflait
mot.  Et il les accusait de jouer la confiance, il arrivait à traiter
leur départ de fuite affolée, certain maintenant du triomphe, puisque
ces terribles hommes lâchaient tout.

Mais Étienne, la nuit suivante, désespéra de nouveau.  La Compagnie
avait les reins trop forts pour qu'on les lui cassât si aisément: elle
pouvait perdre des millions, ce serait plus tard sur les ouvriers
qu'elle les rattraperait, en rognant leur pain.  Cette nuit-là, ayant
poussé jusqu'à Jean-Bart, il devina la vérité, quand un surveillant
lui conta qu'on parlait de céder Vandame à Montsou.  C'était,
disait-on, chez Deneulin, une misère pitoyable, la misère des riches,
le père malade d'impuissance, vieilli par le souci de l'argent, les
filles luttant au milieu des fournisseurs, tâchant de sauver leurs
chemises.  On souffrait moins dans les corons affamés que dans cette
maison de bourgeois, où l'on se cachait pour boire de l'eau.  Le
travail n'avait pas repris à Jean-Bart, et il avait fallu remplacer la
pompe de Gaston-Marie; sans compter que, malgré toute la hâte mise, un
commencement d'inondation s'était produit, qui nécessitait de grandes
dépenses.  Deneulin venait de risquer enfin sa demande d'un emprunt de
cent mille francs aux Grégoire, dont le refus, attendu d'ailleurs,
l'avait achevé: s'ils refusaient, c'était par affection, afin de lui
éviter une lutte impossible; et ils lui donnaient le conseil de
vendre.  Il disait toujours non, violemment.  Cela l'enrageait de
payer les frais de la grève, il espérait d'abord en mourir, le sang à
la tête, le cou étranglé d'apoplexie.  Puis, que faire? il avait
écouté les offres.  On le chicanait, on dépréciait cette proie
superbe, ce puits réparé, équipé à neuf, où le manque d'avances
paralysait seul l'exploitation.  Bien heureux encore s'il en tirait de
quoi désintéresser ses créanciers.  Il s'était, pendant deux jours,
débattu contre les régisseurs campés à Montsou, furieux de la façon
tranquille dont ils abusaient de ses embarras, leur criant jamais, de
sa voix retentissante.  Et l'affaire en restait là, ils étaient
retournés à Paris attendre patiemment son dernier râle.  Étienne
flaira cette compensation aux désastres, repris de découragement
devant la puissance invincible des gros capitaux, si forts dans la
bataille, qu'ils s'engraissaient de la défaite en mangeant les
cadavres des petits, tombés à leur côté.

Le lendemain, heureusement, Jeanlin lui apporta une bonne nouvelle.
Au Voreux, le cuvelage du puits menaçait de crever, les eaux
filtraient de tous les joints; et l'on avait dû mettre une équipe de
charpentiers à la réparation, en grande hâte.

Jusque-là, Étienne avait évité le Voreux, inquiété par l'éternelle
silhouette noire de la sentinelle, plantée sur le terri, au-dessus de
la plaine.  On ne pouvait l'éviter, elle dominait, elle était, en
l'air, comme le drapeau du régiment.  Vers trois heures du matin, le
ciel devint sombre, il se rendit à la fosse, où des camarades lui
expliquèrent le mauvais état du cuvelage: même leur idée était qu'il y
avait urgence à le refaire en entier, ce qui aurait arrêté
l'extraction pendant trois mois.  Longtemps, il rôda écoutant les
maillets des charpentiers taper dans le puits.  Cela lui réjouissait
le coeur, cette plaie qu'il fallait panser.

Au petit jour, lorsqu'il rentra, il retrouva la sentinelle sur le
terri.  Cette fois, elle le verrait certainement.  Il marchait, en
songeant à ces soldats, pris dans le peuple, et qu'on armait contre le
peuple.  Comme le triomphe de la révolution serait devenu facile, si
l'armée s'était brusquement déclarée pour elle! Il suffisait que
l'ouvrier, que le paysan, dans les casernes, se souvînt de son
origine.  C'était le péril suprême, la grande épouvante, dont les
dents des bourgeois claquaient, quand ils pensaient à une défection
possible des troupes.  En deux heures, ils seraient balayés,
exterminés, avec les jouissances et les abominations de leur vie
inique.  Déjà, l'on disait que des régiments entiers se trouvaient
infectés de socialisme.  Était-ce vrai? la justice allait-elle venir,
grâce aux cartouches distribuées par la bourgeoisie? Et, sautant à un
autre espoir, le jeune homme rêvait que le régiment dont les postes
gardaient les fosses, passait à la grève, fusillait la Compagnie en
bloc et donnait enfin la mine aux mineurs.

Il s'aperçut alors qu'il montait sur le terri, la tête bourdonnante de
ces réflexions.  Pourquoi ne causerait-il pas avec ce soldat? Il
saurait la couleur de ses idées.  D'un air indifférent, il continuait
de s'approcher, comme s'il eût glané les vieux bois, restés dans les
déblais.  La sentinelle demeurait immobile.

--Hein? camarade, un fichu temps! dit enfin Étienne.  Je crois que
nous allons avoir de la neige.

C'était un petit soldat, très blond, avec une douce figure pâle,
criblée de taches de rousseur.  Il avait, dans sa capote, l'embarras
d'une recrue.

--Oui, tout de même, je crois, murmura-t-il.

Et, de ses yeux bleus, il regardait longuement le ciel livide, cette
aube enfumée, dont la suie pesait comme du plomb, au loin, sur la
plaine.

--Qu'ils sont bêtes, de vous planter là, à vous geler les os! continua
Étienne.  Si l'on ne dirait pas que l'on attend les Cosaques!...  Avec
ça, il souffle toujours un vent, ici!

Le petit soldat grelottait sans se plaindre.  Il y avait bien une
cabane en pierres sèches, où le vieux Bonnemort s'abritait, par les
nuits d'ouragan; mais, la consigne étant de ne pas quitter le sommet
du terri, le soldat n'en bougeait pas, les mains si raides de froid,
qu'il ne sentait plus son arme.  Il appartenait au poste de soixante
hommes qui gardait le Voreux; et, comme cette cruelle faction revenait
fréquemment, il avait déjà failli y rester, les pieds morts.  Le
métier voulait ça, une obéissance passive achevait de l'engourdir, il
répondait aux questions par des mots bégayés d'enfant qui sommeille.

Vainement, pendant un quart d'heure, Étienne tâcha de le faire parler
sur la politique.  Il disait oui, il disait non, sans avoir l'air de
comprendre; des camarades racontaient que le capitaine était
républicain; quant à lui, il n'avait pas d'idée, ça lui était égal.
Si on lui commandait de tirer, il tirerait, pour n'être pas puni.
L'ouvrier l'écoutait, saisi de la haine du peuple contre l'armée,
contre ces frères dont on changeait le coeur, en leur collant un
pantalon rouge au derrière.

--Alors, vous vous nommez?

--Jules.

--Et d'où êtes-vous?

--De Plogof, là-bas.

Au hasard, il avait allongé le bras.  C'était en Bretagne, il n'en
savait pas davantage.  Sa petite figure pâle s'animait, il se mit à
rire, réchauffé.

--J'ai ma mère et ma soeur.  Elles m'attendent bien sûr.  Ah! ce ne
sera pas pour demain...  Quand je suis parti, elles m'ont accompagné
jusqu'à Pont-l'Abbé.  Nous avions pris le cheval aux Lepalmec, il a
failli se casser les jambes en bas de la descente d'Audierne.  Le
cousin Charles nous attendait avec des saucisses, mais les femmes
pleuraient trop, ça nous restait dans la gorge...  Ah! mon Dieu! ah!
mon Dieu! comme c'est loin, chez nous!

Ses yeux se mouillaient, sans qu'il cessât de rire.  La lande déserte
de Plogof, cette sauvage pointe du Raz battue des tempêtes, lui
apparaissait dans un éblouissement de soleil, à la saison rose des
bruyères.

--Dites donc, demanda-t-il, si je n'ai pas de punitions, est-ce que
vous croyez qu'on me donnera une permission d'un mois, dans deux ans?

Alors, Étienne parla de la Provence, qu'il avait quittée tout petit.
Le jour grandissait, des flocons de neige commençaient à voler dans le
ciel terreux.  Et il finit par être pris d'inquiétude, en apercevant
Jeanlin qui rôdait au milieu des ronces, l'air stupéfait de le voir
là-haut.  D'un geste, l'enfant le hélait.  A quoi bon ce rêve de
fraterniser avec les soldats? Il faudrait des années et des années
encore, sa tentative inutile le désolait, comme s'il avait compté
réussir.  Mais, brusquement, il comprit le geste de Jeanlin: on venait
relever la sentinelle; et il s'en alla, il rentra en courant se terrer
à Réquillart, le coeur crevé une fois de plus par la certitude de la
défaite; pendant que le gamin, galopant près de lui, accusait cette
sale rosse de troupier d'avoir appelé le poste pour tirer sur eux.

Au sommet du terri, Jules était resté immobile, les regards perdus
dans la neige qui tombait.  Le sergent s'approchait avec ses hommes,
les cris réglementaires furent échangés.

--Qui vive?...  Avancez au mot de ralliement!

Et l'on entendit les pas lourds repartir, sonnant comme en pays
conquis.  Malgré le jour grandissant, rien ne bougeait dans les
corons, les charbonniers se taisaient et s'enrageaient, sous la botte
militaire.

Depuis deux jours, la neige tombait; elle avait cessé le matin, une
gelée intense glaçait l'immense nappe; et ce pays noir, aux routes
d'encre, aux murs et aux arbres poudrés des poussières de la houille,
était tout blanc, d'une blancheur unique, à l'infini.  Sous la neige,
le coron des Deux-Cent-Quarante gisait, comme disparu.  Pas une fumée
ne sortait des toitures.  Les maisons sans feu, aussi froides que les
pierres des chemins, ne fondaient pas l'épaisse couche des tuiles.  Ce
n'était plus qu'une carrière de dalles blanches, dans la plaine
blanche, une vision de village mort, drapé de son linceul.  Le long
des rues, les patrouilles qui passaient avaient seules laissé le
gâchis boueux de leur piétinement.

Chez les Maheu, la dernière pelletée d'escarbilles était brûlée depuis
la veille; et il ne fallait plus songer à la glane sur le terri, par
ce terrible temps, lorsque les moineaux eux-mêmes ne trouvaient pas un
brin d'herbe.  Alzire, pour s'être entêtée, ses pauvres mains
fouillant la neige, se mourait.  La Maheude avait dû l'envelopper dans
un lambeau de couverture, en attendant le docteur Vanderhaghen, chez
qui elle était allée deux fois déjà, sans pouvoir le rencontrer; la
bonne venait cependant de promettre que Monsieur passerait au coron
avant la nuit, et la mère guettait, debout devant la fenêtre, tandis
que la petite malade, qui avait voulu descendre, grelottait sur une
chaise, avec l'illusion qu'il faisait meilleur là, près du fourneau
refroidi.  Le vieux Bonnemort, en face, les jambes reprises, semblait
dormir.  Ni Lénore ni Henri n'étaient rentrés, battant les routes en
compagnie de Jeanlin, pour demander des sous.  Au travers de la pièce
nue, Maheu seul marchait pesamment, butait à chaque tour contre le
mur, de l'air stupide d'une bête qui ne voit plus sa cage.  Le pétrole
aussi était fini; mais le reflet de la neige, au-dehors, restait si
blanc, qu'il éclairait vaguement la pièce, malgré la nuit tombée.

Il y eut un bruit de sabots, et la Levaque poussa la porte en coup de
vent, hors d'elle, criant dès le seuil à la Maheude:

--Alors, c'est toi qui as dit que je forçais mon logeur à me donner
vingt sous, quand il couchait avec moi!

L'autre haussa les épaules.

--Tu m'embêtes, je n'ai rien dit...  D'abord, qui t'a dit ça?

--On m'a dit que tu l'as dit, tu n'as pas besoin de savoir...  Même tu
as dit que tu nous entendais bien faire nos saletés derrière ta
cloison, et que la crasse s'amassait chez nous parce que j'étais
toujours sur le dos...  Dis encore que tu ne l'as pas dit, hein!

Chaque jour, des querelles éclataient, à la suite du continuel
bavardage des femmes.  Entre les ménages surtout qui logeaient porte à
porte, les brouilles et les réconciliations étaient quotidiennes.
Mais jamais une méchanceté si aigre ne les avait jetés les uns sur les
autres.  Depuis la grève, la faim exaspérait les rancunes, on avait le
besoin de cogner: une explication entre deux commères finissait par
une tuerie entre les deux hommes.

Justement, Levaque arrivait à son tour, en amenant de force Bouteloup.

--Voici le camarade, qu'il dise un peu s'il a donné vingt sous à ma
femme, pour coucher avec.

Le logeur, cachant sa douceur effarée dans sa grande barbe,
protestait, bégayait.

--Oh! ça, non, jamais rien, jamais!

Du coup, Levaque devint menaçant, le poing sous le nez de Maheu.

--Tu sais, ça ne me va pas.  Quand on a une femme comme ça, on lui
casse les reins...  C'est donc que tu crois ce qu'elle a dit?

--Mais, nom de Dieu! s'écria Maheu, furieux d'être tiré de son
accablement, qu'est-ce que c'est encore que tous ces potins? Est-ce
qu'on n'a pas assez de ses misères? Fous-moi la paix ou je tape!...
Et, d'abord, qui a dit que ma femme l'avait dit?

--Qui l'a dit?...  C'est la Pierronne qui l'a dit.

La Maheude éclata d'un rire aigu; et, revenant vers la Levaque:

--Ah! c'est la Pierronne...  Eh bien! je puis te dire ce qu'elle m'a
dit, à moi.  Oui! elle m'a dit que tu couchais avec tes deux hommes,
l'un dessous et l'autre dessus!

Dès lors, il ne fut plus possible de s'entendre.  Tous se fâchaient,
les Levaque renvoyaient comme réponse aux Maheu que la Pierronne en
avait dit bien d'autres sur leur compte, et qu'ils avaient vendu
Catherine, et qu'ils s'étaient pourris ensemble, jusqu'aux petits,
avec une saleté prise par Étienne au Volcan.

--Elle a dit ça, elle a dit ça, hurla Maheu.  C'est bon! j'y vais,
moi, et si elle dit qu'elle l'a dit, je lui colle ma main sur la
gueule.

Il s'était élancé dehors, les Levaque le suivirent pour témoigner,
tandis que Bouteloup, ayant horreur des disputes, rentrait
furtivement.  Allumée par l'explication, la Maheude sortait aussi,
lorsqu'une plainte d'Alzire la retint.  Elle croisa les bouts de la
couverture sur le corps frissonnant de la petite, elle retourna se
planter devant la fenêtre, les yeux perdus.  Et ce médecin qui
n'arrivait pas!

A la porte des Pierron, Maheu et les Levaque rencontrèrent Lydie, qui
piétinait dans la neige.  La maison était close, un filet de lumière
passait par la fente d'un volet; et l'enfant répondit d'abord avec
gêne aux questions: non, son papa n'y était pas, il était allé au
lavoir rejoindre la mère Brûlé, pour rapporter le paquet de linge.
Elle se troubla ensuite, refusa de dire ce que sa maman faisait.
Enfin, elle lâcha tout, dans un rire sournois de rancune: sa maman
l'avait flanquée à la porte, parce que M.  Dansaert était là, et
qu'elle les empêchait de causer.  Celui-ci, depuis le matin, se
promenait dans le coron, avec deux gendarmes, tâchant de racoler des
ouvriers, pesant sur les faibles, annonçant partout que, si l'on ne
descendait pas le lundi au Voreux, la Compagnie était décidée à
embaucher des Borains.  Et, comme la nuit tombait, il avait renvoyé
les gendarmes, en trouvant la Pierronne seule; puis, il était resté
chez elle à boire un verre de genièvre, devant le bon feu.

--Chut! taisez-vous, faut les voir! murmura Levaque, avec un rire de
paillardise.  On s'expliquera tout à l'heure...  Va-t'en, toi, petite
garce!

Lydie recula de quelques pas, pendant qu'il mettait un oeil à la fente
du volet.  Il étouffa de petits cris, son échine se renflait, dans un
frémissement.  A son tour, la Levaque regarda; mais elle dit, comme
prise de coliques, que ça la dégoûtait.  Maheu, qui l'avait poussée,
voulant voir aussi, déclara qu'on en avait pour son argent.  Et ils
recommencèrent, à la file, chacun son coup d'oeil, ainsi qu'à la
comédie.  La salle, reluisante de propreté, s'égayait du grand feu; il
y avait des gâteaux sur la table, avec une bouteille et des verres;
enfin, une vraie noce.  Si bien que ce qu'ils voyaient là-dedans
finissait par exaspérer les deux hommes, qui, en d'autres
circonstances, en auraient rigolé six mois.  Qu'elle se fît bourrer
jusqu'à la gorge, les jupes en l'air, c'était drôle.  Mais, nom de
Dieu! est-ce que ce n'était pas cochon, de se payer ça devant un si
grand feu, et de se donner des forces avec des biscuits, lorsque les
camarades n'avaient ni une lichette de pain, ni une escarbille de
houille?

--V'là papa! cria Lydie en se sauvant.

Pierron revenait tranquillement du lavoir, le paquet de linge sur une
épaule.  Tout de suite, Maheu l'interpella.

--Dis donc, on m'a dit que ta femme avait dit que j'avais vendu
Catherine et que nous nous étions tous pourris à la maison...  Et,
chez toi, qu'est-ce qu'il te la paie, ta femme, le monsieur qui est en
train de lui user la peau?

Étourdi, Pierron ne comprenait pas, lorsque la Pierronne, prise de
peur en entendant le tumulte des voix, perdit la tête au point
d'entrebâiller la porte, pour se rendre compte.  On l'aperçut toute
rouge, le corsage ouvert, la jupe encore remontée, accrochée à la
ceinture; tandis que, dans le fond, Dansaert se reculottait
éperdument.  Le maître-porion se sauva, disparut, tremblant qu'une
pareille histoire n'arrivât aux oreilles du directeur.  Alors, ce fut
un scandale affreux, des rires, des huées, des injures.

--Toi qui dis toujours des autres qu'elles sont sales, criait la
Levaque à la Pierronne, ce n'est pas étonnant que tu sois propre, si
tu te fais récurer par les chefs!

--Ah! ça lui va, de parler! reprenait Levaque.  En voilà une salope
qui a dit que ma femme couchait avec moi et le logeur, l'un dessous et
l'autre dessus!...  Oui, oui, on m'a dit que tu l'as dit.

Mais la Pierronne, calmée, tenait tête aux gros mots, très méprisante,
dans sa certitude d'être la plus belle et la plus riche.

--J'ai dit ce que j'ai dit, fichez-moi la paix, hein!...  Est-ce que
ça vous regarde, mes affaires, tas de jaloux qui nous en voulez, parce
que nous mettons de l'argent à la caisse d'épargne! Allez, allez, vous
aurez beau dire, mon mari sait bien pourquoi monsieur Dansaert était
chez nous.

En effet, Pierron s'emportait, défendait sa femme.  La querelle
tourna, on le traita de vendu, de mouchard, de chien de la Compagnie,
on l'accusa de s'enfermer pour se gaver des bons morceaux, dont les
chefs lui payaient ses traîtrises.  Lui, répliquait, prétendait que
Maheu lui avait glissé des menaces sous sa porte, un papier où se
trouvaient deux os de mort en croix, avec un poignard au-dessus.  Et
cela se termina forcément par un massacre entre les hommes, comme
toutes les querelles de femmes, depuis que la faim enrageait les plus
doux.  Maheu et Levaque s'étaient rués sur Pierron à coups de poing,
il fallut les séparer.

Le sang coulait à flots du nez de son gendre, lorsque la Brûlé, à son
tour, arriva du lavoir.  Mise au courant, elle se contenta de dire:

--Ce cochon-là me déshonore.

La rue redevint déserte, pas une ombre ne tachait la blancheur nue de
la neige; et le coron, retombé à son immobilité de mort, crevait de
faim sous le froid intense.

--Et le médecin? demanda Maheu, en refermant la porte.

--Pas venu, répondit la Maheude, toujours debout devant la fenêtre.

--Les petits sont rentrés?

--Non, pas rentrés.

Maheu reprit sa marche lourde, d'un mur à l'autre, de son air de boeuf
assommé.  Raidi sur sa chaise, le père Bonnemort n'avait pas même levé
la tête.  Alzire non plus ne disait rien, tâchait de ne pas trembler,
pour leur éviter de la peine; mais, malgré son courage à souffrir,
elle tremblait si fort par moments, qu'on entendait contre la
couverture le frisson de son maigre corps de fillette infirme; pendant
que, de ses grands yeux ouverts, elle regardait au plafond le pâle
reflet des jardins tout blancs, qui éclairait la pièce d'une lueur de
lune.

C'était, maintenant, l'agonie dernière, la maison vidée, tombée au
dénuement final.  Les toiles des matelas avaient suivi la laine chez
la brocanteuse; puis, les draps étaient partis, le linge, tout ce qui
pouvait se vendre.  Un soir, on avait vendu deux sous un mouchoir du
grand-père.  Des larmes coulaient, à chaque objet du pauvre ménage
dont il fallait se séparer, et la mère se lamentait encore d'avoir
emporté un jour, dans sa jupe, la boîte de carton rose, l'ancien
cadeau de son homme, comme on emporterait un enfant, pour s'en
débarrasser sous une porte.  Ils étaient nus, ils n'avaient plus à
vendre que leur peau, si entamée, si compromise, que personne n'en
aurait donné un liard.  Aussi ne prenaient-ils même pas la peine de
chercher, ils savaient qu'il n'y avait rien, que c'était la fin de
tout, qu'ils ne devaient espérer ni une chandelle, ni un morceau de
charbon, ni une pomme de terre; et ils attendaient d'en mourir, ils ne
se fâchaient que pour les enfants, car cette cruauté inutile les
révoltait, d'avoir fichu une maladie à la petite, avant de
l'étrangler.

--Enfin, le voilà! dit la Maheude.

Une forme noire passait devant la fenêtre.  La porte s'ouvrit.  Mais
ce n'était point le docteur Vanderhaghen, ils reconnurent le nouveau
curé, l'abbé Ranvier, qui ne parut pas surpris de tomber dans cette
maison morte, sans lumière, sans feu, sans pain.  Déjà, il sortait de
trois autres maisons voisines, allant de famille en famille, racolant
des hommes de bonne volonté, ainsi que Dansaert avec ses gendarmes;
et, tout de suite, il s'expliqua, de sa voix fiévreuse de sectaire.

--Pourquoi n'êtes-vous pas venus à la messe dimanche, mes enfants?
Vous avez tort, l'Église seule peut vous sauver...  Voyons,
promettez-moi de venir dimanche prochain.

Maheu, après l'avoir regardé, s'était remis en marche, pesamment, sans
une parole.  Ce fut la Maheude qui répondit.

--A la messe, monsieur le curé, pour quoi faire? Est-ce que le bon
Dieu ne se moque pas de nous?...  Tenez! qu'est-ce que lui a fait ma
petite, qui est là, à trembler la fièvre? Nous n'avions pas assez de
misère, n'est-ce pas?  il fallait qu'il me la rendît malade, lorsque
je ne puis seulement lui donner une tasse de tisane chaude.

Alors, debout, le prêtre parla longuement.  Il exploitait la grève,
cette misère affreuse, cette rancune exaspérée de la faim, avec
l'ardeur d'un missionnaire qui prêche des sauvages, pour la gloire de
sa religion.  Il disait que l'Église était avec les pauvres, qu'elle
ferait un jour triompher la justice, en appelant la colère de Dieu sur
les iniquités des riches.  Et ce jour luirait bientôt, car les riches
avaient pris la place de Dieu, en étaient arrivés à gouverner sans
Dieu, dans leur vol impie du pouvoir.  Mais, si les ouvriers voulaient
le juste partage des biens de la terre, ils devaient s'en remettre
tout de suite aux mains des prêtres, comme à la mort de Jésus les
petits et les humbles s'étaient groupés autour des apôtres.  Quelle
force aurait le pape, de quelle armée disposerait le clergé, lorsqu'il
commanderait à la foule innombrable des travailleurs! En une semaine,
on purgerait le monde des méchants, on chasserait les maîtres
indignes, ce serait enfin le vrai règne de Dieu, chacun récompensé
selon ses mérites, la loi du travail réglant le bonheur universel.

La Maheude, qui l'écoutait, croyait entendre Étienne, aux veillées de
l'automne, lorsqu'il leur annonçait la fin de leurs maux.  Seulement,
elle s'était toujours méfiée des soutanes.

--C'est très bien, ce que vous racontez là, monsieur le curé,
dit-elle.  Mais c'est donc que vous ne vous accordez plus avec les
bourgeois...  Tous nos autres curés dînaient à la Direction, et nous
menaçaient du diable, dès que nous demandions du pain.

Il recommença, il parla du déplorable malentendu entre l'Église et le
peuple.  Maintenant, en phrases voilées, il frappait sur les curés des
villes, sur les évêques, sur le haut clergé, repu de jouissance, gorgé
de domination, pactisant avec la bourgeoisie libérale, dans
l'imbécillité de son aveuglement, sans voir que c'était cette
bourgeoisie qui le dépossédait de l'empire du monde.  La délivrance
viendrait des prêtres de campagne, tous se lèveraient pour rétablir le
royaume du Christ, avec l'aide des misérables; et il semblait être
déjà à leur tête, il redressait sa taille osseuse, en chef de bande,
en révolutionnaire de l'Évangile, les yeux emplis d'une telle lumière,
qu'ils éclairaient la salle obscure.  Cette ardente prédication
l'emportait en paroles mystiques, depuis longtemps les pauvres gens ne
le comprenaient plus.

--Il n'y a pas besoin de tant de paroles, grogna brusquement Maheu,
vous auriez mieux fait de commencer par nous apporter un pain.

--Venez dimanche à la messe, s'écria le prêtre, Dieu pourvoira à tout!

Et il s'en alla, il entra catéchiser les Levaque à leur tour, si haut
dans son rêve du triomphe final de l'Église, ayant pour les faits un
tel dédain, qu'il courait ainsi les corons, sans aumônes, les mains
vides au travers de cette armée mourante de faim, en pauvre diable
lui-même qui regardait la souffrance comme l'aiguillon du salut.

Maheu marchait toujours, on n'entendait que cet ébranlement régulier,
dont les dalles tremblaient.  Il y eut un bruit de poulie mangée de
rouille, le vieux Bonnemort cracha dans la cheminée froide.  Puis, la
cadence des pas recommença.  Alzire, assoupie par la fièvre, s'était
mise à délirer à voix basse, riant, croyant qu'il faisait chaud et
qu'elle jouait au soleil.

--Sacré bon sort! murmura la Maheude, après lui avoir touché les
joues, la voilà qui brûle à présent...  Je n'attends plus ce cochon,
les brigands lui auront défendu de venir.

Elle parlait du docteur et de la Compagnie.  Pourtant, elle eut une
exclamation de joie, en voyant la porte s'ouvrir de nouveau.  Mais ses
bras retombèrent, elle resta toute droite, le visage sombre.

--Bonsoir, dit à demi-voix Étienne, lorsqu'il eut soigneusement
refermé la porte.

Souvent, il arrivait ainsi, à la nuit noire.  Les Maheu, dès le second
jour, avaient appris sa retraite.  Mais ils gardaient le secret,
personne dans le coron ne savait au juste ce qu'était devenu le jeune
homme.  Cela l'entourait d'une légende.  On continuait à croire en
lui, des bruits mystérieux couraient: il allait reparaître avec une
armée, avec des caisses pleines d'or; et c'était toujours l'attente
religieuse d'un miracle, l'idéal réalisé, l'entrée brusque dans la
cité de justice qu'il leur avait promise.  Les uns disaient l'avoir vu
au fond d'une calèche, en compagnie de trois messieurs, sur la route
de Marchiennes; d'autres affirmaient qu'il était encore pour deux
jours en Angleterre.  A la longue, cependant, la méfiance commençait,
des farceurs l'accusaient de se cacher dans une cave, où la Mouquette
lui tenait chaud; car cette liaison connue lui avait fait du tort.
C'était, au milieu de sa popularité, une lente désaffection, la sourde
poussée des convaincus pris de désespoir, et dont le nombre, peu à
peu, devait grossir.

--Quel chien de temps! ajouta-t-il.  Et vous, rien de nouveau,
toujours de pire en pire?...  On m'a dit que le petit Négrel était
parti en Belgique chercher des Borains.  Ah! nom de Dieu, nous sommes
fichus, si c'est vrai!

Un frisson l'avait saisi, en entrant dans cette pièce glacée et
obscure, où ses yeux durent s'accoutumer pour voir les malheureux,
qu'il y devinait, à un redoublement d'ombre.  Il éprouvait cette
répugnance, ce malaise de l'ouvrier sorti de sa classe, affiné par
l'étude, travaillé par l'ambition.  Quelle misère, et l'odeur, et les
corps en tas, et la pitié affreuse qui le serrait à la gorge! Le
spectacle de cette agonie le bouleversait à un tel point, qu'il
cherchait des paroles, pour leur conseiller la soumission.

Mais, violemment, Maheu s'était planté devant lui, criant:

--Des Borains! ils n'oseront pas, les jean-foutre!...  Qu'ils fassent
donc descendre des Borains, s'ils veulent que nous démolissions les
fosses!

D'un air de gêne, Étienne expliqua qu'on ne pourrait pas bouger, que
les soldats qui gardaient les fosses protégeraient la descente des
ouvriers belges.  Et Maheu serrait les poings, irrité surtout, comme
il disait, d'avoir ces baïonnettes dans le dos.  Alors, les
charbonniers n'étaient plus les maîtres chez eux? on les traitait donc
en galériens, pour les forcer au travail, le fusil chargé? Il aimait
son puits, ça lui faisait une grosse peine de n'y être pas descendu
depuis deux mois.  Aussi voyait-il rouge, à l'idée de cette injure, de
ces étrangers qu'on menaçait d'y introduire.  Puis, le souvenir qu'on
lui avait rendu son livret lui creva le coeur.

--Je ne sais pas pourquoi je me fâche, murmura-t-il.  Moi, je n'en
suis plus, de leur baraque...  Quand ils m'auront chassé d'ici, je
pourrai bien crever sur la route.

--Laisse donc! dit Étienne.  Si tu veux, ils te le reprendront demain,
ton livret.  On ne renvoie pas les bons ouvriers.

Il s'interrompit, étonné d'entendre Alzire, qui riait doucement, dans
le délire de sa fièvre.  Il n'avait encore distingué que l'ombre
raidie du père Bonnemort, et cette gaieté d'enfant malade l'effrayait.
C'était trop, cette fois, si les petits se mettaient à en mourir.  La
voix tremblante, il se décida.

--Voyons, ça ne peut pas durer, nous sommes foutus...  Il faut se
  rendre.

La Maheude, immobile et silencieuse jusque-là, éclata tout d'un coup,
lui cria dans la face, en le tutoyant et en jurant comme un homme:

--Qu'est-ce que tu dis? C'est toi qui dis ça, nom de Dieu!

Il voulut donner des raisons, mais elle ne le laissait point parler.

--Ne répète pas, nom de Dieu! ou, toute femme que je suis, je
te flanque ma main sur la figure...  Alors, nous aurions crevé
pendant deux mois, j'aurais vendu mon ménage, mes petits en seraient
tombés malades, et il n'y aurait rien de fait, et l'injustice
recommencerait!...  Ah! vois-tu, quand je songe à ça, le sang
m'étouffe.  Non! non! moi, je brûlerais tout, je tuerais tout
maintenant, plutôt que de me rendre.

Elle désigna Maheu dans l'obscurité, d'un grand geste menaçant.

--Écoute ça, si mon homme retourne à la fosse, c'est moi qui
l'attendrai sur la route, pour lui cracher au visage et le traiter de
lâche!

Étienne ne la voyait pas, mais il sentait une chaleur, comme une
haleine de bête aboyante; et il avait reculé, saisi, devant cet
enragement qui était son oeuvre.  Il la trouvait si changée, qu'il ne
la reconnaissait plus, de tant de sagesse autrefois, lui reprochant sa
violence, disant qu'on ne doit souhaiter la mort de personne, puis à
cette heure refusant d'entendre la raison, parlant de tuer le monde.
Ce n'était plus lui, c'était elle qui causait politique, qui voulait
balayer d'un coup les bourgeois, qui réclamait la république et la
guillotine, pour débarrasser la terre de ces voleurs de riches,
engraissés du travail des meurt-de-faim.

--Oui, de mes dix doigts, je les écorcherais...  En voilà assez,
peut-être!  notre tour est venu, tu le disais toi-même...  Quand je
pense que le père, le grand-père, le père du grand-père, tous ceux
d'auparavant, ont souffert ce que nous souffrons, et que nos fils, les
fils de nos fils le souffriront encore, ça me rend folle, je prendrais
un couteau...  L'autre jour, nous n'en avons pas fait assez.  Nous
aurions dû foutre Montsou par terre, jusqu'à la dernière brique.  Et,
tu ne sais pas? je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir pas laissé le
vieux étrangler la fille de la Piolaine...  On laisse bien la faim
étrangler mes petits, à moi!

Ses paroles tombaient comme des coups de hache, dans la nuit.
L'horizon fermé n'avait pas voulu s'ouvrir, l'idéal impossible
tournait en poison, au fond de ce crâne fêlé par la douleur.

--Vous m'avez mal compris, put enfin dire Étienne, qui battait en
retraite.  On devrait arriver à une entente avec la Compagnie: je sais
que les puits souffrent beaucoup, sans doute elle consentirait à un
arrangement.

--Non, rien du tout! hurla-t-elle.

Justement, Lénore et Henri, qui rentraient, arrivaient les mains
vides.  Un monsieur leur avait bien donné deux sous; mais, comme la
soeur allongeait toujours des coups de pied au petit frère, les deux
sous étaient tombés dans la neige; et, Jeanlin s'étant mis à les
chercher avec eux, on ne les avait plus retrouvés.

--Où est-il, Jeanlin?

--Maman, il a filé, il a dit qu'il avait des affaires.

Étienne écoutait, le coeur fendu.  Jadis, elle menaçait de les tuer,
s'ils tendaient jamais la main.  Aujourd'hui, elle les envoyait
elle-même sur les routes, elle parlait d'y aller tous, les dix mille
charbonniers de Montsou, prenant le bâton et la besace des vieux
pauvres, battant le pays épouvanté.

Alors, l'angoisse grandit encore, dans la pièce noire.  Les mioches
rentraient avec la faim, ils voulaient manger, pourquoi ne mangeait-on
pas?  et ils grognèrent, se traînèrent, finirent par écraser les pieds
de leur soeur mourante, qui eut un gémissement.  Hors d'elle, la mère
les gifla, au hasard des ténèbres.  Puis, comme ils criaient plus fort
en demandant du pain, elle fondit en larmes, tomba assise sur le
carreau, les saisit d'une seule étreinte, eux et la petite infirme;
et, longuement, ses pleurs coulèrent, dans une détente nerveuse qui la
laissait molle, anéantie, bégayant à vingt reprises la même phrase,
appelant la mort: «Mon Dieu, pourquoi ne nous prenez-vous pas? mon
Dieu, prenez-nous par pitié, pour en finir!» Le grand-père gardait son
immobilité de vieil arbre tordu sous la pluie et le vent, tandis que
le père marchait de la cheminée au buffet, sans tourner la tête.

Mais la porte s'ouvrit, et cette fois c'était le docteur Vanderhaghen.

--Diable! dit-il, la chandelle ne vous abîmera pas la vue...
Dépêchons, je suis pressé.

Ainsi qu'à l'ordinaire, il grondait, éreinté de besogne.  Il avait
heureusement des allumettes, le père dut en enflammer six, une à une,
et les tenir, pour qu'il pût examiner la malade.  Déballée de sa
couverture, elle grelottait sous cette lueur vacillante, d'une
maigreur d'oiseau agonisant dans la neige, si chétive qu'on ne voyait
plus que sa bosse.  Elle souriait pourtant, d'un sourire égaré de
moribonde, les yeux très grands, tandis que ses pauvres mains se
crispaient sur sa poitrine creuse.  Et, comme la mère, suffoquée,
demandait si c'était raisonnable de prendre, avant elle, la seule
enfant qui l'aidât au ménage, si intelligente, si douce, le docteur se
fâcha.

--Tiens! la voilà qui passe...  Elle est morte de faim, ta sacrée
gamine.  Et elle n'est pas la seule, j'en ai vu une autre, à côté...
Vous m'appelez tous, je n'y peux rien, c'est de la viande qu'il faut
pour vous guérir.

Maheu, les doigts brûlés, avait lâché l'allumette; et les ténèbres
retombèrent sur le petit cadavre encore chaud.  Le médecin était
reparti en courant.  Étienne n'entendait plus dans la pièce noire que
les sanglots de la Maheude, qui répétait son appel de mort, cette
lamentation lugubre et sans fin:

--Mon Dieu, c'est mon tour, prenez-moi!...  Mon Dieu, prenez mon
homme, prenez les autres, par pitié, pour en finir!

Ce dimanche-là, dès huit heures, Souvarine resta seul dans la salle de
l'Avantage, à sa place accoutumée, la tête contre le mur.  Plus un
charbonnier ne savait où prendre les deux sous d'une chope, jamais les
débits n'avaient eu moins de clients.  Aussi madame Rasseneur,
immobile au comptoir, gardait-elle un silence irrité; pendant que
Rasseneur, debout devant la cheminée de fonte, semblait suivre, d'un
air réfléchi, la fumée rousse du charbon.

Brusquement, dans cette paix lourde des pièces trop chauffées, trois
petits coups secs, tapés contre une vitre de la fenêtre, firent
tourner la tête à Souvarine.  Il se leva, il avait reconnu le signal
dont plusieurs fois déjà Étienne s'était servi pour l'appeler,
lorsqu'il le voyait du dehors fumant sa cigarette, assis à une table
vide.  Mais, avant que le machineur eût gagné la porte, Rasseneur
l'avait ouverte; et, reconnaissant l'homme qui était là, dans la
clarté de la fenêtre, il lui disait:

--Est-ce que tu as peur que je ne te vende?...  Vous serez mieux pour
causer ici que sur la route.

Étienne entra.  Madame Rasseneur lui offrit poliment une chope, qu'il
refusa d'un geste.  Le cabaretier ajoutait:

--Il y a longtemps que j'ai deviné où tu te caches.  Si j'étais un
mouchard comme tes amis le disent, je t'aurais depuis huit jours
envoyé les gendarmes.

--Tu n'as pas besoin de te défendre, répondit le jeune homme, je sais
que tu n'as jamais mangé de ce pain-là...  On peut ne pas avoir les
mêmes idées et s'estimer tout de même.

Et le silence régna de nouveau.  Souvarine avait repris sa chaise, le
dos à la muraille, les yeux perdus sur la fumée de sa cigarette; mais
ses doigts fébriles étaient agités d'une inquiétude, il les promenait
le long de ses genoux, cherchant le poil tiède de Pologne, absente ce
soir-là; et c'était un malaise inconscient, une chose qui lui
manquait, sans qu'il sût au juste laquelle.

Assis de l'autre côté de la table, Étienne dit enfin:

--C'est demain que le travail reprend au Voreux.  Les Belges sont
arrivés avec le petit Négrel.

--Oui, on les a débarqués à la nuit tombée, murmura Rasseneur resté
debout.  Pourvu qu'on ne se tue pas encore!

Puis, haussant la voix:

--Non, vois-tu, je ne veux pas recommencer à nous disputer, seulement
ça finira par du vilain, si vous vous entêtez davantage...  Tiens!
votre histoire est tout à fait celle de ton Internationale.  J'ai
rencontré Pluchart avant-hier à Lille, où j'avais des affaires.  Ça se
détraque, sa machine, paraît-il.

Il donna des détails.  L'Association, après avoir conquis les ouvriers
du monde entier, dans un élan de propagande, dont la bourgeoisie
frissonnait encore, était maintenant dévorée, détruite un peu chaque
jour, par la bataille intérieure des vanités et des ambitions.  Depuis
que les anarchistes y triomphaient, chassant les évolutionnistes de la
première heure, tout craquait, le but primitif, la réforme du
salariat, se noyait au milieu du tiraillement des sectes, les cadres
savants se désorganisaient dans la haine de la discipline.  Et déjà
l'on pouvait prévoir l'avortement final de cette levée en masse, qui
avait menacé un instant d'emporter d'une haleine la vieille société
pourrie.

--Pluchart en est malade, poursuivit Rasseneur.  Avec ça, il n'a plus
de voix du tout.  Pourtant, il parle quand même, il veut aller parler
à Paris...  Et il m'a répété à trois reprises que notre grève était
fichue.

Étienne, les yeux à terre, le laissait tout dire, sans l'interrompre.
La veille, il avait causé avec des camarades, il sentait passer sur
lui des souffles de rancune et de soupçon, ces premiers souffles de
l'impopularité, qui annoncent la défaite.  Et il demeurait sombre, il
ne voulait pas avouer son abattement, en face d'un homme qui lui avait
prédit que la foule le huerait à son tour, le jour où elle aurait à se
venger d'un mécompte.

--Sans doute la grève est fichue, je le sais aussi bien que Pluchart,
reprit-il.  Mais c'était prévu, ça.  Nous l'avons acceptée à
contrecoeur, cette grève, nous ne comptions pas en finir avec la
Compagnie...  Seulement, on se grise, on se met à espérer des choses,
et quand ça tourne mal, on oublie qu'on devait s'y attendre, on se
lamente et on se dispute comme devant une catastrophe tombée du ciel.

--Alors, demanda Rasseneur, si tu crois la partie perdue, pourquoi ne
fais-tu pas entendre raison aux camarades?

Le jeune homme le regarda fixement.

--Écoute, en voilà assez...  Tu as tes idées, j'ai les miennes.  Je
suis entré chez toi, pour te montrer que je t'estime quand même.  Mais
je pense toujours que, si nous crevons à la peine, nos carcasses
d'affamés serviront plus la cause du peuple que toute ta politique
d'homme sage...  Ah! si un de ces cochons de soldats pouvait me loger
une balle en plein coeur, comme ce serait crâne de finir ainsi!

Ses yeux s'étaient mouillés, dans ce cri où éclatait le secret désir
du vaincu, le refuge où il aurait voulu perdre à jamais son tourment.

--Bien dit! déclara madame Rasseneur, qui, d'un regard, jetait à son
mari tout le dédain de ses opinions radicales.

Souvarine, les yeux noyés, tâtonnant de ses mains nerveuses, ne
semblait pas avoir entendu.  Sa face blonde de fille, au nez mince,
aux petites dents pointues, s'ensauvageait dans une rêverie mystique,
où passaient des visions sanglantes.  Et il s'était mis à rêver tout
haut, il répondait à une parole de Rasseneur sur l'Internationale,
saisie au milieu de la conversation.

--Tous sont des lâches, il n'y avait qu'un homme pour faire de leur
machine l'instrument terrible de la destruction.  Mais il faudrait
vouloir, personne ne veut, et c'est pourquoi la révolution avortera
une fois encore.

Il continua, d'une voix de dégoût, à se lamenter sur l'imbécillité des
hommes, pendant que les deux autres restaient troublés de ces
confidences de somnambule, faites aux ténèbres.  En Russie, rien ne
marchait, il était désespéré des nouvelles qu'il avait reçues.  Ses
anciens camarades tournaient tous aux politiciens, les fameux
nihilistes dont l'Europe tremblait, des fils de pope, des petits
bourgeois, des marchands, ne s'élevaient pas au-delà de la libération
nationale, semblaient croire à la délivrance du monde, quand ils
auraient tué le despote; et, dès qu'il leur parlait de raser la
vieille humanité comme une moisson mûre, dès qu'il prononçait même le
mot enfantin de république, il se sentait incompris, inquiétant,
déclassé désormais, enrôlé parmi les princes ratés du cosmopolitisme
révolutionnaire.  Son coeur de patriote se débattait pourtant, c'était
avec une amertume douloureuse qu'il répétait son mot favori:

--Des bêtises!...  Jamais ils n'en sortiront, avec leurs bêtises!

Puis, baissant encore la voix, en phrases amères, il dit son ancien
rêve de fraternité.  Il n'avait renoncé à son rang et à sa fortune, il
ne s'était mis avec les ouvriers, que dans l'espoir de voir se fonder
enfin cette société nouvelle du travail en commun.  Tous les sous de
ses poches avaient longtemps passé aux galopins du coron, il s'était
montré pour les charbonniers d'une tendresse de frère, souriant à leur
défiance, les conquérant par son air tranquille d'ouvrier exact et peu
causeur.  Mais, décidément, la fusion ne se faisait pas, il leur
demeurait étranger, avec son mépris de tous les liens, sa volonté de
se garder brave, en dehors des glorioles et des jouissances.  Et il
était surtout, depuis le matin, exaspéré par la lecture d'un fait
divers qui courait les journaux.

Sa voix changea, ses yeux s'éclaircirent, se fixèrent sur Étienne, et
il s'adressa directement à lui.

--Comprends-tu ça, toi? ces ouvriers chapeliers de Marseille qui ont
gagné le gros lot de cent mille francs, et qui, tout de suite, ont
acheté de la rente, en déclarant qu'ils allaient vivre sans rien
faire!...  Oui, c'est votre idée, à vous tous, les ouvriers français,
déterrer un trésor, pour le manger seul ensuite, dans un coin
d'égoïsme et de fainéantise.  Vous avez beau crier contre les riches,
le courage vous manque de rendre aux pauvres l'argent que la fortune
vous envoie...  Jamais vous ne serez dignes du bonheur, tant que vous
aurez quelque chose à vous, et que votre haine des bourgeois viendra
uniquement de votre besoin enragé d'être des bourgeois à leur place.

Rasseneur éclata de rire, l'idée que les deux ouvriers de Marseille
auraient dû renoncer au gros lot lui semblait stupide.  Mais Souvarine
blêmissait, son visage décomposé devenait effrayant, dans une de ces
colères religieuses qui exterminent les peuples.  Il cria:

--Vous serez tous fauchés, culbutés, jetés à la pourriture.  Il
naîtra, celui qui anéantira votre race de poltrons et de jouisseurs.
Et, tenez! vous voyez mes mains, si mes mains le pouvaient, elles
prendraient la terre comme ça, elles la secoueraient jusqu'à la casser
en miettes, pour que vous restiez tous sous les décombres.

--Bien dit! répéta madame Rasseneur, de son air poli et convaincu.

Il se fit encore un silence.  Puis, Étienne reparla des ouvriers du
Borinage.  Il questionnait Souvarine sur les dispositions qu'on avait
prises, au Voreux.  Mais le machineur, retombé dans sa préoccupation,
répondait à peine, savait seulement qu'on devait distribuer des
cartouches aux soldats qui gardaient la fosse; et l'inquiétude
nerveuse de ses doigts sur ses genoux s'aggravait à un tel point,
qu'il finit par avoir conscience de ce qui leur manquait, le poil doux
et calmant du lapin familier.

--Où donc est Pologne? demanda-t-il.

Le cabaretier eut un nouveau rire, en regardant sa femme.  Après une
courte gêne, il se décida.

--Pologne? elle est au chaud.

Depuis son aventure avec Jeanlin, la grosse lapine, blessée sans
doute, n'avait plus fait que des lapins morts; et, pour ne pas nourrir
une bouche inutile, on s'était résigné, le jour même, à l'accommoder
aux pommes de terre.

--Oui, tu en as mangé une cuisse ce soir...  Hein? tu t'en es léché
les doigts!

Souvarine n'avait pas compris d'abord.  Puis, il devint très pâle, une
nausée contracta son menton; tandis que, malgré sa volonté de
stoïcisme, deux grosses larmes gonflaient ses paupières.

Mais on n'eut pas le temps de remarquer cette émotion, la porte
s'était brutalement ouverte, et Chaval avait paru, poussant devant lui
Catherine.  Après s'être grisé de bière et de fanfaronnades dans tous
les cabarets de Montsou, l'idée lui était venue d'aller à l'Avantage
montrer aux anciens amis qu'il n'avait pas peur.  Il entra, en disant
à sa maîtresse:

--Nom de Dieu! je te dis que tu vas boire une chope là-dedans, je
casse la gueule au premier qui me regarde de travers!

Catherine, à la vue d'Étienne, saisie, restait toute blanche.  Quand
il l'eut aperçu à son tour, Chaval ricana d'un air mauvais.

--Madame Rasseneur, deux chopes! Nous arrosons la reprise du travail.

Sans une parole, elle versa, en femme qui ne refusait sa bière à
personne.  Un silence s'était fait, ni le cabaretier, ni les deux
autres n'avaient bougé de leur place.

--J'en connais qui ont dit que j'étais un mouchard, reprit Chaval
arrogant, et j'attends que ceux-là me le répètent un peu en face, pour
qu'on s'explique à la fin.

Personne ne répondit, les hommes tournaient la tête, regardaient
vaguement les murs.

--Il y a les feignants, et il y a les pas feignants, continua-t-il
plus haut.  Moi je n'ai rien à cacher, j'ai quitté la sale baraque à
Deneulin, je descends demain au Voreux avec douze Belges, qu'on m'a
donnés à conduire, parce qu'on m'estime.  Et, si ça contrarie
quelqu'un, il peut le dire, nous en causerons.

Puis, comme le même silence dédaigneux accueillait ses provocations,
il s'emporta contre Catherine.

--Veux-tu boire, nom de Dieu!...  Trinque avec moi à la crevaison de
tous les salauds qui refusent de travailler!

Elle trinqua, mais d'une main si tremblante, qu'on entendit le
tintement léger des deux verres.  Lui, maintenant, avait tiré de sa
poche une poignée de monnaie blanche, qu'il étalait par une
ostentation d'ivrogne, en disant que c'était avec sa sueur qu'on
gagnait ça, et qu'il défiait les feignants de montrer dix sous.
L'attitude des camarades l'exaspérait, il en arriva aux insultes
directes.

--Alors, c'est la nuit que les taupes sortent? Il faut que les
gendarmes dorment pour qu'on rencontre les brigands?

Étienne s'était levé, très calme, résolu.

--Écoute, tu m'embêtes...  Oui, tu es un mouchard, ton argent pue
encore quelque traîtrise, et ça me dégoûte de toucher à ta peau de
vendu.  N'importe! je suis ton homme, il y a assez longtemps que l'un
des deux doit manger l'autre.

Chaval serra les poings.

--Allons donc! il faut t'en dire pour t'échauffer, bougre de lâche!...
Toi tout seul, je veux bien! et tu vas me payer les cochonneries qu'on
m'a faites!

Les bras suppliants, Catherine s'avançait entre eux; mais ils n'eurent
pas la peine de la repousser, elle sentit la nécessité de la bataille,
elle recula d'elle-même, lentement.  Debout contre le mur, elle
demeura muette, si paralysée d'angoisse, qu'elle ne frissonnait plus,
les yeux grands ouverts sur ces deux hommes qui allaient se tuer pour
elle.

Madame Rasseneur, simplement, enlevait les chopes de son comptoir, de
peur qu'elles ne fussent cassées.  Puis, elle se rassit sur la
banquette, sans témoigner de curiosité malséante.  On ne pouvait
pourtant laisser deux anciens camarades s'égorger ainsi, Rasseneur
s'entêtait à intervenir, et il fallut que Souvarine le prît par une
épaule, le ramenât près de la table, en disant:

--Ça ne te regarde pas...  Il y en a un de trop, c'est au plus fort de
  vivre.

Déjà, sans attendre l'attaque, Chaval lançait dans le vide ses poings
fermés.  Il était le plus grand, dégingandé, visant à la figure, par
de furieux coups de taille, des deux bras, l'un après l'autre, comme
s'il eût manoeuvré une paire de sabres.  Et il causait toujours, il
posait pour la galerie, avec des bordées d'injures, qui l'excitaient.

--Ah! sacré marlou, j'aurai ton nez! C'est ton nez que je veux me
foutre quelque part!...  Donne donc ta gueule, miroir à putains, que
j'en fasse de la bouillie pour les cochons, et nous verrons après si
les garces de femmes courent après toi!

Muet, les dents serrées, Étienne se ramassait dans sa petite taille,
jouant le jeu correct, la poitrine et la face couvertes de ses deux
poings; et il guettait, il les détendait avec une raideur de ressorts,
en terribles coups de pointe.

D'abord, ils ne se firent pas grand mal.  Les moulinets tapageurs de
l'un, l'attente froide de l'autre, prolongeaient la lutte.  Une chaise
fut renversée, leurs gros souliers écrasaient le sable blanc, semé sur
les dalles.  Mais ils s'essoufflèrent à la longue, on entendit le
ronflement de leur haleine, tandis que leur face rouge se gonflait
comme d'un brasier intérieur, dont on voyait les flammes, par les
trous clairs de leurs yeux.

--Touché! hurla Chaval, atout sur ta carcasse!

En effet, son poing, pareil à un fléau lancé de biais, avait labouré
l'épaule de son adversaire.  Celui-ci retint un grognement de douleur,
il n'y eut qu'un bruit mou, la sourde meurtrissure des muscles.  Et il
répondit par un coup droit en pleine poitrine, qui aurait défoncé
l'autre, s'il ne s'était garé, dans ses continuels sauts de chèvre.
Pourtant, le coup l'atteignit au flanc gauche, si rudement encore,
qu'il chancela, la respiration coupée.  Une rage le prit, de sentir
ses bras mollir dans la souffrance, et il rua comme une bête, il visa
le ventre pour le crever du talon.

--Tiens! à tes tripes! bégaya-t-il de sa voix étranglée.  Faut que je
les dévide au soleil!

Étienne évita le coup, si indigné de cette infraction aux règles d'un
combat loyal, qu'il sortit de son silence.

--Tais-toi donc, brute! Et pas les pieds, nom de Dieu! ou je prends
une chaise pour t'assommer!

Alors, la bataille s'aggrava.  Rasseneur, révolté, serait intervenu de
nouveau, sans le regard sévère de sa femme, qui le maintenait: est-ce
que deux clients n'avaient pas le droit de régler une affaire chez
eux? Il s'était mis simplement devant la cheminée, car il craignait de
les voir se culbuter dans le feu.  Souvarine, de son air paisible,
avait roulé une cigarette, qu'il oubliait cependant d'allumer.  Contre
le mur, Catherine restait immobile; ses mains seules, inconscientes,
venaient de monter à sa taille; et, là, elles s'étaient tordues, elles
arrachaient l'étoffe de sa robe, dans des crispations régulières.
Tout son effort était de ne pas crier, de ne pas en tuer un, en criant
sa préférence, si éperdue d'ailleurs, qu'elle ne savait même plus qui
elle préférait.

Bientôt, Chaval s'épuisa, inondé de sueur, tapant au hasard.  Malgré
sa colère, Étienne continuait à se couvrir, parait presque tous les
coups, dont quelques-uns l'éraflaient.  Il eut l'oreille fendue, un
ongle lui emporta un lambeau du cou, et dans une telle cuisson, qu'il
jura à son tour, en lançant un de ses terribles coups droits.  Une
fois encore, Chaval gara sa poitrine d'un saut; mais il s'était
baissé, le poing l'atteignit au visage, écrasa le nez, enfonça un
oeil.  Tout de suite, un jet de sang partit des narines, l'oeil enfla,
se tuméfia, bleuâtre.  Et le misérable, aveuglé par ce flot rouge,
étourdi de l'ébranlement de son crâne, battait l'air de ses bras
égarés, lorsqu'un autre coup, en pleine poitrine enfin, l'acheva.  Il
y eut un craquement, il tomba sur le dos, de la chute lourde d'un sac
de plâtre qu'on décharge.

Étienne attendit.

--Relève-toi.  Si tu en veux encore, nous allons recommencer.

Sans répondre, Chaval, après quelques secondes d'hébétement, se remua
par terre, détira ses membres.  Il se ramassait avec peine, il resta
un instant sur les genoux, en boule, faisant de sa main, au fond de sa
poche, une besogne qu'on ne voyait pas.  Puis, quand il fut debout, il
se rua de nouveau, la gorge gonflée d'un hurlement sauvage.

Mais Catherine avait vu; et, malgré elle, un grand cri lui sortit du
coeur et l'étonna, comme l'aveu d'une préférence ignorée d'elle-même.

--Prends garde! il a son couteau!

Étienne n'avait eu que le temps de parer le premier coup avec son
bras.  La laine du tricot fut coupée par l'épaisse lame, une de ces
lames qu'une virole de cuivre fixe dans un manche de buis.  Déjà, il
avait saisi le poignet de Chaval, une lutte effrayante s'engagea, lui
se sentant perdu s'il lâchait, l'autre donnant des secousses, pour se
dégager et frapper.  L'arme s'abaissait peu à peu, leurs membres
raidis se fatiguaient, deux fois Étienne eut la sensation froide de
l'acier contre sa peau; et il dut faire un effort suprême, il broya le
poignet dans une telle étreinte, que le couteau glissa de la main
ouverte.  Tous deux s'étaient jetés par terre, ce fut lui qui le
ramassa, qui le brandit à son tour.  Il tenait Chaval renversé sous
son genou, il menaçait de lui ouvrir la gorge.

--Ah! nom de Dieu de traître, tu vas y passer!

Une voix abominable, en lui, l'assourdissait.  Cela montait de ses
entrailles, battait dans sa tête à coups de marteau, une brusque folie
du meurtre, un besoin de goûter au sang.  Jamais la crise ne l'avait
secoué ainsi.  Pourtant, il n'était pas ivre.  Et il luttait contre le
mal héréditaire, avec le frisson désespéré d'un furieux d'amour qui se
débat au bord du viol.  Il finit par se vaincre, il lança le couteau
derrière lui, en balbutiant d'une voix rauque:

--Relève-toi, va-t'en!

Cette fois, Rasseneur s'était précipité, mais sans trop oser se
risquer entre eux, dans la crainte d'attraper un mauvais coup.  Il ne
voulait pas qu'on s'assassinât chez lui, il se fâchait si fort, que sa
femme, toute droite au comptoir, lui faisait remarquer qu'il criait
toujours trop tôt.  Souvarine, qui avait failli recevoir le couteau
dans les jambes, se décidait à allumer sa cigarette.  C'était donc
fini? Catherine regardait encore, stupide devant les deux hommes,
vivants l'un et l'autre.

--Va-t'en! répéta Étienne, va-t'en ou je t'achève!

Chaval se releva, essuya d'un revers de main le sang qui continuait à
lui couler du nez; et, la mâchoire barbouillée de rouge, l'oeil
meurtri, il s'en alla en traînant les jambes, dans la rage de sa
défaite.  Machinalement, Catherine le suivit.  Alors, il se redressa,
sa haine éclata en un flot d'ordures.

--Ah! non, ah! non, puisque c'est lui que tu veux, couche avec lui,
sale rosse! Et ne refous pas les pieds chez moi, si tu tiens à ta
peau!

Il fit claquer violemment la porte.  Un grand silence régna dans la
salle tiède, où l'on entendit le petit ronflement de la houille.  Par
terre, il ne restait que la chaise renversée et qu'une pluie de sang,
dont le sable des dalles buvait les gouttes.

Quand ils furent sortis de chez Rasseneur, Étienne et Catherine
marchèrent en silence.  Le dégel commençait, un dégel froid et lent,
qui salissait la neige sans la fondre.  Dans le ciel livide, on
devinait la lune pleine, derrière de grands nuages, des haillons noirs
qu'un vent de tempête roulait furieusement, très haut; et, sur la
terre, aucune haleine ne soufflait, on n'entendait que l'égouttement
des toitures, d'où tombaient des paquets blancs, d'une chute molle.

Étienne, embarrassé de cette femme qu'on lui donnait, ne trouvait rien
à dire, dans son malaise.  L'idée de la prendre et de la cacher avec
lui, à Réquillart, lui semblait absurde.  Il avait voulu la conduire
au coron, chez ses parents; mais elle s'y était refusée, d'un air de
terreur: non, non, tout plutôt que de se remettre à leur charge, après
les avoir quittés si vilainement! Et ni l'un ni l'autre ne parlaient
plus, ils piétinaient au hasard, par les chemins qui se changeaient en
fleuves de boue.  D'abord, ils étaient descendus vers le Voreux; puis
ils tournèrent à droite, ils passèrent entre le terri et le canal.

--Il faut pourtant que tu couches quelque part, dit-il enfin.  Moi, si
j'avais seulement une chambre, je t'emmènerais bien...

Mais un accès de timidité singulière l'interrompit.  Leur passé lui
revenait, leurs gros désirs d'autrefois, et les délicatesses, et les
hontes qui les avaient empêchés d'aller ensemble.  Est-ce qu'il
voulait toujours d'elle, pour se sentir si troublé, peu à peu chauffé
au coeur d'une envie nouvelle?

Le souvenir des gifles qu'elle lui avait allongées, à Gaston-Marie,
l'excitait maintenant, au lieu de l'emplir de rancune.  Et il restait
surpris, l'idée de la prendre à Réquillart devenait toute naturelle et
d'une exécution facile.

--Voyons, décide-toi, où veux-tu que je te mène?...  Tu me détestes
donc bien, que tu refuses de te mettre avec moi?

Elle le suivait lentement, retardée par les glissades pénibles de ses
sabots dans les ornières; et, sans lever la tête, elle murmura:

--J'ai assez de peine, mon Dieu! ne m'en fais pas davantage.  A quoi
ça nous avancerait-il, ce que tu demandes, aujourd'hui que j'ai un
galant et que tu as toi-même une femme?

C'était de la Mouquette dont elle parlait.  Elle le croyait avec cette
fille, comme le bruit en courait depuis quinze jours; et, quand il lui
jura que non, elle hocha la tête, elle rappela le soir où elle les
avait vus se baiser à pleine bouche.

--Est-ce dommage, toutes ces bêtises? reprit-il à demi-voix, en
s'arrêtant.  Nous nous serions si bien entendus!

Elle eut un petit frisson, elle répondit:

--Va, ne regrette rien, tu ne perds pas grand-chose, si tu savais
quelle patraque je suis, guère plus grosse que deux sous de beurre, si
mal fichue que je ne deviendrai jamais une femme, bien sûr!

Et elle continua librement, elle s'accusait comme d'une faute de ce
long retard de sa puberté.  Cela, malgré l'homme qu'elle avait eu, la
diminuait, la reléguait parmi les gamines.  On a une excuse encore,
lorsqu'on peut faire un enfant.

--Ma pauvre petite! dit tout bas Étienne, saisi d'une grande pitié.

Ils étaient au pied du terri, cachés dans l'ombre du tas énorme.  Un
nuage d'encre passait justement sur la lune, ils ne distinguaient même
plus leurs visages, et leurs souffles se mêlaient, leurs lèvres se
cherchaient, pour ce baiser dont le désir les avait tourmentés pendant
des mois.  Mais, brusquement, la lune reparut, ils virent au-dessus
d'eux, en haut des roches blanches de lumière, la sentinelle détachée
du Voreux, toute droite.  Et, sans qu'ils se fussent baisés enfin, une
pudeur les sépara, cette pudeur ancienne où il y avait de la colère,
une vague répugnance et beaucoup d'amitié.  Ils repartirent pesamment,
dans le gâchis jusqu'aux chevilles.

--C'est décidé, tu ne veux pas? demanda Étienne.

--Non, dit-elle.  Toi, après Chaval, hein? et, après toi, un autre...
Non, ça me dégoûte, je n'y ai aucun plaisir, pour quoi faire alors?

Ils se turent, marchèrent une centaine de pas, sans échanger un mot.

--Sais-tu où tu vas au moins? reprit-il.  Je ne puis te laisser dehors
par une nuit pareille.

Elle répondit simplement:

--Je rentre, Chaval est mon homme, je n'ai pas à coucher ailleurs que
chez lui.

--Mais il t'assommera de coups!

Le silence recommença.  Elle avait eu un haussement d'épaules résigné.
Il la battrait, et quand il serait las de la battre, il s'arrêterait:
ne valait-il pas mieux ça, que de rouler les chemins comme une gueuse?
Puis, elle s'habituait aux gifles, elle disait, pour se consoler, que,
sur dix filles, huit ne tombaient pas mieux qu'elle.  Si son galant
l'épousait un jour, ce serait tout de même bien gentil de sa part.

Étienne et Catherine s'étaient dirigés machinalement vers Montsou, et
à mesure qu'ils s'en approchaient, leurs silences devenaient plus
longs.  C'était comme s'ils n'avaient déjà plus été ensemble.  Lui, ne
trouvait rien pour la convaincre, malgré le gros chagrin qu'il
éprouvait à la voir retourner avec Chaval.  Son coeur se brisait, il
n'avait guère mieux à offrir, une existence de misère et de fuite, une
nuit sans lendemain, si la balle d'un soldat lui cassait la tête.
Peut-être, en effet, était-ce plus sage de souffrir ce qu'on
souffrait, sans tenter une autre souffrance.  Et il la reconduisait
chez son galant, la tête basse, et il n'eut pas de protestation,
lorsque, sur la grande route, elle l'arrêta au coin des Chantiers, à
vingt mètres de l'estaminet Piquette, en disant:

--Ne viens pas plus loin.  S'il te voyait, ça ferait encore du vilain.

Onze heures sonnaient à l'église, l'estaminet était fermé, mais des
lueurs passaient par les fentes.

--Adieu, murmura-t-elle.

Elle lui avait donné sa main, il la gardait, et elle dut la retirer
péniblement, d'un lent effort, pour le quitter.  Sans retourner la
tête, elle rentra par la petite porte, avec sa loquette.  Mais lui ne
s'éloignait point, debout à la même place, les yeux sur la maison,
anxieux de ce qui se passait là.  Il tendait l'oreille, il tremblait
d'entendre des hurlements de femme battue.  La maison demeurait noire
et silencieuse, il vit seulement s'éclairer une fenêtre du premier
étage; et, comme cette fenêtre s'ouvrait et qu'il reconnaissait
l'ombre mince qui se penchait sur la route, il s'avança.

Catherine, alors, souffla d'une voix très basse:

--Il n'est pas rentré, je me couche...  Je t'en supplie, va-t'en!

Étienne s'en alla.  Le dégel augmentait, un ruissellement d'averse
tombait des toitures, une sueur d'humidité coulait des murailles, des
palissades, de toutes les masses confuses de ce faubourg industriel,
perdues dans la nuit.  D'abord, il se dirigea vers Réquillart, malade
de fatigue et de tristesse, n'ayant plus que le besoin de disparaître
sous la terre, de s'y anéantir.  Puis, l'idée du Voreux le reprit, il
songeait aux ouvriers belges qui allaient descendre, aux camarades du
coron exaspérés contre les soldats, résolus à ne pas tolérer des
étrangers dans leur fosse.  Et il longea de nouveau le canal, au
milieu des flaques de neige fondue.

Comme il se retrouvait près du terri, la lune se montra très claire.
Il leva les yeux, regarda le ciel, où passait le galop des nuages,
sous les coups de fouet du grand vent qui soufflait là-haut; mais ils
blanchissaient, ils s'effiloquaient, plus minces, d'une transparence
brouillée d'eau trouble sur la face de la lune; et ils se succédaient
si rapides que l'astre, voilé par moments, reparaissait sans cesse
dans sa limpidité.

Le regard empli de cette clarté pure, Étienne baissait la tête,
lorsqu'un spectacle, au sommet du terri, l'arrêta.  La sentinelle,
raidie par le froid, s'y promenait maintenant, faisait vingt-cinq pas
tournée vers Marchiennes, puis revenait tournée vers Montsou.  On
voyait la flamme blanche de la baïonnette, au-dessus de cette
silhouette noire, qui se découpait nettement dans la pâleur du ciel.
Et ce qui intéressait le jeune homme, c'était, derrière la cabane où
s'abritait Bonnemort pendant les nuits de tempête, une ombre mouvante,
une bête rampante et aux aguets, qu'il reconnut tout de suite pour
Jeanlin, à son échine de fouine, longue et désossée.  La sentinelle ne
pouvait l'apercevoir, ce brigand d'enfant préparait à coup sûr une
farce, car il ne décolérait pas contre les soldats, il demandait quand
on serait débarrassé de ces assassins, qu'on envoyait avec des fusils
tuer le monde.

Un instant, Étienne hésita à l'appeler, pour l'empêcher de faire
quelque bêtise.  La lune s'était cachée, il l'avait vu se ramasser sur
lui-même, prêt à bondir; mais la lune reparaissait, et l'enfant
restait accroupi.  A chaque tour, la sentinelle s'avançait jusqu'à la
cabane, puis tournait le dos et repartait.  Et, brusquement, comme un
nuage jetait ses ténèbres, Jeanlin sauta sur les épaules du soldat,
d'un bond énorme de chat sauvage, s'y agrippa de ses griffes, lui
enfonça dans la gorge son couteau grand ouvert.  Le col de crin
résistait, il dut appuyer des deux mains sur le manche, s'y pendre de
tout le poids de son corps.  Souvent, il avait saigné des poulets,
qu'il surprenait derrière les fermes.  Cela fut si rapide, qu'il y eut
seulement dans la nuit un cri étouffé, pendant que le fusil tombait
avec un bruit de ferraille.  Déjà, la lune, très blanche, luisait.

Immobile de stupeur, Étienne regardait toujours.  L'appel s'étranglait
au fond de sa poitrine.  En haut, le terri était vide, aucune ombre ne
se détachait plus sur la fuite effarée des nuages.  Et il monta au pas
de course, il trouva Jeanlin à quatre pattes, devant le cadavre, étalé
en arrière, les bras élargis.  Dans la neige, sous la clarté limpide,
le pantalon rouge et la capote grise tranchaient durement.  Pas une
goutte de sang n'avait coulé, le couteau était encore dans la gorge,
jusqu'au manche.

D'un coup de poing irraisonné, furieux, il abattit l'enfant près du
corps.

--Pourquoi as-tu fait ça? bégayait-il éperdu.

Jeanlin se ramassa, se traîna sur les mains, avec le renflement félin
de sa maigre échine; et ses larges oreilles, ses yeux verts, ses
mâchoires saillantes, frémissaient et flambaient, dans la secousse de
son mauvais coup.

--Nom de Dieu! pourquoi as-tu fait ça?

--Je ne sais pas, j'en avais envie.

Il se buta à cette réponse.  Depuis trois jours, il en avait envie.
Ça le tourmentait, la tête lui en faisait du mal, là, derrière les
oreilles, tellement il y pensait.  Est-ce qu'on avait à se gêner, avec
ces cochons de soldats qui embêtaient les charbonniers chez eux? Des
discours violents dans la forêt, des cris de dévastation et de mort
hurlés au travers des fosses, cinq ou six mots lui étaient restés,
qu'il répétait en gamin jouant à la révolution.  Et il n'en savait pas
davantage, personne ne l'avait poussé, ça lui était venu tout seul,
comme lui venait l'envie de voler des oignons dans un champ.

Étienne, épouvanté de cette végétation sourde du crime au fond de ce
crâne d'enfant, le chassa encore, d'un coup de pied, ainsi qu'une bête
inconsciente.  Il tremblait que le poste du Voreux n'eût entendu le
cri étouffé de la sentinelle, il jetait un regard vers la fosse,
chaque fois que la lune se découvrait.  Mais rien n'avait bougé, et il
se pencha, il tâta les mains peu à peu glacées, il écouta le coeur,
arrêté sous la capote.  On ne voyait, du couteau, que le manche d'os,
où la devise galante, ce mot simple: «Amour», était gravée en lettres
noires.

Ses yeux allèrent de la gorge au visage.  Brusquement, il reconnut le
petit soldat: c'était Jules, la recrue, avec qui il avait causé, un
matin.  Et une grande pitié le saisit, en face de cette douce figure
blonde, criblée de taches de rousseur.  Les yeux bleus, largement
ouverts, regardaient le ciel, de ce regard fixe dont il lui avait vu
chercher à l'horizon le pays natal.  Où se trouvait-il, ce Plogof, qui
lui apparaissait dans un éblouissement de soleil? Là-bas, là-bas.  La
mer hurlait au loin, par cette nuit d'ouragan.  Ce vent qui passait si
haut, avait peut-être soufflé sur la lande.  Deux femmes étaient
debout, la mère, la soeur, tenant leurs coiffes emportées, regardant,
elles aussi, comme si elles avaient pu voir ce que faisait à cette
heure le petit, au-delà des lieues qui les séparaient.  Elles
l'attendraient toujours, maintenant.  Quelle abominable chose, de se
tuer entre pauvres diables, pour les riches!

Mais il fallait faire disparaître ce cadavre, Étienne songea d'abord à
le jeter dans le canal.  La certitude qu'on l'y trouverait, l'en
détourna.  Alors, son anxiété devint extrême, les minutes pressaient,
quelle décision prendre?  Il eut une soudaine inspiration: s'il
pouvait porter le corps jusqu'à Réquillart, il saurait l'y enfouir à
jamais.

--Viens ici, dit-il à Jeanlin.

L'enfant se méfiait.

--Non, tu veux me battre.  Et puis, j'ai des affaires.  Bonsoir.

En effet, il avait donné rendez-vous à Bébert et à Lydie, dans une
cachette, un trou ménagé sous la provision des bois, au Voreux.
C'était toute une grosse partie, de découcher, pour en être, si l'on
cassait les os des Belges à coups de pierres, quand ils descendraient.

--Écoute, répéta Étienne, viens ici, ou j'appelle les soldats, qui te
couperont la tête.

Et, comme Jeanlin se décidait, il roula son mouchoir, en banda
fortement le cou du soldat, sans retirer le couteau, qui empêchait le
sang de couler.  La neige fondait, il n'y avait, sur le sol, ni flaque
rouge, ni piétinement de lutte.

--Prends les jambes.

Jeanlin prit les jambes, Étienne empoigna les épaules, après avoir
attaché le fusil derrière son dos; et tous deux, lentement,
descendirent le terri, en tâchant de ne pas faire débouler les roches.
Heureusement, la lune s'était voilée.  Mais, comme ils filaient le
long du canal, elle reparut très claire: ce fut miracle si le poste ne
les vit pas.  Silencieux, ils se hâtaient, gênés par le ballottement
du cadavre, obligés de le poser à terre tous les cent mètres.  Au coin
de la ruelle de Réquillart, un bruit les glaça, ils n'eurent que le
temps de se cacher derrière un mur, pour éviter une patrouille.  Plus
loin, un homme les surprit, mais il était ivre, il s'éloigna en les
injuriant.  Et ils arrivèrent enfin à l'ancienne fosse, couverts de
sueur, si bouleversés, que leurs dents claquaient.

Étienne s'était bien douté qu'il ne serait pas commode de faire passer
le soldat par le goyot des échelles.  Ce fut une besogne atroce.
D'abord, il fallut que Jeanlin, resté en haut, laissât glisser le
corps, pendant que lui, pendu aux broussailles, l'accompagnait, pour
l'aider à franchir les deux premiers paliers, où des échelons se
trouvaient rompus.  Ensuite, à chaque échelle, il dut recommencer la
même manoeuvre, descendre en avant, puis le recevoir dans ses bras; et
il eut ainsi trente échelles, deux cent dix mètres, à le sentir tomber
continuellement sur lui.  Le fusil raclait son échine, il n'avait pas
voulu que l'enfant allât chercher le bout de chandelle, qu'il gardait
en avare.  A quoi bon? la lumière les embarrasserait, dans ce boyau
étroit.  Pourtant, lorsqu'ils furent arrivés à la salle d'accrochage,
hors d'haleine, il envoya le petit prendre la chandelle.  Il s'était
assis, il l'attendait au milieu des ténèbres, près du corps, le coeur
battant à grands coups.

Dès que Jeanlin reparut avec de la lumière, Étienne le consulta, car
l'enfant avait fouillé ces anciens travaux, jusqu'aux fentes où les
hommes ne pouvaient passer.  Ils repartirent, ils traînèrent le mort
près d'un kilomètre, par un dédale de galeries en ruine.  Enfin, le
toit s'abaissa, ils se trouvaient agenouillés, sous une roche
ébouleuse, que soutenaient des bois à demi rompus.  C'était une sorte
de caisse longue, où ils couchèrent le petit soldat comme dans un
cercueil; ils déposèrent le fusil contre son flanc; puis, à grands
coups de talon, ils achevèrent de casser les bois, au risque d'y
rester eux-mêmes.  Tout de suite, la roche se fendit, ils eurent à
peine le temps de ramper sur les coudes et sur les genoux.  Lorsque
Étienne se retourna, pris du besoin de voir, l'affaissement du toit
continuait, écrasait lentement le corps, sous la poussée énorme.  Et
il n'y eut plus rien, rien que la masse profonde de la terre.

Jeanlin, de retour chez lui, dans son coin de caverne scélérate,
s'étala sur le foin, en murmurant, brisé de lassitude:

--Zut! les mioches m'attendront, je vais dormir une heure.

Étienne avait soufflé la chandelle, dont il ne restait qu'un petit
bout.  Lui aussi était courbaturé, mais il n'avait pas sommeil, des
pensées douloureuses de cauchemar tapaient comme des marteaux dans son
crâne.  Une seule bientôt demeura, torturante, le fatiguant d'une
interrogation à laquelle il ne pouvait répondre: pourquoi n'avait-il
pas frappé Chaval, quand il le tenait sous le couteau? et pourquoi cet
enfant venait-il d'égorger un soldat, dont il ignorait même le nom?
Cela bousculait ses croyances révolutionnaires, le courage de tuer, le
droit de tuer.  Était-ce donc qu'il fût lâche? Dans le foin, l'enfant
s'était mis à ronfler, d'un ronflement d'homme soûl, comme s'il eût
cuvé l'ivresse de son meurtre.  Et, répugné, irrité, Étienne souffrait
de le savoir là, de l'entendre.  Tout d'un coup, il tressaillit, le
souffle de la peur lui avait passé sur la face.  Un frôlement léger,
un sanglot lui semblait être sorti des profondeurs de la terre.
L'image du petit soldat, couché là-bas avec son fusil, sous les
roches, lui glaça le dos et fit dresser ses cheveux.  C'était
imbécile, toute la mine s'emplissait de voix, il dut rallumer la
chandelle, il ne se calma qu'en revoyant le vide des galeries, à cette
clarté pâle.

Pendant un quart d'heure encore, il réfléchit, toujours ravagé par la
même lutte, les yeux fixés sur cette mèche qui brûlait.  Mais il y eut
un grésillement, la mèche se noyait, et tout retomba aux ténèbres.  Il
fut repris d'un frisson, il aurait giflé Jeanlin, pour l'empêcher de
ronfler si fort.  Le voisinage de l'enfant lui devenait si
insupportable, qu'il se sauva, tourmenté d'un besoin de grand air, se
hâtant par les galeries et par le goyot, comme s'il avait entendu une
ombre s'essouffler derrière ses talons.

En haut, au milieu des décombres de Réquillart, Étienne put enfin
respirer largement.  Puisqu'il n'osait tuer, c'était à lui de mourir;
et cette idée de mort, qui l'avait effleuré déjà, renaissait,
s'enfonçait dans sa tête, comme une espérance dernière.  Mourir
crânement, mourir pour la révolution, cela terminerait tout, réglerait
son compte bon ou mauvais, l'empêcherait de penser davantage.  Si les
camarades attaquaient les Borains, il serait au premier rang, il
aurait bien la chance d'attraper un mauvais coup.  Ce fut d'un pas
raffermi qu'il retourna rôder autour du Voreux.  Deux heures
sonnaient, un gros bruit de voix sortait de la chambre des porions, où
campait le poste qui gardait la fosse.  La disparition de la
sentinelle venait de bouleverser ce poste, on était allé réveiller le
capitaine, on avait fini par croire à une désertion, après un examen
attentif des lieux.  Et, aux aguets dans l'ombre, Étienne se souvenait
de ce capitaine républicain, dont le petit soldat lui avait parlé.
Qui sait si on ne le déciderait pas à passer au peuple? la troupe
mettrait la crosse en l'air, cela pouvait être le signal du massacre
des bourgeois.  Un nouveau rêve l'emporta, il ne songea plus à mourir,
il resta des heures, les pieds dans la boue, la bruine du dégel sur
les épaules, enfiévré par l'espoir d'une victoire encore possible.

Jusqu'à cinq heures, il guetta les Borains.  Puis, il s'aperçut que la
Compagnie avait eu la malignité de les faire coucher au Voreux.  La
descente commençait, les quelques grévistes du coron des
Deux-Cent-Quarante, postés en éclaireurs, hésitaient à prévenir les
camarades.  Ce fut lui qui les avertit du bon tour, et ils partirent
en courant, tandis qu'il attendait derrière le terri, sur le chemin de
halage.  Six heures sonnèrent, le ciel terreux pâlissait, s'éclairait
d'une aube rougeâtre, lorsque l'abbé Ranvier déboucha d'un sentier,
avec sa soutane relevée sur ses maigres jambes.  Chaque lundi, il
allait dire une messe matinale à la chapelle d'un couvent, de l'autre
côté de la fosse.

--Bonjour, mon ami, cria-t-il d'une voix forte, après avoir dévisagé
le jeune homme de ses yeux de flamme.

Mais Étienne ne répondit pas.  Au loin, entre les tréteaux du Voreux,
il venait de voir passer une femme, et il s'était précipité, pris
d'inquiétude, car il avait cru reconnaître Catherine.

Depuis minuit, Catherine battait le dégel des routes.  Chaval, en
rentrant et en la trouvant couchée, l'avait mise debout d'un soufflet.
Il lui criait de passer tout de suite par la porte, si elle ne voulait
pas sortir par la fenêtre; et, pleurante, vêtue à peine, meurtrie de
coups de pied dans les jambes, elle avait dû descendre, poussée dehors
d'une dernière claque.  Cette séparation brutale l'étourdissait, elle
s'était assise sur une borne, regardant la maison, attendant toujours
qu'il la rappelât; car ce n'était pas possible, il la guettait, il lui
dirait de remonter, quand il la verrait grelotter ainsi, abandonnée,
sans personne pour la recueillir.

Puis, au bout de deux heures, elle se décida, mourant de froid, dans
cette immobilité de chien jeté à la rue.  Elle sortit de Montsou,
revint sur ses pas, n'osa ni appeler du trottoir ni taper à la porte.
Enfin, elle s'en alla par le pavé, sur la grande route droite, avec
l'idée de se rendre au coron, chez ses parents.  Mais, quand elle y
fut, une telle honte la saisit, qu'elle galopa le long des jardins,
dans la crainte d'être reconnue de quelqu'un, malgré le lourd sommeil,
appesanti derrière les persiennes closes.  Et, dès lors, elle
vagabonda, effarée au moindre bruit, tremblante d'être ramassée et
conduite, comme une gueuse, à cette maison publique de Marchiennes,
dont la menace la hantait d'un cauchemar depuis des mois.  Deux fois,
elle buta contre le Voreux, s'effraya des grosses voix du poste,
courut essoufflée, avec des regards en arrière, pour voir si on ne la
poursuivait pas.  La ruelle de Réquillart était toujours pleine
d'hommes soûls, elle y retournait pourtant, dans l'espoir vague d'y
rencontrer celui qu'elle avait repoussé, quelques heures plus tôt.

Chaval, ce matin-là, devait descendre; et cette pensée ramena
Catherine vers la fosse, bien qu'elle sentît l'inutilité de lui
parler: c'était fini entre eux.  On ne travaillait plus à Jean-Bart,
il avait juré de l'étrangler, si elle reprenait du travail au Voreux,
où il craignait d'être compromis par elle.  Alors, que faire? partir
ailleurs, crever la faim, céder sous les coups de tous les hommes qui
passeraient? Elle se traînait, chancelait au milieu des ornières, les
jambes rompues, crottée jusqu'à l'échine.  Le dégel roulait maintenant
par les chemins en fleuve de fange, elle s'y noyait, marchant
toujours, n'osant chercher une pierre où s'asseoir.

Le jour parut.  Catherine venait de reconnaître le dos de Chaval qui
tournait prudemment le terri, lorsqu'elle aperçut Lydie et Bébert,
sortant le nez de leur cachette, sous la provision des bois.  Ils y
avaient passé la nuit aux aguets, sans se permettre de rentrer chez
eux, du moment où l'ordre de Jeanlin était de l'attendre; et, tandis
que ce dernier, à Réquillart, cuvait l'ivresse de son meurtre, les
deux enfants s'étaient pris aux bras l'un de l'autre, pour avoir
chaud.  Le vent sifflait entre les perches de châtaignier et de chêne,
ils se pelotonnaient, comme dans une hutte de bûcheron abandonnée.
Lydie n'osait dire à voix haute ses souffrances de petite femme
battue, pas plus que Bébert ne trouvait le courage de se plaindre des
claques dont le capitaine lui enflait les joues; mais, à la fin,
celui-ci abusait trop, risquant leurs os dans des maraudes folles,
refusant ensuite tout partage; et leur coeur se soulevait de révolte,
ils avaient fini par s'embrasser, malgré sa défense, quittes à
recevoir une gifle de l'invisible, ainsi qu'il les en menaçait.  La
gifle ne venant pas, ils continuaient de se baiser doucement, sans
avoir l'idée d'autre chose, mettant dans cette caresse leur longue
passion combattue, tout ce qu'il y avait en eux de martyrisé et
d'attendri.  La nuit entière, ils s'étaient ainsi réchauffés, si
heureux au fond de ce trou perdu, qu'ils ne se rappelaient pas l'avoir
été davantage, même à la Sainte-Barbe, quand on mangeait des beignets
et qu'on buvait du vin.

Une brusque sonnerie de clairon fit tressaillir Catherine.  Elle se
haussa, elle vit le poste du Voreux qui prenait les armes.  Étienne
arrivait au pas de course, Bébert et Lydie avaient sauté d'un bond
hors de leur cachette.  Et, là-bas, sous le jour grandissant, une
bande d'hommes et de femmes descendaient du coron, avec de grands
gestes de colère.

On venait de fermer toutes les ouvertures du Voreux; et les soixante
soldats, l'arme au pied, barraient la seule porte restée libre, celle
qui menait à la recette, par un escalier étroit, où s'ouvraient la
chambre des porions et la baraque.  Le capitaine les avait alignés sur
deux rangs, contre le mur de briques, pour qu'on ne pût les attaquer
par-derrière.

D'abord, la bande des mineurs descendue du coron se tint à distance.
Ils étaient une trentaine au plus, ils se concertaient en paroles
violentes et confuses.

La Maheude, arrivée la première, dépeignée sous un mouchoir noué à la
hâte, ayant au bras Estelle endormie, répétait d'une voix fiévreuse:

--Que personne n'entre et que personne ne sorte! Faut les pincer tous
là-dedans!

Maheu approuvait, lorsque le père Mouque, justement, arriva de
Réquillart.  On voulut l'empêcher de passer.  Mais il se débattit, il
dit que ses chevaux mangeaient tout de même leur avoine et se
fichaient de la révolution.  D'ailleurs, il y avait un cheval mort, on
l'attendait pour le sortir.  Étienne dégagea le vieux palefrenier, que
les soldats laissèrent monter au puits.  Et, un quart d'heure plus
tard, comme la bande des grévistes, peu à peu grossie, devenait
menaçante, une large porte se rouvrit au rez-de-chaussée, des hommes
parurent, charriant la bête morte, un paquet lamentable, encore serré
dans le filet de corde, qu'ils abandonnèrent au milieu des flaques de
neige fondue.  Le saisissement fut tel, qu'on ne les empêcha pas de
rentrer et de barricader la porte de nouveau.  Tous avaient reconnu le
cheval, à sa tête repliée et raidie contre le flanc.  Des
chuchotements coururent.

--C'est Trompette, n'est-ce pas? c'est Trompette.

C'était Trompette, en effet.  Depuis sa descente, jamais il n'avait pu
s'acclimater.  Il restait morne, sans goût à la besogne, comme torturé
du regret de la lumière.  Vainement, Bataille, le doyen de la mine, le
frottait amicalement de ses côtes, lui mordillait le cou, pour lui
donner un peu de la résignation de ses dix années de fond.  Ces
caresses redoublaient sa mélancolie, son poil frémissait sous les
confidences du camarade vieilli dans les ténèbres; et tous deux,
chaque fois qu'ils se rencontraient et qu'ils s'ébrouaient ensemble,
avaient l'air de se lamenter, le vieux d'en être à ne plus se
souvenir, le jeune de ne pouvoir oublier.  A l'écurie, voisins de
mangeoire, ils vivaient la tête basse, se soufflant aux naseaux,
échangeant leur continuel rêve du jour, des visions d'herbes vertes,
de routes blanches, de clartés jaunes, à l'infini.  Puis, quand
Trompette, trempé de sueur, avait agonisé sur sa litière, Bataille
s'était mis à le flairer désespérément, avec des reniflements courts,
pareils à des sanglots.  Il le sentait devenir froid, la mine lui
prenait sa joie dernière, cet ami tombé d'en haut, frais de bonnes
odeurs, qui lui rappelaient sa jeunesse au plein air.  Et il avait
cassé sa longe, hennissant de peur, lorsqu'il s'était aperçu que
l'autre ne remuait plus.

Mouque, du reste, avertissait depuis huit jours le maître-porion.
Mais on s'inquiétait bien d'un cheval malade, en ce moment-là! Ces
messieurs n'aimaient guère déplacer les chevaux.  Maintenant, il
fallait pourtant se décider à le sortir.  La veille, le palefrenier
avait passé une heure avec deux hommes, ficelant Trompette.  On attela
Bataille, pour l'amener jusqu'au puits.  Lentement, le vieux cheval
tirait, traînait le camarade mort, par une galerie si étroite, qu'il
devait donner des secousses, au risque de l'écorcher; et, harassé, il
branlait la tête, en écoutant le long frôlement de cette masse
attendue chez l'équarrisseur.  A l'accrochage, quand on l'eut dételé,
il suivit de son oeil morne les préparatifs de la remonte, le corps
poussé sur des traverses, au-dessus du puisard, le filet attaché sous
une cage.  Enfin, les chargeurs sonnèrent à la viande, il leva le cou
pour le regarder partir, d'abord doucement, puis tout de suite noyé de
ténèbres, envolé à jamais en haut de ce trou noir.  Et il demeurait le
cou allongé, sa mémoire vacillante de bête se souvenait peut-être des
choses de la terre.  Mais c'était fini, le camarade ne verrait plus
rien, lui-même serait ainsi ficelé en un paquet pitoyable, le jour où
il remonterait par là.  Ses pattes se mirent à trembler, le grand air
qui venait des campagnes lointaines l'étouffait; et il était comme
ivre, quand il rentra pesamment à l'écurie.

Sur le carreau, les charbonniers restaient sombres, devant le cadavre
de Trompette.  Une femme dit à demi-voix:

--Encore un homme, ça descend si ça veut!

Mais un nouveau flot arrivait du coron, et Levaque qui marchait en
tête, suivi de la Levaque et de Bouteloup, criait:

--A mort, les Borains! pas d'étrangers chez nous! à mort! à mort!

Tous se ruaient, il fallut qu'Étienne les arrêtât.  Il s'était
approché du capitaine, un grand jeune homme mince, de vingt-huit ans à
peine, à la face désespérée et résolue; et il lui expliquait les
choses, il tâchait de le gagner, guettant l'effet de ses paroles.  A
quoi bon risquer un massacre inutile? est-ce que la justice ne se
trouvait pas du côté des mineurs? On était tous frères, on devait
s'entendre.  Au mot de république, le capitaine avait eu un geste
nerveux.  Il gardait une raideur militaire, il dit brusquement:

--Au large! ne me forcez pas à faire mon devoir.

Trois fois, Étienne recommença.  Derrière lui, les camarades
grondaient.  Le bruit courait que M. Hennebeau était à la fosse, et on
parlait de le descendre par le cou, pour voir s'il abattrait son
charbon lui-même.  Mais c'était un faux bruit, il n'y avait là que
Négrel et Dansaert, qui tous deux se montrèrent un instant à une
fenêtre de la recette: le maître-porion se tenait en arrière,
décontenancé depuis son aventure avec la Pierronne; tandis que
l'ingénieur, bravement, promenait sur la foule ses petits yeux vifs,
souriant du mépris goguenard dont il enveloppait les hommes et les
choses.  Des huées s'élevèrent, ils disparurent.  Et, à leur place, on
ne vit plus que la face blonde de Souvarine.  Il était justement de
service, il n'avait pas quitté sa machine un seul jour, depuis le
commencement de la grève, ne parlant plus, absorbé peu à peu dans une
idée fixe, dont le clou d'acier semblait luire au fond de ses yeux
pâles.

--Au large! répéta très haut le capitaine.  Je n'ai rien à entendre,
j'ai l'ordre de garder le puits, je le garderai...  Et ne vous poussez
pas sur mes hommes, ou je saurai vous faire reculer.

Malgré sa voix ferme, une inquiétude croissante le pâlissait, à la vue
du flot toujours montant des mineurs.  On devait le relever à midi;
mais, craignant de ne pouvoir tenir jusque-là, il venait d'envoyer à
Montsou un galibot de la fosse, pour demander du renfort.

Des vociférations lui avaient répondu.

--A mort les étrangers! à mort les Borains!...  Nous voulons être les
maîtres chez nous!

Étienne recula, désolé.  C'était la fin, il n'y avait plus qu'à se
battre et à mourir.  Et il cessa de retenir les camarades, la bande
roula jusqu'à la petite troupe.  Ils étaient près de quatre cents, les
corons du voisinage se vidaient, arrivaient au pas de course.  Tous
jetaient le même cri, Maheu et Levaque disaient furieusement aux
soldats:

--Allez-vous-en! nous n'avons rien contre vous, allez-vous-en!

--Ça ne vous regarde pas, reprenait la Maheude.  Laissez-nous faire
nos affaires.

Et, derrière elle, la Levaque ajoutait, plus violente:

--Est-ce qu'il faudra vous manger pour passer? On vous prie de foutre
le camp!

Même on entendit la voix grêle de Lydie, qui s'était fourrée au plus
épais avec Bébert, dire sur un ton aigu:

--En voilà des andouilles de lignards!

Catherine, à quelques pas, regardait, écoutait, l'air hébété par ces
nouvelles violences, au milieu desquelles le mauvais sort la faisait
tomber.  Est-ce qu'elle ne souffrait pas trop déjà? quelle faute
avait-elle donc commise, pour que le malheur ne lui laissât pas de
repos? La veille encore, elle ne comprenait rien aux colères de la
grève, elle pensait que, lorsqu'on a sa part de gifles, il est inutile
d'en chercher davantage; et, à cette heure, son coeur se gonflait d'un
besoin de haine, elle se souvenait de ce qu'Étienne racontait
autrefois à la veillée, elle tâchait d'entendre ce qu'il disait
maintenant aux soldats.  Il les traitait de camarades, il leur
rappelait qu'ils étaient du peuple eux aussi, qu'ils devaient être
avec le peuple, contre les exploiteurs de la misère.

Mais il y eut dans la foule une longue secousse, et une vieille femme
déboula.  C'était la Brûlé, effrayante de maigreur, le cou et les bras
à l'air, accourue d'un tel galop, que des mèches de cheveux gris
l'aveuglaient.

--Ah! nom de Dieu, j'en suis! balbutiait-elle, l'haleine coupée.  Ce
vendu de Pierron qui m'avait enfermée dans la cave!

Et, sans attendre, elle tomba sur l'armée, la bouche noire, vomissant
l'injure.

--Tas de canailles! tas de crapules! ça lèche les bottes de ses
supérieurs, ça n'a de courage que contre le pauvre monde!

Alors, les autres se joignirent à elle, ce furent des bordées
d'insultes.  Quelques-uns criaient encore: «Vivent les soldats! au
puits l'officier!» Mais bientôt il n'y eut plus qu'une clameur: «A bas
les pantalons rouges!» Ces hommes qui avaient écouté, impassibles,
d'un visage immobile et muet, les appels à la fraternité, les
tentatives amicales d'embauchage, gardaient la même raideur passive,
sous cette grêle de gros mots.  Derrière eux, le capitaine avait tiré
son épée; et, comme la foule les serrait de plus en plus, menaçant de
les écraser contre le mur, il leur commanda de croiser la baïonnette.
Ils obéirent, une double rangée de pointes d'acier s'abattit devant
les poitrines des grévistes.

--Ah! les jean-foutre! hurla la Brûlé, en reculant.

Déjà, tous revenaient, dans un mépris exalté de la mort.  Des femmes
se précipitaient, la Maheude et la Levaque clamaient:

--Tuez-nous, tuez-nous donc! Nous voulons nos droits.

Levaque, au risque de se couper, avait saisi à pleines mains un paquet
de baïonnettes, trois baïonnettes, qu'il secouait, qu'il tirait à lui,
pour les arracher; et il les tordait, dans les forces décuplées de sa
colère, tandis que Bouteloup, à l'écart, ennuyé d'avoir suivi le
camarade, le regardait faire tranquillement.

--Allez-y, pour voir, répétait Maheu, allez-y un peu, si vous êtes de
bons bougres!

Et il ouvrait sa veste, et il écartait sa chemise, étalant sa poitrine
nue, sa chair velue et tatouée de charbon.  Il se poussait sur les
pointes, il les obligeait à reculer, terrible d'insolence et de
bravoure.  Une d'elles l'avait piqué au sein, il en était comme fou et
s'efforçait qu'elle entrât davantage, pour entendre craquer ses côtes.

--Lâches, vous n'osez pas...  Il y en a dix mille derrière nous.  Oui,
vous pouvez nous tuer, il y en aura dix mille à tuer encore.

La position des soldats devenait critique, car ils avaient reçu
l'ordre sévère de ne se servir de leurs armes qu'à la dernière
extrémité.  Et comment empêcher ces enragés-là de s'embrocher
eux-mêmes? D'autre part, l'espace diminuait, ils se trouvaient
maintenant acculés contre le mur, dans l'impossibilité de reculer
davantage.  Leur petite troupe, une poignée d'hommes, en face de la
marée montante des mineurs, tenait bon cependant, exécutait avec
sang-froid les ordres brefs donnés par le capitaine.  Celui-ci, les
yeux clairs, les lèvres nerveusement amincies, n'avait qu'une peur,
celle de les voir s'emporter sous les injures.  Déjà, un jeune
sergent, un grand maigre dont les quatre poils de moustaches se
hérissaient, battait des paupières d'une façon inquiétante.  Près de
lui, un vieux chevronné, au cuir tanné par vingt campagnes, avait
blêmi, quand il avait vu sa baïonnette tordue comme une paille.  Un
autre, une recrue sans doute, sentant encore le labour, devenait très
rouge, chaque fois qu'il s'entendait traiter de crapule et de
canaille.  Et les violences ne cessaient pas, les poings tendus, les
mots abominables, des pelletées d'accusations et de menaces qui les
souffletaient au visage.  Il fallait toute la force de la consigne
pour les tenir ainsi, la face muette, dans le hautain et triste
silence de la discipline militaire.

Une collision semblait fatale, lorsqu'on vit sortir, derrière la
troupe, le porion Richomme, avec sa tête blanche de bon gendarme,
bouleversée d'émotion.  Il parlait tout haut.

--Nom de Dieu, c'est bête à la fin! On ne peut pas permettre des
bêtises pareilles.

Et il se jeta entre les baïonnettes et les mineurs.

--Camarades, écoutez-moi...  Vous savez que je suis un vieil ouvrier
et que je n'ai jamais cessé d'être un des vôtres.  Eh bien! nom de
Dieu!  je vous promets que, si l'on n'est pas juste avec vous, ce sera
moi qui dirai aux chefs leurs quatre vérités...  Mais en voilà de
trop, ça n'avance à rien de gueuler des mauvaises paroles à ces braves
gens et de vouloir se faire trouer le ventre.

On écoutait, on hésitait.  En haut, malheureusement, reparut le profil
aigu du petit Négrel.  Il craignait sans doute qu'on ne l'accusât
d'envoyer un porion, au lieu de se risquer lui-même; et il tâcha de
parler.  Mais sa voix se perdit au milieu d'un tumulte si
épouvantable, qu'il dut quitter de nouveau la fenêtre, après avoir
simplement haussé les épaules.  Richomme, dès lors, eut beau les
supplier en son nom, répéter que cela devait se passer entre
camarades: on le repoussait, on le suspectait.  Mais il s'entêta, il
resta au milieu d'eux.

--Nom de Dieu! qu'on me casse la tête avec vous, mais je ne vous lâche
pas, tant que vous serez si bêtes!

Étienne, qu'il suppliait de l'aider à leur faire entendre raison, eut
un geste d'impuissance.  Il était trop tard, leur nombre maintenant
montait à plus de cinq cents.  Et il n'y avait pas que des enragés,
accourus pour chasser les Borains: des curieux stationnaient, des
farceurs qui s'amusaient de la bataille.  Au milieu d'un groupe, à
quelque distance, Zacharie et Philomène regardaient comme au
spectacle, si paisibles, qu'ils avaient amené les deux enfants,
Achille et Désirée.  Un nouveau flot arrivait de Réquillart, dans
lequel se trouvaient Mouquet et la Mouquette: lui, tout de suite, alla
en ricanant taper sur les épaules de son ami Zacharie; tandis qu'elle,
très allumée, galopait au premier rang des mauvaises têtes.

Cependant, à chaque minute, le capitaine se tournait vers la route de
Montsou.  Les renforts demandés n'arrivaient pas, ses soixante hommes
ne pouvaient tenir davantage.  Enfin, il eut l'idée de frapper
l'imagination de la foule, il commanda de charger les fusils devant
elle.  Les soldats exécutèrent le commandement, mais l'agitation
grandissait, des fanfaronnades et des moqueries.

--Tiens! ces feignants, ils partent pour la cible! ricanaient les
femmes, la Brûlé, la Levaque et les autres.

La Maheude, la gorge couverte du petit corps d'Estelle, qui s'était
réveillée et qui pleurait, s'approchait tellement, que le sergent lui
demanda ce qu'elle venait faire, avec ce pauvre mioche.

--Qu'est-ce que ça te fout? répondit-elle.  Tire dessus, si tu l'oses.

Les hommes hochaient la tête de mépris.  Aucun ne croyait qu'on pût
tirer sur eux.

--Il n'y a pas de balles dans leurs cartouches, dit Levaque.

--Est-ce que nous sommes des Cosaques? cria Maheu.  On ne tire pas
contre des Français, nom de Dieu!

D'autres répétaient que, lorsqu'on avait fait la campagne de Crimée,
on ne craignait pas le plomb.  Et tous continuaient à se jeter sur les
fusils.  Si une décharge avait eu lieu à ce moment, elle aurait fauché
la foule.

Au premier rang, la Mouquette s'étranglait de fureur, en pensant que
des soldats voulaient trouer la peau à des femmes.  Elle leur avait
craché tous ses gros mots, elle ne trouvait pas d'injure assez basse,
lorsque, brusquement, n'ayant plus que cette mortelle offense à
bombarder au nez de la troupe, elle montra son cul.  Des deux mains,
elle relevait ses jupes, tendait les reins, élargissait la rondeur
énorme.

--Tenez, v'là pour vous! et il est encore trop propre, tas de salauds!

Elle plongeait, culbutait, se tournait pour que chacun en eût sa part,
s'y reprenait à chaque poussée qu'elle envoyait.

--V'là pour l'officier! v'là pour le sergent! v'là pour les
  militaires!

Un rire de tempête s'éleva, Bébert et Lydie se tordaient, Étienne
lui-même, malgré son attente sombre, applaudit à cette nudité
insultante.  Tous, les farceurs aussi bien que les forcenés, huaient
les soldats maintenant, comme s'ils les voyaient salis d'un
éclaboussement d'ordure; et il n'y avait que Catherine, à l'écart,
debout sur d'anciens bois, qui restât muette, le sang à la gorge,
envahie de cette haine dont elle sentait la chaleur monter.

Mais une bousculade se produisit.  Le capitaine, pour calmer
l'énervement de ses hommes, se décidait à faire des prisonniers.  D'un
saut, la Mouquette s'échappa, en se jetant entre les jambes des
camarades.  Trois mineurs, Levaque et deux autres, furent empoignés
dans le tas des plus violents, et gardés à vue, au fond de la chambre
des porions.

D'en haut, Négrel et Dansaert criaient au capitaine de rentrer, de
s'enfermer avec eux.  Il refusa, il sentait que ces bâtiments, aux
portes sans serrure, allaient être emportés d'assaut, et qu'il y
subirait la honte d'être désarmé.  Déjà sa petite troupe grondait
d'impatience, on ne pouvait fuir devant ces misérables en sabots.  Les
soixante, acculés au mur, le fusil chargé, firent de nouveau face à la
bande.

Il y eut d'abord un recul, un profond silence.  Les grévistes
restaient dans l'étonnement de ce coup de force.  Puis, un cri monta,
exigeant les prisonniers, réclamant leur liberté immédiate.  Des voix
disaient qu'on les égorgeait là-dedans.  Et, sans s'être concertés,
emportés d'un même élan, d'un même besoin de revanche, tous coururent
aux tas de briques voisins, à ces briques dont le terrain marneux
fournissait l'argile, et qui étaient cuites sur place.  Les enfants
les charriaient une à une, des femmes en emplissaient leurs jupes.
Bientôt, chacun eut à ses pieds des munitions, la bataille à coups de
pierres commença.

Ce fut la Brûlé qui se campa la première.  Elle cassait les briques,
sur l'arête maigre de son genou, et de la main droite, et de la main
gauche, elle lâchait les deux morceaux.  La Levaque se démanchait les
épaules, si grosse, si molle, qu'elle avait dû s'approcher pour taper
juste, malgré les supplications de Bouteloup, qui la tirait en
arrière, dans l'espoir de l'emmener, maintenant que le mari était à
l'ombre.  Toutes s'excitaient, la Mouquette, ennuyée de se mettre en
sang, à rompre les briques sur ses cuisses trop grasses, préférait les
lancer entières.  Des gamins eux-mêmes entraient en ligne, Bébert
montrait à Lydie comment on envoyait ça, par-dessous le coude.
C'était une grêle, des grêlons énormes, dont on entendait les
claquements sourds.  Et, soudain, au milieu de ces furies, on aperçut
Catherine, les poings en l'air, brandissant elle aussi des moitiés de
brique, les jetant de toute la force de ses petits bras.  Elle
n'aurait pu dire pourquoi, elle suffoquait, elle crevait d'une envie
de massacrer le monde.  Est-ce que ça n'allait pas être bientôt fini,
cette sacrée existence de malheur? Elle en avait assez, d'être giflée
et chassée par son homme, de patauger ainsi qu'un chien perdu dans la
boue des chemins, sans pouvoir seulement demander une soupe à son
père, en train d'avaler sa langue comme elle.  Jamais ça ne marchait
mieux, ça se gâtait au contraire depuis qu'elle se connaissait; et
elle cassait des briques, et elle les jetait devant elle, avec la
seule idée de balayer tout, les yeux si aveuglés de sang, qu'elle ne
voyait même pas à qui elle écrasait les mâchoires.

Étienne, resté devant les soldats, manqua d'avoir le crâne fendu.  Son
oreille enflait, il se retourna, il tressaillit en comprenant que la
brique était partie des poings fiévreux de Catherine; et, au risque
d'être tué, il ne s'en allait pas, il la regardait.  Beaucoup d'autres
s'oubliaient également là, passionnés par la bataille, les mains
ballantes.  Mouquet jugeait les coups, comme s'il eût assisté à une
partie de bouchon: oh!  celui-là, bien tapé! et cet autre, pas de
chance! Il rigolait, il poussait du coude Zacharie, qui se querellait
avec Philomène, parce qu'il avait giflé Achille et Désirée, en
refusant de les prendre sur son dos, pour qu'ils pussent voir.  Il y
avait des spectateurs, massés au loin, le long de la route.  Et, en
haut de la pente, à l'entrée du coron, le vieux Bonnemort venait de
paraître, se traînant sur une canne, immobile maintenant, droit dans
le ciel couleur de rouille.

Dès les premières briques lancées, le porion Richomme s'était planté
de nouveau entre les soldats et les mineurs.  Il suppliait les uns, il
exhortait les autres, insoucieux du péril, si désespéré que de grosses
larmes lui coulaient des yeux.  On n'entendait pas ses paroles au
milieu du vacarme, on voyait seulement ses grosses moustaches grises
qui tremblaient.

Mais la grêle des briques devenait plus drue, les hommes s'y
mettaient, à l'exemple des femmes.

Alors, la Maheude s'aperçut que Maheu demeurait en arrière.  Il avait
les mains vides, l'air sombre.

--Qu'est-ce que tu as, dis? cria-t-elle.  Est-ce que tu es lâche?
est-ce que tu vas laisser conduire tes camarades en prison?...  Ah! si
je n'avais pas cette enfant, tu verrais!

Estelle, qui s'était cramponnée à son cou en hurlant, l'empêchait de
se joindre à la Brûlé et aux autres.  Et, comme son homme ne semblait
pas entendre, elle lui poussa du pied des briques dans les jambes.

--Nom de Dieu!  veux-tu prendre ça!  Faut-il que je te crache à la
figure devant le monde, pour te donner du coeur?

Redevenu très rouge, il cassa des briques, il les jeta.  Elle le
cinglait, l'étourdissait, aboyait derrière lui des paroles de mort, en
étouffant sa fille sur sa gorge, dans ses bras crispés; et il avançait
toujours, il se trouva en face des fusils.

Sous cette rafale de pierres, la petite troupe disparaissait.
Heureusement, elles tapaient trop haut, le mur en était criblé.  Que
faire? l'idée de rentrer, de tourner le dos, empourpra un instant le
visage pâle du capitaine; mais ce n'était même plus possible, on les
écharperait, au moindre mouvement.  Une brique venait de briser la
visière de son képi, des gouttes de sang coulaient de son front.
Plusieurs de ses hommes étaient blessés; et il les sentait hors d'eux,
dans cet instinct débridé de la défense personnelle, où l'on cesse
d'obéir aux chefs.  Le sergent avait lâché un nom de Dieu!  l'épaule
gauche à moitié démontée, la chair meurtrie par un choc sourd, pareil
à un coup de battoir dans du linge.  Eraflée à deux reprises, la
recrue avait un pouce broyé, tandis qu'une brûlure l'agaçait au genou
droit: est-ce qu'on se laisserait embêter longtemps encore? Une pierre
ayant ricoché et atteint le vieux chevronné sous le ventre, ses joues
verdirent, son arme trembla, s'allongea, au bout de ses bras maigres.
Trois fois, le capitaine fut sur le point de commander le feu.  Une
angoisse l'étranglait, une lutte interminable de quelques secondes
heurta en lui des idées, des devoirs, toutes ses croyances d'homme et
de soldat.  La pluie des briques redoublait, et il ouvrait la bouche,
il allait crier: Feu! lorsque les fusils partirent d'eux-mêmes, trois
coups d'abord, puis cinq, puis un roulement de peloton, puis un coup
tout seul, longtemps après, dans le grand silence.

Ce fut une stupeur.  Ils avaient tiré, la foule béante restait
immobile, sans le croire encore.  Mais des cris déchirants
s'élevèrent, tandis que le clairon sonnait la cessation du feu.  Et il
y eut une panique folle, un galop de bétail mitraillé, une fuite
éperdue dans la boue.

Bébert et Lydie s'étaient affaissés l'un sur l'autre, aux trois
premiers coups, la petite frappée à la face, le petit troué au-dessous
de l'épaule gauche.  Elle, foudroyée, ne bougeait plus.  Mais lui,
remuait, la saisissait à pleins bras, dans les convulsions de
l'agonie, comme s'il eût voulu la reprendre, ainsi qu'il l'avait
prise, au fond de la cachette noire, où ils venaient de passer leur
nuit dernière.  Et Jeanlin, justement, qui accourait enfin de
Réquillart, bouffi de sommeil, gambillant au milieu de la fumée, le
regarda étreindre sa petite femme, et mourir.

Les cinq autres coups avaient jeté bas la Brûlé et le porion Richomme.
Atteint dans le dos, au moment où il suppliait les camarades, il était
tombé à genoux; et, glissé sur une hanche, il râlait par terre, les
yeux pleins des larmes qu'il avait pleurées.  La vieille, la gorge
ouverte, s'était abattue toute raide et craquante comme un fagot de
bois sec, en bégayant un dernier juron dans le gargouillement du sang.

Mais alors le feu de peloton balayait le terrain, fauchait à cent pas
les groupes de curieux qui riaient de la bataille.  Une balle entra
dans la bouche de Mouquet, le renversa, fracassé, aux pieds de
Zacharie et de Philomène, dont les deux mioches furent couverts de
gouttes rouges.  Au même instant, la Mouquette recevait deux balles
dans le ventre.  Elle avait vu les soldats épauler, elle s'était
jetée, d'un mouvement instinctif de bonne fille, devant Catherine, en
lui criant de prendre garde; et elle poussa un grand cri, elle s'étala
sur les reins, culbutée par la secousse.  Étienne accourut, voulut la
relever, l'emporter; mais, d'un geste, elle disait qu'elle était
finie.  Puis, elle hoqueta, sans cesser de leur sourire à l'un et à
l'autre, comme si elle était heureuse de les voir ensemble, maintenant
qu'elle s'en allait.

Tout semblait terminé, l'ouragan des balles s'était perdu très loin,
jusque dans les façades du coron, lorsque le dernier coup partit,
isolé, en retard.

Maheu, frappé en plein coeur, vira sur lui-même et tomba la face dans
une flaque d'eau, noire de charbon.

Stupide, la Maheude se baissa.

--Eh! mon vieux, relève-toi.  Ce n'est rien, dis?

Les mains gênées par Estelle, elle dut la mettre sous un bras, pour
retourner la tête de son homme.

--Parle donc! où as-tu mal?

Il avait les yeux vides, la bouche baveuse d'une écume sanglante.
Elle comprit, il était mort.  Alors, elle resta assise dans la crotte,
sa fille sous le bras comme un paquet, regardant son vieux d'un air
hébété.

La fosse était libre.  De son geste nerveux, le capitaine avait
retiré, puis remis son képi coupé par une pierre; et il gardait sa
raideur blême devant le désastre de sa vie; pendant que ses hommes,
aux faces muettes, rechargeaient leurs armes.  On aperçut les visages
effarés de Négrel et de Dansaert, à la fenêtre de la recette.
Souvarine était derrière eux, le front barré d'une grande ride, comme
si le clou de son idée fixe se fût imprimé là, menaçant.  De l'autre
côté de l'horizon, au bord du plateau, Bonnemort n'avait pas bougé,
calé d'une main sur sa canne, l'autre main aux sourcils pour mieux
voir, en bas, l'égorgement des siens.  Les blessés hurlaient, les
morts se refroidissaient dans des postures cassées, boueux de la boue
liquide du dégel, ça et là envasés parmi les taches d'encre du
charbon, qui reparaissaient sous les lambeaux salis de la neige.  Et,
au milieu de ces cadavres d'hommes, tout petits, l'air pauvre avec
leur maigreur de misère, gisait le cadavre de Trompette, un tas de
chair morte, monstrueux et lamentable.

Étienne n'avait pas été tué.  Il attendait toujours, près de Catherine
tombée de fatigue et d'angoisse, lorsqu'une voix vibrante le fit
tressaillir.  C'était l'abbé Ranvier, qui revenait de dire sa messe,
et qui, les deux bras en l'air, dans une fureur de prophète, appelait
sur les assassins la colère de Dieu.  Il annonçait l'ère de justice,
la prochaine extermination de la bourgeoisie par le feu du ciel,
puisqu'elle mettait le comble à ses crimes en faisant massacrer les
travailleurs et les déshérités de ce monde.

Les coups de feu de Montsou avaient retenti jusqu'à Paris, en un
formidable écho.  Depuis quatre jours, tous les journaux de
l'opposition s'indignaient, étalaient en première page des récits
atroces: vingt-cinq blessés, quatorze morts, dont deux enfants et
trois femmes; et il y avait encore les prisonniers, Levaque était
devenu une sorte de héros, on lui prêtait une réponse au juge
d'instruction, d'une grandeur antique.  L'empire, atteint en pleine
chair par ces quelques balles, affectait le calme de la
toute-puissance, sans se rendre compte lui-même de la gravité de sa
blessure.  C'était simplement une collision regrettable, quelque chose
de perdu, là-bas, dans le pays noir, très loin du pavé parisien qui
faisait l'opinion.  On oublierait vite, la Compagnie avait reçu
l'ordre officieux d'étouffer l'affaire et d'en finir avec cette grève,
dont la durée irritante tournait au péril social.

Aussi, dès le mercredi matin, vit-on débarquer à Montsou trois des
régisseurs.  La petite ville, qui n'avait osé jusque-là se réjouir du
massacre, le coeur malade, respira et goûta la joie d'être enfin
sauvée.  Justement, le temps s'était mis au beau, un clair soleil, un
de ces premiers soleils de février dont la tiédeur verdit les pointes
des lilas.  On avait rabattu toutes les persiennes de la Régie, le
vaste bâtiment semblait revivre; et les meilleurs bruits en sortaient,
on disait ces messieurs très affectés par la catastrophe, accourus
pour ouvrir des bras paternels aux égarés des corons.  Maintenant que
le coup se trouvait porté, plus fort sans doute qu'ils ne l'eussent
voulu, ils se prodiguaient dans leur besogne de sauveurs, ils
décrétaient des mesures tardives et excellentes.  D'abord, ils
congédièrent les Borains, en menant grand tapage de cette concession
extrême à leurs ouvriers.  Puis, ils firent cesser l'occupation
militaire des fosses, que les grévistes écrasés ne menaçaient plus.
Ce furent eux encore qui obtinrent le silence, au sujet de la
sentinelle du Voreux disparue: on avait fouillé le pays sans retrouver
ni le fusil ni le cadavre, on se décida à porter le soldat déserteur,
bien qu'on eût le soupçon d'un crime.  En toutes choses, ils
s'efforcèrent ainsi d'atténuer les événements, tremblant de la peur du
lendemain, jugeant dangereux d'avouer l'irrésistible sauvagerie d'une
foule, lâchée au travers des charpentes caduques du vieux monde.  Et,
d'ailleurs, ce travail de conciliation ne les empêchait pas de
conduire à bien les affaires purement administratives; car on avait vu
Deneulin retourner à la Régie, où il se rencontrait avec M. Hennebeau.
Les pourparlers continuaient pour l'achat de Vandame, on assurait
qu'il allait accepter les offres de ces messieurs.

Mais ce qui remua particulièrement le pays, ce furent de grandes
affiches jaunes que les régisseurs firent coller à profusion sur les
murs.  On y lisait ces quelques lignes, en très gros caractères:
«Ouvriers de Montsou, nous ne voulons pas que les égarements dont vous
avez vu ces jours derniers les tristes effets privent de leurs moyens
d'existence les ouvriers sages et de bonne volonté.  Nous rouvrirons
donc toutes les fosses lundi matin, et lorsque le travail sera repris,
nous examinerons avec soin et bienveillance les situations qu'il
pourrait y avoir lieu d'améliorer.  Nous ferons enfin tout ce qu'il
sera juste et possible de faire.» En une matinée, les dix mille
charbonniers défilèrent devant ces affiches.  Pas un ne parlait,
beaucoup hochaient la tête, d'autres s'en allaient de leur pas
traînard, sans qu'un pli de leur visage immobile eût bougé.

Jusque-là, le coron des Deux-Cent-Quarante s'était obstiné dans sa
résistance farouche.  Il semblait que le sang des camarades qui avait
rougi la boue de la fosse en barrait le chemin aux autres.  Une
dizaine à peine étaient redescendus, Pierron et des cafards de son
espèce, qu'on regardait partir et rentrer d'un air sombre, sans un
geste ni une menace.  Aussi une sourde méfiance accueillit-elle
l'affiche, collée sur l'église.  On ne parlait pas des livrets rendus
là-dedans: est-ce que la Compagnie refusait de les reprendre? et la
peur des représailles, l'idée fraternelle de protester contre le
renvoi des plus compromis, les faisaient tous s'entêter encore.
C'était louche, il fallait voir, on retournerait au puits, quand ces
messieurs voudraient bien s'expliquer franchement.  Un silence
écrasait les maisons basses, la faim elle-même n'était plus rien, tous
pouvaient mourir, depuis que la mort violente avait passé sur les
toits.

Mais une maison parmi les autres, celle des Maheu, restait surtout
noire et muette, dans l'accablement de son deuil.  Depuis qu'elle
avait accompagné son homme au cimetière, la Maheude ne desserrait pas
les dents.  Après la bataille, elle avait laissé Étienne ramener chez
eux Catherine, boueuse, à demi morte; et, comme elle la déshabillait
devant le jeune homme, pour la coucher, elle s'était imaginée un
instant que sa fille, elle aussi, lui revenait avec une balle au
ventre, car la chemise avait de larges taches de sang.  Mais elle
comprit bientôt, c'était le flot de la puberté qui crevait enfin, dans
la secousse de cette journée abominable.  Ah! une chance encore, cette
blessure! un beau cadeau, de pouvoir faire des enfants, que les
gendarmes, ensuite, égorgeraient! Et elle n'adressait pas la parole à
Catherine, pas plus d'ailleurs qu'elle ne parlait à Étienne.  Celui-ci
couchait avec Jeanlin, au risque d'être arrêté, saisi d'une telle
répugnance à l'idée de retourner dans les ténèbres de Réquillart,
qu'il préférait la prison: un frisson le secouait, l'horreur de la
nuit après toutes ces morts, la peur inavouée du petit soldat qui
dormait là-bas, sous les roches.  D'ailleurs, il rêvait de la prison
comme d'un refuge, au milieu du tourment de sa défaite; mais on ne
l'inquiétait même pas, il traînait des heures misérables, ne sachant à
quoi fatiguer son corps.  Parfois, seulement, la Maheude les regardait
tous les deux, lui et sa fille, d'un air de rancune, en ayant l'air de
leur demander ce qu'ils faisaient chez elle.

De nouveau, on ronflait tous en tas, le père Bonnemort occupait
l'ancien lit des deux mioches, qui dormaient avec Catherine,
maintenant que la pauvre Alzire n'enfonçait plus sa bosse dans les
côtes de sa grande soeur.  C'était en se couchant que la mère sentait
le vide de la maison, au froid de son lit devenu trop large.
Vainement elle prenait Estelle pour combler le trou, ça ne remplaçait
pas son homme; et elle pleurait sans bruit pendant des heures.  Puis,
les journées recommençaient à couler comme auparavant: toujours pas de
pain, sans qu'on eût pourtant la chance de crever une bonne fois; des
choses ramassées à droite et à gauche, qui rendaient aux misérables le
mauvais service de les faire durer.  Il n'y avait rien de changé dans
l'existence, il n'y avait que son homme de moins.

L'après-midi du cinquième jour, Étienne, que la vue de cette femme
silencieuse désespérait, quitta la salle et marcha lentement, le long
de la rue pavée du coron.  L'inaction, qui lui pesait, le poussait à
de continuelles promenades, les bras ballants, la tête basse, torturé
par la même pensée.  Il piétinait ainsi depuis une demi-heure,
lorsqu'il sentit, à un redoublement de son malaise, que les camarades
se mettaient sur les portes pour le voir.  Le peu qui restait de sa
popularité s'en était allé au vent de la fusillade, il ne passait plus
sans rencontrer des regards dont la flamme le suivait.  Quand il leva
la tête, des hommes menaçants étaient là, des femmes écartaient les
petits rideaux des fenêtres; et, sous l'accusation muette encore, sous
la colère contenue de ces grands yeux, élargis par la faim et les
larmes, il devenait maladroit, il ne savait plus marcher.  Toujours,
derrière lui, le sourd reproche augmentait.  Une telle crainte le prit
d'entendre le coron entier sortir pour lui crier sa misère, qu'il
rentra, frémissant.

Mais, chez les Maheu, la scène qui l'attendait acheva de le
bouleverser.  Le vieux Bonnemort était près de la cheminée froide,
cloué sur sa chaise, depuis que deux voisins, le jour de la tuerie,
l'avaient trouvé par terre, sa canne en morceaux, abattu comme un
vieil arbre foudroyé.  Et, pendant que Lénore et Henri, pour amuser
leur faim, grattaient avec un bruit assourdissant une vieille
casserole, où des choux avaient bouilli la veille, la Maheude toute
droite, après avoir posé Estelle sur la table, menaçait du poing
Catherine.

--Répète un peu, nom de Dieu! répète ce que tu viens de dire!

Catherine avait dit son intention de retourner au Voreux.  L'idée de
ne pas gagner son pain, d'être ainsi tolérée chez sa mère, comme une
bête encombrante et inutile, lui devenait chaque jour plus
intolérable; et, sans la peur de recevoir quelque mauvais coup de
Chaval, elle serait redescendue dès le mardi.  Elle reprit en
bégayant:

--Qu'est-ce que tu veux? on ne peut pas vivre sans rien faire.  Nous
aurions du pain au moins.

La Maheude l'interrompit.

--Écoute, le premier de vous autres qui travaille, je l'étrangle...
Ah! non, ce serait trop fort, de tuer le père et de continuer ensuite
à exploiter les enfants! En voilà assez, j'aime mieux vous voir tous
emporter entre quatre planches, comme celui qui est parti déjà.

Et, furieusement, son long silence creva en un flot de paroles.  Une
belle avance, ce que lui apporterait Catherine! à peine trente sous,
auxquels on pouvait ajouter vingt sous, si les chefs voulaient bien
trouver une besogne pour ce bandit de Jeanlin.  Cinquante sous, et
sept bouches à nourrir! Les mioches n'étaient bons qu'à engloutir de
la soupe.  Quant au grand-père, il devait s'être cassé quelque chose
dans la cervelle, en tombant, car il semblait imbécile; à moins qu'il
n'eût les sangs tournés, d'avoir vu les soldats tirer sur les
camarades.

--N'est-ce pas? vieux, ils ont achevé de vous démolir.  Vous avez beau
avoir la poigne encore solide, vous êtes fichu.

Bonnemort la regardait de ses yeux éteints, sans comprendre.  Il
restait des heures le regard fixe, il n'avait plus que l'intelligence
de cracher dans un plat rempli de cendre, qu'on mettait à côté de lui,
par propreté.

--Et ils n'ont pas réglé sa pension, poursuivit-elle, et je suis
certaine qu'ils la refuseront, à cause de nos idées...  Non! je vous
dis qu'en voilà de trop, avec ces gens de malheur!

--Cependant, hasarda Catherine, ils promettent sur l'affiche...

--Veux-tu bien me foutre la paix, avec ton affiche!...  Encore de la
glu pour nous prendre et nous manger.  Ils peuvent faire les gentils,
à présent qu'ils nous ont troué la peau.

--Mais, alors, maman, où irons-nous? On ne nous gardera pas au coron,
bien sûr.

La Maheude eut un geste vague et terrible.  Où ils iraient? elle n'en
savait rien, elle évitait d'y songer, ça la rendait folle.  Ils
iraient ailleurs, quelque part.  Et, comme le bruit de la casserole
devenait insupportable, elle tomba sur Lénore et Henri, les gifla.
Une chute d'Estelle, qui s'était traînée à quatre pattes, augmenta le
vacarme.  La mère la calma d'une bourrade: quelle bonne affaire, si
elle s'était tuée du coup! Elle parla d'Alzire, elle souhaitait aux
autres la chance de celle-là.  Puis, brusquement, elle éclata en gros
sanglots, la tête contre le mur.

Étienne, debout, n'avait osé intervenir.  Il ne comptait plus dans la
maison, les enfants eux-mêmes se reculaient de lui, avec défiance.
Mais les larmes de cette malheureuse lui retournaient le coeur, il
murmura:

--Voyons, voyons, du courage! on tâchera de s'en tirer.

Elle ne parut pas l'entendre, elle se plaignait maintenant, d'une
plainte basse et continue.

--Ah! misère, est-ce possible? Ça marchait encore, avant ces horreurs.
On mangeait son pain sec, mais on était tous ensemble...  Et que
s'est-il donc passé, mon Dieu! qu'est-ce que nous avons donc fait,
pour que nous soyons dans un pareil chagrin, les uns sous la terre,
les autres à n'avoir plus que l'envie d'y être?...  C'est bien vrai
qu'on nous attelait comme des chevaux à la besogne, et ce n'était
guère juste, dans le partage, d'attraper les coups de bâton,
d'arrondir toujours la fortune des riches, sans espérer jamais goûter
aux bonnes choses.  Le plaisir de vivre s'en va, lorsque l'espoir s'en
est allé.  Oui, ça ne pouvait durer davantage, il fallait respirer un
peu...  Si l'on avait su pourtant! Est-ce possible, de s'être rendu si
malheureux à vouloir la justice!

Des soupirs lui gonflaient la gorge, sa voix s'étranglait dans une
tristesse immense.

--Puis, des malins sont toujours là, pour vous promettre que ça peut
s'arranger, si l'on s'en donne seulement la peine...  On se monte la
tête, on souffre tellement de ce qui existe, qu'on demande ce qui
n'existe pas.  Moi je rêvassais déjà comme une bête, je voyais une vie
de bonne amitié avec tout le monde, j'étais partie en l'air, ma
parole! dans les nuages.  Et l'on se casse les reins, en retombant
dans la crotte...  Ce n'était pas vrai, il n'y avait rien là-bas des
choses qu'on s'imaginait voir.  Ce qu'il y avait, c'était encore de la
misère, ah! de la misère tant qu'on en veut, et des coups de fusil
par-dessus le marché!

Étienne écoutait cette lamentation dont chaque larme lui donnait un
remords.  Il ne savait que dire pour calmer la Maheude, toute brisée
de sa terrible chute, du haut de l'idéal.  Elle était revenue au
milieu de la pièce, elle le regardait, maintenant; et, le tutoyant,
dans un dernier cri de rage:

--Et toi, est-ce que tu parles aussi de retourner à la fosse, après
nous avoir tous foutus dedans?...  Je ne te reproche rien.  Seulement,
si j'étais à ta place, moi, je serais déjà morte de chagrin, d'avoir
fait tant de mal aux camarades.

Il voulut répondre, puis il eut un haussement d'épaules désespéré: à
quoi bon donner des explications, qu'elle ne comprendrait pas, dans sa
douleur?  Et, souffrant trop, il s'en alla, il reprit dehors sa marche
éperdue.

Là encore, il retrouva le coron qui semblait l'attendre, les hommes
sur les portes, les femmes aux fenêtres.  Dès qu'il parut, des
grognements coururent, la foule augmenta.  Un souffle de commérages
s'enflait depuis quatre jours, éclatait en une malédiction
universelle.  Des poings se tendaient vers lui, des mères le
montraient à leurs garçons d'un geste de rancune, des vieux
crachaient, en le regardant.  C'était le revirement des lendemains de
défaite, le revers fatal de la popularité, une exécration qui
s'exaspérait de toutes les souffrances endurées sans résultat.  Il
payait pour la faim et la mort.

Zacharie, qui arrivait avec Philomène, bouscula Étienne, comme
celui-ci sortait.  Et il ricana, méchamment.

--Tiens! il engraisse, ça nourrit donc la peau des autres!

Déjà, la Levaque s'était avancée sur sa porte, en compagnie de
Bouteloup.  Elle parla de Bébert, son gamin tué d'une balle, elle
cria:

--Oui, il y a des lâches qui font massacrer les enfants.  Qu'il aille
chercher le mien dans la terre, s'il veut me le rendre!

Elle oubliait son homme prisonnier, le ménage ne chômait pas, puisque
Bouteloup restait.  Pourtant, l'idée lui en revint, elle continua
d'une voix aiguë:

--Va donc! ce sont les coquins qui se promènent, quand les braves gens
sont à l'ombre!

Étienne, pour l'éviter, était tombé sur la Pierronne, accourue au
travers des jardins.  Celle-ci avait accueilli comme une délivrance la
mort de sa mère, dont les violences menaçaient de les faire pendre; et
elle ne pleurait guère non plus la petite de Pierron, cette
gourgandine de Lydie, un vrai débarras.  Mais elle se mettait avec les
voisines, dans l'idée de se réconcilier.

--Et ma mère, dis? et la fillette? On t'a vu, tu te cachais derrière
elles, quand elles ont gobé du plomb à ta place!

Quoi faire? étrangler la Pierronne et les autres, se battre contre le
coron?  Étienne en eut un instant l'envie.  Le sang grondait dans sa
tête, il traitait maintenant les camarades de brutes, il s'irritait de
les voir inintelligents et barbares, au point de s'en prendre à lui de
la logique des faits.  Était-ce bête! Un dégoût lui venait de son
impuissance à les dompter de nouveau; et il se contenta de hâter le
pas, comme sourd aux injures.  Bientôt, ce fut une fuite, chaque
maison le huait au passage, on s'acharnait sur ses talons, tout un
peuple le maudissait d'une voix peu à peu tonnante, dans le
débordement de la haine.  C'était lui, l'exploiteur, l'assassin, la
cause unique de leur malheur.  Il sortit du coron, blême, affolé,
galopant, avec cette bande hurlante derrière son dos.  Enfin, sur la
route, beaucoup le lâchèrent; mais quelques-uns s'entêtaient, lorsque,
au bas de la pente, devant l'Avantage, il rencontra un autre groupe,
qui sortait du Voreux.

Le vieux Mouque et Chaval étaient là.  Depuis la mort de la Mouquette,
sa fille, et de son garçon, Mouquet, le vieux continuait son service
de palefrenier, sans un mot de regret ni de plainte.  Brusquement,
quand il aperçut Étienne, une fureur le secoua, et des larmes
crevèrent de ses yeux, et une débâcle de gros mots jaillit de sa
bouche noire et saignante, à force de chiquer.

--Salaud! cochon! espèce de mufle!...  Attends, tu as mes pauvres
bougres d'enfants à me payer, il faut que tu y passes!

Il ramassa une brique, la cassa, en lança les deux morceaux.

--Oui, oui, nettoyons-le! cria Chaval, qui ricanait, très excité, ravi
de cette vengeance.  Chacun son tour...  Te voilà collé au mur, sale
crapule!

Et lui aussi se rua sur Étienne, à coups de pierres.  Une clameur
sauvage s'élevait, tous prirent des briques, les cassèrent, les
jetèrent, pour l'éventrer, comme ils avaient voulu éventrer les
soldats.  Étourdi, il ne fuyait plus, il leur faisait face, cherchant
à les calmer avec des phrases.  Ses anciens discours, si chaudement
acclamés jadis, lui remontaient aux lèvres.  Il répétait les mots dont
il les avait grisés, à l'époque où il les tenait dans sa main, ainsi
qu'un troupeau fidèle; mais sa puissance était morte, des pierres
seules lui répondaient; et il venait d'être meurtri au bras gauche, il
reculait, en grand péril, lorsqu'il se trouva traqué contre la façade
de l'Avantage.

Depuis un instant, Rasseneur était sur sa porte.

--Entre, dit-il simplement.

Étienne hésitait, cela l'étouffait, de se réfugier là.

--Entre donc, je vais leur parler.

Il se résigna, il se cacha au fond de la salle, pendant que le
cabaretier bouchait la porte de ses larges épaules.

--Voyons, mes amis, soyez raisonnables...  Vous savez bien que je ne
vous ai jamais trompés, moi.  Toujours j'ai été pour le calme, et si
vous m'aviez écouté, vous n'en seriez pas, à coup sûr, où vous en
êtes.

Dodelinant des épaules et du ventre, il continua longuement, il laissa
couler son éloquence facile, d'une douceur apaisante d'eau tiède.  Et
tout son succès d'autrefois lui revenait, il reconquérait sa
popularité sans effort, naturellement, comme si les camarades ne
l'avaient pas hué et traité de lâche, un mois plus tôt.  Des voix
l'approuvaient: très bien! on était avec lui! voilà comment il fallait
parler! Un tonnerre d'applaudissements éclata.

En arrière, Étienne défaillait, le coeur noyé d'amertume.  Il se
rappelait la prédiction de Rasseneur, dans la forêt, lorsque celui-ci
l'avait menacé de l'ingratitude des foules.  Quelle brutalité
imbécile!  quel oubli abominable des services rendus! C'était une
force aveugle qui se dévorait constamment elle-même.  Et, sous sa
colère à voir ces brutes gâter leur cause, il y avait le désespoir de
son propre écroulement, de la fin tragique de son ambition.  Eh quoi!
était-ce fini déjà? Il se souvenait d'avoir, sous les hêtres, entendu
trois mille poitrines battre à l'écho de la sienne.  Ce jour-là, il
avait tenu sa popularité dans ses deux mains, ce peuple lui
appartenait, il s'en était senti le maître.  Des rêves fous le
grisaient alors: Montsou à ses pieds, Paris là-bas, député peut-être,
foudroyant les bourgeois d'un discours, le premier discours prononcé
par un ouvrier à la tribune d'un parlement.  Et c'était fini! il
s'éveillait misérable et détesté, son peuple venait de le reconduire à
coups de briques.

La voix de Rasseneur s'éleva.

--Jamais la violence n'a réussi, on ne peut pas refaire le monde en un
jour.  Ceux qui vous ont promis de tout changer d'un coup, sont des
farceurs ou des coquins!

--Bravo! bravo! cria la foule.

Qui donc était le coupable? et cette question qu'Étienne se posait,
achevait de l'accabler.  En vérité, était-ce sa faute, ce malheur dont
il saignait lui-même, la misère des uns, l'égorgement des autres, ces
femmes, ces enfants, amaigris et sans pain? Il avait eu cette vision
lamentable, un soir, avant les catastrophes.  Mais déjà une force le
soulevait, il se trouvait emporté avec les camarades.  Jamais,
d'ailleurs, il ne les avait dirigés, c'étaient eux qui le menaient,
qui l'obligeaient à faire des choses qu'il n'aurait pas faites, sans
le branle de cette cohue poussant derrière lui.  A chaque violence, il
était resté dans la stupeur des événements, car il n'en avait prévu ni
voulu aucun.  Pouvait-il s'attendre, par exemple, à ce que ses fidèles
du coron le lapideraient un jour? Ces enragés-là mentaient, quand ils
l'accusaient de leur avoir promis une existence de mangeaille et de
paresse.  Et, dans cette justification, dans les raisonnements dont il
essayait de combattre ses remords, s'agitait la sourde inquiétude de
ne pas s'être montré à la hauteur de sa tâche, ce doute du demi-savant
qui le tracassait toujours.  Mais il se sentait à bout de courage, il
n'était même plus de coeur avec les camarades, il avait peur d'eux, de
cette masse énorme, aveugle et irrésistible du peuple, passant comme
une force de la nature, balayant tout, en dehors des règles et des
théories.  Une répugnance l'en avait détaché peu à peu, le malaise de
ses goûts affinés, la montée lente de tout son être vers une classe
supérieure.

A ce moment, la voix de Rasseneur se perdit au milieu de vociférations
enthousiastes.

--Vive Rasseneur! il n'y a que lui, bravo, bravo!

Le cabaretier referma la porte, pendant que la bande se dispersait; et
les deux hommes se regardèrent en silence.  Tous deux haussèrent les
épaules.  Ils finirent par boire une chope ensemble.

Ce même jour, il y eut un grand dîner à la Piolaine, où l'on fêtait
les fiançailles de Négrel et de Cécile.  Les Grégoire, depuis la
veille, faisaient cirer la salle à manger et épousseter le salon.
Mélanie régnait dans la cuisine, surveillant les rôtis, tournant les
sauces, dont l'odeur montait jusque dans les greniers.  On avait
décidé que le cocher Francis aiderait Honorine à servir.  La
jardinière devait laver la vaisselle, le jardinier ouvrirait la
grille.  Jamais un tel gala n'avait mis en l'air la grande maison
patriarcale et cossue.

Tout se passa le mieux du monde.  Madame Hennebeau se montra charmante
pour Cécile, et elle sourit à Négrel, lorsque le notaire de Montsou,
galamment, proposa de boire au bonheur du futur ménage.  M. Hennebeau
fut aussi très aimable.  Son air riant frappa les convives, le bruit
courait que, rentré en faveur près de la Régie, il serait bientôt fait
officier de la Légion d'honneur, pour la façon énergique dont il avait
dompté la grève.  On évitait de parler des derniers événements, mais
il y avait du triomphe dans la joie générale, le dîner tournait à la
célébration officielle d'une victoire.  Enfin, on était donc délivré,
on recommençait à manger et à dormir en paix!  Une allusion fut
discrètement faite aux morts dont la boue du Voreux avait à peine bu
le sang: c'était une leçon nécessaire, et tous s'attendrirent, quand
les Grégoire ajoutèrent que, maintenant, le devoir de chacun était
d'aller panser les plaies, dans les corons.  Eux, avaient repris leur
placidité bienveillante, excusant leurs braves mineurs, les voyant
déjà, au fond des fosses, donner le bon exemple d'une résignation
séculaire.  Les notables de Montsou, qui ne tremblaient plus,
convinrent que la question du salariat demandait à être étudiée
prudemment.  Au rôti, la victoire devint complète, lorsque
M. Hennebeau lut une lettre de l'évêque, où celui-ci annonçait le
déplacement de l'abbé Ranvier.  Toute la bourgeoisie de la province
commentait avec passion l'histoire de ce prêtre, qui traitait les
soldats d'assassins.  Et le notaire, comme le dessert paraissait, se
posa très résolument en libre penseur.

Deneulin était là, avec ses deux filles.  Au milieu de cette
allégresse, il s'efforçait de cacher la mélancolie de sa ruine.  Le
matin même, il avait signé la vente de sa concession de Vandame à la
Compagnie de Montsou.  Acculé, égorgé, il s'était soumis aux exigences
des régisseurs, leur lâchant enfin cette proie guettée si longtemps,
leur tirant à peine l'argent nécessaire pour payer ses créanciers.
Même il avait accepté, au dernier moment, comme une chance heureuse,
leur offre de le garder à titre d'ingénieur divisionnaire, résigné à
surveiller ainsi, en simple salarié, cette fosse où il avait englouti
sa fortune.  C'était le glas des petites entreprises personnelles, la
disparition prochaine des patrons, mangés un à un par l'ogre sans
cesse affamé du capital, noyés dans le flot montant des grandes
Compagnies.  Lui seul payait les frais de la grève, il sentait bien
qu'on buvait à son désastre, en buvant à la rosette de M. Hennebeau;
et il ne se consolait un peu que devant la belle crânerie de Lucie et
de Jeanne, charmantes dans leurs toilettes retapées, riant à la
débâcle, en jolies filles garçonnières, dédaigneuses de l'argent.

Lorsqu'on passa au salon prendre le café, M. Grégoire emmena son
cousin à l'écart et le félicita du courage de sa décision.

--Que veux-tu? ton seul tort a été de risquer à Vandame le million de
ton denier de Montsou.  Tu t'es donné un mal terrible, et le voilà
fondu dans ce travail de chien, tandis que le mien, qui n'a pas bougé
de mon tiroir, me nourrit encore sagement à ne rien faire, comme il
nourrira les enfants de mes petits-enfants.

Le dimanche, Étienne s'échappa du coron, dès la nuit tombée.  Un ciel
très pur, criblé d'étoiles, éclairait la terre d'une clarté bleue de
crépuscule.  Il descendit vers le canal, il suivit lentement la berge,
en remontant du côté de Marchiennes.  C'était sa promenade favorite,
un sentier gazonné de deux lieues, filant tout droit, le long de cette
eau géométrique, qui se déroulait pareille à un lingot sans fin
d'argent fondu.

Jamais il n'y rencontrait personne.  Mais, ce jour-là, il fut
contrarié, en voyant venir à lui un homme.  Et, sous la pâle lumière
des étoiles, les deux promeneurs solitaires ne se reconnurent que face
à face.

--Tiens! c'est toi, murmura Étienne.

Souvarine hocha la tête sans répondre.  Un instant, ils restèrent
immobiles; puis, côte à côte, ils repartirent vers Marchiennes.
Chacun semblait continuer ses réflexions, comme très loin l'un de
l'autre.

--As-tu vu dans le journal le succès de Pluchart à Paris? demanda
enfin Étienne.  On l'attendait sur le trottoir, on lui a fait une
ovation, au sortir de cette réunion de Belleville...  Oh! le voilà
lancé, malgré son rhume.  Il ira où il voudra, désormais.

Le machineur haussa les épaules.  Il avait le mépris des beaux
parleurs, des gaillards qui entrent dans la politique comme on entre
au barreau, pour y gagner des rentes, à coups de phrases.

Étienne, maintenant, en était à Darwin.  Il en avait lu des fragments,
résumés et vulgarisés dans un volume à cinq sous; et, de cette lecture
mal comprise, il se faisait une idée révolutionnaire du combat pour
l'existence, les maigres mangeant les gras, le peuple fort dévorant la
blême bourgeoisie.  Mais Souvarine s'emporta, se répandit sur la
bêtise des socialistes qui acceptent Darwin, cet apôtre de l'inégalité
scientifique, dont la fameuse sélection n'était bonne que pour des
philosophes aristocrates.  Cependant, le camarade s'entêtait, voulait
raisonner, et il exprimait ses doutes par une hypothèse: la vieille
société n'existait plus, on en avait balayé jusqu'aux miettes; eh
bien, n'était-il pas à craindre que le monde nouveau ne repoussât gâté
lentement des mêmes injustices, les uns malades et les autres
gaillards, les uns plus adroits, plus intelligents, s'engraissant de
tout, et les autres imbéciles et paresseux, redevenant des esclaves?
Alors, devant cette vision de l'éternelle misère, le machineur cria
d'une voix farouche que, si la justice n'était pas possible avec
l'homme, il fallait que l'homme disparût.  Autant de sociétés
pourries, autant de massacres, jusqu'à l'extermination du dernier
être.  Et le silence retomba.

Longtemps, la tête basse, Souvarine marcha sur l'herbe fine, si
absorbé, qu'il suivait l'extrême bord de l'eau, avec la tranquille
certitude d'un homme endormi, rêvant le long des gouttières.  Puis, il
tressaillit sans cause, comme s'il s'était heurté contre une ombre.
Ses yeux se levèrent, sa face apparut, très pâle; et il dit doucement
à son compagnon:

--Est-ce que je t'ai conté comment elle est morte?

--Qui donc?

--Ma femme, là-bas, en Russie.

Étienne eut un geste vague, étonné du tremblement de la voix, de ce
brusque besoin de confidence, chez ce garçon impassible d'habitude,
dans son détachement stoïque des autres et de lui-même.  Il savait
seulement que la femme était une maîtresse, et qu'on l'avait pendue, à
Moscou.

--L'affaire n'avait pas marché, raconta Souvarine, les yeux perdus à
présent sur la fuite blanche du canal, entre les colonnades bleuies
des grands arbres.  Nous étions restés quatorze jours au fond d'un
trou, à miner la voie du chemin de fer; et ce n'est pas le train
impérial, c'est un train de voyageurs qui a sauté...  Alors, on a
arrêté Annouchka.  Elle nous apportait du pain tous les soirs,
déguisée en paysanne.  C'était elle aussi qui avait allumé la mèche,
parce qu'un homme aurait pu être remarqué...  J'ai suivi le procès,
caché dans la foule, pendant six longues journées...

Sa voix s'embarrassa, il fut pris d'un accès de toux, comme s'il
étranglait.

--Deux fois, j'ai eu envie de crier, de m'élancer par-dessus les
têtes, pour la rejoindre.  Mais à quoi bon? un homme de moins, c'est
un soldat de moins; et je devinais bien qu'elle me disait non, de ses
grands yeux fixes, lorsqu'elle rencontrait les miens.

Il toussa encore.

--Le dernier jour, sur la place, j'étais là...  Il pleuvait, les
maladroits perdaient la tête, dérangés par la pluie battante.  Ils
avaient mis vingt minutes, pour en pendre quatre autres: la corde
cassait, ils ne pouvaient achever le quatrième...  Annouchka était
tout debout, à attendre.  Elle ne me voyait pas, elle me cherchait
dans la foule.  Je suis monté sur une borne, et elle m'a vu, nos yeux
ne se sont plus quittés.  Quand elle a été morte, elle me regardait
toujours...  J'ai agité mon chapeau, je suis parti.

Il y eut un nouveau silence.  L'allée blanche du canal se déroulait à
l'infini, tous deux marchaient du même pas étouffé, comme retombés
chacun dans son isolement.  Au fond de l'horizon, l'eau pâle semblait
ouvrir le ciel d'une mince trouée de lumière.

--C'était notre punition, continua durement Souvarine.  Nous étions
coupables de nous aimer...  Oui, cela est bon qu'elle soit morte, il
naîtra des héros de son sang, et moi, je n'ai plus de lâcheté au
coeur...  Ah! rien, ni parents, ni femme, ni ami! rien qui fasse
trembler la main, le jour où il faudra prendre la vie des autres ou
donner la sienne!

Étienne s'était arrêté, frissonnant, sous la nuit fraîche.  Il ne
discuta pas, il dit simplement:

--Nous sommes loin, veux-tu que nous retournions?

Ils revinrent vers le Voreux, avec lenteur, et il ajouta, au bout de
quelques pas:

--As-tu vu les nouvelles affiches?

C'étaient de grands placards jaunes que la Compagnie avait encore fait
coller dans la matinée.  Elle s'y montrait plus nette et plus
conciliante, elle promettait de reprendre le livret des mineurs qui
redescendraient le lendemain.  Tout serait oublié, le pardon était
offert même aux plus compromis.

--Oui, j'ai vu, répondit le machineur.

--Eh bien! qu'est-ce que tu en penses?

--J'en pense, que c'est fini...  Le troupeau redescendra.  Vous êtes
tous trop lâches.

Étienne, fiévreusement, excusa les camarades: un homme peut être
brave, une foule qui meurt de faim est sans force.  Pas à pas, ils
étaient revenus au Voreux; et, devant la masse noire de la fosse, il
continua, il jura de ne jamais redescendre, lui; mais il pardonnait à
ceux qui redescendraient.  Ensuite, comme le bruit courait que les
charpentiers n'avaient pas eu le temps de réparer le cuvelage, il
désira savoir.  Était-ce vrai? la pesée des terrains contre les bois
qui faisaient au puits une chemise de charpente, les avait-elle
tellement renflés à l'intérieur, qu'une des cages d'extraction
frottait au passage, sur une longueur de plus de cinq mètres?
Souvarine, redevenu silencieux, répondait brièvement.  Il avait encore
travaillé la veille, la cage frottait en effet, les machineurs
devaient même doubler la vitesse, pour passer à cet endroit.  Mais
tous les chefs accueillaient les observations de la même phrase
irritée: c'était du charbon qu'on voulait, on consoliderait mieux plus
tard.

--Vois-tu que ça crève! murmura Étienne.  On serait à la noce.

Les yeux fixés sur la fosse, vague dans l'ombre, Souvarine conclut
tranquillement:

--Si ça crève, les camarades le sauront, puisque tu conseilles de
redescendre.

Neuf heures sonnaient au clocher de Montsou; et, son compagnon ayant
dit qu'il rentrait se coucher, il ajouta, sans même tendre la main:

--Eh bien! adieu.  Je pars.

--Comment, tu pars?

--Oui, j'ai redemandé mon livret, je vais ailleurs.

Étienne, stupéfait, émotionné, le regardait.  C'était après deux
heures de promenade, qu'il lui disait ça, et d'une voix si calme,
lorsque la seule annonce de cette brusque séparation lui serrait le
coeur, à lui.  On s'était connu, on avait peiné ensemble: ça rend
toujours triste, l'idée de ne plus se voir.

--Tu pars, et où vas-tu?

--Là-bas, je n'en sais rien.

--Mais je te reverrai?

--Non, je ne crois pas.

Ils se turent, ils restèrent un moment face à face, sans trouver rien
autre à se dire.

--Alors, adieu.

--Adieu.

Pendant qu'Étienne montait au coron, Souvarine tourna le dos, revint
sur la berge du canal; et là, seul maintenant, il marcha sans fin, la
tête basse, si noyé de ténèbres, qu'il n'était plus qu'une ombre
mouvante de la nuit.  Par instants, il s'arrêtait, il comptait les
heures, au loin.  Lorsque minuit sonna, il quitta la berge et se
dirigea vers le Voreux.

A ce moment, la fosse était vide, il n'y rencontra qu'un porion, les
yeux gros de sommeil.  On devait chauffer seulement à deux heures,
pour la reprise du travail.  D'abord, il monta prendre au fond d'une
armoire une veste qu'il feignait d'avoir oubliée.  Des outils, un
vilebrequin armé de sa mèche, une petite scie très forte, un marteau
et un ciseau, se trouvaient roulés dans cette veste.  Puis, il
repartit.  Mais, au lieu de sortir par la baraque, il enfila l'étroit
couloir qui menait au goyot des échelles.  Et, sa veste sous le bras,
il descendit doucement, sans lampe, mesurant la profondeur en comptant
les échelles.  Il savait que la cage frottait à trois cent
soixante-quatorze mètres, contre la cinquième passe du cuvelage
inférieur.  Quand il eut compté cinquante-quatre échelles, il tâta de
la main, il sentit le renflement des pièces de bois.  C'était là.

Alors, avec l'adresse et le sang-froid d'un bon ouvrier qui a
longtemps médité sur sa besogne, il se mit au travail.  Tout de suite,
il commença par scier un panneau dans la cloison du goyot, de manière
à communiquer avec le compartiment d'extraction.  Et, à l'aide
d'allumettes vivement enflammées et éteintes, il put se rendre compte
de l'état du cuvelage et des réparations récentes qu'on y avait
faites.

Entre Calais et Valenciennes, le fonçage des puits de mine rencontrait
des difficultés inouïes, pour traverser les masses d'eau séjournant
sous terre, en nappes immenses, au niveau des vallées les plus basses.
Seule, la construction des cuvelages, de ces pièces de charpente
jointes entre elles comme les douves d'un tonneau, parvenait à
contenir les sources affluentes, à isoler les puits, au milieu des
lacs dont les vagues profondes et obscures en battaient les parois.
Il avait fallu, en fonçant le Voreux, établir deux cuvelages: celui du
niveau supérieur, dans les sables ébouleux et les argiles blanches qui
avoisinent le terrain crétacé, fissuré de toutes parts, gonflé d'eau
comme une éponge; puis, celui du niveau inférieur, directement
au-dessus du terrain houiller, dans un sable jaune d'une finesse de
farine, coulant avec une fluidité liquide; et c'était là que se
trouvait le Torrent, cette mer souterraine, la terreur des houillères
du Nord, une mer avec ses tempêtes et ses naufrages, une mer ignorée,
insondable, roulant ses flots noirs, à plus de trois cents mètres du
soleil.  D'ordinaire, les cuvelages tenaient bon, sous la pression
énorme.  Ils ne redoutaient guère que le tassement des terrains
voisins, ébranlés par le travail continu des anciennes galeries
d'exploitation, qui se comblaient.  Dans cette descente des roches,
parfois des lignes de cassure se produisaient, se propageaient
lentement jusqu'aux charpentes, qu'elles déformaient à la longue, en
les repoussant à l'intérieur du puits; et le grand danger était là,
une menace d'éboulement et d'inondation, la fosse emplie de
l'avalanche des terres et du déluge des sources.

Souvarine, à cheval dans l'ouverture pratiquée par lui, constata une
déformation très grave de la cinquième passe du cuvelage.  Les pièces
de bois faisaient ventre, en dehors des cadres; plusieurs même étaient
sorties de leur épaulement.  Des filtrations abondantes, des «pichoux»
comme disent les mineurs, jaillissaient des joints, au travers du
brandissage d'étoupes goudronnées dont on les garnissait.  Et les
charpentiers, pressés par le temps, s'étaient contentés de poser aux
angles des équerres de fer, avec une telle insouciance, que toutes les
vis n'étaient pas mises.  Un mouvement considérable se produisait
évidemment derrière, dans les sables du Torrent.

Alors, avec son vilebrequin, il desserra les vis des équerres, de
façon à ce qu'une dernière poussée pût les arracher toutes.  C'était
une besogne de témérité folle, pendant laquelle il manqua vingt fois
de culbuter, de faire le saut des cent quatre-vingts mètres qui le
séparaient du fond.  Il avait dû empoigner les guides de chêne, les
madriers où glissaient les cages; et, suspendu au-dessus du vide, il
voyageait le long des traverses dont ils étaient reliés de distance en
distance, il se coulait, s'asseyait, se renversait, simplement
arc-bouté sur un coude ou sur un genou, dans un tranquille mépris de
la mort.  Un souffle l'aurait précipité, à trois reprises il se
rattrapa, sans un frisson.  D'abord, il tâtait de la main, puis il
travaillait, n'enflammant une allumette que lorsqu'il s'égarait, au
milieu de ces poutres gluantes.  Après avoir desserré les vis, il
s'attaqua aux pièces mêmes; et le péril grandit encore.  Il avait
cherché la clef, la pièce qui tenait les autres; il s'acharnait contre
elle, la trouait, la sciait, l'amincissait, pour qu'elle perdît de sa
résistance; tandis que, par les trous et les fentes, l'eau qui
s'échappait en jets minces l'aveuglait et le trempait d'une pluie
glacée.  Deux allumettes s'éteignirent.  Toutes se mouillaient,
c'était la nuit, une profondeur sans fond de ténèbres.

Dès ce moment, une rage l'emporta.  Les haleines de l'invisible le
grisaient, l'horreur noire de ce trou battu d'une averse le jetait à
une fureur de destruction.  Il s'acharna au hasard contre le cuvelage,
tapant où il pouvait, à coups de vilebrequin, à coups de scie, pris du
besoin de l'éventrer tout de suite sur sa tête.  Et il y mettait une
férocité, comme s'il eût joué du couteau dans la peau d'un être
vivant, qu'il exécrait.  Il la tuerait à la fin, cette bête mauvaise
du Voreux, à la gueule toujours ouverte, qui avait englouti tant de
chair humaine! On entendait la morsure de ses outils, son échine
s'allongeait, il rampait, descendait, remontait, se tenant encore par
miracle, dans un branle continu, un vol d'oiseau nocturne au travers
des charpentes d'un clocher.

Mais il se calma, mécontent de lui.  Est-ce qu'on ne pouvait faire les
choses froidement? Sans hâte, il souffla, il rentra dans le goyot des
échelles, dont il boucha le trou, en replaçant le panneau qu'il avait
scié.  C'était assez, il ne voulait pas donner l'éveil par un dégât
trop grand, qu'on aurait tenté de réparer tout de suite.  La bête
avait sa blessure au ventre, on verrait si elle vivait encore le soir;
et il avait signé, le monde épouvanté saurait qu'elle n'était pas
morte de sa belle mort.  Il prit le temps de rouler méthodiquement les
outils dans sa veste, il remonta les échelles avec lenteur.  Puis,
quand il fut sorti de la fosse sans être vu, l'idée d'aller changer de
vêtements ne lui vint même pas.  Trois heures sonnaient.  Il resta
planté sur la route, il attendit.

A la même heure, Étienne, qui ne dormait pas, s'inquiéta d'un bruit
léger, dans l'épaisse nuit de la chambre.  Il distinguait le petit
souffle des enfants, les ronflements de Bonnemort et de la Maheude;
tandis que, près de lui, Jeanlin sifflait une note prolongée de flûte.
Sans doute, il avait rêvé, et il se renfonçait, lorsque le bruit
recommença.  C'était un craquement de paillasse, l'effort étouffé
d'une personne qui se lève.  Alors, il s'imagina que Catherine se
trouvait indisposée.

--Dis, c'est toi? qu'est-ce que tu as? demanda-t-il à voix basse.

Personne ne répondit, seuls les ronflements des autres continuaient.
Pendant cinq minutes, rien ne bougea.  Puis, il y eut un nouveau
craquement.  Et, certain cette fois de ne pas s'être trompé, il
traversa la chambre, il envoya les mains dans les ténèbres, pour tâter
le lit d'en face.  Sa surprise fut grande, en y rencontrant la jeune
fille assise, l'haleine suspendue, éveillée et aux aguets.

--Eh bien! pourquoi ne réponds-tu pas? qu'est-ce que tu fais donc?

Elle finit par dire:

--Je me lève.

--A cette heure, tu te lèves?

--Oui, je retourne travailler à la fosse.

Très ému, Étienne dut s'asseoir au bord de la paillasse, pendant que
Catherine lui expliquait ses raisons.  Elle souffrait trop de vivre
ainsi, oisive, en sentant peser sur elle de continuels regards de
reproche; elle aimait mieux courir le risque d'être bousculée là-bas
par Chaval; et, si sa mère refusait son argent, quand elle le lui
apporterait, eh bien! elle était assez grande pour se mettre à part et
faire elle-même sa soupe.

--Va-t'en, je vais m'habiller.  Et ne dis rien, n'est-ce pas? si tu
veux être gentil.

Mais il demeurait près d'elle, il l'avait prise à la taille, dans une
caresse de chagrin et de pitié.  En chemise, serrés l'un contre
l'autre, ils sentaient la chaleur de leur peau nue, au bord de cette
couche, tiède du sommeil de la nuit.  Elle, d'un premier mouvement,
avait essayé de se dégager; puis, elle s'était mise à pleurer tout
bas, en le prenant à son tour par le cou, pour le garder contre elle,
dans une étreinte désespérée.  Et ils restaient sans autre désir, avec
le passé de leurs amours malheureuses, qu'ils n'avaient pu satisfaire.
Était-ce donc à jamais fini?  n'oseraient-ils s'aimer un jour,
maintenant qu'ils étaient libres? Il n'aurait fallu qu'un peu de
bonheur, pour dissiper leur honte, ce malaise qui les empêchait
d'aller ensemble, à cause de toutes sortes d'idées, où ils ne lisaient
pas clairement eux-mêmes.

--Recouche-toi, murmura-t-elle.  Je ne veux pas allumer, ça
réveillerait maman...  Il est l'heure, laisse-moi.

Il n'écoutait point, il la pressait éperdument, le coeur noyé d'une
tristesse immense.  Un besoin de paix, un invincible besoin d'être
heureux l'envahissait; et il se voyait marié, dans une petite maison
propre, sans autre ambition que de vivre et de mourir là, tous les
deux.  Du pain le contenterait; même s'il n'y en avait que pour un, le
morceau serait pour elle.  A quoi bon autre chose? est-ce que la vie
valait davantage?

Elle, cependant, dénouait ses bras nus.

--Je t'en prie, laisse.

Alors, dans un élan de son coeur, il lui dit à l'oreille:

--Attends, je vais avec toi.

Et lui-même s'étonna d'avoir dit cette chose.  Il avait juré de ne pas
redescendre, d'où venait donc cette décision brusque, sortie de ses
lèvres, sans qu'il y eût songé, sans qu'il l'eût discutée un instant?
Maintenant, c'était en lui un tel calme, une guérison si complète de
ses doutes, qu'il s'entêtait, en homme sauvé par le hasard, et qui
avait trouvé enfin l'unique porte à son tourment.  Aussi refusa-t-il
de l'entendre, lorsqu'elle s'alarma, comprenant qu'il se dévouait pour
elle, redoutant les mauvaises paroles dont on l'accueillerait à la
fosse.  Il se moquait de tout, les affiches promettaient le pardon, et
cela suffisait.

--Je veux travailler, c'est mon idée...  Habillons-nous et ne faisons
pas de bruit.

Ils s'habillèrent dans les ténèbres, avec mille précautions.  Elle,
secrètement, avait préparé la veille ses vêtements de mineur; lui,
dans l'armoire, prit une veste et une culotte; et ils ne se lavèrent
pas, par crainte de remuer la terrine.  Tous dormaient, mais il
fallait traverser le couloir étroit, où couchait la mère.  Quand ils
partirent, le malheur voulut qu'ils butèrent contre une chaise.  Elle
s'éveilla, elle demanda, dans l'engourdissement du sommeil:

--Hein? qui est-ce?

Catherine, tremblante, s'était arrêtée, en serrant violemment la main
d'Étienne.

--C'est moi, ne vous inquiétez pas, dit celui-ci.  J'étouffe, je sors
respirer un peu.

--Bon, bon.

Et la Maheude se rendormit.  Catherine n'osait plus bouger.  Enfin,
elle descendit dans la salle, elle partagea une tartine qu'elle avait
réservée sur un pain, donné par une dame de Montsou.  Puis, doucement,
ils refermèrent la porte, ils s'en allèrent.

Souvarine était demeuré debout, près de l'Avantage, à l'angle de la
route.  Depuis une demi-heure, il regardait les charbonniers qui
retournaient au travail, confus dans l'ombre, passant avec leur sourd
piétinement de troupeau.  Il les comptait, comme les bouchers comptent
les bêtes, à l'entrée de l'abattoir; et il était surpris de leur
nombre, il ne prévoyait pas, même dans son pessimisme, que ce nombre
de lâches pût être si grand.  La queue s'allongeait toujours, il se
raidissait, très froid, les dents serrées, les yeux clairs.

Mais il tressaillit.  Parmi ces hommes qui défilaient, et dont il ne
distinguait pas les visages, il venait pourtant d'en reconnaître un, à
sa démarche.  Il s'avança, il l'arrêta.

--Où vas-tu?

Étienne, saisi, au lieu de répondre, balbutiait.

--Tiens! tu n'es pas encore parti!

Puis, il avoua, il retournait à la fosse.  Sans doute, il avait juré;
seulement, ce n'était pas une existence, d'attendre les bras croisés
des choses qui arriveraient dans cent ans peut-être; et, d'ailleurs,
des raisons à lui le décidaient.

Souvarine l'avait écouté, frémissant.  Il l'empoigna par une épaule,
il le rejeta vers le coron.

--Rentre chez toi, je le veux, entends-tu!

Mais, Catherine s'étant approchée, il la reconnut, elle aussi.
Étienne protestait, déclarait qu'il ne laissait à personne le soin de
juger sa conduite.  Et les yeux du machineur allèrent de la jeune
fille au camarade; tandis qu'il reculait d'un pas, avec un geste de
brusque abandon.  Quand il y avait une femme dans le coeur d'un homme,
l'homme était fini, il pouvait mourir.  Peut-être revit-il, en une
vision rapide, là-bas, à Moscou, sa maîtresse pendue, ce dernier lien
de sa chair coupé, qui l'avait rendu libre de la vie des autres et de
la sienne.  Il dit simplement:

--Va.

Gêné, Étienne s'attardait, cherchait une parole de bonne amitié, pour
ne pas se séparer ainsi.

--Alors, tu pars toujours?

--Oui.

--Eh bien! donne-moi la main, mon vieux.  Bon voyage et sans rancune.

L'autre lui tendit une main glacée.  Ni ami, ni femme.

--Adieu pour tout de bon, cette fois.

--Oui, adieu.

Et Souvarine, immobile dans les ténèbres, suivit du regard Étienne et
Catherine, qui entraient au Voreux.

A quatre heures, la descente commença.  Dansaert, installé en personne
au bureau du marqueur, dans la lampisterie, inscrivait chaque ouvrier
qui se présentait, et lui faisait donner une lampe.  Il les prenait
tous, sans une observation, tenant la promesse des affiches.
Cependant, lorsqu'il aperçut au guichet Étienne et Catherine, il eut
un sursaut, très rouge, la bouche ouverte pour refuser l'inscription;
puis, il se contenta de triompher, d'un air goguenard: ah! ah! le fort
des forts était donc par terre? la Compagnie avait donc du bon, que le
terrible tombeur de Montsou revenait lui demander du pain? Silencieux,
Étienne emporta sa lampe et monta au puits, avec la herscheuse.

Mais c'était là, dans la salle de recette, que Catherine craignait les
mauvaises paroles des camarades.  Justement, dès l'entrée, elle
reconnut Chaval au milieu d'une vingtaine de mineurs, attendant qu'une
cage fût libre.  Il s'avançait furieusement vers elle, lorsque la vue
d'Étienne l'arrêta.  Alors, il affecta de ricaner, avec des
haussements d'épaules outrageux.  Très bien! il s'en foutait, du
moment que l'autre avait occupé la place toute chaude; bon débarras!
ça regardait le monsieur, s'il aimait les restes; et, sous l'étalage
de ce dédain, il était repris d'un tremblement de jalousie, ses yeux
flambaient.  D'ailleurs, les camarades ne bougeaient pas, muets, les
yeux baissés.  Ils se contentaient de jeter un regard oblique aux
nouveaux venus; puis, abattus et sans colère, ils se remettaient à
regarder fixement la bouche du puits, leur lampe à la main, grelottant
sous la mince toile de leur veste, dans les courants d'air continus de
la grande salle.

Enfin, la cage se cala sur les verrous, on leur cria d'embarquer.
Catherine et Étienne se tassèrent dans une berline, où Pierron et deux
haveurs se trouvaient déjà.  A côté, dans l'autre berline, Chaval
disait au père Mouque, très haut, que la Direction avait bien tort de
ne pas profiter de l'occasion pour débarrasser les fosses des
chenapans qui les pourrissaient; mais le vieux palefrenier, déjà
retombé à la résignation de sa chienne d'existence, ne se fâchait plus
de la mort de ses enfants, répondait simplement d'un geste de
conciliation.

La cage se décrocha, on fila dans le noir.  Personne ne parlait.  Tout
d'un coup, comme on était aux deux tiers de la descente, il y eut un
frottement terrible.  Les fers craquaient, les hommes furent jetés les
uns contre les autres.

--Nom de Dieu! gronda Étienne, est-ce qu'ils vont nous aplatir? Nous
finirons par tous y rester, avec leur sacré cuvelage.  Et ils disent
encore qu'ils l'ont réparé!

Pourtant, la cage avait franchi l'obstacle.  Elle descendait
maintenant sous une pluie d'orage, si violente, que les ouvriers
écoutaient avec inquiétude ce ruissellement.  Il s'était donc déclaré
bien des fuites, dans le brandissage des joints?

Pierron, interrogé, lui qui travaillait depuis plusieurs jours, ne
voulut pas montrer sa peur, qui pouvait être considérée comme une
attaque à la Direction; et il répondit:

--Oh! pas de danger! C'est toujours comme ça.  Sans doute qu'on n'a
pas eu le temps de brandir les pichoux.

Le torrent ronflait sur leurs têtes, ils arrivèrent au fond, au
dernier accrochage, sous une véritable trombe d'eau.  Pas un porion
n'avait eu l'idée de monter par les échelles, pour se rendre compte.
La pompe suffirait, les brandisseurs visiteraient les joints, la nuit
suivante.  Dans les galeries, la réorganisation du travail donnait
assez de mal.  Avant de laisser les haveurs retourner à leur chantier
d'abattage, l'ingénieur avait décidé que, pendant les cinq premiers
jours, tous les hommes exécuteraient certains travaux de
consolidation, d'une urgence absolue.  Des éboulements menaçaient
partout, les voies avaient tellement souffert, qu'il fallait
raccommoder les boisages sur des longueurs de plusieurs centaines de
mètres.  En bas, on formait donc des équipes de dix hommes, chacune
sous la conduite d'un porion; puis, on les mettait à la besogne, aux
endroits les plus endommagés.  Quand la descente fut finie, on compta
que trois cent vingt-deux mineurs étaient descendus, environ la moitié
du nombre qui travaillait, lorsque la fosse se trouvait en pleine
exploitation.

Justement, Chaval compléta l'équipe dont Catherine et Étienne
faisaient partie; et il n'y eut pas là un hasard, il s'était caché
d'abord derrière les camarades, puis il avait forcé la main au porion.
Cette équipe-là s'en alla déblayer, dans le bout de la galerie nord, à
près de trois kilomètres, un éboulement qui bouchait une voie de la
veine Dix-Huit-Pouces.  On attaqua les roches éboulées à la pioche et
à la pelle.  Étienne, Chaval et cinq autres déblayaient, tandis que
Catherine, avec deux galibots, roulaient les terres au plan incliné.
Les paroles étaient rares, le porion ne les quittait pas.  Cependant,
les deux galants de la herscheuse furent sur le point de s'allonger
des gifles.  Tout en grognant qu'il n'en voulait plus, de cette
traînée, l'ancien s'occupait d'elle, la bousculait sournoisement, si
bien que le nouveau l'avait menacé d'une danse, s'il ne la laissait
pas tranquille.  Leurs yeux se mangeaient, on dut les séparer.

Vers huit heures, Dansaert passa donner un coup d'oeil au travail.  Il
paraissait d'une humeur exécrable, il s'emporta contre le porion: rien
ne marchait, les bois demandaient à être remplacés au fur et à mesure,
est-ce que c'était fichu, de la besogne pareille! Et il partit, en
annonçant qu'il reviendrait avec l'ingénieur.  Il attendait Négrel
depuis le matin, sans comprendre la cause de ce retard.

Une heure encore s'écoula.  Le porion avait arrêté le déblaiement,
pour employer tout son monde à étayer le toit.  Même la herscheuse et
les deux galibots ne roulaient plus, préparaient et apportaient les
pièces du boisage.  Dans ce fond de galerie, l'équipe se trouvait
comme aux avant-postes, perdue à une extrémité de la mine, sans
communication désormais avec les autres chantiers.  Trois ou quatre
fois, des bruits étranges, de lointains galops firent bien tourner la
tête aux travailleurs: qu'était-ce donc? on aurait dit que les voies
se vidaient, que les camarades remontaient déjà, et au pas de course.
Mais la rumeur se perdait dans le profond silence, ils se remettaient
à caler les bois, étourdis par les grands coups de marteau.  Enfin, on
reprit le déblaiement, le roulage recommença.

Dès le premier voyage, Catherine, effrayée, revint en disant qu'il n'y
avait plus personne au plan incliné.

--J'ai appelé, on n'a pas répondu.  Tous ont fichu le camp.

Le saisissement fut tel, que les dix hommes jetèrent leurs outils pour
galoper.  Cette idée, d'être abandonnés, seuls au fond de la fosse, si
loin de l'accrochage, les affolait.  Ils n'avaient gardé que leur
lampe, ils couraient à la file, les hommes, les enfants, la
herscheuse; et le porion lui-même perdait la tête, jetait des appels,
de plus en plus effrayé du silence, de ce désert des galeries qui
s'étendait sans fin.  Qu'arrivait-il, pour qu'on ne rencontrât pas une
âme? Quel accident avait pu emporter ainsi les camarades? Leur terreur
s'accroissait de l'incertitude du danger, de cette menace qu'ils
sentaient là, sans la connaître.

Enfin, comme ils approchaient de l'accrochage, un torrent leur barra
la route.  Ils eurent tout de suite de l'eau jusqu'aux genoux; et ils
ne pouvaient plus courir, ils fendaient péniblement le flot, avec la
pensée qu'une minute de retard allait être la mort.

--Nom de Dieu! c'est le cuvelage qui a crevé, cria Étienne.  Je le
disais bien que nous y resterions!

Depuis la descente, Pierron, très inquiet, voyait augmenter le déluge
qui tombait du puits.  Tout en embarquant les berlines avec deux
autres, il levait la tête, la face trempée des grosses gouttes, les
oreilles bourdonnantes du ronflement de la tempête, là-haut.  Mais il
trembla surtout, quand il s'aperçut que, sous lui, le puisard, le
bougnou profond de dix mètres, s'emplissait: déjà, l'eau jaillissait
du plancher, débordait sur les dalles de fonte; et c'était une preuve
que la pompe ne suffisait plus à épuiser les fuites.  Il l'entendait
s'essouffler, avec un hoquet de fatigue.  Alors, il avertit Dansaert,
qui jura de colère, en répondant qu'il fallait attendre l'ingénieur.
Deux fois, il revint à la charge, sans tirer de lui autre chose que
des haussements d'épaules exaspérés.  Eh bien! l'eau montait, que
pouvait-il y faire?

Mouque parut avec Bataille, qu'il conduisait à la corvée; et il dut le
tenir des deux mains, le vieux cheval somnolent s'était brusquement
cabré, la tête allongée vers le puits, hennissant à la mort.

--Quoi donc, philosophe? qu'est-ce qui t'inquiète?...  Ah! c'est parce
qu'il pleut.  Viens donc, ça ne te regarde pas.

Mais la bête frissonnait de tout son poil, il la traîna de force au
roulage.

Presque au même instant, comme Mouque et Bataille disparaissaient au
fond d'une galerie, un craquement eut lieu en l'air, suivi d'un
vacarme prolongé de chute.  C'était une pièce du cuvelage qui se
détachait, qui tombait de cent quatre-vingts mètres, en rebondissant
contre les parois.  Pierron et les autres chargeurs purent se garer,
la planche de chêne broya seulement une berline vide.  En même temps,
un paquet d'eau, le flot jaillissant d'une digue crevée, ruisselait.
Dansaert voulut monter voir; mais il parlait encore, qu'une seconde
pièce déboula.  Et, devant la catastrophe menaçante, effaré, il
n'hésita plus, il donna l'ordre de la remonte, lança des porions pour
avertir les hommes, dans les chantiers.

Alors, commença une effroyable bousculade.  De chaque galerie, des
files d'ouvriers arrivaient au galop, se ruaient à l'assaut des cages.
On s'écrasait, on se tuait pour être remonté tout de suite.
Quelques-uns, qui avaient eu l'idée de prendre le goyot des échelles,
redescendirent en criant que le passage y était bouché déjà.  C'était
l'épouvante de tous, après chaque départ d'une cage: celle-là venait
de passer, mais qui savait si la suivante passerait encore, au milieu
des obstacles dont le puits s'obstruait? En haut, la débâcle devait
continuer, on entendait une série de sourdes détonations, les bois qui
se fendaient, qui éclataient dans le grondement continu et croissant
de l'averse.  Une cage bientôt fut hors d'usage, défoncée, ne glissant
plus entre les guides, rompues sans doute.  L'autre frottait
tellement, que le câble allait casser bien sûr.  Et il restait une
centaine d'hommes à sortir, tous râlaient, se cramponnaient,
ensanglantés, noyés.  Deux furent tués par des chutes de planches.  Un
troisième, qui avait empoigné la cage, retomba de cinquante mètres et
disparut dans le bougnou.

Dansaert, cependant, tâchait de mettre de l'ordre.  Armé d'une
rivelaine, il menaçait d'ouvrir le crâne au premier qui n'obéirait
pas; et il voulait les ranger à la file, il criait que les chargeurs
sortiraient les derniers, après avoir emballé les camarades.  On ne
l'écoutait pas, il avait empêché Pierron, lâche et blême, de filer un
des premiers.  A chaque départ, il devait l'écarter d'une gifle.  Mais
lui-même claquait des dents, une minute de plus, et il était englouti:
tout crevait là-haut, c'était un fleuve débordé, une pluie meurtrière
de charpentes.  Quelques ouvriers accouraient encore, lorsque, fou de
peur, il sauta dans une berline, en laissant Pierron y sauter derrière
lui.  La cage monta.

A ce moment, l'équipe d'Étienne et de Chaval débouchait dans
l'accrochage.  Ils virent la cage disparaître, ils se précipitèrent;
mais il leur fallut reculer, sous l'écroulement final du cuvelage: le
puits se bouchait, la cage ne redescendrait pas.  Catherine
sanglotait, Chaval s'étranglait à crier des jurons.  On était une
vingtaine, est-ce que ces cochons de chefs les abandonneraient ainsi?
Le père Mouque, qui avait ramené Bataille, sans hâte, le tenait encore
par la bride, tous les deux stupéfiés, le vieux et la bête, devant la
hausse rapide de l'inondation.  L'eau déjà montait aux cuisses.
Étienne muet, les dents serrées, souleva Catherine entre ses bras.  Et
les vingt hurlaient, la face en l'air, les vingt s'entêtaient,
imbéciles, à regarder le puits, ce trou éboulé qui crachait un fleuve,
et d'où ne pouvait plus leur venir aucun secours.

Au jour, Dansaert, en débarquant, aperçut Négrel qui accourait.
Madame Hennebeau, par une fatalité, l'avait, ce matin-là, au saut du
lit, retenu à feuilleter des catalogues, pour l'achat de la corbeille.
Il était dix heures.

--Eh bien! qu'arrive-t-il donc? cria-t-il de loin.

--La fosse est perdue, répondit le maître-porion.

Et il conta la catastrophe, en bégayant, tandis que l'ingénieur,
incrédule, haussait les épaules: allons donc! est-ce qu'un cuvelage se
démolissait comme ça? On exagérait, il fallait voir.

--Personne n'est resté au fond, n'est-ce pas?

Dansaert se troublait.  Non, personne.  Il l'espérait du moins.
Pourtant, des ouvriers avaient pu s'attarder.

--Mais, nom d'un chien! dit Négrel, pourquoi êtes-vous sorti, alors?
Est-ce qu'on lâche ses hommes!

Tout de suite, il donna l'ordre de compter les lampes.  Le matin, on
en avait distribué trois cent vingt-deux; et l'on n'en retrouvait que
deux cent cinquante-cinq; seulement, plusieurs ouvriers avouaient que
la leur était restée là-bas, tombée de leur main, dans les bousculades
de la panique.  On tâcha de procéder à un appel, il fut impossible
d'établir un nombre exact: des mineurs s'étaient sauvés, d'autres
n'entendaient plus leur nom.  Personne ne tombait d'accord sur les
camarades manquants.  Ils étaient peut-être vingt, peut-être quarante.
Et, seule, une certitude se faisait pour l'ingénieur: il y avait des
hommes au fond, on distinguait leur hurlement, dans le bruit des eaux,
à travers les charpentes écroulées, lorsqu'on se penchait à la bouche
du puits.

Le premier soin de Négrel fut d'envoyer chercher M. Hennebeau et de
vouloir fermer la fosse.  Mais il était déjà trop tard, les
charbonniers qui avaient galopé au coron des Deux-Cent-Quarante, comme
poursuivis par les craquements du cuvelage, venaient d'épouvanter les
familles; et des bandes de femmes, des vieux, des petits, dévalaient
en courant, secoués de cris et de sanglots.  Il fallut les repousser,
un cordon de surveillants fut chargé de les maintenir, car ils
auraient gêné les manoeuvres.  Beaucoup des ouvriers remontés du puits
demeuraient là, stupides, sans penser à changer de vêtements, retenus
par une fascination de la peur, en face de ce trou effrayant où ils
avaient failli rester.  Les femmes, éperdues autour d'eux, les
suppliaient, les interrogeaient, demandaient les noms.  Est-ce que
celui-ci en était? et celui-là? et cet autre? Ils ne savaient pas, ils
balbutiaient, ils avaient de grands frissons et des gestes de fous,
des gestes qui écartaient une vision abominable, toujours présente.
La foule augmentait rapidement, une lamentation montait des routes.
Et, là-haut, sur le terri, dans la cabane de Bonnemort, il y avait,
assis par terre, un homme, Souvarine, qui ne s'était pas éloigné, et
qui regardait.

--Les noms! les noms! criaient les femmes, d'une voix étranglée de
  larmes.

Négrel parut un instant, jeta ces mots:

--Dès que nous saurons les noms, nous les ferons connaître.  Mais rien
n'est perdu, tout le monde sera sauvé...  Je descends.

Alors, muette d'angoisse, la foule attendit.  En effet, avec une
bravoure tranquille, l'ingénieur s'apprêtait à descendre.  Il avait
fait décrocher la cage, en donnant l'ordre de la remplacer, au bout du
câble, par un cuffat; et, comme il se doutait que l'eau éteindrait sa
lampe, il commanda d'en attacher une autre sous le cuffat, qui la
protégerait.

Des porions, tremblants, la face blanche et décomposée, aidaient à ces
préparatifs.

--Vous descendez avec moi, Dansaert, dit Négrel d'une voix brève.

Puis, quand il les vit tous sans courage, quand il vit le
maître-porion chanceler, ivre d'épouvante, il l'écarta d'un geste de
mépris.

--Non, vous m'embarrasseriez...  J'aime mieux être seul.

Déjà, il était dans l'étroit baquet, qui vacillait à l'extrémité du
câble; et, tenant d'une main sa lampe, serrant de l'autre la corde du
signal, il cria lui-même au machineur:

--Doucement!

La machine mit en branle les bobines, Négrel disparut dans le gouffre,
d'où montait toujours le hurlement des misérables.

En haut, rien n'avait bougé.  Il constata le bon état du cuvelage
supérieur.  Balancé au milieu du puits, il virait, il éclairait les
parois: les fuites, entre les joints, étaient si peu abondantes, que
sa lampe n'en souffrait pas.  Mais, à trois cents mètres, lorsqu'il
arriva au cuvelage inférieur, elle s'éteignit selon ses prévisions, un
jaillissement avait empli le cuffat.  Dès lors, il n'eut plus pour y
voir que la lampe pendue, qui le précédait dans les ténèbres.  Et,
malgré sa témérité, un frisson le pâlit, en face de l'horreur du
désastre.  Quelques pièces de bois restaient seules, les autres
s'étaient effondrées avec leurs cadres; derrière, d'énormes cavités se
creusaient, les sables jaunes, d'une finesse de farine, coulaient par
masses considérables; tandis que les eaux du Torrent, de cette mer
souterraine aux tempêtes et aux naufrages ignorés, s'épanchaient en un
dégorgement d'écluse.  Il descendit encore, perdu au centre de ces
vides qui augmentaient sans cesse, battu et tournoyant sous la trombe
des sources, si mal éclairé par l'étoile rouge de la lampe, filant en
bas, qu'il croyait distinguer des rues, des carrefours de ville
détruite, très loin, dans le jeu des grandes ombres mouvantes.  Aucun
travail humain n'était plus possible.  Il ne gardait qu'un espoir,
celui de tenter le sauvetage des hommes en péril.  A mesure qu'il
s'enfonçait, il entendait grandir le hurlement; et il lui fallut
s'arrêter, un obstacle infranchissable barrait le puits, un amas de
charpentes, les madriers rompus des guides, les cloisons fendues des
goyots, s'enchevêtrant avec les guidonnages arrachés de la pompe.
Comme il regardait longuement, le coeur serré, le hurlement cessa tout
d'un coup.  Sans doute, devant la crue rapide, les misérables venaient
de fuir dans les galeries, si le flot ne leur avait pas déjà empli la
bouche.

Négrel dut se résigner à tirer la corde du signal, pour qu'on le
remontât.  Puis, il se fit arrêter de nouveau.  Une stupeur lui
restait, celle de cet accident si brusque, dont il ne comprenait pas
la cause.  Il désirait se rendre compte, il examina les quelques
pièces du cuvelage qui tenaient bon.  A distance, des déchirures, des
entailles dans le bois, l'avaient surpris.  Sa lampe agonisait, noyée
d'humidité, et il toucha de ses doigts, il reconnut très nettement des
coups de scie, des coups de vilebrequin, tout un travail abominable de
destruction.  Évidemment, on avait voulu cette catastrophe.  Il
demeurait béant, les pièces craquèrent, s'abîmèrent avec leurs cadres,
dans un dernier glissement qui faillit l'emporter lui-même.  Sa
bravoure s'en était allée, l'idée de l'homme qui avait fait ça
dressait ses cheveux, le glaçait de la peur religieuse du mal, comme
si, mêlé aux ténèbres, l'homme eût encore été là, énorme, pour son
forfait démesuré.  Il cria, il agita le signal d'une main furieuse; et
il était grand temps d'ailleurs, car il s'aperçut, cent mètres plus
haut, que le cuvelage supérieur se mettait à son tour en mouvement:
les joints s'ouvraient, perdaient leur brandissage d'étoupe, lâchaient
des ruisseaux.  Ce n'était à présent qu'une question d'heures, le
puits achèverait de se décuveler, et s'écroulerait.

Au jour, M. Hennebeau anxieux attendait Négrel.

--Eh bien! quoi? demanda-t-il.

Mais l'ingénieur, étranglé, ne parlait point.  Il défaillait.

--Ce n'est pas possible, jamais on n'a vu ça...  As-tu examiné?

Oui, il répondait de la tête, avec des regards défiants.  Il refusait
de s'expliquer en présence des quelques porions qui écoutaient, il
emmena son oncle à dix mètres, ne se jugea pas assez loin, recula
encore; puis, très bas, à l'oreille, il lui dit enfin l'attentat, les
planches trouées et sciées, la fosse saignée au cou et râlant.  Devenu
blême, le directeur baissait aussi la voix, dans le besoin instinctif
qui fait le silence sur la monstruosité des grandes débauches et des
grands crimes.  Il était inutile d'avoir l'air de trembler devant les
dix mille ouvriers de Montsou: plus tard, on verrait.  Et tous deux
continuaient à chuchoter, atterrés qu'un homme eût trouvé le courage
de descendre, de se pendre au milieu du vide, de risquer sa vie vingt
fois, pour cette effroyable besogne.  Ils ne comprenaient même pas
cette bravoure folle dans la destruction, ils refusaient de croire
malgré l'évidence, comme on doute de ces histoires d'évasions
célèbres, de ces prisonniers envolés par des fenêtres, à trente mètres
du sol.

Lorsque M. Hennebeau se rapprocha des porions, un tic nerveux tirait
son visage.  Il eut un geste de désespoir, il donna l'ordre d'évacuer
la fosse tout de suite.  Ce fut une sortie lugubre d'enterrement, un
abandon muet, avec des coups d'oeil en arrière sur ces grands corps de
briques, vides et encore debout, que rien désormais ne pouvait sauver.

Et, comme le directeur et l'ingénieur descendaient les derniers de la
recette, la foule les accueillit de sa clameur, répétée obstinément.

--Les noms! les noms! dites les noms!

Maintenant, la Maheude était là, parmi les femmes.  Elle se rappelait
le bruit de la nuit, sa fille et le logeur avaient dû partir ensemble,
ils se trouvaient pour sûr au fond; et, après avoir crié que c'était
bien fait, qu'ils méritaient d'y rester, les sans-coeur, les lâches,
elle était accourue, elle se tenait au premier rang, grelottante
d'angoisse.  D'ailleurs, elle n'osait plus douter, la discussion qui
s'élevait autour d'elle sur les noms la renseignait.  Oui, oui,
Catherine y était, Étienne aussi, un camarade les avait vus.  Mais, au
sujet des autres, l'accord ne se faisait toujours pas.  Non, pas
celui-ci, celui-là au contraire, peut-être Chaval, avec lequel
pourtant un galibot jurait d'être remonté.  La Levaque et la
Pierronne, bien qu'elles n'eussent personne en péril, s'acharnaient,
se lamentaient aussi fort que les autres.  Sorti un des premiers,
Zacharie, malgré son air de se moquer de tout, avait embrassé en
pleurant sa femme et sa mère; et, demeuré près de celle-ci, il
grelottait avec elle, montrant pour sa soeur un débordement inattendu
de tendresse, refusant de la croire là-bas, tant que les chefs ne
l'auraient pas constaté officiellement.

--Les noms! les noms! de grâce les noms!

Négrel, énervé, dit très haut aux surveillants:

--Mais faites-les donc taire! C'est à mourir de chagrin.  Nous ne les
savons pas, les noms.

Deux heures s'étaient passées déjà.  Dans le premier effarement,
personne n'avait songé à l'autre puits, au vieux puits de Réquillart.
M. Hennebeau annonçait qu'on allait tenter le sauvetage de ce côté,
lorsqu'une rumeur courut: cinq ouvriers justement venaient d'échapper
à l'inondation, en remontant par les échelles pourries de l'ancien
goyot hors d'usage; et l'on nommait le père Mouque, cela causait une
surprise, personne ne le croyait au fond.  Mais le récit des cinq
évadés redoublait les larmes: quinze camarades n'avaient pu les
suivre, égarés, murés par des éboulements, et il n'était plus possible
de les secourir, car il y avait déjà dix mètres de crue dans
Réquillart.  On connaissait tous les noms, l'air s'emplissait d'un
gémissement de peuple égorgé.

--Faites-les donc taire! répéta Négrel furieux.  Et qu'ils reculent!
Oui, oui, à cent mètres! Il y a du danger, repoussez-les,
repoussez-les.

Il fallut se battre contre ces pauvres gens.  Ils s'imaginaient
d'autres malheurs, on les chassait pour leur cacher des morts; et les
porions durent leur expliquer que le puits allait manger la fosse.
Cette idée les rendit muets de saisissement, ils finirent par se
laisser refouler pas à pas; mais on fut obligé de doubler les gardiens
qui les contenaient; car, malgré eux, comme attirés, ils revenaient
toujours.  Un millier de personnes se bousculaient sur la route, on
accourait de tous les corons, de Montsou même.  Et l'homme, en haut,
sur le terri, l'homme blond, à la figure de fille, fumait des
cigarettes pour patienter, sans quitter la fosse de ses yeux clairs.

Alors, l'attente commença.  Il était midi, personne n'avait mangé, et
personne ne s'éloignait.  Dans le ciel brumeux, d'un gris sale,
passaient lentement des nuées couleur de rouille.  Un gros chien,
derrière la haie de Rasseneur, aboyait violemment, sans relâche,
irrité du souffle vivant de la foule.  Et cette foule, peu à peu,
s'était répandue dans les terres voisines, avait fait le cercle autour
de la fosse, à cent mètres.  Au centre du grand vide, le Voreux se
dressait.  Plus une âme, plus un bruit, un désert; les fenêtres et les
portes, restées ouvertes, montraient l'abandon intérieur; un chat
rouge, oublié, flairant la menace de cette solitude, sauta d'un
escalier et disparut.  Sans doute les foyers des générateurs
s'éteignaient à peine, car la haute cheminée de briques lâchait de
légères fumées, sous les nuages sombres; tandis que la girouette du
beffroi grinçait au vent, d'un petit cri aigre, la seule voix
mélancolique de ces vastes bâtiments qui allaient mourir.

A deux heures, rien n'avait bougé.  M. Hennebeau, Négrel, d'autres
ingénieurs accourus, formaient un groupe de redingotes et de chapeaux
noirs, en avant du monde; et eux non plus ne s'éloignaient pas, les
jambes rompues de fatigue, fiévreux, malades d'assister impuissants à
un pareil désastre, ne chuchotant que de rares paroles, comme au
chevet d'un moribond.  Le cuvelage supérieur devait achever de
s'effondrer, on entendait de brusques retentissements, des bruits
saccadés de chute profonde, auxquels succédaient de grands silences.
C'était la plaie qui s'agrandissait toujours: l'éboulement, commencé
par le bas, montait, se rapprochait de la surface.  Une impatience
nerveuse avait pris Négrel, il voulait voir, et il s'avançait déjà,
seul dans ce vide effrayant, lorsqu'on s'était jeté à ses épaules.  A
quoi bon? il ne pouvait rien empêcher.  Cependant, un mineur, un
vieux, trompant la surveillance, galopa jusqu'à la baraque; mais il
reparut tranquillement, il était allé chercher ses sabots.

Trois heures sonnèrent.  Rien encore.  Une averse avait trempé la
foule, sans qu'elle reculât d'un pas.  Le chien de Rasseneur s'était
remis à aboyer.  Et ce fut à trois heures vingt minutes seulement,
qu'une première secousse ébranla la terre.  Le Voreux en frémit,
solide, toujours debout.  Mais une seconde suivit aussitôt, et un long
cri sortit des bouches ouvertes: le hangar goudronné du criblage,
après avoir chancelé deux fois, venait de s'abattre avec un craquement
terrible.  Sous la pression énorme, les charpentes se rompaient et
frottaient si fort, qu'il en jaillissait des gerbes d'étincelles.  Dès
ce moment, la terre ne cessa de trembler, les secousses se
succédaient, des affaissements souterrains, des grondements de volcan
en éruption.  Au loin, le chien n'aboyait plus, il poussait des
hurlements plaintifs, comme s'il eût annoncé les oscillations qu'il
sentait venir; et les femmes, les enfants, tout ce peuple qui
regardait, ne pouvait retenir une clameur de détresse, à chacun de ces
bonds qui les soulevaient.  En moins de dix minutes, la toiture
ardoisée du beffroi s'écroula, la salle de recette et la chambre de la
machine se fendirent, se trouèrent d'une brèche considérable.  Puis,
les bruits se turent, l'effondrement s'arrêta, il se fit de nouveau un
grand silence.

Pendant une heure, le Voreux resta ainsi, entamé, comme bombardé par
une armée de barbares.  On ne criait plus, le cercle élargi des
spectateurs regardait.  Sous les poutres en tas du criblage, on
distinguait les culbuteurs fracassés, les trémies crevées et tordues.
Mais c'était surtout à la recette que les débris s'accumulaient, au
milieu de la pluie des briques, parmi des pans de murs entiers tombés
en gravats.  La charpente de fer qui portait les molettes avait
fléchi, enfoncée à moitié dans la fosse; une cage était restée pendue,
un bout de câble arraché flottait; puis, il y avait une bouillie de
berlines, de dalles de fonte, d'échelles.  Par un hasard, la
lampisterie, demeurée intacte, montrait à gauche les rangées claires
de ses petites lampes.  Et, au fond de sa chambre éventrée, on
apercevait la machine, assise carrément sur son massif de maçonnerie:
les cuivres luisaient, les gros membres d'acier avaient un air de
muscles indestructibles, l'énorme bielle, repliée en l'air,
ressemblait au puissant genou d'un géant, couché et tranquille dans sa
force.

M. Hennebeau, au bout de cette heure de répit, sentit l'espoir
renaître.  Le mouvement des terrains devait être terminé, on aurait la
chance de sauver la machine et le reste des bâtiments.  Mais il
défendait toujours qu'on s'approchât, il voulait patienter une
demi-heure encore.  L'attente devint insupportable, l'espérance
redoublait l'angoisse, tous les coeurs battaient.  Une nuée sombre,
grandie à l'horizon, hâtait le crépuscule, une tombée de jour sinistre
sur cette épave des tempêtes de la terre.  Depuis sept heures, on
était là, sans remuer, sans manger.

Et, brusquement, comme les ingénieurs s'avançaient avec prudence, une
suprême convulsion du sol les mit en fuite.  Des détonations
souterraines éclataient, toute une artillerie monstrueuse canonnant le
gouffre.  A la surface, les dernières constructions se culbutaient,
s'écrasaient.  D'abord, une sorte de tourbillon emporta les débris du
criblage et de la salle de recette.  Le bâtiment des chaudières creva
ensuite, disparut.  Puis, ce fut la tourelle carrée où râlait la pompe
d'épuisement, qui tomba sur la face, ainsi qu'un homme fauché par un
boulet.  Et l'on vit alors une effrayante chose, on vit la machine,
disloquée sur son massif, les membres écartelés, lutter contre la
mort: elle marcha, elle détendit sa bielle, son genou de géante, comme
pour se lever; mais elle expirait, broyée, engloutie.  Seule, la haute
cheminée de trente mètres restait debout, secouée, pareille à un mât
dans l'ouragan.  On croyait qu'elle allait s'émietter et voler en
poudre, lorsque, tout d'un coup, elle s'enfonça d'un bloc, bue par la
terre, fondue ainsi qu'un cierge colossal; et rien ne dépassait, pas
même la pointe du paratonnerre.  C'était fini, la bête mauvaise,
accroupie dans ce creux, gorgée de chair humaine, ne soufflait plus de
son haleine grosse et longue.  Tout entier, le Voreux venait de couler
à l'abîme.

Hurlante, la foule se sauva.  Des femmes couraient en se cachant les
yeux.  L'épouvante roula des hommes comme un tas de feuilles sèches.
On ne voulait pas crier, et on criait, la gorge enflée, les bras en
l'air, devant l'immense trou qui s'était creusé.  Ce cratère de volcan
éteint, profond de quinze mètres, s'étendait de la route au canal, sur
une largeur de quarante mètres au moins.  Tout le carreau de la mine y
avait suivi les bâtiments, les tréteaux gigantesques, les passerelles
avec leurs rails, un train complet de berlines, trois wagons; sans
compter la provision des bois, une futaie de perches coupées, avalées
comme des pailles.  Au fond, on ne distinguait plus qu'un gâchis de
poutres, de briques, de fer, de plâtre, d'affreux restes pilés,
enchevêtrés, salis, dans cet enragement de la catastrophe.  Et le trou
s'arrondissait, des gerçures partaient des bords, gagnaient au loin, à
travers les champs.  Une fente montait jusqu'au débit de Rasseneur,
dont la façade avait craqué.  Est-ce que le coron lui-même y
passerait? jusqu'où devait-on fuir, pour être à l'abri, dans cette fin
de jour abominable, sous cette nuée de plomb, qui elle aussi semblait
vouloir écraser le monde?

Mais Négrel eut un cri de douleur.  M. Hennebeau, qui avait reculé,
pleura.  Le désastre n'était pas complet, une berge se rompit, et le
canal se versa d'un coup, en une nappe bouillonnante, dans une des
gerçures.  Il y disparaissait, il y tombait comme une cataracte dans
une vallée profonde.  La mine buvait cette rivière, l'inondation
maintenant submergeait les galeries pour des années.  Bientôt, le
cratère s'emplit, un lac d'eau boueuse occupa la place où était
naguère le Voreux, pareil à ces lacs sous lesquels dorment des villes
maudites.  Un silence terrifié s'était fait, on n'entendait plus que
la chute de cette eau, ronflant dans les entrailles de la terre.

Alors, sur le terri ébranlé, Souvarine se leva.  Il avait reconnu la
Maheude et Zacharie, sanglotant en face de cet effondrement, dont le
poids pesait si lourd sur les têtes des misérables qui agonisaient au
fond.  Et il jeta sa dernière cigarette, il s'éloigna sans un regard
en arrière, dans la nuit devenue noire.  Au loin, son ombre diminua,
se fondit avec l'ombre.  C'était là-bas qu'il allait, à l'inconnu.  Il
allait, de son air tranquille, à l'extermination, partout où il y
aurait de la dynamite, pour faire sauter les villes et les hommes.  Ce
sera lui, sans doute, quand la bourgeoisie agonisante entendra, sous
elle, à chacun de ses pas, éclater le pavé des rues.

Dans la nuit même qui avait suivi l'écroulement du Voreux,
M. Hennebeau était parti pour Paris, voulant en personne renseigner
les régisseurs, avant que les journaux pussent même donner la
nouvelle.  Et, quand il fut de retour, le lendemain, on le trouva très
calme, avec son air de gérant correct.  Il avait évidemment dégagé sa
responsabilité, sa faveur ne parut pas décroître, au contraire le
décret qui le nommait officier de la Légion d'honneur fut signé
vingt-quatre heures après.

Mais, si le directeur restait sauf, la Compagnie chancelait sous le
coup terrible.  Ce n'étaient point les quelques millions perdus,
c'était la blessure au flanc, la frayeur sourde et incessante du
lendemain, en face de l'égorgement d'un de ses puits.  Elle fut si
frappée, qu'une fois encore elle sentit le besoin du silence.  A quoi
bon remuer cette abomination? Pourquoi, si l'on découvrait le bandit,
faire un martyr, dont l'effroyable héroïsme détraquerait d'autres
têtes, enfanterait toute une lignée d'incendiaires et d'assassins?
D'ailleurs, elle ne soupçonna pas le vrai coupable, elle finissait par
croire à une armée de complices, ne pouvant admettre qu'un seul homme
eût trouvé l'audace et la force d'une telle besogne; et là, justement,
était la pensée qui l'obsédait, cette pensée d'une menace désormais
grandissante autour de ses fosses.  Le directeur avait reçu l'ordre
d'organiser un vaste système d'espionnage, puis de congédier un à un,
sans bruit, les hommes dangereux, soupçonnés d'avoir trempé dans le
crime.  On se contenta de cette épuration, d'une haute prudence
politique.

Il n'y eut qu'un renvoi immédiat, celui de Dansaert, le maître-porion.
Depuis le scandale chez la Pierronne, il était devenu impossible.  Et
l'on prétexta son attitude dans le danger, cette lâcheté du capitaine
abandonnant ses hommes.  D'autre part, c'était une avance discrète aux
mineurs, qui l'exécraient.

Cependant, parmi le public, des bruits avaient transpiré, et la
Direction dut envoyer une note rectificative à un journal, pour
démentir une version où l'on parlait d'un baril de poudre, allumé par
les grévistes.  Déjà, après une rapide enquête, le rapport de
l'ingénieur du gouvernement concluait à une rupture naturelle du
cuvelage, que le tassement des terrains aurait occasionnée; et la
Compagnie avait préféré se taire et accepter le blâme d'un manque de
surveillance.  Dans la presse, à Paris, dès le troisième jour, la
catastrophe était allée grossir les faits divers: on ne causait plus
que des ouvriers agonisant au fond de la mine, on lisait avidement les
dépêches publiées chaque matin.  A Montsou même, les bourgeois
blêmissaient et perdaient la parole au seul nom du Voreux, une légende
se formait, que les plus hardis tremblaient de se raconter à
l'oreille.  Tout le pays montrait aussi une grande pitié pour les
victimes, des promenades s'organisaient à la fosse détruite, on y
accourait en famille se donner l'horreur des décombres, pesant si
lourd sur la tête des misérables ensevelis.

Deneulin, nommé ingénieur divisionnaire, venait de tomber au milieu du
désastre, pour son entrée en fonction; et son premier soin fut de
refouler le canal dans son lit, car ce torrent d'eau aggravait le
dommage à chaque heure.  De grands travaux étaient nécessaires, il mit
tout de suite une centaine d'ouvriers à la construction d'une digue.
Deux fois, l'impétuosité du flot emporta les premiers barrages.
Maintenant, on installait des pompes, c'était une lutte acharnée, une
reprise violente, pas à pas, de ces terrains disparus.

Mais le sauvetage des mineurs engloutis passionnait plus encore.
Négrel restait chargé de tenter un effort suprême, et les bras ne lui
manquaient pas, tous les charbonniers accouraient s'offrir, dans un
élan de fraternité.  Ils oubliaient la grève, ils ne s'inquiétaient
point de la paie; on pouvait ne leur donner rien, ils ne demandaient
qu'à risquer leur peau, du moment où il y avait des camarades en
danger de mort.  Tous étaient là, avec leurs outils, frémissant,
attendant de savoir à quelle place il fallait taper.  Beaucoup,
malades de frayeur après l'accident, agités de tremblements nerveux,
trempés de sueurs froides, dans l'obsession de continuels cauchemars,
se levaient quand même, se montraient les plus enragés à vouloir se
battre contre la terre, comme s'ils avaient une revanche à prendre.
Malheureusement, l'embarras commençait devant cette question d'une
besogne utile: que faire? comment descendre? par quel côté attaquer
les roches?

L'opinion de Négrel était que pas un des malheureux ne survivait, les
quinze avaient à coup sûr péri, noyés ou asphyxiés; seulement, dans
ces catastrophes des mines, la règle est de toujours supposer vivants
les hommes murés au fond; et il raisonnait en ce sens.  Le premier
problème qu'il se posait était de déduire où ils avaient pu se
réfugier.  Les porions, les vieux mineurs consultés par lui, tombaient
d'accord sur ce point: devant la crue, les camarades étaient
certainement montés, de galerie en galerie, jusque dans les tailles
les plus hautes, de sorte qu'ils se trouvaient sans doute acculés au
bout de quelque voie supérieure.  Cela, du reste, s'accordait avec les
renseignements du père Mouque, dont le récit embrouillé donnait même à
croire que l'affolement de la fuite avait séparé la bande en petits
groupes, semant les fuyards en chemin, à tous les étages.  Mais les
avis des porions se partageaient ensuite, dès qu'on abordait la
discussion des tentatives possibles.  Comme les voies les plus proches
du sol étaient à cent cinquante mètres, on ne pouvait songer au
fonçage d'un puits.  Restait Réquillart, l'accès unique, le seul point
par lequel on se rapprochait.  Le pis était que la vieille fosse,
inondée elle aussi, ne communiquait plus avec le Voreux, et n'avait de
libre, au-dessus du niveau des eaux, que des tronçons de galerie
dépendant du premier accrochage.  L'épuisement allait demander des
années, la meilleure décision était donc de visiter ces galeries, pour
voir si elles n'avoisinaient pas les voies submergées, au bout
desquelles on soupçonnait la présence des mineurs en détresse.  Avant
d'en arriver là logiquement, on avait beaucoup discuté, pour écarter
une foule de projets impraticables.

Dès lors, Négrel remua la poussière des archives, et quand il eut
découvert les anciens plans des deux fosses, il les étudia, il
détermina les points où devaient porter les recherches.  Peu à peu,
cette chasse l'enflammait, il était, à son tour, pris d'une fièvre de
dévouement, malgré son ironique insouciance des hommes et des choses.
On éprouva de premières difficultés pour descendre, à Réquillart: il
fallut déblayer la bouche du puits, abattre le sorbier, raser les
prunelliers et les aubépines; et l'on eut encore à réparer les
échelles.  Puis, les tâtonnements commencèrent.  L'ingénieur, descendu
avec dix ouvriers, les faisait taper du fer de leurs outils contre
certaines parties de la veine, qu'il leur désignait; et, dans un grand
silence, chacun collait une oreille à la houille, écoutait si des
coups lointains ne répondaient pas.  Mais on parcourut en vain toutes
les galeries praticables, aucun écho ne venait.  L'embarras avait
augmenté: à quelle place entailler la couche? vers qui marcher,
puisque personne ne paraissait être là? On s'entêtait pourtant, on
cherchait, dans l'énervement d'une anxiété croissante.

Depuis le premier jour, la Maheude arrivait le matin à Réquillart.
Elle s'asseyait devant le puits, sur une poutre, elle n'en bougeait
pas jusqu'au soir.  Quand un homme ressortait, elle se levait, le
questionnait des yeux: rien? non, rien! et elle se rasseyait, elle
attendait encore, sans une parole, le visage dur et fermé.  Jeanlin,
lui aussi, en voyant qu'on envahissait son repaire, avait rôdé, de
l'air effaré d'une bête de proie dont le terrier va dénoncer les
rapines: il songeait au petit soldat, couché sous les roches, avec la
peur qu'on n'allât troubler ce bon sommeil; mais ce côté de la mine
était envahi par les eaux, et d'ailleurs les fouilles se dirigeaient
plus à gauche, dans la galerie ouest.  D'abord, Philomène était venue
également, pour accompagner Zacharie, qui faisait partie de l'équipe
de recherches; puis, cela l'avait ennuyée, de prendre froid sans
nécessité ni résultat: elle restait au coron, elle traînait ses
journées de femme molle, indifférente, occupée à tousser du matin au
soir.  Au contraire, Zacharie ne vivait plus, aurait mangé la terre
pour retrouver sa soeur.  Il criait la nuit, il la voyait, il
l'entendait, toute maigrie de faim, la gorge crevée à force d'appeler
au secours.  Deux fois, il avait voulu creuser sans ordre, disant que
c'était là, qu'il le sentait bien.  L'ingénieur ne le laissait plus
descendre, et il ne s'éloignait pas de ce puits dont on le chassait,
il ne pouvait même s'asseoir et attendre près de sa mère, agité d'un
besoin d'agir, tournant sans relâche.

On était au troisième jour.  Négrel, désespéré, avait résolu de tout
abandonner le soir.  A midi, après le déjeuner, lorsqu'il revint avec
ses hommes, pour tenter un dernier effort, il fut surpris de voir
Zacharie sortir de la fosse, très rouge, gesticulant, criant:

--Elle y est! elle m'a répondu! Arrivez, arrivez donc!

Il s'était glissé par les échelles, malgré le gardien, et il jurait
qu'on avait tapé, là-bas, dans la première voie de la veine Guillaume.

--Mais nous avons déjà passé deux fois où vous dites, fit remarquer
Négrel incrédule.  Enfin, nous allons bien voir.

La Maheude s'était levée; et il fallut l'empêcher de descendre.  Elle
attendait tout debout, au bord du puits, les regards dans les ténèbres
de ce trou.

En bas, Négrel tapa lui-même trois coups, largement espacés; puis, il
appliqua son oreille contre le charbon, en recommandant aux ouvriers
le plus grand silence.  Pas un bruit ne lui arriva, il hocha la tête:
évidemment, le pauvre garçon avait rêvé.  Furieux, Zacharie tapa à son
tour; et lui entendait de nouveau, ses yeux brillaient, un tremblement
de joie agitait ses membres.  Alors, les autres ouvriers
recommencèrent l'expérience, les uns après les autres: tous
s'animaient, percevaient très bien la lointaine réponse.  Ce fut un
étonnement pour l'ingénieur, il colla encore son oreille, il finit par
saisir un bruit d'une légèreté aérienne, un roulement rythmé à peine
distinct, la cadence connue du rappel des mineurs, qu'ils battent
contre la houille, dans le danger.  La houille transmet les sons avec
une limpidité de cristal, très loin.  Un porion qui se trouvait là,
n'estimait pas à moins de cinquante mètres le bloc dont l'épaisseur
les séparait des camarades.  Mais il semblait qu'on pût déjà leur
tendre la main, une allégresse éclatait.  Négrel dut commencer à
l'instant les travaux d'approche.

Quand Zacharie, en haut, revit la Maheude, tous deux s'étreignirent.

--Faut pas vous monter la tête, eut la cruauté de dire la Pierronne,
venue ce jour-là en promenade, par curiosité.  Si Catherine ne s'y
trouvait pas, ça vous ferait trop de peine ensuite.

C'était vrai, Catherine peut-être se trouvait ailleurs.

--Fous-moi la paix, hein! cria rageusement Zacharie.  Elle y est, je
  le sais!

La Maheude s'était assise de nouveau, muette, le visage immobile.  Et
elle se remit à attendre.

Dès que l'histoire se fut répandue dans Montsou, il arriva un nouveau
flot de monde.  On ne voyait rien, et l'on demeurait là quand même, il
fallut tenir les curieux à distance.  En bas, on travaillait jour et
nuit.  Par crainte de rencontrer un obstacle, l'ingénieur avait fait
ouvrir, dans la veine, trois galeries descendantes, qui convergeaient
vers le point où l'on supposait les mineurs enfermés.  Un seul haveur
pouvait abattre la houille, sur le front étroit du boyau; on le
relayait de deux heures en deux heures; et le charbon, dont on
chargeait des corbeilles, était sorti de main en main par une chaîne
d'hommes, qui s'allongeait à mesure que le trou se creusait.  La
besogne, d'abord, marcha très vite: on fit six mètres en un jour.

Zacharie avait obtenu d'être parmi les ouvriers d'élite mis à
l'abattage.  C'était un poste d'honneur qu'on se disputait.  Et il
s'emportait, lorsqu'on voulait le relayer, après ses deux heures de
corvée réglementaire.  Il volait le tour des camarades, il refusait de
lâcher la rivelaine.  Sa galerie bientôt fut en avance sur les autres,
il s'y battait contre la houille d'un élan si farouche, qu'on
entendait monter du boyau le souffle grondant de sa poitrine, pareil
au ronflement de quelque forge intérieure.  Quand il en sortait,
boueux et noir, ivre de fatigue, il tombait par terre, on devait
l'envelopper dans une couverture.  Puis, chancelant encore, il s'y
replongeait, et la lutte recommençait, les grands coups sourds, les
plaintes étouffées, un enragement victorieux de massacre.  Le pis
était que le charbon devenait dur, il cassa deux fois son outil,
exaspéré de ne plus avancer si vite.  Il souffrait aussi de la
chaleur, une chaleur qui augmentait à chaque mètre d'avancement,
insupportable au fond de cette trouée mince, où l'air ne pouvait
circuler.  Un ventilateur à bras fonctionnait bien, mais l'aérage
s'établissait mal, on retira à trois reprises des haveurs évanouis,
que l'asphyxie étranglait.

Négrel vivait au fond, avec ses ouvriers.  On lui descendait ses
repas, il dormait parfois deux heures, sur une botte de paille, roulé
dans un manteau.  Ce qui soutenait les courages, c'était la
supplication des misérables, là-bas, le rappel de plus en plus
distinct qu'ils battaient pour qu'on se hâtât d'arriver.  A présent,
il sonnait très clair, avec une sonorité musicale, comme frappé sur
les lames d'un harmonica.  On se guidait grâce à lui, on marchait à ce
bruit cristallin, ainsi qu'on marche au canon dans les batailles.
Chaque fois qu'un haveur était relayé, Négrel descendait, tapait, puis
collait son oreille; et, chaque fois, jusqu'à présent, la réponse
était venue, rapide et pressante.  Aucun doute ne lui restait, on
avançait dans la bonne direction; mais quelle lenteur fatale! Jamais
on n'arriverait assez tôt.  En deux jours, d'abord, on avait bien
abattu treize mètres; seulement, le troisième jour, on était tombé à
cinq; puis, le quatrième, à trois.  La houille se serrait, durcissait
à un tel point, que, maintenant, on fonçait de deux mètres, avec
peine.  Le neuvième jour, après des efforts surhumains, l'avancement
était de trente-deux mètres, et l'on calculait qu'on en avait devant
soi une vingtaine encore.  Pour les prisonniers, c'était la douzième
journée qui commençait, douze fois vingt-quatre heures sans pain, sans
feu, dans ces ténèbres glaciales! Cette abominable idée mouillait les
paupières, raidissait les bras à la besogne.  Il semblait impossible
que des chrétiens vécussent davantage, les coups lointains
s'affaiblissaient depuis la veille, on tremblait à chaque instant de
les entendre s'arrêter.

Régulièrement, la Maheude venait toujours s'asseoir à la bouche du
puits.  Elle amenait, entre ses bras, Estelle qui ne pouvait rester
seule du matin au soir.  Heure par heure, elle suivait ainsi le
travail, partageait les espérances et les abattements.  C'était, dans
les groupes qui stationnaient, et jusqu'à Montsou, une attente
fébrile, des commentaires sans fin.  Tous les coeurs du pays battaient
là-bas, sous la terre.

Le neuvième jour, à l'heure du déjeuner, Zacharie ne répondit pas,
lorsqu'on l'appela pour le relais.  Il était comme fou, il s'acharnait
avec des jurons.  Négrel, sorti un instant, ne put le faire obéir; et
il n'y avait même là qu'un porion, avec trois mineurs.  Sans doute,
Zacharie, mal éclairé, furieux de cette lueur vacillante qui retardait
sa besogne, commit l'imprudence d'ouvrir sa lampe.  On avait pourtant
donné des ordres sévères, car des fuites de grisou s'étaient
déclarées, le gaz séjournait en masse énorme, dans ces couloirs
étroits, privés d'aérage.  Brusquement, un coup de foudre éclata, une
trombe de feu sortit du boyau, comme de la gueule d'un canon chargé à
mitraille.  Tout flambait, l'air s'enflammait ainsi que de la poudre,
d'un bout à l'autre des galeries.  Ce torrent de flamme emporta le
porion et les trois ouvriers, remonta le puits, jaillit au grand jour
en une éruption, qui crachait des roches et des débris de charpente.
Les curieux s'enfuirent, la Maheude se leva, serrant contre sa gorge
Estelle épouvantée.

Lorsque Négrel et les ouvriers revinrent, une colère terrible les
secoua.  Ils frappaient la terre à coups de talon, comme une marâtre
tuant au hasard ses enfants, dans les imbéciles caprices de sa
cruauté.  On se dévouait, on allait au secours de camarades, et il
fallait encore y laisser des hommes!  Après trois grandes heures
d'efforts et de dangers, quand on pénétra enfin dans les galeries, la
remonte des victimes fut lugubre.  Ni le porion ni les ouvriers
n'étaient morts, mais des plaies affreuses les couvraient, exhalaient
une odeur de chair grillée; ils avaient bu le feu, les brûlures
descendaient jusque dans leur gorge; et ils poussaient un hurlement
continu, suppliant qu'on les achevât.  Des trois mineurs, un était
l'homme qui, pendant la grève, avait crevé la pompe de Gaston-Marie
d'un dernier coup de pioche; les deux autres gardaient des cicatrices
aux mains, les doigts écorchés, coupés, à force d'avoir lancé des
briques sur les soldats.  La foule, toute pâle et frémissante, se
découvrit quand ils passèrent.

Debout, la Maheude attendait.  Le corps de Zacharie parut enfin.  Les
vêtements avaient brûlé, le corps n'était qu'un charbon noir, calciné,
méconnaissable.  Broyée dans l'explosion, la tête n'existait plus.
Et, lorsqu'on eut déposé ces restes affreux sur un brancard, la
Maheude les suivit d'un pas machinal, les paupières ardentes, sans une
larme.  Elle tenait dans ses bras Estelle assoupie, elle s'en allait
tragique, les cheveux fouettés par le vent.  Au coron, Philomène
demeura stupide, les yeux changés en fontaines, tout de suite
soulagée.  Mais déjà la mère était retournée du même pas à Réquillart:
elle avait accompagné son fils, elle revenait attendre sa fille.

Trois jours encore s'écoulèrent.  On avait repris les travaux de
sauvetage, au milieu de difficultés inouïes.  Les galeries d'approche
ne s'étaient heureusement pas éboulées, à la suite du coup de grisou;
seulement, l'air y brûlait, si lourd et si vicié, qu'il avait fallu
installer d'autres ventilateurs.  Toutes les vingt minutes, les
haveurs se relayaient.  On avançait, deux mètres à peine les
séparaient des camarades.  Mais, à présent, ils travaillaient le froid
au coeur, tapant dur uniquement par vengeance; car les bruits avaient
cessé, le rappel ne sonnait plus sa petite cadence claire.  On était
au douzième jour des travaux, au quinzième de la catastrophe; et,
depuis le matin, un silence de mort s'était fait.

Le nouvel accident redoubla la curiosité de Montsou, les bourgeois
organisaient des excursions, avec un tel entrain, que les Grégoire se
décidèrent à suivre le monde.  On arrangea une partie, il fut convenu
qu'ils se rendraient au Voreux dans leur voiture, tandis que madame
Hennebeau y amènerait dans la sienne Lucie et Jeanne.  Deneulin leur
ferait visiter son chantier, puis on rentrerait par Réquillart, où ils
sauraient de Négrel à quel point exact en étaient les galeries, et
s'il espérait encore.  Enfin, on dînerait ensemble le soir.

Lorsque, vers trois heures, les Grégoire et leur fille Cécile
descendirent devant la fosse effondrée, ils y trouvèrent madame
Hennebeau, arrivée la première, en toilette bleu marine, se
garantissant, sous une ombrelle, du pâle soleil de février.  Le ciel,
très pur, avait une tiédeur de printemps.  Justement, M. Hennebeau
était là, avec Deneulin; et elle écoutait d'une oreille distraite les
explications que lui donnait ce dernier sur les efforts qu'on avait dû
faire pour endiguer le canal.  Jeanne, qui emportait toujours un
album, s'était mise à crayonner, enthousiasmée par l'horreur du motif;
pendant que Lucie, assise à côté d'elle sur un débris de wagon,
poussait aussi des exclamations d'aise, trouvant ça «épatant».  La
digue, inachevée, laissait passer des fuites nombreuses, dont les
flots d'écume roulaient, tombaient en cascade dans l'énorme trou de la
fosse engloutie.  Pourtant, ce cratère se vidait, l'eau bue par les
terres baissait, découvrait l'effrayant gâchis du fond.  Sous l'azur
tendre de la belle journée, c'était un cloaque, les ruines d'une ville
abîmée et fondue dans de la boue.

--Et l'on se dérange pour voir ça! s'écria M. Grégoire, désillusionné.

Cécile, toute rose de santé, heureuse de respirer l'air si pur,
s'égayait, plaisantait, tandis que madame Hennebeau faisait une moue
de répugnance, en murmurant:

--Le fait est que ça n'a rien de joli.

Les deux ingénieurs se mirent à rire.  Ils tâchèrent d'intéresser les
visiteurs, en les promenant partout, en leur expliquant le jeu des
pompes et la manoeuvre du pilon qui enfonçait les pieux.  Mais ces
dames devenaient inquiètes.  Elles frissonnèrent, lorsqu'elles surent
que les pompes fonctionneraient des années, six, sept ans peut-être,
avant que le puits fût reconstruit et que l'on eût épuisé toute l'eau
de la fosse.  Non, elles aimaient mieux penser à autre chose, ces
bouleversements-là n'étaient bons qu'à donner de vilains rêves.

--Partons, dit madame Hennebeau, en se dirigeant vers sa voiture.

Jeanne et Lucie se récrièrent.  Comment, si vite! Et le dessin qui
n'était pas fini! Elles voulurent rester, leur père les amènerait au
dîner, le soir.  M. Hennebeau prit seul place avec sa femme dans la
calèche, car lui aussi désirait questionner Négrel.

--Eh bien! allez en avant, dit M. Grégoire.  Nous vous suivons, nous
avons une petite visite de cinq minutes à faire, là, dans le coron...
Allez, allez, nous serons à Réquillart en même temps que vous.

Il remonta derrière madame Grégoire et Cécile; et, tandis que l'autre
voiture filait le long du canal, la leur gravit doucement la pente.

C'était une pensée charitable, qui devait compléter l'excursion.  La
mort de Zacharie les avait emplis de pitié pour cette tragique famille
des Maheu, dont tout le pays causait.  Ils ne plaignaient pas le père,
ce brigand, ce tueur de soldats qu'il avait fallu abattre comme un
loup.  Seulement, la mère les touchait, cette pauvre femme qui venait
de perdre son fils, après avoir perdu son mari, et dont la fille
n'était peut-être plus qu'un cadavre, sous la terre; sans compter
qu'on parlait encore d'un grand-père infirme, d'un enfant boiteux à la
suite d'un éboulement, d'une petite fille morte de faim, pendant la
grève.  Aussi, bien que cette famille eût mérité en partie ses
malheurs, par son esprit détestable, avaient-ils résolu d'affirmer la
largeur de leur charité, leur désir d'oubli et de conciliation, en lui
portant eux-mêmes une aumône.  Deux paquets, soigneusement enveloppés,
se trouvaient sous une banquette de la voiture.

Une vieille femme indiqua au cocher la maison des Maheu, le numéro 16
du deuxième corps.  Mais, quand les Grégoire furent descendus, avec
les paquets, ils frappèrent vainement, ils finirent par taper à coups
de poing dans la porte, sans obtenir davantage de réponse: la maison
résonnait lugubre, ainsi qu'une demeure vidée par le deuil, glacée et
noire, abandonnée depuis longtemps.

--Il n'y a personne, dit Cécile désappointée.  Est-ce ennuyeux!
qu'est-ce que nous allons faire de tout ça?

Brusquement, la porte d'à côté s'ouvrit, et la Levaque parut.

--Oh! monsieur et madame, mille pardons! excusez-moi, mademoiselle!...
C'est la voisine que vous voulez.  Elle n'y est pas, elle est à
Réquillart...

Dans un flux de paroles, elle leur racontait l'histoire, leur répétait
qu'il fallait bien s'entraider, qu'elle gardait chez elle Lénore et
Henri, pour permettre à la mère d'aller attendre, là-bas.  Ses regards
étaient tombés sur les paquets, elle en arrivait à parler de sa pauvre
fille devenue veuve, à étaler sa propre misère, avec des yeux luisants
de convoitise.  Puis, d'un air hésitant, elle murmura:

--J'ai la clef.  Si monsieur et madame y tiennent absolument...  Le
grand-père est là.

Les Grégoire, stupéfaits, la regardèrent.  Comment! le grand-père
était là!  mais personne ne répondait.  Il dormait donc? Et, lorsque
la Levaque se fut décidée à ouvrir la porte, ce qu'ils virent les
arrêta sur le seuil.

Bonnemort était là, seul, les yeux larges et fixes, cloué sur une
chaise, devant la cheminée froide.  Autour de lui, la salle paraissait
plus grande, sans le coucou, sans les meubles de sapin verni, qui
l'animaient autrefois; et il ne restait, dans la crudité verdâtre des
murs, que les portraits de l'Empereur et de l'Impératrice, dont les
lèvres roses souriaient avec une bienveillance officielle.  Le vieux
ne bougeait pas, ne clignait pas les paupières sous le coup de lumière
de la porte, l'air imbécile, comme s'il n'avait pas même vu entrer
tout ce monde.  A ses pieds, se trouvait son plat garni de cendre,
ainsi qu'on en met aux chats, pour leurs ordures.

--Ne faites pas attention, s'il n'est guère poli, dit la Levaque
obligeamment.  Paraît qu'il s'est cassé quelque chose dans la
cervelle.  Voilà une quinzaine qu'il n'en raconte pas davantage.

Mais une secousse agitait Bonnemort, un raclement profond qui semblait
lui monter du ventre; et il cracha dans le plat, un épais crachat
noir.  La cendre en était trempée, une boue de charbon, tout le
charbon de la mine qu'il se tirait de la gorge.  Déjà, il avait repris
son immobilité.  Il ne remuait plus, de loin en loin, que pour
cracher.

Troublés, le coeur levé de dégoût, les Grégoire tâchaient cependant de
prononcer quelques paroles amicales et encourageantes.

--Eh bien! mon brave homme, dit le père, vous êtes donc enrhumé?

Le vieux, les yeux au mur, ne tourna pas la tête.  Et le silence
retomba, lourdement.

--On devrait vous faire un peu de tisane, ajouta la mère.

Il garda sa raideur muette.

--Dis donc, papa, murmura Cécile, on nous avait bien raconté qu'il
était infirme; seulement, nous n'y avons plus songé ensuite...

Elle s'interrompit, très embarrassée.  Après avoir posé sur la table
un pot-au-feu et deux bouteilles de vin, elle défaisait le deuxième
paquet, elle en tirait une paire de souliers énormes.  C'était le
cadeau destiné au grand-père, et elle tenait un soulier à chaque main,
interdite, en contemplant les pieds enflés du pauvre homme, qui ne
marcherait jamais plus.

--Hein? ils viennent un peu tard, n'est-ce pas, mon brave? reprit
M. Grégoire, pour égayer la situation.  Ça ne fait rien, ça sert
toujours.

Bonnemort n'entendit pas, ne répondit pas, avec son effrayant visage,
d'une froideur et d'une dureté de pierre.

Alors, Cécile, furtivement, posa les souliers contre le mur.  Mais
elle eut beau y mettre des précautions, les clous sonnèrent; et ces
chaussures énormes restèrent gênantes dans la pièce.

--Allez, il ne dira pas merci! s'écria la Levaque, qui avait jeté sur
les souliers un coup d'oeil de profonde envie.  Autant donner une
paire de lunettes à un canard, sauf votre respect.

Elle continua, elle travailla pour entraîner les Grégoire chez elle,
comptant les y apitoyer.  Enfin, elle imagina un prétexte, elle leur
vanta Henri et Lénore, qui étaient bien gentils, bien mignons; et si
intelligents, répondant comme des anges aux questions qu'on leur
posait! Ceux-là diraient tout ce que monsieur et madame désireraient
savoir.

--Viens-tu un instant, fillette? demanda le père, heureux de sortir.

--Oui, je vous suis, répondit-elle.

Cécile demeura seule avec Bonnemort.  Ce qui la retenait là,
tremblante et fascinée, c'était qu'elle croyait reconnaître ce vieux:
où avait-elle donc rencontré cette face carrée, livide, tatouée de
charbon? et brusquement elle se rappela, elle revit un flot de peuple
hurlant qui l'entourait, elle sentit des mains froides qui la
serraient au cou.  C'était lui, elle retrouvait l'homme, elle
regardait les mains posées sur les genoux, des mains d'ouvrier
accroupi dont toute la force est dans les poignets, solides encore
malgré l'âge.  Peu à peu, Bonnemort avait paru s'éveiller, et il
l'apercevait, et il l'examinait lui aussi, de son air béant.  Une
flamme montait à ses joues, une secousse nerveuse tirait sa bouche,
d'où coulait un mince filet de salive noire.  Attirés, tous deux
restaient l'un devant l'autre, elle florissante, grasse et fraîche des
longues paresses et du bien-être repu de sa race, lui gonflé d'eau,
d'une laideur lamentable de bête fourbue, détruit de père en fils par
cent années de travail et de faim.

Au bout de dix minutes, lorsque les Grégoire, surpris de ne pas voir
Cécile, rentrèrent chez les Maheu, ils poussèrent un cri terrible.
Par terre, leur fille gisait, la face bleue, étranglée.  A son cou,
les doigts avaient laissé l'empreinte rouge d'une poigne de géant.
Bonnemort, chancelant sur ses jambes mortes, était tombé près d'elle,
sans pouvoir se relever.  Il avait ses mains crochues encore, il
regardait le monde de son air imbécile, les yeux grands ouverts.  Et,
dans sa chute, il venait de casser son plat, la cendre s'était
répandue, la boue des crachats noirs avait éclaboussé la pièce; tandis
que la paire de gros souliers s'alignait, saine et sauve, contre le
mur.

Jamais il ne fut possible de rétablir exactement les faits.  Pourquoi
Cécile s'était-elle approchée? comment Bonnemort, cloué sur sa chaise,
avait-il pu la prendre à la gorge? Évidemment, lorsqu'il l'avait
tenue, il devait s'être acharné, serrant toujours, étouffant ses cris,
culbutant avec elle, jusqu'au dernier râle.  Pas un bruit, pas une
plainte, n'avait traversé la mince cloison de la maison voisine.  Il
fallut croire à un coup de brusque démence, à une tentation
inexplicable de meurtre, devant ce cou blanc de fille.  Une telle
sauvagerie stupéfia, chez le vieil infirme qui avait vécu en brave
homme, en brute obéissante, contraire aux idées nouvelles.  Quelle
rancune, inconnue de lui-même, lentement empoisonnée, était-elle donc
montée de ses entrailles à son crâne? L'horreur fit conclure à
l'inconscience, c'était le crime d'un idiot.

Cependant, les Grégoire, à genoux, sanglotaient, suffoquaient de
douleur.  Leur fille adorée, cette fille désirée si longtemps, comblée
ensuite de tous leurs biens, qu'ils allaient regarder dormir sur la
pointe des pieds, qu'ils ne trouvaient jamais assez bien nourrie,
jamais assez grasse! Et c'était l'effondrement même de leur vie, à
quoi bon vivre, maintenant qu'ils vivraient sans elle?

La Levaque, éperdue, criait:

--Ah! le vieux bougre, qu'est-ce qu'il a fait là? Si l'on pouvait
s'attendre à une chose pareille!...  Et la Maheude qui ne reviendra
que ce soir! Dites donc, si je courais la chercher.

Anéantis, le père et la mère ne répondaient pas.

--Hein? ça vaudrait mieux...  J'y vais.

Mais, avant de sortir, la Levaque avisa les souliers.  Tout le coron
s'agitait, une foule se bousculait déjà.  Peut-être bien qu'on les
volerait.  Et puis, il n'y avait plus d'homme chez les Maheu pour les
mettre.  Doucement, elle les emporta.  Ça devait être juste le pied de
Bouteloup.

A Réquillart, les Hennebeau attendirent longtemps les Grégoire, en
compagnie de Négrel.  Celui-ci, remonté de la fosse, donnait des
détails: on espérait communiquer le soir même avec les prisonniers;
mais on ne retirerait certainement que des cadavres, car le silence de
mort continuait.  Derrière l'ingénieur, la Maheude, assise sur la
poutre, écoutait toute blanche, lorsque la Levaque arriva lui conter
le beau coup de son vieux.  Et elle n'eut qu'un grand geste
d'impatience et d'irritation.  Pourtant, elle la suivit.

Madame Hennebeau défaillait.  Quelle abomination! cette pauvre Cécile,
si gaie ce jour-là, si vivante une heure plus tôt! Il fallut que
Hennebeau fît entrer un instant sa femme dans la masure du vieux
Mouque.  De ses mains maladroites, il la dégrafait, troublé par
l'odeur de musc qu'exhalait le corsage ouvert.  Et, comme, ruisselante
de larmes, elle étreignait Négrel, effaré de cette mort qui coupait
court au mariage, le mari les regarda se lamenter ensemble, délivré
d'une inquiétude.  Ce malheur arrangeait tout, il préférait garder son
neveu, dans la crainte de son cocher.

En bas du puits, les misérables abandonnés hurlaient de terreur.
Maintenant, ils avaient de l'eau jusqu'au ventre.  Le bruit du torrent
les étourdissait, les dernières chutes du cuvelage leur faisaient
croire à un craquement suprême du monde; et ce qui achevait de les
affoler, c'étaient les hennissements des chevaux enfermés dans
l'écurie, un cri de mort, terrible, inoubliable, d'animal qu'on
égorge.

Mouque avait lâché Bataille.  Le vieux cheval était là, tremblant,
l'oeil dilaté et fixe sur cette eau qui montait toujours.  Rapidement,
la salle de l'accrochage s'emplissait, on voyait grandir la crue
verdâtre, à la lueur rouge des trois lampes, brûlant encore sous la
voûte.  Et, brusquement, quand il sentit cette glace lui tremper le
poil, il partit des quatre fers, dans un galop furieux, il s'engouffra
et se perdit au fond d'une des galeries de roulage.

Alors, ce fut un sauve-qui-peut, les hommes suivirent cette bête.

--Plus rien à foutre ici! criait Mouque.  Faut voir par Réquillart.

Cette idée qu'ils pourraient sortir par la vieille fosse voisine,
s'ils y arrivaient avant que le passage fût coupé, les emportait
maintenant.  Les vingt se bousculaient à la file, tenant leurs lampes
en l'air, pour que l'eau ne les éteignît pas.  Heureusement, la
galerie s'élevait d'une pente insensible, ils allèrent pendant deux
cents mètres, luttant contre le flot, sans être gagnés davantage.  Des
croyances endormies se réveillaient dans ces âmes éperdues, ils
invoquaient la terre, c'était la terre qui se vengeait, qui lâchait
ainsi le sang de la veine, parce qu'on lui avait tranché une artère.
Un vieux bégayait des prières oubliées, en pliant ses pouces en
dehors, pour apaiser les mauvais esprits de la mine.

Mais, au premier carrefour, un désaccord éclata.  Le palefrenier
voulait passer à gauche, d'autres juraient qu'on raccourcirait, si
l'on prenait à droite.  Une minute fut perdue.

--Eh! laissez-y la peau, qu'est-ce que ça me fiche! s'écria
brutalement Chaval.  Moi, je file par là.

Il prit la droite, deux camarades le suivirent.  Les autres
continuèrent à galoper derrière le père Mouque, qui avait grandi au
fond de Réquillart.  Pourtant, il hésitait lui-même, ne savait par où
tourner.  Les têtes s'égaraient, les anciens ne reconnaissaient plus
les voies, dont l'écheveau s'était comme embrouillé devant eux.  A
chaque bifurcation, une incertitude les arrêtait court, et il fallait
se décider pourtant.

Étienne courait le dernier, retenu par Catherine, que paralysaient la
fatigue et la peur.  Lui, aurait filé à droite, avec Chaval, car il le
croyait dans la bonne route; mais il l'avait lâché, quitte à rester au
fond.  D'ailleurs, la débandade continuait, des camarades avaient
encore tiré de leur côté, ils n'étaient plus que sept derrière le
vieux Mouque.

--Pends-toi à mon cou, je te porterai, dit Étienne à la jeune fille,
en la voyant faiblir.

--Non, laisse, murmura-t-elle, je ne peux plus, j'aime mieux mourir
tout de suite.

Ils s'attardaient, de cinquante mètres en arrière, et il la soulevait
malgré sa résistance, lorsque la galerie brusquement se boucha: un
bloc énorme qui s'effondrait et les séparait des autres.  L'inondation
détrempait déjà les roches, des éboulements se produisaient de tous
côtés.  Ils durent revenir sur leurs pas.  Puis, ils ne surent plus
dans quel sens ils marchaient.  C'était fini, il fallait abandonner
l'idée de remonter par Réquillart.  Leur unique espoir était de gagner
les tailles supérieures, où l'on viendrait peut-être les délivrer, si
les eaux baissaient.

Étienne reconnut enfin la veine Guillaume.

--Bon! dit-il, je sais où nous sommes.  Nom de Dieu! nous étions dans
le vrai chemin; mais va te faire fiche, maintenant!...  Écoute, allons
tout droit, nous grimperons par la cheminée.

Le flot battait leur poitrine, ils marchaient très lentement.  Tant
qu'ils auraient de la lumière, ils ne désespéreraient pas; et ils
soufflèrent l'une des lampes, pour en économiser l'huile, avec la
pensée de la vider dans l'autre.  Ils atteignaient la cheminée,
lorsqu'un bruit, derrière eux, les fit se tourner.  Étaient-ce donc
les camarades, barrés à leur tour, qui revenaient? Un souffle ronflait
au loin, ils ne s'expliquaient pas cette tempête qui se rapprochait,
dans un éclaboussement d'écume.  Et ils crièrent, quand ils virent une
masse géante, blanchâtre, sortir de l'ombre et lutter pour les
rejoindre, entre les boisages trop étroits, où elle s'écrasait.

C'était Bataille.  En partant de l'accrochage, il avait galopé le long
des galeries noires, éperdument.  Il semblait connaître son chemin,
dans cette ville souterraine, qu'il habitait depuis onze années; et
ses yeux voyaient clair, au fond de l'éternelle nuit où il avait vécu.
Il galopait, il galopait, pliant la tête, ramassant les pieds, filant
par ces boyaux minces de la terre, emplis de son grand corps.  Les
rues se succédaient, les carrefours ouvraient leur fourche, sans qu'il
hésitât.  Où allait-il? là-bas peut-être, à cette vision de sa
jeunesse, au moulin où il était né, sur le bord de la Scarpe, au
souvenir confus du soleil, brûlant en l'air comme une grosse lampe.
Il voulait vivre, sa mémoire de bête s'éveillait, l'envie de respirer
encore l'air des plaines le poussait droit devant lui, jusqu'à ce
qu'il eût découvert le trou, la sortie sous le ciel chaud, dans la
lumière.  Et une révolte emportait sa résignation ancienne, cette
fosse l'assassinait, après l'avoir aveuglé.  L'eau qui le poursuivait,
le fouettait aux cuisses, le mordait à la croupe.  Mais, à mesure
qu'il s'enfonçait, les galeries devenaient plus étroites, abaissant le
toit, renflant le mur.  Il galopait quand même, il s'écorchait,
laissait aux boisages des lambeaux de ses membres.  De toutes parts,
la mine semblait se resserrer sur lui, pour le prendre et l'étouffer.

Alors, Étienne et Catherine, comme il arrivait près d'eux,
l'aperçurent qui s'étranglait entre les roches.  Il avait buté, il
s'était cassé les deux jambes de devant.  D'un dernier effort, il se
traîna quelques mètres; mais ses flancs ne passaient plus, il restait
enveloppé, garrotté par la terre.  Et sa tête saignante s'allongea,
chercha encore une fente, de ses gros yeux troubles.  L'eau le
recouvrait rapidement, il se mit à hennir, du râle prolongé, atroce,
dont les autres chevaux étaient morts déjà, dans l'écurie.  Ce fut une
agonie effroyable, cette vieille bête, fracassée, immobilisée, se
débattant à cette profondeur, loin du jour.  Son cri de détresse ne
cessait pas, le flot noyait sa crinière, qu'il le poussait plus
rauque, de sa bouche tendue et grande ouverte.  Il y eut un dernier
ronflement, le bruit sourd d'un tonneau qui s'emplit.  Puis un grand
silence tomba.

--Ah! mon Dieu! emmène-moi, sanglotait Catherine.  Ah! mon Dieu! j'ai
peur, je ne veux pas mourir...  Emmène-moi! emmène-moi!

Elle avait vu la mort.  Le puits écroulé, la fosse inondée, rien ne
lui avait soufflé à la face cette épouvante, cette clameur de Bataille
agonisant.  Et elle l'entendait toujours, ses oreilles en
bourdonnaient, toute sa chair en frissonnait.

--Emmène-moi! emmène-moi!

Étienne l'avait saisie et l'emportait.  D'ailleurs, il était grand
temps, ils montèrent dans la cheminée, trempés jusqu'aux épaules.
Lui, devait l'aider, car elle n'avait plus la force de s'accrocher aux
bois.  A trois reprises, il crut qu'elle lui échappait, qu'elle
retombait dans la mer profonde, dont la marée grondait derrière eux.
Cependant, ils purent respirer quelques minutes, quand ils eurent
rencontré la première voie, libre encore.  L'eau reparut, il fallut se
hisser de nouveau.  Et, durant des heures, cette montée continua, la
crue les chassait de voie en voie, les obligeait à s'élever toujours.
Dans la sixième, un répit les enfiévra d'espoir, il leur semblait que
le niveau demeurait stationnaire.  Mais une hausse plus forte se
déclara, ils durent grimper à la septième, puis à la huitième.  Une
seule restait, et quand ils y furent, ils regardèrent anxieusement
chaque centimètre que l'eau gagnait.  Si elle ne s'arrêtait pas, ils
allaient donc mourir, comme le vieux cheval, écrasés contre le toit,
la gorge emplie par le flot?

Des éboulements retentissaient à chaque instant.  La mine entière
était ébranlée, d'entrailles trop grêles, éclatant de la coulée énorme
qui la gorgeait.  Au bout des galeries, l'air refoulé s'amassait, se
comprimait, partait en explosions formidables, parmi les roches
fendues et les terrains bouleversés.  C'était le terrifiant vacarme
des cataclysmes intérieurs, un coin de la bataille ancienne, lorsque
les déluges retournaient la terre, en abîmant les montagnes sous les
plaines.

Et Catherine, secouée, étourdie de cet effondrement continu, joignait
les mains, bégayait les mêmes mots, sans relâche:

--Je ne veux pas mourir...  Je ne veux pas mourir...

Pour la rassurer, Étienne jurait que l'eau ne bougeait plus.  Leur
fuite durait bien depuis six heures, on allait descendre à leur
secours.  Et il disait six heures sans savoir, la notion exacte du
temps leur échappait.  En réalité, un jour entier s'était écoulé déjà,
dans leur montée au travers de la veine Guillaume.

Mouillés, grelottants, ils s'installèrent.  Elle se déshabilla sans
honte, pour tordre ses vêtements; puis, elle remit la culotte et la
veste, qui achevèrent de sécher sur elle.  Comme elle était pieds nus,
lui, qui avait ses sabots, la força à les prendre.  Ils pouvaient
patienter maintenant, ils avaient baissé la mèche de la lampe, ne
gardant qu'une lueur faible de veilleuse.  Mais des crampes leur
déchirèrent l'estomac, tous deux s'aperçurent qu'ils mouraient de
faim.  Jusque-là, ils ne s'étaient pas senti vivre.  Au moment de la
catastrophe, ils n'avaient point déjeuné, et ils venaient de retrouver
leurs tartines, gonflées par l'eau, changées en soupe.  Elle dut se
fâcher pour qu'il voulût bien accepter sa part.  Dès qu'elle eut
mangé, elle s'endormit de lassitude, sur la terre froide.  Lui, brûlé
d'insomnie, la veillait, le front entre les mains, les yeux fixes.

Combien d'heures s'écoulèrent ainsi? Il n'aurait pu le dire.  Ce qu'il
savait, c'était que devant lui, par le trou de la cheminée, il avait
vu reparaître le flot noir et mouvant, la bête dont le dos s'enflait
sans cesse pour les atteindre.  D'abord, il n'y eut qu'une ligne
mince, un serpent souple qui s'allongea; puis, cela s'élargit en une
échine grouillante, rampante; et bientôt ils furent rejoints, les
pieds de la jeune fille endormie trempèrent.  Anxieux, il hésitait à
la réveiller.  N'était-ce pas cruel de la tirer de ce repos, de
l'ignorance anéantie qui la berçait peut-être dans un rêve de grand
air et de vie au soleil? Par où fuir, d'ailleurs? Et il cherchait, et
il se rappela que le plan incliné, établi dans cette partie de la
veine, communiquait, bout à bout, avec le plan qui desservait
l'accrochage supérieur.  C'était une issue.  Il la laissa dormir
encore, le plus longtemps qu'il fut possible, regardant le flot
gagner, attendant qu'il les chassât.  Enfin, il la souleva doucement,
et elle eut un grand frisson.

--Ah! mon Dieu! c'est vrai!...  Ça recommence, mon Dieu!

Elle se souvenait, elle criait, de retrouver la mort prochaine.

--Non, calme-toi, murmura-t-il.  On peut passer, je te jure.

Pour se rendre au plan incliné, ils durent marcher ployés en deux, de
nouveau mouillés jusqu'aux épaules.  Et la montée recommença, plus
dangereuse, par ce trou boisé entièrement, long d'une centaine de
mètres.  D'abord, ils voulurent tirer le câble, afin de fixer en bas
l'un des chariots; car si l'autre était descendu, pendant leur
ascension, il les aurait broyés.  Mais rien ne bougea, un obstacle
faussait le mécanisme.  Ils se risquèrent, n'osant se servir de ce
câble qui les gênait, s'arrachant les ongles contre les charpentes
lisses.  Lui, venait le dernier, la retenait du crâne, quand elle
glissait, les mains sanglantes.  Brusquement, ils se cognèrent contre
des éclats de poutre, qui barraient le plan.  Des terres avaient
coulé, un éboulement empêchait d'aller plus haut.  Par bonheur, une
porte s'ouvrait là, et ils débouchèrent dans une voie.

Devant eux, la lueur d'une lampe les stupéfia.  Un homme leur criait
rageusement:

--Encore des malins aussi bêtes que moi!

Ils reconnurent Chaval, qui se trouvait bloqué par l'éboulement, dont
les terres comblaient le plan incliné; et les deux camarades, partis
avec lui, étaient même restés en chemin, la tête fendue.  Lui, blessé
au coude, avait eu le courage de retourner sur les genoux prendre
leurs lampes et les fouiller, pour voler leurs tartines.  Comme il
s'échappait, un dernier effondrement, derrière son dos, avait bouché
la galerie.

Tout de suite, il se jura de ne point partager ses provisions avec ces
gens qui sortaient de terre.  Il les aurait assommés.  Puis, il les
reconnut à son tour, et sa colère tomba, il se mit à rire, d'un rire
de joie mauvaise.

--Ah! c'est toi, Catherine! Tu t'es cassé le nez, et tu as voulu
rejoindre ton homme.  Bon! bon! nous allons la danser ensemble.

Il affectait de ne pas voir Étienne.  Ce dernier, bouleversé de la
rencontre, avait eu un geste pour protéger la herscheuse, qui se
serrait contre lui.  Pourtant, il fallait bien accepter la situation.
Il demanda simplement au camarade, comme s'ils s'étaient quittés bons
amis, une heure plus tôt:

--As-tu regardé au fond? On ne peut donc passer par les tailles?

Chaval ricanait toujours.

--Ah! ouiche! par les tailles! Elles se sont éboulées aussi, nous
sommes entre deux murs, une vraie souricière...  Mais tu peux t'en
retourner par le plan, si tu es un bon plongeur.

En effet, l'eau montait, on l'entendait clapoter.  La retraite se
trouvait coupée déjà.  Et il avait raison, c'était une souricière, un
bout de galerie que des affaissements considérables obstruaient en
arrière et en avant.  Pas une issue, tous trois étaient murés.

--Alors, tu restes? ajouta Chaval goguenard.  Va, c'est ce que tu
feras de mieux, et si tu me fiches la paix, moi je ne te parlerai
seulement pas.  Il y a encore ici de la place pour deux hommes...
Nous verrons bientôt lequel crèvera le premier, à moins qu'on ne
vienne, ce qui me semble difficile.

Le jeune homme reprit:

--Si nous tapions, on nous entendrait peut-être.

--J'en suis las, de taper...  Tiens! essaie toi-même avec cette
  pierre.

Étienne ramassa le morceau de grès, que l'autre avait émietté déjà, et
il battit contre la veine, au fond, le rappel des mineurs, le
roulement prolongé, dont les ouvriers en péril signalent leur
présence.  Puis, il colla son oreille, pour écouter.  A vingt
reprises, il s'entêta.  Aucun bruit ne répondait.

Pendant ce temps, Chaval affecta de faire froidement son petit ménage.
D'abord, il rangea ses trois lampes contre le mur: une seule brûlait,
les autres serviraient plus tard.  Ensuite, il posa sur une pièce du
boisage les deux tartines qu'il avait encore.  C'était le buffet, il
irait bien deux jours avec ça, s'il était raisonnable.  Il se tourna,
en disant:

--Tu sais, Catherine, il y en aura la moitié pour toi, quand tu auras
trop faim.

La jeune fille se taisait.  Cela comblait son malheur, de se retrouver
entre ces deux hommes.

Et l'affreuse vie commença.  Ni Chaval ni Étienne n'ouvraient la
bouche, assis par terre, à quelques pas.  Sur la remarque du premier,
le second éteignit sa lampe, un luxe de lumière inutile; puis, ils
retombèrent dans leur silence.  Catherine s'était couchée près du
jeune homme, inquiète des regards que son ancien galant lui jetait.
Les heures s'écoulaient, on entendait le petit murmure de l'eau
montant sans cesse; tandis que, de temps à autre, des secousses
profondes, des retentissements lointains, annonçaient les derniers
tassements de la mine.  Quand la lampe se vida et qu'il fallut en
ouvrir une autre, pour l'allumer, la peur du grisou les agita un
instant; mais ils aimaient mieux sauter tout de suite, que de durer
dans les ténèbres; et rien ne sauta, il n'y avait pas de grisou.  Ils
s'étaient allongés de nouveau, les heures se remirent à couler.

Un bruit émotionna Étienne et Catherine, qui levèrent la tête.  Chaval
se décidait à manger: il avait coupé la moitié d'une tartine, il
mâchait longuement, pour ne pas être tenté d'avaler tout.  Eux, que la
faim torturait, le regardèrent.

--Vrai, tu refuses? dit-il à la herscheuse, de son air provocant.  Tu
as tort.

Elle avait baissé les yeux, craignant de céder, l'estomac déchiré
d'une telle crampe, que des larmes gonflaient ses paupières.  Mais
elle comprenait ce qu'il demandait; déjà, le matin, il lui avait
soufflé sur le cou; il était repris d'une de ses anciennes fureurs de
désir, en la voyant près de l'autre.  Les regards dont il l'appelait
avaient une flamme qu'elle connaissait bien, la flamme de ses crises
jalouses, quand il tombait sur elle à coups de poing, en l'accusant
d'abominations avec le logeur de sa mère.  Et elle ne voulait pas,
elle tremblait, en retournant à lui, de jeter ces deux hommes l'un sur
l'autre, dans cette cave étroite où ils agonisaient.  Mon Dieu! est-ce
qu'on ne pouvait finir en bonne amitié!

Étienne serait mort d'inanition, plutôt que de mendier à Chaval une
bouchée de pain.  Le silence s'alourdissait, une éternité encore parut
se prolonger, avec la lenteur des minutes monotones, qui passaient une
à une, sans espoir.  Il y avait un jour qu'ils étaient enfermés
ensemble.  La deuxième lampe pâlissait, ils allumèrent la troisième.

Chaval entama son autre tartine, et il grogna:

--Viens donc, bête!

Catherine eut un frisson.  Pour la laisser libre, Étienne s'était
détourné.  Puis, comme elle ne bougeait pas, il lui dit à voix basse:

--Va, mon enfant.

Les larmes qu'elle étouffait ruisselèrent alors.  Elle pleurait
longuement, ne trouvant même pas la force de se lever, ne sachant plus
si elle avait faim, souffrant d'une douleur qui la tenait dans tout le
corps.  Lui, s'était mis debout, allait et venait, battait vainement
le rappel des mineurs, enragé de ce reste de vie qu'on l'obligeait à
vivre là, collé au rival qu'il exécrait.  Pas même assez de place pour
crever loin l'un de l'autre! Dès qu'il avait fait dix pas, il devait
revenir et se cogner contre cet homme.  Et elle, la triste fille,
qu'ils se disputaient jusque dans la terre! Elle serait au dernier
vivant, cet homme la lui volerait encore, si lui partait le premier.
Ça n'en finissait pas, les heures suivaient les heures, la révoltante
promiscuité s'aggravait, avec l'empoisonnement des haleines, l'ordure
des besoins satisfaits en commun.  Deux fois, il se rua sur les
roches, comme pour les ouvrir à coups de poing.

Une nouvelle journée s'achevait, et Chaval s'était assis près de
Catherine, partageant avec elle sa dernière moitié de tartine.  Elle
mâchait les bouchées péniblement, il les lui faisait payer chacune
d'une caresse, dans son entêtement de jaloux qui ne voulait pas mourir
sans la ravoir, devant l'autre.  Épuisée, elle s'abandonnait.  Mais,
lorsqu'il tâcha de la prendre, elle se plaignit.

--Oh! laisse, tu me casses les os.

Étienne, frémissant, avait posé son front contre les bois, pour ne pas
voir.  Il revint d'un bond, affolé.

--Laisse-la, nom de Dieu!

--Est-ce que ça te regarde? dit Chaval.  C'est ma femme, elle est à
moi peut-être!

Et il la reprit, et il la serra, par bravade, lui écrasant sur la
bouche ses moustaches rouges, continuant:

--Fiche-nous la paix, hein! Fais-nous le plaisir de voir là-bas si
nous y sommes.

Mais Étienne, les lèvres blanches, criait:

--Si tu ne la lâches pas, je t'étrangle!

Vivement, l'autre se mit debout, car il avait compris, au sifflement
de la voix, que le camarade allait en finir.  La mort leur semblait
trop lente, il fallait que, tout de suite, l'un des deux cédât la
place.  C'était l'ancienne bataille qui recommençait, dans la terre où
ils dormiraient bientôt côte à côte; et ils avaient si peu d'espace,
qu'ils ne pouvaient brandir leurs poings sans les écorcher.

--Méfie-toi, gronda Chaval.  Cette fois, je te mange.

Étienne, à ce moment, devint fou.  Ses yeux se noyèrent d'une vapeur
rouge, sa gorge s'était congestionnée d'un flot de sang.  Le besoin de
tuer le prenait, irrésistible, un besoin physique, l'excitation
sanguine d'une muqueuse qui détermine un violent accès de toux.  Cela
monta, éclata en dehors de sa volonté, sous la poussée de la lésion
héréditaire.  Il avait empoigné, dans le mur, une feuille de schiste,
et il l'ébranlait, et il l'arrachait, très large, très lourde.  Puis,
à deux mains, avec une force décuplée, il l'abattit sur le crâne de
Chaval.

Celui-ci n'eut pas le temps de sauter en arrière.  Il tomba, la face
broyée, le crâne fendu.  La cervelle avait éclaboussé le toit de la
galerie, un jet pourpre coulait de la plaie, pareil au jet continu
d'une source.  Tout de suite, il y eut une mare, où l'étoile fumeuse
de la lampe se refléta.  L'ombre envahissait ce caveau muré, le corps
semblait, par terre, la bosse noire d'un tas d'escaillage.

Et, penché, l'oeil élargi, Étienne le regardait.  C'était donc fait,
il avait tué.  Confusément, toutes ses luttes lui revenaient à la
mémoire, cet inutile combat contre le poison qui dormait dans ses
muscles, l'alcool lentement accumulé de sa race.  Pourtant, il n'était
ivre que de faim, l'ivresse lointaine des parents avait suffi.  Ses
cheveux se dressaient devant l'horreur de ce meurtre, et malgré la
révolte de son éducation, une allégresse faisait battre son coeur, la
joie animale d'un appétit enfin satisfait.  Il eut ensuite un orgueil,
l'orgueil du plus fort.  Le petit soldat lui était apparu, la gorge
trouée d'un couteau, tué par un enfant.  Lui aussi, avait tué.

Mais Catherine, toute droite, poussait un grand cri.

--Mon Dieu! il est mort!

--Tu le regrettes? demanda Étienne farouche.

Elle suffoquait, elle balbutiait.  Puis, chancelante, elle se jeta
dans ses bras.

--Ah! tue-moi aussi, ah! mourons tous les deux!

D'une étreinte, elle s'attachait à ses épaules, et il l'étreignait
également, et ils espérèrent qu'ils allaient mourir.  Mais la mort
n'avait pas de hâte, ils dénouèrent leurs bras.  Puis, tandis qu'elle
se cachait les yeux, il traîna le misérable, il le jeta dans le plan
incliné, pour l'ôter de l'espace étroit où il fallait vivre encore.
La vie n'aurait plus été possible, avec ce cadavre sous les pieds.  Et
ils s'épouvantèrent, lorsqu'ils l'entendirent plonger, au milieu d'un
rejaillissement d'écume.  L'eau avait donc empli déjà ce trou? Ils
l'aperçurent, elle déborda dans la galerie.

Alors, ce fut une lutte nouvelle.  Ils avaient allumé la dernière
lampe, elle s'épuisait en éclairant la crue, dont la hausse régulière,
entêtée, ne s'arrêtait pas.  Ils eurent d'abord de l'eau aux
chevilles, puis elle leur mouilla les genoux.  La voie montait, ils se
réfugièrent au fond, ce qui leur donna un répit de quelques heures.
Mais le flot les rattrapa, ils baignèrent jusqu'à la ceinture.
Debout, acculés, l'échine collée contre la roche, ils la regardaient
croître, toujours, toujours.  Quand elle atteindrait leur bouche, ce
serait fini.  La lampe, qu'ils avaient accrochée, jaunissait la houle
rapide des petites ondes; elle pâlit, ils ne distinguèrent plus qu'un
demi-cercle diminuant sans cesse, comme mangé par l'ombre qui semblait
grandir avec le flux; et, brusquement, l'ombre les enveloppa, la lampe
venait de s'éteindre, après avoir craché sa dernière goutte d'huile.
C'était la nuit complète, absolue, cette nuit de la terre qu'ils
dormiraient, sans jamais rouvrir leurs yeux à la clarté du soleil.

--Nom de Dieu! jura sourdement Étienne.

Catherine, comme si elle eût senti les ténèbres la saisir, s'était
abritée contre lui.  Elle répéta le mot des mineurs, à voix basse:

--La mort souffle la lampe.

Pourtant, devant cette menace, leur instinct luttait, une fièvre de
vivre les ranima.  Lui, violemment, se mit à creuser le schiste avec
le crochet de la lampe, tandis qu'elle l'aidait de ses ongles.  Ils
pratiquèrent une sorte de banc élevé, et lorsqu'ils s'y furent hissés
tous les deux, ils se trouvèrent assis, les jambes pendantes, le dos
ployé, car la voûte les forçait à baisser la tête.  L'eau ne glaçait
plus que leurs talons; mais ils ne tardèrent pas à en sentir le froid
leur couper les chevilles, les mollets, les genoux, dans un mouvement
invincible et sans trêve.  Le banc, mal aplani, se trempait d'une
humidité si gluante, qu'ils devaient se tenir fortement pour ne pas
glisser.  C'était la fin, combien attendraient-ils, réduits à cette
niche, où ils n'osaient risquer un geste, exténués, affamés, n'ayant
plus ni pain ni lumière? Et ils souffraient surtout des ténèbres, qui
les empêchaient de voir venir la mort.  Un grand silence régnait, la
mine gorgée d'eau ne bougeait plus.  Ils n'avaient maintenant, sous
eux, que la sensation de cette mer, enflant, du fond des galeries, sa
marée muette.

Les heures se succédaient, toutes également noires, sans qu'ils
pussent en mesurer la durée exacte, de plus en plus égarés dans le
calcul du temps.  Leurs tortures, qui auraient dû allonger les
minutes, les emportaient, rapides.  Ils croyaient n'être enfermés que
depuis deux jours et une nuit, lorsqu'en réalité la troisième journée
déjà se terminait.  Toute espérance de secours s'en était allée,
personne ne les savait là, personne n'avait le pouvoir d'y descendre,
et la faim les achèverait, si l'inondation leur faisait grâce.  Une
dernière fois, ils avaient eu la pensée de battre le rappel; mais la
pierre était restée sous l'eau.  D'ailleurs, qui les entendrait?

Catherine, résignée, avait appuyé contre la veine sa tête endolorie,
lorsqu'un tressaillement la redressa.

--Écoute! dit-elle.

D'abord, Étienne crut qu'elle parlait du petit bruit de l'eau montant
toujours.  Il mentit, il voulut la tranquilliser.

--C'est moi que tu entends, je remue les jambes.

--Non, non, pas ça...  Là-bas, écoute!

Et elle collait son oreille au charbon.  Il comprit, il fit comme
elle.  Une attente de quelques secondes les étouffa.  Puis, très
lointains, très faibles, ils entendirent trois coups, largement
espacés.  Mais ils doutaient encore, leurs oreilles sonnaient,
c'étaient peut-être des craquements dans la couche.  Et ils ne
savaient avec quoi frapper pour répondre.

Étienne eut une idée.

--Tu as les sabots.  Sors les pieds, tape avec les talons.

Elle tapa, elle battit le rappel des mineurs; et ils écoutèrent, et
ils distinguèrent de nouveau les trois coups, au loin.  Vingt fois ils
recommencèrent, vingt fois les coups répondirent.  Ils pleuraient, ils
s'embrassaient, au risque de perdre l'équilibre.  Enfin, les camarades
étaient là, ils arrivaient.  C'était un débordement de joie et d'amour
qui emportait les tourments de l'attente, la rage des appels longtemps
inutiles, comme si les sauveurs n'avaient eu qu'à fendre la roche du
doigt, pour les délivrer.

--Hein! criait-elle gaiement, est-ce une chance que j'aie appuyé la
  tête!

--Oh! tu as une oreille! disait-il à son tour.  Moi, je n'entendais
  rien.

Dès ce moment, ils se relayèrent, toujours l'un d'eux écoutait, prêt à
correspondre, au moindre signal.  Ils saisirent bientôt des coups de
rivelaine: on commençait les travaux d'approche, on ouvrait une
galerie.  Pas un bruit ne leur échappait.  Mais leur joie tomba.  Ils
avaient beau rire, pour se tromper l'un l'autre, le désespoir les
reprenait peu à peu.  D'abord, ils s'étaient répandus en explications:
on arrivait évidemment par Réquillart, la galerie descendait dans la
couche, peut-être en ouvrait-on plusieurs, car il y avait trois hommes
à l'abattage.  Puis ils parlèrent moins, ils finirent par se taire,
quand ils en vinrent à calculer la masse énorme qui les séparait des
camarades.  Muets, ils continuaient leurs réflexions, ils comptaient
les journées et les journées qu'un ouvrier mettrait à percer un tel
bloc.  Jamais on ne les rejoindrait assez tôt, ils seraient morts
vingt fois.  Et, mornes, n'osant plus échanger une parole dans ce
redoublement d'angoisse, ils répondaient aux appels d'un roulement de
sabots, sans espoir, en ne gardant que le besoin machinal de dire aux
autres qu'ils vivaient encore.

Un jour, deux jours, se passèrent.  Ils étaient au fond depuis six
jours.  L'eau, arrêtée à leurs genoux, ne montait ni ne descendait; et
leurs jambes semblaient fondre, dans ce bain de glace.  Pendant une
heure, ils pouvaient bien les retirer; mais la position devenait alors
si incommode, qu'ils étaient tordus de crampes atroces et qu'ils
devaient laisser retomber les talons.  Toutes les dix minutes, ils se
remontaient d'un coup de reins, sur la roche glissante.  Les cassures
du charbon leur défonçaient l'échine, ils éprouvaient à la nuque une
douleur fixe et intense, d'avoir à la tenir ployée constamment, pour
ne pas se briser le crâne.  Et l'étouffement croissait, l'air refoulé
par l'eau se comprimait dans l'espèce de cloche où ils se trouvaient
enfermés.  Leur voix, assourdie, paraissait venir de très loin.  Des
bourdonnements d'oreilles se déclarèrent, ils entendaient les volées
d'un tocsin furieux, le galop d'un troupeau sous une averse de grêle,
interminable.

D'abord, Catherine souffrit horriblement de la faim.  Elle portait à
sa gorge ses pauvres mains crispées, elle avait de grands souffles
creux, une plainte continue, déchirante, comme si une tenaille lui eût
arraché l'estomac.  Étienne, étranglé par la même torture, tâtonnait
fiévreusement dans l'obscurité, lorsque, près de lui, ses doigts
rencontrèrent une pièce du boisage, à moitié pourrie, que ses ongles
émiettaient.  Et il en donna une poignée à la herscheuse, qui
l'engloutit goulûment.  Durant deux journées, ils vécurent de ce bois
vermoulu, ils le dévorèrent tout entier, désespérés de l'avoir fini,
s'écorchant à vouloir entamer les autres, solides encore, et dont les
fibres résistaient.  Leur supplice augmenta, ils s'enrageaient de ne
pouvoir mâcher la toile de leurs vêtements.  Une ceinture de cuir qui
le serrait à la taille les soulagea un peu.  Il en coupa de petits
morceaux avec les dents, et elle les broyait, s'acharnait à les
avaler.  Cela occupait leurs mâchoires, leur donnait l'illusion qu'ils
mangeaient.  Puis, quand la ceinture fut achevée, ils se remirent à la
toile, la suçant pendant des heures.

Mais, bientôt, ces crises violentes se calmèrent, la faim ne fut plus
qu'une douleur profonde, sourde, l'évanouissement même, lent et
progressif, de leurs forces.  Sans doute, ils auraient succombé, s'ils
n'avaient pas eu de l'eau, tant qu'ils en voulaient.  Ils se
baissaient simplement, buvaient dans le creux de leur main; et cela à
vingt reprises, brûlés d'une telle soif, que toute cette eau ne
pouvait l'étancher.

Le septième jour, Catherine se penchait pour boire, lorsqu'elle heurta
de la main un corps flottant devant elle.

--Dis donc, regarde...  Qu'est-ce que c'est?

Étienne tâta dans les ténèbres.

--Je ne comprends pas, on dirait la couverture d'une porte d'aérage.

Elle but, mais comme elle puisait une seconde gorgée, le corps revint
battre sa main.  Et elle poussa un cri terrible.

--C'est lui, mon Dieu!

--Qui donc?

--Lui, tu sais bien?...  J'ai senti ses moustaches.

C'était le cadavre de Chaval, remonté du plan incliné, poussé jusqu'à
eux par la crue.  Étienne allongea le bras, sentit aussi les
moustaches, le nez broyé; et un frisson de répugnance et de peur le
secoua.  Prise d'une nausée abominable, Catherine avait craché l'eau
qui lui restait à la bouche.  Elle croyait qu'elle venait de boire du
sang, que toute cette eau profonde, devant elle, était maintenant le
sang de cet homme.

--Attends, bégaya Étienne, je vais le renvoyer.

Il donna un coup de pied au cadavre, qui s'éloigna.  Mais, bientôt,
ils le sentirent de nouveau qui tapait dans leurs jambes.

--Nom de Dieu! va-t-en donc!

Et, la troisième fois, Étienne dut le laisser.  Quelque courant le
ramenait.  Chaval ne voulait pas partir, voulait être avec eux, contre
eux.  Ce fut un affreux compagnon, qui acheva d'empoisonner l'air.
Pendant toute cette journée, ils ne burent pas, luttant, aimant mieux
mourir; et, le lendemain seulement, la souffrance les décida: ils
écartaient le corps à chaque gorgée, ils buvaient quand même.  Ce
n'était pas la peine de lui casser la tête, pour qu'il revînt entre
lui et elle, entêté dans sa jalousie.  Jusqu'au bout, il serait là,
même mort, pour les empêcher d'être ensemble.

Encore un jour, et encore un jour.  Étienne, à chaque frisson de
l'eau, recevait un léger coup de l'homme qu'il avait tué, le simple
coudoiement d'un voisin qui rappelait sa présence.  Et, toutes les
fois, il tressaillait.  Continuellement, il le voyait, gonflé, verdi,
avec ses moustaches rouges, dans sa face broyée.  Puis, il ne se
souvenait plus, il ne l'avait pas tué, l'autre nageait et allait le
mordre.  Catherine, maintenant, était secouée de crises de larmes,
longues, interminables, après lesquelles un accablement
l'anéantissait.  Elle finit par tomber dans un état de somnolence
invincible.  Il la réveillait, elle bégayait des mots, elle se
rendormait tout de suite, sans même soulever les paupières; et, de
crainte qu'elle ne se noyât, il lui avait passé un bras à la taille.
C'était, lui, maintenant, qui répondait aux camarades.  Les coups de
rivelaine approchaient, il les entendait derrière son dos.  Mais ses
forces diminuaient aussi, il avait perdu tout courage à taper.  On les
savait là, pourquoi se fatiguer encore? Cela ne l'intéressait plus,
qu'on pût venir.  Dans l'hébétement de son attente, il en était,
pendant des heures, à oublier ce qu'il attendait.

Un soulagement les réconforta un peu.  L'eau baissait, le corps de
Chaval s'éloigna.  Depuis neuf jours, on travaillait à leur
délivrance, et ils faisaient, pour la première fois, quelques pas dans
la galerie, lorsqu'une épouvantable commotion les jeta sur le sol.
Ils se cherchèrent, ils restèrent aux bras l'un de l'autre, fous, ne
comprenant pas, croyant que la catastrophe recommençait.  Rien ne
remuait plus, le bruit des rivelaines avait cessé.

Dans le coin où ils se tenaient assis, côte à côte, Catherine eut un
léger rire.

--Il doit faire bon dehors...  Viens, sortons d'ici.

Étienne, d'abord, lutta contre cette démence.  Mais une contagion
ébranlait sa tête plus solide, il perdit la sensation juste du réel.
Tous leurs sens se faussaient, surtout ceux de Catherine, agitée de
fièvre, tourmentée à présent d'un besoin de paroles et de gestes.  Les
bourdonnements de ses oreilles étaient devenus des murmures d'eau
courante, des chants d'oiseaux; et elle sentait un violent parfum
d'herbes écrasées, et elle voyait clair, de grandes taches jaunes
volaient devant ses yeux, si larges, qu'elle se croyait dehors, près
du canal, dans les blés, par une journée de beau soleil.

--Hein? fait-il chaud!...  Prends-moi donc, restons ensemble, oh!
toujours, toujours!

Il la serrait, elle se caressait contre lui, longuement, continuant
dans un bavardage de fille heureuse:

--Avons-nous été bêtes d'attendre si longtemps! Tout de suite,
j'aurais bien voulu de toi, et tu n'as pas compris, tu as boudé...
Puis, tu te rappelles, chez nous, la nuit, quand nous ne dormions pas,
le nez en l'air, à nous écouter respirer, avec la grosse envie de nous
prendre?

Il fut gagné par sa gaieté, il plaisanta les souvenirs de leur muette
tendresse.

--Tu m'as battu une fois, oui, oui! des soufflets sur les deux joues!

--C'est que je t'aimais, murmura-t-elle.  Vois-tu, je me défendais de
songer à toi, je me disais que c'était bien fini; et, au fond, je
savais qu'un jour ou l'autre nous nous mettrions ensemble...  Il ne
fallait qu'une occasion, quelque chance heureuse, n'est-ce pas?

Un frisson le glaçait, il voulut secouer ce rêve, puis il répéta
lentement:

--Rien n'est jamais fini, il suffit d'un peu de bonheur pour que tout
recommence.

--Alors, tu me gardes, c'est le bon coup, cette fois?

Et, défaillante, elle glissa.  Elle était si faible, que sa voix
assourdie s'éteignait.  Effrayé, il l'avait retenue sur son coeur.

--Tu souffres?

Elle se redressa, étonnée.

--Non, pas du tout...  Pourquoi?

Mais cette question l'avait éveillée de son rêve.  Elle regarda
éperdument les ténèbres, elle tordit ses mains, dans une nouvelle
crise de sanglots.

--Mon Dieu! mon Dieu! qu'il fait noir!

Ce n'étaient plus les blés, ni l'odeur des herbes, ni le chant des
alouettes, ni le grand soleil jaune; c'étaient la mine éboulée,
inondée, la nuit puante, l'égouttement funèbre de ce caveau où ils
râlaient depuis tant de jours.  La perversion de ses sens en
augmentait l'horreur maintenant, elle était reprise des superstitions
de son enfance, elle vit l'Homme noir, le vieux mineur trépassé qui
revenait dans la fosse tordre le cou aux vilaines filles.

--Écoute, as-tu entendu?

--Non, rien, je n'entends rien.

--Si, l'Homme, tu sais?...  Tiens! il est là...  La terre a lâché tout
le sang de la veine, pour se venger de ce qu'on lui a coupé une
artère; et il est là, tu le vois, regarde! plus noir que la nuit...
Oh! j'ai peur, oh! j'ai peur!

Elle se tut, grelottante.  Puis, à voix très basse, elle continua:

--Non, c'est toujours l'autre.

--Quel autre?

--Celui qui est avec nous, celui qui n'est plus.

L'image de Chaval la hantait, et elle parlait de lui confusément, elle
racontait leur existence de chien, le seul jour où il s'était montré
gentil, à Jean-Bart, les autres jours de sottises et de gifles, quand
il la tuait de ses caresses, après l'avoir rouée de coups.

--Je te dis qu'il vient, qu'il va nous empêcher encore d'aller
ensemble!...  Ça le reprend, sa jalousie...  Oh! renvoie-le, oh!
garde-moi, garde-moi tout entière!

D'un élan, elle s'était pendue à lui, elle chercha sa bouche et y
colla passionnément la sienne.  Les ténèbres s'éclairèrent, elle revit
le soleil, elle retrouva un rire calmé d'amoureuse.  Lui, frémissant
de la sentir ainsi contre sa chair, demi-nue sous la veste et la
culotte en lambeaux, l'empoigna, dans un réveil de sa virilité.  Et ce
fut enfin leur nuit de noces, au fond de cette tombe, sur ce lit de
boue, le besoin de ne pas mourir avant d'avoir eu leur bonheur,
l'obstiné besoin de vivre, de faire de la vie une dernière fois.  Ils
s'aimèrent dans le désespoir de tout, dans la mort.

Ensuite, il n'y eut plus rien.  Étienne était assis par terre,
toujours dans le même coin, et il avait Catherine sur les genoux,
couchée, immobile.  Des heures, des heures s'écoulèrent.  Il crut
longtemps qu'elle dormait; puis, il la toucha, elle était très froide,
elle était morte.  Pourtant, il ne remuait pas, de peur de la
réveiller.  L'idée qu'il l'avait eue femme le premier, et qu'elle
pouvait être grosse, l'attendrissait.  D'autres idées, l'envie de
partir avec elle, la joie de ce qu'ils feraient tous les deux plus
tard, revenaient par moments, mais si vagues, qu'elles semblaient
effleurer à peine son front, comme le souffle même du sommeil.  Il
s'affaiblissait, il ne lui restait que la force d'un petit geste, un
lent mouvement de la main, pour s'assurer qu'elle était bien là, ainsi
qu'une enfant endormie, dans sa raideur glacée.  Tout s'anéantissait,
la nuit elle-même avait sombré, il n'était nulle part, hors de
l'espace, hors du temps.  Quelque chose tapait bien à côté de sa tête,
des coups dont la violence se rapprochait; mais il avait eu d'abord la
paresse d'aller répondre, engourdi d'une fatigue immense; et, à
présent, il ne savait plus, il rêvait seulement qu'elle marchait
devant lui et qu'il entendait le léger claquement de ses sabots.  Deux
jours se passèrent, elle n'avait pas remué, il la touchait de son
geste machinal, rassuré de la sentir si tranquille.

Étienne ressentit une secousse.  Des voix grondaient, des roches
roulaient jusqu'à ses pieds.  Quand il aperçut une lampe, il pleura.
Ses yeux clignotants suivaient la lumière, il ne se lassait pas de la
voir, en extase devant ce point rougeâtre qui tachait à peine les
ténèbres.  Mais des camarades l'emportaient, il les laissa introduire,
entre ses dents serrées, des cuillerées de bouillon.  Ce fut seulement
dans la galerie de Réquillart qu'il reconnut quelqu'un, l'ingénieur
Négrel, debout devant lui; et ces deux hommes qui se méprisaient,
l'ouvrier révolté, le chef sceptique, se jetèrent au cou l'un de
l'autre, sanglotèrent à gros sanglots, dans le bouleversement profond
de toute l'humanité qui était en eux.  C'était une tristesse immense,
la misère des générations, l'excès de douleur où peut tomber la vie.

Au jour, la Maheude, abattue près de Catherine morte, jeta un cri,
puis un autre, puis un autre, de grandes plaintes très longues,
incessantes.  Plusieurs cadavres étaient déjà remontés et alignés par
terre: Chaval que l'on crut assommé sous un éboulement, un galibot et
deux haveurs également fracassés, le crâne vide de cervelle, le ventre
gonflé d'eau.  Des femmes, dans la foule, perdaient la raison,
déchiraient leurs jupes, s'égratignaient la face.  Lorsqu'on le sortit
enfin, après l'avoir habitué aux lampes et nourri un peu, Étienne
apparut décharné, les cheveux tout blancs; et on s'écartait, on
frémissait devant ce vieillard.  La Maheude s'arrêta de crier, pour le
regarder stupidement, de ses grands yeux fixes.

Il était quatre heures du matin.  La fraîche nuit d'avril
s'attiédissait de l'approche du jour.  Dans le ciel limpide, les
étoiles vacillaient, tandis qu'une clarté d'aurore empourprait
l'orient.  Et la campagne noire, assoupie, avait à peine un frisson,
cette vague rumeur qui précède le réveil.

Étienne, à longues enjambées, suivait le chemin de Vandame.  Il venait
de passer six semaines à Montsou, dans un lit de l'hôpital.  Jaune
encore et très maigre, il s'était senti la force de partir, et il
partait.  La Compagnie, tremblant toujours pour ses fosses, procédant
à des renvois successifs, l'avait averti qu'elle ne pourrait le
garder.  Elle lui offrait d'ailleurs un secours de cent francs, avec
le conseil paternel de quitter le travail des mines, trop dur pour lui
désormais.  Mais il avait refusé les cent francs.  Déjà, une réponse
de Pluchart, une lettre où se trouvait l'argent du voyage, l'appelait
à Paris.  C'était son ancien rêve réalisé.  La veille, en sortant de
l'hôpital, il avait couché au Bon-Joyeux, chez la veuve Désir.  Et il
se levait de grand matin, une seule envie lui restait, dire adieu aux
camarades, avant d'aller prendre le train de huit heures, à
Marchiennes.

Un instant, sur le chemin qui devenait rose, Étienne s'arrêta.  Il
faisait bon respirer cet air si pur du printemps précoce.  La matinée
s'annonçait superbe.  Lentement, le jour grandissait, la vie de la
terre montait avec le soleil.  Et il se remit en marche, tapant
fortement son bâton de cornouiller, regardant au loin la plaine sortir
des vapeurs de la nuit.  Il n'avait revu personne, la Maheude était
venue une seule fois à l'hôpital, puis n'avait pu revenir sans doute.
Mais il savait que tout le coron des Deux-Cent-Quarante descendait à
Jean-Bart maintenant, et qu'elle-même y avait repris du travail.

Peu à peu, les chemins déserts se peuplaient, des charbonniers
passaient continuellement près d'Étienne, la face blême, silencieux.
La Compagnie, disait-on, abusait de son triomphe.  Après deux mois et
demi de grève, vaincus par la faim, lorsqu'ils étaient retournés aux
fosses, ils avaient dû accepter le tarif de boisage, cette baisse de
salaire déguisée, exécrable à présent, ensanglantée du sang des
camarades.  On leur volait une heure de travail, on les faisait mentir
à leur serment de ne pas se soumettre, et ce parjure imposé leur
restait en travers de la gorge, comme une poche de fiel.  Le travail
recommençait partout, à Mirou, à Madeleine, à Crèvecoeur, à la
Victoire.  Partout, dans la brume du matin, le long des chemins noyés
de ténèbres, le troupeau piétinait, des files d'hommes trottant le nez
vers la terre, ainsi que du bétail mené à l'abattoir.  Ils
grelottaient sous leurs minces vêtements de toile, ils croisaient les
bras, roulaient les reins, gonflaient le dos, que le briquet, logé
entre la chemise et la veste, rendait bossu.  Et, dans ce retour en
masse, dans ces ombres muettes, toutes noires, sans un rire, sans un
regard de côté, on sentait les dents serrées de colère, le coeur
gonflé de haine, l'unique résignation à la nécessité du ventre.

Plus il approchait de la fosse, et plus Étienne voyait leur nombre
s'accroître.  Presque tous marchaient isolés, ceux qui venaient par
groupes se suivaient à la file, éreintés déjà, las des autres et
d'eux-mêmes.  Il en aperçut un, très vieux, dont les yeux luisaient,
pareils à des charbons, sous un front livide.  Un autre, un jeune,
soufflait, d'un souffle contenu de tempête.  Beaucoup avaient leurs
sabots à la main; et l'on entendait à peine sur le sol le bruit mou de
leurs gros bas de laine.  C'était un ruissellement sans fin, une
débâcle, une marche forcée d'armée battue, allant toujours la tête
basse, enragée sourdement du besoin de reprendre la lutte et de se
venger.

Lorsque Étienne arriva, Jean-Bart sortait de l'ombre, les lanternes
accrochées aux tréteaux brûlaient encore, dans l'aube naissante.
Au-dessus des bâtiments obscurs, un échappement s'élevait comme une
aigrette blanche, délicatement teintée de carmin.  Il passa par
l'escalier du criblage, pour se rendre à la recette.

La descente commençait, des ouvriers montaient de la baraque.  Un
instant, il resta immobile, dans ce vacarme et cette agitation.  Des
roulements de berlines ébranlaient les dalles de fonte, les bobines
tournaient, déroulaient les câbles, au milieu des éclats du
porte-voix, de la sonnerie des timbres, des coups de massue sur le
billot du signal; et il retrouvait le monstre avalant sa ration de
chair humaine, les cages émergeant, replongeant, engouffrant des
charges d'hommes, sans un arrêt, avec le coup de gosier facile d'un
géant vorace.  Depuis son accident, il avait une horreur nerveuse de
la mine.  Ces cages qui s'enfonçaient, lui tiraient les entrailles.
Il dut tourner la tête, le puits l'exaspérait.

Mais, dans la vaste salle encore sombre, que les lanternes épuisées
éclairaient d'une clarté louche, il n'apercevait aucun visage ami.
Les mineurs qui attendaient là, pieds nus, la lampe à la main, le
regardaient de leurs gros yeux inquiets, puis baissaient le front, se
reculaient d'un air de honte.  Eux, sans doute, le connaissaient, et
ils n'avaient plus de rancune contre lui, ils semblaient au contraire
le craindre, rougissant à l'idée qu'il leur reprochait d'être des
lâches.  Cette attitude lui gonfla le coeur, il oubliait que ces
misérables l'avaient lapidé, il recommençait le rêve de les changer en
héros, de diriger le peuple, cette force de la nature qui se dévorait
elle-même.

Une cage embarqua des hommes, la fournée disparut, et comme d'autres
arrivaient, il vit enfin un de ses lieutenants de la grève, un brave
qui avait juré de mourir.

--Toi aussi! murmura-t-il, navré.

L'autre pâlit, les lèvres tremblantes; puis, avec un geste d'excuse:

--Que veux-tu? j'ai une femme.

Maintenant, dans le nouveau flot monté de la baraque, il les
reconnaissait tous.

--Toi aussi! toi aussi! toi aussi!

Et tous frémissaient, bégayaient d'une voix étouffée:

--J'ai une mère...  J'ai des enfants...  Il faut du pain.

La cage ne reparaissait pas, ils l'attendirent, mornes, dans une telle
souffrance de leur défaite, que leurs regards évitaient de se
rencontrer, fixés obstinément sur le puits.

--Et la Maheude? demanda Étienne.

Ils ne répondirent point.  Un fit signe qu'elle allait venir.
D'autres levèrent leurs bras, tremblants de pitié: ah! la pauvre
femme! quelle misère! Le silence continuait, et quand le camarade leur
tendit la main, pour leur dire adieu, tous la lui serrèrent fortement,
tous mirent dans cette étreinte muette la rage d'avoir cédé, l'espoir
fiévreux de la revanche.  La cage était là, ils s'embarquèrent, ils
s'abîmèrent, mangés par le gouffre.

Pierron avait paru, avec la lampe à feu libre des porions, fixée dans
le cuir de sa barrette.  Depuis huit jours, il était chef d'équipe à
l'accrochage, et les ouvriers s'écartaient, car les honneurs le
rendaient fier.  La vue d'Étienne l'ennuya, il s'approcha pourtant,
finit par se rassurer, lorsque le jeune homme lui eut annoncé son
départ.  Ils causèrent.  Sa femme tenait maintenant l'estaminet du
Progrès, grâce à l'appui de tous ces messieurs, qui se montraient si
bons pour elle.  Mais, s'interrompant, il s'emporta contre le père
Mouque, qu'il accusait de n'avoir pas remonté le fumier de ses
chevaux, à l'heure réglementaire.  Le vieux l'écoutait, courbait les
épaules.  Puis, avant de descendre, suffoqué de cette réprimande, il
donna lui aussi une poignée de main à Étienne, la même que celle des
autres, longue, chaude de colère rentrée, frémissante des rébellions
futures.  Et cette vieille main qui tremblait dans la sienne, ce
vieillard qui lui pardonnait ses enfants morts, l'émotionna tellement,
qu'il le regarda disparaître, sans dire un mot.

--La Maheude ne vient donc pas ce matin? demanda-t-il à Pierron, au
bout d'un instant.

D'abord, ce dernier affecta de n'avoir pas compris, car la mauvaise
chance s'empoignait des fois, rien qu'à en parler.  Puis, comme il
s'éloignait, sous prétexte de donner un ordre, il dit enfin:

--Hein? la Maheude...  La voici.

En effet, la Maheude arrivait de la baraque, avec sa lampe, vêtue de
la culotte et de la veste, la tête serrée dans le béguin.  C'était par
une exception charitable que la Compagnie, apitoyée sur le sort de
cette malheureuse, si cruellement frappée, avait bien voulu la laisser
redescendre à l'âge de quarante ans; et, comme il semblait difficile
de la remettre au roulage, on l'employait à la manoeuvre d'un petit
ventilateur, qu'on venait d'installer dans la galerie nord, dans ces
régions d'enfer, sous le Tartaret, où l'aérage ne se faisait pas.
Pendant dix heures, les reins cassés, elle tournait sa roue, au fond
d'un boyau ardent, la chair cuite par quarante degrés de chaleur.
Elle gagnait trente sous.

Lorsque Étienne l'aperçut, lamentable dans ses vêtements d'homme, la
gorge et le ventre comme enflés encore de l'humidité des tailles, il
bégaya de saisissement, il ne trouvait pas les phrases pour expliquer
qu'il partait et qu'il avait désiré lui faire ses adieux.

Elle le regardait sans l'écouter, elle dit enfin, en le tutoyant:

--Hein? ça t'étonne de me voir...  C'est bien vrai que je menaçais
d'étrangler le premier des miens qui redescendrait; et voilà que je
redescends, je devrais m'étrangler moi-même, n'est-ce pas?...  Ah! va,
ce serait déjà fait, s'il n'y avait pas le vieux et les petits à la
maison!

Et elle continua, de sa voix basse et fatiguée.  Elle ne s'excusait
pas, elle racontait simplement les choses, qu'ils avaient failli
crever, et qu'elle s'était décidée, pour qu'on ne les renvoyât pas du
coron.

--Comment se porte le vieux? demanda Étienne.

--Il est toujours bien doux et bien propre.  Mais la caboche s'en est
allée complètement...  On ne l'a pas condamné pour son affaire, tu
sais? Il était question de le mettre chez les fous, je n'ai pas voulu,
on lui aurait fichu son paquet dans un bouillon...  Son histoire nous
a causé tout de même beaucoup de tort, car il n'aura jamais sa
pension, un de ces messieurs m'a dit que ce serait immoral, si on lui
en donnait une.

--Jeanlin travaille?

--Oui, ces messieurs lui ont trouvé de la besogne, au jour.  Il gagne
vingt sous...  Oh! je ne me plains pas, les chefs se sont montrés très
bons, comme ils me l'ont expliqué eux-mêmes...  Les vingt sous du
gamin, et mes trente sous à moi, ça fait cinquante sous.  Si nous
n'étions pas six, on aurait de quoi manger.  Estelle dévore
maintenant, et le pis, c'est qu'il faudra attendre quatre ou cinq ans,
avant que Lénore et Henri soient en âge de venir à la fosse.

Étienne ne put retenir un geste douloureux.

--Eux aussi!

Une rougeur était montée aux joues blêmes de la Maheude, tandis que
ses yeux s'allumaient.  Mais ses épaules s'affaissèrent, comme sous
l'écrasement du destin.

--Que veux-tu? eux après les autres...  Tous y ont laissé la peau,
c'est leur tour.

Elle se tut, des moulineurs qui roulaient des berlines les
dérangèrent.  Par les grandes fenêtres poussiéreuses, le petit jour
entrait, noyant les lanternes d'une lueur grise; et le branle de la
machine reprenait toutes les trois minutes, les câbles se déroulaient,
les cages continuaient à engloutir des hommes.

--Allons, les flâneurs, dépêchons-nous! cria Pierron.  Embarquez,
jamais nous n'en finirons aujourd'hui.

La Maheude, qu'il regardait, ne bougea pas.  Elle avait déjà laissé
passer trois cages, elle dit, comme se réveillant et se souvenant des
premiers mots d'Étienne:

--Alors, tu pars?

--Oui, ce matin.

--Tu as raison, vaut mieux être ailleurs, quand on le peut...  Et ça
me fait plaisir de t'avoir vu, parce que tu sauras au moins que je
n'ai rien sur le coeur contre toi.  Un moment, je t'aurais assommé,
après toutes ces tueries.  Mais on réfléchit, n'est-ce pas? on
s'aperçoit qu'au bout du compte ce n'est la faute de personne...  Non,
non, ce n'est pas ta faute, c'est la faute de tout le monde.

Maintenant, elle causait avec tranquillité de ses morts, de son homme,
de Zacharie, de Catherine; et des larmes parurent seulement dans ses
yeux, lorsqu'elle prononça le nom d'Alzire.  Elle était revenue à son
calme de femme raisonnable, elle jugeait très sagement les choses.  Ça
ne porterait pas chance aux bourgeois, d'avoir tué tant de pauvres
gens.  Bien sûr qu'ils en seraient punis un jour, car tout se paie.
On n'aurait pas même besoin de s'en mêler, la boutique sauterait
seule, les soldats tireraient sur les patrons, comme ils avaient tiré
sur les ouvriers.  Et, dans sa résignation séculaire, dans cette
hérédité de discipline qui la courbait de nouveau, un travail s'était
ainsi fait, la certitude que l'injustice ne pouvait durer davantage,
et que, s'il n'y avait plus de bon Dieu il en repousserait un autre,
pour venger les misérables.

Elle parlait bas, avec des regards méfiants.  Puis, comme Pierron
s'était rapproché, elle ajouta tout haut:

--Eh bien! si tu pars, il faut prendre chez nous tes affaires...  Il y
a encore deux chemises, trois mouchoirs, une vieille culotte.

Étienne refusa du geste ces quelques nippes, échappées aux
brocanteurs.

--Non, ça n'en vaut pas la peine, ce sera pour les enfants...  A
Paris, je m'arrangerai.

Deux cages encore étaient descendues, et Pierron se décida à
interpeller directement la Maheude.

--Dites donc, là-bas, on vous attend! Est-ce bientôt fini, cette
  causette?

Mais elle tourna le dos.  Qu'avait-il à faire du zèle, ce vendu? Ça ne
le regardait pas, la descente.  Ses hommes l'exécraient assez déjà, à
son accrochage.  Et elle s'entêtait, sa lampe aux doigts, glacée dans
les courants d'air, malgré la douceur de la saison.

Ni Étienne, ni elle, ne trouvaient plus une parole.  Ils demeuraient
face à face, ils avaient le coeur si gros, qu'ils auraient voulu se
dire encore quelque chose.

Enfin, elle parla pour parler.

--La Levaque est enceinte, Levaque est toujours en prison, c'est
Bouteloup qui le remplace, en attendant.

--Ah! oui, Bouteloup.

--Et, écoute donc, t'ai-je raconté?...  Philomène est partie.

--Comment, partie?

--Oui, partie avec un mineur du Pas-de-Calais.  J'ai eu peur qu'elle
ne me laissât les deux mioches.  Mais non, elle les a emportés...
Hein?  une femme qui crache le sang et qui a l'air continuellement
d'avaler sa langue!

Elle rêva un instant, puis elle continua d'une voix lente:

--En a-t-on dit sur mon compte!...  Tu te souviens, on disait que je
couchais avec toi.  Mon Dieu! après la mort de mon homme, ça aurait
très bien pu arriver, si j'avais été plus jeune, n'est-ce pas? Mais,
aujourd'hui, j'aime mieux que ça ne se soit pas fait, car nous en
aurions du regret pour sûr.

--Oui, nous en aurions du regret, répéta Étienne simplement.

Ce fut tout, ils ne parlèrent pas davantage.  Une cage l'attendait, on
l'appelait avec colère en la menaçant d'une amende.  Alors, elle se
décida, elle lui serra la main.  Très ému, il la regardait toujours,
si ravagée et finie, avec sa face livide, ses cheveux décolorés
débordant du béguin bleu, son corps de bonne bête trop féconde,
déformée sous la culotte et la veste de toile.  Et, dans cette poignée
de main dernière, il retrouvait encore celle des camarades, une
étreinte longue, muette, qui lui donnait rendez-vous pour le jour où
l'on recommencerait.  Il comprit parfaitement, elle avait au fond des
yeux sa croyance tranquille.  A bientôt, et cette fois, ce serait le
grand coup.

--Quelle nom de Dieu de feignante! cria Pierron.

Poussée, bousculée, la Maheude s'entassa au fond d'une berline, avec
quatre autres.  On tira la corde du signal pour taper à la viande, la
cage se décrocha, tomba dans la nuit; et il n'y eut plus que la fuite
rapide du câble.

Alors, Étienne quitta la fosse.  En bas, sous le hangar du criblage,
il aperçut un être assis par terre, les jambes allongées, au milieu
d'une épaisse couche de charbon.  C'était Jeanlin, employé comme
«nettoyeur de gros».  Il tenait un bloc de houille entre ses cuisses,
il le débarrassait, à coups de marteau, des fragments de schiste; et
une fine poudre le noyait d'un tel flot de suie, que jamais le jeune
homme ne l'aurait reconnu, si l'enfant n'avait levé son museau de
singe, aux oreilles écartées, aux petits yeux verdâtres.  Il eut un
rire de blague, il cassa le bloc d'un dernier coup, disparut dans la
poussière noire qui montait.

Dehors, Étienne suivit un moment la route, absorbé.  Toutes sortes
d'idées bourdonnaient en lui.  Mais il eut une sensation de plein air,
de ciel libre, et il respira largement.  Le soleil paraissait à
l'horizon glorieux, c'était un réveil d'allégresse, dans la campagne
entière.  Un flot d'or roulait de l'orient à l'occident, sur la plaine
immense.  Cette chaleur de vie gagnait, s'étendait, en un frisson de
jeunesse, où vibraient les soupirs de la terre, le chant des oiseaux,
tous les murmures des eaux et des bois.  Il faisait bon vivre, le
vieux monde voulait vivre un printemps encore.

Et, pénétré de cet espoir, Étienne ralentit sa marche, les yeux perdus
à droite et à gauche, dans cette gaieté de la nouvelle saison.  Il
songeait à lui, il se sentait fort, mûri par sa dure expérience au
fond de la mine.  Son éducation était finie, il s'en allait armé, en
soldat raisonneur de la révolution, ayant déclaré la guerre à la
société, telle qu'il la voyait et telle qu'il la condamnait.  La joie
de rejoindre Pluchart, d'être comme Pluchart un chef écouté, lui
soufflait des discours, dont il arrangeait les phrases.  Il méditait
d'élargir son programme, l'affinement bourgeois qui l'avait haussé
au-dessus de sa classe le jetait à une haine plus grande de la
bourgeoisie.  Ces ouvriers dont l'odeur de misère le gênait
maintenant, il éprouvait le besoin de les mettre dans une gloire, il
les montrerait comme les seuls grands, les seuls impeccables, comme
l'unique noblesse et l'unique force où l'humanité pût se retremper.
Déjà, il se voyait à la tribune, triomphant avec le peuple, si le
peuple ne le dévorait pas.

Très haut, un chant d'alouette lui fit regarder le ciel.  De petites
nuées rouges, les dernières vapeurs de la nuit, se fondaient dans le
bleu limpide; et les figures vagues de Souvarine et de Rasseneur lui
apparurent.  Décidément, tout se gâtait, lorsque chacun tirait à soi
le pouvoir.  Ainsi, cette fameuse Internationale qui aurait dû
renouveler le monde, avortait d'impuissance, après avoir vu son armée
formidable se diviser, s'émietter dans des querelles intérieures.
Darwin avait-il donc raison, le monde ne serait-il qu'une bataille,
les forts mangeant les faibles, pour la beauté et la continuité de
l'espèce? Cette question le troublait, bien qu'il tranchât, en homme
content de sa science.  Mais une idée dissipa ses doutes, l'enchanta,
celle de reprendre son explication ancienne de la théorie, la première
fois qu'il parlerait.  S'il fallait qu'une classe fût mangée,
n'était-ce pas le peuple, vivace, neuf encore, qui mangerait la
bourgeoisie épuisée de jouissance? Du sang nouveau ferait la société
nouvelle.  Et, dans cette attente d'un envahissement des barbares,
régénérant les vieilles nations caduques, reparaissait sa foi absolue
à une révolution prochaine, la vraie, celle des travailleurs, dont
l'incendie embraserait la fin du siècle de cette pourpre de soleil
levant, qu'il regardait saigner au ciel.

Il marchait toujours, rêvassant, battant de sa canne de cornouiller
les cailloux de la route; et, quand il jetait les yeux autour
de lui, il reconnaissait des coins du pays.  Justement, à la
Fourche-aux-Boeufs, il se souvint qu'il avait pris là le commandement
de la bande, le matin du saccage des fosses.  Aujourd'hui, le travail
de brute, mortel, mal payé, recommençait.  Sous la terre, là-bas, à
sept cents mètres, il lui semblait entendre des coups sourds,
réguliers, continus: c'étaient les camarades qu'il venait de voir
descendre, les camarades noirs, qui tapaient, dans leur rage
silencieuse.  Sans doute ils étaient vaincus, ils y avaient laissé de
l'argent et des morts; mais Paris n'oublierait pas les coups de feu du
Voreux, le sang de l'empire lui aussi coulerait par cette blessure
inguérissable; et, si la crise industrielle tirait à sa fin, si les
usines rouvraient une à une, l'état de guerre n'en restait pas moins
déclaré, sans que la paix fût désormais possible.  Les charbonniers
s'étaient comptés, ils avaient essayé leur force, secoué de leur cri
de justice les ouvriers de la France entière.  Aussi leur défaite ne
rassurait-elle personne, les bourgeois de Montsou, envahis dans leur
victoire du sourd malaise des lendemains de grève, regardaient
derrière eux si leur fin n'était pas là quand même, inévitable, au
fond de ce grand silence.  Ils comprenaient que la révolution
renaîtrait sans cesse, demain peut-être, avec la grève générale,
l'entente de tous les travailleurs ayant des caisses de secours,
pouvant tenir pendant des mois, en mangeant du pain.  Cette fois
encore, c'était un coup d'épaule donné à la société en ruine, et ils
en avaient entendu le craquement sous leurs pas, et ils sentaient
monter d'autres secousses, toujours d'autres, jusqu'à ce que le vieil
édifice, ébranlé, s'effondrât, s'engloutît comme le Voreux, coulant à
l'abîme.

Étienne prit à gauche le chemin de Joiselle.  Il se rappela, il y
avait empêché la bande de se ruer sur Gaston-Marie.  Au loin, dans le
soleil clair, il voyait les beffrois de plusieurs fosses, Mirou sur la
droite, Madeleine et Crèvecoeur, côte à côte.  Le travail grondait
partout, les coups de rivelaine qu'il croyait saisir, au fond de la
terre, tapaient maintenant d'un bout de la plaine à l'autre.  Un coup,
et un coup encore, et des coups toujours, sous les champs, les routes,
les villages, qui riaient à la lumière: tout l'obscur travail du bagne
souterrain, si écrasé par la masse énorme des roches, qu'il fallait le
savoir là-dessous, pour en distinguer le grand soupir douloureux.  Et
il songeait à présent que la violence peut-être ne hâtait pas les
choses.  Des câbles coupés, des rails arrachés, des lampes cassées,
quelle inutile besogne! Cela valait bien la peine de galoper à trois
mille, en une bande dévastatrice! Vaguement, il devinait que la
légalité, un jour, pouvait être plus terrible.  Sa raison mûrissait,
il avait jeté la gourme de ses rancunes.  Oui, la Maheude le disait
bien avec son bon sens, ce serait le grand coup: s'enrégimenter
tranquillement, se connaître, se réunir en syndicats, lorsque les lois
le permettraient; puis, le matin où l'on se sentirait les coudes, où
l'on se trouverait des millions de travailleurs en face de quelques
milliers de fainéants, prendre le pouvoir, être les maîtres.  Ah! quel
réveil de vérité et de justice! Le dieu repu et accroupi en crèverait
sur l'heure, l'idole monstrueuse, cachée au fond de son tabernacle,
dans cet inconnu lointain où les misérables la nourrissaient de leur
chair, sans l'avoir jamais vue.

Mais Étienne, quittant le chemin de Vandame, débouchait sur le pavé.
A droite, il apercevait Montsou qui dévalait et se perdait.  En face,
il avait les décombres du Voreux, le trou maudit que trois pompes
épuisaient sans relâche.  Puis, c'étaient les autres fosses à
l'horizon, la Victoire, Saint-Thomas, Feutry-Cantel; tandis que, vers
le nord, les tours élevées des hauts fourneaux et les batteries des
fours à coke fumaient dans l'air transparent du matin.  S'il voulait
ne pas manquer le train de huit heures, il devait se hâter, car il
avait encore six kilomètres à faire.

Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés des
rivelaines continuaient.  Les camarades étaient tous là, il les
entendait le suivre à chaque enjambée.  N'était-ce pas la Maheude,
sous cette pièce de betteraves, l'échine cassée, dont le souffle
montait si rauque, accompagné par le ronflement du ventilateur? A
gauche, à droite, plus loin, il croyait en reconnaître d'autres, sous
les blés, les haies vives, les jeunes arbres.  Maintenant, en plein
ciel, le soleil d'avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre
qui enfantait.  Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons
crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussée
des herbes.  De toutes parts, des graines se gonflaient,
s'allongeaient, gerçaient la plaine, travaillées d'un besoin de
chaleur et de lumière.  Un débordement de sève coulait avec des voix
chuchotantes, le bruit des germes s'épandait en un grand baiser.
Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s'ils se fussent
rapprochés du sol, les camarades tapaient.  Aux rayons enflammés de
l'astre, par cette matinée de jeunesse, c'était de cette rumeur que la
campagne était grosse.  Des hommes poussaient, une armée noire,
vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour
les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire
bientôt éclater la terre.

**** *roman_LaBeteHumaine

En entrant dans la chambre, Roubaud posa sur la table le pain
d'une livre, le pâté et la bouteille de vin blanc.  Mais, le
matin, avant de descendre à son poste, la mère Victoire avait dû
couvrir le feu de son poêle, d'un tel poussier, que la chaleur
était suffocante.  Et le sous-chef de gare, ayant ouvert une
fenêtre, s'y accouda.

C'était impasse d'Amsterdam, dans la dernière maison de droite,
une haute maison où la Compagnie de l'Ouest logeait certains de
ses employés.  La fenêtre, au cinquième, à l'angle du toit
mansardé qui faisait retour, donnait sur la gare, cette tranchée
large trouant le quartier de l'Europe, tout un déroulement
brusque de l'horizon, que semblait agrandir encore, cet
après-midi-là, un ciel gris du milieu de février, d'un gris
humide et tiède, traversé de soleil.

En face, sous ce poudroiement de rayons, les maisons de la rue de
Rome se brouillaient, s'effaçaient, légères.  A gauche, les
marquises des halles couvertes ouvraient leurs porches géants,
aux vitrages enfumés, celle des grandes lignes, immense, où
l'oeil plongeait, et que les bâtiments de la poste et de la
bouillotterie séparaient des autres, plus petites, celles
d'Argenteuil, de Versailles et de la Ceinture; tandis que le pont
de l'Europe, à droite, coupait de son étoile de fer la tranchée,
que l'on voyait reparaître et filer au-delà, jusqu'au tunnel des
Batignolles.  Et, en bas de la fenêtre même, occupant tout le
vaste champ, les trois doubles voies qui sortaient du pont, se
ramifiaient, s'écartaient en un éventail dont les branches de
métal, multipliées, innombrables, allaient se perdre sous les
marquises.  Les trois postes d'aiguilleur, en avant des arches,
montraient leurs petits jardins nus.  Dans l'effacement confus
des wagons et des machines encombrant les rails, un grand signal
rouge tachait le jour pâle.

Pendant un instant, Roubaud s'intéressa, comparant, songeant à sa
gare du Havre.  Chaque fois qu'il venait de la sorte passer un
jour à Paris, et qu'il descendait chez la mère Victoire, le
métier le reprenait.  Sous la marquise des grandes lignes,
l'arrivée d'un train de Mantes avait animé les quais; et il
suivit des yeux la machine de manoeuvre, une petite
machine-tender, aux trois roues basses et couplées, qui
commençait le débranchement du train, alerte besogneuse,
emmenant, refoulant les wagons sur les voies de remisage.  Une
autre machine, puissante celle-là, une machine d'express, aux
deux grandes roues dévorantes, stationnait seule, lâchait par sa
cheminée une grosse fumée noire, montant droit, très lente dans
l'air calme.  Mais toute son attention fut prise par le train de
trois heures vingt-cinq, à destination de Caen, empli déjà de ses
voyageurs, et qui attendait sa machine.  Il n'apercevait pas
celle-ci, arrêtée au-delà du pont de l'Europe; il l'entendait
seulement demander la voie, à légers coups de sifflet pressés, en
personne que l'impatience gagne.  Un ordre fut crié, elle
répondit par un coup bref qu'elle avait compris.  Puis, avant la
mise en marche, il y eut un silence, les purgeurs furent ouverts,
la vapeur siffla au ras du sol, en un jet assourdissant.  Et il
vit alors déborder du pont cette blancheur qui foisonnait,
tourbillonnante comme un duvet de neige, envolée à travers les
charpentes de fer.  Tout un coin de l'espace en était blanchi,
tandis que les fumées accrues de l'autre machine élargissaient
leur voile noir.  Derrière, s'étouffaient des sons prolongés de
trompe, des cris de commandement, des secousses de plaques
tournantes.  Une déchirure se produisit, il distingua, au fond,
un train de Versailles et un train d'Auteuil, l'un montant,
l'autre descendant, qui se croisaient.

Comme Roubaud allait quitter la fenêtre, une voix qui prononçait
son nom, le fit se pencher.  Et il reconnut, au-dessous, sur la
terrasse du quatrième, un jeune homme d'une trentaine d'années,
Henri Dauvergne, conducteur-chef, qui habitait là en compagnie de
son père, chef adjoint des grandes lignes, et de ses soeurs,
Claire et Sophie, deux blondes de dix-huit et vingt ans,
adorables, menant le ménage avec les six mille francs des deux
hommes, au milieu d'un continuel éclat de gaieté.  On entendait
l'aînée rire, pendant que la cadette chantait, et qu'une cage,
pleine d'oiseaux des îles, rivalisait de roulades.

--Tiens!  monsieur Roubaud, vous êtes donc à Paris?...  Ah!  oui,
pour votre affaire avec le sous-préfet!

De nouveau accoudé, le sous-chef de gare expliqua qu'il avait dû
quitter Le Havre, le matin même, par l'express de six heures
quarante.  Un ordre du chef de l'exploitation l'appelait à Paris,
on venait de le sermonner d'importance.  Heureux encore de n'y
avoir pas laissé sa place.

--Et madame? demanda Henri.

Madame avait voulu venir, elle aussi, pour des emplettes.  Son
mari l'attendait là, dans cette chambre dont la mère Victoire
leur remettait la clef, à chacun de leurs voyages, et où ils
aimaient déjeuner, tranquilles et seuls, pendant que la brave
femme était retenue en bas, à son poste de la salubrité.  Ce
jour-là, ils avaient mangé un petit pain à Mantes, voulant se
débarrasser de leurs courses d'abord.  Mais trois heures étaient
sonnées, il mourait de faim.

Henri, pour être aimable, posa encore une question:

--Et vous couchez à Paris?

Non, non!  ils retournaient tous deux au Havre le soir, par
l'express de six heures trente.  Ah bien!  oui, des vacances!  On
ne vous dérangeait que pour vous flanquer votre paquet, et tout
de suite à la niche!

Un moment, les deux employés se regardèrent, en hochant la tête.
Mais ils ne s'entendaient plus, un piano endiablé venait
d'éclater en notes sonores.  Les deux soeurs devaient taper
dessus ensemble, riant plus haut, excitant les oiseaux des îles.
Alors, le jeune homme, qui s'égayait à son tour, salua, rentra
dans l'appartement; et le sous-chef, seul, demeura un instant les
yeux sur la terrasse, d'où montait toute cette gaieté de
jeunesse.  Puis, les regards levés, il aperçut la machine qui
avait fermé ses purgeurs, et que l'aiguilleur envoyait sur le
train de Caen.  Les derniers floconnements de vapeur blanche se
perdaient, parmi les gros tourbillons de fumée noire, salissant
le ciel.  Et il rentra, lui aussi, dans la chambre.

Devant le coucou qui marquait trois heures vingt, Roubaud eut un
geste désespéré.  A quoi diable Séverine pouvait-elle s'attarder
ainsi?  Elle n'en sortait plus, lorsqu'elle était dans un
magasin.  Pour tromper la faim qui lui labourait l'estomac, il
eut l'idée de mettre la table.  La vaste pièce, à deux fenêtres,
lui était familière, servant à la fois de chambre à coucher, de
salle à manger et de cuisine, avec ses meubles de noyer, son lit
drapé de cotonnade rouge, son buffet à dressoir, sa table ronde,
son armoire normande.  Il prit, dans le buffet, des serviettes,
des assiettes, des fourchettes et des couteaux, deux verres.
Tout cela était d'une propreté extrême, et il s'amusait à ces
soins de ménage, comme s'il eût joué à la dînette, heureux de la
blancheur du linge, très amoureux de sa femme, riant lui-même du
bon rire frais dont elle allait éclater, en ouvrant la porte.
Mais, lorsqu'il eut posé le pâté sur une assiette, et placé, à
côté, la bouteille de vin blanc, il s'inquiéta, chercha des yeux.
Puis, vivement, il tira de ses poches deux paquets oubliés, une
petite boîte de sardines et du fromage de gruyère.

La demie sonna.  Roubaud marchait de long en large, tournant, au
moindre bruit, l'oreille vers l'escalier.  Dans son attente
désoeuvrée, en passant devant la glace, il s'arrêta, se regarda.
Il ne vieillissait point, la quarantaine approchait, sans que le
roux ardent de ses cheveux frisés eût pâli.  Sa barbe, qu'il
portait entière, restait drue, elle aussi, d'un blond de soleil.
Et, de taille moyenne, mais d'une extraordinaire vigueur, il se
plaisait à sa personne, satisfait de sa tête un peu plate, au
front bas, à la nuque épaisse, de sa face ronde et sanguine,
éclairée de deux gros yeux vifs.  Ses sourcils se rejoignaient,
embroussaillant son front de la barre des jaloux.  Comme il avait
épousé une femme plus jeune que lui de quinze années, ces coups
d'oeil fréquents, donnés aux glaces, le rassuraient.

Il y eut un bruit de pas, Roubaud courut entrebâiller la porte.
Mais c'était une marchande de journaux de la gare, qui rentrait
chez elle, à côté.  Il revint, s'intéressa à une boîte de
coquillages, sur le buffet.  Il la connaissait bien, cette boîte,
un cadeau de Séverine à la mère Victoire, sa nourrice.  Et ce
petit objet avait suffi, toute l'histoire de son mariage se
déroulait.  Déjà trois ans bientôt.  Né dans le Midi, à Plassans,
d'un père charretier, sorti du service avec les galons de
sergent-major, longtemps facteur mixte à la gare de Mantes, il
était passé facteur chef à celle de Barentin; et c'était là qu'il
l'avait connue, sa chère femme, lorsqu'elle venait de Doinville,
prendre le train, en compagnie de mademoiselle Berthe, la fille
du président Grandmorin.  Séverine Aubry n'était que la cadette
d'un jardinier, mort au service des Grandmorin; mais le
président, son parrain et son tuteur, la gâtait tellement,
faisant d'elle la compagne de sa fille, les envoyant toutes deux
au même pensionnat de Rouen, et elle-même avait une telle
distinction native, que longtemps Roubaud s'était contenté de la
désirer de loin, avec la passion d'un ouvrier dégrossi pour un
bijou délicat, qu'il jugeait précieux.  Là était l'unique roman
de son existence.  Il l'aurait épousée sans un sou, pour la joie
de l'avoir, et quand il s'était enhardi enfin, la réalisation
avait dépassé le rêve: outre Séverine et une dot de dix mille
francs, le président, aujourd'hui en retraite, membre du conseil
d'administration de la Compagnie de l'Ouest, lui avait donné sa
protection.  Dès le lendemain du mariage, il était passé
sous-chef à la gare du Havre.  Il avait sans doute pour lui ses
notes de bon employé, solide à son poste, ponctuel, honnête, d'un
esprit borné, mais très droit, toutes sortes de qualités
excellentes qui pouvaient expliquer l'accueil prompt fait à sa
demande et la rapidité de son avancement.  Il préférait croire
qu'il devait tout à sa femme.  Il l'adorait.

Lorsqu'il eut ouvert la boîte de sardines, Roubaud perdit
décidément patience.  Le rendez-vous était pour trois heures.  Où
pouvait-elle être?  Elle ne lui conterait pas que l'achat d'une
paire de bottines et de six chemises demandait la journée.  Et,
comme il passait de nouveau devant la glace, il s'aperçut, les
sourcils hérissés, le front coupé d'une ligne dure.  Jamais au
Havre il ne la soupçonnait.  A Paris, il s'imaginait toutes
sortes de dangers, des ruses, des fautes.  Un flot de sang
montait à son crâne, ses poings d'ancien homme d'équipe se
serraient, comme au temps où il poussait des wagons.  Il
redevenait la brute inconsciente de sa force, il l'aurait broyée,
dans un élan de fureur aveugle.

Séverine poussa la porte, parut toute fraîche, toute joyeuse.

--C'est moi...  Hein?  tu as dû croire que j'étais perdue.

Dans l'éclat de ses vingt-cinq ans, elle semblait grande, mince
et très souple, grasse pourtant avec de petits os.  Elle n'était
point jolie d'abord, la face longue, la bouche forte, éclairée de
dents admirables.  Mais, à la regarder, elle séduisait par le
charme, l'étrangeté de ses larges yeux bleus, sous son épaisse
chevelure noire.

Et, comme son mari, sans répondre, continuait à l'examiner, du
regard trouble et vacillant qu'elle connaissait bien, elle
ajouta:

--Oh!  j'ai couru...  Imagine-toi, impossible d'avoir un omnibus.
Alors, ne voulant pas dépenser l'argent d'une voiture, j'ai
couru...  Regarde comme j'ai chaud.

--Voyons, dit-il violemment, tu ne me feras pas croire que tu
viens du Bon Marché.

Mais, tout de suite, avec une gentillesse d'enfant, elle se jeta
à son cou, en lui posant, sur la bouche, sa jolie petite main
potelée:

--Vilain, vilain, tais-toi!...  Tu sais bien que je t'aime.

Une telle sincérité sortait de toute sa personne, il la sentait
restée si candide, si droite, qu'il la serra éperdument dans ses
bras.  Toujours ses soupçons finissaient ainsi.  Elle,
s'abandonnait, aimant à se faire cajoler.  Il la couvrait de
baisers, qu'elle ne rendait pas; et c'était même là son
inquiétude obscure, cette grande enfant passive, d'une affection
filiale, où l'amante ne s'éveillait point.

--Alors, tu as dévalisé le Bon Marché?

--Oh!  oui.  Je vais te conter...  Mais, auparavant, mangeons.
Ce que j'ai faim!...  Ah!  écoute, j'ai un petit cadeau.  Dis:
Mon petit cadeau.

Elle lui riait dans le visage, de tout près.  Elle avait fourré
sa main droite dans sa poche, où elle tenait un objet, qu'elle ne
sortait pas.

--Dis vite: Mon petit cadeau.

Lui, riait aussi, en bon homme.  Il se décida.

--Mon petit cadeau.

C'était un couteau qu'elle venait de lui acheter, pour en
remplacer un qu'il avait perdu et qu'il pleurait, depuis quinze
jours.  Il s'exclamait, le trouvait superbe, ce beau couteau
neuf, avec son manche en ivoire et sa lame luisante.  Tout de
suite, il allait s'en servir.  Elle était ravie de sa joie; et,
en plaisantant, elle se fit donner un sou, pour que leur amitié
ne fût pas coupée.

--Mangeons, mangeons, répéta-t-elle.  Non, non!  je t'en prie, ne
ferme pas encore.  J'ai si chaud!

Elle l'avait rejoint à la fenêtre, elle demeura là quelques
secondes, appuyée à son épaule, regardant le vaste champ de la
gare.  Pour le moment, les fumées s'en étaient allées, le disque
cuivré du soleil descendait dans la brume, derrière les maisons
de la rue de Rome.  En bas, une machine de manoeuvre amenait,
tout formé, le train de Mantes, qui devait partir à quatre heures
vingt-cinq.  Elle le refoula le long du quai, sous la marquise,
fut dételée.  Au fond, dans le hangar de la Ceinture, des chocs
de tampons annonçaient l'attelage imprévu de voitures qu'on
ajoutait.  Et, seule, au milieu des rails, avec son mécanicien et
son chauffeur, noirs de la poussière du voyage, une lourde
machine de train omnibus restait immobile, comme lasse et
essoufflée, sans autre vapeur qu'un mince filet sortant d'une
soupape.  Elle attendait qu'on lui ouvrît la voie, pour retourner
au dépôt des Batignolles.  Un signal rouge claqua, s'effaça.
Elle partit.

--Sont-elles gaies, ces petites Dauvergne!  dit Roubaud en
quittant la fenêtre.  Les entends-tu taper sur leur piano?...
Tout à l'heure, j'ai vu Henri, qui m'a dit de te présenter ses
hommages.

--A table, à table!  cria Séverine.

Et elle se jeta sur les sardines, elle dévora.  Ah!  le petit
pain de Mantes était loin!  Cela la grisait, quand elle venait à
Paris.  Elle était toute vibrante du bonheur d'avoir couru les
trottoirs, elle gardait une fièvre de ses achats au Bon Marché.
En un coup, chaque printemps, elle y dépensait ses économies de
l'hiver, préférant tout y acheter, disant qu'elle y économisait
son voyage.  Aussi, sans perdre une bouchée, ne tarissait-elle
pas.  Un peu confuse, rougissante, elle finit par lâcher le total
de la somme qu'elle avait dépensée, plus de trois cents francs.

--Fichtre!  dit Roubaud saisi, tu te mets bien, toi, pour la
femme d'un sous-chef!...  Mais tu n'avais à prendre que six
chemises et une paire de bottines?

--Oh!  mon ami, des occasions uniques!...  Une petite soie à
rayures délicieuses!  un chapeau d'un goût, un rêve!  des jupons
tout faits, avec des volants brodés!  Et tout ça pour rien,
j'aurais payé le double au Havre...  On va m'expédier, tu verras!

Il avait pris le parti de rire, tant elle était jolie, dans sa
joie, avec son air de confusion suppliante.  Et puis, c'était si
charmant, cette dînette improvisée, au fond de cette chambre où
ils étaient seuls, bien mieux qu'au restaurant.  Elle, qui
d'ordinaire buvait de l'eau, se laissait aller, vidait son verre
de vin blanc, sans savoir.  La boîte de sardines était finie, ils
entamèrent le pâté avec le beau couteau neuf.  Ce fut un
triomphe, tellement il coupait bien.

--Et toi, voyons, ton affaire?  demanda-t-elle.  Tu me fais
bavarder, tu ne me dis pas comment ça s'est terminé, pour le
sous-préfet.

Alors, il conta en détail la façon dont le chef de l'exploitation
l'avait reçu.  Oh!  un lavage de tête en règle!  Il s'était
défendu, avait dit la vraie vérité, comment ce petit crevé de
sous-préfet s'était obstiné à monter avec son chien dans une
voiture de première, lorsqu'il y avait une voiture de seconde,
réservée pour les chasseurs et leurs bêtes, et la querelle qui
s'en était suivie, et les mots qu'on avait échangés.  En somme,
le chef lui donnait raison d'avoir voulu faire respecter la
consigne; mais le terrible était la parole qu'il avouait
lui-même: «Vous ne serez pas toujours les maîtres!» On le
soupçonnait d'être républicain.  Les discussions qui venaient de
marquer l'ouverture de la session de 1869, et la peur sourde des
prochaines élections générales rendaient le gouvernement
ombrageux.  Aussi l'aurait-on certainement déplacé, sans la bonne
recommandation du président Grandmorin.  Encore avait-il dû
signer la lettre d'excuse, conseillée et rédigée par ce dernier.

Séverine l'interrompit, criant:

--Hein?  ai-je eu raison de lui écrire et de lui faire une visite
avec toi, ce matin, avant que tu ailles recevoir ton savon...  Je
savais bien qu'il nous tirerait d'affaire.

--Oui, il t'aime beaucoup, reprit Roubaud, et il a le bras long,
dans la Compagnie...  Vois donc un peu à quoi ça sert, d'être un
bon employé.  Ah!  on ne m'a point ménagé les éloges: pas
beaucoup d'initiative, mais de la conduite, de l'obéissance, du
courage, enfin tout!  Eh bien, ma chère, si tu n'avais pas été ma
femme, et si Grandmorin n'avait pas plaidé ma cause, par amitié
pour toi, j'étais fichu, on m'envoyait en pénitence, au fond de
quelque petite station.

Elle regardait fixement le vide, elle murmura, comme se parlant à
elle-même:

--Oh!  certainement, c'est un homme qui a le bras long.

Il y eut un silence, et elle restait les yeux élargis, perdus au
loin, cessant de manger.  Sans doute elle évoquait les jours de
son enfance, là-bas, au château de Doinville, à quatre lieues de
Rouen.  Jamais elle n'avait connu sa mère.  Quand son père, le
jardinier Aubry, était mort, elle entrait dans sa treizième
année; et c'était à cette époque que le président, déjà veuf,
l'avait gardée près de sa fille Berthe, sous la surveillance de
sa soeur, madame Bonnehon, la femme d'un manufacturier, également
veuve, à qui le château appartenait aujourd'hui.  Berthe, son
aînée de deux ans, mariée six mois après elle, avait épousé M. de
Lachesnaye, conseiller à la cour de Rouen, un petit homme sec et
jaune.  L'année précédente, le président était encore à la tête
de cette cour, dans son pays, lorsqu'il avait pris sa retraite,
après une carrière magnifique.  Né en 1804, substitut à Digne au
lendemain de 1830, puis à Fontainebleau, puis à Paris, ensuite
procureur à Troyes, avocat général à Rennes, enfin premier
président à Rouen.  Riche à plusieurs millions, il faisait partie
du conseil général depuis 1855, on l'avait nommé commandeur de la
Légion d'honneur, le jour même de sa retraite.  Et, du plus loin
qu'elle se souvenait, elle le revoyait tel qu'il était encore,
trapu et solide, blanc de bonne heure, d'un blanc doré d'ancien
blond, les cheveux en brosse, le collier de barbe coupé ras, sans
moustaches, avec une face carrée que les yeux d'un bleu dur et le
nez gros rendaient sévère.  Il avait l'abord rude, il faisait
tout trembler autour de lui.

Roubaud dut élever la voix, répétant à deux reprises:

--Eh bien, à quoi donc penses-tu?

Elle tressaillit, eut un petit frisson, comme surprise et secouée
de peur.

--Mais à rien.

--Tu ne manges plus, tu n'as donc plus faim?

--Oh!  si...  Tu vas voir.

Séverine, ayant vidé son verre de vin blanc, acheva la tranche de
pâté qu'elle avait dans son assiette.  Mais il y eut une alerte:
ils avaient fini le pain d'une livre, pas une bouchée ne restait
pour manger le fromage.  Ce furent des cris, puis des rires,
lorsque, bousculant tout, ils découvrirent, au fond du buffet de
la mère Victoire, un bout de pain rassis.  Bien que la fenêtre
fût ouverte, il continuait de faire chaud, et la jeune femme, qui
avait le poêle derrière elle, ne se rafraîchissait guère, plus
rose et plus excitée par l'imprévu de ce déjeuner bavard, dans
cette chambre.  A propos de la mère Victoire, Roubaud en était
revenu à Grandmorin: encore une, celle-là, qui lui devait une
belle chandelle!  Fille séduite dont l'enfant était mort,
nourrice de Séverine qui venait de coûter la vie à sa mère, plus
tard femme d'un chauffeur de la Compagnie, elle vivait mal, à
Paris, d'un peu de couture, son mari mangeant tout, lorsque la
rencontre de sa fille de lait avait renoué les liens d'autrefois,
en faisant d'elle aussi une protégée du président; et,
aujourd'hui, il lui avait obtenu un poste à la salubrité, la
garde des cabinets de luxe, le côté des dames, ce qu'il y a de
meilleur.  La Compagnie ne lui donnait que cent francs par an,
mais elle s'en faisait près de quatorze, avec la recette, sans
compter le logement, cette chambre où elle était même chauffée.
Enfin, une situation bien agréable.  Et Roubaud calculait que, si
Pecqueux, le mari, avait apporté ses deux mille huit cents francs
de chauffeur, tant pour les primes que pour le fixe, au lieu de
nocer aux deux bouts de la ligne, le ménage aurait réuni plus de
quatre mille francs, le double de ce que lui, sous-chef de gare,
gagnait au Havre.

--Sans doute, conclut-il, toutes les femmes ne voudraient pas
tenir les cabinets.  Mais il n'y a pas de sot métier.

Cependant, leur grosse faim s'était apaisée, et ils ne mangeaient
plus que d'un air alangui, coupant le fromage par petits
morceaux, pour faire durer le régal.  Leurs paroles aussi se
faisaient lentes.

--A propos, cria-t-il, j'ai oublié de te demander...  Pourquoi
as-tu donc refusé au président d'aller passer deux ou trois jours
à Doinville?

Son esprit, dans le bien-être de la digestion, venait de refaire
leur visite du matin, tout près de la gare, à l'hôtel de la rue
du Rocher; et il s'était revu dans le grand cabinet sévère, il
entendait encore le président leur dire qu'il partait le
lendemain pour Doinville.  Puis, comme cédant à une idée
soudaine, il leur avait offert de prendre le soir même, avec eux,
l'express de six heures trente, et d'emmener ensuite sa filleule
là-bas, chez sa soeur, qui la réclamait depuis longtemps.  Mais
la jeune femme avait allégué toutes sortes de raisons, qui
l'empêchaient, disait-elle.

--Tu sais, moi, continua Roubaud, je ne voyais pas de mal à ce
petit voyage.  Tu aurais pu y rester jusqu'à jeudi, je me serais
arrangé...  N'est-ce pas?  dans notre position, nous avons besoin
d'eux.  Ce n'est guère adroit, de refuser leurs politesses;
d'autant plus que ton refus a eu l'air de lui causer une vraie
peine...  Aussi n'ai-je cessé de te pousser à accepter, que
lorsque tu m'as tiré par mon paletot.  Alors, j'ai dit comme toi,
mais sans comprendre...  Hein!  pourquoi n'as-tu pas voulu?

Séverine, les regards vacillants, eut un geste d'impatience.

--Est-ce que je puis te laisser tout seul?

--Ce n'est pas une raison...  Depuis notre mariage, en trois ans,
tu es bien allée deux fois à Doinville, passer ainsi une semaine.
Rien ne t'empêchait d'y retourner une troisième.

La gêne de la jeune femme croissait, elle avait détourné la tête.

--Enfin, ça ne me disait pas.  Tu ne vas pas me forcer à des
choses qui me déplaisent.

Roubaud ouvrit les bras, comme pour déclarer qu'il ne la forçait
à rien.  Pourtant, il reprit:

--Tiens!  tu me caches quelque chose...  La dernière fois, est-ce
que madame Bonnehon t'aurait mal reçue?

Oh!  non, madame Bonnehon l'avait toujours très bien accueillie.
Elle était si agréable, grande, forte, avec de magnifiques
cheveux blonds, belle encore malgré ses cinquante-cinq ans!
Depuis son veuvage, et même du vivant de son mari, on racontait
qu'elle avait eu souvent le coeur occupé.  On l'adorait à
Doinville, elle faisait du château un lieu de délices, toute la
société de Rouen y venait en visite, surtout la magistrature.
C'était dans la magistrature que madame Bonnehon avait eu
beaucoup d'amis.

--Alors, avoue-le, ce sont les Lachesnaye qui t'ont battu froid.

Sans doute, depuis son mariage avec M. de Lachesnaye, Berthe
avait cessé d'être pour elle ce qu'elle était autrefois.  Elle ne
devenait guère bonne, cette pauvre Berthe, si insignifiante, avec
son nez rouge.  A Rouen, les dames vantaient beaucoup sa
distinction.  Aussi, un mari comme le sien, laid, dur, avare,
semblait-il plutôt fait pour déteindre sur sa femme et la rendre
mauvaise.  Mais non, Berthe s'était montrée convenable à l'égard
de son ancienne camarade, celle-ci n'avait aucun reproche précis
à lui adresser.

--C'est donc le président qui te déplaît, là-bas?

Séverine, qui, jusque-là, répondait lentement, d'une voix égale,
fut reprise d'impatience.

--Lui, quelle idée!

Et elle continua, en petites phrases nerveuses.  On le voyait
seulement à peine.  Il s'était réservé, dans le parc, un
pavillon, dont la porte donnait sur une ruelle déserte.  Il
sortait, il rentrait, sans qu'on le sût.  Jamais sa soeur, du
reste, ne connaissait au juste le jour de son arrivée.  Il
prenait une voiture à Barentin, se faisait conduire de nuit à
Doinville, vivait des journées dans son pavillon, ignoré de tous.
Ah!  ce n'était pas lui qui vous gênait, là-bas.

--Je t'en parle, parce que tu m'as raconté vingt fois que, dans
ton enfance, il te faisait une peur bleue.

--Oh!  une peur bleue!  tu exagères, comme toujours...  Bien sûr
qu'il ne riait guère.  Il vous regardait si fixement, de ses gros
yeux, qu'on baissait la tête tout de suite.  J'ai vu des gens se
troubler, ne pas pouvoir lui adresser un mot, tellement il leur
en imposait, avec son grand renom de sévérité et de sagesse...
Mais, moi, il ne m'a jamais grondée, j'ai toujours senti qu'il
avait un faible pour moi...

De nouveau, sa voix se ralentissait, ses yeux se perdaient au
loin.

--Je me souviens...  Quand j'étais gamine et que je jouais avec
des amies, dans les allées, s'il venait à paraître, toutes se
cachaient, même sa fille Berthe, qui tremblait sans cesse d'être
en faute.  Moi, je l'attendais, tranquille.  Il passait, et en me
voyant là, souriante, le museau levé, il me donnait une petite
tape sur la joue...  Plus tard, à seize ans, lorsque Berthe avait
une faveur à obtenir de lui, c'était toujours moi qu'elle
chargeait de la demande.  Je parlais, je ne baissais pas les
regards, et je sentais les siens qui m'entraient sous la peau.
Mais je m'en moquais bien, j'étais si certaine qu'il accorderait
tout ce que je voudrais!...  Ah!  oui, je me souviens, je me
souviens!  Là-bas, il n'y a pas un taillis du parc, pas un
corridor, pas une chambre du château, que je ne puisse évoquer en
fermant les yeux.

Elle se tut, les paupières closes; et, sur son visage chaud et
gonflé, semblait passer le frisson de ces choses d'autrefois, les
choses qu'elle ne disait point.  Un instant, elle demeura ainsi,
avec un petit battement des lèvres, comme un tic involontaire qui
lui tirait douloureusement un coin de la bouche.

--Il a été certainement très bon pour toi, reprit Roubaud, qui
venait d'allumer sa pipe.  Non seulement il t'a fait élever comme
une demoiselle, mais il a très sagement administré tes quatre
sous, et il a arrondi la somme, lors de notre mariage...  Sans
compter qu'il doit te laisser quelque chose, il l'a dit devant
moi.

--Oui, murmura Séverine, cette maison de la Croix-de-Maufras,
cette propriété que le chemin de fer a coupée.  On y allait
parfois passer huit jours...  Oh!  je n'y compte guère, les
Lachesnaye doivent le travailler pour qu'il ne me laisse rien.
Et puis, j'aime mieux rien, rien!

Elle avait prononcé ces dernières paroles d'une voix si vive,
qu'il s'en étonna, retirant sa pipe de la bouche, la regardant de
ses yeux arrondis.

--Es-tu drôle!  On assure que le président a des millions, quel
mal y aurait-il à ce qu'il mît sa filleule dans son testament?
Personne n'en serait surpris, et ça arrangerait joliment nos
affaires.

Puis, une idée qui lui traversa le cerveau le fit rire.

--Tu n'as peut-être pas peur de passer pour sa fille?...  Car, tu
sais, le président, malgré son air glacé, on en chuchote de
raides sur son compte.  Il paraît que, du vivant même de sa
femme, toutes les bonnes y passaient.  Enfin, un gaillard qui,
aujourd'hui encore, vous trousse une femme...  Mon Dieu!  va,
quand tu serais sa fille!

Séverine s'était levée, violente, le visage en flamme, avec le
vacillement effrayé de son regard bleu, sous la masse lourde de
ses cheveux noirs.

--Sa fille, sa fille!...  Je ne veux pas que tu plaisantes avec
ça, entends-tu!  Est-ce que je puis être sa fille?  est-ce que je
lui ressemble?...  Et en voilà assez, parlons d'autre chose.  Je
ne veux pas aller à Doinville, parce que je ne veux pas, parce
que je préfère rentrer avec toi au Havre.

Il hocha la tête, il l'apaisa du geste.  Bon, bon!  du moment que
ça lui donnait sur les nerfs.  Il souriait, jamais il ne l'avait
vue si nerveuse.  Le vin blanc sans doute.  Désireux de se faire
pardonner, il reprit le couteau, s'extasiant encore, l'essuyant
avec soin; et, pour montrer qu'il coupait comme un rasoir, il
s'en taillait les ongles.

--Déjà quatre heures un quart, murmura Séverine, debout devant le
coucou.  J'ai encore quelques courses...  Il faut songer à notre
train.

Mais, comme pour achever de se calmer, avant de mettre un peu
d'ordre dans la chambre, elle retourna s'accouder à la fenêtre.
Lui, alors, lâchant le couteau, lâchant sa pipe, quitta la table
à son tour, s'approcha d'elle, la prit par-derrière, entre ses
bras, doucement.  Et il la tenait enlacée ainsi, il avait posé le
menton sur son épaule, appuyé la tête contre la sienne.  Ni l'un
ni l'autre ne bougeait plus, ils regardaient.

Sous eux, toujours, les petites machines de manoeuvre allaient et
venaient sans repos; et on les entendait à peine s'activer, comme
des ménagères vives et prudentes, les roues assourdies, le
sifflet discret.  Une d'elles passa, disparut sous le pont de
l'Europe, emmenant au remisage les voitures d'un train de
Trouville, qu'on débranchait.  Et, là-bas, au-delà du pont, elle
frôla une machine venue seule du Dépôt, en promeneuse solitaire,
avec ses cuivres et ses aciers luisants, fraîche et gaillarde
pour le voyage.  Celle-ci s'était arrêtée, demandant de deux
coups brefs la voie à l'aiguilleur, qui, presque immédiatement,
l'envoya sur son train, tout formé, à quai sous la marquise des
grandes lignes.  C'était le train de quatre heures vingt-cinq,
pour Dieppe.  Un flot de voyageurs se pressait, on entendait le
roulement des chariots chargés de bagages, des hommes poussaient
une à une les bouillottes dans les voitures.  Mais la machine et
son tender avaient abordé le fourgon de tête, d'un choc sourd, et
l'on vit le chef d'équipe serrer lui-même la vis de la barre
d'attelage.  Le ciel s'était assombri vers les Batignolles; une
cendre crépusculaire, noyant les façades, semblait tomber déjà
sur l'éventail élargi des voies; tandis que, dans cet effacement,
au lointain, se croisaient sans cesse les départs et les arrivées
de la banlieue et de la Ceinture.  Par-delà les nappes sombres
des grandes halles couvertes, sur Paris obscurci, des fumées
rousses, déchiquetées, s'envolaient.

--Non, non, laisse-moi, murmura Séverine.

Peu à peu, sans une parole, il l'avait enveloppée d'une caresse
plus étroite, excité par la tiédeur de ce corps jeune, qu'il
tenait ainsi à pleins bras.  Elle le grisait de son odeur, elle
achevait d'affoler son désir, en cambrant les reins pour se
dégager.  D'une secousse, il l'enleva de la fenêtre, dont il
referma les vitres du coude.  Sa bouche avait rencontré la
sienne, il lui écrasait les lèvres, il l'emportait vers le lit.

--Non, non, nous ne sommes pas chez nous, répéta-t-elle.  Je t'en
prie, pas dans cette chambre!

Elle-même était comme grise, étourdie de nourriture et de vin,
encore vibrante de sa course fiévreuse à travers Paris.  Cette
pièce trop chauffée, cette table où traînait la débandade du
couvert, l'imprévu du voyage qui tournait en partie fine, tout
lui allumait le sang, la soulevait d'un frisson.  Et pourtant
elle se refusait, elle résistait, arc-boutée contre le bois du
lit, dans une révolte effrayée, dont elle n'aurait pu dire la
cause.

--Non, non, je ne veux pas.

Lui, le sang à la peau, retenait ses grosses mains brutales.  Il
tremblait, il l'aurait brisée.

--Bête, est-ce qu'on saura?  Nous retaperons le lit.

D'habitude, elle s'abandonnait avec une docilité complaisante,
chez eux, au Havre, après le déjeuner, lorsqu'il était de service
de nuit.  Cela semblait sans plaisir pour elle, mais elle y
montrait une mollesse heureuse, un affectueux consentement de son
plaisir à lui.  Et ce qui, en ce moment, le rendait fou, c'était
de la sentir comme jamais il ne l'avait eue, ardente, frémissante
de passion sensuelle.  Le noir reflet de sa chevelure
assombrissait ses calmes yeux de pervenche, sa bouche forte
saignait dans le doux ovale de son visage.  Il y avait là une
femme qu'il ne connaissait point.  Pourquoi se refusait-elle?

--Dis, pourquoi?  Nous avons le temps.

Alors, dans une angoisse inexplicable, dans un débat où elle ne
paraissait pas juger les choses nettement, comme si elle se fût
ignorée elle aussi, elle eut un cri de douleur vraie, qui le fit
se tenir tranquille.

--Non, non, je t'en supplie, laisse-moi!...  Je ne sais pas, ça
m'étrangle, rien que l'idée, en ce moment...  ça ne serait pas
bien.

Tous deux étaient tombés assis au bord du lit.  Il se passa la
main sur la face, comme pour s'en ôter la cuisson qui le brûlait.
En le voyant redevenu sage, elle, gentille, se pencha, lui posa
un gros baiser sur la joue, voulant lui montrer qu'elle l'aimait
bien tout de même.  Un instant, ils restèrent de la sorte, sans
parler, à se remettre.  Il lui avait repris la main gauche et
jouait avec une vieille bague d'or, un serpent d'or à petite tête
de rubis, qu'elle portait au même doigt que son alliance.
Toujours il la lui avait connue là.

--Mon petit serpent, dit Séverine d'une voix involontaire de
rêve, croyant qu'il regardait la bague et éprouvant l'impérieux
besoin de parler.  C'est à la Croix-de-Maufras, qu'il m'en a fait
cadeau, pour mes seize ans.

Roubaud leva la tête, surpris.

--Qui donc?  le président?

Lorsque les yeux de son mari s'étaient posés sur les siens, elle
avait eu une brusque secousse de réveil.  Elle sentit un petit
froid glacer ses joues.  Elle voulut répondre, et ne trouva rien,
étranglée par la sorte de paralysie qui la prenait.

--Mais, continua-t-il, tu m'as toujours dit que c'était ta mère
qui te l'avait laissée, cette bague.

Encore à cette seconde, elle pouvait rattraper la phrase, lâchée
dans un oubli de tout.  Il lui aurait suffi de rire, de jouer
l'étourdie.  Mais elle s'entêta, ne se possédant plus,
inconsciente.

--Jamais, mon chéri, je ne t'ai dit que ma mère m'avait laissé
cette bague.

Du coup, Roubaud la dévisagea, pâlissant lui aussi.

--Comment?  tu ne m'as jamais dit ça?  Tu me l'as dit vingt
fois!...  Il n'y a pas de mal à ce que le président t'ait donné
une bague.  Il t'a donné bien autre chose...  Mais pourquoi me
l'avoir caché?  pourquoi avoir menti, en parlant de ta mère?

--Je n'ai pas parlé de ma mère, mon chéri, tu te trompes.

C'était imbécile, cette obstination.  Elle voyait qu'elle se
perdait, qu'il lisait clairement sous sa peau, et elle aurait
voulu revenir, ravaler ses paroles; mais il n'était plus temps,
elle sentait ses traits se décomposer, l'aveu sortir malgré elle
de toute sa personne.  Le froid de ses joues avait envahi sa face
entière, un tic nerveux tirait ses lèvres.  Et lui, effrayant,
redevenu subitement rouge, à croire que le sang allait faire
éclater ses veines, lui avait saisi les poignets, la regardait de
tout près, afin de mieux suivre, dans l'effarement épouvanté de
ses yeux, ce qu'elle ne disait pas tout haut.

--Nom de Dieu!  bégaya-t-il, nom de Dieu!

Elle eut peur, baissa le visage pour le cacher sous son bras,
devinant le coup de poing.  Un fait, petit, misérable,
insignifiant, l'oubli d'un mensonge à propos de cette bague,
venait d'amener l'évidence, en quelques paroles échangées.  Et il
avait suffi d'une minute.  Il la jeta d'une secousse en travers
du lit, il tapa sur elle des deux poings, au hasard.  En trois
ans, il ne lui avait pas donné une chiquenaude, et il la
massacrait, aveugle, ivre, dans un emportement de brute, de
l'homme aux grosses mains, qui, autrefois, avait poussé des
wagons.

--Nom de Dieu de garce!  tu as couché avec!...  couché avec!...
couché avec!

Il s'enrageait à ces mots répétés, il abattait les poings, chaque
fois qu'il les prononçait, comme pour les lui faire entrer dans
la chair.

--Le reste d'un vieux, nom de Dieu de garce!...  couché avec!...
couché avec!

Sa voix s'étranglait d'une telle colère, qu'elle sifflait et ne
sortait plus.  Alors, seulement, il entendit que, mollissante
sous les coups, elle disait non.  Elle ne trouvait pas d'autre
défense, elle niait pour qu'il ne la tuât pas.  Et ce cri, cet
entêtement dans le mensonge, acheva de le rendre fou.

--Avoue que tu as couché avec.

--Non!  non!

Il l'avait reprise, il la soutenait dans ses bras, l'empêchant de
retomber la face contre la couverture, en pauvre être qui se
cache.  Il la forçait à le regarder.

--Avoue que tu as couché avec.

Mais, se laissant glisser, elle s'échappa, elle voulut courir
vers la porte.  D'un bond, il fut de nouveau sur elle, le poing
en l'air; et, furieusement, d'un seul coup, près de la table, il
l'abattit.  Il s'était jeté à son côté, il l'avait empoignée par
les cheveux, pour la clouer au sol.  Un instant, ils restèrent
ainsi par terre, face à face, sans bouger.  Et, dans l'effrayant
silence, on entendit monter les chants et les rires des
demoiselles Dauvergne, dont le piano faisait rage, heureusement,
en dessous, étouffant les bruits de lutte.  C'était Claire qui
chantait des rondes de petites filles, tandis que Sophie
l'accompagnait à tour de bras.

--Avoue que tu as couché avec.

Elle n'osa plus dire non, elle ne répondit point.

--Avoue que tu as couché avec, nom de Dieu!  ou je t'éventre!

Il l'aurait tuée, elle le lisait nettement dans son regard.  En
tombant, elle avait aperçu le couteau, ouvert sur la table; et
elle revoyait l'éclair de la lame, elle crut qu'il allongeait le
bras.  Une lâcheté l'envahit, un abandon d'elle-même et de tout,
un besoin d'en finir.

--Eh bien!  oui, c'est vrai, laisse-moi m'en aller.

Alors, ce fut abominable.  Cet aveu qu'il exigeait si violemment,
venait de l'atteindre en pleine figure, comme une chose
impossible, monstrueuse.  Il semblait que jamais il n'aurait
supposé une infamie pareille.  Il lui empoigna la tête, il la
cogna contre un pied de la table.  Elle se débattait, et il la
tira par les cheveux, au travers de la pièce, bousculant les
chaises.  Chaque fois qu'elle faisait un effort pour se
redresser, il la rejetait sur le carreau d'un coup de poing.  Et
cela haletant, les dents serrées, un acharnement sauvage et
imbécile.  La table, poussée, faillit renverser le poêle.  Des
cheveux et du sang restèrent à un angle du buffet.  Quand ils
reprirent haleine, hébétés, gonflés de cette horreur, las de
frapper et d'être frappée, ils étaient revenus près du lit, elle
toujours par terre, vautrée, lui accroupi, la tenant encore aux
épaules.  Et ils soufflèrent.  En bas, la musique continuait, les
rires s'envolaient, très sonores et très jeunes.

D'une secousse, Roubaud remonta Séverine, l'adossa contre le bois
du lit.  Puis, demeurant à genoux, pesant sur elle, il put parler
enfin.  Il ne la battait plus, il la torturait de ses questions,
du besoin inextinguible qu'il avait de savoir.

--Ainsi, tu as couché avec, garce!...  Répète, répète que tu as
couché avec ce vieux...  Et à quel âge, hein?  toute petite,
toute petite, n'est-ce pas?

Brusquement, elle venait d'éclater en larmes, ses sanglots
l'empêchaient de répondre.

--Nom de Dieu!  veux-tu me dire!...  Hein?  tu n'avais pas dix
ans, que tu l'amusais, ce vieux?  C'est pour ça qu'il t'élevait à
la becquée, c'est pour sa cochonnerie, dis-le donc, nom de Dieu!
ou je recommence!

Elle pleurait, elle ne pouvait prononcer un mot, et il leva la
main, il l'étourdit d'une nouvelle claque.  A trois reprises,
comme il n'obtenait pas davantage de réponse, il la gifla,
répétant sa question.

--A quel âge, dis-le donc, garce!  dis-le donc?

Pourquoi lutter?  Son être fuyait sous elle.  Il lui aurait sorti
le coeur, de ses doigts gourds d'ancien ouvrier.  Et
l'interrogatoire continua, elle disait tout, dans un tel
anéantissement de honte et de peur, que ses phrases, soufflées
très bas, s'entendaient à peine.  Et lui, mordu de sa jalousie
atroce, s'enrageait à la souffrance dont le déchiraient les
tableaux évoqués: il n'en savait jamais assez, il l'obligeait à
revenir sur les détails, à préciser les faits.  L'oreille aux
lèvres de la misérable, il agonisait de cette confession, avec la
continuelle menace de son poing levé, prêt à cogner encore, si
elle s'arrêtait.

De nouveau, tout le passé, à Doinville, défila, l'enfance, la
jeunesse.  Était-ce au fond des massifs du grand parc?  était-ce
dans le détour perdu de quelque corridor du château?  Déjà le
président songeait donc à elle, lorsqu'il l'avait gardée, à la
mort de son jardinier, et fait élever avec sa fille?  Cela, pour
sûr, avait commencé, les jours où les autres gamines
s'enfuyaient, au milieu de leurs jeux, s'il venait à paraître,
tandis qu'elle, souriante, le museau en l'air, attendait qu'il
lui donnât en passant une petite tape sur la joue.  Et, plus
tard, si elle osait lui parler en face, si elle obtenait tout de
lui, n'était-ce pas qu'elle se sentait maîtresse, alors qu'il
l'achetait par ses complaisances de trousseur de bonnes, si digne
et si sévère aux autres?  Ah!  la sale chose, ce vieux se faisant
baisoter comme un grand-père, regardant pousser cette fillette,
la tâtant, l'entamant un peu à chaque heure, sans avoir la
patience d'attendre qu'elle fût mûre!

Roubaud haletait.

--Enfin, à quel âge, répète, à quel âge?

--Seize ans et demi.

--Tu mens!

Mentir, mon Dieu!  pourquoi?  Elle eut un haussement d'épaules
plein d'un abandon et d'une lassitude immenses.

--Et, la première fois, où ça s'est-il passé?

--A la Croix-de-Maufras.

Il hésita une seconde, ses lèvres s'agitaient, une lueur jaune
troublait ses yeux.

--Et, je veux que tu me dises, qu'est-ce qu'il t'a fait?

Elle resta muette.  Puis, comme il brandissait le poing:

--Tu ne me croirais pas.

--Dis toujours...  Il n'a pu rien faire, hein?

D'un signe de tête, elle répondit.  C'était bien cela.  Et,
alors, il s'acharna sur la scène, il voulut la connaître jusqu'au
bout, il descendit aux mots crus, aux interrogations immondes.
Elle ne desserrait plus les dents, elle continuait à dire oui, à
dire non, d'un signe.  Peut-être ça les soulagerait-il l'un et
l'autre, quand elle aurait avoué.  Mais lui souffrait davantage
de ces détails, qu'elle croyait être une atténuation.  Des
rapports normaux, complets, l'auraient hanté d'une vision moins
torturante.  Cette débauche pourrissait tout, enfonçait et
retournait au fond de sa chair les lames empoisonnées de sa
jalousie.  Maintenant, c'était fini, il ne vivrait plus, il
évoquerait toujours l'exécrable image.

Un sanglot déchira sa gorge.

--Ah!  nom de Dieu...  ah!  nom de Dieu!...  ça ne peut pas être,
non, non!  c'est trop, ça ne peut pas être!

Puis, tout d'un coup, il la secoua.

--Mais nom de Dieu de garce!  pourquoi m'as-tu épousé?...
Sais-tu que c'est ignoble de m'avoir trompé ainsi?  Il y a des
voleuses, en prison, qui n'en ont pas tant sur la conscience...
Tu me méprisais donc, tu ne m'aimais donc pas?...  Hein!
pourquoi m'as-tu épousé?

Elle eut un geste vague.  Est-ce qu'elle savait au juste, à
présent?  En l'épousant, elle était heureuse, espérant en finir
avec l'autre.  Il y a tant de choses qu'on ne voudrait pas faire
et qu'on fait, parce qu'elles sont encore les plus sages.  Non,
elle ne l'aimait pas; et ce qu'elle évitait de lui dire, c'était
que, sans cette histoire, jamais elle n'aurait consenti à être sa
femme.

--Lui, n'est-ce pas?  désirait te caser.  Il a trouvé une bonne
bête...  Hein?  il désirait te caser pour que ça continue.  Et
vous avez continué, hein?  à tes deux voyages, là-bas.  C'est
pour ça qu'il t'emmenait?

D'un signe, elle avoua de nouveau.

--Et c'est pour ça encore qu'il t'invitait, cette fois?...
Jusqu'à la fin, alors, ça aurait recommencé, ces ordures!  Et, si
je ne t'étrangle pas, ça recommencera!

Ses mains convulsées s'avançaient pour la reprendre à la gorge.
Mais, ce coup-ci, elle se révolta.

--Voyons, tu es injuste.  Puisque c'est moi qui ai refusé d'y
aller.  Tu m'y envoyais, j'ai dû me fâcher, rappelle-toi...  Tu
vois bien que je ne voulais plus.  C'était fini.  Jamais, jamais
plus, je n'aurais voulu.

Il sentit qu'elle disait la vérité, et il n'en eut aucun
soulagement.  L'affreuse douleur, le fer qui lui restait en
pleine poitrine, c'était l'irréparable, ce qui avait eu lieu
entre elle et cet homme.  Il ne souffrait horriblement que de son
impuissance à faire que cela ne fût pas.  Sans la lâcher encore,
il s'était rapproché de son visage, il semblait fasciné, attiré
là, comme pour retrouver, dans le sang de ses petites veines
bleues, tout ce qu'elle lui avouait.  Et il murmura, obsédé,
halluciné:

--A la Croix-de-Maufras, dans la chambre rouge...  Je la connais,
la fenêtre donne sur le chemin de fer, le lit est en face.  Et
c'est là, dans cette chambre...  Je comprends qu'il parle de te
laisser la maison.  Tu l'as bien gagnée.  Il pouvait veiller sur
tes sous et te doter, ça valait ça...  Un juge, un homme riche à
millions, si respecté, si instruit, si haut!  Vrai, la tête vous
tourne...  Et, dis donc, s'il était ton père?

Séverine, d'un effort, se mit debout.  Elle l'avait repoussé,
avec une vigueur extraordinaire, pour sa faiblesse de pauvre être
vaincu.  Violente, elle protestait.

--Non, non, pas ça!  Tout ce que tu voudras, pour le reste.
Bats-moi, tue-moi...  Mais ne dis pas ça, tu mens!

Roubaud lui avait gardé une main dans les siennes.

--Est-ce que tu en sais quelque chose?  C'est bien parce que tu
en doutes toi-même, que ça te soulève ainsi.

Et, comme elle dégageait sa main, il sentit la bague, le petit
serpent d'or à tête de rubis, oublié à son doigt.  Il l'en
arracha, le pila du talon sur le carreau, dans un nouvel accès de
rage.  Puis, il marcha d'un bout de la pièce à l'autre, muet,
éperdu.  Elle, tombée assise au bord du lit, le regardait de ses
grands yeux fixes.  Et le terrible silence dura.

La fureur de Roubaud ne se calmait point.  Dès qu'elle semblait
se dissiper un peu, elle revenait aussitôt, comme l'ivresse, par
grandes ondes redoublées, qui l'emportaient dans leur vertige.
Il ne se possédait plus, battait le vide, jeté à toutes les
sautes du vent de violence dont il était flagellé, retombant à
l'unique besoin d'apaiser la bête hurlante au fond de lui.
C'était un besoin physique, immédiat, comme une faim de
vengeance, qui lui tordait le corps et qui ne lui laisserait plus
aucun repos, tant qu'il ne l'aurait pas satisfaite.

Sans s'arrêter, il se tapa les tempes de ses deux poings, il
bégaya, d'une voix d'angoisse:

--Qu'est-ce que je vais faire?

Cette femme, puisqu'il ne l'avait pas tuée tout de suite, il ne
la tuerait pas maintenant.  Sa lâcheté de la laisser vivre
exaspérait sa colère, car c'était lâche, c'était parce qu'il
tenait encore à sa peau de garce, qu'il ne l'avait pas étranglée.
Il ne pouvait pourtant la garder ainsi.  Alors, il allait donc la
chasser, la mettre à la rue, pour ne jamais la revoir?  Et un
nouveau flot de souffrance l'emportait, une exécrable nausée le
submergeait tout entier, lorsqu'il sentait qu'il ne ferait pas
même ça.  Quoi, enfin?  Il ne restait qu'à accepter l'abomination
et qu'à remmener cette femme au Havre, à continuer la tranquille
vie avec elle, comme si de rien n'était.  Non!  non!  la mort
plutôt, la mort pour tous les deux, à l'instant!  Une telle
détresse le souleva, qu'il cria plus haut, égaré:

--Qu'est-ce que je vais faire?

Du lit où elle restait assise, Séverine le suivait toujours de
ses grands yeux.  Dans la calme affection de camarade qu'elle
avait eue pour lui, il l'apitoyait déjà, par la douleur démesurée
où elle le voyait.  Les gros mots, les coups, elle les aurait
excusés, si cet emportement fou lui avait laissé moins de
surprise, une surprise dont elle ne revenait pas encore.  Elle,
passive, docile, qui toute jeune s'était pliée aux désirs d'un
vieillard, qui plus tard avait laissé faire son mariage,
simplement désireuse d'arranger les choses, n'arrivait pas à
comprendre un tel éclat de jalousie, pour des fautes anciennes,
dont elle se repentait; et, sans vice, la chair mal éveillée
encore, dans sa demi-inconscience de fille douce, chaste malgré
tout, elle regardait son mari, aller, venir, tourner
furieusement, comme elle aurait regardé un loup, un être d'une
autre espèce.  Qu'avait-il donc en lui?  Il y en avait tant sans
colère!  Ce qui l'épouvantait, c'était de sentir l'animal,
soupçonné par elle depuis trois ans, à des grognements sourds,
aujourd'hui déchaîné, enragé, prêt à mordre.  Que lui dire, pour
empêcher un malheur?

A chaque retour, il se retrouvait près du lit, devant elle.  Et
elle l'attendait au passage, elle osa lui parler.

--Mon ami, écoute...

Mais il ne l'entendait pas, il repartait à l'autre bout de la
pièce, ainsi qu'une paille battue d'un orage.

--Qu'est-ce que je vais faire?  Qu'est-ce que je vais faire?

Enfin elle lui saisit le poignet, elle le retint une minute.

--Mon ami, voyons, puisque c'est moi qui ai refusé d'y aller...
Je n'y serais jamais plus allée, jamais, jamais!  C'est toi que
j'aime.

Et elle se faisait caressante, l'attirant, levant ses lèvres pour
qu'il les baisât.  Mais, tombé près d'elle, il la repoussa, dans
un mouvement d'horreur.

--Ah!  garce, tu voudrais maintenant...  Tout à l'heure, tu n'as
pas voulu, tu n'avais pas envie de moi...  Et, maintenant, tu
voudrais, pour me reprendre, hein?  Lorsqu'on tient un homme par
là, on le tient solidement...  Mais ça me brûlerait, d'aller avec
toi, oui!  je sens bien que ça me brûlerait le sang d'un poison.

Il frissonnait.  L'idée de la posséder, cette image de leurs deux
corps s'abattant sur le lit, venait de le traverser d'une flamme.
Et, dans la nuit trouble de sa chair, au fond de son désir
souillé qui saignait, brusquement se dressa la nécessité de la
mort.

--Pour que je ne crève pas d'aller encore avec toi, vois-tu, il
faut avant ça que je crève l'autre...  Il faut que je le crève,
que je le crève!

Sa voix montait, il répéta le mot, debout, grandi, comme si ce
mot, en lui apportant une résolution, l'avait calmé.  Il ne parla
plus, il marcha lentement jusqu'à la table, y regarda le couteau,
dont la lame, grande ouverte, luisait.  D'un geste machinal, il
le ferma, le mit dans sa poche.  Et, les mains ballantes, les
regards au loin, il restait à la même place, il songeait.  Des
obstacles coupaient son front de deux grandes rides.  Pour
trouver, il retourna ouvrir la fenêtre, il s'y planta, le visage
dans le petit air froid du crépuscule.  Derrière lui, sa femme
s'était levée, reprise de peur; et, n'osant le questionner,
tâchant de deviner ce qui se passait au fond de ce crâne dur,
elle attendait, debout elle aussi, en face du large ciel.

Sous la nuit commençante, les maisons lointaines se découpaient
en noir, le vaste champ de la gare s'emplissait d'une brume
violâtre.  Du côté des Batignolles surtout, la tranchée profonde
était comme noyée d'une cendre, où commençaient à s'effacer les
charpentes du pont de l'Europe.  Vers Paris, un dernier reflet de
jour pâlissait les vitres des grandes halles couvertes, tandis
que, dessous, les ténèbres amassées pleuvaient.  Des étincelles
brillèrent, on allumait les becs de gaz, le long des quais.  Une
grosse clarté blanche était là, la lanterne de la machine du
train de Dieppe, bondé de voyageurs, les portières déjà closes,
et qui attendait pour partir l'ordre du sous-chef de service.
Des embarras s'étaient produits, le signal rouge de l'aiguilleur
fermait la voie, pendant qu'une petite machine venait reprendre
des voitures, qu'une manoeuvre mal exécutée avait laissées en
route.  Sans cesse, des trains filaient dans l'ombre croissante,
parmi l'inextricable lacis des rails, au milieu des files de
wagons immobiles, stationnant sur les voies d'attente.  Il en
partit un pour Argenteuil, un autre pour Saint-Germain; il en
arriva un de Cherbourg, très long.  Les signaux se multipliaient,
les coups de sifflet, les sons de trompe; de toutes parts, un à
un, apparaissaient des feux, rouges, verts, jaunes, blancs;
c'était une confusion, à cette heure trouble de l'entre chien et
loup, et il semblait que tout allait se briser, et tout passait,
se frôlait, se dégageait, du même mouvement doux et rampant,
vague au fond du crépuscule.  Mais le feu rouge de l'aiguilleur
s'effaça, le train de Dieppe siffla, se mit en marche.  Du ciel
pâle, commençaient à voler de rares gouttes de pluie.  La nuit
allait être très humide.

Quand Roubaud se retourna, il avait la face épaisse et têtue,
comme envahie d'ombre par cette nuit qui tombait.  Il était
décidé, son plan était fait.  Dans le jour mourant, il regarda
l'heure au coucou, il dit tout haut:

--Cinq heures vingt.

Et il s'étonnait: une heure, une heure à peine, pour tant de
choses!  Il aurait cru que tous deux se dévoraient là depuis des
semaines.

--Cinq heures vingt, nous avons le temps.

Séverine, qui n'osait l'interroger, le suivait toujours de ses
regards anxieux.  Elle le vit fureter dans l'armoire, en tirer du
papier, une petite bouteille d'encre, une plume.

--Tiens!  tu vas écrire.

--A qui donc?

--A lui...  Assieds-toi.

Et, comme elle s'écartait instinctivement de la chaise, sans
savoir encore ce qu'il allait exiger, il la ramena, l'assit
devant la table, d'une telle pesée, qu'elle y resta.

--Écris...  «Partez ce soir par l'express de six heures trente et
ne vous montrez qu'à Rouen.»

Elle tenait la plume, mais sa main tremblait, sa peur
s'augmentait de tout l'inconnu, que creusaient devant elle ces
deux simples lignes.  Aussi s'enhardit-elle jusqu'à lever la
tête, suppliante.

--Mon ami, que vas-tu faire?...  Je t'en prie, explique-moi...

Il répéta, de sa voix haute, inexorable:

--Ecris, écris.

Puis, les yeux dans les siens, sans colère, sans gros mots, mais
avec une obstination dont elle sentait le poids l'écraser,
l'anéantir:

--Ce que je vais faire, tu le verras bien...  Et, entends-tu, ce
que je vais faire, je veux que tu le fasses avec moi...  Comme
ça, nous resterons ensemble, il y aura quelque chose de solide
entre nous.

Il l'épouvantait, elle eut un recul encore.

--Non, non, je veux savoir...  Je n'écrirai pas avant de savoir.

Alors, cessant de parler, il lui prit la main, une petite main
frêle d'enfant, la serra dans sa poigne de fer, d'une pression
continue d'étau, jusqu'à la broyer.  C'était sa volonté qu'il lui
entrait ainsi dans la chair, avec la douleur.  Elle jeta un cri,
et tout se brisait en elle, tout se livrait.  L'ignorante qu'elle
était restée, dans sa douceur passive, ne pouvait qu'obéir.
Instrument d'amour, instrument de mort.

--Ecris, écris.

Et elle écrivit, de sa pauvre main douloureuse, péniblement.

--C'est bon, tu es gentille, dit-il, quand il eut la lettre.  A
présent, range un peu ici, apprête tout...  Je reviendrai te
prendre.

Il était très calme.  Il refit le noeud de sa cravate devant la
glace, mit son chapeau, puis s'en alla.  Elle l'entendit qui
fermait la porte, à double tour, et qui emportait la clef.  La
nuit croissait de plus en plus.  Un instant, elle resta assise,
l'oreille tendue à tous les bruits du dehors.  Chez la voisine,
la marchande de journaux, il y avait une plainte continue,
assourdie: sans doute un petit chien oublié.  En bas, chez les
Dauvergne, le piano se taisait.  C'était maintenant un tapage gai
de casseroles et de vaisselle, les deux ménagères s'occupant au
fond de leur cuisine, Claire à soigner un ragoût de mouton,
Sophie à éplucher une salade.  Et elle, anéantie, les écoutait
rire, dans la détresse affreuse de cette nuit qui tombait.

Dès six heures un quart, la machine de l'express du Havre,
débouchant du pont de l'Europe, fut envoyée sur son train, et
attelée.  A cause d'un encombrement, on n'avait pu loger ce train
sous la marquise des grandes lignes.  Il attendait au plein air,
contre le quai qui se prolongeait en une sorte de jetée étroite,
dans les ténèbres d'un ciel d'encre, où la file des quelques becs
de gaz, plantés le long du trottoir, n'alignait que des étoiles
fumeuses.  Une averse venait de cesser, il en restait un souffle
d'une humidité glaciale, épandu par ce vaste espace découvert,
qu'une brume reculait jusqu'aux petites lueurs pâlies des façades
de la rue de Rome.  Cela était immense et triste, noyé d'eau, çà
et là piqué d'un feu sanglant, confusément peuplé de masses
opaques, les machines et les wagons solitaires, les tronçons de
trains dormant sur les voies de garage; et, du fond de ce lac
d'ombre, des bruits arrivaient, des respirations géantes,
haletantes de fièvre, des coups de sifflet pareils à des cris
aigus de femmes qu'on violente, des trompes lointaines sonnant,
lamentables, au milieu du grondement des rues voisines.  Il y eut
des ordres à voix haute, pour qu'on ajoutât une voiture.
Immobile, la machine de l'express perdait par une soupape un
grand jet de vapeur qui montait dans tout ce noir, où elle
s'effiloquait en petites fumées, semant de larmes blanches le
deuil sans bornes tendu au ciel.

A six heures vingt, Roubaud et Séverine parurent.  Elle venait de
rendre la clef à la mère Victoire, en passant devant les
cabinets, près des salles d'attente; et il la poussait, de l'air
pressé d'un mari que sa femme attarde, lui impatient et brusque,
le chapeau en arrière, elle sa voilette serrée au visage,
hésitante, comme brisée de fatigue.  Un flot de voyageurs suivait
le quai, ils s'y mêlèrent, longèrent la file des wagons,
cherchant du regard un compartiment de première vide.  Le
trottoir s'animait, des facteurs roulaient au fourgon de tête les
chariots de bagages, un surveillant s'occupait de caser une
famille nombreuse, le sous-chef de service donnait un coup d'oeil
aux attelages, sa lanterne-signal à la main, pour voir s'ils
étaient bien faits, serrés à bloc.  Et Roubaud avait enfin trouvé
un compartiment vide, dans lequel il allait faire monter
Séverine, lorsqu'il fut aperçu par le chef de gare, M. Vandorpe,
qui se promenait là, en compagnie de son chef adjoint des grandes
lignes, M. Dauvergne, tous les deux les mains derrière le dos,
suivant la manoeuvre, pour la voiture qu'on ajoutait.  Il y eut
des saluts, il fallut s'arrêter et causer.

D'abord, on parla de cette histoire du sous-préfet, qui s'était
terminée à la satisfaction de tout le monde.  Ensuite, il fut
question d'un accident arrivé le matin au Havre, et que le
télégraphe avait transmis: une machine, la Lison, qui, le jeudi
et le samedi, faisait le service de l'express de six heures
trente, avait eu sa bielle cassée, juste comme le train entrait
en gare; et la réparation devait immobiliser là-bas, pendant deux
jours, le mécanicien, Jacques Lantier, un pays de Roubaud, et son
chauffeur, Pecqueux, l'homme de la mère Victoire.  Debout devant
la portière du compartiment, Séverine attendait, sans monter
encore; tandis que son mari affectait avec ces messieurs une
grande liberté d'esprit, haussant la voix, riant.  Mais il y eut
un choc, le train recula de quelques mètres: c'était la machine
qui refoulait les premiers wagons sur celui qu'on venait
d'ajouter, le 293, pour avoir un coupé réservé.  Et le fils
Dauvergne, Henri, qui accompagnait le train en qualité de
conducteur-chef, ayant reconnu Séverine sous sa voilette, l'avait
empêchée d'être heurtée par la portière grande ouverte, en
l'écartant d'un geste prompt; puis, s'excusant, souriant, très
aimable, il lui expliqua que le coupé était pour un des
administrateurs de la Compagnie, qui venait d'en faire la
demande, une demi-heure avant le départ du train.  Elle eut un
petit rire nerveux, sans cause, et il courut à son service, il la
quitta enchanté, car il s'était dit souvent qu'elle ferait une
maîtresse bien agréable.

L'horloge marquait six heures vingt-sept.  Encore trois minutes.
Brusquement, Roubaud, qui guettait au loin les portes des salles
d'attente, tout en causant avec le chef de gare, quitta celui-ci,
pour revenir près de Séverine.  Mais le wagon avait marché, ils
durent rejoindre le compartiment vide, à quelques pas; et,
tournant le dos, il bousculait sa femme, il la fit monter d'un
effort du poignet, tandis que, dans sa docilité anxieuse, elle
regardait instinctivement en arrière, pour savoir.  C'était un
voyageur attardé qui arrivait, n'ayant à la main qu'une
couverture, le collet de son gros paletot bleu relevé et si
ample, le bord de son chapeau rond si bas sur les sourcils, qu'on
ne distinguait de la face, aux clartés vacillantes du gaz, qu'un
peu de barbe blanche.  Pourtant, M. Vandorpe et M. Dauvergne
s'étaient avancés, malgré le désir évident que le voyageur avait
de n'être pas vu.  Ils le suivirent, il ne les salua que trois
wagons plus loin, devant le coupé réservé, où il monta en hâte.
C'était lui.  Séverine, tremblante, s'était laissée tomber sur la
banquette.  Son mari lui broyait le bras d'une étreinte, comme
une prise dernière de possession, exultant, maintenant qu'il
était certain de faire la chose.

Dans une minute, la demie sonnerait.  Un marchand s'entêtait à
offrir les journaux du soir, des voyageurs se promenaient encore
sur le quai, finissant une cigarette.  Mais tous montèrent: on
entendait venir, des deux bouts du train, les surveillants
fermant les portières.  Et Roubaud, qui avait eu la surprise
désagréable d'apercevoir, dans ce compartiment qu'il croyait
vide, une forme sombre occupant un coin, une femme en deuil sans
doute, muette, immobile, ne put retenir une exclamation de
véritable colère, lorsque la portière fut rouverte et qu'un
surveillant jeta un couple, un gros homme, une grosse femme, qui
s'échouèrent, étouffant.  On allait partir.  La pluie, très fine,
avait repris, noyant le vaste champ ténébreux, que sans cesse
traversaient des trains, dont on distinguait seulement les vitres
éclairées, une file de petites fenêtres mouvantes.  Des feux
verts s'étaient allumés, quelques lanternes dansaient au ras du
sol.  Et rien autre, rien qu'une immensité noire, où seules
apparaissaient les marquises des grandes lignes, pâlies d'un
faible reflet de gaz.  Tout avait sombré, les bruits eux-mêmes
s'assourdissaient, il n'y avait plus que le tonnerre de la
machine, ouvrant ses purgeurs, lâchant des flots tourbillonnants
de vapeur blanche.  Une nuée montait, déroulant comme un linceul
d'apparition, et dans laquelle passaient de grandes fumées
noires, venues on ne savait d'où.  Le ciel en fut obscurci
encore, un nuage de suie s'envolait sur le Paris nocturne,
incendié de son brasier.

Alors, le sous-chef de service leva sa lanterne, pour que le
mécanicien demandât la voie.  Il y eut deux coups de sifflet, et
là-bas, près du poste de l'aiguilleur, le feu rouge s'effaça, fut
remplacé par un feu blanc.  Debout à la porte du fourgon, le
conducteur-chef attendait l'ordre du départ, qu'il transmit.  Le
mécanicien siffla encore, longuement, ouvrit son régulateur,
démarrant la machine.  On partait.  D'abord, le mouvement fut
insensible, puis le train roula.  Il fila sous le pont de
l'Europe, s'enfonça vers le tunnel des Batignolles.  On ne voyait
de lui, saignant comme des blessures ouvertes, que les trois feux
de l'arrière, le triangle rouge.  Quelques secondes encore, on
put le suivre, dans le frisson noir de la nuit.  Maintenant, il
fuyait, et rien ne devait plus arrêter ce train lancé à toute
vapeur.  Il disparut.

A La Croix-de-Maufras, dans un jardin que le chemin de fer a
coupé, la maison est posée de biais, si près de la voie, que tous
les trains qui passent l'ébranlent; et un voyage suffit pour
l'emporter dans sa mémoire, le monde entier filant à grande
vitesse la sait à cette place, sans rien connaître d'elle,
toujours close, laissée comme en détresse, avec ses volets gris
que verdissent les coups de pluie de l'ouest.  C'est le désert,
elle semble accroître encore la solitude de ce coin perdu, qu'une
lieue à la ronde sépare de toute âme.

Seule, la maison du garde-barrière est là, au coin de la route
qui traverse la ligne et qui se rend à Doinville, distant de cinq
kilomètres.  Basse, les murs lézardés, les tuiles de la toiture
mangées de mousse, elle s'écrase d'un air abandonné de pauvre, au
milieu du jardin qui l'entoure, un jardin planté de légumes,
fermé d'une haie vive, et dans lequel se dresse un grand puits,
aussi haut que la maison.  Le passage à niveau se trouve entre
les stations de Malaunay et de Barentin, juste au milieu, à
quatre kilomètres de chacune d'elles.  Il est d'ailleurs très peu
fréquenté, la vieille barrière à demi pourrie ne roule guère que
pour les fardiers des carrières de Bécourt, dans la forêt, à une
demi-lieue.  On ne saurait imaginer un trou plus reculé, plus
séparé des vivants, car le long tunnel, du côté de Malaunay,
coupe tout chemin, et l'on ne communique avec Barentin que par un
sentier mal entretenu longeant la ligne.  Aussi les visiteurs
sont-ils rares.

Ce soir-là, à la tombée du jour, par un temps gris très doux, un
voyageur, qui venait de quitter à Barentin un train du Havre,
suivait d'un pas allongé le sentier de la Croix-de-Maufras.  Le
pays n'est qu'une suite ininterrompue de vallons et de côtes, une
sorte de moutonnement du sol, que le chemin de fer traverse,
alternativement, sur des remblais et dans des tranchées.  Aux
deux bords de la voie, ces accidents de terrain continuels, les
montées et les descentes, achèvent de rendre les routes
difficiles.  La sensation de grande solitude en est augmentée;
les terrains, maigres, blanchâtres, restent incultes; des arbres
couronnent les mamelons de petits bois, tandis que, le long des
vallées étroites, coulent des ruisseaux, ombragés de saules.
D'autres bosses crayeuses sont absolument nues, les coteaux se
succèdent, stériles, dans un silence et un abandon de mort.  Et
le voyageur, jeune, vigoureux, hâtait le pas, comme pour échapper
à la tristesse de ce crépuscule si doux sur cette terre désolée.

Dans le jardin du garde-barrière, une fille tirait de l'eau au
puits, une grande fille de dix-huit ans, blonde, forte, à la
bouche épaisse, aux grands yeux verdâtres, au front bas, sous de
lourds cheveux.  Elle n'était point jolie, elle avait les hanches
solides et les bras durs d'un garçon.  Dès qu'elle aperçut le
voyageur, descendant le sentier, elle lâcha le seau, elle
accourut se mettre devant la porte à claire-voie, qui fermait la
haie vive.

--Tiens!  Jacques! cria-t-elle.

Lui, avait levé la tête.  Il venait d'avoir vingt-six ans,
également de grande taille, très brun, beau garçon au visage rond
et régulier, mais que gâtaient des mâchoires trop fortes.  Ses
cheveux, plantés drus, frisaient, ainsi que ses moustaches, si
épaisses, si noires, qu'elles augmentaient la pâleur de son
teint.  On aurait dit un monsieur, à sa peau fine, bien rasée sur
les joues, si l'on n'eût pas trouvé d'autre part l'empreinte
indélébile du métier, les graisses qui jaunissaient déjà ses
mains de mécanicien, des mains pourtant restées petites et
souples.

--Bonsoir, Flore, dit-il simplement.

Mais ses yeux, qu'il avait larges et noirs, semés de points d'or,
s'étaient comme troublés d'une fumée rousse, qui les pâlissait.
Les paupières battirent, les yeux se détournèrent, dans une gêne
subite, un malaise allant jusqu'à la souffrance.  Et tout le
corps lui-même avait eu un instinctif mouvement de recul.

Elle, immobile, les regards posés droit sur lui, s'était aperçue
de ce tressaillement involontaire, qu'il tâchait de maîtriser,
chaque fois qu'il abordait une femme.  Elle semblait en rester
toute sérieuse et triste.  Puis, désireux de cacher son embarras,
comme il lui demandait si sa mère était à la maison, bien qu'il
sût celle-ci souffrante, incapable de sortir, elle ne répondit
que d'un signe de tête, elle s'écarta pour qu'il pût entrer sans
la toucher, et retourna au puits, sans un mot, la taille droite
et fière.

Jacques, de son pas rapide, traversa l'étroit jardin et entra
dans la maison.  Là, au milieu de la première pièce, une vaste
cuisine où l'on mangeait et où l'on vivait, tante Phasie, ainsi
qu'il la nommait depuis l'enfance, était seule, assise près de la
table, sur une chaise de paille, les jambes enveloppées d'un
vieux châle.  C'était une cousine de son père, une Lantier, qui
lui avait servi de marraine, et qui, à l'âge de six ans, l'avait
pris chez elle, quand, son père et sa mère disparus, envolés à
Paris, il était resté à Plassans, où il avait suivi plus tard les
cours de l'école des arts et métiers.  Il lui en gardait une vive
reconnaissance, il disait que c'était à elle qu'il le devait,
s'il avait fait son chemin.  Lorsqu'il était devenu mécanicien de
première classe à la Compagnie de l'Ouest, après deux années
passées au chemin de fer d'Orléans, il y avait trouvé sa
marraine, remariée à un garde-barrière du nom de Misard, exilée
avec les deux filles de son premier mariage, dans ce trou perdu
de la Croix-de-Maufras.  Aujourd'hui, bien qu'âgée de
quarante-cinq ans à peine, la belle tante Phasie d'autrefois, si
grande, si forte, en paraissait soixante, amaigrie et jaunie,
secouée de continuels frissons.

Elle eut un cri de joie.

--Comment, c'est toi, Jacques!...  Ah!  mon grand garçon, quelle
surprise!

Il la baisa sur les joues, il lui expliqua qu'il venait d'avoir
brusquement deux jours de congé forcé: la Lison, sa machine, en
arrivant le matin au Havre, avait eu sa bielle rompue, et comme
la réparation ne pouvait être terminée avant vingt-quatre heures,
il ne reprendrait son service que le lendemain soir, pour
l'express de six heures quarante.  Alors, il avait voulu
l'embrasser.  Il coucherait, il ne repartirait de Barentin que
par le train de sept heures vingt-six du matin.  Et il gardait
entre les siennes ses pauvres mains fondues, il lui disait
combien sa dernière lettre l'avait inquiété.

--Ah!  oui, mon garçon, ça ne va plus, ça ne va plus du tout...
Que tu es gentil d'avoir deviné mon désir de te voir!  Mais je
sais à quel point tu es tenu, je n'osais pas te demander de
venir.  Enfin, te voilà, et j'en ai si gros, si gros sur le
coeur!

Elle s'interrompit, pour jeter craintivement un regard par la
fenêtre.  Sous le jour finissant, de l'autre côté de la voie, on
apercevait son mari, Misard, dans un poste de cantonnement, une
de ces cabanes de planches, établies tous les cinq ou six
kilomètres et reliées par des appareils télégraphiques, afin
d'assurer la bonne circulation des trains.  Tandis que sa femme,
et plus tard Flore, était chargée de la barrière du passage à
niveau, on avait fait de Misard un stationnaire.

Comme s'il avait pu l'entendre, elle baissa la voix, dans un
frisson.

--Je crois bien qu'il m'empoisonne!

Jacques eut un sursaut de surprise à cette confidence, et ses
yeux, en se tournant eux aussi vers la fenêtre, furent de nouveau
ternis par ce trouble singulier, cette petite fumée rousse qui en
pâlissait l'éclat noir, diamanté d'or.

--Oh!  tante Phasie, quelle idée!  murmura-t-il.  Il a l'air si
doux et si faible.

Un train allant vers Le Havre venait de passer, et Misard était
sorti de son poste, pour fermer la voie derrière lui.  Pendant
qu'il remontait le levier, mettant au rouge le signal, Jacques le
regardait.  Un petit homme malingre, les cheveux et la barbe
rares, décolorés, la figure creusée et pauvre.  Avec cela,
silencieux, effacé, sans colère, d'une politesse obséquieuse
devant les chefs.  Mais il était rentré dans la cabane de
planches, pour inscrire sur son garde-temps l'heure du passage,
et pour pousser les deux boutons électriques, l'un qui rendait la
voie libre au poste précédent, l'autre qui annonçait le train au
poste suivant.

--Ah!  tu ne le connais pas, reprit tante Phasie.  Je te dis
qu'il doit me faire prendre quelque saleté...  Moi qui étais si
forte, qui l'aurais mangé, et c'est lui, ce bout d'homme, ce rien
du tout, qui me mange!

Elle s'enfiévrait d'une rancune sourde et peureuse, elle vidait
son coeur, ravie de tenir enfin quelqu'un qui l'écoutait.  Où
avait-elle eu la tête de se remarier avec un sournois pareil, et
sans le sou, et avare, elle plus âgée de cinq ans, ayant deux
filles, l'une de six ans, l'autre de huit ans déjà?  Voici dix
années bientôt qu'elle avait fait ce beau coup, et pas une heure
ne s'était écoulée sans qu'elle en eût le repentir: une existence
de misère, un exil dans ce coin glacé du Nord, où elle
grelottait, un ennui à périr, de n'avoir jamais personne à qui
causer, pas même une voisine.  Lui, était un ancien poseur de la
voie, qui, maintenant, gagnait douze cents francs comme
stationnaire; elle, dès le début, avait eu cinquante francs pour
la barrière, dont Flore aujourd'hui se trouvait chargée; et là
étaient le présent et l'avenir, aucun autre espoir, la certitude
de vivre et de crever dans ce trou, à mille lieues des vivants.
Ce qu'elle ne racontait pas, c'étaient les consolations qu'elle
avait encore, avant de tomber malade, lorsque son mari
travaillait au ballast, et qu'elle demeurait seule à garder la
barrière avec ses filles; car elle possédait alors, de Rouen au
Havre, sur toute la ligne, une telle réputation de belle femme,
que les inspecteurs de la voie la visitaient au passage; même il
y avait eu des rivalités, les piqueurs d'un autre service étaient
toujours en tournée, à redoubler de surveillance.  Le mari
n'était pas une gêne, déférent avec tout le monde, se glissant
par les portes, partant, revenant sans rien voir.  Mais ces
distractions avaient cessé, et elle restait là, les semaines, les
mois, sur cette chaise, dans cette solitude, à sentir son corps
s'en aller un peu plus, d'heure en heure.

--Je te dis, répéta-t-elle pour conclure, que c'est lui qui s'est
mis après moi, et qu'il m'achèvera, tout petit qu'il est.

Une sonnerie brusque lui fit jeter au-dehors le même regard
inquiet.  C'était le poste précédent qui annonçait à Misard un
train allant sur Paris; et l'aiguille de l'appareil de
cantonnement, posé devant la vitre, s'était inclinée dans le sens
de la direction.  Il arrêta la sonnerie, il sortit pour signaler
le train par deux sons de trompe.  Flore, à ce moment, vint
pousser la barrière; puis, elle se planta, tenant tout droit le
drapeau, dans son fourreau de cuir.  On entendit le train, un
express, caché par une courbe, s'approcher avec un grondement qui
grandissait.  Il passa comme en un coup de foudre, ébranlant,
menaçant d'emporter la maison basse, au milieu d'un vent de
tempête.  Déjà Flore s'en retournait à ses légumes, tandis que
Misard, après avoir fermé la voie montante derrière le train,
allait rouvrir la voie descendante, en abattant le levier pour
effacer le signal rouge; car une nouvelle sonnerie, accompagnée
du relèvement de l'autre aiguille, venait de l'avertir que le
train, passé cinq minutes plus tôt, avait franchi le poste
suivant.  Il rentra, prévint les deux postes, inscrivit le
passage, puis attendit.  Besogne toujours la même, qu'il faisait
pendant douze heures, vivant là, mangeant là, sans lire trois
lignes d'un journal, sans paraître même avoir une pensée, sous
son crâne oblique.

Jacques, qui, autrefois, plaisantait sa marraine sur les ravages
qu'elle faisait parmi les inspecteurs de la voie, ne put
s'empêcher de sourire, en disant:

--Peut-être bien qu'il est jaloux.

Mais Phasie eut un haussement d'épaules plein de pitié, pendant
qu'un rire montait également, irrésistible, à ses pauvres yeux
pâlis.

--Ah!  mon garçon, qu'est-ce que tu dis là?...  Lui, jaloux!  Il
s'en est toujours fichu, du moment que ça ne lui sortait rien de
la poche.

Puis, reprise de son frisson:

--Non, non, il n'y tenait guère, à ça.  Il ne tient qu'à
l'argent...  Ce qui nous a fâchés, vois-tu, c'est que je n'ai pas
voulu lui donner les mille francs de papa, l'année dernière,
quand j'ai hérité.  Alors, ainsi qu'il m'en menaçait, ça m'a
porté malheur, je suis tombée malade...  Et le mal ne m'a plus
quittée depuis cette époque, oui!  Juste depuis cette époque.

Le jeune homme comprit, et comme il croyait à des idées noires de
femme souffrante, il essaya encore de la dissuader.  Mais elle
s'entêtait d'un branle de la tête, en personne dont la conviction
est faite.  Aussi finit-il par dire:

--Eh bien, rien n'est plus simple, si vous désirez que ça
finisse...  Donnez-lui vos mille francs.

Un effort extraordinaire la mit debout.  Et, ressuscitée,
violente:

--Mes mille francs, jamais!  J'aime mieux crever...  Ah!  ils
sont cachés, bien cachés, va!  On peut retourner la maison, je
défie qu'on les trouve...  Et il l'a assez retournée, lui, le
malin!  Je l'ai entendu, la nuit, qui tapait dans tous les murs.
Cherche, cherche!  Rien que le plaisir de voir son nez
s'allonger, ça me suffirait pour prendre patience...  Faudra
savoir qui lâchera le premier, de lui ou de moi.  Je me méfie, je
n'avale plus rien de ce qu'il touche.  Et si je claquais, eh
bien, il ne les aurait tout de même pas, mes mille francs!  je
préférerais les laisser à la terre.

Elle retomba sur la chaise, épuisée, secouée par un nouveau son
de trompe.  C'était Misard, au seuil du poste de cantonnement,
qui, cette fois, signalait un train allant au Havre.  Malgré
l'obstination où elle s'enfermait, de ne pas donner l'héritage,
elle avait de lui une peur secrète, grandissante, la peur du
colosse devant l'insecte dont il se sent mangé.  Et le train
annoncé, l'omnibus parti de Paris à midi quarante-cinq, venait au
loin, d'un roulement sourd.  On l'entendit sortir du tunnel,
souffler plus haut dans la campagne.  Puis, il passa, dans le
tonnerre de ses roues et la masse de ses wagons, d'une force
invincible d'ouragan.

Jacques, les yeux levés vers la fenêtre, avait regardé défiler
les petites vitres carrées, où apparaissaient des profils de
voyageurs.  Il voulut détourner les idées noires de Phasie, il
reprit en plaisantant:

--Marraine, vous vous plaignez de ne jamais voir un chat, dans
votre trou...  Mais en voilà, du monde!

Elle ne comprit pas d'abord, étonnée.

--Où ça, du monde?...  Ah!  oui, ces gens qui passent.  La belle
avance!  on ne les connaît pas, on ne peut pas causer.

Il continuait de rire.

--Moi, vous me connaissez bien, vous me voyez passer souvent.

--Toi, c'est vrai, je te connais, et je sais l'heure de ton
train, et je te guette, sur ta machine.  Seulement, tu files, tu
files!  Hier, tu as fait comme ça de la main.  Je ne peux
seulement pas répondre...  Non, non, ce n'est pas une manière de
voir le monde.

Pourtant, cette idée du flot de foule que les trains montants et
descendants charriaient quotidiennement devant elle, au milieu du
grand silence de sa solitude, la laissait pensive, les regards
sur la voie, où tombait la nuit.  Quand elle était valide,
qu'elle allait et venait, se plantant devant la barrière, le
drapeau au poing, elle ne songeait jamais à ces choses.  Mais des
rêveries confuses, à peine formulées, lui embarbouillaient la
tête, depuis qu'elle demeurait les journées sur cette chaise,
n'ayant à réfléchir à rien qu'à sa lutte sourde avec son homme.
Cela lui semblait drôle, de vivre perdue au fond de ce désert,
sans une âme à qui se confier, lorsque, de jour et de nuit,
continuellement, il défilait tant d'hommes et de femmes, dans le
coup de tempête des trains, secouant la maison, fuyant à toute
vapeur.  Bien sûr que la terre entière passait là, pas des
Français seulement, des étrangers aussi, des gens venus des
contrées les plus lointaines, puisque personne maintenant ne
pouvait rester chez soi, et que tous les peuples, comme on
disait, n'en feraient bientôt plus qu'un seul.  Ça, c'était le
progrès, tous frères, roulant tous ensemble, là-bas, vers un pays
de cocagne.  Elle essayait de les compter, en moyenne, à tant par
wagon: il y en avait trop, elle n'y parvenait pas.  Souvent, elle
croyait reconnaître des visages, celui d'un monsieur à barbe
blonde, un Anglais sans doute, qui faisait chaque semaine le
voyage de Paris, celui d'une petite dame brune, passant
régulièrement le mercredi et le samedi.  Mais l'éclair les
emportait, elle n'était pas bien sûre de les avoir vus, toutes
les faces se noyaient, se confondaient, comme semblables,
disparaissaient les unes dans les autres.  Le torrent coulait, en
ne laissant rien de lui.  Et ce qui la rendait triste, c'était,
sous ce roulement continu, sous tant de bien-être et tant
d'argent promenés, de sentir que cette foule toujours si
haletante ignorait qu'elle fût là, en danger de mort, à ce point
que, si son homme l'achevait un soir, les trains continueraient à
se croiser près de son cadavre, sans se douter seulement du
crime, au fond de la maison solitaire.

Phasie était restée les yeux sur la fenêtre, et elle résuma ce
qu'elle éprouvait trop vaguement pour l'expliquer tout au long.

--Ah!  c'est une belle invention, il n'y a pas à dire.  On va
vite, on est plus savant...  Mais les bêtes sauvages restent des
bêtes sauvages, et on aura beau inventer des mécaniques
meilleures encore, il y aura quand même des bêtes sauvages
dessous.

Jacques de nouveau hocha la tête, pour dire qu'il pensait comme
elle.  Depuis un instant, il regardait Flore qui rouvrait la
barrière, devant une voiture de carrier, chargée de deux blocs de
pierre énormes.  La route desservait uniquement les carrières de
Bécourt, si bien que, la nuit, la barrière était cadenassée, et
qu'il était très rare qu'on fît relever la jeune fille.  En
voyant celle-ci causer familièrement avec le carrier, un petit
jeune homme brun, il s'écria:

--Tiens!  Cabuche est donc malade, que son cousin Louis conduit
ses chevaux?...  Ce pauvre Cabuche, le voyez-vous souvent,
marraine?

Elle leva les mains, sans répondre, en poussant un gros soupir.
C'était tout un drame, à l'automne dernier, qui n'avait pas été
fait pour la remettre: sa fille Louisette, la cadette, placée
comme femme de chambre chez madame Bonnehon, à Doinville, s'était
sauvée un soir, affolée, meurtrie, pour aller mourir chez son bon
ami Cabuche, dans la maison que celui-ci habitait en pleine
forêt.  Des histoires avaient couru, qui accusaient de violence
le président Grandmorin; mais on n'osait pas les répéter tout
haut.  La mère elle-même, bien que sachant à quoi s'en tenir,
n'aimait point revenir sur ce sujet.  Pourtant, elle finit par
dire:

--Non, il n'entre plus, il devient un vrai loup...  Cette pauvre
Louisette, qui était si mignonne, si blanche, si douce!  Elle
m'aimait bien, elle m'aurait soignée, elle!  tandis que Flore,
mon Dieu!  je ne m'en plains pas, mais elle a pour sûr quelque
chose de dérangé, toujours à n'en faire qu'à sa tête, disparue
pendant des heures, et fière, et violente!...  tout ça est
triste, bien triste.

En écoutant, Jacques continuait à suivre des yeux le fardier,
qui, maintenant, traversait la voie.  Mais les roues
s'embarrassèrent dans les rails, il fallut que le conducteur fît
claquer son fouet, tandis que Flore elle-même criait, excitant
les chevaux.

--Fichtre!  déclara le jeune homme, il ne faudrait pas qu'un
train arrive...  Il y en aurait une, de marmelade!

--Oh!  pas de danger, reprit tante Phasie.  Flore est drôle des
fois, mais elle connaît son affaire, elle ouvre l'oeil...  Dieu
merci, voici cinq ans que nous n'avons pas eu d'accident.
Autrefois, un homme a été coupé.  Nous autres, nous n'avons
encore eu qu'une vache, qui a manqué de faire dérailler un train.
Ah!  la pauvre bête!  on a retrouvé le corps ici et la tête
là-bas, près du tunnel...  Avec Flore, on peut dormir sur ses
deux oreilles.

Le fardier était passé, on entendait s'éloigner les secousses
profondes des roues dans les ornières.  Alors, elle revint à sa
préoccupation constante, à l'idée de la santé, chez les autres
autant que chez elle.

--Et toi, ça va-t-il tout à fait bien, maintenant?  Tu te
rappelles, chez nous, les choses dont tu souffrais, et auxquelles
le docteur ne comprenait rien?

Il eut son vacillement inquiet du regard.

--Je me porte très bien, marraine.

--Vrai!  tout a disparu, cette douleur qui te trouait le crâne,
derrière les oreilles, et les coups de fièvre brusques, et ces
accès de tristesse qui te faisaient te cacher comme une bête, au
fond d'un trou?

A mesure qu'elle parlait, il se troublait davantage, pris d'un
tel malaise, qu'il finit par l'interrompre, d'une voix brève.

--Je vous assure que je me porte très bien...  Je n'ai plus rien,
plus rien du tout.

--Allons, tant mieux, mon garçon!...  Ce n'est point parce que tu
aurais du mal, que ça me guérirait le mien.  Et puis, c'est de
ton âge, d'avoir de la santé.  Ah!  la santé, il n'y a rien de si
bon...  Tu es tout de même très gentil d'être venu me voir, quand
tu aurais pu aller t'amuser ailleurs.  N'est-ce pas?  tu vas
dîner avec nous, et tu coucheras là-haut dans le grenier, à côté
de la chambre de Flore.

Mais, encore une fois, un son de trompe lui coupa la parole.  La
nuit était tombée, et tous deux, en se tournant vers la fenêtre,
ne distinguèrent plus que confusément Misard causant avec un
autre homme.  Six heures venaient de sonner, il remettait le
service à son remplaçant, le stationnaire de nuit.  Il allait
être libre enfin, après ses douze heures passées dans cette
cabane, meublée seulement d'une petite table, sous la planchette
des appareils, d'un tabouret et d'un poêle, dont la chaleur trop
forte l'obligeait à tenir presque constamment la porte ouverte.

--Ah!  le voici, il va rentrer, murmura tante Phasie, reprise de
sa peur.

Le train annoncé arrivait, très lourd, très long, avec son
grondement de plus en plus haut.  Et le jeune homme dut se
pencher pour se faire entendre de la malade, ému de l'état
misérable où il la voyait se mettre, désireux de la soulager.

--Écoutez, marraine, s'il a vraiment de mauvaises idées,
peut-être que ça l'arrêterait, de savoir que je m'en mêle...
Vous feriez bien de me confier vos mille francs.

Elle eut une dernière révolte.

--Mes mille francs!  pas plus à toi qu'à lui!...  Je te dis que
j'aime mieux crever!

A ce moment, le train passait, dans sa violence d'orage, comme
s'il eût tout balayé devant lui.  La maison en trembla,
enveloppée d'un coup de vent.  Ce train-là, qui allait au Havre,
était très chargé, car il y avait une fête pour le lendemain
dimanche, le lancement d'un navire.  Malgré la vitesse, par les
vitres éclairées des portières, on avait eu la vision des
compartiments pleins, les files de têtes rangées, serrées,
chacune avec son profil.  Elles se succédaient, disparaissaient.
Que de monde!  encore la foule, la foule sans fin, au milieu du
roulement des wagons, du sifflement des machines, du tintement du
télégraphe, de la sonnerie des cloches!  C'était comme un grand
corps, un être géant couché en travers de la terre, la tête à
Paris, les vertèbres tout le long de la ligne, les membres
s'élargissant avec les embranchements, les pieds et les mains au
Havre et dans les autres villes d'arrivée.  Et ça passait, ça
passait, mécanique, triomphal, allant à l'avenir avec une
rectitude mécanique, dans l'ignorance volontaire de ce qu'il
restait de l'homme, aux deux bords, caché et toujours vivace,
l'éternelle passion et l'éternel crime.

Ce fut Flore qui rentra la première.  Elle alluma la lampe, une
petite lampe à pétrole, sans abat-jour, et mit la table.  Pas un
mot n'était échangé, à peine glissa-t-elle un regard vers
Jacques, qui se détournait, debout devant la fenêtre.  Sur le
poêle, une soupe aux choux se tenait chaude.  Elle la servait,
lorsque Misard parut à son tour.  Il ne témoigna aucune surprise
de trouver là le jeune homme.  Peut-être l'avait-il vu arriver,
mais il ne le questionna pas, sans curiosité.  Un serrement de
main, trois paroles brèves, rien de plus.  Jacques dut répéter,
de lui-même, l'histoire de la bielle rompue, son idée de venir
embrasser sa marraine et de coucher.  Doucement, Misard se
contentait de branler la tête, comme s'il trouvait cela très
bien, et l'on s'assit, l'on mangea sans hâte, d'abord en silence.
Phasie, qui, depuis le matin, n'avait pas quitté des yeux la
marmite où bouillait la soupe aux choux, en accepta une assiette.
Mais son homme s'étant levé pour lui donner son eau ferrée,
oubliée par Flore, une carafe où trempaient des clous, elle n'y
toucha pas.  Lui, humble, chétif, toussant d'une petite toux
mauvaise, n'avait point l'air de remarquer les regards anxieux
dont elle suivait ses moindres mouvements.  Comme elle demandait
du sel, dont il n'y avait pas sur la table, il lui dit qu'elle se
repentirait d'en manger tant, que c'était ça qui la rendait
malade; et il se releva pour en prendre, en apporta dans une
cuiller une pincée, qu'elle accepta sans défiance, le sel
purifiant tout, disait-elle.  Alors, on causa du temps vraiment
tiède qu'il faisait depuis quelques jours, d'un déraillement qui
s'était produit à Maromme.  Jacques finissait par croire que sa
marraine avait des cauchemars tout éveillée, car lui ne
surprenait rien, chez ce bout d'homme si complaisant, aux yeux
vagues.  On s'attarda plus d'une heure.  Deux fois, au signal de
la trompe, Flore avait disparu un instant.  Les trains passaient,
secouaient les verres sur la table; mais aucun des convives n'y
faisait même attention.

Un nouveau son de trompe se fit entendre, et, cette fois, Flore,
qui venait d'ôter le couvert, ne reparut pas.  Elle laissait sa
mère et les deux hommes attablés devant une bouteille
d'eau-de-vie de cidre.  Tous trois restèrent là une demi-heure
encore.  Puis, Misard, qui, depuis un instant, avait arrêté ses
yeux fureteurs sur un angle de la pièce, prit sa casquette et
sortit, avec un simple bonsoir.  Il braconnait dans les petits
ruisseaux voisins, où il y avait des anguilles superbes, et
jamais il ne se couchait, sans être allé visiter ses lignes de
fond.

Dès qu'il ne fut plus là, Phasie regarda fixement son filleul.

--Hein, crois-tu?  l'as-tu vu fouiller du regard là-bas, dans ce
coin?...  C'est que l'idée lui est venue que je pouvais avoir
caché mon magot derrière le pot à beurre...  Ah!  je le connais,
je suis sûre que, cette nuit, il ira déranger le pot, pour voir.

Mais des sueurs la prenaient, un tremblement agitait ses membres.

--Regarde, ça y est encore, va!  Il m'aura droguée, j'ai la
bouche amère comme si j'avais avalé des vieux sous.  Dieu sait
pourtant si j'ai rien pris de sa main!  C'est à se ficher à
l'eau...  Ce soir, je n'en peux plus, vaut mieux que je me
couche.  Alors, adieu, mon garçon, parce que, si tu pars à sept
heures vingt-six, ce sera de trop bonne heure pour moi.  Et
reviens, n'est-ce pas?  et espérons que j'y serai toujours.

Il dut l'aider à rentrer dans la chambre, où elle se coucha et
s'endormit, accablée.  Resté seul, il hésita, se demandant s'il
ne devait pas monter s'étendre, lui aussi, sur le foin qui
l'attendait au grenier.  Mais il n'était que huit heures moins
dix, il avait le temps de dormir.  Et il sortit à son tour,
laissant brûler la petite lampe à pétrole, dans la maison vide et
ensommeillée, ébranlée de temps à autre par le tonnerre brusque
d'un train.

Dehors, Jacques fut surpris de la douceur de l'air.  Sans doute,
il allait pleuvoir encore.  Dans le ciel, une nuée laiteuse,
uniforme, s'était épandue, et la pleine lune, qu'on ne voyait
pas, noyée derrière, éclairait toute la voûte d'un reflet
rougeâtre.  Aussi distinguait-il nettement la campagne, dont les
terres autour de lui, les coteaux, les arbres se détachaient en
noir, sous cette lumière égale et morte, d'une paix de veilleuse.
Il fit le tour du petit potager.  Puis, il songea à marcher du
côté de Doinville, la route par là montant moins rudement.  Mais
la vue de la maison solitaire, plantée de biais à l'autre bord de
la ligne, l'ayant attiré, il traversa la voie en passant par le
portillon, car la barrière était déjà fermée pour la nuit.  Cette
maison, il la connaissait bien, il la regardait à chacun de ses
voyages, dans le branle grondant de sa machine.  Elle le hantait
sans qu'il sût pourquoi, avec la sensation confuse qu'elle
importait à son existence.  Chaque fois, il éprouvait, d'abord
comme une peur de ne plus la retrouver là, ensuite comme un
malaise à constater qu'elle y était toujours.  Jamais il n'en
avait vu ouvertes ni les portes ni les fenêtres.  Tout ce qu'on
lui avait appris d'elle, c'était qu'elle appartenait au président
Grandmorin; et, ce soir-là, un désir irrésistible le prenait de
tourner autour, pour en savoir davantage.

Longtemps, Jacques resta planté sur la route, en face de la
grille.  Il se reculait, se haussait, tâchant de se rendre
compte.  Le chemin de fer, en coupant le jardin, n'avait
d'ailleurs laissé devant le perron qu'un étroit parterre, clos de
murs; tandis que, derrière, s'étendait un assez vaste terrain,
entouré simplement d'une haie vive.  La maison était d'une
tristesse lugubre, en sa détresse, sous le rouge reflet de cette
nuit fumeuse; et il allait s'éloigner, avec un frisson à fleur de
peau, lorsqu'il remarqua un trou dans la haie.  L'idée que ce
serait lâche de ne pas entrer, le fit passer par le trou.  Son
coeur battait.  Mais, tout de suite, comme il longeait une petite
serre en ruine, la vue d'une ombre, accroupie à la porte,
l'arrêta.

--Comment, c'est toi?  s'écria-t-il étonné, en reconnaissant
Flore.  Qu'est-ce que tu fais donc?

Elle aussi avait eu une secousse de surprise.  Puis,
tranquillement:

--Tu vois bien, je prends des cordes...  Ils ont laissé là un tas
de cordes qui pourrissent, sans servir à personne.  Alors, moi,
comme j'en ai toujours besoin, je viens en prendre.

En effet, une paire de forts ciseaux à la main, assise par terre,
elle démêlait les bouts de corde, coupait les noeuds, quand ils
résistaient.

--Le propriétaire ne vient donc plus? demanda le jeune homme.

Elle se mit à rire.

--Oh!  depuis l'affaire de Louisette, il n'y a pas de danger que
le président risque le bout de son nez à la Croix-de-Maufras.
Va, je puis prendre ses cordes.

Il se tut un instant, l'air troublé par le souvenir de l'aventure
tragique qu'elle évoquait.

--Et toi, tu crois ce que Louisette a raconté, tu crois qu'il a
voulu l'avoir, et que c'est en se débattant qu'elle s'est
blessée?

Cessant de rire, brusquement violente, elle cria:

--Jamais Louisette n'a menti, ni Cabuche non plus...  C'est mon
ami, Cabuche.

--Ton amoureux peut-être, à cette heure?

--Lui!  ah bien, il faudrait être une fameuse cateau!...  Non,
non!  c'est mon ami, je n'ai pas d'amoureux, moi!  je n'en veux
pas avoir.

Elle avait relevé sa tête puissante, dont l'épaisse toison blonde
frisait très bas sur le front; et, de tout son être solide et
souple, montait une sauvage énergie de volonté.  Déjà une légende
se formait sur elle, dans le pays.  On contait des histoires, des
sauvetages: une charrette retirée d'une secousse, au passage d'un
train; un wagon, qui descendait tout seul la pente de Barentin,
arrêté ainsi qu'une bête furieuse, galopant à la rencontre d'un
express.  Et ces preuves de force étonnaient, la faisaient
désirer des hommes, d'autant plus qu'on l'avait crue facile
d'abord, toujours à battre les champs dès qu'elle était libre,
cherchant les coins perdus, se couchant au fond des trous, les
yeux en l'air, muette, immobile.  Mais les premiers qui s'étaient
risqués n'avaient pas eu envie de recommencer l'aventure.  Comme
elle aimait à se baigner pendant des heures, nue dans un ruisseau
voisin, des gamins de son âge étaient allés faire la partie de la
regarder; et elle en avait empoigné un, sans même prendre la
peine de remettre sa chemise, et elle l'avait arrangé si bien,
que personne ne la guettait plus.  Enfin, le bruit se répandait
de son histoire avec un aiguilleur de l'embranchement de Dieppe,
à l'autre bout du tunnel: un nommé Ozil, un garçon d'une
trentaine d'années, très honnête, qu'elle semblait avoir
encouragé un instant, et qui, ayant essayé de la prendre,
s'imaginant un soir qu'elle se livrait, avait failli être tué par
elle d'un coup de bâton.  Elle était vierge et guerrière,
dédaigneuse du mâle, ce qui finissait par convaincre les gens
qu'elle avait pour sûr la tête dérangée.

En l'entendant déclarer qu'elle ne voulait pas d'amoureux,
Jacques continua de plaisanter.

--Alors, ça ne va pas, ton mariage avec Ozil?  Je m'étais laissé
dire que, tous les jours, tu filais le rejoindre par le tunnel.

Elle haussa les épaules.

--Ah!  ouitche!  mon mariage...  ça m'amuse, le tunnel.  Deux
kilomètres et demi à galoper dans le noir, avec l'idée qu'on peut
être coupé par un train, si l'on n'ouvre pas l'oeil.  Faut les
entendre, les trains, ronfler là-dessous!...  Mais il m'a
ennuyée, Ozil.  Ce n'est pas encore celui-là que je veux.

--Tu en veux donc un autre?

--Ah!  je ne sais pas...  Ah!  ma foi, non!

Un rire l'avait reprise, tandis qu'une pointe d'embarras la
faisait se remettre à un noeud des cordes, dont elle ne pouvait
venir à bout.  Puis, sans relever la tête, comme très absorbée
par sa besogne:

--Et toi, tu n'en as pas, d'amoureuse? A son tour, Jacques
redevint sérieux.  Ses yeux se détournèrent, vacillèrent en se
fixant au loin, dans la nuit.  Il répondit d'une voix brève:

--Non.

--C'est ça, continua-t-elle, on m'a bien conté que tu abominais
les femmes.  Et puis, ce n'est pas d'hier que je te connais,
jamais tu ne nous adresserais quelque chose d'aimable...
Pourquoi, dis?

Il se taisait, elle se décida à lâcher le noeud et à le regarder.

--Est-ce donc que tu n'aimes que ta machine?  On en plaisante, tu
sais.  On prétend que tu es toujours à la frotter, à la faire
reluire, comme si tu n'avais des caresses que pour elle...  Moi,
je te dis ça, parce que je suis ton amie.

Lui aussi, maintenant, la regardait, à la pâle clarté du ciel
fumeux.  Et il se souvenait d'elle, quand elle était petite,
violente et volontaire déjà, mais lui sautant au cou dès qu'il
arrivait, prise d'une passion de fillette sauvage.  Ensuite,
l'ayant souvent perdue de vue, il l'avait chaque fois retrouvée
grandie, l'accueillant du même saut à ses épaules, le gênant de
plus en plus par la flamme de ses grands yeux clairs.  A cette
heure, elle était femme, superbe, désirable, et elle l'aimait
sans doute, de très loin, du fond même de sa jeunesse.  Son coeur
se mit à battre, il eut la sensation soudaine d'être celui
qu'elle attendait.  Un grand trouble montait à son crâne avec le
sang de ses veines, son premier mouvement fut de fuir, dans
l'angoisse qui l'envahissait.  Toujours le désir l'avait rendu
fou, il voyait rouge.

--Qu'est-ce que tu fais là, debout?  reprit-elle.  Assieds-toi
donc!

De nouveau, il hésitait.  Puis, les jambes subitement très
lasses, vaincu par le besoin de tenter l'amour encore, il se
laissa tomber près d'elle, sur le tas de cordes.  Il ne parlait
plus, la gorge sèche.  C'était elle, maintenant, la fière, la
silencieuse, qui bavardait à perdre haleine, très gaie,
s'étourdissant elle-même.

--Vois-tu, le tort de maman, ç'a été d'épouser Misard.  Ça lui
jouera un mauvais tour...  Moi, je m'en fiche, parce qu'on a
assez de ses affaires, n'est-ce pas?  Et puis, maman m'envoie
coucher, dès que je veux intervenir...  Alors, qu'elle se
débrouille!  Je vis dehors, moi.  Je songe à des choses, pour
plus tard...  Ah!  tu sais, je t'avais vu passer, ce matin, sur
ta machine, tiens!  de ces broussailles, là-bas, où j'étais
assise.  Mais toi, tu ne regardes jamais...  Et je te les dirai,
à toi, les choses auxquelles je songe, mais pas maintenant, plus
tard, quand nous serons tout à fait bons amis.

Elle avait laissé glisser les ciseaux, et lui, toujours muet,
s'était emparé de ses deux mains.  Ravie, elle les lui
abandonnait.  Pourtant, lorsqu'il les porta à ses lèvres
brûlantes, elle eut un sursaut effaré de vierge.  La guerrière se
réveillait, cabrée, batailleuse, à cette première approche du
mâle.

--Non, non!  laisse-moi, je ne veux pas...  Tiens-toi tranquille,
nous causerons...  ça ne pense qu'à ça, les hommes.  Ah!  si je
te répétais ce que Louisette m'a raconté, le jour où elle est
morte, chez Cabuche...  D'ailleurs, j'en savais déjà sur le
président, parce que j'avais vu des saletés, ici, lorsqu'il
venait avec des jeunes filles...  Il en a une que personne ne
soupçonne, une qu'il a mariée...

Lui, ne l'écoutait pas, ne l'entendait pas.  Il l'avait saisie
d'une étreinte brutale, et il écrasait sa bouche sur la sienne.
Elle eut un léger cri, une plainte plutôt, si profonde, si douce,
où éclatait l'aveu de sa tendresse longtemps cachée.  Mais elle
luttait toujours, se refusait quand même, par un instinct de
combat.  Elle le souhaitait et elle se disputait à lui, avec le
besoin d'être conquise.  Sans parole, poitrine contre poitrine,
tous deux s'essoufflaient à qui renverserait l'autre.  Un
instant, elle sembla devoir être la plus forte, elle l'aurait
peut-être jeté sous elle, tant il s'énervait, s'il ne l'avait pas
empoignée à la gorge.  Le corsage fut arraché, les deux seins
jaillirent, durs et gonflés de la bataille, d'une blancheur de
lait, dans l'ombre claire.  Et elle s'abattit sur le dos, elle se
donnait, vaincue.

Alors, lui, haletant, s'arrêta, la regarda, au lieu de la
posséder.  Une fureur semblait le prendre, une férocité qui le
faisait chercher des yeux, autour de lui, une arme, une pierre,
quelque chose enfin pour la tuer.  Ses regards rencontrèrent les
ciseaux, luisant parmi les bouts de corde; et il les ramassa d'un
bond, et il les aurait enfoncés dans cette gorge nue, entre les
deux seins blancs, aux fleurs roses.  Mais un grand froid le
dégrisait, il les rejeta, il s'enfuit, éperdu; tandis qu'elle,
les paupières closes, croyait qu'il la refusait à son tour, parce
qu'elle lui avait résisté.

Jacques fuyait dans la nuit mélancolique.  Il monta au galop le
sentier d'une côte, retomba au fond d'un étroit vallon.  Des
cailloux roulant sous ses pas l'effrayèrent, il se lança à gauche
parmi des broussailles, fit un crochet qui le ramena à droite,
sur un plateau vide.  Brusquement, il dévala, il buta contre la
haie du chemin de fer: un train arrivait, grondant, flambant; et
il ne comprit pas d'abord, terrifié.  Ah!  oui, tout ce monde qui
passait, le continuel flot, tandis que lui agonisait là!  Il
repartit, grimpa, descendit encore.  Toujours maintenant il
rencontrait la voie, au fond des tranchées profondes qui
creusaient des abîmes, sur des remblais qui fermaient l'horizon
de barricades géantes.  Ce pays désert, coupé de monticules,
était comme un labyrinthe sans issue, où tournait sa folie, dans
la morne désolation des terrains incultes.  Et, depuis de longues
minutes, il battait les pentes, lorsqu'il aperçut devant lui
l'ouverture ronde, la gueule noire du tunnel.  Un train montant
s'y engouffrait, hurlant et sifflant, laissant, disparu, bu par
la terre, une longue secousse dont le sol tremblait.

Alors, Jacques, les jambes brisées, tomba au bord de la ligne, et
il éclata en sanglots convulsifs, vautré sur le ventre, la face
enfoncée dans l'herbe.  Mon Dieu!  il était donc revenu, ce mal
abominable dont il se croyait guéri?  Voilà qu'il avait voulu la
tuer, cette fille!  Tuer une femme, tuer une femme!  cela sonnait
à ses oreilles, du fond de sa jeunesse, avec la fièvre
grandissante, affolante du désir.  Comme les autres, sous l'éveil
de la puberté, rêvent d'en posséder une, lui s'était enragé à
l'idée d'en tuer une.  Car il ne pouvait se mentir, il avait bien
pris les ciseaux pour les lui planter dans la chair, dès qu'il
l'avait vue, cette chair, cette gorge, chaude et blanche.  Et ce
n'était point parce qu'elle résistait, non!  c'était pour le
plaisir, parce qu'il en avait une envie, une envie telle, que,
s'il ne s'était pas cramponné aux herbes, il serait retourné
là-bas, en galopant, pour l'égorger.  Elle, mon Dieu!  cette
Flore qu'il avait vue grandir, cette enfant sauvage dont il
venait de se sentir aimé si profondément.  Ses doigts tordus
entrèrent dans la terre, ses sanglots lui déchirèrent la gorge,
dans un râle d'effroyable désespoir.

Pourtant, il s'efforçait de se calmer, il aurait voulu
comprendre.  Qu'avait-il donc de différent, lorsqu'il se
comparait aux autres?  Là-bas, à Plassans, dans sa jeunesse,
souvent déjà il s'était questionné.  Sa mère Gervaise, il est
vrai, l'avait eu très jeune, à quinze ans et demi; mais il
n'arrivait que le second, elle entrait à peine dans sa
quatorzième année, lorsqu'elle était accouchée du premier,
Claude; et aucun de ses deux frères, ni Claude, ni Étienne, né
plus tard, ne semblait souffrir d'une mère si enfant et d'un père
gamin comme elle, ce beau Lantier, dont le mauvais coeur devait
coûter à Gervaise tant de larmes.  Peut-être aussi ses frères
avaient-ils chacun son mal, qu'ils n'avouaient pas, l'aîné
surtout qui se dévorait à vouloir être peintre, si rageusement,
qu'on le disait à moitié fou de son génie.  La famille n'était
guère d'aplomb, beaucoup avaient une fêlure.  Lui, à certaines
heures, la sentait bien, cette fêlure héréditaire; non pas qu'il
fût d'une santé mauvaise, car l'appréhension et la honte de ses
crises l'avaient seules maigri autrefois; mais c'étaient, dans
son être, de subites pertes d'équilibre, comme des cassures, des
trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d'une sorte
de grande fumée qui déformait tout.  Il ne s'appartenait plus, il
obéissait à ses muscles, à la bête enragée.  Pourtant, il ne
buvait pas, il se refusait même un petit verre d'eau-de-vie,
ayant remarqué que la moindre goutte d'alcool le rendait fou.  Et
il en venait à penser qu'il payait pour les autres, les pères,
les grands-pères, qui avaient bu, les générations d'ivrognes dont
il était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui
le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois.

Jacques s'était relevé sur un coude, réfléchissant, regardant
l'entrée noire du tunnel; et un nouveau sanglot courut de ses
reins à sa nuque, il retomba, il roula sa tête par terre, criant
de douleur.  Cette fille, cette fille qu'il avait voulu tuer!
Cela revenait en lui, aigu, affreux, comme si les ciseaux eussent
pénétré dans sa propre chair.  Aucun raisonnement ne l'apaisait:
il avait voulu la tuer, il la tuerait, si elle était encore là,
dégrafée, la gorge nue.  Il se rappelait bien, il était âgé de
seize ans à peine, la première fois, lorsque le mal l'avait pris,
un soir qu'il jouait avec une gamine, la fillette d'une parente,
sa cadette de deux ans: elle était tombée, il avait vu ses
jambes, et il s'était rué.  L'année suivante, il se souvenait
d'avoir aiguisé un couteau pour l'enfoncer dans le cou d'une
autre, une petite blonde, qu'il voyait chaque matin passer devant
sa porte.  Celle-ci avait un cou très gras, très rose, où il
choisissait déjà la place, un signe brun, sous l'oreille.  Puis,
c'en étaient d'autres, d'autres encore, un défilé de cauchemar,
toutes celles qu'il avait effleurées de son désir brusque de
meurtre, les femmes coudoyées dans la rue, les femmes qu'une
rencontre faisait ses voisines, une surtout, une nouvelle mariée,
assise près de lui au théâtre, qui riait très fort, et qu'il
avait dû fuir, au milieu d'un acte, pour ne pas l'éventrer.
Puisqu'il ne les connaissait pas, quelle fureur pouvait-il avoir
contre elles?  car, chaque fois, c'était comme une soudaine crise
de rage aveugle, une soif toujours renaissante de venger des
offenses très anciennes, dont il aurait perdu l'exacte mémoire.
Cela venait-il donc de si loin, du mal que les femmes avaient
fait à sa race, de la rancune amassée de mâle en mâle, depuis la
première tromperie au fond des cavernes?  Et il sentait aussi,
dans son accès, une nécessité de bataille pour conquérir la
femelle et la dompter, le besoin perverti de la jeter morte sur
son dos, ainsi qu'une proie qu'on arrache aux autres, à jamais.
Son crâne éclatait sous l'effort, il n'arrivait pas à se
répondre, trop ignorant, pensait-il, le cerveau trop sourd, dans
cette angoisse d'un homme poussé à des actes où sa volonté
n'était pour rien, et dont la cause en lui avait disparu.

Un train, de nouveau, passa avec l'éclair de ses feux, s'abîma en
coup de foudre qui gronde et s'éteint, au fond du tunnel; et
Jacques, comme si cette foule anonyme, indifférente et pressée,
avait pu l'entendre, s'était redressé, refoulant ses sanglots,
prenant une attitude d'innocent.  Que de fois, à la suite d'un de
ses accès, il avait eu ainsi des sursauts de coupable, au moindre
bruit!  Il ne vivait tranquille, heureux, détaché du monde, que
sur sa machine.  Quand elle l'emportait dans la trépidation de
ses roues, à grande vitesse, quand il avait la main sur le volant
du changement de marche, pris tout entier par la surveillance de
la voie, guettant les signaux, il ne pensait plus, il respirait
largement l'air pur qui soufflait toujours en tempête.  Et
c'était pour cela qu'il aimait si fort sa machine, à l'égal d'une
maîtresse apaisante, dont il n'attendait que du bonheur.  Au
sortir de l'école des arts et métiers, malgré sa vive
intelligence, il avait choisi ce métier de mécanicien, pour la
solitude et l'étourdissement où il y vivait, sans ambition
d'ailleurs, arrivé en quatre ans au poste de mécanicien de
première classe, gagnant déjà deux mille huit cents francs, ce
qui, avec ses primes de chauffage et de graissage, le mettait à
plus de quatre mille, mais ne rêvant rien au-delà.  Il voyait ses
camarades de troisième classe et de deuxième, ceux que formait la
Compagnie, les ouvriers ajusteurs qu'elle prenait pour en faire
des élèves, il les voyait presque tous épouser des ouvrières, des
femmes effacées qu'on apercevait seulement parfois à l'heure du
départ, lorsqu'elles apportaient les petits paniers de
provisions; tandis que les camarades ambitieux, surtout ceux qui
sortaient d'une école, attendaient d'être chefs de dépôt pour se
marier, dans l'espoir de trouver une bourgeoise, une dame à
chapeau.  Lui, fuyait les femmes, que lui importait?  Jamais il
ne se marierait, il n'avait d'autre avenir que de rouler seul,
rouler encore et encore, sans repos.  Aussi tous ses chefs le
donnaient-ils pour un mécanicien hors ligne, ne buvant pas, ne
courant pas, plaisanté seulement par les camarades noceurs sur
son excès de bonne conduite, et inquiétant sourdement les autres,
lorsqu'il tombait à ses tristesses, muet, les yeux pâlis, la face
terreuse.  Dans sa petite chambre de la rue Cardinet, d'où l'on
voyait le dépôt des Batignolles, auquel appartenait sa machine,
que d'heures il se souvenait d'avoir passées, toutes ses heures
libres, enfermé comme un moine au fond de sa cellule, usant la
révolte de ses désirs à force de sommeil, dormant sur le ventre!

D'un effort, Jacques tenta de se lever.  Que faisait-il là, dans
l'herbe, par cette nuit tiède et brumeuse d'hiver?  La campagne
restait noyée d'ombre, il n'y avait de lumière qu'au ciel, le fin
brouillard, l'immense coupole de verre dépoli, que la lune,
cachée derrière, éclairait d'un pâle reflet jaune; et l'horizon
noir dormait, d'une immobilité de mort.  Allons!  il devait être
près de neuf heures, le mieux était de rentrer et de se coucher.
Mais, dans son engourdissement, il se vit de retour chez les
Misard, montant l'escalier du grenier, s'allongeant sur le foin,
contre la chambre de Flore, une simple cloison de planches.  Elle
serait là, il l'entendrait respirer; même il savait qu'elle ne
fermait jamais sa porte, il pourrait la rejoindre.  Et son grand
frisson le reprit, l'image évoquée de cette fille dévêtue, les
membres abandonnés et chauds de sommeil, le secoua une fois
encore d'un sanglot dont la violence le rabattit sur le sol.  Il
avait voulu la tuer, voulu la tuer, mon Dieu!  Il étouffait, il
agonisait à l'idée qu'il irait la tuer dans son lit, tout à
l'heure, s'il rentrait.  Il aurait beau n'avoir pas d'arme,
s'envelopper la tête de ses deux bras, pour s'anéantir: il
sentait que le mâle, en dehors de sa volonté, pousserait la
porte, étranglerait la fille, sous le coup de fouet de l'instinct
du rapt et par le besoin de venger l'ancienne injure.  Non, non!
plutôt passer la nuit à battre la campagne, que de retourner
là-bas!  Il s'était relevé d'un bond, il se remit à fuir.

Alors, de nouveau, pendant une demi-heure, il galopa au travers
de la campagne noire, comme si la meute déchaînée des épouvantes
l'avait poursuivi de ses abois.  Il monta des côtes, il dévala
dans des gorges étroites.  Coup sur coup, deux ruisseaux se
présentèrent: il les franchit, se mouilla jusqu'aux hanches.  Un
buisson qui lui barrait la route, l'exaspérait.  Son unique
pensée était d'aller tout droit, plus loin, toujours plus loin,
pour se fuir, pour fuir l'autre, la bête enragée qu'il sentait en
lui.  Mais il l'emportait, elle galopait aussi fort.  Depuis sept
mois qu'il croyait l'avoir chassée, il se reprenait à l'existence
de tout le monde; et, maintenant, c'était à recommencer, il lui
faudrait encore se battre, pour qu'elle ne sautât pas sur la
première femme coudoyée par hasard.  Le grand silence pourtant,
la vaste solitude l'apaisaient un peu, lui faisaient rêver une
vie muette et déserte comme ce pays désolé, où il marcherait
toujours, sans jamais rencontrer une âme.  Il devait tourner à
son insu, car il revint, de l'autre côté, buter contre la voie,
après avoir décrit un large demi-cercle, parmi les pentes,
hérissées de broussailles, au-dessus du tunnel.  Il recula, avec
l'inquiète colère de retomber sur des vivants.  Puis, ayant voulu
couper derrière un monticule, il se perdit, se retrouva devant la
haie du chemin de fer, juste à la sortie du souterrain, en face
du pré où il avait sangloté tout à l'heure.  Et, vaincu, il
restait immobile, lorsque le tonnerre d'un train sortant des
profondeurs de la terre, léger encore, grandissant de seconde en
seconde, l'arrêta.  C'était l'express du Havre, parti de Paris à
six heures trente, et qui passait là à neuf heures vingt-cinq: un
train que, de deux jours en deux jours, il conduisait.

Jacques vit d'abord la gueule noire du tunnel s'éclairer, ainsi
que la bouche d'un four, où des fagots s'embrasent.  Puis, dans
le fracas qu'elle apportait, ce fut la machine qui en jaillit,
avec l'éblouissement de son gros oeil rond, la lanterne d'avant,
dont l'incendie troua la campagne, allumant au loin les rails
d'une double ligne de flamme.  Mais c'était une apparition en
coup de foudre: tout de suite les wagons se succédèrent, les
petites vitres carrées des portières, violemment éclairées,
firent défiler les compartiments pleins de voyageurs, dans un tel
vertige de vitesse, que l'oeil doutait ensuite des images
entrevues.  Et Jacques, très distinctement, à ce quart précis de
seconde, aperçut, par les glaces flambantes d'un coupé, un homme
qui en tenait un autre renversé sur la banquette et qui lui
plantait un couteau dans la gorge, tandis qu'une masse noire,
peut-être une troisième personne, peut-être un écroulement de
bagages, pesait de tout son poids sur les jambes convulsives de
l'assassiné.  Déjà, le train fuyait, se perdait vers la
Croix-de-Maufras, en ne montrant plus de lui, dans les ténèbres,
que les trois feux de l'arrière, le triangle rouge.

Cloué sur place, le jeune homme suivait des yeux le train, dont
le grondement s'éteignait, au fond de la grande paix morte de la
campagne.  Avait-il bien vu?  et il hésitait maintenant, il
n'osait plus affirmer la réalité de cette vision, apportée et
emportée dans un éclair.  Pas un seul trait des deux acteurs du
drame ne lui était resté vivace.  La masse brune devait être une
couverture de voyage, tombée en travers du corps de la victime.
Pourtant, il avait cru d'abord distinguer, sous un déroulement
d'épais cheveux, un fin profil pâle.  Mais tout se confondait,
s'évaporait, comme en un rêve.  Un instant, le profil, évoqué,
reparut; puis, il s'effaça définitivement.  Ce n'était sans doute
qu'une imagination.  Et tout cela le glaçait, lui semblait si
extraordinaire, qu'il finissait par admettre une hallucination,
née de l'affreuse crise qu'il venait de traverser.

Pendant près d'une heure encore, Jacques marcha, la tête alourdie
de songeries confuses.  Il était brisé, une détente se
produisait, un grand froid intérieur avait emporté sa fièvre.
Sans l'avoir décidé, il finit par revenir vers la
Croix-de-Maufras.  Puis, lorsqu'il se retrouva devant la maison
du garde-barrière, il se dit qu'il n'entrerait pas, qu'il
dormirait sous le petit hangar, scellé à l'un des pignons.  Mais
une raie de lumière passait sous la porte, et il poussa cette
porte machinalement.  Un spectacle inattendu l'arrêta sur le
seuil.

Misard, dans le coin, avait dérangé le pot à beurre; et, à quatre
pattes par terre, une lanterne allumée posée près de lui, il
sondait le mur à légers coups de poing, il cherchait.  Le bruit
de la porte le fit se redresser.  Du reste, il ne se troubla pas
le moins du monde, il dit simplement, d'un air naturel:

--C'est des allumettes qui sont tombées.

Et, quand il eut remis en place le pot à beurre, il ajouta:

--Je suis venu prendre ma lanterne, parce que, tout à l'heure, en
rentrant, j'ai aperçu un individu étalé sur la voie...  Je crois
bien qu'il est mort.

Jacques, saisi d'abord à la pensée qu'il surprenait Misard en
train de chercher le magot de tante Phasie, ce qui changeait en
brusque certitude son doute au sujet des accusations de cette
dernière, fut ensuite si violemment remué par cette nouvelle de
la découverte d'un cadavre, qu'il en oublia l'autre drame, celui
qui se jouait là, dans cette petite maison perdue.  La scène du
coupé, la vision si brève d'un homme égorgeant un homme, venait
de renaître, à la lueur du même éclair.

--Un homme sur la voie, où donc?  demanda-t-il, pâlissant.

Misard allait raconter qu'il rapportait deux anguilles,
décrochées de ses lignes de fond, et qu'il avait avant tout
galopé jusque chez lui, pour les cacher.  Mais quel besoin de se
confier à ce garçon?  Il n'eut qu'un geste vague, en répondant:

--Là-bas, comme qui dirait à cinq cents mètres...  Faut voir
clair, pour savoir.

A ce moment, Jacques entendit, au-dessus de sa tête, un choc
assourdi.  Il était si anxieux qu'il en sursauta.

--C'est rien, reprit le père, c'est Flore qui remue.

Et le jeune homme, en effet, reconnut le bruit de deux pieds nus
sur le carreau.  Elle avait dû l'attendre, elle venait écouter,
par sa porte entrouverte.

--Je vous accompagne, reprit-il.  Et vous êtes sûr qu'il est
mort?

--Dame!  ça m'a semblé.  Avec la lanterne, on verra bien.

--Enfin, qu'est-ce que vous en dites?  Un accident, n'est-ce pas?

--Ça se peut.  Quelque gaillard qui se sera fait couper, ou
peut-être bien un voyageur qui aura sauté d'un wagon.

Jacques frémissait.

--Venez vite!  venez vite!

Jamais une telle fièvre de voir, de savoir, ne l'avait agité.
Dehors, tandis que son compagnon, sans émotion aucune, suivait la
voie, balançant la lanterne, dont le rond de clarté suivait
doucement les rails, lui courait en avant, s'irritait de cette
lenteur.  C'était comme un désir physique, ce feu intérieur qui
précipite la marche des amants, aux heures de rendez-vous.  Il
avait peur de ce qui l'attendait là-bas, et il y volait, de tous
les muscles de ses membres.  Quand il arriva, quand il faillit se
cogner dans un tas noir, allongé près de la voie descendante, il
resta planté, parcouru des talons à la nuque d'une secousse.  Et
son angoisse de ne rien distinguer nettement, se tourna en jurons
contre l'autre, qui s'attardait à plus de trente pas en arrière.

--Mais, nom de Dieu!  arrivez donc!  s'il vivait encore, on
pourrait le secourir.

Misard se dandina, s'avança, avec son flegme.  Puis, lorsqu'il
eut promené la lanterne au-dessus du corps:

--Ah!  ouitche, il a son compte.

L'individu, culbutant sans doute d'un wagon, était tombé sur le
ventre, la face contre le sol, à cinquante centimètres au plus
des rails.  On ne voyait, de sa tête, qu'une couronne épaisse de
cheveux blancs.  Ses jambes se trouvaient écartées.  De ses bras,
le droit gisait comme arraché, tandis que le gauche était replié
sous la poitrine.  Il était très bien vêtu, un ample paletot de
drap bleu, des bottines élégantes, du linge fin.  Le corps ne
portait aucune trace d'écrasement, beaucoup de sang avait
seulement coulé de la gorge et tachait le col de la chemise.

--Un bourgeois à qui on a fait son affaire, reprit tranquillement
Misard, après quelques secondes d'examen silencieux.

Puis, se tournant vers Jacques, immobile, béant:

--Faut pas toucher, c'est défendu...  Vous allez rester là, à le
garder, vous, pendant que moi, je vas courir à Barentin prévenir
le chef de gare.

Il leva sa lanterne, consulta un poteau kilométrique.

--Bon!  juste au poteau 153.

Et, posant la lanterne par terre, près du corps, il s'éloigna de
son pas traînard.

Jacques, resté seul, ne bougeait pas, regardait toujours cette
masse inerte, effondrée, que la clarté vague, au ras du sol,
laissait confuse.  Et, en lui, l'agitation qui avait précipité sa
marche, l'horrible attrait qui le retenait là, aboutissait à
cette pensée aiguë, jaillissante de tout son être: l'autre,
l'homme entrevu le couteau au poing, avait osé!  l'autre était
allé jusqu'au bout de son désir, l'autre avait tué!  Ah!  n'être
pas lâche, se satisfaire enfin, enfoncer le couteau!  Lui que
l'envie en torturait depuis dix ans!  Il y avait, dans sa fièvre,
un mépris de lui-même et de l'admiration pour l'autre, et surtout
le besoin de voir ça, la soif inextinguible de se rassasier les
yeux de cette loque humaine, du pantin cassé, de la chiffe molle,
qu'un coup de couteau faisait d'une créature.  Ce qu'il rêvait,
l'autre l'avait réalisé, et c'était ça.  S'il tuait, il y aurait
ça par terre.  Son coeur battait à se rompre, son prurit de
meurtre s'exaspérait comme une concupiscence au spectacle de ce
mort tragique.  Il fit un pas, s'approcha davantage, ainsi qu'un
enfant nerveux qui se familiarise avec la peur.  Oui!  il
oserait, il oserait à son tour!

Mais un grondement, derrière son dos, le força à sauter de côté.
Un train arrivait, qu'il n'avait même pas entendu, au fond de sa
contemplation.  Il allait être broyé, l'haleine chaude, le
souffle formidable de la machine venait seul de l'avertir.  Le
train passa, dans son ouragan de bruit, de fumée et de flamme.
Il y avait beaucoup de monde encore, le flot des voyageurs
continuait vers Le Havre, pour la fête du lendemain.  Un enfant
s'écrasait le nez contre une vitre, regardant la campagne noire;
des profils d'hommes se dessinèrent, tandis qu'une jeune femme,
baissant une glace, jetait un papier taché de beurre et de sucre.
Déjà le train joyeux filait au loin, dans l'insouciance de ce
cadavre que ses roues avaient frôlé.  Et le corps gisait toujours
sur la face, éclairé vaguement par la lanterne, au milieu de la
mélancolique paix de la nuit.

Alors, Jacques fut pris du désir de voir la blessure, pendant
qu'il était seul.  Une inquiétude l'arrêtait, l'idée que, s'il
touchait à la tête, on s'en apercevrait peut-être.  Il avait
calculé que Misard ne pouvait guère être de retour, avec le chef
de gare, avant trois quarts d'heure.  Et il laissait passer les
minutes, il songeait à ce Misard, à ce chétif, si lent, si calme,
qui osait lui aussi, tuant le plus tranquillement du monde, à
coups de drogue.  C'était donc bien facile de tuer?  tout le
monde tuait.  Il se rapprocha.  L'idée de voir la blessure le
piquait d'un aiguillon si vif, que sa chair en brûlait.  Voir
comment c'était fait et ce qui avait coulé, voir le trou rouge!
En replaçant la tête soigneusement, on ne saurait rien.  Mais il
y avait une autre peur, inavouée, au fond de son hésitation, la
peur même du sang.  Toujours et en tout, chez lui, l'épouvante
s'était éveillée avec le désir.  Encore un quart d'heure à être
seul, et il allait se décider pourtant, lorsqu'un petit bruit, à
son côté, le fit tressaillir.

C'était Flore, debout, regardant comme lui.  Elle avait la
curiosité des accidents: dès qu'on annonçait une bête broyée, un
homme coupé par un train, on était sûr de la faire accourir.
Elle venait de se rhabiller, elle voulait voir le mort.  Et,
après le premier coup d'oeil, elle n'hésita pas, elle.  Se
baissant, soulevant la lanterne d'une main, de l'autre elle prit
la tête, la renversa.

--Méfie-toi, c'est défendu, murmura Jacques.

Mais elle haussa les épaules.  Et la tête apparaissait, dans la
clarté jaune, une tête de vieillard, au grand nez, aux yeux bleus
d'ancien blond, largement ouverts.  Sous le menton, la blessure
bâillait, affreuse, une entaille profonde qui avait coupé le cou,
une plaie labourée, comme si le couteau s'était retourné en
fouillant.  Du sang inondait tout le côté droit de la poitrine.
A gauche, à la boutonnière du paletot, une rosette de commandeur
semblait un caillot rouge, égaré là.

Flore avait eu un léger cri de surprise.

--Tiens!  le vieux!

Jacques, penché comme elle, s'avançait, mêlait ses cheveux aux
siens, pour mieux voir; et il étouffait, il se gorgeait du
spectacle.  Inconsciemment, il répéta:

--Le vieux...  le vieux...

--Oui, le vieux Grandmorin...  Le président.

Un moment encore, elle examina cette face pâle, à la bouche
tordue, aux grands yeux d'épouvante.  Puis, elle lâcha la tête
que la rigidité cadavérique commençait à glacer, et qui retomba
contre le sol, refermant la blessure.

--Fini de rire avec les filles!  reprit-elle plus bas.  C'est à
cause d'une, pour sûr...  Ah!  ma pauvre Louisette, ah!  le
cochon, c'est bien fait!

Et un long silence régna.  Flore, qui avait reposé la lanterne,
attendait, en jetant sur Jacques de lents regards; tandis que
celui-ci, séparé d'elle par le corps, n'avait plus bougé, comme
perdu, anéanti dans ce qu'il venait de voir.  Il devait être près
de onze heures.  Un embarras, après la scène de la soirée,
l'empêchait de parler la première.  Mais un bruit de voix se fit
entendre, c'était son père qui ramenait le chef de gare; et, ne
voulant pas être vue, elle se décida.

--Tu ne rentres pas te coucher?

Il tressaillit, un débat parut l'agiter un instant.  Puis, dans
un effort, dans un recul désespéré:

--Non, non!

Elle n'eut pas un geste, mais la ligne tombante de ses bras de
forte fille exprima beaucoup de chagrin.  Comme pour se faire
pardonner sa résistance de tout à l'heure, elle se montra très
humble, elle dit encore:

--Alors, tu ne rentreras pas, je ne te reverrai pas?

--Non, non!

Les voix approchaient, et sans chercher à lui serrer la main,
puisqu'il semblait mettre exprès ce cadavre entre eux, sans même
lui jeter l'adieu familier de leur camaraderie d'enfance, elle
s'éloigna, se perdit dans les ténèbres, le souffle rauque, comme
si elle étouffait des sanglots.

Tout de suite, le chef de gare fut là, avec Misard et deux hommes
d'équipe.  Lui aussi constata l'identité: c'était bien le
président Grandmorin, qu'il connaissait, pour le voir descendre à
sa station, chaque fois que celui-ci se rendait chez sa soeur,
madame Bonnehon, à Doinville.  Le corps pouvait rester à la place
où il était tombé, il le fit seulement couvrir d'un manteau, que
l'un des hommes apportait.  Un employé avait pris, à Barentin, le
train de onze heures, pour prévenir le procureur impérial de
Rouen.  Mais il ne fallait pas compter sur ce dernier avant cinq
ou six heures du matin, car il aurait à amener le juge
d'instruction, le greffier du tribunal et un médecin.  Aussi le
chef de gare organisa-t-il un service de garde, près du mort:
pendant toute la nuit, on se relaierait, un homme serait
constamment là, à veiller avec la lanterne.

Et Jacques, avant de se décider à aller s'étendre sous quelque
hangar de la station de Barentin, d'où il ne devait repartir pour
Le Havre qu'à sept heures vingt, demeura longtemps encore,
immobile, obsédé.  Puis, l'idée du juge d'instruction qu'on
attendait le troubla, comme s'il s'était senti complice.
Dirait-il ce qu'il avait vu, au passage de l'express?  Il résolut
d'abord de parler, puisque lui n'avait en somme rien à craindre.
Son devoir, d'ailleurs, n'était pas douteux.  Mais, ensuite, il
se demanda à quoi bon: il n'apporterait pas un seul fait décisif,
il n'oserait affirmer aucun détail précis sur l'assassin.  Ce
serait imbécile de se mettre là-dedans, de perdre son temps et de
s'émotionner, sans profit pour personne.  Non, non, il ne
parlerait pas!  Et il s'en alla enfin, et il se retourna deux
fois, pour voir la bosse noire que le corps faisait sur le sol,
dans le rond jaune de la lanterne.  Un froid plus vif tombait du
ciel fumeux sur la désolation de ce désert, aux coteaux arides.
Des trains encore étaient passés, un autre arrivait, pour Paris,
très long.  Tous se croisaient, dans leur inexorable puissance
mécanique, filaient à leur but lointain, à l'avenir, en frôlant,
sans y prendre garde, la tête coupée à demi de cet homme, qu'un
autre homme avait égorgé.

Le lendemain, un dimanche, cinq heures du matin venaient de
sonner à tous les clochers du Havre, lorsque Roubaud descendit de
la marquise de la gare, pour prendre son service.  Il faisait
encore nuit noire; mais le vent, qui soufflait de la mer, avait
grandi et poussait les brumes, noyant les coteaux dont les
hauteurs s'étendent de Sainte-Adresse au fort de Tourneville;
tandis que, vers l'ouest, au-dessus du large, une éclaircie se
montrait, un pan de ciel, où brillaient les dernières étoiles.
Sous la marquise, les becs de gaz brûlaient toujours, pâlis par
le froid humide et l'heure matinale; et il y avait là le premier
train de Montivilliers, que formaient des hommes d'équipe, aux
ordres du sous-chef de nuit.  Les portes des salles n'étaient pas
ouvertes, les quais s'étendaient déserts, dans ce réveil engourdi
de la gare.

Comme il sortait de chez lui, en haut, au-dessus des salles
d'attente, Roubaud avait trouvé la femme du caissier, madame
Lebleu, immobile au milieu du couloir central, sur lequel
donnaient les logements des employés.  Depuis des semaines, cette
dame se relevait la nuit, pour guetter mademoiselle Guichon, la
buraliste, qu'elle soupçonnait d'une intrigue avec le chef de
gare, M. Dabadie.  D'ailleurs, elle n'avait jamais surpris la
moindre chose, pas une ombre, pas un souffle.  Et, ce matin-là
encore, elle était vite rentrée chez elle, ne rapportant que
l'étonnement d'avoir aperçu, chez les Roubaud, pendant les trois
secondes mises par le mari à ouvrir et à refermer la porte, la
femme debout dans la salle à manger, la belle Séverine déjà
vêtue, peignée, chaussée, elle qui d'habitude traînait au lit
jusqu'à neuf heures.  Aussi, madame Lebleu avait-elle réveillé
Lebleu, pour lui apprendre ce fait extraordinaire.  La veille,
ils ne s'étaient pas couchés avant l'arrivée de l'express de
Paris, à onze heures cinq, brûlant de savoir ce qu'il advenait de
l'histoire du sous-préfet.  Mais ils n'avaient rien pu lire dans
l'attitude des Roubaud, qui étaient revenus avec leur figure de
tous les jours; et, vainement, jusqu'à minuit, ils avaient tendu
l'oreille: aucun bruit ne sortait de chez leurs voisins, ceux-ci
devaient s'être endormis tout de suite, d'un profond sommeil.
Certainement, leur voyage n'avait pas eu un bon résultat, sans
quoi Séverine n'aurait pas été levée à pareille heure.  Le
caissier ayant demandé quelle mine elle faisait, sa femme s'était
efforcée de la dépeindre: très raide, très pâle, avec ses grands
yeux bleus, si clairs sous ses cheveux noirs; et pas un
mouvement, l'air d'une somnambule.  Enfin, on saurait bien à quoi
s'en tenir, dans la journée.

En bas, Roubaud trouva son collègue Moulin, qui avait fait le
service de nuit.  Et il prit le service, tandis que Moulin
causait, se promenait quelques minutes encore, tout en le mettant
au courant des menus faits arrivés depuis la veille: des rôdeurs
avaient été surpris, au moment de s'introduire dans la salle de
consigne; trois hommes d'équipe s'étaient fait réprimander pour
indiscipline; un crochet d'attelage venait de se rompre, pendant
qu'on formait le train de Montivilliers.  Silencieux, Roubaud
écoutait, d'un visage calme; et il était seulement un peu blême,
sans doute un reste de fatigue, que ses yeux battus accusaient
aussi.  Cependant, son collègue avait cessé de parler, qu'il
semblait l'interroger encore, comme s'il se fût attendu à
d'autres événements.  Mais c'était bien tout, il baissa la tête,
regarda un instant la terre.

En marchant le long du quai, les deux hommes étaient arrivés au
bout de la halle couverte, à l'endroit où, sur la droite, se
trouvait une remise, dans laquelle stationnaient les wagons de
roulement, ceux qui, arrivés la veille, servaient à former les
trains du lendemain.  Et il avait relevé le front, ses regards
s'étaient fixés sur une voiture de première classe, pourvue d'un
coupé, le numéro 293, qu'un bec de gaz justement éclairait d'une
lueur vacillante, lorsque l'autre s'écria:

--Ah!  j'oubliais...

La face pâlie de Roubaud se colora, et il ne put retenir un léger
mouvement.

--J'oubliais, répéta Moulin.  Il ne faut pas que cette voiture
parte, ne la faites pas mettre ce matin dans l'express de six
heures quarante.

Il y eut un court silence, avant que Roubaud demandât, d'une voix
très naturelle:

--Tiens!  pourquoi donc?

--Parce qu'il y a un coupé retenu pour l'express de ce soir.  On
n'est pas sûr qu'il en vienne dans la journée, autant garder
celui-là.

Il le regardait toujours fixement, il répondit:

--Sans doute.

Mais une autre pensée l'absorbait, il s'emporta tout d'un coup.

--C'est dégoûtant!  Voyez-moi comme ces bougres-là nettoient!
Cette voiture semble avoir de la poussière de huit jours.

--Ah!  reprit Moulin, quand les trains arrivent passé onze
heures, il n'y a pas de danger que les hommes donnent un coup de
torchon...  ça va bien encore lorsqu'ils consentent à faire la
visite.  L'autre soir, ils ont oublié sur une banquette un
voyageur endormi, qui ne s'est réveillé que le lendemain matin.

Puis, étouffant un bâillement, il dit qu'il montait se coucher.
Et, comme il s'en allait, une brusque curiosité le ramena.

--A propos, votre affaire avec le sous-préfet, c'est fini,
n'est-ce pas?

--Oui, oui, un très bon voyage, je suis content.

--Allons, tant mieux...  Et rappelez-vous que le 293 ne part pas.

Quand Roubaud se trouva seul sur le quai, il revint lentement
vers le train de Montivilliers, qui attendait.  Les portes des
salles furent ouvertes, des voyageurs parurent, quelques
chasseurs avec leurs chiens, deux ou trois familles de
boutiquiers profitant du dimanche, peu de monde en somme.  Mais,
ce train-là parti, le premier de la journée, il n'eut pas de
temps à perdre, il dut immédiatement faire former l'omnibus de
cinq heures quarante-cinq, un train pour Rouen et Paris.  A cette
heure matinale, le personnel étant peu nombreux, la besogne du
sous-chef de service se compliquait de toutes sortes de soins.
Lorsqu'il eut surveillé la manoeuvre, chaque voiture prise au
remisage, mise sur le chariot que des hommes poussaient et
amenaient sous la marquise, il dut courir à la salle de départ,
donner un coup d'oeil à la distribution des billets et à
l'enregistrement des bagages.  Une querelle éclatait entre des
soldats et un employé, qui nécessita son intervention.  Pendant
une demi-heure, parmi les courants d'air glacé, au milieu du
public grelottant, les yeux gros encore de sommeil, dans cette
mauvaise humeur d'une bousculade en pleines ténèbres, il se
multiplia, n'eut pas une pensée à lui.  Puis, le départ de
l'omnibus ayant déblayé la gare, il se hâta de se rendre au poste
de l'aiguilleur, s'assurer que tout allait bien de ce côté, car
un autre train arrivait, le direct de Paris, qui avait du retard.
Il revint assister au débarquement, attendit que le flot des
voyageurs eût rendu les billets et se fût empilé dans les
voitures des hôtels, qui, en ce temps-là, entraient attendre sous
la marquise, séparées de la voie par une simple palissade.  Et,
alors seulement, il put souffler un instant dans la gare
redevenue déserte et silencieuse.

Six heures sonnaient.  Roubaud sortit de la halle couverte, d'un
pas de promenade; et, dehors, ayant devant lui l'espace, il leva
la tête, il respira, en voyant que l'aube se levait enfin.  Le
vent du large avait achevé de balayer les brumes, c'était le
clair matin d'un beau jour.  Il regarda vers le nord la côte
d'Ingouville, jusqu'aux arbres du cimetière, se détacher d'un
trait violacé sur le ciel pâlissant; ensuite, se tournant vers le
midi et l'ouest, il remarqua, au-dessus de la mer, un dernier vol
de légères nuées blanches, qui nageaient lentement en escadre;
tandis que l'est tout entier, la trouée immense de l'embouchure
de la Seine, commençait à s'embraser du lever prochain de
l'astre.  D'un geste machinal, il venait d'ôter sa casquette
brodée d'argent, comme pour rafraîchir son front dans l'air vif
et pur.  Cet horizon accoutumé, le vaste déroulement plat des
dépendances de la gare, à gauche l'arrivage, puis le Dépôt des
machines, à droite l'expédition, toute une ville, semblait
l'apaiser, le rendre au calme de sa besogne quotidienne,
éternellement la même.  Par-dessus le mur de la rue
Charles-Laffitte, des cheminées d'usine fumaient, on apercevait
les énormes tas de charbon des entrepôts, qui longent le bassin
Vauban.  Et une rumeur montait déjà des autres bassins.  Les
coups de sifflet des trains de marchandises, le réveil et l'odeur
du flot apportés dans le vent, le firent songer à la fête du
jour, à ce navire qu'on allait lancer et autour duquel la foule
s'écraserait.

Comme Roubaud rentrait sous la halle couverte, il trouva l'équipe
qui commençait à former l'express de six heures quarante; et il
crut que les hommes mettaient le 293 sur le chariot, tout
l'apaisement de la fraîche matinée s'en alla dans un éclat subit
de colère.

--Nom de Dieu!  pas cette voiture-là!  Laissez-la donc
tranquille!  Elle ne part que ce soir.

Le chef de l'équipe lui expliquait qu'on poussait simplement la
voiture, pour en prendre une autre, qui était derrière.  Mais il
n'entendait pas, assourdi par son emportement, hors de toute
proportion.

--Bougres de maladroits, quand on vous dit de ne pas y toucher!

Lorsqu'il eut compris enfin, il resta furieux, tomba sur les
incommodités de la gare, où l'on ne pouvait seulement retourner
un wagon.  En effet, la gare, bâtie une des premières de la
ligne, était insuffisante, indigne du Havre, avec sa remise en
vieille charpente, sa marquise de bois et de zinc, au vitrage
étroit, ses bâtiments nus et tristes, lézardés de toutes parts.

--C'est une honte, je ne sais pas comment la Compagnie n'a pas
encore flanqué ça par terre.

Les hommes de l'équipe le regardaient, surpris de l'entendre
parler librement, lui d'une discipline si correcte d'habitude.
Il s'en aperçut, s'arrêta tout d'un coup.  Et, silencieux, raidi,
il continua de surveiller la manoeuvre.  Un pli de mécontentement
coupait son front bas, tandis que sa face ronde et colorée,
hérissée de barbe rousse, prenait une tension profonde de
volonté.

Dès lors, Roubaud eut tout son sang-froid.  Il s'occupa
activement de l'express, contrôla chaque détail.  Des attelages
lui ayant paru mal faits, il exigea qu'on les serrât sous ses
yeux.  Une mère et ses deux filles, que fréquentait sa femme,
voulurent qu'il les installât dans le compartiment des dames
seules.  Puis, avant de siffler pour donner le signal du départ,
il s'assura encore de la bonne ordonnance du train; et il le
regarda longuement s'éloigner, de ce coup d'oeil clair des hommes
dont une minute de distraction peut coûter des vies humaines.
Tout de suite, d'ailleurs, il dut traverser la voie pour recevoir
un train de Rouen, qui entrait en gare.  Justement, il s'y
trouvait un employé des postes, avec lequel, chaque jour, il
échangeait les nouvelles.  C'était, dans sa matinée si occupée,
un court repos, près d'un quart d'heure, pendant lequel il
pouvait respirer, aucun service immédiat ne le réclamant.  Et, ce
matin-là, comme d'habitude, il roula une cigarette, il causa très
gaiement.  Le jour avait grandi, on venait d'éteindre les becs de
gaz, sous la marquise.  Elle était si pauvrement vitrée, qu'une
ombre grise y régnait encore; mais, au-delà, le vaste pan de ciel
sur lequel elle ouvrait, flambait déjà d'un incendie de rayons;
tandis que l'horizon entier devenait rose, d'une netteté vive de
détails, dans cet air pur d'un beau matin d'hiver.

A huit heures, M. Dabadie, le chef de gare, descendait
d'habitude, et le sous-chef allait au rapport.  C'était un bel
homme, très brun, bien tenu, ayant les allures d'un grand
commerçant tout à ses affaires.  Du reste, il se désintéressait
volontiers de la gare des voyageurs, il se consacrait surtout au
mouvement des bassins, au transit énorme des marchandises, en
continuelles relations avec le haut commerce du Havre et du monde
entier.  Ce jour-là, il était en retard; et, deux fois déjà,
Roubaud avait poussé la porte du bureau, sans l'y trouver.  Sur
la table, le courrier n'était pas même ouvert.  Les yeux du
sous-chef venaient de tomber, parmi les lettres, sur une dépêche.
Puis comme si une fascination le retenait là, il n'avait plus
quitté la porte, se retournant malgré lui, jetant vers la table
de courts regards.

Enfin, à huit heures dix, M. Dabadie parut.  Roubaud, qui s'était
assis, se taisait, pour lui permettre d'ouvrir la dépêche.  Mais
le chef ne se hâtait point, voulait se montrer aimable avec son
subordonné, qu'il estimait.

--Et, naturellement, à Paris, tout a bien marché?

--Oui, monsieur, je vous remercie.

Il avait fini par ouvrir la dépêche; et il ne la lisait pas, il
souriait toujours à l'autre, dont la voix s'était assourdie, sous
le violent effort qu'il faisait pour maîtriser un tic nerveux qui
lui convulsait le menton.

--Nous sommes très heureux de vous garder ici.

--Et moi, monsieur, je suis bien content de rester avec vous.

Alors, comme M. Dabadie se décidait à parcourir la dépêche,
Roubaud, dont une légère sueur mouillait la face, le regarda.
Mais l'émotion à laquelle il s'attendait, ne se produisait point;
le chef achevait tranquillement la lecture du télégramme, qu'il
rejeta sur son bureau: sans doute un simple détail de service.
Et tout de suite il continua d'ouvrir son courrier, pendant que,
selon l'habitude de chaque matin, le sous-chef faisait son
rapport verbal sur les événements de la nuit et de la matinée.
Seulement, ce matin-là, Roubaud, hésitant, dut chercher, avant de
se rappeler ce que lui avait dit son collègue, au sujet des
rôdeurs surpris dans la salle de consigne.  Quelques paroles
furent encore échangées, et le chef le congédiait d'un geste,
lorsque les deux chefs adjoints, celui des bassins et celui de la
petite vitesse, entrèrent, venant eux aussi au rapport.  Ils
apportaient une nouvelle dépêche, qu'un employé venait de leur
remettre, sur le quai.

--Vous pouvez vous retirer, dit M. Dabadie, en voyant que Roubaud
s'arrêtait à la porte.

Mais celui-ci attendait, les yeux ronds et fixes; et il ne s'en
alla que lorsque le petit papier fut retombé sur la table, écarté
du même geste indifférent.  Un instant, il erra sous la marquise,
perplexe, étourdi.  L'horloge marquait huit heures trente-cinq,
il n'avait plus de départ avant l'omnibus de neuf heures
cinquante.  D'ordinaire, il employait cette heure de répit à
faire une tournée dans la gare.  Il marcha pendant quelques
minutes, sans savoir où ses pieds le conduisaient.  Puis, comme
il levait la tête et qu'il se retrouvait devant la voiture 293,
il fit un brusque crochet, il s'éloigna vers le dépôt des
machines, bien qu'il n'eût rien à voir de ce côté.  Le soleil
maintenant montait à l'horizon, une poussière d'or pleuvait dans
l'air pâle.  Et il ne jouissait plus de la belle matinée, il
pressait le pas, l'air très affairé, tâchant de tuer l'obsession
de son attente.

Une voix, tout d'un coup, l'arrêta.

--Monsieur Roubaud, bonjour!...  Vous avez vu ma femme?

C'était Pecqueux, le chauffeur, un grand gaillard de
quarante-trois ans, maigre avec de gros os, la face cuite par le
feu et par la fumée.  Ses yeux gris sous le front bas, sa bouche
large dans une mâchoire saillante, riaient d'un continuel rire de
noceur.

--Comment!  c'est vous?  dit Roubaud en s'arrêtant, étonné.  Ah!
oui, l'accident arrivé à la machine, j'oubliais...  Et vous ne
repartez que ce soir?  Un congé de vingt-quatre heures, bonne
affaire, hein?

--Bonne affaire!  répéta l'autre, gris encore d'une noce faite la
veille.

D'un village près de Rouen, il était entré tout jeune dans la
Compagnie, comme ouvrier ajusteur.  Puis, à trente ans,
s'ennuyant à l'atelier, il avait voulu être chauffeur, pour
devenir mécanicien; et c'était alors qu'il avait épousé Victoire,
du même village que lui.  Mais les années s'écoulaient, il
restait chauffeur, jamais maintenant il ne passerait mécanicien,
sans conduite, sans bonne tenue, ivrogne, coureur de femmes.
Vingt fois, on l'aurait congédié, s'il n'avait pas eu la
protection du président Grandmorin, et si l'on ne s'était habitué
à ses vices, qu'il rachetait par sa belle humeur et par son
expérience de vieil ouvrier.  Il ne devenait vraiment à craindre
que lorsqu'il était ivre, car il se changeait alors en vraie
brute, capable d'un mauvais coup.

--Et ma femme, vous l'avez vue?  demanda-t-il de nouveau, la
bouche fendue par son large rire.

--Certes, oui, nous l'avons vue, répondit le sous-chef.  Nous
avons même déjeuné dans votre chambre...  Ah!  une brave femme
que vous avez là, Pecqueux.  Et vous avez bien tort de ne pas lui
être fidèle.

Il rigola plus violemment.

--Oh!  si l'on peut dire!  Mais c'est elle qui veut que je
m'amuse!

C'était vrai.  Victoire, son aînée de deux ans, devenue énorme et
difficile à remuer, glissait des pièces de cent sous dans ses
poches, afin qu'il prît du plaisir dehors.  Jamais elle n'avait
beaucoup souffert de ses infidélités, du continuel guilledou
qu'il courait, par un besoin de nature; et maintenant l'existence
était réglée, il avait deux femmes, une à chaque bout de la
ligne, sa femme à Paris pour les nuits qu'il y couchait, et une
autre au Havre pour les heures d'attente qu'il y passait, entre
deux trains.  Très économe, vivant chichement elle-même,
Victoire, qui savait tout et qui le traitait maternellement,
répétait volontiers qu'elle ne voulait pas le laisser en affront
avec l'autre, là-bas.  Même, à chaque départ, elle veillait sur
son linge, car il lui aurait été très sensible que l'autre
l'accusât de ne pas tenir leur homme proprement.

--N'importe, reprit Roubaud, ce n'est guère gentil.  Ma femme,
qui adore sa nourrice, veut vous gronder.

Mais il se tut, en voyant sortir d'un hangar, contre lequel ils
se trouvaient, une grande femme sèche, Philomène Sauvagnat, la
soeur du chef de dépôt, l'épouse supplémentaire que Pecqueux
avait au Havre, depuis un an.  Tous deux devaient être à causer
sous le hangar, lorsque lui s'était avancé pour appeler le
sous-chef.  Elle, encore jeune malgré ses trente-deux ans, haute,
anguleuse, la poitrine plate, la chair brûlée de continuels
désirs, avait la tête longue, aux yeux flambants, d'une cavale
maigre et hennissante.  On l'accusait de boire.  Tous les hommes
de la gare avaient défilé chez elle, dans la petite maison que
son frère occupait près du Dépôt des machines, et qu'elle tenait
fort salement.  Ce frère, auvergnat, têtu, très sévère sur la
discipline, très estimé de ses chefs, avait eu les plus gros
ennuis à son sujet, jusqu'au point d'être menacé de renvoi; et,
si maintenant on la tolérait à cause de lui, il ne s'obstinait
lui-même à la garder que par esprit de famille; ce qui ne
l'empêchait pas, lorsqu'il la surprenait avec un homme, de la
rouer de coups, si rudement qu'il la laissait sur le carreau,
morte.  Il y avait eu, entre elle et Pecqueux, une vraie
rencontre: elle, assouvie enfin, aux bras de ce grand diable
rigoleur; lui, changé de sa femme trop grasse, heureux de
celle-ci trop maigre, répétant par farce qu'il n'avait plus
besoin de chercher ailleurs.  Et Séverine seule, qui croyait
devoir cela à Victoire, s'était brouillée avec Philomène, qu'elle
évitait déjà le plus possible, par une fierté de nature, et
qu'elle avait cessé de saluer.

--Eh bien!  dit Philomène insolemment, à tout à l'heure,
Pecqueux.  Je m'en vas, puisque monsieur Roubaud a de la morale à
te faire, de la part de sa femme.

Lui, bon garçon, riait toujours.

--Reste donc, il plaisante.

--Non, non!  Faut que j'aille porter deux oeufs de mes poules,
que j'ai promis à madame Lebleu.

Elle avait lancé ce nom exprès, connaissant la rivalité sourde
entre la femme du caissier et la femme du sous-chef, affectant
d'être au mieux avec la première, pour faire enrager l'autre.
Mais elle resta pourtant, tout d'un coup intéressée, lorsqu'elle
entendit le chauffeur demander des nouvelles de l'affaire du
sous-préfet.

--C'est arrangé, vous êtes content, n'est-ce pas?  monsieur
Roubaud?

--Très content.

Pecqueux cligna les yeux d'un air malin.

--Oh!  vous n'aviez pas à être inquiet, parce que, lorsqu'on a un
gros bonnet dans sa manche...  Hein?  vous savez qui je veux
dire.  Ma femme aussi lui a bien de la reconnaissance.

Le sous-chef interrompit cette allusion au président Grandmorin,
en répétant d'une voix brusque:

--Et alors vous ne partez que ce soir?

--Oui, la Lison va être réparée, on finit d'ajuster la bielle...
Et j'attends mon mécanicien, qui s'est donné de l'air, lui.  Vous
le connaissez, Jacques Lantier?  Il est de votre pays.

Un instant, Roubaud resta sans répondre, absent, l'esprit perdu.
Puis, avec un sursaut de réveil:

--Hein?  Jacques Lantier, le mécanicien...  Certainement, je le
connais.  Oh!  vous savez, bonjour, bonsoir.  C'est ici que nous
nous sommes rencontrés, car il est mon cadet, et je ne l'avais
jamais vu, là-bas, à Plassans...  L'automne dernier, il a rendu
un petit service à ma femme, une commission qu'il a faite pour
elle, chez des cousines, à Dieppe...  Un garçon capable, à ce
qu'on dit.

Il parlait au hasard, d'abondance.  Soudain, il s'éloigna.

--Au revoir, Pecqueux...  J'ai à donner un coup d'oeil de ce
côté.

Alors seulement Philomène s'en alla, de son pas allongé de
cavale; tandis que Pecqueux, immobile, les mains dans les poches,
riant d'aise à la fainéantise de cette gaie matinée, s'étonnait
que le sous-chef, après s'être contenté de faire le tour du
hangar, s'en retournait rapidement.  Ce n'était pas long à
donner, son coup d'oeil.  Qu'est-ce qu'il pouvait bien être venu
moucharder?

Comme Roubaud rentrait sous la marquise, neuf heures allaient
sonner.  Il marcha jusqu'au fond, près des messageries, regarda,
sans paraître trouver ce qu'il cherchait; puis, il revint, du
même pas d'impatience.  Successivement, il interrogea des yeux
les bureaux des différents services.  A cette heure, la gare
était calme, déserte; et il s'y agitait seul, l'air de plus en
plus énervé de cette paix, dans ce tourment de l'homme, menacé
d'une catastrophe, qui finit par souhaiter ardemment qu'elle
éclate.  Son sang-froid était à bout, il ne pouvait tenir en
place.  Maintenant, ses yeux ne quittaient plus l'horloge.  Neuf
heures, neuf heures cinq.  D'ordinaire, il ne remontait chez lui
qu'à dix heures, après le départ du train de neuf heures
cinquante, pour déjeuner.  Et, tout d'un coup, il remonta, à la
pensée de Séverine, qui, elle aussi, là-haut, devait attendre.

Dans le couloir, à cette minute précise, madame Lebleu ouvrait à
Philomène, venue en voisine, décoiffée, et tenant deux oeufs.
Elles restèrent, il fallut bien que Roubaud rentrât chez lui,
sous leurs yeux braqués.  Il avait sa clef, il se hâta.  Tout de
même, dans le va-et-vient rapide de la porte, elles aperçurent
Séverine, assise sur une chaise de la salle à manger, les mains
oisives, le profil pâle, immobile.  Et, attirant Philomène,
s'enfermant à son tour, madame Lebleu raconta qu'elle l'avait
déjà vue de la sorte, le matin: sans doute l'histoire du
sous-préfet qui tournait mal.  Mais non, Philomène expliqua
qu'elle accourait, parce qu'elle avait des nouvelles; et elle
répéta ce qu'elle venait d'entendre dire au sous-chef lui-même.
Alors, les deux femmes se perdirent en conjectures.  C'étaient
ainsi, à chacune de leurs rencontres, des commérages sans fin.

--On leur a lavé la tête, ma petite, j'en mettrais ma main au
feu...  Pour sûr, ils branlent dans le manche.

--Ah!  ma bonne dame, si l'on pouvait donc nous en débarrasser!

La rivalité, de plus en plus envenimée entre les Lebleu et les
Roubaud, était simplement née d'une question de logement.  Tout
le premier étage, au-dessus des salles d'attente, servait à loger
les employés; et le couloir central, un vrai couloir d'hôtel,
peint en jaune, éclairé par le haut, séparait l'étage en deux,
alignant les portes brunes à droite et à gauche.  Seulement, les
logements de droite avaient des fenêtres qui donnaient sur la
cour du départ, plantée de vieux ormes, par-dessus lesquels se
déroulait l'admirable vue de la côte d'Ingouville; tandis que les
logements de gauche, aux fenêtres cintrées, écrasées, s'ouvraient
directement sur la marquise de la gare, dont la pente haute, le
faîtage de zinc et de vitres sales barraient l'horizon.  Rien
n'était plus gai que les uns, avec la continuelle animation de la
cour, la verdure des arbres, la vaste campagne; et il y avait de
quoi mourir d'ennui dans les autres, où l'on voyait à peine
clair, le ciel muré comme en prison.  Sur le devant, habitaient
le chef de gare, le sous-chef Moulin et les Lebleu; sur le
derrière, les Roubaud, ainsi que la buraliste, mademoiselle
Guichon, sans compter trois pièces, qui étaient réservées aux
inspecteurs de passage.  Or, il était notoire que les deux
sous-chefs avaient toujours logé côte à côte.  Si les Lebleu
étaient là, cela venait d'une complaisance de l'ancien sous-chef,
remplacé par Roubaud, qui, veuf sans enfants, avait voulu être
agréable à madame Lebleu, en lui cédant son logement.  Mais
est-ce que ce logement n'aurait pas dû faire retour aux Roubaud?
Est-ce que cela était juste, de les reléguer sur le derrière,
quand ils avaient le droit d'être sur le devant?  Tant que les
deux ménages avaient vécu en bon accord, Séverine s'était effacée
devant sa voisine, plus âgée qu'elle de vingt ans, mal portante
avec ça, si énorme qu'elle étouffait sans cesse.  Et la guerre
n'était vraiment déclarée que depuis le jour où Philomène avait
fâché les deux femmes, par d'abominables bavardages.

--Vous savez, reprit celle-ci, qu'ils sont bien capables d'avoir
profité de leur voyage à Paris, pour demander votre expulsion...
On m'a affirmé qu'ils ont écrit au directeur une longue lettre où
ils font valoir leur droit.

Madame Lebleu suffoquait.

--Les misérables!...  Et je suis bien sûre qu'ils travaillent
pour mettre la buraliste avec eux; car voici quinze jours qu'elle
me salue à peine, celle-là...  Encore quelque chose de propre!
Aussi, je la guette...

Elle baissa la voix pour affirmer que mademoiselle Guichon,
chaque nuit, devait aller retrouver le chef de gare.  Leurs deux
portes se faisaient face.  C'était M. Dabadie, veuf, père d'une
grande fille toujours en pension, qui avait amené là cette blonde
de trente ans, déjà fanée, silencieuse et mince, d'une souplesse
de couleuvre.  Elle avait dû être vaguement institutrice.  Et
impossible de la surprendre, tellement elle se glissait sans
bruit, à travers les fentes les plus étroites.  Par elle-même,
elle ne comptait guère.  Mais, si elle couchait avec le chef de
gare, elle prenait une importance décisive, et le triomphe était
de la tenir, en possédant son secret.

--Oh!  je finirai par savoir, continua madame Lebleu.  Je ne veux
pas me laisser manger...  Nous sommes ici, nous y resterons.  Les
braves gens sont pour nous, n'est-ce pas?  ma petite.

Toute la gare, en effet, se passionnait, dans cette guerre des
deux logements.  Le couloir surtout en était ravagé.  Il n'y
avait guère que l'autre sous-chef, Moulin, qui se désintéressât,
satisfait d'être sur le devant, marié à une petite femme timide
et frêle, qu'on ne voyait jamais et qui lui donnait un enfant
tous les vingt mois.

--Enfin, conclut Philomène, s'ils branlent dans le manche, ce
n'est pas encore de ce coup qu'ils resteront sur le carreau...
Méfiez-vous, car ils connaissent du monde qui a le bras long.

Elle tenait toujours ses deux oeufs, elle les offrit: des oeufs
du matin, qu'elle venait de ramasser sous ses poules.  Et la
vieille dame se confondait en remerciements.

--Que vous êtes gentille!  Vous me gâtez...  Venez donc causer
plus souvent.  Vous savez que mon mari est toujours à sa caisse;
et moi je m'ennuie tant, clouée ici, à cause de mes jambes!
Qu'est-ce que je deviendrais, si ces misérables me prenaient ma
vue?

Puis, comme elle l'accompagnait et qu'elle rouvrait la porte,
elle posa un doigt sur ses lèvres.

--Chut!  écoutons.

Toutes deux, debout dans le couloir, restèrent cinq grandes
minutes debout, sans un geste, en retenant leur souffle.  Elles
penchaient la tête, tendaient l'oreille vers la salle à manger
des Roubaud.  Mais pas un bruit n'en sortait, il régnait là un
silence de mort.  Et, de peur d'être surprises, elles se
séparèrent enfin, en se saluant une dernière fois de la tête,
sans une parole.  L'une s'en alla sur la pointe des pieds,
l'autre referma sa porte si doucement, qu'on n'entendit pas le
pêne glisser dans la gâche.

A neuf heures vingt, Roubaud était de nouveau en bas, sous la
marquise.  Il surveillait la formation de l'omnibus de neuf
heures cinquante; et, malgré l'effort de sa volonté, il
gesticulait davantage, il piétinait, tournait sans cesse la tête
pour inspecter le quai du regard, d'un bout à l'autre.  Rien
n'arrivait, ses mains en tremblaient.

Puis, brusquement, comme il fouillait encore la gare d'un coup
d'oeil en arrière, il entendit près de lui la voix d'un employé
du télégraphe, disant, essoufflée:

--Monsieur Roubaud, vous ne savez pas où sont monsieur le chef de
gare et monsieur le commissaire de surveillance...  J'ai là des
dépêches pour eux, et voici dix minutes que je cours...

Il s'était retourné, dans un tel raidissement de tout son être,
que pas un muscle de son visage ne bougea.  Ses yeux se fixèrent
sur les deux dépêches que tenait l'employé.  Cette fois, à
l'émotion de celui-ci, il en avait la certitude, c'était enfin la
catastrophe.

--Monsieur Dabadie a passé là tout à l'heure, dit-il
tranquillement.

Et jamais il ne s'était senti si froid, d'intelligence si nette,
tout entier bandé à la défense.  Maintenant, il était sûr de lui.

--Tenez!  reprit-il, le voici qui arrive, monsieur Dabadie.

En effet, le chef de gare revenait de la petite vitesse.  Dès
qu'il eut parcouru la dépêche, il s'exclama.

--Il y a eu un assassinat sur la ligne...  C'est l'inspecteur de
Rouen qui me télégraphie.

--Comment?  demanda Roubaud, un assassinat parmi notre personnel?

--Non, non, sur un voyageur, dans un coupé...  Le corps a été
jeté, presque au sortir du tunnel de Malaunay, au poteau 153...
Et la victime est un de nos administrateurs, le président
Grandmorin.

A son tour, le sous-chef s'exclamait.

--Le président!  ah!  ma pauvre femme va-t-elle être chagrine!

Le cri était si juste, si apitoyé, que M. Dabadie s'y arrêta un
instant.

--C'est vrai, vous le connaissiez, un si brave homme, n'est-ce
pas?

Puis, revenant à l'autre télégramme, adressé au commissaire de
surveillance:

--Ça doit être du juge d'instruction, sans doute pour quelque
formalité...  Et il n'est que neuf heures vingt-cinq, monsieur
Cauche n'est pas encore là, naturellement...  Qu'on aille vite au
café du Commerce, sur le cours Napoléon.  On l'y trouvera à coup
sûr.

Cinq minutes plus tard, M. Cauche arrivait, ramené par un homme
d'équipe.  Ancien officier, considérant son emploi comme une
retraite, il ne paraissait jamais à la gare avant dix heures, y
flânait un moment, et retournait au café.  Ce drame, tombé entre
deux parties de piquet, l'avait d'abord étonné, car les affaires
qui passaient par ses mains étaient d'ordinaire peu graves.  Mais
la dépêche venait bien du juge d'instruction de Rouen; et, si
elle arrivait douze heures après la découverte du cadavre,
c'était que ce juge avait d'abord télégraphié à Paris, au chef de
gare, pour savoir dans quelles conditions la victime était
partie; puis, renseigné sur le numéro du train et sur celui de la
voiture, il avait alors seulement envoyé, au commissaire de
surveillance, l'ordre de visiter le coupé qui se trouvait dans la
voiture 293, si cette voiture était encore au Havre.  Tout de
suite, la mauvaise humeur que M. Cauche montrait, d'avoir été
dérangé inutilement sans doute, disparut et fit place à une
attitude d'extrême importance, proportionnée à la gravité
exceptionnelle que prenait l'affaire.

--Mais, s'écria-t-il, subitement inquiet, avec la peur de voir
l'enquête lui échapper, la voiture ne doit plus être ici, elle a
dû repartir ce matin.

Ce fut Roubaud qui le rassura, de son air calme.

--Non, non, faites excuse...  Il y avait un coupé retenu pour ce
soir, la voiture est là, sous la remise.

Et il marcha le premier, le commissaire et le chef de gare le
suivirent.  Cependant, la nouvelle devait se répandre, car les
hommes d'équipe, sournoisement, quittaient la besogne, suivaient
eux aussi; tandis que, sur les portes des divers services, des
employés se montraient, finissaient par s'approcher, un à un.
Bientôt, il y eut là un rassemblement.

Comme on arrivait devant la voiture, M. Dabadie fit tout haut une
réflexion:

--Pourtant, hier soir, la visite a eu lieu.  S'il était resté des
traces, on les aurait signalées au rapport.

--Nous allons bien voir, dit M. Cauche.

Il ouvrit la portière, il monta dans le coupé.  Et, à l'instant
même, il se récria, s'oubliant, jurant.

--Ah!  nom de Dieu!  on dirait qu'on a saigné un cochon!

Un petit souffle d'épouvante courut parmi les assistants, des
têtes s'allongèrent; et M. Dabadie, un des premiers, voulut voir,
se haussa sur le marchepied; pendant que, derrière lui, Roubaud,
pour faire comme les autres, tendait aussi le cou.

A l'intérieur, le coupé ne montrait aucun désordre.  Les glaces
étaient restées fermées, tout semblait en place.  Seulement, une
odeur affreuse s'échappait de la portière ouverte; et là, au
milieu d'un des coussins, une mare de sang noir s'était coagulée,
une mare si profonde, si large, qu'un ruisseau en avait jailli
comme d'une source, s'épanchant sur le tapis.  Des caillots
demeuraient accrochés au drap.  Et rien autre, rien que ce sang
nauséabond.

M. Dabadie s'emporta.

Où sont les hommes qui ont fait la visite, hier soir?  Qu'on me
les amène!

Ils étaient justement là, ils s'avancèrent, balbutièrent des
excuses: la nuit, est-ce qu'on pouvait se rendre compte?  et,
cependant, ils passaient bien leurs mains partout.  La veille,
ils juraient n'avoir rien senti.

Cependant, M. Cauche, resté debout dans le wagon, prenait des
notes au crayon, pour son rapport.  Il appela Roubaud, qu'il
fréquentait volontiers, tous deux fumant des cigarettes, le long
du quai, aux heures de flâne.

--Monsieur Roubaud, montez donc, vous m'aiderez.

Et, quand le sous-chef eut enjambé le sang du tapis, pour ne pas
marcher dedans:

--Regardez sous l'autre coussin, voir si rien n'y a glissé.

Il souleva le coussin, il chercha, les mains prudentes, les
regards simplement curieux.

Il n'y a rien.

Mais une tache, sur le drap capitonné du dossier, attira son
attention; et il la signala au commissaire.  N'était-ce pas
l'empreinte sanglante d'un doigt?  Non, on finit par tomber
d'accord que c'était une éclaboussure.  Le flot de monde s'était
rapproché, pour suivre cet examen, flairant le crime, se pressant
derrière le chef de gare qu'une répugnance d'homme délicat avait
retenu sur le marchepied.

Soudain, celui-ci fit une réflexion.

--Dites donc, monsieur Roubaud, vous étiez dans le train...
N'est-ce pas?  vous êtes bien rentré par l'express, hier soir...
Vous pourriez peut-être nous donner des renseignements, vous!

--Tiens!  c'est vrai, s'écria le commissaire.  Est-ce que vous
avez remarqué quelque chose?

Pendant trois ou quatre secondes, Roubaud demeura muet.  Il était
baissé à ce moment, examinant le tapis.  Mais il se releva
presque tout de suite, en répondant de sa voix naturelle, un peu
grosse

--Certainement, certainement, je vais vous dire...  Ma femme
était avec moi.  Si ce que je sais doit figurer au rapport,
j'aimerais bien qu'elle descendît, pour contrôler mes souvenirs
par les siens.

Cela parut très raisonnable à M. Cauche, et Pecqueux, qui venait
d'arriver, offrit d'aller chercher madame Roubaud.  Il partit à
grandes enjambées, il y eut un moment d'attente.  Philomène,
accourue avec le chauffeur, l'avait suivi des yeux, irritée de ce
qu'il se chargeait de cette commission.  Mais, ayant aperçu
madame Lebleu, qui se hâtait, de toute la vitesse de ses pauvres
jambes enflées, elle se précipita, l'aida; et les deux femmes
levèrent les mains au ciel, poussèrent des exclamations,
passionnées par la découverte d'un si abominable crime.  Bien
qu'on ne sût encore absolument rien, déjà des versions
circulaient, autour d'elles, dans l'effarement des gestes et des
visages.  Dominant le bourdonnement des voix, Philomène
elle-même, qui ne tenait le fait de personne, affirmait sur sa
parole d'honneur que madame Roubaud avait vu l'assassin.  Et le
silence se fit, lorsque Pecqueux reparut, accompagné de cette
dernière.

--Voyez-la donc!  murmura madame Lebleu.  Si l'on dirait la femme
d'un sous-chef, avec son air de princesse!  Ce matin, avant le
jour, elle était déjà ainsi, peignée et corsetée comme si elle
allait en visite.

Ce fut à petits pas réguliers que Séverine s'avança.  Il y avait
tout un long bout du quai à suivre, sous les yeux qui la
regardaient venir; et elle ne faiblissait pas, elle appuyait
simplement son mouchoir sur ses paupières, dans la grosse douleur
qu'elle venait d'éprouver, en apprenant le nom de la victime.
Vêtue d'une robe de laine noire, très élégante, elle semblait
porter le deuil de son protecteur.  Ses lourds cheveux sombres
luisaient au soleil, car elle n'avait pas même pris le temps de
se couvrir la tête, malgré le froid.  Ses yeux bleus si doux,
pleins d'angoisse et noyés de larmes, la rendaient très
touchante.

--Bien sûr qu'elle a raison de pleurer, dit à demi-voix
Philomène.  Les voilà fichus, maintenant qu'on a tué leur bon
Dieu.

Lorsque Séverine fut là, au milieu de tout ce monde, devant la
portière ouverte du coupé, M. Cauche et Roubaud en descendirent;
et, tout de suite, ce dernier commença à dire ce qu'il savait.

--N'est-ce pas?  ma chère, hier matin, dès notre arrivée à Paris,
nous sommes allés voir monsieur Grandmorin...  Il pouvait être
onze heures un quart, n'est-ce pas?

Il la regardait fixement, elle répéta d'une voix docile:

--Oui, onze heures un quart.

Mais ses yeux s'étaient arrêtés sur le coussin noir de sang, elle
eut un spasme, des sanglots profonds jaillirent de sa gorge.  Et
le chef de gare, ému, empressé, intervint:

--Madame, si vous ne pouviez supporter ce spectacle...  Nous
comprenons très bien votre douleur.

--Oh!  simplement deux mots, interrompit le commissaire.  Nous
ferons ensuite reconduire madame chez elle.

Roubaud se hâta de continuer:

--C'est alors, après avoir causé de différentes choses, que
monsieur Grandmorin nous annonça qu'il devait partir le
lendemain, pour aller à Doinville, chez sa soeur...  Je le vois
encore assis à son bureau.  Moi, j'étais ici; ma femme était
là...  N'est-ce pas, ma chère, il nous a dit qu'il partirait le
lendemain?

--Oui, le lendemain.

M. Cauche, qui continuait à prendre au crayon des notes rapides,
leva la tête.

--Comment, le lendemain?  mais puisqu'il est parti le soir!

--Attendez donc!  répliqua le sous-chef.  Même, quand il sut que
nous repartions le soir, il eut un instant l'idée de prendre
l'express avec nous, si ma femme voulait bien le suivre jusqu'à
Doinville, où elle passerait quelques jours chez sa soeur, comme
cela était arrivé déjà.  Mais ma femme, qui avait beaucoup à
faire ici, a refusé...  N'est-ce pas, tu as refusé?

--J'ai refusé, oui.

--Et voilà, il a été très gentil...  Il s'était occupé de moi, il
nous a accompagnés jusqu'à la porte de son cabinet...

N'est-ce pas, ma chère?

--Oui, jusqu'à la porte.

--Le soir, nous sommes partis...  Avant de nous installer dans
notre compartiment, j'ai causé avec monsieur Vandorpe, le chef de
gare.  Et je n'ai rien vu du tout.  J'étais très ennuyé, parce
que je nous croyais seuls, et qu'il y avait, dans un coin, une
dame que je n'avais pas remarquée; d'autant plus que deux autres
personnes, un ménage, sont encore montées au dernier moment...
Jusqu'à Rouen non plus, rien de particulier, je n'ai rien vu...
Aussi, à Rouen, comme nous étions descendus pour nous dégourdir
les jambes, quelle n'a pas été notre surprise, d'apercevoir, à
trois ou quatre voitures de la nôtre, M.  Grandmorin, debout à la
portière d'un coupé!  «Comment, monsieur le président, vous êtes
parti?  Ah!  bien, nous ne nous doutions guère de voyager avec
vous!» Et il nous a expliqué qu'il avait reçu une dépêche...  On
a sifflé, nous sommes remontés vite dans notre compartiment, où,
par parenthèse, nous n'avons retrouvé personne, tous nos
compagnons de route s'étant arrêtés à Rouen, ce qui ne nous a pas
fait de peine...  Et voilà!  c'est bien tout, ma chère, n'est-ce
pas?

--Oui, c'est bien tout.

Ce récit, si simple qu'il fût, avait fortement impressionné
l'auditoire.  Tous attendaient de comprendre, la face béante.  Le
commissaire, cessant d'écrire, exprima la surprise générale, en
demandant:

--Et vous êtes sûr qu'il n'y avait personne dans le coupé, avec
monsieur Grandmorin?

--Oh!  ça, absolument sûr.

Un frémissement courut.  Ce mystère qui se posait, soufflait de
la peur, un petit froid que chacun sentit passer sur sa nuque.
Si le voyageur était seul, par qui avait-il pu être assassiné et
jeté du coupé, à trois lieues de là, avant un nouvel arrêt du
train?

Dans le silence, on entendit la voix mauvaise de Philomène:

--C'est drôle tout de même.

En se sentant dévisagé, Roubaud la regarda, avec un hochement du
menton, comme pour dire qu'il trouvait ça drôle, lui aussi.  Près
d'elle, il aperçut Pecqueux et madame Lebleu, qui hochaient
également la tête.  Les yeux de tous s'étaient tournés de son
côté, on attendait autre chose, on cherchait sur sa personne un
détail oublié, qui éclaircirait l'affaire.  Il n'y avait aucune
accusation, dans ces regards ardemment curieux; et il croyait
pourtant voir poindre le soupçon vague, ce doute que le plus
petit fait parfois change en certitude.

--Extraordinaire, murmura M. Cauche.

--Tout à fait extraordinaire, répéta M. Dabadie.

Alors, Roubaud se décida:

--Ce dont je suis encore bien sûr, c'est que l'express qui va,
d'un trait, de Rouen à Barentin, a marché à sa vitesse
réglementaire, sans que j'aie remarqué rien d'anormal...  Je le
dis, parce que, justement, nous trouvant seuls, j'avais baissé la
glace, pour fumer une cigarette; et je jetais des coups d'oeil
au-dehors, je me rendais parfaitement compte de tous les bruits
du train...  Même, à Barentin, ayant reconnu sur le quai monsieur
Bessière, le chef de gare, mon successeur, je l'ai appelé, et
nous avons échangé trois paroles, tandis que, monté sur le
marchepied, il me serrait la main...  N'est ce pas?  ma chère, on
peut l'interroger, monsieur Bessière le dira.

Séverine, toujours immobile et pâle, son fin visage noyé de
chagrin, confirma une fois de plus la déclaration de son mari.

--Il le dira, oui.

Dès ce moment, toute accusation devenait impossible, si les
Roubaud, remontés à Rouen, dans leur compartiment, y avaient été
salués, à Barentin, par un ami.  L'ombre de soupçon que le
sous-chef croyait avoir vue passer dans les yeux, s'en était
allée; et l'étonnement de chacun grandissait.  L'affaire prenait
une tournure de plus en plus mystérieuse.

--Voyons, dit le commissaire, êtes-vous bien certain que
personne, à Rouen, n'a pu monter dans le coupé, après que vous
avez eu quitté monsieur Grandmorin?

Evidemment, Roubaud n'avait pas prévu cette question, car, pour
la première fois, il se troubla, n'ayant sans doute plus la
réponse préparée d'avance.  Il regarda sa femme, hésitant.

--Oh!  non, je ne crois pas...  On fermait les portières, on
sifflait, nous avons eu bien juste le temps de regagner notre
voiture...  Et puis, le coupé était réservé, personne ne pouvait
monter, il me semble...

Mais les yeux bleus de sa femme s'élargissaient, devenaient si
grands, qu'il s'effraya d'être affirmatif.

--Après tout, je ne sais pas...  Oui, peut-être quelqu'un a pu
monter...  Il y avait une vraie bousculade...

Et, à mesure qu'il parlait, sa voix se refaisait nette, toute
cette histoire nouvelle naissait, s'affirmait.

--Vous savez, à cause des fêtes du Havre, la foule était
énorme...  Nous avons été obligés de défendre notre compartiment
contre des voyageurs de deuxième et même de troisième classe...
Avec ça, la gare est très mal éclairée, on ne voyait rien, on se
poussait, on criait, dans la cohue du départ...  Ma foi!  oui, il
est très possible que, ne sachant comment se caser, ou même
profitant de l'encombrement, quelqu'un se soit introduit de force
dans le coupé, à la dernière seconde.

Et, s'interrompant:

--Hein?  ma chère, c'est ce qui a dû arriver.

Séverine, l'air brisé, son mouchoir sur ses yeux meurtris,
répéta:

--C'est ce qui est arrivé, certainement.

Dès lors, la piste était donnée; et, sans se prononcer, le
commissaire de surveillance et le chef de gare échangèrent un
regard, d'un air entendu.  Un long mouvement avait agité la
foule, qui sentait que l'enquête était finie, et qu'un besoin de
commentaires tourmentait: tout de suite des suppositions
circulèrent, chacun avait une histoire.  Depuis un instant, le
service de la gare se trouvait comme suspendu, le personnel
entier était là, obsédé par ce drame; et ce fut une surprise que
de voir entrer sous la marquise le train de neuf heures
trente-huit.  On courut, les portières s'ouvrirent, le flot des
voyageurs s'écoula.  Presque tous les curieux, d'ailleurs,
étaient restés autour du commissaire, qui, par un scrupule
d'homme méthodique, visitait une dernière fois le coupé
ensanglanté.

Pecqueux, gesticulant entre madame Lebleu et Philomène, aperçut à
ce moment son mécanicien, Jacques Lantier, qui venait de
descendre du train et qui, immobile, regardait de loin le
rassemblement.  Il l'appela violemment de la main.  Jacques ne
bougeait pas.  Enfin, il se décida, d'une marche lente.

--Quoi donc? demanda-t-il à son chauffeur.

Il savait bien, il n'écouta que d'une oreille distraite la
nouvelle de l'assassinat et les suppositions que l'on faisait.
Ce qui le surprenait, le remuait étrangement, c'était de tomber
au milieu de cette enquête, de retrouver ce coupé, entrevu dans
les ténèbres, lancé à toute vitesse.  Il allongea le cou, regarda
la mare de sang caillé sur le coussin; et il revoyait la scène du
meurtre, il revoyait surtout le cadavre, étendu en travers de la
voie, là-bas, avec sa gorge ouverte.  Puis, comme il détournait
les yeux, il remarqua les Roubaud, pendant que Pecqueux
continuait à lui raconter l'histoire, de quelle façon ces
derniers étaient mêlés à l'affaire, leur départ de Paris dans le
même train que la victime, les dernières paroles qu'ils avaient
échangées ensemble, à Rouen.  L'homme, il le connaissait, pour
lui serrer la main, parfois, depuis qu'il faisait le service de
l'express; la femme, il l'avait entrevue de loin en loin, il
s'était écarté d'elle comme des autres, dans sa peur maladive.
Mais, à cette minute, ainsi pleurante et pâle, avec la douceur
effarée de ses yeux bleus sous l'écrasement noir de sa chevelure,
elle le frappa.  Il ne la quittait plus du regard, et il eut une
absence, il se demanda, étourdi, pourquoi les Roubaud et lui
étaient là, comment les faits avaient pu les réunir devant cette
voiture du crime, eux de retour de Paris, la veille, lui revenu
de Barentin à l'instant même.

--Oh!  je sais, je sais, dit-il tout haut, interrompant le
chauffeur.  J'étais justement là-bas, à la sortie du tunnel,
cette nuit, et j'ai bien cru voir quelque chose, au moment où le
train a passé.

Ce fut une grosse émotion, tous l'entourèrent.  Et lui, le
premier, avait frémi, étonné, bouleversé de ce qu'il venait de
dire.  Pourquoi avait-il parlé, après s'être promis si
formellement de se taire?  Tant de bonnes raisons lui
conseillaient le silence!  Et les mots étaient inconsciemment
sortis de ses lèvres, tandis qu'il regardait cette femme.  Elle
avait brusquement écarté son mouchoir, pour fixer sur lui ses
yeux en larmes, qui s'agrandissaient encore.

Mais le commissaire s'était vivement approché.

--Quoi?  qu'avez-vous vu?

Et Jacques, sous le regard immobile de Séverine, dit ce qu'il
avait vu: le coupé éclairé, passant dans la nuit, à toute vapeur,
et les profils fuyants des deux hommes, l'un renversé, l'autre le
couteau au poing.  Près de sa femme, Roubaud écoutait, en fixant
sur lui ses gros yeux vifs.

--Alors, demanda le commissaire, vous reconnaîtriez l'assassin?

--Oh!  ça, non, je ne crois pas.

--Portait-il un paletot ou une blouse?

--Je ne pourrais rien affirmer.  Songez donc, un train qui devait
marcher à une vitesse de quatre-vingts kilomètres!

Séverine, en dehors de sa volonté, échangea un coup d'oeil avec
Roubaud, qui eut la force de dire:

--En effet, il faudrait avoir de bons yeux.

--N'importe, conclut M. Cauche, voilà une déposition importante.
Le juge d'instruction vous aidera à voir clair dans tout ça...
monsieur Lantier et monsieur Roubaud, donnez-moi vos noms bien
exacts, pour les citations.

C'était fini, le groupe des curieux se dissipa peu à peu, le
service de la gare reprit son activité.  Roubaud surtout dut
courir s'occuper de l'omnibus de neuf heures cinquante, dans
lequel des voyageurs montaient déjà.  Il avait donné à Jacques
une poignée de main, plus vigoureuse que de coutume; et celui-ci,
resté seul avec Séverine, derrière madame Lebleu, Pecqueux et
Philomène, qui s'en allaient en chuchotant, s'était cru forcé
d'accompagner la jeune femme sous la marquise, jusqu'à l'escalier
des employés, ne trouvant rien à lui dire, retenu pourtant près
d'elle, comme si un lien venait de se nouer entre eux.
Maintenant, la gaieté du jour avait grandi, le soleil clair
montait vainqueur des brumes matinales, dans la grande limpidité
bleue du ciel; pendant que le vent de mer, prenant de la force
avec la marée montante, apportait sa fraîcheur salée.  Et, comme
il la quittait enfin, il rencontra de nouveau ses larges yeux,
dont la douceur terrifiée et suppliante l'avait si profondément
remué.

Mais il y eut un léger coup de sifflet.  C'était Roubaud qui
donnait le signal du départ.  La machine répondit par un
sifflement prolongé, et le train de neuf heures cinquante
s'ébranla, roula plus vite, disparut au loin, dans la poussière
d'or du soleil.

Ce jour-là, dans la seconde semaine de mars, M. Denizet, le juge
d'instruction, avait mandé de nouveau à son cabinet, au Palais de
Justice de Rouen, certains témoins importants de l'affaire
Grandmorin.

Depuis trois semaines, cette affaire faisait un bruit énorme.
Elle avait bouleversé Rouen, elle passionnait Paris, et les
journaux de l'opposition, dans la violente campagne qu'ils
menaient contre l'empire, venaient de la prendre comme machine de
guerre.  L'approche des élections générales, dont la
préoccupation dominait toute la politique, enfiévrait la lutte.
Il y avait eu, à la Chambre, des séances très orageuses: celle où
l'on avait disputé âprement la validation des pouvoirs de deux
députés attachés à la personne de l'empereur; celle encore où
l'on s'était acharné contre la gestion financière du préfet de la
Seine, en réclamant l'élection d'un conseil municipal.  Et
l'affaire Grandmorin arrivait à point pour continuer l'agitation,
les histoires les plus extraordinaires circulaient, les journaux
s'emplissaient chaque matin de nouvelles hypothèses, injurieuses
pour le gouvernement.  D'une part, on laissait entendre que la
victime, un familier des Tuileries, ancien magistrat, commandeur
de la Légion d'honneur, riche à millions, était adonné aux pires
débauches; de l'autre, l'instruction n'ayant pas abouti
jusque-là, on commençait à accuser la police et la magistrature
de complaisance, on plaisantait sur cet assassin légendaire,
resté introuvable.  S'il y avait beaucoup de vérité dans ces
attaques, elles n'en étaient que plus dures à supporter.

Aussi, M. Denizet sentait-il bien toute la lourde responsabilité
qui pesait sur lui.  Il se passionnait, lui aussi, d'autant plus
qu'il avait de l'ambition et qu'il attendait ardemment une
affaire de cette importance, pour mettre en lumière les hautes
qualités de perspicacité et d'énergie qu'il s'accordait.  Fils
d'un gros éleveur normand, il avait fait son droit à Caen et
n'était entré qu'assez tard dans la magistrature, où son origine
paysanne, aggravée par une faillite de son père, avait rendu son
avancement difficile.  Substitut à Bernay, à Dieppe, au Havre, il
avait mis dix ans pour devenir procureur impérial à Pont-Audemer.
Puis, envoyé à Rouen comme substitut, il y était juge
d'instruction depuis dix-huit mois, à cinquante ans passés.  Sans
fortune, ravagé de besoins que ne pouvaient contenter ses maigres
appointements, il vivait dans cette dépendance de la magistrature
mal payée, acceptée seulement des médiocres, et où les
intelligents se dévorent, en attendant de se vendre.  Lui, était
d'une intelligence très vive, très déliée, honnête même, ayant
l'amour de son métier, grisé de sa toute-puissance, qui le
faisait, dans son cabinet de juge, maître absolu de la liberté
des autres.  Son intérêt seul corrigeait sa passion, il avait un
si cuisant désir d'être décoré et de passer à Paris, qu'après
s'être laissé emporter, au premier jour de l'instruction, par son
amour de la vérité, il avançait maintenant avec une extrême
prudence, en devinant de toutes parts des fondrières, dans
lesquelles son avenir pouvait sombrer.

Il faut dire que M. Denizet était prévenu, car, dès le
commencement de son enquête, un ami lui avait conseillé de se
rendre à Paris, au ministère de la justice.  Là, il avait
longuement causé avec le secrétaire général, M. Camy-Lamotte,
personnage considérable, ayant la haute main sur le personnel,
chargé des nominations, en continuel rapport avec les Tuileries.
C'était un bel homme, parti comme lui substitut, mais que ses
relations et sa femme avaient fait nommer député et grand
officier de la Légion d'honneur.  L'affaire lui était arrivée
naturellement entre les mains, le procureur impérial de Rouen,
inquiet de ce drame louche où un ancien magistrat se trouvait
être la victime, ayant pris la précaution d'en référer au
ministre, qui s'était déchargé à son tour sur son secrétaire
général.  Et, ici, il y avait eu une rencontre: M. Camy-Lamotte
était justement un ancien condisciple du président Grandmorin,
plus jeune de quelques années, resté avec lui sur un pied
d'amitié si étroite, qu'il le connaissait à fond, jusque dans ses
vices.  Aussi parlait-il de la mort tragique de son ami avec une
affliction profonde, et il n'avait entretenu M. Denizet que de
son désir ardent d'atteindre le coupable.  Mais il ne cachait pas
que les Tuileries se désolaient de tout ce bruit disproportionné,
il s'était permis de lui recommander beaucoup de tact.  En somme,
le juge avait compris qu'il ferait bien de ne pas se hâter, de ne
rien risquer sans approbation préalable.  Même il était revenu à
Rouen avec la certitude que, de son côté, le secrétaire général
avait lancé des agents, désireux d'instruire l'affaire, lui
aussi.  On voulait connaître la vérité, pour la cacher mieux,
s'il était nécessaire.

Cependant, des jours se passèrent, et M. Denizet, malgré son
effort de patience, s'irritait des plaisanteries de la presse.
Puis, le policier reparaissait, le nez au vent, comme un bon
chien.  Il était emporté par le besoin de trouver la vraie piste,
par la gloire d'être le premier à l'avoir flairée, quitte à
l'abandonner, si on lui en donnait l'ordre.  Et, tout en
attendant du ministère une lettre, un conseil, un simple signe,
qui tardait à venir, il s'était remis activement à son
instruction.  Sur deux ou trois arrestations déjà faites, aucune
n'avait pu être maintenue.  Mais, brusquement, l'ouverture du
testament du président Grandmorin réveilla en lui un soupçon,
dont il s'était senti effleuré dès les premières heures: la
culpabilité possible des Roubaud.  Ce testament, encombré de legs
étranges, en contenait un par lequel Séverine était instituée
légataire de la maison située au lieu dit la Croix-de-Maufras.

Dès lors, le mobile du meurtre, vainement cherché jusque-là,
était trouvé: les Roubaud, connaissant le legs, avaient pu
assassiner leur bienfaiteur pour entrer en jouissance immédiate.
Cela le hantait d'autant plus, que M. Camy-Lamotte avait parlé
singulièrement de madame Roubaud, comme l'ayant connue autrefois
chez le président, lorsqu'elle était jeune fille.  Seulement, que
d'invraisemblances, que d'impossibilités matérielles et morales!
Depuis qu'il dirigeait ses recherches dans ce sens, il butait à
chaque pas contre des faits qui déroutaient sa conception d'une
enquête judiciaire classiquement menée.  Rien ne s'éclairait, la
grande clarté centrale, la cause première, illuminant tout,
manquait.

Une autre piste existait bien, que M. Denizet n'avait pas perdue
de vue, la piste fournie par Roubaud lui-même, celle de l'homme
qui, grâce à la bousculade du départ, pouvait être monté dans le
coupé.  C'était le fameux assassin introuvable, légendaire, dont
tous les journaux de l'opposition ricanaient.  L'effort de
l'instruction avait d'abord porté sur le signalement de cet
homme, à Rouen d'où il était parti, à Barentin où il devait être
descendu; mais il n'en était rien résulté de précis, certains
témoins niaient même la possibilité du coupé réservé pris
d'assaut, d'autres donnaient les renseignements les plus
contradictoires.  Et la piste ne semblait devoir mener à rien de
bon, lorsque le juge, en interrogeant le garde-barrière Misard,
tomba sans le vouloir sur la dramatique aventure de Cabuche et de
Louisette, cette enfant qui, violentée par le président, serait
allée mourir chez son bon ami.  Ce fut pour lui le coup de
foudre, d'un bloc l'acte d'accusation classique se formula dans
sa tête.  Tout s'y trouvait, des menaces de mort proférées par le
carrier contre la victime, des antécédents déplorables, un alibi
invoqué maladroitement, impossible à prouver.  En secret, dans
une minute d'inspiration énergique, il avait fait, la veille,
enlever Cabuche de la petite maison qu'il occupait au fond des
bois, sorte de tanière perdue, où l'on avait trouvé un pantalon
taché de sang.  Et, tout en se défendant encore contre la
conviction qui l'envahissait, tout en se promettant de ne pas
lâcher l'hypothèse des Roubaud, il exultait à l'idée que lui seul
avait eu le nez assez fin pour découvrir l'assassin véritable.
C'était dans le but de se faire une certitude qu'il avait mandé,
ce jour-là, à son cabinet, plusieurs des témoins déjà entendus,
au lendemain du crime.

Le cabinet du juge d'instruction se trouvait, du côté de la rue
Jeanne-d'Arc, dans le vieux bâtiment délabré, collé au flanc de
l'ancien palais des ducs de Normandie, transformé aujourd'hui en
Palais de Justice, qu'il déshonorait.  Cette grande pièce triste,
située au rez-de-chaussée, était éclairée d'un jour si blafard,
qu'il fallait y allumer une lampe, dès trois heures, en hiver.
Tendue d'un ancien papier vert décoloré, elle avait pour tout
ameublement deux fauteuils, quatre chaises, le bureau du juge, la
petite table du greffier; et, sur la cheminée froide, deux coupes
de bronze flanquaient une pendule de marbre noir.  Derrière le
bureau, une porte conduisait à une seconde pièce, dans laquelle
le juge cachait parfois les personnes qu'il voulait garder à sa
disposition; tandis que la porte d'entrée s'ouvrait directement
sur le large couloir, garni de banquettes, où attendaient les
témoins.

Dès une heure et demie, bien que la citation ne fût que pour deux
heures, les Roubaud étaient là.  Ils arrivaient du Havre, ils
avaient à peine pris le temps de déjeuner, dans un petit
restaurant de la Grande-Rue.  Tous les deux vêtus de noir, lui en
redingote, elle en robe de soie, comme une dame, gardaient la
gravité un peu lasse et chagrine d'un ménage qui a perdu un
parent.  Elle s'était assise sur une banquette, immobile, sans
une parole, pendant que, resté debout, les mains derrière le dos,
il se promenait à pas lents devant elle.  Mais, à chaque retour,
leurs regards se rencontraient, et leur anxiété cachée passait
alors, ainsi qu'une ombre, sur leurs faces muettes.  Bien qu'il
les eût comblés de joie, le legs de la Croix-de-Maufras venait de
raviver leurs craintes; car la famille du président, sa fille
surtout, outrée des donations étranges, si nombreuses qu'elles
atteignaient la moitié de la fortune totale, parlait d'attaquer
le testament; et madame de Lachesnaye, poussée par son mari, se
montrait particulièrement dure contre son ancienne amie Séverine,
qu'elle chargeait des soupçons les plus graves.  D'autre part, la
pensée d'une preuve, à laquelle Roubaud n'avait pas songé
d'abord, le hantait maintenant d'une peur continue: la lettre
qu'il avait fait écrire à sa femme afin de décider Grandmorin à
partir, cette lettre qu'on allait retrouver, si celui-ci ne
l'avait pas détruite, et dont on pouvait reconnaître l'écriture.
Heureusement, les jours passaient, rien ne s'était encore
produit, la lettre devait avoir été déchirée.  Chaque citation
nouvelle, au cabinet du juge d'instruction, n'en demeurait pas
moins, pour le ménage, une cause de sueurs froides, sous leur
correcte attitude d'héritiers et de témoins.

Deux heures sonnèrent.  Jacques parut à son tour.  Lui, arrivait
de Paris.  Tout de suite, Roubaud s'avança, la main tendue, très
expansif.

--Ah!  vous aussi, on vous a dérangé...  Hein!  est-ce ennuyeux,
cette triste affaire qui n'en finit pas!

Jacques, en apercevant Séverine, toujours assise, immobile,
venait de s'arrêter net.  Depuis trois semaines, tous les deux
jours, à chacun de ses voyages au Havre, le sous-chef le comblait
de prévenances.  Même, une fois, il avait dû accepter à déjeuner.
Et, près de la jeune femme, il s'était senti frémir de son
frisson, dans un trouble croissant.  Allait-il donc la vouloir
aussi, celle-là?  Son coeur battait, ses mains brûlaient, à voir
seulement la ligne blanche de son cou, autour de l'échancrure du
corsage.  Aussi était-il désormais fermement résolu à la fuir.

--Et, reprit Roubaud, que dit-on de l'affaire, à Paris?  Rien de
nouveau, n'est-ce pas?  Voyez-vous, on ne sait rien, on ne saura
jamais rien...  Venez donc dire bonjour à ma femme.

Il l'entraîna, il fallut que Jacques s'approchât, saluât
Séverine, gênée, souriante de son air d'enfant peureux.  Il
s'efforçait de causer de choses indifférentes, sous les regards
du mari et de la femme qui ne le quittaient pas, comme s'ils
avaient tâché de lire, au-delà même de sa pensée, dans les
songeries vagues où lui-même hésitait à descendre.  Pourquoi
était-il si froid?  pourquoi semblait-il chercher à les éviter?
Est-ce que ses souvenirs se réveillaient, est-ce que c'était pour
les confronter avec lui qu'on les avait rappelés?  Cet unique
témoin qu'ils redoutaient, ils auraient voulu le conquérir, se
l'attacher par des liens d'une fraternité si étroite, qu'il ne
trouvât plus le courage de parler contre eux.

Ce fut le sous-chef, torturé, qui revint à l'affaire.

--Alors, vous ne vous doutez pas pour quelle raison on nous cite?
Hein!  peut-être y a-t-il du nouveau?

Jacques eut un geste d'indifférence.

--Un bruit circulait tout à l'heure, à la gare, lorsque je suis
arrivé.  On parlait d'une arrestation.

Les Roubaud s'étonnèrent, très agités, très perplexes.  Comment,
une arrestation?  personne ne leur en avait soufflé mot!  Une
arrestation faite, ou une arrestation à faire?  Ils l'accablaient
de questions, mais il n'en savait pas davantage.

A ce moment, dans le couloir, un bruit de pas éveilla l'attention
de Séverine.

--Voici Berthe et son mari, murmura-t-elle.

C'étaient, en effet, les Lachesnaye.  Ils passèrent très raides
devant les Roubaud, la jeune femme n'eut pas même un regard pour
son ancienne camarade.  Et un huissier les introduisit tout de
suite dans le cabinet du juge d'instruction.

--Ah bien!  Il faut nous armer de patience, dit Roubaud.  Nous
sommes là pour deux bonnes heures...  Asseyez-vous donc!

Lui-même venait de se placer à gauche de Séverine, et de la main
il invitait Jacques à se mettre de l'autre côté, près d'elle.
Celui-ci resta debout un instant encore.  Puis, comme elle le
regardait de son air doux et craintif, il se laissa aller sur la
banquette.  Elle était très frêle entre eux, il la sentait d'une
tendresse soumise; et la tiédeur légère qui émanait de cette
femme, pendant leur longue attente, l'engourdissait lentement,
tout entier.

Dans le cabinet de M. Denizet, les interrogatoires allaient
commencer.  Déjà l'instruction avait fourni la matière d'un
dossier énorme, plusieurs liasses de papiers, revêtues de
chemises bleues.  On s'était efforcé de suivre la victime depuis
son départ de Paris.  M. Vandorpe, le chef de gare, avait déposé
sur le départ de l'express de six heures trente, la voiture 293
ajoutée au dernier moment, les quelques paroles échangées avec
Roubaud, monté dans son compartiment un peu avant l'arrivée du
président Grandmorin, enfin l'installation de celui-ci dans son
coupé, où il était certainement seul.  Puis, le conducteur du
train, Henri Dauvergne, interrogé sur ce qui s'était passé à
Rouen, pendant l'arrêt de dix minutes, n'avait pu rien affirmer.
Il avait vu les Roubaud causant, devant le coupé, et il croyait
bien qu'ils étaient retournés dans leur compartiment, dont un
surveillant aurait refermé la portière; mais cela restait vague,
au milieu des poussées de la foule et des demi-ténèbres de la
gare.  Quant à se prononcer si un homme, le fameux assassin
introuvable, avait pu se jeter dans le coupé, au moment de la
mise en marche, il croyait l'aventure peu vraisemblable, tout en
en admettant la possibilité; car elle s'était, à sa connaissance,
déjà produite deux fois.  D'autres employés du personnel de
Rouen, questionnés aussi sur les mêmes points, au lieu d'apporter
quelque lumière, n'avaient guère qu'embrouillé les choses, par
leurs réponses contradictoires.  Cependant, un fait prouvé,
c'était la poignée de main donnée par Roubaud, de l'intérieur du
wagon, au chef de gare de Barentin, monté sur le marchepied: ce
chef de gare, M. Bessière, l'avait formellement reconnu comme
exact, et il avait ajouté que son collègue était seul avec sa
femme, qui, couchée à demi, paraissait dormir tranquillement.
D'autre part, on était allé jusqu'à rechercher les voyageurs,
partis de Paris dans le même compartiment que les Roubaud.  La
grosse dame et le gros monsieur, arrivés tard, à la dernière
minute, des bourgeois de Petit-Couronne, avaient déclaré que,
s'étant assoupis tout de suite, ils ne pouvaient rien dire; et
quant à la femme noire, muette en son coin, elle s'était dissipée
comme une ombre, il avait été absolument impossible de la
retrouver.  Enfin, c'était d'autres témoins encore, le fretin,
ceux qui avaient servi à établir l'identité des voyageurs
descendus ce soir-là à Barentin, l'homme devant s'être arrêté là:
on avait compté les billets, on était arrivé à connaître tous les
voyageurs, sauf un, justement un grand gaillard, la tête
enveloppée d'un mouchoir bleu, que les uns disaient vêtu d'un
paletot et les autres d'une blouse.  Rien que sur cet homme,
disparu, évanoui ainsi qu'un rêve, il y avait au dossier trois
cent dix pièces, d'une confusion telle, que chaque témoignage y
était démenti par un autre.

Et le dossier se compliquait encore des pièces judiciaires: le
procès-verbal de constat rédigé par le greffier que le procureur
impérial et le juge d'instruction avaient emmené sur le théâtre
du crime, toute une volumineuse description de l'endroit de la
voie ferrée où la victime gisait, de la position du corps, du
costume, des objets trouvés dans les poches, ayant permis
d'établir l'identité; le procès-verbal du médecin, amené
également, une pièce où, en termes scientifiques, était
longuement décrite la plaie de la gorge, l'unique plaie, une
affreuse entaille faite avec un instrument tranchant, un couteau
sans doute; d'autres procès-verbaux encore, d'autres documents
sur le transport du cadavre à l'hôpital de Rouen, sur le temps
qu'il y était resté, avant que sa décomposition remarquablement
prompte eût forcé l'autorité à le rendre à la famille.  Mais, de
ce nouvel amas de paperasses, demeuraient seulement deux ou trois
points importants.  D'abord, dans les poches, on n'avait retrouvé
ni la montre, ni un petit portefeuille, où devaient être dix
billets de mille francs, somme due par le président Grandmorin à
sa soeur, madame Bonnehon, et que celle-ci attendait.  Il aurait
donc semblé que le crime avait eu le vol pour mobile, si d'autre
part une bague, ornée d'un gros brillant, n'était restée au
doigt.  De là encore toute une série d'hypothèses.  On n'avait
malheureusement pas les numéros des billets de banque; mais la
montre était connue, une montre très forte, à remontoir, portant
sur le boîtier les deux initiales entrelacées du président et
dans l'intérieur un chiffre de fabrication, le numéro 2516.
Enfin, l'arme, le couteau dont l'assassin s'était servi, avait
donné lieu à des recherches considérables, le long de la voie,
parmi les broussailles environnantes, partout où il aurait pu
être jeté; mais elles étaient demeurées inutiles, l'assassin
devait avoir caché le couteau, dans le même trou que les billets
et la montre.  On avait seulement ramassé, à une centaine de
mètres avant la station de Barentin, la couverture de voyage de
la victime, abandonnée là, comme un objet compromettant; et elle
figurait parmi les pièces à conviction.

Lorsque les Lachesnaye entrèrent, M. Denizet, debout devant son
bureau, relisait un des premiers interrogatoires, que son
greffier venait de chercher dans le dossier.  C'était un homme
petit et assez fort, entièrement rasé, grisonnant déjà.  Les
joues épaisses, le menton carré, le nez large, avaient une
immobilité blême, qu'augmentaient encore les paupières lourdes,
retombant à demi sur de gros yeux clairs.  Mais toute la
sagacité, toute l'adresse qu'il croyait avoir, s'étaient
réfugiées dans la bouche, une de ces bouches de comédien jouant
leurs sentiments à la ville, d'une mobilité extrême, et qui
s'amincissait, dans les minutes où il devenait très fin.  La
finesse le perdait le plus souvent, il était trop perspicace, il
rusait trop avec la vérité simple et bonne, d'après un idéal de
métier, s'étant fait de sa fonction un type d'anatomiste moral,
doué de seconde vue, extrêmement spirituel.  D'ailleurs, il
n'était pas non plus un sot.

Tout de suite, il se montra aimable pour madame de Lachesnaye,
car il y avait encore en lui un magistrat mondain, fréquentant la
société de Rouen et des environs.

--Madame, veuillez vous asseoir.

Et il avança lui-même un siège à la jeune femme, une blonde
chétive, l'air désagréable et laide, dans ses vêtements de deuil.
Mais il fut simplement poli, de mine un peu rogue même, pour
M. de Lachesnaye, blond lui aussi et malingre; car ce petit
homme, conseiller à la cour dès l'âge de trente-six ans, décoré,
grâce à l'influence de son beau-père et aux services que son
père, également magistrat, avait rendus autrefois dans les
commissions mixtes, représentait à ses yeux la magistrature de
faveur, la magistrature riche, les médiocres qui s'installaient,
certains d'un chemin rapide par leur parenté et leur fortune;
tandis que lui, pauvre, sans protection, se trouvait réduit à
tendre l'éternelle échine du solliciteur, sous la pierre sans
cesse retombante de l'avancement.  Aussi n'était-il pas fâché de
lui faire sentir, dans ce cabinet, sa toute-puissance, l'absolu
pouvoir qu'il avait sur la liberté de tous, au point de changer
d'un mot un témoin en prévenu, et de procéder à son arrestation
immédiate, si la fantaisie l'en prenait.

--Madame, continua-t-il, vous me pardonnerez d'avoir encore à
vous torturer avec cette douloureuse histoire.  Je sais que vous
souhaitez aussi vivement que nous de voir la clarté se faire et
le coupable expier son crime.

D'un signe, il prévint le greffier, un grand garçon jaune, à la
figure osseuse, et l'interrogatoire commença.

Mais, dès les premières questions posées à sa femme, M. de
Lachesnaye, qui s'était assis, voyant qu'on ne l'en priait pas,
s'efforça de se substituer à elle.  Il en vint à exhaler toute
son amertume contre le testament de son beau-père.  Comprenait-on
cela?  des legs si nombreux, si importants, qu'ils atteignaient
presque la moitié de la fortune, une fortune de trois millions
sept cent mille francs!  Et à des personnes qu'on ne connaissait
pas pour la plupart, à des femmes de toutes les classes!  Il y
avait jusqu'à une petite marchande de violettes, installée sous
une porte de la rue du Rocher.  C'était inacceptable, il
attendait que l'instruction criminelle fût finie, pour voir s'il
n'y aurait pas moyen de faire casser ce testament immoral.

Pendant qu'il se désolait ainsi, les dents serrées, montrant le
sot qu'il était, le provincial à passions têtues, enfoncé dans
l'avarice, M. Denizet le regardait de ses gros yeux clairs, à
demi cachés, et sa bouche fine exprimait un dédain jaloux, pour
cet impuissant que deux millions ne satisfaisaient pas, et qu'il
verrait sans doute un jour sous la pourpre suprême, grâce à tout
cet argent.

--Je crois, monsieur, que vous auriez tort, dit-il enfin.  Le
testament ne pourrait être attaqué que si le total des legs
dépassait la moitié de la fortune, et ce n'est pas le cas.

Puis, se tournant vers son greffier:

--Dites donc, Laurent, vous n'écrivez pas tout ceci, je pense.

D'un faible sourire, celui-ci le rassura, en homme qui savait
comprendre.

--Mais, enfin, reprit M. de Lachesnaye plus aigrement, on ne
s'imagine pas, j'espère, que je vais laisser la Croix-de-Maufras
à ces Roubaud.  Un cadeau pareil à la fille d'un domestique!  Et
pourquoi, à quel titre?  Puis, s'il est prouvé qu'ils ont trempé
dans le crime...

M. Denizet revint à l'affaire.

--Vraiment, le croyez-vous?

--Dame!  s'ils avaient connaissance du testament, leur intérêt à
la mort de notre pauvre père est démontré...  Remarquez, en
outre, qu'ils ont été les derniers à causer avec lui...

Enfin, tout cela semble bien louche.

Impatienté, dérangé dans sa nouvelle hypothèse, le juge se tourna
vers Berthe.

--Et vous madame, pensez-vous votre ancienne amie capable d'un
tel crime?

Avant de répondre, elle regarda son mari.  En quelques mois de
ménage, leur mauvaise grâce, leur sécheresse à tous deux
s'étaient communiquées et exagérées.  Ils se gâtaient ensemble,
c'était lui qui l'avait jetée sur Séverine, au point que, pour
ravoir la maison, elle l'aurait fait arrêter sur l'heure

--Mon Dieu!  monsieur, finit-elle par dire, la personne dont vous
parlez avait de très mauvais instincts, étant petite.

--Quoi donc?  l'accusez-vous de s'être mal conduite à Doinville?

--Oh!  non, monsieur, mon père ne l'aurait pas gardée.

Dans ce cri, se révoltait la pruderie de la bourgeoise honnête,
qui n'aurait jamais une faute à se reprocher, et qui mettait sa
gloire à être une des vertus les plus incontestables de Rouen,
saluée et reçue partout.

--Seulement, continua-t-elle, quand il y a des habitudes de
légèreté et de dissipation...  Enfin, monsieur, bien des choses
que je n'aurais pas crues possibles, me paraissent certaines
aujourd'hui.

De nouveau, M. Denizet eut un mouvement d'impatience.  Il n'était
plus du tout sur cette piste, et quiconque y demeurait devenait
son adversaire, lui semblait s'attaquer à la sûreté de son
intelligence.

--Voyons, pourtant, il faut raisonner, s'écria-t-il.  Des gens
comme les Roubaud ne tuent pas un homme comme votre père, pour
hériter plus vite; ou, tout au moins, il y aurait des indices de
leur hâte, je trouverais ailleurs des traces de cette âpreté à
posséder et à jouir.  Non, le mobile ne suffit point, il faudrait
en découvrir un autre, et il n'y a rien, vous n'apportez rien
vous-mêmes...  Puis, rétablissez les faits, ne constatez-vous pas
des impossibilités matérielles?  Personne n'a vu les Roubaud
monter dans le coupé, un employé croit même pouvoir affirmer
qu'ils sont retournés dans leur compartiment.  Et, puisqu'ils y
étaient pour sûr à Barentin, il serait nécessaire d'admettre un
va-et-vient de leur wagon à celui du président, dont les
séparaient trois autres voitures, cela pendant les quelques
minutes du trajet, lorsque le train était lancé à toute vitesse.
Est-ce vraisemblable?  j'ai questionné des mécaniciens, des
conducteurs.  Tous m'ont dit qu'une grande habitude seule pouvait
donner assez de sang-froid et d'énergie...  La femme n'en aurait
pas été en tout cas, le mari se serait risqué sans elle; et pour
quoi faire, pour tuer un protecteur qui venait de les tirer d'un
embarras grave?  Non, non, décidément!  l'hypothèse ne tient pas
debout, il faut chercher ailleurs...  Ah!  un homme qui serait
monté à Rouen et descendu à la première station, qui aurait
récemment prononcé des menaces de mort contre la victime...

Dans sa passion, il arrivait à son système nouveau, il allait
trop en dire, lorsque la porte, en s'entrouvrant, laissa passer
la tête de l'huissier.  Mais, avant que celui-ci eût prononcé un
mot, une main gantée acheva d'ouvrir la porte toute grande; et
une dame blonde entra, vêtue d'un deuil très élégant, encore
belle à cinquante ans passés, d'une beauté opulente et forte de
déesse vieillie.

--C'est moi, mon cher juge.  Je suis en retard, et vous
m'excuserez, n'est-ce pas?  Les chemins sont impraticables, les
trois lieues de Doinville à Rouen en faisaient bien six
aujourd'hui.

Galamment, M. Denizet s'était levé.

--Votre santé est bonne, madame, depuis dimanche dernier?

--Très bonne...  Et vous, mon cher juge, vous êtes-vous remis de
la peur que mon cocher vous a faite?  Ce garçon m'a raconté qu'il
avait failli verser en vous ramenant, à deux kilomètres à peine
du château.

--Oh!  une simple secousse, je ne m'en souvenais déjà plus...
Asseyez-vous donc, et comme je le disais tout à l'heure à madame
de Lachesnaye, pardonnez-moi de réveiller votre douleur, avec
cette épouvantable affaire.

--Mon Dieu!  puisqu'il le faut...  Bonjour, Berthe!  bonjour,
Lachesnaye!

C'était madame Bonnehon, la soeur de la victime.  Elle avait
embrassé sa nièce et serré la main du mari.  Veuve, depuis l'âge
de trente ans, d'un manufacturier qui lui avait apporté une
grosse fortune, déjà fort riche par elle-même, ayant eu dans le
partage avec son frère le domaine de Doinville, elle avait mené
une existence aimable, toute pleine, disait-on, de coups de
coeur, mais si correcte et si franche d'apparence, qu'elle était
restée l'arbitre de la société rouennaise.  Par occasion et par
goût, elle avait aimé dans la magistrature, recevant au château,
depuis vingt-cinq ans, le monde judiciaire, tout ce monde du
Palais que ses voitures amenaient de Rouen et y ramenaient, dans
une continuelle fête.  Aujourd'hui, elle n'était point calmée
encore, on lui prêtait une tendresse maternelle pour un jeune
substitut, le fils d'un conseiller à la cour, M. Chaumette: elle
travaillait à l'avancement du fils, elle comblait le père
d'invitations et de prévenances.  Et elle avait gardé aussi un
bon ami des temps anciens, un conseiller également, un
célibataire, M. Desbazeilles, la gloire littéraire de la cour de
Rouen, dont on citait des sonnets finement tournés.  Pendant des
années, il avait eu sa chambre à Doinville.  Maintenant, bien
qu'il eût dépassé la soixantaine, il y venait dîner toujours, en
vieux camarade, auquel ses rhumatismes ne permettaient plus que
le souvenir.  Elle conservait ainsi sa royauté par sa bonne
grâce, malgré la vieillesse menaçante, et personne ne songeait à
la lui disputer, elle n'avait senti une rivale que pendant le
dernier hiver, chez madame Leboucq, la femme d'un conseiller
encore, une grande brune de trente-quatre ans, vraiment très
bien, où la magistrature commençait à aller beaucoup.  Cela, dans
son enjouement habituel, lui donnait une pointe de mélancolie.

--Alors, madame, si vous le permettez, reprit M. Denizet, je vais
vous poser quelques questions.

L'interrogatoire des Lachesnaye était terminé, mais il ne les
congédiait pas: son cabinet si morne, si froid, tournait au salon
mondain.  Le greffier, flegmatique, se prépara de nouveau à
écrire.

--Un témoin a parlé d'une dépêche que votre frère aurait reçue,
l'appelant tout de suite à Doinville...  Nous n'avons pas trouvé
trace de cette dépêche.  Lui auriez-vous écrit, vous, madame?

Madame Bonnehon, très à l'aise, souriante, se mit à répondre sur
le ton d'une amicale causerie.

--Je n'ai pas écrit à mon frère, je l'attendais, je savais qu'il
devait venir, mais sans qu'une date fût fixée.  D'habitude, il
tombait de la sorte, et presque toujours par un train de nuit.
Comme il habitait un pavillon isolé dans le parc, ouvrant sur une
ruelle déserte, nous ne l'entendions même pas arriver.  Il louait
à Barentin une voiture, il ne se montrait que le lendemain, fort
tard parfois dans la journée, ainsi qu'un voisin en visite,
installé chez lui depuis longtemps...  Si, cette fois-là, je
l'attendais, c'était qu'il devait m'apporter une somme de dix
mille francs, un règlement de compte entre nous.  Il avait
certainement les dix mille francs sur lui.

C'est pourquoi j'ai toujours cru qu'on l'avait tué pour le voler,
simplement.

Le juge laissa régner un court silence; puis, la regardant en
face:

--Qu'est-ce que vous pensez de madame Roubaud et de son mari?

Elle eut un vif mouvement de protestation.

--Ah!  non, mon cher monsieur Denizet, vous n'allez pas encore
vous égarer sur le compte de ces braves gens...  Séverine était
une bonne petite fille, très douce, très docile même, et
délicieuse avec ça, ce qui ne gâte rien.  Je pense, puisque vous
tenez à ce que je le répète, qu'elle et son mari sont incapables
d'une mauvaise action.

Il l'approuvait de la tête, il triomphait, en jetant un coup
d'oeil vers madame de Lachesnaye.  Celle-ci, piquée, se permit
d'intervenir.

--Ma tante, je vous trouve bien facile.

Alors, madame Bonnehon se soulagea, avec son franc-parler
ordinaire.

--Laisse donc, Berthe, nous ne nous entendrons jamais là-dessus.
Elle était gaie, elle aimait à rire, et elle avait bien raison...
Je sais parfaitement ce que ton mari et toi vous pensez.  Mais,
en vérité, il faut que l'intérêt vous trouble la tête, pour que
vous vous étonniez si fort de ce legs de la Croix-de-Maufras,
fait par ton père à la bonne Séverine...  Il l'avait élevée, il
l'avait dotée, il était tout naturel qu'il la mît sur son
testament.  Ne la considérait-il pas un peu comme sa fille,
voyons!...  Ah!  ma chère, l'argent compte pour si peu de chose
dans le bonheur!

Elle, en effet, ayant toujours été très riche, se montrait d'un
désintéressement absolu.  Même, par un raffinement de belle femme
adorée, elle affectait de mettre l'unique raison de vivre dans la
beauté et dans l'amour.

--C'est Roubaud qui a parlé de la dépêche, fit remarquer
sèchement M. de Lachesnaye.  S'il n'y a pas eu de dépêche, le
président n'a pas pu lui dire qu'il en avait reçu une.  Pourquoi
Roubaud a-t-il menti?

--Mais, s'écria M. Denizet, se passionnant, le président peut
très bien avoir inventé cette dépêche, pour expliquer son départ
subit aux Roubaud.  Selon leur propre témoignage, il ne devait
partir que le lendemain; et, comme il se trouvait dans le même
train qu'eux, il avait besoin d'une raison quelconque, s'il ne
voulait pas leur apprendre la raison vraie, que nous ignorons
tous, d'ailleurs...  Cela n'a pas d'importance, cela ne mène à
rien.

Un nouveau silence se fit.  Quand le juge continua, il était très
calme, il se montra plein de précautions.

--A présent, madame, j'aborde un sujet particulièrement délicat,
et je vous prie d'excuser la nature de mes questions.  Personne
plus que moi ne respecte la mémoire de votre frère...  Des bruits
couraient, n'est-ce pas?  on lui donnait des maîtresses.

Madame Bonnehon s'était remise à sourire, avec son infinie
tolérance.

--Oh!  cher monsieur, à son âge!...  Mon frère a été veuf de
bonne heure, je ne me suis jamais cru le droit de trouver mauvais
ce que lui-même trouvait bon.  Il a donc vécu à sa guise, sans
que je me mêle en rien de son existence.  Ce que je sais, c'est
qu'il gardait son rang, et qu'il est resté jusqu'au bout un homme
du meilleur monde.

Berthe, suffoquée que, devant elle, on parlât des maîtresses de
son père, avait baissé les yeux; pendant que son mari, aussi gêné
qu'elle, était allé se planter devant la fenêtre, tournant le
dos.

--Pardonnez-moi, si j'insiste, dit M. Denizet.  N'y a-t-il pas eu
une histoire, avec une jeune femme de chambre, chez vous?

--Ah!  oui, Louisette...  Mais, cher monsieur, c'était une petite
vicieuse qui, à quatorze ans, avait des rapports avec un repris
de justice.  On a voulu exploiter sa mort contre mon frère.
C'est une indignité, je vais vous raconter ça.

Sans doute elle était de bonne foi.  Bien qu'elle sût à quoi s'en
tenir sur les moeurs du président, et que sa mort tragique ne
l'eût pas surprise, elle sentait le besoin de défendre la haute
situation de la famille.  D'ailleurs, dans cette malheureuse
histoire de Louisette, si elle le croyait très capable d'avoir
voulu la petite, elle était convaincue également de la débauche
précoce de celle-ci.

--Imaginez-vous une gamine, oh!  si petite, si délicate, blonde
et rose comme un petit ange, et douce avec ça, d'une douceur de
sainte nitouche à lui donner le bon Dieu sans confession...  Eh
bien, elle n'avait pas quatorze ans qu'elle était la bonne amie
d'une sorte de brute, un carrier du nom de Cabuche, qui venait de
faire cinq ans de prison, pour avoir tué un homme dans un
cabaret.  Ce garçon vivait à l'état sauvage, sur la lisière de la
forêt de Bécourt, où son père, mort de chagrin, lui avait laissé
une masure faite de troncs d'arbres et de terre.  Il s'entêtait à
y exploiter un coin des carrières abandonnées, qui autrefois, je
crois bien, ont fourni la moitié des pierres dont Rouen est bâti.
Et c'était au fond de ce terrier que la petite allait retrouver
son loup-garou, dont tout le pays avait une si grosse peur, qu'il
vivait absolument seul, comme un pestiféré.  Souvent, on les
rencontrait ensemble, rôdant par les bois, se tenant par la main,
elle si mignonne, lui énorme et bestial.  Enfin, une débauche à
ne pas croire...  Naturellement, je n'ai connu ces choses que
plus tard.  J'avais pris Louisette chez moi presque par charité,
pour faire une bonne oeuvre.  Sa famille, ces Misard, que je
savais pauvres, s'étaient bien gardés de me dire qu'ils avaient
roué de coups l'enfant, sans pouvoir l'empêcher de courir chez
son Cabuche, dès qu'une porte restait ouverte...  Et c'est alors
que l'accident est arrivé.  Mon frère, à Doinville, n'avait pas
de serviteurs à lui.  Louisette et une autre femme faisaient le
ménage du pavillon écarté qu'il occupait.  Un matin qu'elle s'y
était rendue seule, elle disparut.  Pour moi, elle préméditait sa
fuite depuis longtemps, peut-être son amant l'attendait-il et
l'avait-il emmenée...  Mais l'épouvantable, ce fut que, cinq
jours après, le bruit de la mort de Louisette courait, avec des
détails sur un viol, tenté par mon frère, dans des circonstances
si monstrueuses, que l'enfant, affolée, était allée chez Cabuche,
disait-on, mourir d'une fièvre cérébrale.  Que s'était-il passé?
tant de versions ont circulé, qu'il est difficile de le dire.  Je
crois pour ma part que Louisette, morte réellement d'une mauvaise
fièvre, car un médecin l'a constaté, a succombé à quelque
imprudence, des nuits à la belle étoile, des vagabondages dans
les marais...  N'est-ce pas?  mon cher monsieur, vous ne voyez
pas mon frère supplicier cette gamine.  C'est odieux, c'est
impossible.

Pendant ce récit, M. Denizet avait écouté attentivement, sans
approuver ni désapprouver.  Et madame Bonnehon eut un léger
embarras à finir; puis, se décidant:

--Mon Dieu!  je ne dis point que mon frère n'ait pas voulu
plaisanter avec elle.  Il aimait la jeunesse, il était très gai,
sous son apparence rigide.  Enfin, mettons qu'il l'ait embrassée.

Sur ce mot, il y eut une révolte pudique des Lachesnaye.

--Oh!  ma tante, ma tante!

Mais elle haussa les épaules: pourquoi mentir à la justice?

--Il l'a embrassée, chatouillée peut-être.  Il n'y a pas de crime
là-dedans...  Et ce qui me fait admettre cela, c'est que
l'invention ne vient pas du carrier.  Louisette doit être la
menteuse, la vicieuse qui a grossi les choses pour se faire
peut-être garder par son amant, de façon que celui-ci, une brute,
je vous l'ai dit, a fini de bonne foi par s'imaginer qu'on lui
avait tué sa maîtresse...  Il était réellement fou de rage, il
répétait dans tous les cabarets que, si le président lui tombait
sous les mains, il le saignerait comme un cochon...

Le juge, silencieux jusque-là, l'interrompit vivement.

--Il a dit cela, des témoins pourront-ils l'affirmer?

--Oh!  cher monsieur, vous en trouverez tant que vous voudrez...
Enfin, une bien triste affaire, nous avons eu beaucoup d'ennuis.
Heureusement que la situation de mon frère le mettait au-dessus
de tout soupçon.

Madame Bonnehon venait de comprendre quelle piste nouvelle
suivait M. Denizet; et elle en était assez inquiète, elle préféra
ne pas s'engager davantage, en le questionnant à son tour.  Il
s'était levé, il dit qu'il ne voulait pas abuser plus longtemps
de la douloureuse complaisance de la famille.  Sur son ordre, le
greffier lut les interrogatoires, avant de les faire signer aux
témoins.  Ils étaient d'une correction parfaite, ces
interrogatoires, si bien épluchés des mots inutiles et
compromettants, que Mme Bonnehon, la plume à la main, eut un coup
d'oeil de surprise bienveillante sur ce Laurent, blême, osseux,
qu'elle n'avait pas regardé encore.

Puis, comme le juge l'accompagnait, ainsi que son neveu et sa
nièce, jusqu'à la porte, elle lui serra les mains.

--A bientôt, n'est-ce pas?  Vous savez qu'on vous attend toujours
à Doinville...  Et merci, vous êtes un de mes derniers fidèles.

Son sourire s'était voilé de mélancolie, tandis que sa nièce,
sèche, sortie la première, n'avait eu qu'une légère salutation.

Quand il fut seul, M. Denizet respira une minute.  Il s'était
arrêté, debout, réfléchissant.  Pour lui, l'affaire devenait
claire, il y avait eu certainement violence de la part de
Grandmorin, dont la réputation était connue.  Cela rendait
l'instruction délicate, il se promettait de redoubler de
prudence, jusqu'à ce que les avis qu'il attendait du ministère
fussent arrivés.  Mais il n'en triomphait pas moins.  Enfin, il
tenait le coupable.

Lorsqu'il eut repris sa place, devant le bureau, il sonna
l'huissier.

--Faites entrer le sieur Jacques Lantier.

Sur la banquette du couloir, les Roubaud attendaient toujours,
avec leurs visages fermés, comme ensommeillés de patience, qu'un
tic nerveux, parfois, remuait.  Et la voix de l'huissier,
appelant Jacques, sembla les réveiller, dans un léger
tressaillement.  Ils le suivirent de leurs yeux élargis, ils le
regardèrent disparaître chez le juge.  Puis, ils retombèrent à
leur attente, pâlis encore, silencieux.

Toute cette affaire, depuis trois semaines, hantait Jacques d'un
malaise, comme si elle avait pu finir par tourner contre lui.
Cela était déraisonnable, car il n'avait rien à se reprocher, pas
même d'avoir gardé le silence; et, pourtant, il n'entrait chez le
juge qu'avec le petit frisson du coupable, qui craint de voir son
crime découvert; et il se défendait contre les questions, il se
surveillait, de peur d'en trop dire.  Lui aussi aurait pu tuer:
cela ne se lisait-il pas dans ses yeux?  Rien ne lui était plus
désagréable que ces citations en justice, il en éprouvait une
sorte de colère, ayant hâte, disait-il, qu'on ne le tourmentât
plus, avec des histoires qui ne le regardaient pas.

D'ailleurs, ce jour-là, M. Denizet n'insista que sur le
signalement de l'assassin.  Jacques, étant l'unique témoin qui
eût entrevu ce dernier, pouvait seul donner des renseignements
précis.  Mais il ne sortait pas de sa première déposition, il
répétait que la scène du meurtre était restée pour lui la vision
d'une seconde à peine, une image si rapide, qu'elle demeurait
comme sans forme, abstraite, dans son souvenir.  Ce n'était qu'un
homme en égorgeant un autre, et rien de plus.  Pendant une
demi-heure, le juge, avec une obstination lente, le harcela, lui
posa la même question sous tous les sens imaginables: était-il
grand, était-il petit?  avait-il de la barbe, avait-il des
cheveux longs ou courts?  quelle sorte de vêtements portait-il?
à quelle classe paraissait-il appartenir?  Et Jacques, troublé,
ne faisait toujours que des réponses vagues.

--Enfin, demanda brusquement M. Denizet en le regardant dans les
yeux, si on vous le montrait, le reconnaîtriez-vous?

Il eut un léger battement de paupières, envahi d'une angoisse
sous ce regard qui fouillait son crâne.  Sa conscience
s'interrogea tout haut.

--Le reconnaître...  oui...  peut-être.

Mais déjà son étrange peur d'une complicité inconsciente le
rejetait dans son système évasif.

--Non, pourtant, je ne pense pas, jamais je n'oserais affirmer.
Songez donc!  une vitesse de quatre-vingts kilomètres à l'heure!

D'un geste de découragement, le juge allait le faire passer dans
la pièce voisine, pour le garder à sa disposition, lorsqu'il se
ravisa.

--Restez, asseyez-vous.

Et, sonnant de nouveau l'huissier:

--Introduisez monsieur et madame Roubaud.

Dès la porte, en apercevant Jacques, leurs yeux se ternirent d'un
vacillement d'inquiétude.  Avait-il parlé?  le gardait-on pour le
confronter avec eux?  Toute leur assurance s'en allait, de le
sentir là; et ce fut la voix un peu sourde qu'ils répondirent
d'abord.  Mais le juge avait simplement repris leur premier
interrogatoire, ils n'eurent qu'à répéter les mêmes phrases,
presque identiques, pendant qu'il les écoutait, la tête basse,
sans même les regarder.

Puis, tout d'un coup, il se tourna vers Séverine.

--Madame, vous avez dit au commissaire de surveillance, dont j'ai
là le procès-verbal, que, pour vous, un homme était monté à
Rouen, dans le coupé, comme le train se mettait en marche.

Elle resta saisie.  Pourquoi rappelait-il cela?  était-ce un
piège?  allait-il, en rapprochant ses déclarations, la faire se
démentir elle-même?  Aussi, d'un coup d'oeil, consulta-t-elle son
mari, qui intervint prudemment.

--Je ne crois pas, monsieur, que ma femme se soit montrée si
affirmative.

--Pardon...  Comme vous émettiez la possibilité du fait, madame a
dit: «C'est certainement ce qui est arrivé»...  Eh bien, madame,
je désire savoir si vous aviez des motifs particuliers pour
parler ainsi.

Elle acheva de se troubler, convaincue que, si elle ne se méfiait
pas, il allait, de réponse en réponse, la mener à des aveux.
Pourtant, elle ne pouvait garder le silence.

--Oh!  non, monsieur, aucun motif...  J'ai dû dire ça à titre de
simple raisonnement, parce qu'en effet il est difficile de
s'expliquer les choses d'une autre façon.

--Alors, vous n'avez pas vu l'homme, vous ne pouvez rien nous
apprendre sur lui?

--Non, non, monsieur, rien!

M. Denizet sembla abandonner ce point de l'instruction.  Mais il
y revint tout de suite avec Roubaud.

--Et vous, comment se fait-il que vous n'ayez pas vu l'homme,
s'il est réellement monté, car il résulte de votre déposition
même que vous causiez encore avec la victime, lorsqu'on a sifflé
le départ?

Cette insistance finissait par terrifier le sous-chef de gare,
dans l'anxiété où il était de savoir quel parti il devait
prendre, lâcher l'invention de l'homme, ou s'y entêter.  Si l'on
avait des preuves contre lui, l'hypothèse de l'assassin inconnu
n'était guère soutenable et pouvait même aggraver son cas.  Il
attendait de comprendre, il répondit par des explications
confuses, longuement.

--Il est vraiment fâcheux, reprit M. Denizet, que vos souvenirs
soient restés si peu clairs, car vous nous aideriez à mettre fin
aux soupçons qui se sont égarés sur diverses personnes.

Cela parut si direct à Roubaud, qu'il éprouva un irrésistible
besoin de s'innocenter.  Il se vit découvert, son parti fut pris
tout de suite.

--Il y a là un tel cas de conscience!  On hésite, vous comprenez,
rien n'est plus naturel.  Quand je vous avouerais que je crois
bien l'avoir vu, l'homme...

Le juge eut un geste de triomphe, croyant devoir ce commencement
de franchise à son habileté.  Il disait connaître par expérience
l'étrange peine que certains témoins ont à confesser ce qu'ils
savent; et, ceux-là, il se flattait de les accoucher malgré eux.

--Parlez donc...  Comment est-il?  petit, grand, de votre taille
à peu près?

--Oh!  non, non, beaucoup plus grand...  Du moins, j'en ai eu la
sensation, car c'est une simple sensation, un individu que je
suis presque sûr d'avoir frôlé, en courant pour retourner à mon
wagon.

--Attendez, dit M. Denizet.

Et, se tournant vers Jacques, il lui demanda:

--L'homme que vous avez entrevu, le couteau au poing, était-il
plus grand que monsieur Roubaud?

Le mécanicien qui s'impatientait, car il commençait à craindre de
ne pouvoir prendre le train de cinq heures, leva les yeux,
examina Roubaud; et il semblait ne jamais l'avoir regardé, il
s'étonnait de le trouver court, puissant, avec un profil
singulier, vu ailleurs, rêvé peut-être.

--Non, murmura-t-il, pas plus grand, à peu près de la même
taille.

Mais le sous-chef de gare protestait avec vivacité.

--Oh!  beaucoup plus grand, de toute la tête au moins.

Jacques restait les yeux largement ouverts sur lui; et, sous ce
regard, où il lisait une surprise croissante, il s'agitait, comme
pour échapper à sa propre ressemblance; tandis que sa femme, elle
aussi, suivait, glacée, le travail sourd de mémoire, exprimé par
le visage du jeune homme.  Clairement, celui-ci s'était étonné
d'abord de certaines analogies entre Roubaud et l'assassin;
ensuite, il venait d'avoir la certitude brusque que Roubaud était
l'assassin, ainsi que le bruit en avait couru; puis, maintenant,
il semblait tout à l'émotion de cette découverte, la face béante,
sans qu'il fût possible de savoir ce qu'il allait faire, sans
qu'il le sût lui-même.  S'il parlait, le ménage était perdu.  Les
yeux de Roubaud avaient rencontré les siens, tous deux se
regardaient jusqu'à l'âme.  Il y eut un silence.

--Alors, vous n'êtes pas d'accord, reprit M. Denizet.  Si vous
l'avez vu plus petit, vous, c'est sans doute qu'il était courbé,
dans la lutte avec sa victime.

Lui aussi regardait les deux hommes.  Il n'avait pas songé à
utiliser ainsi cette confrontation; mais, par instinct de métier,
il sentit, à cette minute, que la vérité passait dans l'air.  Sa
confiance en la piste Cabuche en fut même ébranlée.  Est-ce que
les Lachesnaye auraient eu raison?  est-ce que les coupables,
contre toute vraisemblance, seraient cet employé honnête et sa
jeune femme, si douce?

--L'homme avait-il sa barbe entière, comme vous?  demanda-t-il à
Roubaud.

Ce dernier eut la force de répondre, sans que sa voix tremblât:

--Sa barbe entière, non, non!  Pas de barbe du tout, je crois.

Jacques comprit que la même question allait lui être posée.  Que
dirait-il?  car il aurait bien juré, lui, que l'homme portait
toute sa barbe.  En somme, ces gens ne l'intéressaient point,
pourquoi ne pas dire la vérité?  Mais, comme il détournait ses
yeux du mari, il rencontra le regard de la femme; et il lut, dans
ce regard, une supplication si ardente, un don si entier de toute
la personne, qu'il en fut bouleversé.  Son frisson ancien le
reprenait: l'aimait-il donc, était-ce donc celle-là qu'il
pourrait aimer, comme on aime d'amour, sans un monstrueux désir
de destruction?  Et, à ce moment, par un singulier contrecoup de
son trouble, il lui sembla que sa mémoire s'obscurcissait, il ne
retrouvait plus l'assassin dans Roubaud.  La vision redevenait
vague, un doute le prenait, à ce point qu'il se serait
mortellement repenti d'avoir parlé.

M. Denizet posait la question:

--L'homme avait-il sa barbe entière, comme monsieur Roubaud?

Et il répondit de bonne foi:

--Monsieur, en vérité, je ne puis pas dire.  Encore un coup, cela
a été trop rapide.  Je ne sais rien, je ne veux rien affirmer.

Mais M. Denizet s'entêta, car il désirait en finir avec le
soupçon sur le sous-chef.  Il poussa celui-ci, il poussa le
mécanicien, arriva à obtenir du premier un signalement complet de
l'assassin, grand, fort, sans barbe, vêtu d'une blouse, en tout
le contraire de son propre signalement; tandis qu'il ne tirait
plus du second que des monosyllabes évasifs, qui donnaient de la
force aux affirmations de l'autre.  Et le juge en revenait à sa
conviction première: il était sur la bonne piste, le portrait que
le témoin faisait de l'assassin se trouvait être si exact, que
chaque trait nouveau ajoutait à la certitude.  C'était ce ménage,
soupçonné injustement, qui, par sa déposition accablante, ferait
tomber la tête du coupable.

--Entrez là, dit-il aux Roubaud et à Jacques, en les faisant
passer dans la pièce voisine, quand ils eurent signé leurs
interrogatoires.  Attendez que je vous appelle.

Immédiatement, il donna l'ordre qu'on amenât le prisonnier; et il
était si heureux, qu'il poussa, avec son greffier, la belle
humeur jusqu'à dire:

--Laurent, nous le tenons.

Mais la porte s'était ouverte, deux gendarmes avaient paru,
conduisant un grand garçon de vingt-cinq à trente ans.  Ils se
retirèrent sur un signe du juge, et Cabuche resta seul au milieu
du cabinet, ahuri, avec un hérissement fauve de bête traquée.
C'était un gaillard, au cou puissant, aux poings énormes, blond,
très blanc de peau, la barbe rare, à peine un duvet doré qui
frisait, soyeux.  La face massive, le front bas disaient la
violence de l'être borné, tout à la sensation immédiate; mais il
y avait comme un besoin de soumission tendre, dans la bouche
large et dans le nez carré de bon chien.  Saisi brutalement au
fond de son trou, de grand matin, arraché à sa forêt, exaspéré
des accusations qu'il ne comprenait pas, il avait déjà, avec son
effarement et sa blouse déchirée, l'air louche du prévenu, cet
air de bandit sournois que la prison donne au plus honnête homme.
La nuit tombait, la pièce était noire, et il se renfonçait dans
l'ombre, lorsque l'huissier apporta une grosse lampe, au globe
nu, dont la vive lumière lui éclaira le visage.  Alors,
découvert, il demeura immobile.

Tout de suite, M. Denizet avait fixé sur lui ses gros yeux
clairs, aux paupières lourdes.  Et il ne parlait pas, c'était
l'engagement muet, l'essai premier de sa puissance, avant la
guerre de sauvage, guerre de ruses, de pièges, de tortures
morales.  Cet homme était le coupable, tout devenait licite
contre lui, il n'avait plus que le droit d'avouer son crime.

L'interrogatoire commença, très lent.

--Savez-vous de quel crime vous êtes accusé?

Cabuche, la voix empâtée de colère impuissante, grogna:

--On ne me l'a pas dit, mais je m'en doute bien.  On en a assez
causé!

--Vous connaissiez monsieur Grandmorin?

--Oui, oui, je le connaissais, trop!

--Une fille Louisette, votre maîtresse, est entrée, comme femme
de chambre, chez madame Bonnehon.

Un sursaut de rage emporta le carrier.  Dans la colère, il voyait
rouge.

--Nom de Dieu!  ceux qui disent ça sont de sacrés menteurs.
Louisette n'était pas ma maîtresse.

Curieusement, le juge l'avait regardé se fâcher.  Et, faisant
faire un crochet à l'interrogatoire:

--Vous êtes très violent, vous avez été condamné à cinq ans de
prison pour avoir tué un homme, dans une querelle.

Cabuche baissa la tête.  C'était sa honte, cette condamnation.
Il murmura:

--Il avait tapé le premier...  Je n'ai fait que quatre ans, on
m'a gracié d'un an.

--Alors, reprit M. Denizet, vous prétendez que la fille Louisette
n'était pas votre maîtresse?

De nouveau, il serra les poings.  Puis, d'une voix basse,
entrecoupée:

--Comprenez donc, elle était gamine, pas quatorze ans encore,
quand je suis revenu de là-bas...  Alors, tout le monde me
fuyait, on m'aurait jeté des pierres.  Et elle, dans la forêt, où
je la rencontrais toujours, elle s'approchait, elle causait, elle
était gentille, oh!  gentille...  Nous sommes donc devenus amis
comme ça.  Nous nous tenions par la main, en nous promenant.
C'était si bon, si bon, dans ce temps-là!...  Bien sûr qu'elle
grandissait et que je songeais à elle.  Je ne peux pas dire le
contraire, j'étais comme un fou, tant je l'aimais.  Elle m'aimait
très fort aussi, et ça aurait fini par arriver, ce que vous
dites, quand on l'a séparée de moi, en la mettant à Doinville,
chez cette dame...  Puis, un soir, en rentrant de la carrière, je
l'ai trouvée devant ma porte, à moitié folle, si abîmée, qu'elle
brûlait de fièvre.  Elle n'avait pas osé rentrer chez ses
parents, elle venait mourir chez moi...  Ah! nom de Dieu, le
cochon!  j'aurais dû courir le saigner tout de suite!

Le juge pinçait ses lèvres fines, étonné de l'accent sincère de
cet homme.  Décidément, il fallait jouer serré, il avait affaire
à plus forte partie qu'il n'avait cru.

--Oui, je sais l'histoire épouvantable que vous et cette fille
avez inventée.  Remarquez seulement que toute la vie de monsieur
Grandmorin le mettait au-dessus de vos accusations.

Éperdu, les yeux ronds, les mains tremblantes, le carrier
bégayait:

--Quoi?  qu'est-ce que nous avons inventé?...  C'est les autres
qui mentent, et c'est nous qu'on accuse de menteries!

--Mais oui, ne faites pas l'innocent...  J'ai déjà interrogé
Misard, l'homme qui a épousé la mère de votre maîtresse.  Je le
confronterai avec vous, s'il est nécessaire.  Vous verrez ce
qu'il pense de votre histoire, lui...  Et prenez bien garde à vos
réponses.  Nous avons des témoins, nous savons tout, vous feriez
mieux de dire la vérité.

C'était son ordinaire tactique d'intimidation, même lorsqu'il ne
savait rien et qu'il n'avait pas de témoins.

--Ainsi nierez-vous que, publiquement, vous avez crié partout que
vous saigneriez monsieur Grandmorin?

--Ah!  ça, oui, je l'ai dit.  Et je le disais de bon coeur,
allez!  car la main me démangeait bougrement!

Une surprise arrêta net M. Denizet, qui s'attendait à un système
de complète dénégation.  Comment!  le prévenu avouait ses
menaces.  Quelle ruse cela cachait-il?  Craignant d'être allé
trop vite en besogne, il se recueillit un instant, puis le
dévisagea, en lui posant cette question brusque:

--Qu'avez-vous fait pendant la nuit du 14 au 15 février?

--Je me suis couché à la nuit, vers six heures...  J'étais un peu
souffrant, et mon cousin Louis m'a même rendu le service de
conduire une charge de pierres à Doinville.

--Oui, on a vu votre cousin, avec la voiture, traverser la voie,
au passage à niveau.  Mais votre cousin, interrogé, n'a pu
répondre qu'une chose: c'est que vous l'avez quitté vers midi et
qu'il ne vous a plus revu...  Prouvez-moi que vous étiez couché à
six heures.

--Voyons, c'est bête, je ne peux pas prouver ça.  J'habite une
maison toute seule, à la lisière de la forêt...  J'y étais, je le
dis, et c'est tout.

Alors, M. Denizet se décida à frapper le grand coup de
l'affirmation qui s'impose.  Sa face s'immobilisait dans une
tension de volonté, tandis que sa bouche jouait la scène.

--Je vais vous le dire, moi, ce que vous avez fait, le 14 février
au soir...  A trois heures, vous avez pris, à Barentin, le train
pour Rouen, dans un but que l'instruction n'a pu encore établir.
Vous deviez revenir par le train de Paris qui s'arrête à Rouen à
neuf heures trois; et vous étiez sur le quai, au milieu de la
foule, lorsque vous avez aperçu monsieur Grandmorin, dans son
coupé.  Remarquez que j'admets très bien qu'il n'y a pas eu
guet-apens, que l'idée du crime vous est venue seulement alors...
Vous êtes monté grâce à la bousculade, vous avez attendu d'être
sous le tunnel de Malaunay; mais vous avez mal calculé le temps,
car le train sortait du tunnel, lorsque vous avez fait le coup...
Et vous avez jeté le cadavre, et vous êtes descendu à Barentin,
après vous être débarrassé aussi de la couverture de voyage...
Voilà ce que vous avez fait.

Il épiait les moindres ondes sur la face rose de Cabuche, et il
s'irrita, lorsque celui-ci, très attentif d'abord, finit par
éclater d'un bon rire.

--Qu'est-ce que vous racontez là?...  Si j'avais fait le coup, je
le dirais.

Puis, tranquillement:

--Je ne l'ai pas fait, mais j'aurais dû le faire.  Nom de Dieu!
oui, je le regrette.

Et M. Denizet ne put en tirer autre chose.  Vainement, il reprit
ses questions, revint dix fois sur les mêmes points, par des
tactiques différentes.  Non!  toujours non!  ce n'était pas lui.
Il haussait les épaules, trouvait ça bête.  En l'arrêtant, on
avait fouillé la masure, sans découvrir ni l'arme, ni les dix
billets de banque, ni la montre; mais on avait saisi un pantalon
taché de quelques gouttelettes de sang, preuve accablante.  De
nouveau, il s'était mis à rire: encore une belle histoire, un
lapin, pris au collet, qui lui avait saigné sur les jambes!  Et,
dans son idée fixe du crime, c'était le juge qui perdait pied,
par trop de finesse professionnelle, compliquant, allant au-delà
de la vérité simple.  Cet homme borné, incapable de lutter de
ruse, d'une force invincible quand il disait non, toujours non,
le jetait peu à peu hors de lui; car il ne l'admettait que
coupable, chaque dénégation nouvelle l'outrait davantage, comme
un entêtement dans la sauvagerie et le mensonge.  Il le forcerait
bien à se couper.

--Alors, vous niez?

--Bien sûr, puisque ce n'est pas moi...  Si c'était moi, ah!
j'en serais trop fier, je le dirais.

D'un brusque mouvement, M. Denizet se leva, alla lui-même ouvrir
la porte de la petite pièce voisine.  Et, lorsqu'il eut rappelé
Jacques:

--Reconnaissez-vous cet homme?

--Je le connais, répondit le mécanicien surpris.  Je l'ai vu
autrefois, chez les Misard.

--Non, non...  Le reconnaissez-vous pour l'homme du wagon,
l'assassin?

Du coup, Jacques redevint circonspect.  D'ailleurs, il ne le
reconnaissait pas.  L'autre lui avait semblé plus court, plus
noir.  Il allait le déclarer, lorsqu'il trouva que c'était trop
s'avancer encore.  Et il resta évasif.

--Je ne sais pas, je ne peux pas dire...  Je vous assure,
monsieur, que je ne peux pas dire.

M. Denizet, sans attendre, appela les Roubaud à leur tour.  Et il
leur posa la question:

--Reconnaissez-vous cet homme?

Cabuche souriait toujours.  Il ne s'étonna pas, il adressa un
petit signe de tête à Séverine, qu'il avait connue jeune fille,
quand elle habitait la Croix-de-Maufras.  Mais elle et son mari
venaient d'avoir un saisissement, en le voyant là.  Ils
comprenaient: c'était l'homme arrêté dont leur avait parlé
Jacques, le prévenu qui avait motivé leur nouvel interrogatoire.
Et Roubaud était stupéfié, effrayé de la ressemblance de ce
garçon avec l'assassin imaginaire, dont il avait inventé le
signalement, le contraire du sien.  Cela se trouvait être
purement fortuit, il en restait si troublé, qu'il hésitait à
répondre.

--Voyons, le reconnaissez-vous?

--Mon Dieu!  monsieur le juge, je vous le répète, ç'a été une
sensation simplement, un individu qui m'a frôlé...  Sans doute,
celui-ci est grand comme l'autre, et il est blond, et il n'a pas
de barbe...

--Enfin, le reconnaissez-vous?

Le sous-chef, oppressé, était tout tremblant d'une sourde lutte
intérieure.  L'instinct de la conservation l'emporta.

--Je ne peux pas affirmer.  Mais il y a de ça, beaucoup de ça,
pour sûr.

Cette fois, Cabuche commença à jurer.  A la fin, on l'embêtait,
avec ces histoires.  Puisque ce n'était pas lui, il voulait
partir.  Et, sous le flot de sang qui lui montait au crâne, il
tapa des poings, il devint si terrible, que les gendarmes,
rappelés, l'emmenèrent.  Mais, en face de cette violence, de ce
saut de la bête attaquée qui se jette en avant, M Denizet
triomphait.  Maintenant, sa conviction était faite, et il le
laissa voir.

--Avez-vous remarqué ses yeux?  Moi, c'est aux yeux que je les
reconnais...  Ah!  son compte est bon, il est à nous!

Les Roubaud, immobiles, se regardèrent.  Alors, quoi?  c'était
fini, ils étaient sauvés, puisque la justice tenait le coupable.
Ils restaient un peu étourdis, la conscience douloureuse, du rôle
que les faits venaient de les forcer à jouer.  Mais une joie les
inondait, emportait leurs scrupules, et ils souriaient à Jacques,
ils attendaient, allégés, ayant soif de grand air, que le juge
les congédiât tous les trois, lorsque l'huissier apporta une
lettre à ce dernier.

Vivement, M. Denizet s'était remis à son bureau, pour la lire
avec attention, oubliant les trois témoins.  C'était la lettre du
ministère, les avis qu'il aurait dû avoir la patience d'attendre,
avant de pousser de nouveau l'instruction.  Et ce qu'il lisait
devait rabattre de son triomphe, car son visage peu à peu se
glaçait, reprenait sa morne immobilité.  A un moment, il leva la
tête, jeta un coup d'oeil oblique sur les Roubaud, comme si leur
souvenir lui fût revenu, à une des phrases.  Ceux-ci, perdant
leur courte joie, retombés à leur malaise, se sentaient repris.
Pourquoi donc les avait-il regardés?  Avait-on, à Paris, retrouvé
les trois lignes d'écriture, ce billet maladroit dont la peur les
hantait?  Séverine connaissait bien M. Camy-Lamotte, pour l'avoir
souvent vu chez le président, et elle savait qu'il était chargé
de mettre en ordre les papiers du mort.  Un regret cuisant
torturait Roubaud, celui de ne s'être pas avisé d'envoyer à Paris
sa femme, qui aurait fait des visites utiles, qui se serait tout
au moins assuré la protection du secrétaire général, dans le cas
où la Compagnie, ennuyée des mauvais bruits, songerait à le
destituer.  Et tous deux ne quittaient plus du regard le juge,
sentant leur inquiétude croître à mesure qu'ils le voyaient
s'assombrir, visiblement déconcerté par cette lettre, qui
dérangeait toute sa bonne besogne de la journée.

Enfin, M. Denizet lâcha la lettre, et il demeura un moment
absorbé, les yeux ouverts sur les Roubaud et sur Jacques.  Puis,
se résignant, se parlant haut à lui-même:

--Eh bien!  on verra, on reprendra tout ça...  Vous pouvez vous
retirer.

Mais, comme les trois sortaient, il ne put résister au besoin de
savoir, d'éclaircir le point grave qui détruisait son nouveau
système, bien qu'on lui recommandât de ne plus rien faire, sans
une entente préalable.

--Non, vous, restez un instant, j'ai encore une question à vous
poser.

Dans le couloir, les Roubaud s'arrêtèrent.  Les portes étaient
ouvertes, et ils ne pouvaient partir: quelque chose les retenait
là, l'angoisse de ce qui se passait dans le cabinet du juge,
l'impossibilité physique de s'en aller, tant qu'ils
n'apprendraient pas de Jacques la question qu'on lui posait
encore.  Ils revinrent, ils piétinèrent, les jambes cassées.  Et
ils se retrouvèrent côte à côte sur la banquette, où ils avaient
attendu des heures déjà, ils s'y alourdirent, silencieux.

Lorsque le mécanicien reparut, Roubaud se leva, péniblement.

--Nous vous attendions, nous retournerons à la gare ensemble...
Eh bien?

Mais Jacques détournait la tête, embarrassé, comme s'il voulait
éviter le regard de Séverine, fixé sur lui.

--Il ne sait plus, il patauge, dit-il enfin.  Voilà, maintenant,
qu'il m'a demandé s'ils n'étaient pas deux à faire le coup.  Et,
comme j'ai parlé, au Havre, d'une masse noire pesant sur les
jambes du vieux, il m'a questionné là-dessus...  Lui semble
croire que ce n'était que la couverture.  Alors, il a envoyé
chercher la couverture, et il a fallu me prononcer...  Mon Dieu!
oui, c'était la couverture, peut-être.

Les Roubaud frémissaient.  On était sur leur trace, un mot de ce
garçon pouvait les perdre.  Il savait sûrement, il finirait par
causer.  Et tous trois, la femme entre les deux hommes,
quittaient en silence le Palais de justice, lorsque le sous-chef
reprit, dans la rue:

--A propos, camarade, ma femme va être forcée d'aller passer un
jour à Paris, pour des affaires.  Vous serez bien gentil de la
piloter, si elle a besoin de quelqu'un.

A onze heures quinze, l'heure précise, le poste du pont de
l'Europe signala, des deux sons de trompe réglementaires,
l'express du Havre, qui débouchait du tunnel des Batignolles; et
bientôt les plaques tournantes furent secouées, le train entra en
gare avec un bref coup de sifflet, grinçant sur les freins,
fumant, ruisselant, trempé par une pluie battante dont le déluge
ne cessait pas depuis Rouen.

Les hommes d'équipe n'avaient pas encore tourné les loquets des
portières, qu'une d'elles s'ouvrit et que Séverine sauta vivement
sur le quai, avant l'arrêt.  Son wagon se trouvait en queue, elle
dut se hâter pour arriver à la machine, au milieu du flot brusque
des voyageurs, descendus des compartiments, dans un embarras
d'enfants et de paquets.  Jacques était là, debout sur la
plate-forme, attendant pour rentrer au dépôt; tandis que
Pecqueux, avec un linge, essuyait des cuivres.

--Alors, c'est entendu, dit-elle, haussée sur la pointe des
pieds.  Je serai rue Cardinet à trois heures, et vous aurez
l'obligeance de me présenter à votre chef, pour que je le
remercie.

C'était le prétexte imaginé par Roubaud, un remerciement au chef
du dépôt des Batignolles, à la suite d'un vague service rendu.
De cette façon, elle se trouverait confiée à la bonne amitié du
mécanicien, elle pourrait resserrer les liens davantage, agir sur
lui.

Mais Jacques, noir de charbon, trempé d'eau, épuisé d'avoir lutté
contre la pluie et le vent, la regardait de ses yeux durs, sans
répondre.  Il n'avait pu refuser au mari, en partant du Havre; et
cette idée de se trouver seul avec elle, le bouleversait, car il
sentait bien qu'il la désirait maintenant.

--N'est-ce pas?  reprit-elle souriante, avec son doux regard
caressant, malgré la surprise et la petite répugnance qu'elle
éprouvait à le trouver si sale, reconnaissable à peine, n'est-ce
pas?  je compte sur vous.

Comme elle s'était haussée encore, appuyant sa main gantée sur
une poignée de fer, Pecqueux, obligeamment, la prévint.

--Prenez garde, vous allez vous salir.

Alors, Jacques dut répondre.  Il le fit d'un ton bourru.

--Oui, rue Cardinet...  A moins que cette sacrée pluie n'achève
de me fondre.  Quel chien de temps!

Elle fut touchée de l'état minable où il était, elle ajouta,
comme s'il avait souffert uniquement pour elle:

--Oh!  êtes-vous fait, et quand j'étais si bien, moi!...  Vous
savez que j'ai pensé à vous, ça me désespérait, ce déluge...  moi
qui étais si contente, à l'idée que vous m'ameniez ce matin, et
que vous me remmèneriez ce soir, par l'express!

Mais cette familiarité gentille, si tendre, ne semblait que le
troubler davantage.  Il parut soulagé, quand une voix cria: «En
arrière!» D'une main prompte, il tira la tige du sifflet, tandis
que le chauffeur, du geste, écartait la jeune femme.

--A trois heures!

--Oui, à trois heures!

Et, pendant que la machine se remettait en marche, Séverine
quitta le quai, la dernière.  Dehors, dans la rue d'Amsterdam,
comme elle allait ouvrir son parapluie, elle fut contente de voir
qu'il ne pleuvait plus.  Elle descendit jusqu'à la place du
Havre, se consulta un instant, décida enfin qu'elle ferait mieux
de déjeuner tout de suite.  Il était onze heures vingt-cinq, elle
entra dans un bouillon, au coin de la rue Saint-Lazare, où elle
commanda des oeufs sur le plat et une côtelette.  Puis, tout en
mangeant très lentement, elle retomba dans les réflexions qui la
hantaient depuis des semaines, la face pâle et brouillée, n'ayant
plus son docile sourire de séduction.

C'était la veille, deux jours après leur interrogatoire à Rouen,
que Roubaud, jugeant dangereux d'attendre, avait résolu de
l'envoyer faire une visite à M. Camy-Lamotte, non pas au
ministère, mais chez lui, rue du Rocher, où il occupait un hôtel,
voisin justement de l'hôtel Grandmorin.  Elle savait qu'elle l'y
trouverait à une heure, et elle ne se pressait pas, elle
préparait ce qu'elle dirait, tâchait de prévoir ce qu'il
répondrait, pour ne se troubler de rien.  La veille, une nouvelle
cause d'inquiétude venait de hâter son voyage: ils avaient
appris, par les commérages de la gare, que madame Lebleu et
Philomène racontaient partout comme quoi la Compagnie allait
renvoyer Roubaud, jugé compromettant; et le pis était que
M. Dabadie, directement interrogé, n'avait pas dit non, ce qui
donnait beaucoup de poids à la nouvelle.  Il devenait dès lors
urgent qu'elle courût à Paris plaider leur cause et surtout
demander la protection du puissant personnage, comme autrefois
celle du président.  Mais, sous cette demande, qui servirait tout
au moins à expliquer la visite, il y avait un motif plus
impérieux, un besoin cuisant et insatiable de savoir, ce besoin
qui pousse le criminel à se livrer plutôt que d'ignorer.
L'incertitude les tuait, maintenant qu'ils se sentaient
découverts, depuis que Jacques leur avait dit le soupçon où
l'accusation semblait être d'un second assassin.  Ils
s'épuisaient à des conjectures, la lettre trouvée, les faits
rétablis; ils s'attendaient d'heure en heure à des perquisitions,
à une arrestation; et leur supplice s'aggravait tellement, les
moindres faits autour d'eux prenaient des airs de si inquiétante
menace, qu'ils finissaient par préférer la catastrophe à ces
continuelles alarmes.  Avoir une certitude, et ne plus souffrir.

Séverine acheva sa côtelette, si absorbée, qu'elle se réveilla
comme en sursaut, étonnée du lieu public où elle se trouvait.
Tout lui devenait amer, les morceaux ne passaient pas, et elle
n'eut pas même le coeur de prendre du café.  Mais elle avait eu
beau manger avec lenteur, il était à peine midi un quart,
lorsqu'elle sortit du restaurant.  Encore trois quarts d'heure à
tuer!  Elle qui adorait Paris, qui aimait tant à en courir le
pavé, librement, les rares fois où elle y venait, elle s'y
sentait perdue, peureuse, dans une impatience d'en finir et de se
cacher.  Les trottoirs séchaient déjà, un vent tiède achevait de
balayer les nuages.  Elle descendit la rue Tronchet, se trouva au
marché aux fleurs de la Madeleine, un de ces marchés de mars, si
fleuris de primevères et d'azalées, dans les jours pâles de
l'hiver finissant.  Pendant une demi-heure, elle marcha au milieu
de ce printemps hâtif, reprise par des songeries vagues, pensant
à Jacques comme à un ennemi, qu'elle devait désarmer.  Il lui
semblait que sa visite rue du Rocher était faite, que tout allait
bien de ce côté, qu'il lui restait seulement à obtenir le silence
de ce garçon; et c'était une entreprise compliquée, où elle se
perdait, la tête travaillée de plans romanesques.  Mais cela
était sans fatigue, sans effroi, d'une douceur berçante.  Puis,
brusquement, elle vit l'heure, à l'horloge d'un kiosque: une
heure dix.  Sa course n'était pas faite, elle retombait durement
dans l'angoisse du réel, elle se hâta de remonter vers la rue du
Rocher.

L'hôtel de M. Camy-Lamotte se trouvait au coin de cette rue et de
la rue de Naples; et Séverine dut passer devant l'hôtel
Grandmorin, muet, vide, les persiennes closes.  Elle leva les
yeux, elle pressa le pas.  Le souvenir de sa dernière visite lui
était revenu, cette grande maison se dressait, terrible.  Et,
comme, à quelque distance, elle se retournait d'un mouvement
instinctif, regardant en arrière, ainsi qu'une personne
poursuivie par la voix haute d'une foule, elle aperçut, sur le
trottoir d'en face, le juge d'instruction de Rouen, M. Denizet,
qui montait aussi la rue.  Elle en resta saisie.  L'avait-il
remarquée, jetant un coup d'oeil à la maison?  Mais il marchait
tranquillement, elle se laissa devancer, le suivit dans un grand
trouble.  Et, de nouveau, elle reçut un coup au coeur,
lorsqu'elle le vit sonner, au coin de la rue de Naples, chez
M. Camy-Lamotte.

Une terreur l'avait prise.  Jamais elle n'oserait entrer,
maintenant.  Elle s'en retourna, enfila la rue d'Édimbourg,
descendit jusqu'au pont de l'Europe.  Là seulement, elle se crut
à l'abri.  Et, ne sachant plus où aller ni que faire, éperdue,
elle se tint immobile contre une des balustrades, regardant
au-dessous d'elle, à travers les charpentes métalliques, le vaste
champ de la gare, où des trains évoluaient continuellement.  Elle
les suivait de ses yeux effarés, elle pensait que, sûrement, le
juge était là pour l'affaire, et que les deux hommes causaient
d'elle, que son sort se décidait, à la minute même.  Alors,
envahie d'un désespoir, l'envie la tourmenta, plutôt que de
retourner rue du Rocher, de se jeter tout de suite sous un train.
Il en sortait justement un de la marquise des grandes lignes,
qu'elle regardait venir, et qui passa sous elle, en soufflant
jusqu'à sa face un tiède tourbillon de vapeur blanche.  Puis,
l'inutilité sotte de son voyage, l'angoisse affreuse qu'elle
remporterait, si elle n'avait pas l'énergie d'aller chercher une
certitude, se présentèrent à son esprit avec tant de force,
qu'elle se donna cinq minutes pour retrouver son courage.  Des
machines sifflaient, elle en suivait une, petite, débranchant un
train de banlieue; et, ses regards s'étant levés vers la gauche,
elle reconnut, au-dessus de la cour des messageries, tout en haut
de la maison de l'impasse d'Amsterdam, la fenêtre de la mère
Victoire, cette fenêtre où elle se revoyait accoudée avec son
mari, avant l'abominable scène qui avait causé leur malheur.
Cela évoqua le danger de sa situation, dans un élancement de
souffrance si aigu, qu'elle se sentit prête soudain à tout
affronter, pour en finir.  Des sons de trompe, des grondements
prolongés l'assourdissaient, tandis que d'épaisses fumées
barraient l'horizon, envolées sur le grand ciel clair de Paris.
Et elle reprit le chemin de la rue du Rocher, allant là comme on
se suicide, précipitant sa marche, dans la crainte brusque de n'y
plus trouver personne.

Lorsque Séverine eut tiré le bouton du timbre, une nouvelle
terreur la glaça.  Mais, déjà, un valet la faisait asseoir dans
une antichambre, après avoir pris son nom.  Et, par les portes
doucement entrebâillées, elle entendit très distinctement la
conversation vive de deux voix.  Le silence était retombé,
profond, absolu.  Elle ne distinguait plus que le battement sourd
de ses tempes, elle se disait que le juge était encore en
conférence, qu'on allait la faire attendre longtemps sans doute;
et cette attente lui devenait intolérable.  Puis, tout d'un coup,
elle eut une surprise: le valet l'appelait et l'introduisait.
Certainement, le juge n'était pas sorti.  Elle le devinait là,
caché derrière une porte.

C'était un grand cabinet de travail, avec des meubles noirs,
garni d'un tapis épais, de portières lourdes, si sévère et si
clos, que pas un bruit du dehors n'y pénétrait.  Pourtant, il y
avait des fleurs, des roses pâles, dans une corbeille de bronze.
Et cela indiquait comme une grâce cachée, un goût de la vie
aimable, derrière cette sévérité.  Le maître de la maison était
debout, très correctement serré dans sa redingote, sévère lui
aussi, avec sa figure mince, que ses favoris grisonnants
élargissaient un peu, mais d'une élégance d'ancien beau, resté
svelte, d'une distinction que l'on sentait souriante, sous la
raideur voulue de la tenue officielle.  Dans le demi-jour de la
pièce, il avait l'air très grand.

Séverine, en entrant, fut oppressée par l'air tiède, étouffé sous
les tentures; et elle ne vit que M. Camy-Lamotte, qui la
regardait s'approcher.  Il ne fit pas un geste pour l'inviter à
s'asseoir, il mit une affectation à ne pas ouvrir la bouche le
premier, attendant qu'elle expliquât le motif de sa visite.  Cela
prolongea le silence; et, par l'effet d'une réaction violente,
elle se trouva subitement maîtresse d'elle-même dans le péril,
très calme, très prudente.

--Monsieur, dit-elle, vous m'excuserez, si j'ai la hardiesse de
venir me rappeler à votre bienveillance.  Vous savez la perte
irréparable que j'ai faite, et dans l'abandon où je me trouve
maintenant, j'ai osé songer à vous pour nous défendre, pour nous
continuer un peu de la protection de votre ami, de mon protecteur
si regretté.

M. Camy-Lamotte ne put alors que la faire asseoir, d'un geste,
car cela était dit sur un ton parfait, sans exagération
d'humilité ni de chagrin, avec un art inné de l'hypocrisie
féminine.  Mais il ne parlait toujours pas, il s'était assis
lui-même, attendant encore.  Elle continua, voyant qu'elle devait
préciser.

--Je me permets de rafraîchir vos souvenirs, en vous rappelant
que j'ai eu l'honneur de vous voir à Doinville.  Ah!  c'était un
heureux temps pour moi!...  Aujourd'hui, les jours mauvais sont
arrivés, et je n'ai que vous, monsieur, je vous implore au nom de
celui que nous avons perdu.  Vous qui l'avez aimé, achevez sa
bonne oeuvre, remplacez-le auprès de moi.

Il l'écoutait, il la regardait, et tous ses soupçons étaient
ébranlés, tellement elle lui semblait naturelle, charmante dans
ses regrets et dans ses supplications.  Le billet découvert par
lui, au milieu des papiers de Grandmorin, ces deux lignes non
signées, lui avait paru ne pouvoir être que d'elle, dont il
savait les complaisances pour le président; et, tout à l'heure,
l'annonce seule de sa visite avait achevé de le convaincre.  Il
ne venait d'interrompre son entretien avec le juge que pour
confirmer sa certitude.  Mais comment la croire coupable, à la
voir de la sorte, si paisible et si douce?

Il voulut en avoir l'intelligence nette.  Et, tout en gardant son
air de sévérité:

--Expliquez-vous, madame...  Je me souviens parfaitement, je ne
demande pas mieux que de vous être utile, si rien ne s'y oppose.

Alors, très nettement, Séverine conta comme quoi son mari était
menacé d'une destitution.  On le jalousait beaucoup, à cause de
son mérite et de la haute protection qui, jusque-là, l'avait
couvert.  Maintenant qu'on le croyait sans défense, on espérait
triompher, on redoublait d'efforts.  Elle ne nommait personne, du
reste; elle parlait en termes mesurés, malgré l'imminence du
péril.  Pour qu'elle se fût ainsi décidée à faire le voyage de
Paris, il fallait qu'elle fût bien convaincue de la nécessité
d'agir au plus vite.  Peut-être le lendemain ne serait-il plus
temps: c'était immédiatement qu'elle réclamait aide et secours.
Tout cela avec une telle abondance de faits logiques et de bonnes
raisons, qu'il semblait en vérité impossible qu'elle se fût
dérangée dans un autre but.

M. Camy-Lamotte étudiait jusqu'aux petits battements
imperceptibles de ses lèvres; et il porta le premier coup:

--Mais enfin pourquoi la Compagnie congédierait-elle votre mari?
Elle n'a rien de grave à lui reprocher.

Elle aussi ne le quittait pas du regard, épiant les moindres plis
de son visage, se demandant s'il avait trouvé la lettre; et,
malgré l'innocence de la question, ce fut brusquement une
conviction, chez elle, que la lettre était là, dans un meuble de
ce cabinet: il savait, car il lui tendait un piège, désirant voir
si elle oserait parler des vraies raisons du renvoi.  D'ailleurs,
il avait trop accentué le ton, et elle s'était sentie fouillée
jusqu'à l'âme par ses yeux pâles d'homme fatigué.

Bravement, elle marcha au péril.

--Mon Dieu!  monsieur, c'est bien monstrueux, mais on nous a
soupçonnés d'avoir tué notre bienfaiteur, à cause de ce
malheureux testament.  Nous n'avons pas eu de peine à démontrer
notre innocence.  Seulement, il reste toujours quelque chose de
ces accusations abominables, et la Compagnie craint sans doute le
scandale.

Il fut de nouveau surpris, démonté, par cette franchise, surtout
par la sincérité de l'accent.  En outre, l'ayant jugée, au
premier coup d'oeil, d'une figure médiocre, il commençait à la
trouver extrêmement séduisante, avec la soumission complaisante
de ses yeux bleus, sous l'énergie noire de sa chevelure.  Et il
songeait à son ami Grandmorin, saisi d'une jalouse admiration:
comment diable ce gaillard-là, son aîné de dix ans, avait-il eu
jusqu'à sa mort des créatures pareilles, lorsque lui devait
renoncer déjà à ces joujoux, pour ne pas y perdre le reste de ses
moelles?  Elle était vraiment très charmante, très fine, et il
laissait percer le sourire de l'amateur aujourd'hui désintéressé,
sous son grand air froid de fonctionnaire, ayant sur les bras une
affaire si fâcheuse.

Mais Séverine, par une bravade de femme qui sent sa force, eut le
tort d'ajouter:

--Des gens comme nous ne tuent pas pour de l'argent.  Il aurait
fallu un autre motif, et il n'y en avait pas, de motif.

Il la regarda, vit trembler les coins de sa bouche.  C'était
elle.  Dès lors, sa conviction fut absolue.  Et elle-même comprit
immédiatement qu'elle s'était livrée, à la façon dont il avait
cessé de sourire, le menton nerveusement pincé.  Elle en éprouva
une défaillance, comme si tout son être l'abandonnait.  Pourtant,
elle restait le buste droit sur sa chaise, elle entendait sa voix
continuer à causer du même ton égal, disant les mots qu'il
fallait dire.  La conversation se poursuivait, mais désormais ils
n'avaient plus rien à s'apprendre; et, sous les paroles
quelconques, tous deux ne parlaient plus que des choses qu'ils ne
disaient point.  Il avait la lettre, c'était elle qui l'avait
écrite.  Cela sortait même de leurs silences.

--Madame, reprit-il enfin, je ne refuse pas d'intervenir près de
la Compagnie, si vraiment vous êtes digne d'intérêt.  J'attends
justement ce soir le chef de l'exploitation, pour une autre
affaire...  Seulement, j'aurais besoin de quelques notes.  Tenez!
écrivez-moi le nom, l'âge, les états de service de votre mari,
enfin tout ce qui peut me mettre au courant de votre situation.

Et il poussa devant elle un petit guéridon, en cessant de la
regarder, pour ne point l'effrayer trop.  Elle avait frémi: il
voulait une page de son écriture, afin de la comparer à la
lettre.  Un instant, elle chercha désespérément un prétexte,
résolue à ne pas écrire.  Puis, elle réfléchit: à quoi bon?
puisqu'il savait.  On aurait toujours quelques lignes d'elle.
Sans aucun trouble apparent, de l'air le plus simple du monde,
elle écrivit ce qu'il demandait; tandis que, debout derrière
elle, il reconnaissait parfaitement l'écriture, plus haute, moins
tremblée que celle du billet.  Et il finissait par la trouver
très brave, cette petite femme fluette; il souriait de nouveau,
maintenant qu'elle ne pouvait le voir, de son sourire d'homme que
le charme seul touchait encore, dans son insouciance expérimentée
de toutes choses.  Au fond, rien ne valait la fatigue d'être
juste.  Il veillait uniquement au décor du régime qu'il servait.

--Eh bien!  madame, remettez-moi cela, je m'informerai, j'agirai
pour le mieux.

--Je vous suis très reconnaissante, monsieur...  Alors, vous
obtiendrez le maintien de mon mari, je puis considérer l'affaire
comme arrangée?

--Ah!  par exemple non!  je ne m'engage à rien...  Il faut que je
voie, que je réfléchisse.

En effet, il était hésitant, il ne savait quel parti il allait
prendre à l'égard du ménage.  Et elle n'avait plus qu'une
angoisse, depuis qu'elle se sentait à sa merci: cette hésitation,
l'alternative d'être sauvée ou perdue par lui, sans pouvoir
deviner les raisons qui le décideraient.

--Oh!  monsieur, songez à notre tourment.  Vous ne me laisserez
pas partir, avant de m'avoir donné une certitude.

--Mon Dieu!  si, madame.  Je n'y puis rien.  Attendez.

Il la poussait vers la porte.  Elle s'en allait, désespérée,
bouleversée, sur le point de tout avouer à voix haute, dans un
besoin immédiat de le forcer à dire nettement ce qu'il comptait
faire d'eux.  Pour rester une minute encore, espérant trouver un
détour, elle s'écria:

--J'oubliais, je désirais vous demander un conseil, à propos de
ce malheureux testament...  Pensez-vous que nous devions refuser
le legs?

--La loi est pour vous, répondit-il prudemment.  C'est chose
d'appréciation et de circonstance.

Elle était sur le seuil, elle tenta un dernier effort.

--Monsieur, je vous en supplie, ne me laissez pas partir ainsi,
dites-moi si je dois espérer.

D'un geste d'abandon, elle lui avait pris la main.  Il se
dégagea.  Mais elle le regardait avec de beaux yeux, si ardents
de prière, qu'il en fut remué.

--Eh bien!  revenez à cinq heures.  Peut-être aurai-je quelque
chose à vous dire.

Elle partit, elle quitta l'hôtel, plus angoissée encore qu'elle
n'y était venue.  La situation s'était précisée, et son sort
demeurait en suspens, sous la menace d'une arrestation peut-être
immédiate.  Comment vivre jusqu'à cinq heures?  La pensée de
Jacques, qu'elle avait oublié, se réveilla en elle tout d'un
coup: encore un qui pouvait la perdre, si on l'arrêtait!  Bien
qu'il fût à peine deux heures et demie, elle se hâta de monter la
rue du Rocher, vers la rue Cardinet.

M. Camy-Lamotte, resté seul, s'était arrêté devant son bureau.
Familier des Tuileries, où sa fonction de secrétaire général du
ministère de la justice le faisait mander presque journellement,
tout aussi puissant que le ministre, employé même à des besognes
plus intimes, il savait combien cette affaire Grandmorin irritait
et inquiétait, en haut lieu.  Les journaux de l'opposition
continuaient à mener une campagne bruyante, les uns accusant la
police d'être tellement occupée à la surveillance politique
qu'elle n'avait plus le temps d'arrêter les assassins, les autres
fouillant la vie du président, donnant à entendre qu'il était de
la cour, où régnait la plus basse débauche; et cette campagne
devenait vraiment désastreuse, à mesure que les élections
approchaient.  Aussi avait-on exprimé au secrétaire général le
désir formel d'en finir au plus vite, n'importe comment.  Le
ministre s'étant déchargé sur lui de cette affaire délicate, il
se trouvait être l'unique maître de la décision à prendre, sous
sa responsabilité, il est vrai: ce qui méritait examen, car il ne
doutait pas de payer pour tout le monde, s'il se montrait
maladroit.

Toujours songeur, M. Camy-Lamotte alla ouvrir la porte de la
pièce voisine, où M. Denizet attendait.  Et celui-ci, qui avait
écouté, s'écria, en rentrant:

--Je vous le disais bien, on a eu tort de soupçonner ces
gens-là...  Cette femme ne songe évidemment qu'à sauver son mari
d'un renvoi possible.  Elle n'a pas eu une parole suspecte.

Le secrétaire général ne répondit pas tout de suite.  Absorbé,
ses regards sur le juge, dont la face lourde, aux minces lèvres,
le frappait, il pensait maintenant à cette magistrature, qu'il
avait en la main comme chef occulte du personnel, et il
s'étonnait qu'elle fût encore si digne dans sa pauvreté, si
intelligente dans son engourdissement professionnel.  Mais
celui-ci, vraiment, si fin qu'il se crût, avec ses yeux voilés
d'épaisses paupières, avait la passion tenace, quand il croyait
tenir la vérité.

--Alors, reprit M. Camy-Lamotte, vous persistez à voir le
coupable dans ce Cabuche?

M. Denizet eut un sursaut d'étonnement.

--Oh!  certes!...  Tout l'accable.  Je vous ai énuméré les
preuves, elles sont, j'oserai dire, classiques, car pas une ne
manque...  J'ai bien cherché s'il y avait un complice, une femme
dans le coupé, ainsi que vous me le faisiez entendre.  Cela
semblait s'accorder avec la déposition d'un mécanicien, un homme
qui a entrevu la scène du meurtre; mais, habilement interrogé par
moi, cet homme n'a pas persisté dans sa déclaration première, et
il a même reconnu la couverture de voyage, comme étant la masse
noire dont il avait parlé...  oh!  Oui, certes, Cabuche est le
coupable, d'autant plus que, si nous ne l'avons pas, nous n'avons
personne.

Jusque-là, le secrétaire général avait attendu, pour lui donner
connaissance de la preuve écrite qu'il possédait; et, maintenant
que sa conviction était faite, il se hâtait moins encore
d'établir la vérité.  A quoi bon ruiner la piste fausse de
l'instruction, si la vraie piste devait conduire à des embarras
plus grands?  Tout cela était à examiner d'abord.

--Mon Dieu!  reprit-il avec son sourire d'homme fatigué, je veux
bien admettre que vous soyez dans le vrai...  Je vous ai
seulement fait venir pour étudier avec vous certains points
graves.  Cette affaire est exceptionnelle, et la voici devenue
toute politique: vous le sentez, n'est-ce pas?  Nous allons donc
nous trouver peut-être forcés d'agir en hommes de gouvernement...
Voyons, en toute franchise, d'après vos interrogatoires, cette
fille, la maîtresse de ce Cabuche, a été violentée, hein?

Le juge eut sa moue d'homme fin, tandis que ses yeux
disparaissaient à demi derrière ses paupières.

--Dame!  je crois que le président l'avait mise en un vilain
état, et cela ressortira sûrement du procès...  Ajoutez que, si
la défense est confiée à un avocat de l'opposition, on peut
s'attendre à un déballage d'histoires fâcheuses, car ce ne sont
pas ces histoires qui manquent, là-bas, dans notre pays.

Ce Denizet n'était pas si bête, quand il n'obéissait plus à la
routine du métier, trônant dans l'absolu de sa perspicacité et de
sa toute-puissance.  Il avait compris pourquoi on le mandait, non
au ministère de la justice, mais au domicile particulier du
secrétaire général.

--Enfin, conclut-il, voyant que ce dernier ne bronchait pas, nous
aurons une affaire assez malpropre.

M. Camy-Lamotte se contenta de hocher la tête.  Il était en train
de calculer les résultats de l'autre procès, celui des Roubaud.
A coup sûr, si le mari passait aux assises, il dirait tout, sa
femme débauchée elle aussi, lorsqu'elle était jeune fille, et
l'adultère ensuite, et la rage jalouse qui devait l'avoir poussé
au meurtre; sans compter qu'il ne s'agissait plus d'une
domestique et d'un repris de justice, que cet employé, marié à
cette jolie femme, allait mettre en cause tout un coin de la
bourgeoisie et du monde des chemins de fer.  Puis, savait-on
jamais sur quoi l'on marchait, avec un homme comme le président?
Peut-être tomberait-on dans des abominations imprévues.  Non,
décidément, l'affaire des Roubaud, des vrais coupables, était
plus sale encore.  C'était chose résolue, il l'écartait,
absolument.  A en retenir une, il aurait penché pour que l'on
gardât l'affaire de l'innocent Cabuche.

--Je me rends à votre système, dit-il enfin à M. Denizet.  Il y
a, en effet, de fortes présomptions contre le carrier, s'il avait
à exercer une vengeance légitime...  Mais que tout cela est
triste, mon Dieu!  et que de boue il faudrait remuer!...  Je sais
bien que la justice doit rester indifférente aux conséquences, et
que, planant au-dessus des intérêts...

Il n'acheva pas, termina du geste, pendant que le juge,
silencieux à son tour, attendait d'un air morne les ordres qu'il
sentait venir.  Du moment où l'on acceptait sa vérité à lui,
cette création de son intelligence, il était prêt à faire aux
nécessités gouvernementales le sacrifice de l'idée de justice.
Mais le secrétaire, malgré son habituelle adresse en ces sortes
de transactions, se hâta un peu, parla trop vite, en maître obéi.

--Enfin, on désire un non-lieu...  Arrangez les choses pour que
l'affaire soit classée.

--Pardon, monsieur, déclara M. Denizet, je ne suis plus le maître
de l'affaire, elle dépend de ma conscience.

Tout de suite, M. Camy-Lamotte sourit, redevenant correct, avec
cet air désabusé et poli qui semblait se moquer du monde.

--Sans doute.  Aussi est-ce à votre conscience que je m'adresse.

Je vous laisse prendre la décision qu'elle vous dictera, certain
que vous pèserez équitablement le pour et le contre, en vue du
triomphe des saines doctrines et de la morale publique...  Vous
savez, mieux que moi, qu'il est parfois héroïque d'accepter un
mal, si l'on ne veut pas tomber dans un pire...  Enfin, on ne
fait appel en vous qu'au bon citoyen, à l'honnête homme.
Personne ne songe à peser sur votre indépendance, et c'est
pourquoi je répète que vous êtes le maître absolu de l'affaire,
comme du reste l'a voulu la loi.

Jaloux de ce pouvoir illimité, surtout lorsqu'il était près d'en
user mal, le juge accueillait chacune de ces phrases d'un
hochement de tête satisfait.

--D'ailleurs, continua l'autre, avec un redoublement de bonne
grâce dont l'exagération devenait ironique, nous savons à qui
nous nous adressons.  Voici longtemps que nous suivons vos
efforts, et je puis me permettre de vous dire que nous vous
appellerions dès maintenant à Paris, s'il y avait une vacance.

M. Denizet eut un mouvement.  Quoi donc?  s'il rendait le service
demandé, on n'allait pas combler sa grande ambition, son rêve
d'un siège à Paris.  Mais, déjà, M. Camy-Lamotte ajoutait, ayant
compris:

--Votre place y est marquée, c'est une question de temps...
Seulement, puisque j'ai commencé à être indiscret, je suis
heureux de vous annoncer que vous êtes porté pour la croix, au 15
août prochain.

Un instant, le juge se consulta.  Il aurait préféré l'avancement,
car il calculait qu'il y avait au bout une augmentation d'environ
cent soixante-six francs par mois; et, dans la misère décente où
il vivait, c'était plus de bien-être, sa garde-robe renouvelée,
sa bonne Mélanie mieux nourrie, moins acariâtre.  Mais la croix,
pourtant, était bonne à prendre.  Puis, il avait une promesse.
Et lui qui ne se serait pas vendu, nourri dans la tradition de
cette magistrature honnête et médiocre, il cédait tout de suite à
une simple espérance, à l'engagement vague que l'administration
prenait de le favoriser.  La fonction judiciaire n'était plus
qu'un métier comme un autre, et il traînait le boulet de
l'avancement, en solliciteur affamé, toujours prêt à plier sous
les ordres du pouvoir.

--Je suis très touché, murmura-t-il, veuillez le dire à monsieur
le ministre.

Il s'était levé, sentant que, maintenant, tout ce qu'ils
pourraient ajouter l'un et l'autre les gênerait.

--Alors, conclut-il, les yeux éteints, la face morte, je vais
achever mon enquête, en tenant compte de vos scrupules.
Naturellement, si nous n'avons pas des faits absolus prouvés
contre Cabuche, il vaudra mieux ne pas risquer le scandale
inutile d'un procès...  On le relâchera, on continuera de le
surveiller.

Le secrétaire général, sur le seuil, acheva de se montrer tout à
fait aimable.

--Monsieur Denizet, nous nous en remettons complètement à votre
grand tact et à votre haute honnêteté.

Lorsqu'il se retrouva seul, M. Camy-Lamotte eut la curiosité,
inutile maintenant d'ailleurs, de comparer la page écrite par
Séverine, avec le billet sans signature, qu'il avait découvert
dans les papiers du président Grandmorin.  La ressemblance était
complète.  Il replia la lettre, la serra soigneusement, car, s'il
n'en avait soufflé mot au juge d'instruction, il jugeait qu'une
arme pareille était bonne à garder.  Et, comme le profil de cette
petite femme, si frêle et si forte dans sa résistance nerveuse,
s'évoquait devant lui, il eut son haussement d'épaules indulgent
et railleur.  Ah!  ces créatures, quand elles veulent!  Séverine,
à trois heures moins vingt, s'était trouvée en avance, rue
Cardinet, au rendez-vous qu'elle avait donné à Jacques.  Il
habitait là, tout en haut d'une grande maison, une étroite
chambre, où il ne montait guère que le soir pour se coucher; et
encore découchait-il deux fois par semaine, les deux nuits qu'il
passait au Havre, entre l'express du soir et l'express du matin.
Ce jour-là pourtant, trempé d'eau, brisé de fatigue, il était
rentré se jeter sur son lit.  De sorte que Séverine l'aurait
peut-être attendu vainement, si la querelle d'un ménage voisin,
un mari qui assommait sa femme, hurlante, ne l'avait réveillé.
Il s'était débarbouillé et vêtu de fort méchante humeur, l'ayant
reconnue en bas, sur le trottoir, en regardant par la fenêtre de
sa mansarde.

--Enfin, c'est vous!  s'écria-t-elle, quand elle le vit déboucher
de la porte cochère.  Je craignais d'avoir mal compris...  Vous
m'aviez bien dit au coin de la rue Saussure...

Et, sans attendre sa réponse, levant les yeux sur la maison:

--C'est donc là que vous demeurez?

Il avait, sans le lui dire, fixé ainsi le rendez-vous devant sa
porte, parce que le dépôt, où ils devaient aller ensemble, se
trouvait presque en face.  Mais sa question le gêna, il s'imagina
qu'elle allait pousser la bonne camaraderie jusqu'à lui demander
de voir sa chambre.  Celle-ci était si sommairement meublée et si
en désordre, qu'il en avait honte.

--Oh!  je ne demeure pas, je perche, répondit-il.
Dépêchons-nous, je crains que le chef ne soit déjà sorti.

En effet, lorsqu'ils se présentèrent à la petite maison que ce
dernier occupait, derrière le dépôt, dans l'enceinte de la gare,
ils ne le trouvèrent pas; et, inutilement, ils allèrent de hangar
en hangar: partout on leur dit de revenir vers quatre heures et
demie, s'ils voulaient être certains de le rencontrer aux
ateliers de réparation.

--C'est bien, nous reviendrons, déclara Séverine.

Puis, quand elle fut de nouveau dehors, seule en compagnie de
Jacques:

--Si vous êtes libre, ça ne vous fait rien que je reste à
attendre avec vous?

Il ne pouvait refuser, et d'ailleurs, malgré l'inquiétude sourde
qu'elle lui causait, elle exerçait sur lui un charme grandissant
et si fort, que la maussaderie volontaire où il s'était promis de
s'enfermer, s'en allait à ses doux regards.  Celle-là, avec sa
longue figure tendre et peureuse, devait aimer comme un chien
fidèle, qu'on n'a pas même le courage de battre.

--Sans doute, je ne vous quitte pas, répondit-il d'un ton moins
brusque.  Seulement, nous avons plus d'une heure à perdre...
Voulez-vous entrer dans un café?

Elle lui souriait, heureuse de le sentir enfin cordial.
Vivement, elle se récria.

--Oh!  non, non, je ne veux pas m'enfermer...  J'aime mieux
marcher à votre bras, dans les rues, où vous voudrez.

Et elle lui prit le bras d'elle-même, gentiment.  Maintenant
qu'il n'était plus noir du voyage, elle le trouvait distingué,
avec sa mise d'employé à l'aise, son air bourgeois, que relevait
une sorte de fierté libre, l'habitude du grand air et du danger
bravé chaque jour.  Jamais elle n'avait si bien remarqué qu'il
était beau garçon, le visage rond et régulier, les moustaches
très brunes sur la peau blanche; et, seuls, ses yeux fuyants, ses
yeux semés de points d'or, qui se détournaient d'elle,
continuaient à la mettre en défiance.  S'il évitait de la
regarder en face, était-ce donc qu'il ne voulait pas s'engager,
rester maître d'agir à sa guise, même contre elle?  Dès ce
moment, dans l'incertitude où elle était encore, reprise d'un
frisson, chaque fois qu'elle songeait à ce cabinet de la rue du
Rocher où sa vie se décidait, elle n'eut plus qu'un but, sentir à
elle, tout à elle, l'homme qui lui donnait le bras, obtenir que,
lorsqu'elle levait la tête, il laissât ses yeux dans les siens,
profondément.  Alors, il lui appartiendrait.  Elle ne l'aimait
point, elle ne pensait pas même à cela.  Simplement, elle
s'efforçait de faire de lui sa chose, pour n'avoir plus à le
craindre.

Quelques minutes, ils marchèrent sans parler, dans le continuel
flot de passants qui encombre ce quartier populeux.  Parfois, ils
étaient forcés de descendre du trottoir; et ils traversaient la
chaussée, au milieu des voitures.  Puis, ils se trouvèrent devant
le square des Batignolles, presque désert à cette époque de
l'année.  Le ciel pourtant, lavé par le déluge du matin, était
d'un bleu très doux; et, sous le tiède soleil de mars, les lilas
bourgeonnaient.

--Entrons-nous?  demanda Séverine.  Tout ce monde m'étourdit.

De lui-même, Jacques allait entrer, inconscient du besoin de
l'avoir plus à lui, loin de la foule.

--Là ou ailleurs, dit-il.  Entrons.

Lentement, ils continuèrent de marcher le long des pelouses,
entre les arbres sans feuilles.  Quelques femmes promenaient des
enfants au maillot, et il y avait des passants qui traversaient
le jardin pour couper au plus court, hâtant le pas.  Ils
enjambèrent la rivière, montèrent parmi les rochers; puis, ils
revenaient, désoeuvrés, lorsqu'ils passèrent parmi des touffes de
sapins, dont les feuillages persistants luisaient au soleil, d'un
vert sombre.  Et, un banc se trouvant là, dans ce coin solitaire,
caché aux regards, ils s'assirent, sans même se consulter cette
fois, comme amenés à cette place par une entente.

--Il fait beau tout de même, aujourd'hui, dit-elle après un
silence.

--Oui, répondit-il, le soleil a reparu.

Mais leur pensée n'était point à cela.  Lui, qui fuyait les
femmes, venait de songer aux événements qui l'avaient rapproché
de celle-ci.  Elle était là, elle le touchait, elle menaçait
d'envahir son existence, et il en éprouvait une continuelle
surprise.  Depuis le dernier interrogatoire, à Rouen, il n'en
doutait plus, cette femme était complice dans le meurtre de la
Croix-de-Maufras.  Comment?  à la suite de quelles circonstances?
poussée par quelle passion ou quel intérêt?  il s'était posé ces
questions, sans pouvoir clairement les résoudre.  Pourtant, il
avait fini par arranger une histoire: le mari intéressé, violent,
ayant hâte d'entrer en possession du legs; peut-être la peur que
le testament ne fût changé à leur désavantage; peut-être le
calcul d'attacher sa femme à lui, par un lien sanglant.  Et il
s'en tenait à cette histoire, dont les coins obscurs
l'attiraient, l'intéressaient, sans qu'il cherchât à les
éclaircir.  L'idée que son devoir serait de tout dire à la
justice, l'avait hanté aussi.  Même c'était cette idée qui le
préoccupait, depuis qu'il se trouvait assis sur ce banc, près
d'elle, si près, qu'il sentait contre sa hanche la tiédeur de la
sienne.

--En mars, reprit-il, c'est étonnant, de pouvoir ainsi rester
dehors, comme en été.

--Oh!  dit-elle, dès que le soleil monte, ça se sent bien.

Et, de son côté, elle réfléchissait qu'il aurait fallu vraiment
que ce garçon fût bête, pour ne pas les avoir devinés coupables.
Ils s'étaient trop jetés à sa tête, elle continuait à se serrer
trop contre lui, en ce moment même.  Aussi, dans le silence coupé
de paroles vides, suivait-elle les réflexions qu'il faisait.
Leurs yeux s'étant rencontrés, elle venait de lire qu'il en
arrivait à se demander si ce n'était pas elle qu'il avait vue,
pesant de tout son poids sur les jambes de la victime, ainsi
qu'une masse noire.  Que faire, que dire, pour le lier d'un lien
indestructible?

--Ce matin, ajouta-t-elle, il faisait très froid au Havre.

--Sans compter, dit-il, toute l'eau que nous avons reçue.

Et, à cet instant, Séverine eut une brusque inspiration.  Elle ne
raisonna pas, ne discuta pas: cela lui arrivait, comme une
impulsion instinctive, des profondeurs obscures de son
intelligence et de son coeur; car, si elle avait discuté, elle
n'aurait rien dit.  Mais elle sentait que cela était très bien,
et qu'en parlant, elle le conquérait.

Doucement, elle lui prit la main, elle le regarda.  Les touffes
d'arbres verts les cachaient aux passants des rues voisines; ils
n'entendaient qu'un lointain roulement de voitures, assourdi dans
cette solitude ensoleillée du square; tandis que, seul, au détour
de l'allée, un enfant était là, jouant en silence à emplir de
sable un petit seau, avec une pelle.  Et, sans transition, de
toute son âme, à demi-voix:

--Vous me croyez coupable?

Il frémit légèrement, il arrêta ses yeux dans les siens.

Oui, répondit-il, de la même voix basse et émue.

Alors, elle serra sa main qu'elle avait gardée, d'une étreinte
plus étroite; et elle ne continua pas tout de suite, elle sentait
leur fièvre se confondre.

--Vous vous trompez, je ne suis pas coupable.

Et elle disait cela, non pour le convaincre, lui, mais uniquement
pour l'avertir qu'elle devait être innocente, aux yeux des
autres.  C'était l'aveu de la femme qui dit non, dans le désir
que ce soit non, quand même et toujours.

--Je ne suis pas coupable...  Vous ne me ferez plus la peine de
croire que je suis coupable.

Et elle était très heureuse, en voyant qu'il laissait ses yeux
dans les siens, profondément.  Sans doute, ce qu'elle venait de
faire là, c'était le don de sa personne; car elle se livrait, et
plus tard, s'il la réclamait, elle ne pourrait se refuser.  Mais
le lien était noué entre eux, indissoluble: elle le défiait bien
de parler maintenant, il était à elle comme elle était à lui.
L'aveu les avait unis.

--Vous ne me ferez plus de peine, vous me croyez?

--Oui, je vous crois, répondit-il en souriant.

Pourquoi l'aurait-il forcée à causer brutalement de cette chose
affreuse?  Plus tard, elle lui conterait tout, si elle en
éprouvait le besoin.  Cette façon de se tranquilliser, en se
confessant à lui, sans rien dire, le touchait beaucoup, ainsi
qu'une marque d'infinie tendresse.  Elle était si confiante, si
fragile, avec ses doux yeux de pervenche!  elle lui apparaissait
si femme, toute à l'homme, toujours prête à le subir, pour être
heureuse!  Et, surtout, ce qui le ravissait, tandis que leurs
mains restaient jointes et que leurs regards ne se quittaient
plus, c'était de ne pas retrouver en lui son malaise, cet
effrayant frisson qui l'agitait, près d'une femme, à l'idée de la
possession.  Les autres, il n'avait pu toucher à leur chair, sans
éprouver le désir d'y mordre, dans une abominable faim
d'égorgement.  Pourrait-il donc l'aimer, celle-là, et ne point la
tuer?

--Vous savez bien que je suis votre ami et que vous n'avez rien à
craindre de moi, murmura-t-il à son oreille.  Je ne veux pas
connaître vos affaires, ce sera comme il vous plaira...  Vous
m'entendez?  disposez entièrement de ma personne.

Il s'était approché si près de son visage, qu'il sentait son
haleine chaude dans ses moustaches.  Le matin encore, il en
aurait tremblé, sous la peur sauvage d'une crise.  Que se
passait-il, pour qu'il lui restât à peine un frémissement, avec
la lassitude heureuse des convalescences?  Cette idée qu'elle
avait tué, devenue une certitude, la lui montrait différente,
grandie, à part.  Peut-être bien n'avait-elle pas aidé seulement,
mais frappé.  Il en fut convaincu, sans preuve aucune.  Et, dès
lors, elle sembla lui être sacrée, en dehors de tout
raisonnement, dans l'inconscience du désir effrayé qu'elle lui
inspirait.

Tous les deux à présent causaient avec gaieté, en couple de
rencontre, chez qui l'amour commence.

--Vous devriez me donner votre autre main, pour que je la
réchauffe.

--Oh!  non, pas ici.  On nous verrait.

--Qui donc?  puisque nous sommes seuls...  Et d'ailleurs, il n'y
aurait pas grand mal.  Les enfants ne se font pas comme ça.

--Je l'espère bien.

Elle riait franchement, dans la joie d'être sauvée.  Elle ne
l'aimait pas, ce garçon; elle croyait en être bien sûre; et si
elle s'était promise, elle rêvait déjà au moyen de ne pas payer.
Il avait l'air gentil, il ne la tourmenterait pas, tout
s'arrangeait très bien.

--C'est entendu, nous sommes camarades, sans que les autres, ni
même mon mari, aient rien à y voir...  Maintenant, lâchez-moi la
main, et ne me regardez plus comme ça, parce que vous allez vous
user les yeux.

Mais il gardait ses doigts délicats entre les siens.  Très bas,
il bégaya:

--Vous savez que je vous aime.

Vivement, elle s'était dégagée, d'une légère secousse.  Et,
debout devant le banc, où il restait assis.

--En voilà une folie, par exemple!  Soyez convenable, on vient.

En effet, une nourrice arrivait, avec son poupon endormi entre
ses bras.  Puis, une jeune fille passa, très affairée.  Le soleil
baissait, se noyait à l'horizon, dans des vapeurs violâtres, et
les rayons s'en allaient des pelouses, mourant en poussière d'or,
à la pointe verte des sapins.  Il y eut comme un arrêt subit dans
le roulement continu des voitures.  On entendit sonner cinq
heures, à une horloge voisine.

--Ah!  mon Dieu!  s'écria Séverine, cinq heures, et j'ai
rendez-vous rue du Rocher!

Sa joie tombait, elle retrouvait l'angoisse de l'inconnu qui
l'attendait, là-bas, en se souvenant qu'elle n'était pas sauvée
encore.  Elle devint toute pâle, les lèvres tremblantes.

--Mais le chef du dépôt que vous aviez à voir?  dit Jacques, qui
s'était levé du banc pour la reprendre à son bras.

--Tant pis!  je le verrai une autre fois...  Écoutez, mon ami, je
n'ai plus besoin de vous, laissez-moi vite faire ma course.  Et
merci encore, merci de tout mon coeur.

Elle lui serrait les mains, elle se hâtait.

--A tout à l'heure, au train.

--Oui, à tout à l'heure.

Déjà, elle s'éloignait d'un pas rapide, elle disparaissait entre
les massifs du square; tandis que lui, lentement, se dirigeait
vers la rue Cardinet.

M. Camy-Lamotte venait d'avoir, chez lui, une longue conférence
avec le chef de l'exploitation de la Compagnie de l'Ouest.  Mandé
sous le prétexte d'une autre affaire, celui-ci avait fini par
confesser combien ce procès Grandmorin ennuyait la Compagnie.  Il
y avait d'abord les plaintes des journaux, au sujet du peu de
sécurité pour les voyageurs, dans les voitures de première
classe.  Puis, tout le personnel se trouvait mêlé à l'aventure,
plusieurs employés étaient soupçonnés, sans compter ce Roubaud,
le plus compromis, qu'on pouvait arrêter d'un moment à l'autre.
Enfin, les bruits de vilaines moeurs qui couraient sur le
président, membre du conseil d'administration, semblaient
rejaillir sur ce conseil tout entier.  Et c'était ainsi que le
crime présumé d'un petit sous-chef de gare, quelque histoire
louche, basse et malpropre, remontait au travers des rouages
compliqués, ébranlait cette machine énorme d'une exploitation de
voie ferrée, en détraquait jusqu'à l'administration supérieure.
La secousse allait même plus haut, gagnait le ministère, menaçait
l'État, dans le malaise politique du moment: heure critique,
grand corps social dont la moindre fièvre hâtait la
décomposition.  Aussi, lorsque M. Camy-Lamotte avait su de son
interlocuteur que la Compagnie, le matin, avait résolu le renvoi
de Roubaud, s'était-il vivement élevé contre cette mesure.  Non!
non!  rien ne serait plus maladroit, cela redoublerait le tapage
dans la presse, si elle s'avisait de poser le sous-chef en
victime politique.  Tout craquerait de plus belle, de bas en
haut, et Dieu savait à quelles découvertes désagréables on
arriverait pour les uns et pour les autres!  Le scandale avait
trop duré, il fallait au plus tôt faire le silence.  Et le chef
de l'exploitation, convaincu, s'était engagé à maintenir Roubaud,
à ne pas même le déplacer du Havre.  On verrait bien qu'il n'y
avait pas de malhonnêtes gens dans tout cela.  C'était fini,
l'affaire serait classée.

Lorsque Séverine, essoufflée, le coeur battant à grands coups, se
retrouva dans le sévère cabinet de la rue du Rocher, devant
M. Camy-Lamotte, celui-ci la contempla un instant en silence,
intéressé par l'extraordinaire effort qu'elle faisait pour
paraître calme.  Décidément, elle lui était sympathique, cette
criminelle délicate, aux yeux de pervenche.

--Eh bien!  madame...

Et il s'arrêta pour jouir de son anxiété quelques secondes
encore.  Mais elle avait un regard si profond, il la sentait
élancée toute vers lui, dans un tel besoin de savoir, qu'il fut
pitoyable.

--Eh bien!  madame, j'ai vu le chef de l'exploitation, j'ai
obtenu que votre mari ne fût pas congédié...  L'affaire est
arrangée.

Alors, elle défaillit, sous le flot de joie trop vive qui
l'inonda.  Ses yeux s'étaient emplis de larmes, et elle ne disait
rien, elle souriait.

Il répéta, en insistant sur la phrase, pour lui donner toute sa
signification:

--L'affaire est arrangée...  Vous pouvez rentrer tranquille au
Havre.

Elle entendait bien: il voulait dire qu'on ne les arrêterait pas,
qu'on leur faisait grâce.  Ce n'était pas seulement l'emploi
maintenu, c'était l'effroyable drame oublié, enterré.  D'un
mouvement de caresse instinctive, comme une jolie bête domestique
qui remercie et flatte, elle se pencha sur ses mains, les baisa,
les garda appuyées contre ses joues.  Et, cette fois, il ne les
avait pas retirées, très ému lui-même du charme tendre de cette
gratitude.

--Seulement, reprit-il en tâchant de redevenir sévère,
souvenez-vous et conduisez-vous bien.

--Oh!  monsieur!

Mais il désirait les garder à sa merci, la femme et l'homme.  Il
fit allusion à la lettre.

--Souvenez-vous que le dossier reste là, et qu'à la moindre
faute, tout peut être repris...  Surtout, recommandez à votre
mari de ne plus s'occuper de politique.  Sur ce chapitre, nous
serions impitoyables.  Je sais qu'il s'est déjà compromis, on m'a
parlé d'une querelle fâcheuse avec le sous-préfet; enfin, il
passe pour républicain, c'est détestable...  N'est-ce pas?  qu'il
soit sage, ou nous le supprimerons, simplement.

Elle était debout, ayant hâte maintenant d'être dehors, pour
donner de l'espace à la joie qui la suffoquait.

--Monsieur, nous vous obéirons, nous serons ce qu'il vous
plaira...  N'importe quand, n'importe où, vous n'aurez qu'à
commander: je vous appartiens.

Il s'était remis à sourire, de son air las, avec la pointe de
dédain d'un homme qui avait longuement bu au néant de toutes
choses.

--Oh!  je n'abuserai pas, madame, je n'abuse plus.

Et lui-même ouvrit la porte du cabinet.  Sur le palier, elle se
retourna deux fois, avec son visage rayonnant, qui le remerciait
encore.

Dans la rue du Rocher, Séverine marcha follement.  Elle s'aperçut
qu'elle remontait la rue, sans raison; et elle redescendit la
pente, traversant la chaussée pour rien, au risque de se faire
écraser.  C'était un besoin de mouvement, de gestes, de cris.
Déjà, elle comprenait pourquoi on leur faisait grâce, et elle se
surprit à dire:

--Parbleu!  ils ont peur, il n'y a pas de danger qu'ils remuent
ces choses-là, j'ai été bien bête de me torturer.  C'est
évident...  Ah!  quelle chance!  sauvée, sauvée pour de bon,
cette fois!...  Et n'importe, je vais effrayer mon mari, afin
qu'il se tienne tranquille...  Sauvée, sauvée, quelle chance!

Comme elle débouchait dans la rue Saint-Lazare, elle vit,à
l'horloge d'un bijoutier, qu'il était six heures moins vingt.

--Tiens!  je vais me payer un bon dîner, j'ai le temps.

En face de la gare, elle choisit le restaurant le plus luxueux;
et, installée seule à une petite table bien blanche, contre la
glace sans tain de la devanture, très amusée par le mouvement de
la rue, elle se commanda un dîner fin, des huîtres, des filets de
sole, une aile de poulet rôti.  C'était bien le moins qu'elle se
rattrapât de son mauvais déjeuner.  Elle dévora, trouva exquis le
pain de gruau, se fit encore faire une friandise, des beignets
soufflés.  Puis, son café bu, elle se pressa, car elle n'avait
plus que quelques minutes pour prendre l'express.

Jacques, en la quittant, après être allé chez lui remettre ses
vêtements de travail, s'était rendu tout de suite au dépôt, où il
n'arrivait d'ordinaire qu'une demi-heure avant le départ de sa
machine.  Il avait fini par se reposer sur Pecqueux des soins de
visite, bien que le chauffeur fût ivre deux fois sur trois.
Mais, ce jour-là, dans l'émotion tendre où il était, un scrupule
inconscient venait de l'envahir, il voulait s'assurer par
lui-même du bon fonctionnement de toutes les pièces; d'autant
plus que, le matin, en venant du Havre, il croyait s'être aperçu
d'une dépense de force plus grande pour un travail moindre.

Dans le vaste hangar fermé, noir de charbon, et que de hautes
fenêtres poussiéreuses éclairaient, parmi les autres machines au
repos, celle de Jacques se trouvait déjà en tête d'une voie,
destinée à partir la première.  Un chauffeur du dépôt venait de
charger le foyer, des escarbilles rouges tombaient dessous, dans
la fosse à piquer le feu.  C'était une de ces machines d'express,
à deux essieux couplés, d'une élégance fine et géante, avec ses
grandes roues légères réunies par des bras d'acier, son poitrail
large, ses reins allongés et puissants, toute cette logique et
toute cette certitude qui font la beauté souveraine des êtres de
métal, la précision dans la force.  Ainsi que les autres machines
de la Compagnie de l'Ouest, en dehors du numéro qui la désignait,
elle portait le nom d'une gare, celui de Lison, une station du
Cotentin.  Mais Jacques, par tendresse, en avait fait un nom de
femme, la Lison, comme il disait, avec une douceur caressante.

Et, c'était vrai, il l'aimait d'amour, sa machine, depuis quatre
ans qu'il la conduisait.  Il en avait mené d'autres, des dociles
et des rétives, des courageuses et des fainéantes; il n'ignorait
point que chacune avait son caractère, que beaucoup ne valaient
pas grand-chose, comme on dit des femmes de chair et d'os; de
sorte que, s'il l'aimait celle-là, c'était en vérité qu'elle
avait des qualités rares de brave femme.  Elle était douce,
obéissante, facile au démarrage, d'une marche régulière et
continue, grâce à sa bonne vaporisation.  On prétendait bien que,
si elle démarrait avec tant d'aisance, cela provenait de
l'excellent bandage des roues et surtout du réglage parfait des
tiroirs; de même que, si elle vaporisait beaucoup avec peu de
combustible, on mettait cela sur le compte de la qualité du
cuivre des tubes et de la disposition heureuse de la chaudière.
Mais lui savait qu'il y avait autre chose, car d'autres machines,
identiquement construites, montées avec le même soin, ne
montraient aucune de ses qualités.  Il y avait l'âme, le mystère
de la fabrication, ce quelque chose que le hasard du martelage
ajoute au métal, que le tour de main de l'ouvrier monteur donne
aux pièces: la personnalité de la machine, la vie.

Il l'aimait donc en mâle reconnaissant, la Lison, qui partait et
s'arrêtait vite, ainsi qu'une cavale vigoureuse et docile; il
l'aimait parce que, en dehors des appointements fixes, elle lui
gagnait des sous, grâce aux primes de chauffage.  Elle vaporisait
si bien, qu'elle faisait en effet de grosses économies de
charbon.  Et il n'avait qu'un reproche à lui adresser, un trop
grand besoin de graissage: les cylindres surtout dévoraient des
quantités de graisse déraisonnables, une faim continue, une vraie
débauche.  Vainement, il avait tâché de la modérer.  Mais elle
s'essoufflait aussitôt, il fallait ça à son tempérament.  Il
s'était résigné à lui tolérer cette passion gloutonne, de même
qu'on ferme les yeux sur un vice, chez les personnes qui sont,
d'autre part, pétries de qualités; et il se contentait de dire,
avec son chauffeur, en manière de plaisanterie, qu'elle avait, à
l'exemple des belles femmes, le besoin d'être graissée trop
souvent.

Pendant que le foyer ronflait et que la Lison peu à peu entrait
en pression, Jacques tournait autour d'elle, l'inspectant dans
chacune de ses pièces, tâchant de découvrir pourquoi, le matin,
elle lui avait mangé plus de graisse que de coutume.  Et il ne
trouvait rien, elle était luisante et propre, d'une de ces
propretés gaies qui annoncent les bons soins tendres d'un
mécanicien.  Sans cesse, on le voyait l'essuyer, l'astiquer; à
l'arrivée surtout, de même qu'on bouchonne les bêtes fumantes
d'une longue course, il la frottait vigoureusement, il profitait
de ce qu'elle était chaude pour la mieux nettoyer des taches et
des bavures.  Il ne la bousculait jamais non plus, lui gardait
une marche régulière, évitant de se mettre en retard, ce qui
nécessite ensuite des sauts de vitesse fâcheux.  Aussi tous deux
avaient-ils fait toujours si bon ménage, que, pas une fois, en
quatre années, il ne s'était plaint d'elle, sur le registre du
dépôt, où les mécaniciens inscrivent leurs demandes de
réparations, les mauvais mécaniciens, paresseux ou ivrognes, sans
cesse en querelle avec leurs machines.  Mais, vraiment, ce
jour-là, il avait sur le coeur sa débauche de graisse; et c'était
autre chose aussi, quelque chose de vague et de profond, qu'il
n'avait pas éprouvé encore, une inquiétude, une défiance à son
égard, comme s'il doutait d'elle et qu'il eût voulu s'assurer
qu'elle n'allait pas se mal conduire en route.

Cependant, Pecqueux n'était point là, et Jacques s'emporta,
lorsqu'il parut enfin, la langue pâteuse, à la suite d'un
déjeuner, fait avec un ami.  D'habitude, les deux hommes
s'entendaient très bien, dans ce long compagnonnage qui les
promenait d'un bout à l'autre de la ligne, secoués côte à côte,
silencieux, unis par la même besogne et les mêmes dangers.  Bien
qu'il fût son cadet de plus de dix ans, le mécanicien se montrait
paternel pour son chauffeur, couvrait ses vices, le laissait
dormir une heure, lorsqu'il était trop ivre; et celui-ci lui
rendait cette complaisance en un dévouement de bon chien,
excellent ouvrier d'ailleurs, rompu au métier, en dehors de son
ivrognerie.  Il faut dire que lui aussi aimait la Lison, ce qui
suffisait pour la bonne entente.  Eux deux et la machine, ils
faisaient un vrai ménage à trois, sans jamais une dispute.  Aussi
Pecqueux, interloqué d'être si mal reçu, regarda-t-il Jacques
avec un redoublement de surprise, lorsqu'il l'entendit grogner
ses doutes contre elle.

--Quoi donc?  mais elle va comme une fée!

--Non, non, je ne suis pas tranquille.

Et, malgré le bon état de chaque pièce, il continuait à hocher la
tête.  Il fit jouer les manettes, s'assura du fonctionnement de
la soupape.  Il monta sur le tablier, alla emplir lui-même les
godets graisseurs des cylindres; pendant que le chauffeur
essuyait le dôme, où restaient de légères traces de rouille.  La
tringle de la sablière marchait bien, tout aurait dû le rassurer.
C'était que, dans son coeur, la Lison ne se trouvait plus seule.
Une autre tendresse y grandissait, cette créature mince, si
fragile, qu'il revoyait toujours près de lui, sur le banc du
square, avec sa faiblesse câline, qui avait besoin d'être aimée
et protégée.  Jamais, quand une cause involontaire l'avait mis en
retard, qu'il lançait sa machine à une vitesse de quatre-vingts
kilomètres, jamais il n'avait songé aux dangers que pouvaient
courir les voyageurs.  Et voilà que la seule idée de reconduire
au Havre cette femme presque détestée le matin, amenée avec
ennui, le travaillait d'une inquiétude, de la crainte d'un
accident, où il se l'imaginait blessée par sa faute, mourante
entre ses bras.  Dès maintenant, il avait charge d'amour.  La
Lison, soupçonnée, ferait bien de se conduire correctement, si
elle voulait garder son renom de bonne marcheuse.

Six heures sonnèrent, Jacques et Pecqueux montèrent sur le petit
pont de tôle qui reliait le tender à la machine; et, le dernier
ayant ouvert le purgeur sur un signe de son chef, un tourbillon
de vapeur blanche emplit le hangar noir.  Puis, obéissant à la
manette du régulateur, lentement tournée par le mécanicien, la
Lison démarra, sortit du dépôt, siffla pour se faire ouvrir la
voie.  Presque tout de suite, elle put s'engager dans le tunnel
des Batignolles.  Mais, au pont de l'Europe, il lui fallut
attendre; et il n'était que l'heure réglementaire, lorsque
l'aiguilleur l'envoya sur l'express de six heures trente, auquel
deux hommes d'équipe l'attelèrent solidement.

On allait partir, il n'y avait plus que cinq minutes, et Jacques
se penchait, surpris de ne pas voir Séverine au milieu de la
bousculade des voyageurs.  Il était bien certain qu'elle ne
monterait pas, sans être d'abord venue jusqu'à lui.  Enfin, elle
parut, en retard, courant presque.  Et, en effet, elle longea
tout le train, ne s'arrêta qu'à la machine, le teint animé,
exultante de joie.

Ses petits pieds se haussèrent, sa face se leva, rieuse.

--Ne vous inquiétez pas, me voici.

Lui, également, se mit à rire, heureux qu'elle fût là.

--Bon, bon!  ça va bien.

Mais elle se haussa encore, reprit à voix plus basse:

--Mon ami, je suis contente, très contente...  Une grande chance
qui m'arrive...  Tout ce que je désirais.

Et il comprit parfaitement, il en éprouva un gros plaisir.  Puis,
comme elle repartait en courant, elle se retourna pour ajouter,
par plaisanterie:

--Dites donc, maintenant, n'allez pas me casser les os.

Il se récria, d'une voix gaie:

--Oh!  par exemple!  n'ayez pas peur!

Mais les portières battaient, Séverine n'eut que le temps de
monter; et Jacques, au signal du conducteur-chef, siffla, puis
ouvrit le régulateur.  On partit.  C'était le même départ que
celui du train tragique de février, à la même heure, au milieu
des mêmes activités de la gare, dans les mêmes bruits, les mêmes
fumées.  Seulement, il faisait jour encore, un crépuscule clair,
d'une douceur infinie.  La tête à la portière, Séverine
regardait.

Et, sur la Lison, Jacques, monté à droite, chaudement vêtu d'un
pantalon et d'un bourgeron de laine, portant des lunettes à
oeillères de drap, attachées derrière la tête, sous sa casquette,
ne quittait plus la voie des yeux, se penchait à toute seconde,
en dehors de la vitre de l'abri, pour mieux voir.  Rudement
secoué par la trépidation, n'en ayant pas même conscience, il
avait la main droite sur le volant du changement de marche, comme
un pilote sur la roue du gouvernail; il le manoeuvrait d'un
mouvement insensible et continu, modérant, accélérant la vitesse;
et, de la main gauche, il ne cessait de tirer la tringle du
sifflet, car la sortie de Paris est difficile, pleine d'embûches.
Il sifflait aux passages à niveau, aux gares, aux tunnels, aux
grandes courbes.  Un signal rouge s'étant montré, au loin, dans
le jour tombant, il demanda longuement la voie, passa comme un
tonnerre.  A peine, de temps à autre, jetait-il un coup d'oeil
sur le manomètre, tournant le petit volant de l'injecteur, dès
que la pression atteignait dix kilogrammes.  Et c'était sur la
voie toujours, en avant, que revenait son regard, tout à la
surveillance des moindres particularités, dans une attention
telle, qu'il ne voyait rien autre, qu'il ne sentait même pas le
vent souffler en tempête.  Le manomètre baissa, il ouvrit la
porte du foyer, en haussant la crémaillère; et Pecqueux, habitué
au geste, comprit, cassa à coups de marteau du charbon, qu'il
étala avec la pelle, en une couche bien égale, sur toute la
largeur de la grille.  Une chaleur ardente leur brûlait les
jambes à tous deux; puis, la porte refermée, de nouveau le
courant d'air glacé souffla.

La nuit tombait, Jacques redoublait de prudence.  Il avait
rarement senti la Lison si obéissante; il la possédait, la
chevauchait à sa guise, avec l'absolue volonté du maître; et,
pourtant, il ne se relâchait pas de sa sévérité, la traitait en
bête domptée, dont il faut se méfier toujours.  Là, derrière son
dos, dans le train lancé à grande vitesse, il voyait une figure
fine, s'abandonnant à lui, confiante, souriante.  Il en avait un
léger frisson, il serrait d'une poigne plus rude le volant du
changement de marche, il perçait les ténèbres croissantes d'un
regard fixe, en quête de feux rouges.  Après les embranchements
d'Asnières et de Colombes, il avait respiré un peu.  Jusqu'à
Mantes, tout allait bien, la voie était un véritable palier, où
le train roulait à l'aise.  Après Mantes, il dut pousser la
Lison, pour qu'elle montât une rampe assez forte, presque d'une
demi-lieue.  Puis, sans la ralentir, il la lança sur la pente
douce du tunnel de Rolleboise, deux kilomètres et demi de tunnel,
qu'elle franchit en trois minutes à peine.  Il n'y avait plus
qu'un autre tunnel, celui du Roule, près de Gaillon, avant la
gare de Sotteville, une gare redoutée, que la complication des
voies, les continuelles manoeuvres, l'encombrement constant,
rendent très périlleuse.  Toutes les forces de son être étaient
dans ses yeux qui veillaient, dans sa main qui conduisait; et la
Lison, sifflante et fumante, traversa Sotteville à toute vapeur,
ne s'arrêta qu'à Rouen, d'où elle repartit, calmée un peu,
montant avec plus de lenteur la rampe qui va jusqu'à Malaunay.

La lune s'était levée, très claire, d'une lumière blanche, qui
permettait à Jacques de distinguer les moindres buissons, et
jusqu'aux pierres des chemins, dans leur fuite rapide.  Comme, à
la sortie du tunnel de Malaunay, il jetait à droite un coup
d'oeil, inquiet de l'ombre portée d'un grand arbre, barrant la
voie, il reconnut le coin reculé, le champ de broussailles, d'où
il avait vu le meurtre.  Le pays, désert et farouche, défilait
avec ses continuelles côtes, ses creux noirs de petits bois, sa
désolation ravagée.  Ensuite, ce fut, à la Croix-de-Maufras, sous
la lune immobile, la brusque apparition de la maison plantée de
biais, dans son abandon et sa détresse, les volets éternellement
clos, d'une mélancolie affreuse.  Et, sans savoir pourquoi, cette
fois encore, plus que les précédentes, Jacques eut le coeur
serré, comme s'il passait devant son malheur.

Mais, tout de suite, ses yeux emportèrent une autre image.  Près
de la maison des Misard, contre la barrière du passage à niveau,
Flore était là, debout.  Maintenant, à chaque voyage, il la
voyait à cette place, l'attendant, le guettant.  Elle ne remua
pas, elle tourna simplement la tête, pour le suivre plus
longtemps, dans l'éclair qui l'emportait.  Sa haute silhouette se
détachait en noir sur la lumière blanche, ses cheveux d'or
s'allumaient seuls, à l'or pâle de l'astre.

Et Jacques, ayant poussé la Lison pour lui faire franchir la
rampe de Motteville, la laissa souffler un peu le long du plateau
de Bolbec, puis la lança enfin, de Saint-Romain à Harfleur, sur
la plus forte pente de la ligne, trois lieues que les machines
dévorent d'un galop de bêtes folles, sentant l'écurie.  Et il
était brisé de fatigue, au Havre, lorsque, sous la marquise,
pleine du vacarme et de la fumée de l'arrivée, Séverine, avant de
remonter chez elle, accourut lui dire, de son air gai et tendre:

--Merci, à demain.

Un mois se passa, et un grand calme s'était fait de nouveau dans
le logement que les Roubaud occupaient au premier étage de la
gare, au-dessus des salles d'attente.  Chez eux, chez leurs
voisins de couloir, parmi ce petit monde d'employés, soumis à une
existence d'horloge par l'uniforme retour des heures
réglementaires, la vie s'était remise à couler, monotone.  Et il
semblait que rien ne se fût passé de violent ni d'anormal.

La bruyante et scandaleuse affaire Grandmorin, tout doucement,
s'oubliait, allait être classée, par l'impuissance où paraissait
être la justice de découvrir le coupable.  Après une prévention
d'une quinzaine de jours encore, le juge d'instruction Denizet
avait rendu une ordonnance de non-lieu, à l'égard de Cabuche,
motivée sur ce qu'il n'existait pas contre lui de charges
suffisantes; et une légende de police était en train de se
former, romanesque: celle d'un assassin inconnu, insaisissable,
un aventurier du crime, présent partout à la fois, que l'on
chargeait de tous les meurtres et qui se dissipait en fumée, à la
seule apparition des agents.  A peine quelques plaisanteries
reparaissaient-elles de loin en loin sur ce légendaire assassin,
dans la presse de l'opposition, enfiévrée par l'approche des
élections générales.  La pression du pouvoir, les violences des
préfets lui fournissaient quotidiennement d'autres sujets
d'articles indignés; si bien que, les journaux ne s'occupant plus
de l'affaire, elle était sortie de la curiosité passionnée de la
foule.  On n'en causait même plus.

Ce qui avait achevé de ramener le calme chez les Roubaud, c'était
l'heureuse façon dont venait de s'aplanir l'autre difficulté,
celle que menaçait de soulever le testament du président
Grandmorin.  Sur les conseils de madame Bonnehon, les Lachesnaye
avaient enfin consenti à ne pas attaquer ce testament, dans la
crainte de réveiller le scandale, très incertains aussi du
résultat d'un procès.  Et, mis en possession de leur legs, les
Roubaud se trouvaient, depuis une semaine, propriétaires de la
Croix-de-Maufras, la maison et le jardin, évalués à une
quarantaine de mille francs.  Tout de suite, ils avaient décidé
de la vendre, cette maison de débauche et de sang, qui les
hantait ainsi qu'un cauchemar, où ils n'auraient point osé
dormir, dans l'épouvante des spectres du passé; et de la vendre
en bloc, avec les meubles, telle qu'elle était, sans la réparer
ni même en enlever la poussière.  Mais, comme, à des enchères
publiques, elle aurait trop perdu, les acheteurs étant rares qui
consentiraient à se retirer dans cette solitude, ils avaient
résolu d'attendre un amateur, ils s'étaient contentés d'accrocher
à la façade un immense écriteau, aisément lisible des continuels
trains qui passaient.  Cet appel en grosses lettres, cette
désolation à vendre, ajoutait à la tristesse des volets clos et
du jardin envahi par les ronces.  Roubaud ayant absolument refusé
d'y aller, même en passant, prendre certaines dispositions
nécessaires, Séverine s'y était rendue un après-midi; et elle
avait laissé les clefs aux Misard, en les chargeant de montrer la
propriété, si des acquéreurs se présentaient.  On aurait pu s'y
installer en deux heures, car il y avait jusqu'à du linge dans
les armoires.

Et, rien dès lors n'inquiétant plus les Roubaud, ils laissaient
donc couler chaque journée dans l'attente assoupie du lendemain.
La maison finirait par se vendre, ils en placeraient l'argent,
tout marcherait très bien.  Ils l'oubliaient d'ailleurs, ils
vivaient comme s'ils ne devaient jamais sortir des trois pièces
qu'ils occupaient: la salle à manger, dont la porte s'ouvrait
directement sur le couloir; la chambre à coucher, assez vaste, à
droite; la cuisine, toute petite et sans air, à gauche.  Même,
devant leurs fenêtres, la marquise de la gare, cette pente de
zinc qui leur barrait la vue, ainsi qu'un mur de prison, au lieu
de les exaspérer comme autrefois, semblait les tranquilliser,
augmentait la sensation d'infini repos, de paix réconfortante où
ils s'endormaient.  Au moins, on n'était pas vu des voisins, on
n'avait pas toujours devant soi des yeux d'espions à fouiller
chez vous; et ils ne se plaignaient plus, le printemps étant
venu, que de la chaleur étouffante, des reflets aveuglants du
zinc, chauffé par les premiers soleils.  Après la secousse
effroyable, qui, pendant près de deux mois, les avait fait vivre
dans un continuel frisson, ils jouissaient béatement de cette
réaction de torpeur envahissante.  Ils demandaient à ne plus
bouger, heureux d'être, simplement, sans trembler ni souffrir.
Jamais Roubaud ne s'était montré un employé si exact, si
consciencieux: la semaine de jour, descendu sur le quai à cinq
heures du matin, il ne remontait déjeuner qu'à dix, redescendait
à onze, allait jusqu'à cinq heures du soir, onze heures pleines
de service; la semaine de nuit, pris de cinq heures du soir à
cinq heures du matin, il n'avait même point le court repos d'un
repas fait chez lui, car il soupait dans son bureau; et il
portait cette dure servitude avec une sorte de satisfaction, il
semblait s'y complaire, descendant aux détails, voulant tout
voir, tout faire, comme s'il avait trouvé un oubli à cette
fatigue, un recommencement de vie équilibrée, normale.  De son
côté, Séverine, presque toujours seule, qui était veuve une
semaine sur deux, qui l'autre semaine ne le voyait qu'au déjeuner
et au dîner, paraissait prise d'une fièvre de bonne ménagère.
D'habitude, elle s'asseyait, brodait, détestant de toucher au
ménage, qu'une vieille femme, la mère Simon, venait faire, de
neuf heures à midi.  Mais, depuis qu'elle se retrouvait
tranquille chez elle, certaine d'y rester, des idées de
nettoyage, d'arrangement, l'occupaient.  Elle ne reprenait sa
chaise qu'après avoir fureté partout.  Du reste, tous deux
dormaient d'un bon sommeil.  Dans leurs rares tête-à-tête, aux
repas, ainsi que les nuits où ils couchaient ensemble, jamais ils
ne reparlaient de l'affaire; et ils devaient croire que c'était
chose finie, enterrée.

Pour Séverine, surtout, l'existence redevint ainsi très douce.
Ses paresses la reprirent, elle abandonna de nouveau le ménage à
la mère Simon, en demoiselle faite seulement pour les fins
travaux d'aiguille.  Elle avait commencé une oeuvre interminable,
tout un couvre-pied brodé, qui menaçait de l'occuper sa vie
entière.  Elle se levait assez tard, heureuse de rester seule au
lit, bercée par les départs et les arrivées des trains, qui
marquaient pour elle la marche des heures, exactement, ainsi
qu'une horloge.  Dans les premiers temps de son mariage, ces
bruits violents de la gare, coups de sifflet, chocs de plaques
tournantes, roulements de foudre, ces trépidations brusques,
pareilles à des tremblements de terre, qui la secouaient avec les
meubles, l'avaient affolée.  Puis, peu à peu, l'habitude était
venue, la gare sonore et frissonnante entrait dans sa vie; et,
maintenant, elle s'y plaisait, son calme était fait de cette
agitation et de ce vacarme.  Jusqu'au déjeuner, elle voyageait
d'une pièce dans l'autre, causait avec la femme de ménage, les
mains inertes.  Puis, elle passait les longs après-midi, assise
devant la fenêtre de la salle à manger, son ouvrage le plus
souvent tombé sur les genoux, heureuse de ne rien faire.  Les
semaines où son mari remontait se coucher au petit jour, elle
l'entendait ronfler jusqu'au soir; et, du reste, c'était devenu
pour elle les bonnes semaines, celles qu'elle vivait comme
autrefois, avant d'être mariée, tenant toute la largeur du lit,
se récréant ensuite à son gré, libre de sa journée entière.  Elle
ne sortait presque jamais, elle n'apercevait du Havre que les
fumées des usines voisines, dont les gros tourbillons noirs
tachaient le ciel, au-dessus du faîtage de zinc, qui coupait
l'horizon, à quelques mètres de ses yeux.  La ville était là,
derrière cet éternel mur; elle la sentait toujours présente, son
ennui de ne pas la voir avait à la longue pris de la douceur;
cinq ou six pots de giroflées et de verveines, qu'elle cultivait
dans le chéneau de la marquise, lui faisaient un petit jardin,
fleurissant sa solitude.  Parfois, elle parlait d'elle comme
d'une recluse, au fond d'un bois.  Seul, à ses moments de flâne,
Roubaud enjambait la fenêtre; puis, filant le long du chéneau, il
allait jusqu'au bout, montait la pente de zinc, s'asseyait en
haut du pignon, au-dessus du cours Napoléon; et là, enfin, il
fumait sa pipe, en plein ciel, dominant la ville étalée à ses
pieds, les bassins plantés de la haute futaie des mâts, la mer
immense, d'un vert pâle, à l'infini.

Il semblait que la même somnolence eût gagné les autres ménages
d'employés, voisins des Roubaud.  Ce couloir, où soufflait
d'ordinaire un si terrible vent de commérages, s'endormait lui
aussi.  Quand Philomène rendait visite à madame Lebleu, c'était à
peine si l'on entendait le léger murmure de leurs voix.
Surprises toutes deux de voir comment tournaient les choses,
elles ne parlaient plus du sous-chef qu'avec une commisération
dédaigneuse: bien sûr que, pour lui conserver sa place, son
épouse était allée en faire de belles, à Paris; enfin, un homme
taré maintenant, qui ne se laverait pas de certains soupçons.
Et, comme la femme du caissier avait la conviction que désormais
ses voisins n'étaient point de force à lui reprendre le logement,
elle leur témoignait simplement beaucoup de mépris, passant très
raide, ne saluant pas; si bien qu'elle indisposa même Philomène,
qui vint de moins en moins: elle la trouvait trop fière, ne
s'amusait plus.  Pourtant, madame Lebleu, pour s'occuper,
continuait à guetter l'intrigue de mademoiselle Guichon avec le
chef de gare, M. Dabadie, sans jamais les surprendre, d'ailleurs.
Dans le couloir, il n'y avait plus que le frôlement imperceptible
de ses pantoufles de feutre.  Tout s'étant ainsi ensommeillé de
proche en proche, un mois se passa, de paix souveraine, comme ces
grands sommeils qui suivent les grandes catastrophes.

Mais, chez les Roubaud, un point restait, douloureux, inquiétant,
un point du parquet de la salle à manger, où leurs yeux ne
pouvaient se porter par hasard, sans qu'un malaise, de nouveau,
les troublât.  C'était, à gauche de la fenêtre, la frise de chêne
qu'ils avaient déplacée, puis remise, pour cacher dessous la
montre et les dix mille francs, pris sur le corps de Grandmorin,
sans compter environ trois cents francs en or, dans un
porte-monnaie.  Cette montre et cet argent, Roubaud ne les avait
enlevés des poches que pour faire croire au vol.  Il n'était pas
un voleur, il serait mort de faim à côté, comme il le disait,
plutôt que de profiter d'un centime ou de vendre la montre.
L'argent de ce vieux, qui avait sali sa femme, dont il avait fait
justice, cet argent taché de boue et de sang, non!  non!  ce
n'était pas de l'argent assez propre, pour qu'un honnête homme y
touchât.  Et il ne songeait même point à la maison de la
Croix-de-Maufras, dont il acceptait le cadeau: seul, le fait de
la victime fouillée, de ces billets emportés dans l'abomination
du meurtre, le révoltait, soulevait sa conscience, d'un mouvement
de recul et de peur.  Cependant, la volonté ne lui était pas
venue de les brûler, puis d'aller un soir jeter la montre et le
porte-monnaie à la mer.  Si la simple prudence le lui
conseillait, un instinct sourd protestait en lui contre cette
destruction.  Il avait un respect inconscient, jamais il ne se
serait résigné à anéantir une telle somme.  D'abord, la première
nuit, il l'avait enfouie sous son oreiller, ne jugeant aucun coin
assez sûr.  Les jours suivants, il s'était ingénié à découvrir
des cachettes, il en changeait chaque matin, agité au moindre
bruit, dans la crainte d'une perquisition judiciaire.  Jamais il
n'avait fait une pareille dépense d'imagination.  Puis, à bout de
ruses, las de trembler, il avait eu un jour la paresse de
reprendre l'argent et la montre, cachés la veille sous la frise;
et, maintenant, pour rien au monde, il n'aurait fouillé là:
c'était comme un charnier, un trou d'épouvante et de mort, où des
spectres l'attendaient.  Il évitait même, en marchant, de poser
les pieds sur cette feuille du parquet; car la sensation lui en
était désagréable, il s'imaginait en recevoir dans les jambes un
léger choc.  Séverine, l'après-midi, lorsqu'elle s'asseyait
devant la fenêtre, reculait sa chaise, pour n'être pas juste
au-dessus du cadavre, qu'ils gardaient ainsi dans leur plancher.
Ils n'en parlaient pas entre eux, s'efforçaient de croire qu'ils
s'y accoutumeraient, finissaient par s'irriter de le retrouver,
de le sentir à chaque heure, de plus en plus importun, sous leurs
semelles.  Et ce malaise était d'autant plus singulier, qu'ils ne
souffraient nullement du couteau, le beau couteau neuf acheté par
la femme, et que le mari avait planté dans la gorge de l'amant.
Simplement lavé, il traînait au fond d'un tiroir, il servait
parfois à la mère Simon, pour couper le pain.

D'ailleurs, dans cette paix où il vivait, Roubaud venait
d'introduire une autre cause de trouble, peu à peu grandissante,
en forçant Jacques à les fréquenter.  Le roulement de son service
ramenait le mécanicien au Havre trois fois par semaine: le lundi,
de dix heures trente-cinq du matin à six heures vingt du soir; le
jeudi et le samedi, de onze heures cinq du soir à six heures
quarante du matin.  Et, le premier lundi, après le voyage de
Séverine, le sous-chef s'était acharné.

--Voyons, camarade, vous ne pouvez refuser de manger un morceau
avec nous...  Que diable!  vous avez été très gentil pour ma
femme, je vous dois bien un remerciement.

Deux fois en un mois, Jacques avait ainsi accepté à déjeuner.  Il
semblait que Roubaud, gêné des grands silences qui se faisaient
maintenant, quand il mangeait avec sa femme, éprouvât un
soulagement, dès qu'il pouvait mettre un convive entre eux.  Tout
de suite, il retrouvait des histoires, il causait et plaisantait.

--Revenez donc le plus souvent possible!  Vous voyez bien que
vous ne nous gênez pas.

Un soir, un jeudi, comme Jacques, débarbouillé, allait se mettre
au lit, il avait rencontré le sous-chef flânant autour du dépôt;
et, malgré l'heure tardive, ce dernier, ennuyé de rentrer seul,
s'était fait accompagner jusqu'à la gare, puis avait entraîné le
jeune homme chez lui.  Séverine, levée encore, lisait.  On avait
pris un petit verre, on avait même joué aux cartes jusqu'à minuit
passé.

Et, désormais, les déjeuners du lundi, les petites soirées du
jeudi et du samedi tournaient à l'habitude.  C'était Roubaud
lui-même, lorsque le camarade manquait un jour, qui le guettait
pour le ramener, en lui reprochant sa négligence.  Il
s'assombrissait de plus en plus, il n'était vraiment gai qu'avec
son nouvel ami.  Ce garçon qui l'avait si cruellement inquiété
d'abord, qui aurait dû maintenant lui être en exécration, comme
le témoin, l'évocation vivante des choses affreuses qu'il voulait
oublier, lui était au contraire devenu nécessaire, peut-être
justement parce qu'il savait et qu'il n'avait point parlé.  Cela
restait entre eux, ainsi qu'un lien très fort, une complicité.
Souvent, le sous-chef regardait l'autre d'un air d'intelligence,
lui serrait la main avec un subit emportement, dont la violence
dépassait la simple expression de leur camaraderie.

Mais surtout Jacques, dans le ménage, demeurait une distraction.
Séverine, elle aussi, l'accueillait gaiement, poussait un léger
cri, dès son entrée, en femme qu'un plaisir réveille.  Elle
lâchait tout, sa broderie, son livre, s'échappait, en paroles et
en rires, de la grise somnolence où elle passait les journées.

--Ah!  que c'est gentil d'être venu!  J'ai entendu l'express,
j'ai pensé à vous.

Quand il déjeunait, c'était fête.  Elle connaissait déjà ses
goûts, sortait elle-même pour lui avoir des oeufs frais: tout
cela très gentiment, en bonne ménagère qui reçoit l'ami de la
maison, sans qu'il pût y voir encore autre chose que l'envie
d'être aimable et le besoin de se distraire.

--Vous savez, lundi, revenez!  il y aura de la crème.

Seulement, lorsque, au bout d'un mois, il fut là, installé, la
séparation s'aggrava entre les Roubaud.  La femme, de plus en
plus, se plaisait au lit toute seule, s'arrangeait pour s'y
rencontrer le moins possible avec son mari; et ce dernier, si
ardent, si brutal aux premiers temps du mariage, ne faisait rien
pour l'y retenir.  Il l'avait aimée sans délicatesse, elle s'y
était résignée avec sa soumission de femme complaisante, pensant
que les choses devaient être ainsi, n'y goûtant du reste aucun
plaisir.  Mais, depuis le crime, cela, sans qu'elle sût pourquoi,
lui répugnait beaucoup.  Elle en était énervée, effrayée.  Un
soir, comme la bougie n'était pas éteinte, elle cria: sur elle,
dans cette face rouge, convulsée, elle avait cru revoir la face
de l'assassin; et, dès lors, elle trembla chaque fois, elle eut
l'horrible sensation du meurtre, comme s'il l'eût renversée, un
couteau au poing.  C'était fou, mais son coeur battait
d'épouvante.  De moins en moins, d'ailleurs, il abusait d'elle,
la sentant trop rétive pour s'y plaire.  Une fatigue, une
indifférence, ce que l'âge amène, il semblait que la crise
affreuse, le sang répandu, l'eût produit entre eux.  Les nuits où
ils ne pouvaient éviter le lit commun, ils se tenaient aux deux
bords.  Et Jacques, certainement, aidait à consommer ce divorce,
en les tirant par sa présence de l'obsession où ils étaient
d'eux-mêmes.  Il les délivrait l'un de l'autre.

Roubaud, cependant, vivait sans remords.  Il avait eu seulement
peur des suites, avant que l'affaire fût classée; et sa grande
inquiétude était surtout de perdre sa place.  A cette heure, il
ne regrettait rien.  Peut-être, pourtant, s'il avait dû
recommencer l'affaire, n'y aurait-il point mêlé sa femme; car les
femmes s'effarent tout de suite, la sienne lui échappait, parce
qu'il lui avait mis aux épaules un poids trop lourd.  Il serait
resté le maître, en ne descendant pas avec elle jusqu'à la
camaraderie terrifiée et querelleuse du crime.  Mais les choses
étaient ainsi, il fallait s'y accommoder; d'autant plus qu'il
devait faire un véritable effort pour se replacer dans l'état
d'esprit où il était, lorsque, après l'aveu, il avait jugé le
meurtre nécessaire à sa vie.  S'il n'avait pas tué l'homme, il
lui semblait alors qu'il n'aurait pas pu vivre.  Aujourd'hui que
sa flamme jalouse était morte, qu'il n'en retrouvait pas
l'intolérable brûlure, envahi d'un engourdissement, comme si le
sang de son coeur se fût épaissi de tout le sang versé, cette
nécessité du meurtre ne lui apparaissait plus si évidente.  Il en
arrivait à se demander si cela valait vraiment la peine de tuer.
Ce n'était, d'ailleurs, pas même un repentir, une désillusion au
plus, l'idée qu'on fait souvent des choses inavouables pour être
heureux, sans le devenir davantage.  Lui, si bavard, tombait à de
longs silences, à des réflexions confuses, d'où il sortait plus
sombre.  Tous les jours, à présent, pour éviter après les repas
de rester face à face avec sa femme, il montait sur la marquise,
allait s'asseoir en haut du pignon; et, dans les souffles du
large, bercé de vagues rêveries, il fumait des pipes, en
regardant, par-dessus la ville, les paquebots se perdre à
l'horizon, vers les mers lointaines.

Un soir, Roubaud eut un réveil de sa jalousie farouche
d'autrefois.  Comme il était allé chercher Jacques au dépôt, et
qu'il le ramenait prendre chez lui un petit verre, il rencontra,
descendant l'escalier, Henri Dauvergne, le conducteur-chef.
Celui-ci parut troublé, expliqua qu'il venait de voir madame
Roubaud, pour une commission dont l'avaient chargé ses soeurs.
La vérité était que, depuis quelque temps, il poursuivait
Séverine, dans l'espoir de la vaincre.

Dès la porte, le sous-chef apostropha violemment sa femme.

--Qu'est-il encore monté faire, celui-là?  Tu sais qu'il
m'embête!

--Mais, mon ami, c'est pour un dessin de broderie...

--De la broderie, on lui en fichera!  Est-ce que tu me crois
assez bête pour ne pas comprendre ce qu'il vient chercher ici?...
Et toi, prends garde!

Il marchait sur elle, les poings serrés, et elle reculait, toute
blanche, étonnée de l'éclat de cet emportement, dans la calme
indifférence où ils vivaient l'un et l'autre.  Mais il s'apaisait
déjà, il s'adressait à son compagnon.

--C'est vrai, des gaillards qui tombent dans un ménage, avec
l'air de croire que la femme va tout de suite se jeter à leur
tête, et que le mari, très honoré, fermera les yeux!  Moi, ça me
fait bouillir le sang...  Voyez-vous, dans un cas pareil,
j'étranglerais ma femme, oh!  du coup!  Et que ce petit monsieur
n'y revienne pas, ou je lui règle son affaire...  N'est-ce pas?
c'est dégoûtant.

Jacques, très gêné de la scène, ne savait quelle contenance
tenir.  Était-ce pour lui, cette exagération de colère?  le mari
voulait-il lui donner un avertissement?  Il se rassura, lorsque
ce dernier reprit d'une voix gaie:

--Grande bête, je sais bien que tu le flanquerais toi-même à la
porte...  Va, donne-nous des verres, trinque avec nous.

Il tapait sur l'épaule de Jacques, et Séverine, remise elle
aussi, souriait aux deux hommes.  Puis, ils burent ensemble, ils
passèrent une heure très douce.

Ce fut ainsi que Roubaud rapprocha sa femme et le camarade, d'un
air de bonne amitié, sans paraître songer aux suites possibles.
Cette question de la jalousie devint justement la cause d'une
intimité plus étroite, de toute une tendresse secrète, resserrée
de confidences, entre Jacques et Séverine; car celui-ci, l'ayant
revue, le surlendemain, la plaignit d'avoir été si brutalement
traitée, tandis qu'elle, les yeux noyés, confessait, par le
débordement involontaire de ses plaintes, combien peu elle avait
trouvé de bonheur dans son ménage.  Dès ce moment, ils eurent un
sujet de conversation à eux seuls, une complicité d'amitié, où
ils finissaient par s'entendre sur un signe.  A chaque visite, il
l'interrogeait d'un regard, pour savoir si elle n'avait eu aucun
sujet nouveau de tristesse.  Elle répondait de même, d'un simple
mouvement des paupières.  Puis, leurs mains se cherchèrent
derrière le dos du mari, ils s'enhardirent, ils correspondirent
par de longues pressions, en se disant, du bout de leurs doigts
tièdes, l'intérêt croissant qu'ils prenaient aux moindres petits
faits de leur existence.  Rarement, ils avaient la fortune de se
rencontrer une minute, en dehors de la présence de Roubaud.
Toujours ils le retrouvaient là, entre eux, dans cette salle à
manger mélancolique; et ils ne faisaient rien pour lui échapper,
n'ayant pas même la pensée de se donner un rendez-vous, au fond
de quelque coin reculé de la gare.  C'était, jusque-là, une
affection véritable, un entraînement de sympathie vive, qu'il
gênait à peine, puisqu'un regard, un serrement de main, leur
suffisait encore pour se comprendre.

La première fois que Jacques chuchota à l'oreille de Séverine
qu'il l'attendrait le jeudi suivant, à minuit, derrière le dépôt,
elle se révolta, elle retira sa main violemment.  C'était sa
semaine de liberté, celle du service de nuit.  Mais un grand
trouble l'avait prise, à la pensée de sortir de chez elle,
d'aller retrouver ce garçon si loin, à travers les ténèbres de la
gare.  Elle éprouvait une confusion qu'elle n'avait jamais eue,
la peur des vierges ignorantes dont le coeur bat; et elle ne céda
point tout de suite, il dut la prier pendant près de quinze
jours, avant qu'elle consentît, malgré l'ardent désir où elle
était elle-même de cette promenade nocturne.  Juin commençait,
les soirées devenaient brûlantes, à peine rafraîchies par la
brise de mer.  Trois fois déjà, il l'avait attendue, espérant
toujours qu'elle le rejoindrait, malgré son refus.  Ce soir-là,
elle avait dit non encore; mais la nuit était sans lune, une nuit
de ciel couvert, où pas une étoile ne luisait, sous la brume
ardente qui alourdissait le ciel.  Et, comme il était debout,
dans l'ombre, il la vit enfin venir, vêtue de noir, d'un pas
muet.  Il faisait si sombre, qu'elle l'aurait frôlé sans le
reconnaître, s'il ne l'avait arrêtée dans ses bras, en lui
donnant un baiser.  Elle eut un léger cri, frissonnante.  Puis,
rieuse, elle laissa ses lèvres sur les siennes.  Seulement, ce
fut tout, jamais elle n'accepta de s'asseoir, sous un des hangars
qui les entouraient.  Ils marchèrent, ils causèrent à voix très
basse, serrés l'un contre l'autre.  Il y avait là un vaste espace
occupé par le dépôt et ses dépendances, tout le terrain compris
entre la rue Verte et la rue François-Mazeline, qui coupent
chacune la ligne d'un passage à niveau: sorte d'immense terrain
vague, encombré de voies de garage, de réservoirs, de prises
d'eau, de constructions de toutes sortes, les deux grandes
remises pour les machines, la petite maison des Sauvagnat
entourée d'un potager large comme la main, les masures où étaient
installés les ateliers de réparation, le corps de garde où
dormaient les mécaniciens et les chauffeurs; et rien n'était plus
facile que de se dissimuler, de se perdre ainsi qu'au fond d'un
bois, parmi ces ruelles désertes, aux inextricables détours.
Pendant une heure, ils y goûtèrent une solitude délicieuse, à
soulager leurs coeurs des paroles amies amassées depuis si
longtemps; car elle ne voulait entendre parler que d'affection,
elle lui avait tout de suite déclaré qu'elle ne serait jamais à
lui, que cela serait trop vilain de salir cette pure amitié dont
elle était si fière, ayant le besoin de s'estimer.  Puis, il
l'accompagna jusqu'à la rue Verte, leurs bouches se rejoignirent,
en un baiser profond.  Et elle rentra.

A cette même heure, dans le bureau des sous-chefs, Roubaud
commençait à sommeiller, au fond du vieux fauteuil de cuir, d'où
il se levait vingt fois par nuit, les membres rompus.  Jusqu'à
neuf heures, il avait à recevoir et à expédier les trains du
soir.  Le train de marée l'occupait particulièrement: c'étaient
les manoeuvres, les attelages, les feuilles d'expédition à
surveiller de près.  Puis, lorsque l'express de Paris était
arrivé et débranché, il soupait seul dans le bureau, sur un coin
de table, avec un morceau de viande froide, descendu de chez lui,
entre deux tranches de pain.  Le dernier train, un omnibus de
Rouen, entrait en gare à minuit et demi.  Et les quais déserts
tombaient à un grand silence, on ne laissait allumés que de rares
becs de gaz, la gare entière s'endormait, dans ce frissonnement
des demi-ténèbres.  De tout le personnel, il ne restait que deux
surveillants et quatre ou cinq hommes d'équipe, sous les ordres
du sous-chef.  Encore ronflaient-ils à poings fermés, sur les
planches du corps de garde; tandis que Roubaud, forcé de les
réveiller à la moindre alerte, ne sommeillait que l'oreille aux
aguets.  De peur que la fatigue ne l'assommât, vers le jour, il
réglait son réveille-matin à cinq heures, heure à laquelle il
devait être debout, pour recevoir le premier train de Paris.
Mais, parfois, depuis quelque temps surtout, il ne pouvait
dormir, pris d'insomnie, se retournant dans son fauteuil.  Alors,
il sortait, faisait une ronde, poussait jusqu'au poste de
l'aiguilleur, où il causait un instant.  Le vaste ciel noir, la
paix souveraine de la nuit finissaient par calmer sa fièvre.  A
la suite d'une lutte avec des maraudeurs, on l'avait armé d'un
revolver, qu'il portait tout chargé dans sa poche.  Et, jusqu'à
l'aube souvent, il se promenait ainsi, s'arrêtant dès qu'il
croyait voir remuer la nuit, reprenant sa marche avec le vague
regret de n'avoir pas à faire le coup de feu, soulagé lorsque le
ciel blanchissait et tirait de l'ombre le grand fantôme pâle de
la gare.  Maintenant que le jour se levait dès trois heures, il
rentrait se jeter dans son fauteuil, où il dormait d'un sommeil
de plomb, jusqu'à ce que son réveille-matin le mît debout,
effaré.

Tous les quinze jours, le jeudi et le samedi, Séverine rejoignait
Jacques; et, une nuit, comme elle lui parlait du revolver dont
son mari était armé, ils s'en inquiétèrent.  Jamais, à la vérité,
Roubaud n'allait jusqu'au dépôt.  Cela n'en donna pas moins à
leurs promenades une apparence de danger, qui en doublait le
charme.  Ils avaient surtout trouvé un coin adorable: c'était,
derrière la maison des Sauvagnat, une sorte d'allée, entre des
tas énormes de charbon de terre, qui en faisaient la rue
solitaire d'une ville étrange, aux grands palais carrés de marbre
noir.  On s'y trouvait absolument caché et il y avait, au bout,
une petite remise à outils, dans laquelle un empilement de sacs
vides aurait fait une couche très molle.  Mais, un samedi qu'une
averse brusque les forçait à s'y réfugier, elle s'était obstinée
à rester debout, n'abandonnant toujours que ses lèvres, dans des
baisers sans fin.  Elle ne mettait pas là sa pudeur, elle donnait
à boire son souffle, goulûment, comme par amitié.  Et, lorsque,
brûlant de cette flamme, il tentait de la prendre, elle se
défendait, elle pleurait, en répétant chaque fois les mêmes
raisons.  Pourquoi voulait-il lui faire tant de peine?  Cela lui
semblait si tendre, de s'aimer, sans toute cette saleté du sexe!
Souillée à seize ans par la débauche de ce vieux dont le spectre
sanglant la hantait, violentée plus tard par les appétits brutaux
de son mari, elle avait gardé une candeur d'enfant, une
virginité, toute la honte charmante de la passion qui s'ignore.
Ce qui la ravissait, chez Jacques, c'était sa douceur, son
obéissance à ne pas égarer ses mains sur elle, dès qu'elle les
prenait simplement entre les siennes, si faibles.  Pour la
première fois, elle aimait, et elle ne se livrait point, parce
que, justement, cela lui aurait gâté son amour, d'être tout de
suite à celui-ci, de la même façon qu'elle avait appartenu aux
deux autres.  Son désir inconscient était de prolonger à jamais
cette sensation si délicieuse, de redevenir toute jeune, avant la
souillure, d'avoir un bon ami, ainsi qu'on en a à quinze ans, et
qu'on embrasse à pleine bouche derrière les portes.  Lui, en
dehors des instants de fièvre, n'avait point d'exigence, se
prêtait à ce bonheur voluptueusement différé.  Ainsi qu'elle, il
semblait retourner à l'enfance, commençant l'amour, qui,
jusque-là, était resté pour lui une épouvante.  S'il se montrait
docile, retirant ses mains, dès qu'elle les écartait, c'était
qu'une peur sourde demeurait au fond de sa tendresse, un grand
trouble, où il craignait de confondre le désir avec son ancien
besoin de meurtre.  Celle-ci, qui avait tué, était comme le rêve
de sa chair.  Sa guérison, chaque jour, lui paraissait plus
certaine, puisqu'il l'avait tenue des heures à son cou, que sa
bouche, sur la sienne, buvait son âme, sans que sa furieuse envie
se réveillât d'en être le maître en l'égorgeant.  Mais il n'osait
toujours pas; et cela était si bon d'attendre, de laisser à leur
amour même le soin de les unir, quand la minute viendrait, dans
l'évanouissement de leur volonté, aux bras l'un de l'autre.
Ainsi, les rendez-vous heureux se succédaient, ils ne se
lassaient pas de se retrouver pour un moment, de marcher ensemble
par les ténèbres, entre les grands tas de charbon qui
assombrissaient la nuit, autour d'eux.

Une nuit de juillet, Jacques, pour arriver au Havre à onze heures
cinq, l'heure réglementaire, dut pousser la Lison, comme si la
chaleur étouffante l'eût rendue paresseuse.  Depuis Rouen, sur sa
gauche, un orage l'accompagnait, suivant la vallée de la Seine,
avec de larges éclairs éblouissants; et, de temps à autre, il se
retournait, pris d'inquiétude, car Séverine, ce soir-là, devait
venir le rejoindre.  Sa peur était que cet orage, s'il éclatait
trop tôt, ne l'empêchât de sortir.  Aussi, lorsqu'il eut réussi à
entrer en gare, avant la pluie, s'impatienta-t-il contre les
voyageurs, qui n'en finissaient point de débarrasser les wagons.

Roubaud était là, sur le quai, cloué pour la nuit.

--Diable!  dit-il en riant, vous êtes bien pressé d'aller vous
coucher...  Dormez bien.

--Merci.

Et Jacques, après avoir refoulé le train, siffla et se rendit au
dépôt.  Les vantaux de l'immense porte étaient ouverts, la Lison
s'engouffra sous le hangar fermé, une sorte de galerie à deux
voies, longue environ de soixante-dix mètres, et qui pouvait
contenir six machines.  Il y faisait très sombre, quatre becs de
gaz éclairaient à peine les ténèbres, qu'ils semblaient accroître
de grandes ombres mouvantes; et seuls, par moments, les larges
éclairs enflammaient le vitrage du toit et les hautes fenêtres, à
droite et à gauche: on distinguait alors, comme dans une flambée
d'incendie, les murs lézardés, les charpentes noires de charbon,
toute la misère caduque de cette bâtisse, devenue insuffisante.
Deux machines étaient déjà là, froides, endormies.

Tout de suite, Pecqueux se mit à éteindre le foyer.  Il tisonnait
violemment, et des braises, s'échappant du cendrier, tombaient
dessous, dans la fosse.

--J'ai trop faim, je vas casser une croûte, dit-il.  Est-ce que
vous en êtes?

Jacques ne répondit pas.  Malgré sa hâte, il ne voulait pas
quitter la Lison, avant que les feux fussent renversés et la
chaudière vidée.  C'était un scrupule, une habitude de bon
mécanicien, dont il ne se départait jamais.  Lorsqu'il avait le
temps, il ne s'en allait même qu'après l'avoir visitée, essuyée,
avec le soin qu'on met à panser une bête favorite.

L'eau coula dans la fosse, à gros bouillons, et il dit seulement
alors:

--Dépêchons, dépêchons.

Un formidable coup de tonnerre lui coupa la parole.  Cette fois,
les hautes fenêtres, sur le ciel en flamme, s'étaient détachées
si nettement, qu'on aurait pu en compter les vitres cassées, très
nombreuses.  A gauche, le long des étaux, qui servaient pour les
réparations, une feuille de tôle, laissée debout, résonna avec la
vibration persistante d'une cloche.  Toute l'antique charpente du
comble avait craqué.

--Bougre!  dit simplement le chauffeur.

Le mécanicien eut un geste de désespoir.  C'était fini, d'autant
plus que, maintenant, une pluie diluvienne s'abattait sur le
hangar.  Le roulement de l'averse menaçait de crever le vitrage
du toit.  Là-haut, également, des carreaux devaient être brisés,
car il pleuvait sur la Lison, de grosses gouttes, en paquets.  Un
vent furieux entrait par les portes laissées ouvertes, on aurait
dit que la carcasse de la vieille bâtisse allait être emportée.

Pecqueux achevait d'accommoder la machine.

--Voilà!  on verra clair demain...  Pas besoin de lui faire
davantage la toilette...

Et, revenant à son idée:

--Faut manger...  Il pleut trop, pour aller se coller sur sa
paillasse.

La cantine, en effet, se trouvait là, contre le dépôt même;
tandis que la Compagnie avait dû louer une maison, rue
François-Mazeline, où étaient installés des lits pour les
mécaniciens et les chauffeurs qui passaient la nuit au Havre.
Par un tel déluge, on aurait eu le temps d'être trempé jusqu'aux
os.

Jacques dut se décider à suivre Pecqueux, qui avait pris le petit
panier de son chef, comme pour lui éviter le soin de le porter.
Il savait que ce panier contenait encore deux tranches de veau
froid, du pain, une bouteille entamée à peine; et c'était ce qui
lui donnait faim, simplement.  La pluie redoublait, un coup de
tonnerre encore venait d'ébranler le hangar.  Quand les deux
hommes s'en allèrent, à gauche, par la petite porte qui
conduisait à la cantine, la Lison se refroidissait déjà.  Elle
s'endormit, abandonnée, dans les ténèbres que les violents
éclairs illuminaient, sous les grosses gouttes qui trempaient ses
reins.  Près d'elle, une prise d'eau, mal fermée, ruisselait et
entretenait une mare, coulant entre ses roues, dans la fosse.

Mais, avant d'entrer à la cantine, Jacques voulut se
débarbouiller.  Il y avait toujours là, dans une pièce, de l'eau
chaude, avec des baquets.  Il tira un savon de son panier, il se
décrassa les mains et la face, noires du voyage; et, comme il
avait la précaution, recommandée aux mécaniciens, d'emporter un
vêtement de rechange, il put se changer des pieds à la tête,
ainsi qu'il le faisait du reste, par coquetterie, chaque soir de
rendez-vous, en arrivant au Havre.  Déjà, Pecqueux attendait dans
la cantine, ne s'étant lavé que le bout du nez et le bout des
doigts.

Cette cantine consistait simplement en une petite salle nue,
peinte en jaune, où il n'y avait qu'un fourneau pour faire
chauffer les aliments, et qu'une table, scellée au sol,
recouverte d'une feuille de zinc, en guise de nappe.  Deux bancs
complétaient le mobilier.  Les hommes devaient apporter leur
nourriture, et mangeaient sur du papier, avec la pointe de leur
couteau.  Une large fenêtre éclairait la pièce.

--En voilà une sale pluie!  cria Jacques en se plantant à la
fenêtre.

Pecqueux s'était assis sur un banc, devant la table.

--Vous ne mangez pas, alors?

--Non, mon vieux, finissez mon pain et ma viande, si le coeur
vous en dit...  Je n'ai pas faim.

L'autre, sans se faire prier, se jeta sur le veau, acheva la
bouteille.  Souvent, il avait de pareilles aubaines, car son chef
était petit mangeur; et il l'aimait davantage, dans son
dévouement de chien, pour toutes les miettes qu'il ramassait
ainsi derrière lui.  La bouche pleine, il reprit, après un
silence:

--La pluie, qu'est-ce que ça fiche, puisque nous voilà garés?
C'est vrai que, si ça continue, moi, je vous lâche, je vas à
côté.

Il se mit à rire, car il ne se cachait pas, il avait dû lui
confier sa liaison avec Philomène Sauvagnat, pour qu'il ne
s'étonnât point de le voir découcher si souvent, les nuits où il
allait la retrouver.  Comme elle occupait, chez son frère, une
pièce du rez-de-chaussée, près de la cuisine, il n'avait qu'à
taper au volet: elle ouvrait, il entrait d'une enjambée,
simplement.  C'était par là, disait-on, que toutes les équipes de
la gare avaient sauté.  Mais, maintenant, elle s'en tenait au
chauffeur, qui suffisait, semblait-il.

--Nom de Dieu de nom de Dieu! jura sourdement Jacques, en voyant
le déluge reprendre avec plus de violence, après une accalmie.

Pecqueux, qui tenait au bout de son couteau la dernière bouchée
de viande, eut de nouveau un rire bon enfant.

--Dites, c'est donc que vous aviez de l'occupation, ce soir?
Hein!  à nous deux, on ne peut guère nous reprocher d'user les
matelas, là-bas, rue François-Mazeline.

Vivement, Jacques quitta la fenêtre.

--Pourquoi ça?

--Dame, vous voilà comme moi, depuis ce printemps, à n'y rentrer
qu'à des deux ou trois heures du matin.

Il devait savoir quelque chose, peut-être avait-il surpris un
rendez-vous.  Dans chaque dortoir, les lits allaient par couple,
celui du chauffeur près de celui du mécanicien; car on resserrait
le plus possible l'existence de ces deux hommes, destinés à une
entente de travail si étroite.  Aussi n'était-il pas étonnant que
celui-ci s'aperçût de la conduite irrégulière de son chef, très
rangé jusque-là.

--J'ai des maux de tête, dit le mécanicien au hasard.  ça me fait
du bien, de marcher la nuit.

Mais déjà le chauffeur se récriait.

--Oh!  vous savez, vous êtes bien libre...  Ce que j'en dis,
c'est pour la farce...  Même que, si vous aviez de l'ennui un
jour, faut pas se gêner de vous adresser à moi; parce que je suis
bon là, pour tout ce que vous voudrez.

Sans s'expliquer plus clairement, il se permit de lui prendre la
main, la serra à l'écraser, dans le don entier de sa personne.
Puis, il froissa et jeta le papier gras qui avait enveloppé la
viande, remit la bouteille vide dans le panier, fit ce petit
ménage en serviteur soigneux, habitué au balai et à l'éponge.
Et, comme la pluie s'entêtait, bien que les coups de tonnerre
eussent cessé:

--Alors, je file, je vous laisse à vos affaires.

--Oh!  dit Jacques, puisque ça continue, je vais aller m'étendre
sur le lit de camp.

C'était, à côté du dépôt, une salle avec des matelas, protégés
par des housses de toile, où les hommes venaient se reposer tout
vêtus lorsqu'ils n'avaient à attendre, au Havre, que trois ou
quatre heures.  En effet, dès qu'il eut vu disparaître le
chauffeur dans le ruissellement, vers la maison des Sauvagnat, il
se risqua à son tour, courut au corps de garde.  Mais il ne se
coucha pas, se tint sur le seuil de la porte grande ouverte,
étouffé par l'épaisse chaleur qui régnait là.  Dans le fond, un
mécanicien, allongé sur le dos, ronflait, la bouche élargie.

Quelques minutes encore se passèrent, et Jacques ne pouvait se
résigner à perdre son espoir.  Dans son exaspération contre ce
déluge imbécile, grandissait une folle envie d'aller quand même
au rendez-vous, d'avoir au moins la joie d'y être, lui, s'il ne
comptait plus y trouver Séverine.  C'était un élancement de tout
son corps, il finit par sortir sous l'averse, il arriva à leur
coin préféré, suivit l'allée noire que formaient les tas de
charbon.  Et, comme les grosses gouttes, cinglant de face,
l'aveuglaient, il poussa jusqu'à la remise aux outils, où, une
fois déjà, il s'était abrité avec elle.  Il lui semblait qu'il y
serait moins seul.

Jacques entrait dans l'obscurité profonde de ce réduit, lorsque
deux bras légers l'enveloppèrent, et des lèvres chaudes se
posèrent sur ses lèvres.  Séverine était là.

--Mon Dieu!  vous étiez venue?

--Oui, j'ai vu monter l'orage, je suis accourue ici, avant la
pluie...  Comme vous avez tardé!

Elle soupirait d'une voix défaillante, jamais il ne l'avait eue
si abandonnée à son cou.  Elle glissa, elle se trouva assise sur
les sacs vides, sur cette couche molle qui occupait tout un
angle.  Et lui, tombé près d'elle, sans que leurs bras se fussent
dénoués, sentait ses jambes en travers des siennes.  Ils ne
pouvaient se voir, leurs haleines les enveloppaient comme d'un
vertige, dans l'anéantissement de tout ce qui les entourait.

Mais, sous l'ardent appel de leur baiser, le tutoiement était
monté à leur bouche, comme le sang mêlé de leurs coeurs.

--Tu m'attendais...

--Oh!  je t'attendais, je t'attendais...

Et, tout de suite, dès la première minute, presque sans paroles,
ce fut elle qui l'attira d'une secousse, qui le força à la
prendre.  Elle n'avait point prévu cela.  Quand il était arrivé,
elle ne comptait même plus qu'elle le verrait; et elle venait
d'être emportée dans la joie inespérée de le tenir, dans un
brusque et irrésistible besoin d'être à lui, sans calcul ni
raisonnement.  Cela était parce que cela devait être.  La pluie
redoublait sur le toit de la remise, le dernier train de Paris
qui entrait en gare passa, grondant et sifflant, ébranlant le
sol.

Lorsque Jacques se releva, il écouta avec surprise le roulement
de l'averse.  Où était-il donc?  Et, comme il retrouvait par
terre, sous sa main, le manche d'un marteau qu'il avait senti en
s'asseyant, il fut inondé de félicité.  Alors, c'était fait?  il
avait possédé Séverine et il n'avait pas pris ce marteau pour lui
casser le crâne.  Elle était à lui sans bataille, sans cette
envie instinctive de la jeter sur son dos, morte, ainsi qu'une
proie qu'on arrache aux autres.  Il ne sentait plus sa soif de
venger des offenses très anciennes dont il aurait perdu l'exacte
mémoire, cette rancune amassée de mâle en mâle, depuis la
première tromperie au fond des cavernes.  Non, la possession de
celle-ci était d'un charme puissant, elle l'avait guéri, parce
qu'il la voyait autre, violente dans sa faiblesse, couverte du
sang d'un homme qui lui faisait comme une cuirasse d'horreur.
Elle le dominait, lui qui n'avait point osé.  Et ce fut avec une
reconnaissance attendrie, un désir de se fondre en elle, qu'il la
reprit dans ses bras.

Séverine, elle aussi, s'abandonnait, bien heureuse, délivrée
d'une lutte dont elle ne comprenait plus la raison.  Pourquoi
s'était-elle donc refusée si longtemps?  Elle s'était promise,
elle aurait dû se donner, puisqu'il ne devait y avoir que plaisir
et douceur.  Maintenant, elle comprenait bien qu'elle en avait
toujours eu l'envie, même lorsqu'il lui semblait si bon
d'attendre.  Son coeur, son corps ne vivaient que d'un besoin
d'amour absolu, continu, et c'était une cruauté affreuse, ces
événements qui la jetaient, effarée, à toutes ces abominations.
Jusque-là, l'existence avait abusé d'elle, dans la boue, dans le
sang, avec une violence telle, que ses beaux yeux bleus, restés
naïfs, en gardaient un élargissement de terreur, sous son casque
tragique de cheveux noirs.  Elle était restée vierge malgré tout,
elle venait de se donner pour la première fois, à ce garçon,
qu'elle adorait, dans le désir de disparaître en lui, d'être sa
servante.  Elle lui appartenait, il pouvait disposer d'elle, à
son caprice.

--Oh!  mon chéri, prends-moi, garde-moi, je ne veux que ce que tu
veux.

--Non, non!  chérie, c'est toi la maîtresse, je ne suis là que
pour t'aimer et t'obéir.

Des heures se passèrent.  La pluie avait cessé depuis longtemps,
un grand silence enveloppait la gare, que troublait seule une
voix lointaine, indistincte, montant de la mer.  Ils étaient
encore aux bras l'un de l'autre, lorsqu'un coup de feu les mit
debout, frémissants.  Le jour allait paraître, une tache pâle
blanchissait le ciel, au-dessus de l'embouchure de la Seine.
Qu'était-ce donc que ce coup de feu?  Leur imprudence, cette
folie de s'être ainsi attardés, leur montrait, dans une brusque
imagination, le mari les poursuivant à coups de revolver.

--Ne sors pas!  Attends, je vais voir.

Jacques, prudemment, s'était avancé jusqu'à la porte.  Et là,
dans l'ombre épaisse encore, il entendit approcher un galop
d'hommes, il reconnut la voix de Roubaud, qui poussait les
surveillants, en leur criant que les maraudeurs étaient trois,
qu'il les avait parfaitement vus volant du charbon.  Depuis
quelques semaines surtout, pas de nuit ne se passait sans qu'il
eût de la sorte des hallucinations de brigands imaginaires.
Cette fois, sous l'empire d'une frayeur soudaine, il avait tiré
au hasard, dans les ténèbres.

--Vite, vite!  ne restons pas là, murmura le jeune homme.  Ils
vont visiter la remise...  Sauve-toi!

D'un grand élan, ils s'étaient repris, s'étouffant à pleins bras,
à pleines lèvres.  Puis, Séverine, légère, fila le long du dépôt,
protégée par le vaste mur; tandis que lui, doucement, se
dissimulait au milieu des tas de charbon.  Et il était temps, en
vérité, car Roubaud voulait en effet visiter la remise.  Il
jurait que les maraudeurs devaient y être.  Les lanternes des
surveillants dansaient au ras du sol.  Il y eut une querelle.
Tous finirent par reprendre le chemin de la gare, irrités de
cette poursuite inutile.

Et, comme Jacques, rassuré, se décidait à aller enfin se coucher
rue François-Mazeline, il fut surpris de se heurter presque dans
Pecqueux, qui achevait de rattacher ses vêtements, avec de sourds
jurons.

--Quoi donc, mon vieux?

--Ah!  nom de Dieu!  ne m'en parlez pas!  Ce sont ces imbéciles
qui ont réveillé Sauvagnat.  Il m'a entendu avec sa soeur, il est
descendu en chemise, et je me suis dépêché de sauter par la
fenêtre...  Tenez!  écoutez un peu.

Des cris, des sanglots de femme qu'on corrige s'élevaient,
pendant qu'une grosse voix d'homme grondait des injures.

--Hein?  ça y est, il lui allonge sa raclée.  Elle a beau avoir
trente-deux ans, il lui donne le fouet comme à une petite fille,
quand il la surprend...  Ah!  tant pis, je ne m'en mêle pas:
c'est son frère!

--Mais, dit Jacques, je croyais qu'il vous tolérait, vous, qu'il
ne se fâchait que lorsqu'il la trouvait avec un autre.

--Oh!  on ne sait jamais.  Des fois, il fait semblant de ne pas
me voir.  Puis, vous entendez, des fois, il cogne...  ça ne
l'empêche pas d'aimer sa soeur.  Elle est sa soeur, il
préférerait tout lâcher que de se séparer d'elle.  Seulement, il
veut de la conduite...  Nom de Dieu!  je crois qu'elle a son
compte, aujourd'hui.

Les cris cessaient, dans de grands soupirs de plainte, et les
deux hommes s'éloignèrent.  Dix minutes plus tard, ils dormaient
profondément, côte à côte, au fond du petit dortoir badigeonné de
jaune, meublé simplement de quatre lits, de quatre chaises et
d'une table, où il y avait une seule cuvette en zinc.

Alors, chaque nuit de rendez-vous, Jacques et Séverine goûtèrent
de grandes félicités.  Ils n'eurent pas toujours, autour d'eux,
cette protection de la tempête.  Des cieux étoilés, des lunes
éclatantes, les gênèrent, mais, à ces rendez-vous-là, ils
filaient dans les raies d'ombre, ils cherchaient les coins
d'obscurité, où il était si bon de se serrer l'un contre l'autre.
Et il y eut ainsi, en août et en septembre, des nuits adorables,
d'une telle douceur, qu'ils se seraient laissé surprendre par le
soleil, alanguis, si le réveil de la gare, de lointains souffles
de machine, ne les avaient séparés.  Même les premiers froids
d'octobre ne leur déplurent pas.  Elle venait plus couverte,
enveloppée d'un grand manteau, dans lequel lui-même disparaissait
à moitié.  Puis, ils se barricadaient au fond de la remise aux
outils, qu'il avait trouvé le moyen de fermer à l'intérieur, à
l'aide d'une barre de fer.  Ils y étaient comme chez eux, les
ouragans de novembre, les coups de vent pouvaient arracher les
ardoises des toitures, sans même leur effleurer la nuque.
Cependant, lui, depuis le premier soir, avait une envie, celle de
la posséder chez elle, dans cet étroit logement où elle lui
semblait autre, plus désirable, avec son calme souriant de
bourgeoise honnête; et elle s'y était toujours refusée, moins par
crainte de l'espionnage du couloir, que dans un scrupule dernier
de vertu, réservant le lit conjugal.  Mais, un lundi, en plein
jour, comme il devait déjeuner là et que le mari tardait à
monter, retenu par le chef de gare, il plaisanta, la porta sur ce
lit, dans une folie de témérité dont ils riaient tous les deux;
si bien qu'ils s'y oublièrent.  Dès lors, elle ne résista plus,
il monta la rejoindre, après minuit sonné, les jeudis et les
samedis.  Cela était horriblement dangereux: ils n'osaient
bouger, à cause des voisins; ils y éprouvèrent un redoublement de
tendresse, des jouissances nouvelles.  Souvent, un caprice de
courses nocturnes, un besoin de fuir en bêtes échappées, les
ramenait au-dehors, dans la solitude noire des nuits glacées.  En
décembre, par une gelée terrible, ils s'y aimèrent.

Depuis quatre mois déjà, Jacques et Séverine vivaient ainsi,
d'une passion croissante.  Ils étaient véritablement neufs tous
les deux, dans l'enfance de leur coeur, cette innocence étonnée
du premier amour, ravie des moindres caresses.  En eux,
continuait le combat de soumission, à qui se sacrifierait
davantage.  Lui, n'en doutait plus, avait trouvé la guérison de
son affreux mal héréditaire; car, depuis qu'il la possédait, la
pensée du meurtre ne l'avait plus troublé.  Était-ce donc que la
possession physique contentait ce besoin de mort?  Posséder,
tuer, cela s'équivalait-il, dans le fond sombre de la bête
humaine?  Il ne raisonnait pas, trop ignorant, n'essayait pas
d'entrouvrir la porte d'épouvante.  Parfois, entre ses bras, il
retrouvait la brusque mémoire de ce qu'elle avait fait, de cet
assassinat, avoué du regard seul, sur le banc du square des
Batignolles; et il n'éprouvait même pas l'envie d'en connaître
les détails.  Elle, au contraire, semblait de plus en plus
tourmentée du besoin de tout dire.  Lorsqu'elle le serrait d'une
étreinte, il sentait bien qu'elle était gonflée et haletante de
son secret, qu'elle ne voulait ainsi entrer en lui que pour se
soulager de la chose dont elle étouffait.  C'était un grand
frisson qui lui partait des reins, qui soulevait sa gorge
d'amoureuse, dans le flot confus de soupirs montant à ses lèvres.
La voix expirante, au milieu d'un spasme, n'allait-elle point
parler?  Mais, vite, d'un baiser, il fermait sa bouche, y
scellait l'aveu, saisi d'une inquiétude.  Pourquoi mettre cet
inconnu entre eux?  pouvait-on affirmer que cela ne changerait
rien à leur bonheur?  Il flairait un danger, un frémissement le
reprenait, à l'idée de remuer avec elle ces histoires de sang.
Et elle le devinait sans doute, elle redevenait, contre lui,
caressante et docile, en créature d'amour, uniquement faite pour
aimer et être aimée.  Une folie de possession alors les
emportait, ils demeuraient parfois évanouis aux bras l'un de
l'autre.

Roubaud, depuis l'été, s'était encore épaissi, et à mesure que sa
femme retournait à la gaieté, à la fraîcheur de ses vingt ans,
lui vieillissait, semblait plus sombre.  En quatre mois, comme
elle le disait, il avait beaucoup changé.  Il donnait toujours de
cordiales poignées de main à Jacques, l'invitait, n'était heureux
que lorsqu'il l'avait à sa table.  Seulement, cette distraction
ne lui suffisait plus, il sortait souvent, dès la dernière
bouchée, laissait parfois le camarade avec sa femme, sous le
prétexte qu'il étouffait et qu'il avait besoin d'aller prendre
l'air.  La vérité était que, maintenant, il fréquentait un petit
café du cours Napoléon, où il retrouvait M. Cauche, le
commissaire de surveillance.  Il buvait peu, des petits verres de
rhum; mais un goût du jeu lui était venu, qui tournait à la
passion.  Il ne se ranimait, n'oubliait tout que les cartes à la
main, enfoncé dans des parties de piquet interminables.
M. Cauche, un effréné joueur, avait décidé qu'on intéresserait
les parties; on en était venu à jouer cent sous; et, dès lors,
Roubaud, étonné de ne pas se connaître, avait brûlé de la rage du
gain, cette fièvre chaude de l'argent gagné, qui ravage un homme
jusqu'à lui faire risquer sa situation, sa vie, dans un coup de
dés.  Jusque-là, son service n'en avait pas souffert: il
s'échappait dès qu'il était libre, ne rentrait qu'à des deux ou
trois heures du matin, les nuits où il ne veillait pas.  Sa femme
ne s'en plaignait point, elle lui reprochait uniquement de
rentrer plus maussade; car il avait une déveine extraordinaire,
il finissait par s'endetter.

Un soir, une première querelle éclata entre Séverine et Roubaud.
Sans le haïr encore, elle en arrivait à le supporter
difficilement, car elle le sentait peser sur sa vie, elle aurait
été si légère, si heureuse, s'il ne l'avait pas accablée de sa
présence!  Du reste, elle n'éprouvait aucun remords à le tromper:
n'était-ce pas sa faute, ne l'avait-il pas presque poussée à la
chute?  Dans leur lente désunion, pour guérir de ce malaise qui
les désorganisait, chacun d'eux se consolait, s'égayait à sa
guise.  Puisqu'il avait le jeu, elle pouvait bien avoir un amant.
Mais, ce qui la fâchait surtout, ce qu'elle n'acceptait pas sans
révolte, c'était la gêne où la mettaient ses pertes continuelles.
Depuis que les pièces de cent sous du ménage filaient au café du
cours Napoléon, elle ne savait parfois comment payer sa
blanchisseuse.  Toutes sortes de douceurs, de petits objets de
toilette, lui manquaient.  Et, ce soir-là, ce fut justement à
propos de l'achat nécessaire d'une paire de bottines, qu'ils en
vinrent à se quereller.  Lui, sur le point de sortir, ne trouvant
pas de couteau de table pour se couper un morceau de pain, avait
pris le grand couteau, l'arme, qui traînait dans un tiroir du
buffet.  Elle le regardait, tandis qu'il refusait les quinze
francs des bottines, ne les ayant pas, ne sachant où les prendre;
elle répétait sa demande, obstinément, le forçait à répéter son
refus, peu à peu exaspéré; mais, tout d'un coup, elle lui montra
du doigt l'endroit du parquet où dormaient des spectres, elle lui
dit qu'il y en avait là, de l'argent, et qu'elle en voulait.  Il
devint très pâle, il lâcha le couteau, qui retomba dans le
tiroir.  Un instant, elle crut qu'il allait la battre, car il
s'était approché, bégayant que cet argent-là pouvait bien
pourrir, qu'il se trancherait la main plutôt que de le reprendre;
et il serrait les poings, il menaçait de l'assommer, si elle
s'avisait, pendant son absence, de soulever la frise, pour voler
seulement un centime.  Jamais, jamais!  c'était mort et enterré!
Mais elle, d'ailleurs, avait blêmi également, défaillante à la
pensée de fouiller là.  La misère pouvait venir, tous deux
crèveraient de faim à côté.  En effet, ils n'en parlèrent plus,
même les jours de grande gêne.  Quand ils posaient le pied à
cette place, la sensation de brûlure avait grandi, si
intolérable, qu'ils finissaient par faire un détour.

Alors, d'autres disputes se produisirent, au sujet de la
Croix-de-Maufras.  Pourquoi ne vendaient-ils pas la maison?  et
ils s'accusaient mutuellement de ne rien faire de ce qu'il aurait
fallu, pour hâter cette vente.  Lui, violemment, refusait
toujours de s'en occuper; tandis qu'elle, les rares fois où elle
écrivait à Misard, n'en obtenait que des réponses vagues: aucun
acquéreur ne se présentait, les fruits avaient coulé, les légumes
ne poussaient pas, faute d'arrosage.  Peu à peu, le grand calme
où était tombé le ménage, après la crise, se troublait ainsi,
semblait emporté par un recommencement terrible de fièvre.  Tous
les germes de malaise, l'argent caché, l'amant introduit,
s'étaient développés, les séparaient maintenant, les irritaient
l'un contre l'autre.  Et, dans cette agitation croissante, la vie
allait devenir un enfer.

D'ailleurs, comme par un contrecoup fatal, tout se gâtait de même
autour des Roubaud.  Une nouvelle bourrasque de commérages et de
discussions soufflait dans le couloir.  Philomène venait de
rompre violemment avec madame Lebleu, à la suite d'une calomnie
de cette dernière, qui l'accusait de lui avoir vendu une poule
morte de maladie.  Mais la vraie raison de rupture était dans un
rapprochement de Philomène et de Séverine.  Pecqueux ayant, une
nuit, reconnu celle-ci au bras de Jacques, elle avait fait taire
ses scrupules d'autrefois, elle s'était montrée aimable pour la
maîtresse du chauffeur; et Philomène, très flattée de cette
liaison avec une dame qui était la beauté et la distinction sans
conteste de la gare, venait de se retourner contre la femme du
caissier, cette vieille gueuse, disait-elle, capable de faire
battre les montagnes.  Elle lui donnait tous les torts, elle
criait partout, à cette heure, que le logement sur la rue
appartenait aux Roubaud, que c'était une abomination de ne pas le
leur rendre.  Les choses commençaient donc à tourner très mal
pour madame Lebleu, d'autant plus que son acharnement à guetter
mademoiselle Guichon, afin de la surprendre avec le chef de gare,
menaçait aussi de lui causer des ennuis sérieux: elle ne les
surprenait toujours pas, mais elle avait le tort de se laisser
surprendre, elle, l'oreille tendue, collée aux portes; si bien
que M. Dabadie, exaspéré d'être ainsi espionné, avait dit au
sous-chef Moulin que, si Roubaud réclamait encore le logement, il
était prêt à contresigner la lettre.  Et Moulin, peu bavard
d'habitude, ayant répété cela, on avait failli se battre de porte
en porte, d'un bout du couloir à l'autre, tellement les passions
s'étaient rallumées.

Au milieu de ces secousses croissantes, Séverine n'avait qu'un
bon jour, le vendredi.  Depuis octobre, elle avait eu la
tranquille audace d'inventer un prétexte, le premier venu, une
douleur au genou, qui nécessitait les soins d'un spécialiste; et,
chaque vendredi, elle partait par l'express de six heures
quarante du matin, que conduisait Jacques, elle passait la
journée avec lui à Paris, puis revenait par l'express de six
heures trente.  D'abord, elle s'était crue obligée de donner à
son mari des nouvelles de son genou: il allait mieux, il allait
plus mal; ensuite, voyant qu'il ne l'écoutait même pas, elle
avait carrément cessé de lui en parler.  Et, parfois, elle le
regardait, elle se demandait s'il savait.  Comment ce jaloux
féroce, cet homme qui avait tué, aveuglé de sang, dans une rage
imbécile, en arrivait-il à lui tolérer un amant?  Elle ne pouvait
le croire, elle pensait simplement qu'il devenait stupide.

Dans les premiers jours de décembre, par une nuit glaciale,
Séverine attendit son mari très tard.  Le lendemain, un vendredi,
avant l'aube, elle devait prendre l'express; et, ces soirs-là,
elle faisait d'habitude une toilette soigneuse, préparait ses
vêtements, pour être tout de suite habillée, au saut du lit.
Enfin, elle se coucha, finit par s'endormir, vers une heure.
Roubaud n'était pas rentré.  Déjà deux fois, il n'avait reparu
qu'au petit jour, tout à sa passion grandissante, ne pouvant plus
s'arracher du café, dont une petite salle, au fond, se changeait
peu à peu en un véritable tripot: on y jouait maintenant de
grosses sommes, à l'écarté.  Heureuse du reste de coucher seule,
bercée par l'attente de sa bonne journée du lendemain, la jeune
femme dormait profondément, dans la chaleur douce des
couvertures.

Mais trois heures allaient sonner, lorsqu'un bruit singulier
l'éveilla.  D'abord, elle ne put comprendre, crut rêver, se
rendormit.  C'étaient des pesées sourdes, des craquements de
bois, comme si l'on avait voulu forcer une porte.  Un éclat, une
déchirure plus violente, la mit sur son séant.  Et une peur la
bouleversa: quelqu'un, à coup sûr, faisait sauter la serrure du
couloir.  Pendant une minute, elle n'osa bouger, écoutant, les
oreilles bourdonnantes.  Puis, elle eut le courage de se lever,
pour voir; elle marcha sans bruit, pieds nus, elle entrouvrit la
porte de sa chambre doucement, saisie d'un tel froid, qu'elle en
était toute pâle et amincie encore, sous sa chemise; et le
spectacle qu'elle aperçut, dans la salle à manger, la cloua de
surprise et d'effroi.

Par terre, Roubaud, vautré sur le ventre, soulevé sur les coudes,
venait d'arracher la frise, à l'aide d'un ciseau.  Une bougie,
posée près de lui, l'éclairait, en projetant son ombre énorme
jusqu'au plafond.  Et, à cette minute, le visage penché au-dessus
du trou qui creusait le parquet d'une fente noire, il regardait,
les yeux élargis.  Le sang violaçait ses joues, il avait sa face
d'assassin.  Brutalement, il plongea la main, ne trouva rien,
dans le frisson qui l'agitait, dut approcher la bougie.  Au fond,
apparurent le porte-monnaie, les billets, la montre.

Séverine eut un cri involontaire, et Roubaud, terrifié, se
retourna.  Un moment, il ne la reconnut pas, crut sans doute à un
spectre, en la voyant toute blanche, avec ses regards
d'épouvante.

--Qu'est-ce que tu fais donc? demanda-t-elle.

Alors, comprenant, évitant de répondre, il ne lâcha qu'un
grognement sourd.  Il la regardait, gêné par sa présence,
désireux de la renvoyer au lit.  Mais pas une parole raisonnable
ne lui venait, il la trouvait simplement à gifler, ainsi
grelottante, toute nue.

--N'est-ce pas?  continua-t-elle, tu me refuses des bottines, et
tu prends l'argent pour toi, parce que tu as perdu.

Cela, du coup, l'enragea.  Est-ce qu'elle allait lui gâter la vie
encore, se mettre en travers de son plaisir, cette femme qu'il ne
désirait plus, dont la possession n'était plus qu'une secousse
désagréable?  Puisqu'il s'amusait ailleurs, il n'avait aucun
besoin d'elle.  De nouveau, il fouilla, ne prit que le
porte-monnaie, contenant les trois cents francs d'or.  Et,
lorsque, du talon, il eut remis la frise en place, il vint lui
jeter au visage, les dents serrées:

--Tu m'embêtes, je fais ce que je veux.  Est-ce que je te
demande, moi, ce que tu vas faire, tout à l'heure, à Paris?

Puis, avec un furieux haussement d'épaules, il retourna au café,
en laissant la bougie par terre.

Séverine la ramassa, alla se remettre au lit, glacée jusqu'au
coeur; et elle la garda allumée, ne pouvant se rendormir,
attendant l'heure de l'express, peu à peu brûlante, les yeux
grands ouverts.  C'était certain maintenant, il y avait eu une
désorganisation progressive, comme une infiltration du crime, qui
décomposait cet homme, et qui avait pourri tout lien, entre eux.
Roubaud savait.

Ce vendredi-là, les voyageurs qui devaient, au Havre, prendre
l'express de six heures quarante, eurent à leur réveil un cri de
surprise: la neige tombait depuis minuit, en flocons si drus, si
gros, qu'il y en avait dans les rues une couche de trente
centimètres.

Déjà, sous la halle couverte, la Lison soufflait, fumante,
attelée à un train de sept wagons, trois de deuxième classe et
quatre de première.  Lorsque, vers cinq heures et demie, Jacques
et Pecqueux étaient arrivés au dépôt, pour la visite, ils avaient
eu un grognement d'inquiétude, devant cette neige entêtée, dont
crevait le ciel noir.  Et, maintenant, à leur poste, ils
attendaient le coup de sifflet, les yeux au loin, au-delà du
porche béant de la marquise, regardant la tombée muette et sans
fin des flocons rayer les ténèbres d'un frisson livide.

Le mécanicien murmura:

--Le diable m'emporte si l'on voit un signal!

--Encore si l'on peut passer!  dit le chauffeur.

Roubaud était sur le quai, avec sa lanterne, rentré à la minute
précise pour prendre son service.  Par instants, ses paupières
meurtries se fermaient de fatigue, sans qu'il cessât sa
surveillance.  Jacques lui ayant demandé s'il ne savait rien de
l'état de la voie, il venait de s'approcher et de lui serrer la
main, en répondant qu'il n'avait pas de dépêche encore; et, comme
Séverine descendait, enveloppée d'un grand manteau, il la
conduisit lui-même à un compartiment de première classe, où il
l'installa.  Sans doute avait-il surpris le regard de tendresse
inquiète, échangé entre les deux amants; mais il ne se soucia
seulement pas de dire à sa femme qu'il était imprudent de partir
par un temps pareil, et qu'elle ferait mieux de remettre son
voyage.

Des voyageurs arrivèrent, emmitouflés, chargés de valises, toute
une bousculade dans le froid terrible du matin.  La neige des
chaussures ne se fondait même pas; et les portières se
refermaient aussitôt, chacun se barricadait, le quai restait
désert, mal éclairé par les lueurs louches de quelques becs de
gaz; tandis que le fanal de la machine, accroché à la base de la
cheminée, flambait seul, comme un oeil géant, élargissant au
loin, dans l'obscurité, sa nappe d'incendie.

Mais Roubaud éleva sa lanterne, donnant le signal.  Le
conducteur-chef siffla, et Jacques répondit, après avoir ouvert
le régulateur et mis en avant le petit volant du changement de
marche.  On partait.  Pendant une minute encore, le sous-chef
suivit tranquillement du regard le train qui s'éloignait sous la
tempête.

--Et attention!  dit Jacques à Pecqueux.  Pas de farce,
aujourd'hui!

Il avait bien remarqué que son compagnon semblait, lui aussi,
tomber de lassitude: le résultat, sûrement, de quelque noce de la
veille.

--Oh!  pas de danger, pas de danger!  bégaya le chauffeur.

Tout de suite, dès la sortie de la halle couverte, les deux
hommes étaient entrés dans la neige.  Le vent soufflait de l'est,
la machine avait ainsi le vent debout, fouettée de face par les
rafales; et, derrière l'abri, ils n'en souffrirent pas trop
d'abord, vêtus de grosses laines, les yeux protégés par des
lunettes.  Mais, dans la nuit, la lumière éclatante du fanal
était comme mangée par ces épaisseurs blafardes qui tombaient.
Au lieu de s'éclairer à deux ou trois cents mètres, la voie
apparaissait sous une sorte de brouillard laiteux, où les choses
ne surgissaient que très rapprochées, ainsi que du fond d'un
rêve.  Et, selon sa crainte, ce qui porta l'inquiétude du
mécanicien à son comble, ce fut de constater, dès le feu du
premier poste de cantonnement, qu'il ne verrait certainement pas,
à la distance réglementaire, les signaux rouges, fermant la voie.
Dès lors, il avança avec une extrême prudence, sans pouvoir
cependant ralentir la vitesse, car le vent lui opposait une
résistance énorme, et tout retard serait devenu un danger aussi
grand.

Jusqu'à la station d'Harfleur, la Lison fila d'une bonne marche
continue.  La couche de neige tombée ne préoccupait pas encore
Jacques, car il y en avait au plus soixante centimètres, et le
chasse-neige en déblayait aisément un mètre.  Il était tout au
souci de garder sa vitesse, sachant bien que la vraie qualité
d'un mécanicien, après la tempérance et l'amour de sa machine,
consistait à marcher d'une façon régulière, sans secousse, à la
plus haute pression possible.  Même, son unique défaut était là,
dans un entêtement à ne pas s'arrêter, désobéissant aux signaux,
croyant toujours qu'il aurait le temps de dompter la Lison:
aussi, parfois, allait-il trop loin, écrasait les pétards, «les
cors au pied», comme on dit, ce qui lui avait valu deux fois des
mises à pied de huit jours.  Mais, en ce moment, dans le grand
danger où il se sentait, la pensée que Séverine était là, qu'il
avait charge de cette chère existence, décuplait la force de sa
volonté, tendue toute là-bas, jusqu'à Paris, le long de cette
double ligne de fer, au milieu des obstacles qu'il devait
franchir.

Et, debout sur la plaque de tôle qui reliait la machine au
tender, dans les continuels cahots de la trépidation, Jacques,
malgré la neige, se penchait à droite, pour mieux voir.  Par la
vitre de l'abri, brouillée d'eau, il ne distinguait rien; et il
restait la face sous les rafales, la peau flagellée de milliers
d'aiguilles, pincée d'un tel froid, qu'il y sentait comme des
coupures de rasoir.  De temps à autre, il se retirait, pour
reprendre haleine; il ôtait ses lunettes, les essuyait; puis, il
revenait à son poste d'observation, en plein ouragan, les yeux
fixes, dans l'attente des feux rouges, si absorbé en son vouloir,
qu'à deux reprises il eut l'hallucination de brusques étincelles
sanglantes, tachant le rideau pâle qui tremblait devant lui.

Mais, tout d'un coup, dans les ténèbres, une sensation l'avertit
que son chauffeur n'était plus là.  Seule, une petite lanterne
éclairait le niveau d'eau, pour que nulle lumière n'aveuglât le
mécanicien; et, sur le cadran du manomètre, dont l'émail semblait
garder une lueur propre, il avait vu que l'aiguille bleue,
tremblante, baissait rapidement.  C'était le feu qui tombait.  Le
chauffeur venait de s'étaler sur le coffre, vaincu par le
sommeil.

--Sacré noceur! cria Jacques, furieux, le secouant.

Pecqueux se releva, s'excusa, d'un grognement inintelligible.  Il
tenait à peine debout; mais la force de l'habitude le remit tout
de suite à son feu, le marteau en main, cassant le charbon,
l'étalant sur la grille avec la pelle, en une couche bien égale;
puis, il donna un coup de balai.  Et, pendant que la porte du
foyer était restée ouverte, un reflet de fournaise, en arrière
sur le train, comme une queue flamboyante de comète, avait
incendié la neige, pleuvant au travers, en larges gouttes d'or.

Après Harfleur, commença la grande rampe de trois lieues qui va
jusqu'à Saint-Romain, la plus forte de toute la ligne.  Aussi le
mécanicien se remit-il à la manoeuvre, très attentif, s'attendant
à un fort coup de collier, pour monter cette côte, déjà rude par
les beaux temps.  La main sur le volant du changement de marche,
il regardait fuir les poteaux télégraphiques, tâchant de se
rendre compte de la vitesse.  Celle-ci diminuait beaucoup, la
Lison s'essoufflait, tandis qu'on devinait le frottement des
chasse-neige, à une résistance croissante.  Du bout du pied, il
rouvrit la porte; et le chauffeur, ensommeillé, comprit, poussa
le feu encore, afin d'augmenter la pression.  Maintenant, la
porte rougissait, éclairait leurs jambes à tous deux d'une lueur
violette.  Mais ils n'en sentaient pas l'ardente chaleur, dans le
courant d'air glacé qui les enveloppait.  Sur un geste de son
chef, le chauffeur venait aussi de lever la tige du cendrier, ce
qui activait le tirage.  Rapidement, l'aiguille du manomètre
était remontée à dix atmosphères, la Lison donnait toute la force
dont elle était capable.  Même, un instant, voyant le niveau
d'eau baisser, le mécanicien dut faire mouvoir le petit volant de
l'injecteur, bien que cela diminuât la pression.  Elle se releva
d'ailleurs, la machine ronflait, crachait, comme une bête qu'on
surmène, avec des sursauts, des coups de reins, où l'on aurait
cru entendre craquer ses membres.  Et il la rudoyait, en femme
vieillie et moins forte, n'ayant plus pour elle la même tendresse
qu'autrefois.

--Jamais elle ne montera, la fainéante!  dit-il, les dents
serrées, lui qui ne parlait pas en route.

Pecqueux, étonné, dans sa somnolence, le regarda.  Qu'avait-il
donc maintenant contre la Lison?  Est-ce qu'elle n'était pas
toujours la brave machine obéissante, d'un démarrage si aisé, que
c'était un plaisir de la mettre en route, et d'une si bonne
vaporisation, qu'elle épargnait son dixième de charbon, de Paris
au Havre?  Quand une machine avait des tiroirs comme les siens,
d'un réglage parfait, coupant à miracle la vapeur, on pouvait lui
tolérer toutes les imperfections, comme qui dirait à une ménagère
quinteuse, ayant pour elle la conduite et l'économie.  Sans doute
qu'elle dépensait trop de graisse.  Et puis, après?  On la
graissait, voilà tout!

Justement, Jacques répétait, exaspéré:

--Jamais elle ne montera, si on ne la graisse pas.

Et, ce qu'il n'avait pas fait trois fois dans sa vie, il prit la
burette, pour la graisser en marche.  Enjambant la rampe, il
monta sur le tablier, qu'il suivit tout le long de la chaudière.
Mais c'était une manoeuvre des plus périlleuses: ses pieds
glissaient sur l'étroite bande de fer, mouillée par la neige; et
il était aveuglé, et le vent terrible menaçait de le balayer
comme une paille.  La Lison, avec cet homme accroché à son flanc,
continuait sa course haletante, dans la nuit, parmi l'immense
couche blanche, où elle s'ouvrait profondément un sillon.  Elle
le secouait, l'emportait.  Parvenu à la traverse d'avant, il
s'accroupit devant le godet graisseur du cylindre de droite, il
eut toutes les peines du monde à l'emplir, en se tenant d'une
main à la tringle.  Puis, il lui fallut faire le tour, ainsi
qu'un insecte rampant, pour aller graisser le cylindre de gauche.
Et, quand il revint, exténué, il était tout pâle, ayant senti
passer la mort.

--Sale rosse!  murmura-t-il.

Saisi de cette violence inaccoutumée à l'égard de leur Lison,
Pecqueux ne put s'empêcher de dire, en hasardant une fois de plus
son habituelle plaisanterie:

--Fallait m'y laisser aller: ça me connaît, moi, de graisser les
dames.

Réveillé un peu, il s'était remis, lui aussi, à son poste,
surveillant le côté gauche de la ligne.  D'ordinaire, il avait de
bons yeux, meilleurs que ceux de son chef.  Mais, dans cette
tourmente, tout avait disparu, à peine pouvaient-ils, eux
pourtant à qui chaque kilomètre de la route était si familier,
reconnaître les lieux qu'ils traversaient: la voie sombrait sous
la neige, les haies, les maisons elles-mêmes semblaient
s'engloutir, ce n'était plus qu'une plaine rase et sans fin, un
chaos de blancheurs vagues, où la Lison paraissait galoper à sa
guise, prise de folie.  Et jamais les deux hommes n'avaient senti
si étroitement le lien de fraternité qui les unissait, sur cette
machine en marche, lâchée à travers tous les périls, où ils se
trouvaient plus seuls, plus abandonnés du monde, que dans une
chambre close, avec l'aggravante, l'écrasante responsabilité des
vies humaines qu'ils traînaient derrière eux.

Aussi Jacques, que la plaisanterie de Pecqueux avait achevé
d'irriter, finit-il par en sourire, retenant la colère qui
l'emportait.  Ce n'était, certes, pas le moment de se quereller.
La neige redoublait, le rideau s'épaississait à l'horizon.  On
continuait de monter, lorsque le chauffeur, à son tour, crut voir
étinceler un feu rouge, au loin.  D'un mot, il avertit son chef.
Mais déjà il ne le retrouvait plus, ses yeux avaient rêvé, comme
il disait parfois.  Et le mécanicien, qui n'avait rien vu,
restait le coeur battant, troublé par cette hallucination d'un
autre, perdant confiance en lui-même.  Ce qu'il s'imaginait
distinguer, au-delà du pullulement pâle des flocons, c'étaient
d'immenses formes noires, des masses considérables, comme des
morceaux géants de la nuit, qui semblaient se déplacer et venir
au-devant de la machine.  étaient-ce donc des coteaux éboulés,
des montagnes barrant la voie, où allait se briser le train?
Alors, pris de peur, il tira la tringle du sifflet, il siffla
longuement, désespérément; et cette lamentation traînait,
lugubre, au travers de la tempête.  Puis, il fut tout étonné
d'avoir sifflé à propos, car le train traversait à grande vitesse
la gare de Saint-Romain, dont il se croyait éloigné de deux
kilomètres.

Cependant, la Lison, qui avait franchi la terrible rampe, se mit
à rouler plus à l'aise, et Jacques put respirer un moment.  De
Saint-Romain à Bolbec, la ligne monte d'une façon insensible,
tout irait bien sans doute jusqu'à l'autre bout du plateau.
Quand il fut à Beuzeville, pendant l'arrêt de trois minutes, il
n'en appela pas moins le chef de gare qu'il aperçut sur le quai,
tenant à lui dire ses craintes, en face de cette neige dont la
couche augmentait toujours: jamais il n'arriverait à Rouen, le
mieux serait de doubler l'attelage, en ajoutant une seconde
machine, tandis qu'on se trouvait à un dépôt, où des machines à
disposition étaient toujours prêtes.  Mais le chef de gare
répondit qu'il n'avait pas d'ordre et qu'il ne croyait pas devoir
prendre cette mesure sur lui.  Tout ce qu'il offrit, ce fut de
donner cinq ou six pelles de bois, pour déblayer les rails, en
cas de besoin.  Et Pecqueux prit les pelles, qu'il rangea dans un
coin du tender.

Sur le plateau, en effet, la Lison continua sa marche avec une
bonne vitesse, sans trop de peine.  Elle se lassait pourtant.  A
toute minute, le mécanicien devait faire son geste, ouvrir la
porte du foyer, pour que le chauffeur mît du charbon; et, chaque
fois, au-dessus du train morne, noir dans tout ce blanc,
recouvert d'un linceul, flambait l'éblouissante queue de comète,
trouant la nuit.  Il était sept heures trois quarts, le jour
naissait; mais, à peine en distinguait-on la pâleur au ciel, dans
l'immense tourbillon blanchâtre qui emplissait l'espace, d'un
bout de l'horizon à l'autre.  Cette clarté louche, où rien ne se
distinguait encore, inquiétait davantage les deux hommes, qui,
les yeux pleins de larmes, malgré leurs lunettes, s'efforçaient
de voir au loin.  Sans lâcher le volant du changement de marche,
le mécanicien ne quittait plus la tringle du sifflet, sifflant
d'une façon presque continue, par prudence, d'un sifflement de
détresse qui pleurait au fond de ce désert de neige.

On traversa Bolbec, puis Yvetot, sans encombre.  Mais, à
Motteville, Jacques, de nouveau, interpella le sous-chef, qui ne
put lui donner des renseignements précis sur l'état de la voie.
Aucun train n'était encore venu, une dépêche annonçait simplement
que l'omnibus de Paris se trouvait bloqué à Rouen, en sûreté.  Et
la Lison repartit, descendant de son allure alourdie et lasse les
trois lieues de pente douce qui vont à Barentin.  Maintenant, le
jour se levait, très pâle; et il semblait que cette lueur livide
vînt de la neige elle-même.  Elle tombait plus dense, ainsi
qu'une chute d'aube brouillée et froide, noyant la terre des
débris du ciel.  Avec le jour grandissant, le vent redoublait de
violence, les flocons étaient chassés comme des balles, il
fallait qu'à chaque instant le chauffeur prît sa pelle, pour
déblayer le charbon, au fond du tender, entre les parois du
récipient d'eau.  A droite et à gauche, la campagne apparaissait,
à ce point méconnaissable, que les deux hommes avaient la
sensation de fuir dans un rêve: les vastes champs plats, les gras
pâturages clos de haies vives, les cours plantées de pommiers,
n'étaient plus qu'une mer blanche, à peine renflée de courtes
vagues, une immensité blême et tremblante, où tout défaillait,
dans cette blancheur.  Et le mécanicien, debout, la face coupée
par les rafales, la main sur le volant, commençait à souffrir
terriblement du froid.

Enfin, à l'arrêt de Barentin, le chef de gare, M. Bessière,
s'approcha lui-même de la machine, pour prévenir Jacques qu'on
signalait des quantités considérables de neige, du côté de la
Croix-de-Maufras.

--Je crois qu'on peut encore passer, ajouta-t-il.  Mais vous
aurez de la peine.

Alors, le jeune homme s'emporta.

--Tonnerre de Dieu!  je l'ai bien dit, à Beuzeville!  Qu'est-ce
que ça pouvait leur faire, de doubler l'attelage?...  Ah!  nous
allons être gentils!

Le conducteur-chef venait de descendre de son fourgon, et lui
aussi se fâchait.  Il était gelé dans sa vigie, il déclarait
qu'il était incapable de distinguer un signal d'un poteau
télégraphique.  Un vrai voyage à tâtons, dans tout ce blanc!

--Enfin, vous voilà prévenus, reprit M. Bessière.

Cependant, les voyageurs s'étonnaient déjà de cet arrêt prolongé,
au milieu du grand silence de la station ensevelie, sans un cri
d'employé, sans un battement de portière.  Quelques glaces furent
baissées, des têtes apparurent: une dame très forte, avec deux
jeunes filles blondes, charmantes, ses filles sans doute, toutes
trois Anglaises à coup sûr; et, plus loin, une jeune femme brune,
très jolie, qu'un monsieur âgé forçait à rentrer; tandis que deux
hommes, un jeune, un vieux, causaient d'une voiture à l'autre, le
buste à moitié sorti des portières.  Mais, comme Jacques jetait
un coup d'oeil en arrière, il n'aperçut que Séverine, penchée
elle aussi, regardant de son côté, d'un air anxieux.  Ah!  la
chère créature, qu'elle devait être inquiète, et quel crève-coeur
il éprouvait, à la savoir là, si près et loin de lui, dans ce
danger!  Il aurait donné tout son sang pour être à Paris déjà, et
l'y déposer saine et sauve.

--Allons, partez, conclut le chef de gare.  Il est inutile
d'effrayer le monde.

Lui-même avait donné le signal.  Remonté dans son fourgon, le
conducteur-chef siffla; et, une fois encore, la Lison démarra,
après avoir répondu, d'un long cri de plainte.

Tout de suite, Jacques sentit que l'état de la voie changeait.
Ce n'était plus la plaine, le déroulement à l'infini de l'épais
tapis de neige, où la machine filait comme un paquebot, laissant
un sillage.  On entrait dans le pays tourmenté, les côtes et les
vallons dont la houle énorme allait jusqu'à Malaunay, bossuant le
sol; et la neige s'était amassée là d'une façon irrégulière, la
voie se trouvait déblayée par places, tandis que des masses
considérables avaient bouché certains passages.  Le vent, qui
balayait les remblais, comblait au contraire les tranchées.
C'était ainsi une continuelle succession d'obstacles à franchir,
des bouts de voie libre que barraient de véritables remparts.  Il
faisait plein jour maintenant, et la contrée dévastée, ces gorges
étroites, ces pentes raides, prenaient, sous leur couche de
neige, la désolation d'un océan de glace, immobilisé dans la
tourmente.

Jamais encore Jacques ne s'était senti pénétrer d'un tel froid.
Sous les mille aiguilles de la neige, son visage lui semblait en
sang; et il n'avait plus conscience de ses mains, paralysées par
l'onglée, devenues si insensibles, qu'il frémit en s'apercevant
qu'il perdait, entre ses doigts, la sensation du petit volant du
changement de marche.  Quand il levait le coude, pour tirer la
tringle du sifflet, son bras pesait à son épaule comme un bras de
mort.  Il n'aurait pu dire si ses jambes le portaient, dans les
secousses continues de la trépidation, qui lui arrachaient les
entrailles.  Une immense fatigue l'avait envahi, avec ce froid,
dont le gel gagnait son crâne, et sa peur était de n'être plus,
de ne plus savoir s'il conduisait, car il ne tournait déjà le
volant que d'un geste machinal, il regardait, hébété, le
manomètre descendre.  Toutes les histoires connues
d'hallucinations lui traversaient la tête.  N'était-ce pas un
arbre abattu, là-bas, en travers de la voie?  N'avait-il pas
aperçu un drapeau rouge flottant au-dessus de ce buisson?  Des
pétards, à chaque minute, n'éclataient-ils pas, dans le
grondement des roues?  Il n'aurait pu le dire, il se répétait
qu'il devrait arrêter, et il n'en trouvait pas la volonté nette.
Pendant quelques minutes, cette crise le tortura; puis,
brusquement, la vue de Pecqueux, retombé endormi sur le coffre,
terrassé par cet accablement du froid dont lui-même souffrait, le
jeta dans une colère telle, qu'il en fut comme réchauffé.

--Ah!  nom de Dieu de salop!

Et lui, si doux d'ordinaire aux vices de cet ivrogne, le réveilla
à coups de pied, tapa jusqu'à ce qu'il fût debout.  L'autre,
engourdi, se contenta de grogner, en reprenant sa pelle.

--Bon, bon!  on y va!

Quand le foyer fut chargé, la pression remonta; et il était
temps, la Lison venait de s'engager au fond d'une tranchée, où
elle avait à fendre une épaisseur de plus d'un mètre.  Elle
avançait dans un effort extrême, dont elle tremblait toute.  Un
instant, elle s'épuisa, il sembla qu'elle allait s'immobiliser,
ainsi qu'un navire qui a touché un banc de sable.  Ce qui la
chargeait, c'était la neige dont une couche pesante avait peu à
peu couvert la toiture des wagons.  Ils filaient ainsi, noirs
dans le sillage blanc, avec ce drap blanc tendu sur eux; et
elle-même n'avait que des bordures d'hermine, habillant ses reins
sombres, où les flocons fondaient et ruisselaient en pluie.  Une
fois de plus, malgré le poids, elle se dégagea, elle passa.  Le
long d'une large courbe, sur un remblai, on put suivre encore le
train, qui s'avançait à l'aise, pareil à un ruban d'ombre, perdu
au milieu d'un pays des légendes, éclatant de blancheur.

Mais plus loin, les tranchées recommençaient, et Jacques, et
Pecqueux, qui avaient senti toucher la Lison, se raidirent contre
le froid, debout à ce poste que, même mourants, ils ne pouvaient
déserter.  De nouveau, la machine perdait de sa vitesse.  Elle
s'était engagée entre deux talus, et l'arrêt se produisit
lentement, sans secousse.  Il sembla qu'elle s'engluait, prise
par toutes ses roues, de plus en plus serrée, hors d'haleine.
Elle ne bougea plus.  C'était fait, la neige la tenait,
impuissante.

--Ça y est, gronda Jacques.  Tonnerre de Dieu!

Quelques secondes encore, il resta à son poste, la main sur le
volant, ouvrant tout, pour voir si l'obstacle ne céderait pas.
Puis, entendant la Lison cracher et s'essouffler en vain, il
ferma le régulateur, il jura plus fort, furieux.

Le conducteur-chef s'était penché à la porte de son fourgon, et
Pecqueux s'étant montré, lui cria à son tour:

--Ça y est, nous sommes collés!

Vivement, le conducteur sauta dans la neige, dont il avait
jusqu'aux genoux.  Il s'approcha, les trois hommes tinrent
conseil.

--Nous ne pouvons qu'essayer de déblayer, finit par dire le
mécanicien.  Heureusement, nous avons des pelles.  Appelez votre
conducteur d'arrière, et à nous quatre nous finirons bien par
dégager les roues.

On fit signe au conducteur d'arrière, qui, lui aussi, était
descendu du fourgon.  Il arriva à grand-peine, noyé par instants.
Mais cet arrêt en pleine campagne, au milieu de cette solitude
blanche, ce bruit clair des voix discutant ce qu'il y avait à
faire, cet employé sautant le long du train, à pénibles
enjambées, avaient inquiété les voyageurs.  Des glaces se
baissèrent.  On criait, on questionnait, toute une confusion,
vague encore et grandissante.

--Où sommes-nous?...  Pourquoi a-t-on arrêté?...  Qu'y a-t-il
donc?...  Mon Dieu!  est-ce un malheur?

Le conducteur sentit la nécessité de rassurer le monde.
Justement, comme il s'avançait, la dame anglaise, dont l'épaisse
face rouge s'encadrait des deux charmants visages de ses filles,
lui demanda avec un fort accent:

--Monsieur, ce n'est pas dangereux?

--Non, non, madame, répondit-il.  Un peu de neige simplement.  On
repart tout de suite.

Et la glace se releva, au milieu du frais gazouillis des jeunes
filles, cette musique des syllabes anglaises, si vives sur des
lèvres roses.  Toutes deux riaient, très amusées.

Mais, plus loin, le monsieur âgé appelait le conducteur, tandis
que sa jeune femme risquait derrière lui sa jolie tête brune.

--Comment n'a-t-on pas pris des précautions?  C'est
insupportable...  Je rentre de Londres, mes affaires m'appellent
à Paris ce matin, et je vous préviens que je rendrai la Compagnie
responsable de tout retard.

--Monsieur, ne put que répéter l'employé, on va repartir dans
trois minutes.

Le froid était terrible, la neige entrait, et les têtes
disparurent, les glaces se relevèrent.  Mais, au fond des
voitures closes, une agitation persistait, une anxiété, dont on
sentait le sourd bourdonnement.  Seules, deux glaces restaient
baissées; et, accoudés, à trois compartiments de distance, deux
voyageurs causaient, un Américain d'une quarantaine d'années, un
jeune homme habitant Le Havre, très intéressés l'un et l'autre
par le travail de déblaiement.

--En Amérique, monsieur, tout le monde descend et prend des
pelles.

--Oh!  ce n'est rien, j'ai été déjà bloqué deux fois, l'année
dernière.  Mes occupations m'appellent toutes les semaines à
Paris.

--Et moi toutes les trois semaines environ, monsieur.

--Comment, de New-York?

--Oui, monsieur, de New-York.

Jacques menait le travail.  Ayant aperçu Séverine à une portière
du premier wagon, où elle se mettait toujours pour être plus près
de lui, il l'avait suppliée du regard; et, comprenant, elle
s'était retirée, pour ne pas rester à ce vent glacial qui lui
brûlait la figure.  Lui, dès lors, songeant à elle, avait
travaillé de grand coeur.  Mais il remarquait que la cause de
l'arrêt, l'empâtement dans la neige, ne provenait pas des roues:
celles-ci coupaient les couches les plus épaisses; c'était le
cendrier, placé entre elles, qui faisait obstacle, roulant la
neige, la durcissant en paquets énormes.  Et une idée lui vint.

--Il faut dévisser le cendrier.

D'abord, le conducteur-chef s'y opposa.  Le mécanicien était sous
ses ordres, il ne voulait pas l'autoriser à toucher à la machine.
Puis, il se laissa convaincre.

--Vous en prenez la responsabilité, c'est bon!

Seulement, ce fut une dure besogne.  Allongés sous la machine,
le dos dans la neige qui fondait, Jacques et Pecqueux durent
travailler pendant près d'une demi-heure.  Heureusement que, dans
le coffre à outils, ils avaient des tournevis de rechange.
Enfin, au risque de se brûler et de s'écraser vingt fois, ils
parvinrent à détacher le cendrier.  Mais ils ne l'avaient pas
encore, il s'agissait de le sortir de là-dessous.  D'un poids
énorme, il s'embarrassait dans les roues et les cylindres.
Pourtant, à quatre, ils le tirèrent, le traînèrent en dehors de
la voie, jusqu'au talus.

--Maintenant, achevons de déblayer, dit le conducteur.

Depuis près d'une heure, le train était en détresse, et
l'angoisse des voyageurs avait grandi.  A chaque minute, une
glace se baissait, une voix demandait pourquoi l'on ne partait
pas.  C'était la panique, des cris, des larmes, dans une crise
montante d'affolement.

--Non, non, c'est assez déblayé, déclara Jacques.  Montez, je me
charge du reste.

Il était de nouveau à son poste, avec Pecqueux, et lorsque les
deux conducteurs eurent regagné leurs fourgons, il tourna
lui-même le robinet du purgeur.  Le jet de vapeur brûlante,
assourdi, acheva de fondre les paquets qui adhéraient encore aux
rails.  Puis, la main au volant, il fit machine arrière.
Lentement, il recula d'environ trois cents mètres, pour prendre
du champ.  Et, ayant poussé au feu, dépassant même la pression
permise, il revint contre le mur qui barrait la voie, il y jeta
la Lison, de toute sa masse, de tout le poids du train qu'elle
traînait.  Elle eut un han!  terrible de bûcheron qui enfonce la
cognée, sa forte charpente de fer et de fonte en craqua.  Mais
elle ne put passer encore, elle s'était arrêtée, fumante, toute
vibrante du choc.  Alors, à deux autres reprises, il dut
recommencer la manoeuvre, recula, fonça sur la neige, pour
l'emporter; et, chaque fois, la Lison, raidissant les reins, buta
du poitrail, avec son souffle enragé de géante.  Enfin, elle
parut reprendre haleine, elle banda ses muscles de métal en un
suprême effort, et elle passa, et lourdement le train la suivit,
entre les deux murs de la neige éventrée.  Elle était libre.

--Bonne bête tout de même!  grogna Pecqueux.

Jacques, aveuglé, ôta ses lunettes, les essuya.  Son coeur
battait à grands coups, il ne sentait plus le froid.  Mais,
brusquement, la pensée lui vint d'une tranchée profonde, qui se
trouvait à trois cents mètres environ de la Croix-de-Maufras:
elle s'ouvrait dans la direction du vent, la neige devait s'y
être accumulée en quantité considérable; et, tout de suite, il
eut la certitude que c'était là l'écueil marqué où il
naufragerait.  Il se pencha.  Au loin, après une dernière courbe,
la tranchée lui apparut, en ligne droite, ainsi qu'une longue
fosse, comblée de neige.  Il faisait plein jour, la blancheur
était sans bornes et éclatante, sous la tombée continue des
flocons.

Cependant, la Lison filait à une vitesse moyenne, n'ayant plus
rencontré d'obstacle.  On avait, par précaution, laissé allumés
les feux d'avant et d'arrière; et le fanal blanc, à la base de la
cheminée, luisait dans le jour, comme un oeil vivant de cyclope.
Elle roulait, elle approchait de la tranchée, avec cet oeil
largement ouvert.  Alors, il sembla qu'elle se mît à souffler
d'un petit souffle court, ainsi qu'un cheval qui a peur.  De
profonds tressaillements la secouaient, elle se cabrait, ne
continuait sa marche que sous la main volontaire du mécanicien.
D'un geste, celui-ci avait ouvert la porte du foyer, pour que le
chauffeur activât le feu.  Et, maintenant, ce n'était plus une
queue d'astre incendiant la nuit, c'était un panache de fumée
noire, épaisse, qui salissait le grand frisson pâle du ciel.

La Lison avançait.  Enfin, il lui fallut entrer dans la tranchée.
A droite et à gauche, les talus étaient noyés, et l'on ne
distinguait plus rien de la voie, au fond.  C'était comme un
creux de torrent, où la neige dormait, à pleins bords.  Elle s'y
engagea, roula pendant une cinquantaine de mètres, d'une haleine
éperdue, de plus en plus lente.  La neige qu'elle repoussait,
faisait une barre devant elle, bouillonnait et montait, en un
flot révolté qui menaçait de l'engloutir.  Un instant, elle parut
débordée, vaincue.  Mais, d'un dernier coup de reins, elle se
délivra, avança de trente mètres encore.  C'était la fin, la
secousse de l'agonie: des paquets de neige retombaient,
recouvraient les roues, toutes les pièces du mécanisme étaient
envahies, liées une à une par des chaînes de glace.  Et la Lison
s'arrêta définitivement, expirante, dans le grand froid.  Son
souffle s'éteignit, elle était immobile, et morte.

--Là, nous y sommes, dit Jacques.  Je m'y attendais.

Tout de suite, il voulut faire machine arrière, pour tenter de
nouveau la manoeuvre.  Mais, cette fois, la Lison ne bougea pas.
Elle refusait de reculer comme d'avancer, elle était bloquée de
toutes parts, collée au sol, inerte, sourde.  Derrière elle, le
train, lui aussi, semblait mort, enfoncé dans l'épaisse couche
jusqu'aux portières.  La neige ne cessait pas, tombait plus drue,
par longues rafales.  Et c'était un enlisement, où machine et
voitures allaient disparaître, déjà recouvertes à moitié, sous le
silence frissonnant de cette solitude blanche.  Plus rien ne
bougeait, la neige filait son linceul.

--Eh bien, ça recommence?  demanda le conducteur-chef, en se
penchant en dehors du fourgon.

--Foutus!  cria simplement Pecqueux.

Cette fois, en effet, la position devenait critique.  Le
conducteur d'arrière courut poser les pétards qui devaient
protéger le train, en queue; tandis que le mécanicien sifflait
éperdument, à coups pressés, le sifflet haletant et lugubre de la
détresse.  Mais la neige assourdissait l'air, le son se perdait,
ne devait pas même arriver à Barentin.  Que faire?  Ils n'étaient
que quatre, jamais ils ne déblaieraient de pareils amas.  Il
aurait fallu toute une équipe.  La nécessité s'imposait de courir
chercher du secours.  Et le pis était que la panique se déclarait
de nouveau parmi les voyageurs.

Une portière s'ouvrit, la jolie dame brune sauta, affolée,
croyant à un accident.  Son mari, le négociant âgé, qui la
suivit, criait:

--J'écrirai au ministre, c'est une indignité!

Des pleurs de femmes, des voix furieuses d'hommes sortaient des
voitures, dont les glaces se baissaient violemment.  Et il n'y
avait que les deux petites Anglaises qui s'égayaient, l'air
tranquille, souriantes.  Comme le conducteur-chef tâchait de
rassurer tout le monde, la cadette lui demanda, en français, avec
un léger zézaiement britannique:

--Alors, monsieur, c'est ici qu'on s'arrête?

Plusieurs hommes étaient descendus, malgré l'épaisse couche où
l'on enfonçait jusqu'au ventre.  L'Américain se retrouva ainsi
avec le jeune homme du Havre, tous deux s'étant avancés vers la
machine, pour voir.  Ils hochèrent la tête.

--Nous en avons pour quatre ou cinq heures, avant qu'on la
débarbouille de là-dedans.

--Au moins, et encore faudrait-il une vingtaine d'ouvriers.

Jacques venait de décider le conducteur-chef à envoyer le
conducteur d'arrière à Barentin, pour demander du secours.  Ni
lui, ni Pecqueux, ne pouvaient quitter la machine.

L'employé s'éloigna, on le perdit bientôt de vue, au bout de la
tranchée.  Il avait quatre kilomètres à faire, il ne serait pas
de retour avant deux heures peut-être.  Et Jacques, désespéré,
lâcha un instant son poste, courut à la première voiture, où il
apercevait Séverine, qui avait baissé la glace.

--N'ayez pas peur, dit-il rapidement.  Vous ne craignez rien.

Elle répondit de même, sans le tutoyer, de crainte d'être
entendue:

--Je n'ai pas peur.  Seulement, j'ai été bien inquiète, à cause
de vous.

Et cela était d'une douceur telle, qu'ils furent consolés et
qu'ils se sourirent.  Mais, comme Jacques se retournait, il eut
une surprise, à voir, le long du talus, Flore, puis Misard, suivi
de deux autres hommes, qu'il ne reconnut pas d'abord.  Eux
avaient entendu le sifflet de détresse, et Misard, qui n'était
pas de service, accourait, avec les deux camarades, auxquels il
offrait justement le vin blanc, le carrier Cabuche que la neige
faisait chômer, et l'aiguilleur Ozil, venu de Malaunay par le
tunnel, pour faire sa cour à Flore, qu'il poursuivait toujours,
malgré le mauvais accueil.  Elle, curieusement, en grande fille
vagabonde, brave et forte comme un garçon, les accompagnait.  Et,
pour elle, pour son père, c'était un événement considérable, une
extraordinaire aventure, ce train s'arrêtant ainsi à leur porte.
Depuis cinq années qu'ils habitaient là, à chaque heure de jour
et de nuit, par les beaux temps, par les orages, que de trains
ils avaient vus passer, dans le coup de vent de leur vitesse!
Tous semblaient emportés par ce vent qui les apportait, jamais un
seul n'avait même ralenti sa marche, ils les regardaient fuir, se
perdre, disparaître, avant d'avoir rien pu savoir d'eux.  Le
monde entier défilait, la foule humaine charriée à toute vapeur,
sans qu'ils en connussent autre chose que des visages entrevus
dans un éclair, des visages qu'ils ne devaient jamais revoir,
parfois des visages qui leur devenaient familiers, à force de les
retrouver à jours fixes, et qui pour eux restaient sans noms.  Et
voilà que, dans la neige, un train débarquait à leur porte:
l'ordre naturel était perverti, ils dévisageaient ce monde
inconnu qu'un accident jetait sur la voie, ils le contemplaient
avec des yeux ronds de sauvages, accourus sur une côte où des
Européens naufrageraient.  Ces portières ouvertes montrant des
femmes enveloppées de fourrures, ces hommes descendus en paletots
épais, tout ce luxe confortable, échoué parmi cette mer de glace,
les immobilisaient d'étonnement.

Mais Flore avait reconnu Séverine.  Elle, qui guettait chaque
fois le train de Jacques, s'était aperçue, depuis quelques
semaines, de la présence de cette femme, dans l'express du
vendredi matin; d'autant plus que celle-ci, lorsqu'elle
approchait du passage à niveau, mettait la tête à la portière,
pour donner un coup d'oeil à sa propriété de la Croix-de-Maufras.
Les yeux de Flore noircirent, en la voyant causer à demi-voix,
avec le mécanicien.

--Ah!  madame Roubaud!  s'écria Misard, qui venait aussi de la
reconnaître, et qui prit immédiatement son air obséquieux.  En
voilà une mauvaise chance!...  Mais vous n'allez pas rester là,
il faut descendre chez nous.

Jacques, après avoir serré la main du garde-barrière, appuya son
offre.

--Il a raison...  On en a peut-être pour des heures, vous auriez
le temps de mourir de froid.

Séverine refusait, bien couverte, disait-elle.  Puis, les trois
cents mètres dans la neige l'effrayaient un peu.  Alors,
s'approchant, Flore, qui la regardait de ses grands yeux fixes,
dit enfin:

--Venez, madame, je vous porterai.

Et, avant que celle-ci eût accepté, elle l'avait saisie dans ses
bras vigoureux de garçon, elle la soulevait ainsi qu'un petit
enfant.  Ensuite, elle la déposa de l'autre côté de la voie, à
une place déjà foulée, où les pieds n'enfonçaient plus.  Des
voyageurs s'étaient mis à rire, émerveillés.  Quelle gaillarde!
Si l'on en avait eu une douzaine comme ça, le déblaiement
n'aurait pas demandé deux heures.

Cependant, la proposition de Misard, cette maison de
garde-barrière, où l'on pouvait se réfugier, trouver du feu,
peut-être du pain et du vin, courait d'une voiture à une autre.
La panique s'était calmée, lorsqu'on avait compris qu'on ne
courait aucun danger immédiat; seulement, la situation n'en
restait pas moins lamentable: les bouillottes se refroidissaient,
il était neuf heures, on allait souffrir de la faim et de la
soif, pour peu que les secours se fissent attendre.  Et cela
pouvait s'éterniser, qui savait si l'on ne coucherait pas là?
Deux camps se formèrent: ceux qui, de désespoir, ne voulaient pas
quitter les wagons, et qui s'y installaient comme pour y mourir,
enveloppés dans leurs couvertures, allongés rageusement sur les
banquettes; et ceux qui préféraient risquer la course à travers
la neige, espérant trouver mieux là-bas, désireux surtout
d'échapper au cauchemar de ce train échoué, mort de froid.  Tout
un groupe se forma, le négociant âgé et sa jeune femme, la dame
anglaise avec ses deux filles, le jeune homme du Havre,
l'Américain, une douzaine d'autres, prêts à se mettre en marche.

Jacques, à voix basse, avait décidé Séverine, en jurant d'aller
lui donner des nouvelles, s'il pouvait s'échapper.  Et, comme
Flore les regardait toujours de ses yeux sombres, il lui parla
doucement, en vieil ami:

--Eh bien!  c'est entendu, tu vas conduire ces dames et ces
messieurs...  Moi, je garde Misard, avec les autres.  Nous allons
nous y mettre, nous ferons ce que nous pourrons, en attendant.

Tout de suite, en effet, Cabuche, Ozil, Misard avaient pris des
pelles, pour se joindre à Pecqueux et au conducteur-chef, qui
attaquaient déjà la neige.  La petite équipe s'efforçait de
dégager la machine, fouillant sous les roues, rejetant les
pelletées contre le talus.  Personne n'ouvrait plus la bouche, on
n'entendait que cet enragement silencieux, dans le morne
étouffement de la campagne blanche.  Et, lorsque la petite troupe
des voyageurs s'éloigna, elle eut un dernier regard vers le
train, qui restait seul, ne montrant plus qu'une mince ligne
noire, sous l'épaisse couche qui l'écrasait.  On avait refermé
les portières, relevé les glaces.  La neige tombait toujours,
l'ensevelissait lentement, sûrement, avec une obstination muette.

Flore avait voulu reprendre Séverine dans ses bras.  Mais
celle-ci s'y était refusée, tenant à marcher comme les autres.
Les trois cents mètres furent très pénibles à franchir: dans la
tranchée surtout, on enfonçait jusqu'aux hanches; et, à deux
reprises, il fallut opérer le sauvetage de la grosse dame
anglaise, submergée à demi.  Ses filles riaient toujours,
enchantées.  La jeune femme du vieux monsieur, ayant glissé, dut
accepter la main du jeune homme du Havre; tandis que son mari
déblatérait contre la France, avec l'Américain.  Lorsqu'on fut
sorti de la tranchée, la marche devint plus commode; mais on
suivait un remblai, la petite troupe s'avança sur une ligne,
battue par le vent, en évitant soigneusement les bords, vagues et
dangereux sous la neige.  Enfin, l'on arriva, et Flore installa
les voyageurs dans la cuisine, où elle ne put même leur donner un
siège à chacun, car ils étaient bien une vingtaine encombrant la
pièce, assez vaste heureusement.  Tout ce qu'elle inventa, ce fut
d'aller chercher des planches et d'établir deux bancs, à l'aide
des chaises qu'elle avait.  Elle jeta ensuite une bourrée dans
l'âtre, puis elle eut un geste, comme pour dire qu'on ne devait
point lui en demander davantage.  Elle n'avait pas prononcé une
parole, elle demeura debout, à regarder ce monde de ses larges
yeux verdâtres, avec son air farouche et hardi de grande
sauvagesse blonde.  Deux visages seulement lui étaient connus,
pour les avoir souvent remarqués aux portières, depuis des mois:
celui de l'Américain et celui du jeune homme du Havre; et elle
les examinait, ainsi qu'on étudie l'insecte bourdonnant, posé
enfin, qu'on ne pouvait suivre dans son vol.  Ils lui semblaient
singuliers, elle ne se les était pas précisément imaginés ainsi,
sans rien savoir d'eux d'ailleurs, au-delà de leurs traits.
Quant aux autres gens, ils lui paraissaient être d'une race
différente, des habitants d'une terre inconnue, tombés du ciel,
apportant chez elle, au fond de sa cuisine, des vêtements, des
moeurs, des idées, qu'elle n'aurait jamais cru y voir.  La dame
anglaise confiait à la jeune femme du négociant qu'elle allait
rejoindre aux Indes son fils aîné, haut fonctionnaire; et
celle-ci plaisantait de sa mauvaise chance, pour la première fois
qu'elle avait eu le caprice d'accompagner à Londres son mari, qui
s'y rendait deux fois l'an.  Tous se lamentaient, à l'idée d'être
bloqués dans ce désert: il faudrait manger, il faudrait se
coucher, comment ferait-on, mon Dieu!  Et Flore, qui les écoutait
immobile, ayant rencontré le regard de Séverine, assise sur une
chaise, devant le feu, lui fit un signe, pour la faire passer
dans la chambre, à côté.

--Maman, annonça-t-elle en y entrant, c'est Mme Roubaud...  Tu
n'as rien à lui dire?

Phasie était couchée, la face jaunie, les jambes envahies par
l'enflure, si malade, qu'elle ne quittait plus le lit depuis
quinze jours; et, dans la chambre pauvre, où un poêle de fonte
entretenait une chaleur étouffante, elle passait les heures à
rouler l'idée fixe de son entêtement, n'ayant d'autre distraction
que la secousse des trains, à toute vitesse.

--Ah!  madame Roubaud, murmura-t-elle, bon, bon!

Flore lui conta l'accident, lui parla de ce monde qu'elle avait
amené et qui était là.  Mais tout cela ne la touchait plus.

--Bon, bon!  répétait-elle, de la même voix lasse.

Pourtant, elle se souvint, elle leva un instant la tête, pour
dire:

--Si madame veut aller voir sa maison, tu sais que les clefs sont
accrochées près de l'armoire.

Mais Séverine refusait.  Un frisson l'avait prise, à la pensée de
rentrer à la Croix-de-Maufras, par cette neige, sous ce jour
livide.  Non, non, elle n'avait rien à y voir, elle préférait
rester là, à attendre, chaudement.

--Asseyez-vous donc, madame, reprit Flore.  Il fait encore
meilleur ici qu'à côté.  Et puis, nous ne trouverons jamais assez
de pain pour tous ces gens; tandis que, si vous avez faim, il y
en aura toujours un morceau pour vous.

Elle avait avancé une chaise, elle continuait à se montrer
prévenante, en faisant un visible effort pour corriger sa rudesse
ordinaire.  Mais ses yeux ne quittaient pas la jeune femme, comme
si elle voulait lire en elle, se faire une certitude sur une
question qu'elle se posait depuis quelque temps; et, sous son
empressement, il y avait ce besoin de l'approcher, de la
dévisager, de la toucher, afin de savoir.

Séverine remercia, s'installa près du poêle, préférant, en effet,
être seule avec la malade, dans cette chambre, où elle espérait
que Jacques trouverait le moyen de la rejoindre.  Deux heures se
passèrent, elle cédait à la grosse chaleur, et s'endormait, après
avoir causé du pays, lorsque Flore, appelée à chaque instant dans
la cuisine, rouvrit la porte, en disant, de sa voix dure:

--Entre, puisqu'elle est par ici!

C'était Jacques, qui s'échappait, pour apporter de bonnes
nouvelles.  L'homme, envoyé à Barentin, venait de ramener toute
une équipe, une trentaine de soldats que l'administration avait
dirigés sur les points menacés, en prévision des accidents; et
tous étaient à l'oeuvre, avec des pioches et des pelles.
Seulement, ce serait long, on ne repartirait peut-être pas avant
la nuit.

--Enfin, vous n'êtes pas trop mal, prenez patience, ajouta-t-il.
N'est-ce pas, tante Phasie, vous n'allez pas laisser Mme Roubaud
mourir de faim?

Phasie, à la vue de son grand garçon, comme elle le nommait,
s'était péniblement mise sur son séant, et elle le regardait,
elle l'écoutait parler, ranimée, heureuse.  Quand il se fut
approché de son lit:

--Bien sûr, bien sûr!  déclara-t-elle.  Ah!  mon grand garçon, te
voilà!  c'est toi qui t'es fait prendre par la neige!...  Et
cette bête qui ne me prévient pas!

Elle se tourna vers sa fille, elle l'apostropha:

--Sois polie au moins, va retrouver ces messieurs et ces dames,
occupe-toi d'eux pour qu'ils ne disent pas à l'administration que
nous sommes des sauvages.

Flore était restée plantée entre Jacques et Séverine.  Un
instant, elle parut hésiter, se demandant si elle n'allait pas
s'entêter là, malgré sa mère.  Mais elle ne verrait rien, la
présence de celle-ci empêcherait les deux autres de se trahir; et
elle sortit, sans une parole, en les enveloppant d'un long
regard.

--Comment!  tante Phasie, reprit Jacques d'un air chagrin, vous
voilà tout à fait au lit, c'est donc sérieux?

Elle l'attira, le força même à s'asseoir sur le bord du matelas,
et sans plus se soucier de la jeune femme, qui s'était écartée
par discrétion, elle se soulagea, à voix très basse.

--Oh!  oui sérieux!  c'est miracle si tu me retrouves en vie...
Je n'ai pas voulu t'écrire, parce que ces choses-là, ça ne
s'écrit pas...  J'ai failli y passer; mais, maintenant, ça va
déjà mieux, et je crois bien que j'en réchapperai, cette fois-ci
encore.

Il l'examinait, effrayé des progrès du mal, ne retrouvant plus
rien en elle de la belle et saine créature d'autrefois.

--Alors, toujours vos crampes et vos vertiges, ma pauvre tante
Phasie.

Mais elle lui serrait la main à la briser, elle continua, en
baissant la voix davantage:

--Imagine-toi que je l'ai surpris...  Tu sais que j'en donnais ma
langue aux chiens, de ne pas savoir dans quoi il pouvait bien me
flanquer sa drogue.  Je ne buvais, je ne mangeais rien de ce
qu'il touchait, et tout de même, chaque soir, j'avais le ventre
en feu...  Eh bien!  il me la collait dans le sel, sa drogue!  Un
soir, je l'ai vu...  Moi qui en mettais sur tout, des quantités,
pour purifier!

Jacques, depuis que la possession de Séverine semblait l'avoir
guéri, songeait parfois à cette histoire d'empoisonnement, lent
et obstiné, comme on songe à un cauchemar, avec des doutes.  Il
serra tendrement à son tour les mains de la malade, il voulut la
calmer.

--Voyons, est-ce possible, tout ça?...  Pour dire des choses
pareilles, il faut être vraiment bien sûr...  Et puis, ça traîne
trop!  Allez, c'est plutôt une maladie à laquelle les médecins ne
comprennent rien.

--Une maladie, reprit-elle en ricanant, une maladie qu'il m'a
fichue dans la peau, oui!...  Pour les médecins, tu as raison: il
en est venu deux qui n'ont rien compris, et qui ne sont pas
seulement tombés d'accord.  Je ne veux pas qu'un seul de ces
oiseaux remette les pieds ici...  Entends-tu, il me collait ça
dans le sel.  Puisque je te jure que je l'ai vu!  C'est pour mes
mille francs, les mille francs que papa m'a laissés.  Il se dit
que, lorsqu'il m'aura détruite, il les trouvera bien.

--Ça, je l'en défie: ils sont dans un endroit où personne ne les
découvrira, jamais, jamais!...  Je puis m'en aller, je suis
tranquille, personne ne les aura jamais, mes mille francs!

--Mais tante Phasie, moi, à votre place, j'enverrais chercher les
gendarmes, si j'étais si certain que ça.

Elle eut un geste de répugnance.

--Oh!  non, pas les gendarmes...  ça ne regarde que nous, cette
affaire; c'est entre lui et moi.  Je sais qu'il veut me manger,
et moi je ne veux pas qu'il me mange, naturellement.  Alors,
n'est-ce pas?  je n'ai qu'à me défendre, à ne pas être aussi bête
que je l'ai été, avec son sel...  Hein?  qui le croirait?  un
avorton pareil, un bout d'homme qu'on mettrait dans sa poche, ça
finirait par venir à bout d'une grosse femme comme moi, si on le
laissait faire, avec ses dents de rat!

Un petit frisson l'avait prise.  Elle respira péniblement avant
d'achever.

--N'importe, ce ne sera pas pour ce coup-ci.  Je vais mieux, je
serai sur mes pattes avant quinze jours...  Et, cette fois, il
faudra qu'il soit bien malin pour me repincer.  Ah!  oui, je suis
curieuse de voir ça.  S'il trouve le moyen de me redonner de sa
drogue, c'est que, décidément, il est le plus fort, et alors,
tant pis!  je claquerai...  Qu'on ne s'en mêle pas!

Jacques pensait que la maladie lui hantait le cerveau de ces
imaginations noires; et, pour la distraire, il tâchait de
plaisanter, lorsqu'elle se mit à trembler sous la couverture.

--Le voici, souffla-t-elle.  Je le sens, quand il approche.

En effet, quelques secondes après, Misard entra.  Elle était
devenue livide, en proie à cette terreur involontaire des
colosses devant l'insecte qui les ronge; car, dans son
obstination à se défendre seule, elle avait de lui une épouvante
croissante, qu'elle n'avouait pas.  Misard, d'ailleurs, qui, dès
la porte, les avait enveloppés, elle et le mécanicien, d'un vif
regard, ne parut même pas ensuite les avoir vus, côte à côte; et,
les yeux ternes, la bouche mince, avec son air doux d'homme
chétif, il se confondait déjà en prévenances devant Séverine.

--J'ai pensé que madame voudrait peut-être profiter de l'occasion
pour donner un coup d'oeil à sa propriété.  Alors, je me suis
échappé un instant...  Si madame désire que je l'accompagne.

Et, comme la jeune femme refusait de nouveau, il continua d'une
voix dolente:

--Madame a peut-être été étonnée, à cause des fruits...  Ils
étaient tous véreux, et ça ne valait vraiment pas l'emballage...
Avec ça, il est venu un coup de vent qui a fait bien du mal...
Ah!  c'est triste que madame ne puisse pas vendre!  Il s'est
présenté un monsieur qui a demandé des réparations...  enfin, je
suis à la disposition de madame, et madame peut compter que je la
remplace ici comme un autre elle-même.

Puis, il voulut absolument lui servir du pain et des poires, des
poires de son jardin à lui, et qui, celles-là, n'étaient pas
véreuses.  Elle accepta.

En traversant la cuisine, Misard avait annoncé aux voyageurs que
le travail de déblaiement marchait, mais qu'il y en avait encore
pour quatre ou cinq heures.  Midi était sonné, et ce fut une
nouvelle lamentation, car il commençait à faire grand-faim.
Flore, justement, déclarait qu'elle n'aurait pas de pain pour
tout le monde.  Elle avait bien du vin, elle était remontée de la
cave avec dix litres, qu'elle venait d'aligner sur la table.
Seulement, les verres manquaient aussi: il fallait boire par
groupe, la dame anglaise avec ses deux filles, le vieux monsieur
avec sa jeune femme.  Celle-ci, d'ailleurs, trouvait dans le
jeune homme du Havre un serviteur zélé, inventif, qui veillait
sur son bien-être.  Il disparut, revint avec des pommes et un
pain, découvert au fond du bûcher.  Flore se fâchait, disait que
c'était du pain pour sa mère malade.  Mais, déjà, il le coupait,
le distribuait aux dames, en commençant par la jeune femme, qui
lui souriait, flattée.  Son mari ne décolérait pas, ne s'occupait
même plus d'elle, en train d'exalter avec l'Américain les moeurs
commerciales de New-York.  Jamais les jeunes Anglaises n'avaient
croqué des pommes de si bon coeur.  Leur mère, très lasse,
sommeillait à demi.  Il y avait, par terre, devant l'âtre, deux
dames assises, vaincues par l'attente.  Des hommes, qui étaient
sortis fumer devant la maison, pour tuer un quart d'heure,
rentraient gelés, frissonnants.  Peu à peu, le malaise
grandissait, la faim mal satisfaite, la fatigue doublée par la
gêne et l'impatience.  Cela tournait au campement de naufragés, à
la désolation d'une bande de civilisés jetée par un coup de mer
dans une île déserte.

Et, comme les allées et venues de Misard laissaient la porte
ouverte, tante Phasie, de son lit de malade, regardait.  C'était
donc là ce monde, qu'elle aussi voyait passer dans un coup de
foudre, depuis un an bientôt qu'elle se traînait de son matelas à
sa chaise.  Elle ne pouvait même plus que rarement aller sur le
quai, elle vivait ses jours et ses nuits, seule, clouée là, les
yeux sur la fenêtre, sans autre compagnie que ces trains qui
filaient si vite.  Toujours elle s'était plainte de ce pays de
loups, où l'on n'avait jamais une visite; et voilà qu'une vraie
troupe débarquait de l'inconnu.  Dire que, là-dedans, parmi ces
gens pressés de courir à leurs affaires, pas un ne se doutait de
la chose, de cette saleté qu'on lui avait mise dans son sel!
Elle l'avait sur le coeur, cette invention-là, elle se demandait
s'il était Dieu permis d'avoir tant de coquinerie sournoise, sans
que personne s'en aperçût.  Enfin, il passait pourtant assez de
foule devant chez eux, des milliers et des milliers de gens; mais
tout ça galopait, pas un qui se serait imaginé que, dans cette
petite maison basse, on tuait à son aise, sans faire de bruit.
Et tante Phasie les regardait les uns après les autres, ces gens
tombés de la lune, en réfléchissant que, lorsqu'on est si occupé,
il n'était pas étonnant de marcher dans des choses malpropres et
de n'en rien savoir.

--Est-ce que vous retournez là-bas?  demanda Misard à Jacques.

--Oui, oui, répondit ce dernier, je vous suis.

Misard s'en alla, en refermant la porte.  Et Phasie, retenant le
jeune homme par la main, lui dit encore à l'oreille:

--Si je claque, tu verras sa tête, lorsqu'il ne trouvera pas le
magot...  C'est ça qui m'amuse, quand j'y songe.  Je m'en irai
contente tout de même.

--Et alors, tante Phasie, ce sera perdu pour tout le monde?  Vous
ne le laisserez donc pas à votre fille?

--A Flore!  pour qu'il le lui prenne!  Ah bien, non!...  Pas même
à toi, mon grand garçon, parce que tu es trop bête aussi: il en
aurait quelque chose...  A personne, à la terre où j'irai le
rejoindre! Elle s'épuisait, et Jacques la recoucha, la calma, en
l'embrassant, en lui promettant de venir la revoir bientôt.
Puis, comme elle semblait s'assoupir, il passa derrière Séverine,
toujours assise près du poêle; il leva un doigt, souriant, pour
lui recommander d'être prudente; et, d'un joli mouvement
silencieux, elle renversa la tête, offrant ses lèvres, et lui se
pencha, colla sa bouche à la sienne, en un baiser profond et
discret.  Leurs yeux s'étaient fermés, ils buvaient leur souffle.
Mais, quand ils les rouvrirent, éperdus, Flore, qui avait ouvert
la porte, était là, debout devant eux, les regardant.

--Madame n'a plus besoin de pain?  demanda-t-elle d'une voix
rauque.

Séverine, confuse, très ennuyée, balbutia de vagues paroles:

--Non, non, merci.

Un instant, Jacques fixa sur Flore des yeux de flamme.  Il
hésitait, ses lèvres tremblaient, comme s'il voulait parler;
puis, avec un grand geste furieux qui la menaçait, il préféra
partir.  Derrière lui, la porte battit rudement.

Flore était restée debout, avec sa haute taille de vierge
guerrière, coiffée de son lourd casque de cheveux blonds.  Son
angoisse, chaque vendredi, à voir cette dame dans le train qu'il
conduisait, ne l'avait donc pas trompée.  La certitude qu'elle
cherchait depuis qu'elle les tenait là, ensemble, elle l'avait
enfin, absolue.  Jamais l'homme qu'elle aimait, ne l'aimerait:
c'était cette femme mince, cette rien du tout, qu'il avait
choisie.  Et son regret de s'être refusée, la nuit où il avait
tenté brutalement de la prendre, s'irritait encore, si
douloureux, qu'elle en aurait sangloté; car, dans son
raisonnement simple, ce serait elle qu'il embrasserait
maintenant, si elle s'était donnée à lui avant l'autre.  Où le
trouver seul, à cette heure, pour se jeter à son cou, en criant:
«Prends-moi, j'ai été bête, parce que je ne savais pas!» Mais,
dans son impuissance, une rage montait en elle contre la créature
frêle qui était là, gênée, balbutiante.  D'une étreinte de ses
durs bras de lutteuse, elle pouvait l'étouffer, ainsi qu'un petit
oiseau.  Pourquoi donc n'osait-elle pas?  Elle jurait de se
venger pourtant, sachant des choses sur cette rivale, qui
l'auraient fait mettre en prison, elle qu'on laissait libre,
comme toutes les gueuses vendues à des vieux, puissants et
riches.  Et, torturée de jalousie, gonflée de colère, elle se mit
à enlever le reste du pain et des poires, avec ses grands gestes
de belle fille sauvage.

--Puisque madame n'en veut plus, je vais donner ça aux autres.

Trois heures sonnèrent, puis quatre heures.  Le temps traînait,
démesuré, dans un écrasement de lassitude et d'irritation
grandissantes.  Voici la nuit qui revenait, livide sur la vaste
campagne blanche; et, de dix minutes en dix minutes, les hommes
qui sortaient pour regarder de loin où en était le travail,
rentraient dire que la machine ne semblait toujours pas dégagée.
Les deux petites Anglaises elles-mêmes en arrivaient à pleurer
d'énervement.  Dans un coin, la jolie femme brune s'était
endormie contre l'épaule du jeune homme du Havre, ce que le vieux
mari ne voyait même pas, au milieu de l'abandon général,
emportant les convenances.  La pièce se refroidissait, on
grelottait sans même songer à remettre du bois au feu, si bien
que l'Américain s'en alla, trouvant qu'il serait mieux allongé
sur la banquette d'une voiture.  C'était maintenant l'idée, le
regret de tous: on aurait dû rester là-bas, on ne se serait pas
au moins dévoré, dans l'ignorance de ce qui se passait.  Il
fallut retenir la dame anglaise, qui parlait, elle aussi, de
regagner son compartiment et de s'y coucher.  Quand on eut planté
une chandelle sur un coin de la table, pour éclairer le monde, au
fond de cette cuisine noire, le découragement fut immense, tout
sombra dans un morne désespoir.

Là-bas, cependant, le déblaiement s'achevait; et, tandis que
l'équipe de soldats, qui avait dégagé la machine, balayait la
voie devant elle, le mécanicien et le chauffeur venaient de
remonter à leur poste.

Jacques, en voyant que la neige cessait enfin, reprenait
confiance.  L'aiguilleur Ozil lui avait affirmé qu'au-delà du
tunnel, du côté de Malaunay, les quantités tombées étaient bien
moins considérables.  De nouveau, il le questionna:

--Vous êtes venu à pied par le tunnel, vous avez pu y entrer et
en sortir librement?

--Quand je vous le dis!  Vous passerez, j'en réponds.

Cabuche, qui avait travaillé avec une ardeur de bon géant, se
reculait déjà, de son air timide et farouche, que ses derniers
démêlés avec la justice n'avaient fait qu'accroître; et il fallut
que Jacques l'appelât.

--Dites donc, camarade, passez-nous les pelles qui sont à nous,
là, contre le talus.  En cas de besoin, nous les retrouverions.

Et, lorsque le carrier lui eut rendu ce dernier service, il lui
donna une vigoureuse poignée de main, pour lui montrer qu'il
l'estimait malgré tout, l'ayant vu au travail.

--Vous êtes un brave homme, vous!

Cette marque d'amitié émut Cabuche d'une extraordinaire façon.

--Merci, dit-il simplement, en étranglant des larmes.

Misard, qui s'était remis avec lui, après l'avoir chargé devant
le juge d'instruction, approuva de la tête, les lèvres pincées
d'un mince sourire.  Depuis longtemps, il ne travaillait plus,
les mains dans les poches, enveloppant le train d'un regard
jaune, ayant l'air d'attendre, pour voir, sous les roues, s'il ne
ramasserait pas des objets perdus.

Enfin, le conducteur-chef venait de décider avec Jacques qu'on
pouvait essayer de repartir, lorsque Pecqueux, redescendu sur la
voie, appela le mécanicien.

--Voyez donc.  Il y a un cylindre qui a reçu une tape.

Jacques s'approcha, se baissa à son tour.  Déjà, il avait
constaté, en examinant avec soin la Lison, qu'elle était blessée
là.  En déblayant, on s'était aperçu que des traverses de chêne,
laissées le long du talus par des cantonniers, avaient glissé,
barrant les rails, sous l'action de la neige et du vent; et même
l'arrêt, en partie, devait provenir de cet obstacle, car la
machine avait buté contre les traverses.  On voyait l'éraflure
sur la boîte du cylindre, dans lequel le piston paraissait
légèrement faussé.  Mais c'était tout le mal apparent; ce qui
avait rassuré le mécanicien d'abord.  Peut-être existait-il de
graves désordres intérieurs, rien n'est plus délicat que le
mécanisme compliqué des tiroirs, où bat le coeur, l'âme vivante.
Il remonta, siffla, ouvrit le régulateur, pour tâter les
articulations de la Lison.  Elle fut longue à s'ébranler, comme
une personne meurtrie par une chute, qui ne retrouve plus ses
membres.  Enfin, avec un souffle pénible, elle démarra, fit
quelques tours de roue, étourdie encore, pesante.  Ça irait, elle
pourrait marcher, ferait le voyage.  Seulement, il hocha la tête,
car lui qui la connaissait à fond, venait de la sentir singulière
sous sa main, changée, vieillie, touchée quelque part d'un coup
mortel.  C'était dans cette neige qu'elle devait avoir pris ça,
un coup au coeur, un froid de mort, ainsi que ces femmes jeunes,
solidement bâties, qui s'en vont de la poitrine, pour être
rentrées un soir de bal, sous une pluie glacée.

De nouveau, Jacques siffla, après que Pecqueux eut ouvert le
purgeur.  Les deux conducteurs étaient à leur poste.  Misard,
Ozil et Cabuche montèrent sur le marchepied du fourgon de tête.
Et, doucement, le train sortit de la tranchée, entre les soldats
armés de leurs pelles, qui s'étaient rangés à droite et à gauche,
le long du talus.  Puis, il s'arrêta devant la maison du
garde-barrière, pour prendre les voyageurs.

Flore était là, dehors.  Ozil et Cabuche la rejoignirent, se
tinrent près d'elle; tandis que Misard s'empressait maintenant,
saluait les dames et les messieurs qui sortaient de chez lui,
ramassait des pièces blanches.  Enfin, c'était donc la
délivrance!  Mais on avait trop attendu, tout ce monde grelottait
de froid, de faim et d'épuisement.  La dame anglaise emporta ses
deux filles à moitié endormies, le jeune homme du Havre monta
dans le même compartiment que la jolie femme brune, très
languissante, en se mettant à la disposition du mari.  Et l'on
eût dit, dans le gâchis de la neige piétinée, l'embarquement
d'une troupe en déroute, se bousculant, s'abandonnant, ayant
perdu jusqu'à l'instinct de la propreté.  Un instant, à la
fenêtre de la chambre, derrière les vitres, apparut tante Phasie,
que la curiosité avait jetée bas de son matelas, et qui s'était
traînée, pour voir.  Ses grands yeux caves de malade regardaient
cette foule inconnue, ces passants du monde en marche, qu'elle ne
reverrait jamais, apportés par la tempête et remportés par elle.

Mais Séverine était sortie la dernière.  Elle tourna la tête,
elle sourit à Jacques, qui se penchait pour la suivre jusqu'à sa
voiture.  Et Flore, qui les attendait, blêmit encore, à cet
échange tranquille de leur tendresse.  D'un mouvement brusque,
elle se rapprocha d'Ozil, qu'elle avait repoussé jusque-là, comme
si, maintenant, dans sa haine, elle sentait le besoin d'un homme.

Le conducteur-chef donna le signal, la Lison répondit, d'un
sifflement plaintif, et Jacques, cette fois, démarra pour ne plus
s'arrêter qu'à Rouen.  Il était six heures, la nuit achevait de
tomber du ciel noir sur la campagne blanche; mais un reflet pâle,
d'une mélancolie affreuse, demeurait au ras de la terre,
éclairant la désolation de ce pays ravagé.  Et, là, dans cette
lueur louche, la maison de la Croix-de-Maufras se dressait de
biais, plus délabrée et toute noire au milieu de la neige, avec
son écriteau: «A vendre», cloué sur sa façade close.

A Paris, le train n'entra en gare qu'à dix heures quarante du
soir.  Il y avait eu un arrêt de vingt minutes à Rouen, pour
donner aux voyageurs le temps de dîner; et Séverine s'était
empressée d'envoyer une dépêche à son mari, en le prévenant
qu'elle ne rentrerait au Havre que par l'express du lendemain
soir.  Toute une nuit à être avec Jacques, la première qu'ils
passeraient ensemble, dans une chambre close, libres d'eux-mêmes,
sans crainte d'y être dérangés!

Comme on venait de quitter Mantes, Pecqueux avait eu une idée.
Sa femme, la mère Victoire, était à l'hôpital depuis huit jours,
pour une foulure grave du pied, à la suite d'une chute; et, lui
ayant en ville un autre lit où coucher, ainsi qu'il le disait en
ricanant, il avait trouvé d'offrir leur chambre à madame Roubaud:
elle y serait beaucoup mieux que dans un hôtel du voisinage, elle
pourrait y rester jusqu'au lendemain soir, comme chez elle.  Tout
de suite, Jacques s'était rendu compte du côté pratique de
l'arrangement, d'autant plus qu'il ne savait où mener la jeune
femme.  Et, sous la marquise, parmi le flot des voyageurs
débarquant enfin, lorsqu'elle s'approcha de la machine, il lui
conseilla d'accepter, en lui tendant la clef que le chauffeur lui
avait remise.  Mais elle hésitait, refusait, gênée par le sourire
gaillard de celui-ci, qui savait sûrement.

--Non, non, j'ai une cousine.  Elle me mettra bien un matelas par
terre.

--Acceptez donc, finit par dire Pecqueux, de son air de noceur
bon enfant.  Le lit est tendre, allez!  et il est grand, on y
coucherait quatre!

Jacques la regardait, si pressant, qu'elle prit la clef.  Il
s'était penché, il lui avait soufflé à voix très basse:

--Attends-moi.

Séverine n'avait qu'à remonter un bout de la rue d'Amsterdam et à
tourner dans l'impasse; mais la neige était si glissante, qu'elle
dut marcher avec de grandes précautions.  Elle eut la chance de
trouver la maison ouverte encore, elle monta l'escalier, sans
même être vue de la concierge, enfoncée dans une partie de
dominos avec une voisine; et, au quatrième, elle ouvrit la porte,
la referma si doucement, que nul voisin, à coup sûr, ne pouvait
la soupçonner là.  Pourtant, en passant sur le palier du
troisième, elle avait très distinctement entendu des rires, des
chants, chez les Dauvergne: sans doute une des petites réceptions
des deux soeurs, qui faisaient ainsi de la musique avec des
amies, une fois par semaine.  Et, maintenant que Séverine avait
refermé la porte, dans les ténèbres lourdes de la pièce, elle
percevait encore, à travers le plancher, la gaieté vive de toute
cette jeunesse.  Un instant, l'obscurité lui parut complète; et
elle tressaillit, lorsque le coucou, au milieu du noir, se mit à
sonner onze heures, à coups profonds, d'une voix qu'elle
reconnaissait.  Puis, ses yeux s'habituèrent, les deux fenêtres
se découpèrent en deux carrés pâles, éclairant le plafond du
reflet de la neige.  Déjà, elle s'orientait, cherchait sur le
buffet les allumettes, dans un coin où elle se souvenait de les
avoir vues.  Mais elle eut plus de peine à trouver une bougie;
enfin, elle en découvrit un bout, au fond d'un tiroir; et,
l'ayant allumé, la pièce s'éclaira, elle y jeta un regard inquiet
et rapide, comme pour voir si elle y était bien seule.  Elle
reconnaissait chaque chose, la table ronde où elle avait déjeuné
avec son mari, le lit drapé de cotonnade rouge, au bord duquel il
l'avait abattue d'un coup de poing.  C'était bien là, rien
n'avait été changé dans la chambre, depuis dix mois qu'elle n'y
était venue.

Lentement, Séverine ôta son chapeau.  Mais, comme elle allait
aussi enlever son manteau, elle grelotta.  On gelait dans cette
chambre.  Près du poêle, dans une petite caisse, il y avait du
charbon et du menu bois.  Tout de suite, sans se dévêtir
davantage, l'idée lui vint d'allumer du feu; et cela l'amusa, fut
une distraction au malaise qu'elle avait éprouvé d'abord.  Ce
ménage qu'elle faisait d'une nuit d'amour, cette pensée qu'ils
auraient bien chaud tous les deux, la rendit à la joie tendre de
leur escapade: depuis si longtemps, sans espoir de jamais
l'obtenir, ils rêvaient une nuit pareille!  Lorsque le poêle
ronfla, elle s'ingénia à d'autres préparatifs, rangea les chaises
à sa guise, chercha des draps blancs et refit complètement le
lit, ce qui lui donna un vrai mal, car il était en effet très
large.  Son ennui fut de ne rien trouver à manger ni à boire,
dans le buffet: sans doute, depuis trois jours qu'il était le
maître, Pecqueux avait balayé jusqu'aux miettes, sur les
planches.  C'était comme pour la lumière, il n'y avait que ce
bout de bougie; mais, quand on se couche, on n'a pas besoin de
voir clair.  Et, ayant très chaud maintenant, animée, elle
s'arrêta au milieu de la pièce, donnant un coup d'oeil, pour
s'assurer que rien ne manquait.

Puis, comme elle s'étonnait que Jacques ne fût pas là encore, un
coup de sifflet l'attira près d'une des fenêtres.  C'était le
train de onze heures vingt, un direct pour Le Havre, qui partait.
En bas, le vaste champ, la tranchée qui va de la gare au tunnel
des Batignolles, n'était plus qu'une nappe de neige, où l'on
distinguait seulement l'éventail des rails, aux branches noires.
Les machines, les wagons des garages faisaient des amoncellements
blancs, comme endormis sous de l'hermine.  Et, entre les vitrages
immaculés des grandes marquises et les charpentes du pont de
l'Europe, bordées de guipures, les maisons de la rue de Rome, en
face, se voyaient malgré la nuit, sales, brouillées de jaune, au
milieu de tout ce blanc.  Le direct du Havre apparut, rampant et
sombre, avec son fanal d'avant, qui trouait les ténèbres d'une
flamme vive; et elle le regarda disparaître sous le pont, tandis
que les trois feux d'arrière ensanglantaient la neige.  Quand
elle se retourna vers la chambre, un court frisson la reprit:
était-elle vraiment bien seule?  il lui avait semblé sentir un
souffle ardent lui chauffer la nuque, le frôlement d'un geste
brutal venait de passer sur sa chair, à travers son vêtement.
Ses yeux élargis firent de nouveau le tour de la pièce.  Non,
personne.

A quoi Jacques s'amusait-il donc, pour s'attarder ainsi?  Dix
minutes encore se passèrent.  Un léger grattement, un bruit
d'ongles égratignant du bois, l'inquiéta.  Puis, elle comprit,
elle courut ouvrir.  C'était lui, avec une bouteille de malaga et
un gâteau.

Toute secouée de rires, d'un mouvement emporté de caresse, elle
se pendit à son cou.

--Oh!  es-tu mignon!  Tu y as songé!

Mais lui, vivement, la fit taire.

--Chut!  chut!

Alors, elle baissa la voix, croyant qu'il était poursuivi par la
concierge.  Non, il avait eu la chance, comme il allait sonner,
de voir la porte s'ouvrir pour une dame et sa fille, qui
descendaient de chez les Dauvergne sans doute; et il avait pu
monter sans que personne s'en doutât.  Seulement, là, sur le
palier, il venait d'apercevoir une porte entrebâillée, la
marchande de journaux qui terminait un petit savonnage, dans une
cuvette.

--Ne faisons pas de bruit, veux-tu?  Parlons doucement.

Elle répondit en le serrant entre ses bras, d'une étreinte
passionnée, et en lui couvrant le visage de baisers muets.  Cela
l'égayait, de jouer au mystère, de ne plus chuchoter que très
bas.

--Oui, oui, tu vas voir: on ne nous entendra pas plus que deux
petites souris.

Et elle mit la table avec toutes sortes de précautions, deux
assiettes, deux verres, deux couteaux, s'arrêtant avec une envie
d'éclater de rire, dès qu'un objet sonnait, posé trop vite.

Lui, qui la regardait faire, amusé aussi, reprit à demi-voix:

--J'ai pensé que tu aurais faim.

--Mais je meurs!  On a si mal dîné à Rouen!

--Dis donc alors, si je redescendais chercher un poulet?

--Ah!  non, pour que tu ne puisses plus remonter!...  Non, non,
c'est assez du gâteau.

Tout de suite, ils s'assirent côte à côte, presque sur la même
chaise, et le gâteau fut partagé, mangé avec une gaminerie
d'amoureux.  Elle se plaignait d'avoir soif, elle but coup sur
coup deux verres de malaga, ce qui acheva de faire monter le sang
à ses joues.  Le poêle rougissait derrière leur dos, ils en
sentaient l'ardent frisson.  Mais, comme il lui posait sur la
nuque des baisers trop bruyants, elle l'arrêta à son tour.

--Chut!  chut!

Elle lui faisait signe d'écouter; et, dans le silence, ils
entendirent de nouveau monter, de chez les Dauvergne, un branle
sourd, rythmé par un bruit de musique: ces demoiselles venaient
d'organiser une sauterie.  A côté, la marchande de journaux
jetait, dans le plomb du palier, l'eau savonneuse de sa cuvette.
Elle referma sa porte, la danse en bas cessa un instant, il n'y
eut plus, au-dehors, sous la fenêtre, dans l'étouffement de la
neige, qu'un roulement sourd, le départ d'un train, qui semblait
pleurer à faibles coups de sifflet.

--Un train d'Auteuil, murmura-t-il.  Minuit moins dix.

Puis, d'une voix de caresse, légère comme un souffle:

--Au dodo, chérie, veux-tu?

Elle ne répondit pas, reprise par le passé dans sa fièvre
heureuse, revivant malgré elle les heures qu'elle avait vécues
là, avec son mari.  N'était-ce pas le déjeuner d'autrefois qui se
continuait par ce gâteau, mangé sur la même table, au milieu des
mêmes bruits?  Une excitation croissante se dégageait des choses,
les souvenirs la débordaient, jamais encore elle n'avait éprouvé
un si cuisant besoin de tout dire à son amant, de se livrer
toute.  Elle en avait comme le désir physique, qu'elle ne
distinguait plus de son désir sensuel; et il lui semblait qu'elle
lui appartiendrait davantage, qu'elle y épuiserait la joie d'être
à lui, si elle se confessait à son oreille, dans un embrassement.
Les faits s'évoquaient, son mari était là, elle tourna la tête,
en s'imaginant qu'elle venait de voir sa courte main velue passer
par-dessus son épaule, pour prendre le couteau.

--Veux-tu?  chérie, au dodo!  répéta Jacques.

Elle frissonna, en sentant les lèvres du jeune homme qui
écrasaient les siennes, comme si, une fois de plus, il eût voulu
y sceller l'aveu.  Et, muette, elle se leva, se dévêtit
rapidement, se coula sous la couverture, sans même relever ses
jupes, traînant sur le parquet.  Lui, non plus, ne rangea rien:
la table resta avec la débandade du couvert, tandis que le bout
de bougie achevait de brûler, la flamme déjà vacillante.  Et,
lorsque, à son tour, déshabillé, il se coucha, ce fut un brusque
enlacement, une possession emportée, qui les étouffa tous les
deux, hors d'haleine.  Dans l'air mort de la chambre, pendant que
la musique continuait en bas, il n'y eut pas un cri, pas un
bruit, rien qu'un grand tressaillement éperdu, un spasme profond
jusqu'à l'évanouissement.

Jacques, déjà, ne reconnaissait plus en Séverine la femme des
premiers rendez-vous, si douce, si passive, avec la limpidité de
ses yeux bleus.  Elle semblait s'être passionnée chaque jour,
sous le casque sombre de ses cheveux noirs; et il l'avait sentie
peu à peu s'éveiller, dans ses bras, de cette longue virginité
froide, dont ni les pratiques séniles de Grandmorin, ni la
brutalité conjugale de Roubaud n'avaient pu la tirer.  La
créature d'amour, simplement docile autrefois, aimait à cette
heure, et se donnait sans réserve, et gardait du plaisir une
reconnaissance brûlante.  Elle en était arrivée à une violente
passion, à de l'adoration pour cet homme qui lui avait révélé ses
sens.  C'était ce grand bonheur, de le tenir enfin à elle,
librement, de le garder contre sa gorge, lié de ses deux bras,
qui venait ainsi de serrer ses dents, à ne pas laisser échapper
un soupir.

Quand ils rouvrirent les yeux, lui, le premier, s'étonna.

--Tiens!  la bougie s'est éteinte.

Elle eut un léger mouvement, comme pour dire qu'elle s'en moquait
bien.  Puis, avec un rire étouffé:

--J'ai été sage, hein?

--Oh!  oui, personne n'a entendu...  Deux vraies petites souris!

Lorsqu'ils se furent recouchés, elle le reprit tout de suite dans
ses bras, se pelotonna contre lui, enfonça le nez dans son cou.
Et, soupirant d'aise:

--Mon Dieu!  qu'on est bien!

Ils ne parlèrent plus.  La chambre était noire, on distinguait à
peine les carrés pâles des deux fenêtres; et il n'y avait, au
plafond, qu'un rayon du poêle, une tache ronde et sanglante.  Ils
la regardaient tous les deux, les yeux grands ouverts.  Les
bruits de musique avaient cessé, des portes battaient, toute la
maison tombait à la paix lourde du sommeil.  En bas, le train de
Caen qui arrivait, ébranla les plaques tournantes, dont les chocs
assourdis montaient à peine, comme très lointains.

Mais, à tenir ainsi Jacques, bientôt Séverine brûla de nouveau.
Et, avec le désir, se réveilla en elle le besoin de l'aveu.
Depuis de si longues semaines, il la tourmentait!  La tache
ronde, au plafond, s'élargissait, semblait s'étendre comme une
tache de sang.  Ses yeux s'hallucinaient à la regarder, les
choses autour du lit reprenaient des voix, contaient l'histoire
tout haut.  Elle sentait les mots lui en monter aux lèvres, avec
l'onde nerveuse qui soulevait sa chair.  Comme cela serait bon,
de ne plus rien cacher, de se fondre en lui tout entière!

--Tu ne sais pas, chéri...

Jacques, qui, lui non plus, ne quittait pas du regard la tache
saignante, entendait bien ce qu'elle allait dire.  Contre lui,
dans ce corps délicat noué à son corps, il venait de suivre le
flot montant de cette chose obscure, énorme, à laquelle tous deux
pensaient, sans jamais en parler.  Jusque-là, il l'avait fait
taire, craignant le frisson précurseur de son mal de jadis,
tremblant que cela ne changeât leur existence, de causer de sang
entre eux.  Mais, cette fois, il était sans force, même pour
pencher la tête et lui fermer la bouche d'un baiser, tellement
une langueur délicieuse l'avait envahi, dans ce lit tiède, aux
bras souples de cette femme.  Il crut que c'était fait, qu'elle
dirait tout.  Aussi fut-il soulagé de son attente anxieuse,
lorsqu'elle parut se troubler, hésiter, puis reculer et dire:

--Tu ne sais pas, chéri, mon mari se doute que je couche avec
toi.

A la dernière seconde, sans qu'elle l'eût voulu, c'était le
souvenir de la nuit d'auparavant, au Havre, qui sortait de ses
lèvres, au lieu de l'aveu.

--Oh!  tu crois?  murmura-t-il, incrédule.  Il a l'air si gentil.
Il m'a encore tendu la main ce matin.

--Je t'assure qu'il sait tout.  En ce moment, il doit se dire que
nous sommes comme ça, l'un dans l'autre, à nous aimer!  J'ai des
preuves.

Elle se tut, le serra plus étroitement, d'une étreinte où le
bonheur de la possession s'aiguisait de rancune.  Puis, après une
rêverie frémissante:

--Oh!  je le hais, je le hais!

Jacques fut surpris.  Lui, n'en voulait aucunement à Roubaud.  Il
le trouvait très accommodant.

--Tiens!  pourquoi donc?  demanda-t-il.  Il ne nous gêne guère.

Elle ne répondit point, elle répéta:

--Je le hais...  Maintenant, rien qu'à le sentir à côté de moi,
c'est un supplice.  Ah!  si je pouvais, comme je me sauverais,
comme je resterais avec toi!

A son tour, touché de cet élan d'ardente tendresse, il la ramena
davantage, l'eut contre sa chair, de ses pieds à son épaule,
toute sienne.  Mais, de nouveau, blottie de la sorte, sans
presque détacher les lèvres collées à son cou, elle dit
doucement:

--C'est que tu ne sais pas, chéri...

C'était l'aveu qui revenait, fatal, inévitable.  Et, cette fois,
il en eut la nette conscience, rien au monde ne le retarderait,
car il montait en elle du désir éperdu d'être reprise et
possédée.  On n'entendait plus un souffle dans la maison, la
marchande de journaux elle-même devait dormir profondément.
Au-dehors, Paris sous la neige n'avait pas un roulement de
voiture, enseveli, drapé de silence; et le dernier train du
Havre, qui était parti à minuit vingt, paraissait avoir emporté
la vie dernière de la gare.  Le poêle ne ronflait plus, le feu
achevait de se consumer en braise, avivant encore la tache rouge
du plafond, arrondie là-haut comme un oeil d'épouvante.  Il
faisait si chaud, qu'une brume lourde, étouffante, semblait peser
sur le lit, où tous deux, pâmés, confondaient leurs membres.

--Chéri, c'est que tu ne sais pas...

Alors, il parla lui aussi, irrésistiblement.

--Si, si, je sais.

--Non, tu te doutes peut-être, mais tu ne peux pas savoir.

--Je sais qu'il a fait ça pour l'héritage.

Elle eut un mouvement, un petit rire nerveux, involontaire.

--Ah!  oui, l'héritage!

Et tout bas, si bas, qu'un insecte de nuit frôlant les vitres
aurait bourdonné plus haut, elle conta son enfance chez le
président Grandmorin, voulut mentir, ne pas confesser ses
rapports avec celui-ci, puis céda à la nécessité de la franchise,
trouva un soulagement, un plaisir presque, en disant tout.  Son
murmure léger, dès lors, coula, intarissable.

--Imagine-toi, c'était ici, dans cette chambre, en février
dernier, tu te rappelles, au moment de son affaire avec le
sous-préfet...  Nous avions déjeuné, très gentiment, comme nous
venons de souper, là, sur cette table.  Naturellement, il ne
savait rien, je n'étais pas allée lui conter l'histoire...  Et
voilà qu'à propos d'une bague, un ancien cadeau, à propos de
rien, je ne sais comment il s'est fait qu'il a tout compris...
ah!  Mon chéri, non, non, tu ne peux pas te figurer de quelle
façon il m'a traitée!

Elle frémissait, il sentait ses petites mains qui s'étaient
crispées sur sa peau nue.

--D'un coup de poing, il m'a abattue par terre...  Et puis, il
m'a traînée par les cheveux...  Et puis, il levait son talon sur
ma figure, comme s'il voulait l'écraser...  Non!  vois-tu, tant
que je vivrai, je me souviendrai de ça...  Encore les coups, mon
Dieu!  Mais si je te répétais toutes les questions qu'il m'a
faites, enfin ce qu'il m'a forcée à lui raconter!  Tu vois, je
suis franche, puisque je t'avoue les choses, lorsque rien,
n'est-ce pas?  ne m'oblige à te les dire.  Eh bien!  jamais je
n'oserai te donner même une simple idée des sales questions
auxquelles il m'a fallu répondre, car il m'aurait assommée, c'est
certain...  Sans doute, il m'aimait, il a dû avoir un gros
chagrin en apprenant tout ça; et j'accorde que j'aurais agi plus
honnêtement, si je l'avais prévenu avant le mariage.  Seulement,
il faut comprendre.  C'était ancien, c'était oublié.  Il n'y a
qu'un vrai sauvage pour se rendre ainsi fou de jalousie...
Voyons, toi, mon chéri, est-ce que tu vas ne plus m'aimer, parce
que tu sais ça, maintenant?

Jacques n'avait pas bougé, inerte, réfléchissant, entre ces bras
de femme qui se resserraient à son cou, à ses reins, ainsi que
des noeuds de couleuvres vives.  Il était très surpris, le
soupçon d'une pareille histoire ne lui étant jamais venu.  Comme
tout se compliquait, lorsque le testament aurait suffi à
expliquer si bien les choses!  Du reste, il aimait mieux ça, la
certitude que le ménage n'avait pas tué pour de l'argent le
soulageait d'un mépris, dont il avait parfois la conscience
brouillée, même sous les baisers de Séverine.

--Moi, ne plus t'aimer, pourquoi?...  Je me moque de ton passé.
Ce sont des affaires qui ne me regardent pas...  Tu es la femme
de Roubaud, tu as bien pu être celle d'un autre.

Il y eut un silence.  Tous deux s'étreignaient à s'étouffer, et
il sentait sa gorge ronde, gonflée et dure, dans son flanc.

--Ah!  tu as été la maîtresse de ce vieux.  Tout de même, c'est
drôle.

Mais elle se traîna le long de lui, jusqu'à sa bouche, balbutiant
dans un baiser:

--Il n'y a que toi que j'aime, jamais je n'ai aimé que toi...
Oh!  les autres, si tu savais!  Avec eux, vois-tu, je n'ai pas
seulement appris ce que ça pouvait être; tandis que toi, mon
chéri, tu me rends si heureuse!

Elle l'enflammait de ses caresses, s'offrant, le voulant, le
reprenant de ses mains égarées.  Et, pour ne pas céder tout de
suite, lui qui brûlait comme elle, il dut la retenir, à pleins
bras.

--Non, non, attends, tout à l'heure...  Et, alors, ce vieux?

Très bas, dans une secousse de tout son être, elle avoua:

--Oui, nous l'avons tué.

Le frisson du désir se perdait dans cet autre frisson de mort,
revenu en elle.  C'était, comme au fond de toute volupté, une
agonie qui recommençait.  Un instant, elle resta suffoquée par
une sensation ralentie de vertige.  Puis, le nez de nouveau dans
le cou de son amant, du même léger souffle:

--Il m'a fait écrire au président de partir par l'express, en
même temps que nous, et de ne se montrer qu'à Rouen...  moi, je
tremblais dans mon coin, éperdue en songeant au malheur où nous
allions.  Et il y avait, en face de moi, une femme en noir qui ne
disait rien et qui me faisait grand-peur.  Je ne la voyais même
pas, je m'imaginais qu'elle lisait clairement dans nos crânes,
qu'elle savait très bien ce que nous voulions faire...  C'est
ainsi que se sont passées les deux heures, de Paris à Rouen.  Je
n'ai pas dit un mot, je n'ai pas remué, fermant les yeux, pour
faire croire que je dormais.  à mon côté, je le sentais, immobile
lui aussi, et ce qui m'épouvantait, c'était de connaître les
choses terribles qu'il roulait dans sa tête, sans pouvoir deviner
exactement ce qu'il avait résolu de faire...  Ah!  quel voyage,
avec ce flot tourbillonnant de pensées, au milieu des coups de
sifflet, des cahots et du grondement des roues!

Jacques, qui avait sa bouche dans l'épaisse toison odorante de sa
chevelure, la baisait, à intervalles réguliers, de longs baisers
inconscients.

--Mais, puisque vous n'étiez pas dans le même compartiment,
comment avez-vous fait pour le tuer?

--Attends, tu vas comprendre...  C'était le plan de mon mari.  Il
est vrai que, s'il a réussi, c'est bien le hasard qui l'a
voulu...  A Rouen, il y avait dix minutes d'arrêt.  Nous sommes
descendus, il m'a forcée de marcher jusqu'au coupé du président,
d'un air de gens qui se dégourdissent les jambes.  Et là, il a
affecté la surprise, en le voyant à la portière, comme s'il eût
ignoré qu'il fût dans le train.  Sur le quai, on se bousculait,
un flot de monde prenait d'assaut les secondes classes, à cause
d'une fête qui avait lieu au Havre, le lendemain.  Lorsqu'on a
commencé à refermer les portières, c'est le président lui-même
qui nous a demandé de monter avec lui.  Moi, j'ai balbutié, j'ai
parlé de notre valise; mais il se récriait, il disait qu'on ne
nous la volerait certainement pas, que nous pourrions retourner
dans notre compartiment, à Barentin, puisqu'il descendait là.  Un
instant, mon mari, inquiet, parut vouloir courir la chercher.  A
cette minute, le conducteur sifflait, et il se décida, me poussa
dans le coupé, monta, referma la portière et la glace.  Comment
ne nous a-t-on pas vus?  c'est ce que je ne puis m'expliquer
encore.  Beaucoup de gens couraient, les employés perdaient la
tête, enfin il ne s'est pas trouvé un témoin ayant vu clair.  Et
le train, lentement, quitta la gare.

Elle se tut quelques secondes, revivant la scène.  Sans qu'elle
en eût conscience, dans l'abandon de ses membres, un tic agitait
sa cuisse gauche, la frottait d'un mouvement rythmique contre un
genou du jeune homme.

--Ah!  le premier moment, dans ce coupé, lorsque j'ai senti le
sol fuir!  J'étais comme étourdie, je n'ai pensé d'abord qu'à
notre valise: de quelle façon la ravoir?  et n'allait-elle pas
nous vendre, si nous la laissions là-bas?  Tout cela me
paraissait stupide, impossible, un meurtre de cauchemar imaginé
par un enfant, qu'il faudrait être fou pour mettre à exécution.
Dès le lendemain, nous serions arrêtés, convaincus.  Aussi
essayai-je de me rassurer, en me disant que mon mari reculerait,
que cela ne serait pas, ne pouvait pas être.  Mais non, rien qu'à
le voir causer avec le président, je comprenais que sa résolution
restait immuable et farouche.  Pourtant, il était très calme, il
parlait même avec gaieté, de son air habituel; et ce devait être
dans son clair regard seul, fixé par moments sur moi, que je
lisais l'obstination de sa volonté.  Il le tuerait, à un
kilomètre encore, à deux peut-être, au point juste qu'il avait
fixé, et que j'ignorais: cela était certain, cela éclatait jusque
dans les coups d'oeil tranquilles dont il enveloppait l'autre,
celui qui, tout à l'heure, ne serait plus.  Je ne disais rien,
j'avais un grand tremblement intérieur que je m'efforçais de
cacher, en affectant de sourire, dès qu'on me regardait.
Pourquoi, alors, n'ai-je pas même songé à empêcher tout ça?  Ce
n'est que plus tard, lorsque j'ai voulu comprendre, que je me
suis étonnée de ne m'être pas mise à crier par la portière, ou de
ne pas avoir tiré le bouton d'alarme.  En ce moment-là, j'étais
comme paralysée, je me sentais radicalement impuissante.  Sans
doute mon mari me semblait dans son droit; et, puisque je te dis
tout, chéri, il faut bien que je confesse aussi cela: j'étais
malgré moi, de tout mon être, avec lui contre l'autre, parce que
les deux m'avaient eue, n'est-ce pas?  et que lui était jeune,
tandis que l'autre, oh!  les caresses de l'autre...  Enfin,
est-ce qu'on sait?  On fait des choses qu'on ne croirait jamais
pouvoir faire.  Quand je pense que je n'oserais pas saigner un
poulet!  Ah!  cette sensation de nuit de tempête, ah!  ce noir
épouvantable qui hurlait au fond de moi!

Et cette créature frêle, si mince entre ses bras, Jacques la
trouvait maintenant impénétrable, sans fond, de cette profondeur
noire dont elle parlait.  Il avait beau la nouer à lui plus
étroitement, il n'entrait pas en elle.  Une fièvre le prenait, à
ce récit de meurtre, bégayé dans leur étreinte.

--Dis-moi, l'as-tu donc aidé à tuer le vieux?

--J'étais dans un coin, continua-t-elle sans répondre.  Mon mari
me séparait du président, qui occupait l'autre coin.  Ils
causaient ensemble des élections prochaines...  Par moments, je
voyais mon mari se pencher, jeter un coup d'oeil au-dehors, pour
s'assurer où nous étions, comme pris d'impatience...  Chaque
fois, je suivais son regard, je me rendais compte aussi du chemin
parcouru.  La nuit était pâle, les masses noires des arbres
défilaient furieusement.  Et toujours ce grondement des roues que
jamais je n'ai entendu pareil, un affreux tumulte de voix
enragées et gémissantes, des plaintes lugubres de bêtes hurlant à
la mort!  A toute vitesse, le train courait...  Brusquement, il y
a eu des clartés, un écho répercuté du train entre les bâtiments
d'une gare.  Nous étions à Maromme, déjà à deux lieues et demie
de Rouen.  Encore Malaunay, et puis Barentin.  Où donc la chose
allait-elle se faire?  Faudrait-il attendre la dernière minute?
Je n'avais plus conscience du temps ni des distances, je
m'abandonnais, ainsi que la pierre qui tombe, à cette chute
assourdissante au travers des ténèbres, lorsque, en traversant
Malaunay, tout d'un coup je compris: la chose se ferait dans le
tunnel, à un kilomètre de là...  Je me tournai vers mon mari, nos
yeux se rencontrèrent: oui, dans le tunnel, encore deux
minutes...  le train courait, l'embranchement de Dieppe fut
dépassé, j'aperçus l'aiguilleur à son poste.  Il y a là des
coteaux, où j'ai cru voir distinctement des hommes, les bras
levés, qui nous chargeaient d'injures.  Puis, la machine siffla
longuement: c'était l'entrée du tunnel...  Et, lorsque le train
s'y engouffra, oh!  quel retentissement sous cette voûte basse!
tu sais, ces bruits de fer remué, pareils à des volées de marteau
sur l'enclume, et que moi, à cette seconde d'affolement, je
transformais en roulements de tonnerre.

Elle grelottait, elle s'interrompit pour dire d'une voix changée,
presque rieuse:

--Est-ce bête, hein?  chéri, d'en avoir encore froid dans les os.
J'ai pourtant bien chaud, là, avec toi, et je suis si
contente!...  Et puis, tu sais, il n'y a plus rien du tout à
craindre: l'affaire est classée, sans compter que les gros
bonnets du gouvernement ont encore moins envie que nous de tirer
ça au clair...  Oh!  j'ai compris, je suis tranquille.

Puis, elle ajouta, en riant tout à fait:

--Par exemple, toi, tu peux te vanter de nous avoir fait une
jolie peur!...  Et dis-moi donc, ça m'a toujours intriguée: au
juste, qu'avais-tu vu?

--Mais ce que j'ai dit chez le juge, rien de plus: un homme qui
en égorgeait un autre...  Vous étiez si drôles avec moi, que
j'avais fini par me douter.  Un instant, j'avais même reconnu ton
mari...  Ce n'est que plus tard, pourtant, que j'ai été
absolument certain...

Elle l'interrompit gaiement.

--Oui, dans le square, le jour où je t'ai dit non, tu te
rappelles?  la première fois que nous nous sommes trouvés seuls à
Paris...  Est-ce singulier!  je te disais que ce n'était pas
nous, et je savais parfaitement que tu entendais le contraire.
N'est-ce pas, c'était comme si je t'avais tout raconté?...  Oh!
chéri, j'y ai songé souvent, et je crois bien, vois-tu, que c'est
depuis ce jour-là que je t'aime.

Ils eurent un élan, une pression où ils semblèrent se fondre.  Et
elle reprit:

--Sous le tunnel, le train courait...  Il est très long, le
tunnel.  On reste là-dessous trois minutes.  J'ai bien cru que
nous y avions roulé une heure...  Le président ne causait plus, à
cause du bruit assourdissant de ferraille remuée.  Et mon mari, à
ce dernier moment, devait avoir une défaillance, car il ne
bougeait toujours pas.  Je voyais seulement, sous la clarté
dansante de la lampe, ses oreilles devenir violettes...
Allait-il donc attendre d'être de nouveau en rase campagne?  La
chose était désormais pour moi si fatale, si inévitable, que je
n'avais qu'un désir: ne plus souffrir à ce point de l'attente,
être débarrassée.  Pourquoi donc ne le tuait-il pas, puisqu'il le
fallait?  J'aurais pris le couteau pour en finir, tant j'étais
exaspérée de peur et de souffrance...  Il me regarda.  J'avais
sans doute ça sur la figure.  Et, tout d'un coup, il se rua,
saisit aux épaules le président, qui s'était tourné du côté de la
portière.  Celui-ci, effaré, se dégagea d'une secousse
instinctive, allongea le bras vers le bouton d'alarme, juste
au-dessus de sa tête.  Il le toucha, fut repris par l'autre et
abattu sur la banquette, d'une telle poussée, qu'il s'y trouva
comme plié en deux.  Sa bouche ouverte de stupeur et d'épouvante
lâchait des cris confus, étouffés dans le vacarme; tandis que
j'entendais distinctement mon mari répéter le mot: Cochon!
cochon!  cochon!  d'une voix sifflante, qui s'enrageait.  Mais le
bruit tomba, le train sortait du tunnel, la campagne pâle
reparut, avec les arbres noirs qui défilaient...  Moi, j'étais
restée dans mon coin, raidie, collée contre le drap du dossier,
le plus loin possible.  Combien la lutte dura-t-elle?  quelques
secondes à peine.  Et il me semblait qu'elle n'en finissait plus,
que tous les voyageurs maintenant écoutaient les cris, que les
arbres nous voyaient.  Mon mari, qui tenait son couteau ouvert,
ne pouvait frapper, repoussé à coups de pied, trébuchant sur le
plancher mouvant de la voiture.  Il faillit tomber sur les
genoux, et le train courait, nous emportait à toute vitesse,
pendant que la machine sifflait, à l'approche du passage à niveau
de la Croix-de-Maufras...  C'est alors que, sans que j'aie pu
ensuite me souvenir comment cela s'est fait, je me suis jetée sur
les jambes de l'homme qui se débattait.  Oui, je me suis laissée
tomber ainsi qu'un paquet, lui écrasant les jambes de tout mon
poids, pour qu'il ne les remuât plus.  Et je n'ai rien vu, mais
j'ai tout senti: le choc du couteau dans la gorge, la longue
secousse du corps, la mort qui est venue en trois hoquets, avec
un déroulement d'horloge qu'on a cassée...  Oh!  ce frisson
d'agonie dont j'ai encore l'écho dans les membres!

Jacques, avide, voulut l'interrompre pour la questionner.  Mais,
à présent, elle avait hâte de finir.

--Non, attends...  Comme je me relevais, nous passions à toute
vapeur devant la Croix-de-Maufras.  J'ai aperçu distinctement la
façade close de la maison, puis le poste du garde-barrière.
Encore quatre kilomètres, cinq minutes au plus, avant d'être à
Barentin...  Le corps était plié sur la banquette, le sang
coulait en mare épaisse.  Et mon mari, debout, hébété, balancé
par les cahots du train, regardait, en essuyant le couteau avec
son mouchoir.  Cela a duré une minute, sans que ni l'un ni
l'autre nous fissions rien pour notre salut...  Si nous gardions
ce corps avec nous, si nous restions là, on allait tout découvrir
peut-être, à l'arrêt de Barentin...  Mais il avait remis le
couteau dans sa poche, il semblait s'éveiller.  Je l'ai vu qui
fouillait le corps, prenait la montre, l'argent, tout ce qu'il
trouvait; et, ayant ouvert la portière, il s'efforça de le
pousser sur la voie, sans le saisir à pleins bras, de peur du
sang.  «Aide-moi donc!  pousse avec moi.» Je n'essayai même pas,
je ne sentais plus mes membres.  «Nom de Dieu!  veux-tu bien
pousser avec moi!» La tête, sortie la première, pendait jusqu'au
marchepied, tandis que le tronc, roulé en boule, refusait de
passer.  Et le train courait...  Enfin, sous une poussée plus
forte, le cadavre bascula, disparut dans le grondement des roues.
«Ah!  le cochon, c'est donc fini!» Puis, il ramassa la
couverture, la jeta aussi.  Il n'y avait plus que nous deux,
debout, avec la mare de sang sur la banquette, où nous n'osions
pas nous asseoir...  La portière battait toujours, grande
ouverte, et je ne compris pas d'abord, anéantie, affolée, lorsque
je vis mon mari descendre, disparaître à son tour.  Il revint.
«Allons, vite, suis-moi, si tu ne veux pas qu'on nous coupe le
cou!» Je ne bougeais pas, il s'impatientait.  «Viens donc, nom de
Dieu!  notre compartiment est vide, nous y retournons.» Vide,
notre compartiment, il y était donc allé?  La femme en noir,
celle qui ne parlait pas, qu'on ne voyait pas, était-il bien
certain qu'elle ne fût pas restée dans un coin?...  «Veux-tu
venir, ou je te fous sur la voie comme l'autre!» Il était
remonté, il me poussait, brutal, fou.  Et je me trouvai dehors,
sur le marchepied, les deux mains cramponnées à la tringle de
cuivre.  Lui, descendu derrière moi, avait refermé soigneusement
la portière.  «Va donc, va donc!» Mais je n'osais pas, emportée
dans le vertige de la course, flagellée par le vent qui soufflait
en tempête.  Mes cheveux se dénouèrent, je croyais que mes doigts
raidis allaient laisser échapper la tringle.  «Va donc, nom de
Dieu!» Il me poussait toujours, je dus marcher, lâchant une main
après l'autre, me collant contre les voitures, au milieu du
tourbillon de mes jupes, dont le claquement me liait les jambes.
Déjà, au loin, après une courbe, on apercevait les lumières de la
station de Barentin.  La machine se mit à siffler.  «Va donc, nom
de Dieu!» Oh!  ce bruit d'enfer, cette trépidation violente dans
laquelle je marchais!  Il me semblait qu'un orage m'avait prise,
me roulait comme une paille, pour aller, là-bas, m'écraser contre
un mur.  Derrière mon dos, la campagne fuyait, les arbres me
suivaient d'un galop enragé, tournant sur eux-mêmes, tordus,
jetant chacun une plainte brève, au passage.  A l'extrémité du
wagon, lorsqu'il me fallut enjamber pour atteindre le marchepied
du wagon suivant et saisir l'autre tringle, je m'arrêtai, à bout
de courage.  Jamais je n'aurais la force.  «Va donc, nom de
Dieu!» Il était sur moi, il me poussait, et je fermai les yeux,
et je ne sais comment je continuai à avancer, par la seule force
de l'instinct, ainsi qu'une bête qui a planté ses griffes et qui
ne veut pas tomber.  Comment aussi ne nous a-t-on pas vus?  Nous
avons passé devant trois voitures, dont une, de deuxième classe,
était absolument bondée.  Je me souviens des têtes rangées à la
file, sous la clarté de la lampe; je crois que je les
reconnaîtrais, si je les rencontrais un jour: celle d'un gros
homme avec des favoris rouges, celles surtout de deux jeunes
filles, qui se sont penchées en riant.  «Va donc, nom de Dieu!
va donc, nom de Dieu!» Et je ne sais plus, les lumières de
Barentin se rapprochaient, la machine sifflait, ma dernière
sensation a été d'être traînée, charriée, enlevée par les
cheveux.  Mon mari a dû m'empoigner, ouvrir la portière
par-dessus mes épaules, me jeter au fond du compartiment.
Haletante, j'étais à demi évanouie dans un coin, lorsque nous
nous sommes arrêtés; et je l'ai entendu, sans faire un mouvement,
qui échangeait quelques mots avec le chef de gare de Barentin.
Puis, le train reparti, il est tombé sur la banquette, épuisé
lui-même.  Jusqu'au Havre, nous n'avons pas rouvert la bouche...
Oh!  je le hais, je le hais, vois-tu, pour toutes ces
abominations qu'il m'a fait souffrir!  et toi, je t'aime, mon
chéri, toi qui me donnes tant de bonheur!

Chez Séverine, après la montée ardente de ce long récit, ce cri
était comme l'épanouissement même de son besoin de joie, dans
l'exécration de ses souvenirs.  Mais Jacques, qu'elle avait
bouleversé et qui brûlait comme elle, la retint encore.

--Non, non, attends...  Et tu étais aplatie sur ses jambes, et tu
l'as senti mourir?

En lui, l'inconnu se réveillait, une onde farouche montait des
entrailles, envahissait la tête d'une vision rouge.  Il était
repris de la curiosité du meurtre.

--Et alors, le couteau, tu as senti le couteau entrer?

--Oui, un coup sourd.

--Ah!  un coup sourd...  Pas un déchirement!  tu es sûre?

--Non, non, rien qu'un choc.

--Et, ensuite, il a eu une secousse, hein?

--Oui, trois secousses, oh!  d'un bout à l'autre de son corps, si
longues, que je les ai suivies jusque dans ses pieds.

--Des secousses qui le raidissaient, n'est-ce pas?

--Oui, la première très forte, les deux autres plus faibles.

--Et il est mort, et à toi qu'est-ce que ça t'a fait, de le
sentir mourir comme ça, d'un coup de couteau?

--A moi, oh!  je ne sais pas.

--Tu ne sais pas, pourquoi mens-tu?  Dis-moi, dis-moi ce que ça
t'a fait, bien franchement...  De la peine?

--Non, non, pas de la peine!

--Du plaisir?

--Du plaisir, ah!  non, pas du plaisir!

--Quoi donc, mon amour?  Je t'en prie, dis-moi tout...  Si tu
savais...  Dis-moi ce qu'on éprouve.

--Mon Dieu!  est-ce qu'on peut dire ça?...  C'est affreux, ça
vous emporte, oh!  si loin, si loin!  J'ai plus vécu dans cette
minute-là que dans toute ma vie passée.

Les dents serrées, n'ayant plus qu'un bégaiement, Jacques cette
fois l'avait prise; et Séverine aussi le prenait.  Ils se
possédèrent, retrouvant l'amour au fond de la mort, dans la même
volupté douloureuse des bêtes qui s'éventrent pendant le rut.
Leur souffle rauque, seul, s'entendit.  Au plafond, le reflet
saignant avait disparu; et, le poêle éteint, la chambre
commençait à se glacer, dans le grand froid du dehors.  Pas une
voix ne montait de Paris ouaté de neige.  Un instant, des
ronflements étaient venus de chez la marchande de journaux, à
côté.  Puis, tout s'était abîmé au gouffre noir de la maison
endormie.

Jacques, qui avait gardé Séverine dans ses bras, la sentit tout
de suite qui cédait à un sommeil invincible, comme foudroyée.  Le
voyage, l'attente prolongée chez les Misard, cette nuit de
fièvre, l'accablaient.  Elle bégaya un bonsoir enfantin, elle
dormait déjà, d'un souffle égal.  Le coucou venait de sonner
trois heures.

Et, pendant près d'une heure encore, Jacques la garda sur son
bras gauche, qui, peu à peu, s'engourdissait.  Lui, ne pouvait
fermer les yeux, qu'une main invisible, obstinément, semblait
rouvrir dans les ténèbres.  Maintenant, il ne distinguait plus
rien de la chambre, noyée de nuit, où tout avait sombré, le
poêle, les meubles, les murs; et il fallait qu'il se tournât,
pour retrouver les deux carrés pâles des fenêtres, immobiles,
d'une légèreté de rêve.  Malgré sa fatigue écrasante, une
activité cérébrale prodigieuse le tenait vibrant, dévidant sans
cesse le même écheveau d'idées.  Chaque fois que, par un effort
de volonté, il croyait glisser au sommeil, la même hantise
recommençait, les mêmes images défilaient, éveillant les mêmes
sensations.  Et ce qui se déroulait ainsi, avec une régularité
mécanique, pendant que ses yeux fixes et grands ouverts
s'emplissaient d'ombre, c'était le meurtre, détail à détail.
Toujours il renaissait, identique, envahissant, affolant.  Le
couteau entrait dans la gorge d'un choc sourd, le corps avait
trois longues secousses, la vie s'en allait en un flot de sang
tiède, un flot rouge qu'il croyait sentir lui couler sur les
mains.  Vingt fois, trente fois, le couteau entra, le corps
s'agita.  Cela devenait énorme, l'étouffait, débordait, faisait
éclater la nuit.  Oh!  donner un coup de couteau pareil,
contenter ce lointain désir, savoir ce qu'on éprouve, goûter
cette minute où l'on vit davantage que dans toute une existence!

Comme son étouffement augmentait, Jacques pensa que le poids de
Séverine sur son bras l'empêchait seul de dormir.  Doucement, il
se dégagea, la posa près de lui, sans l'éveiller.  D'abord
soulagé, il respira plus à l'aise, croyant que le sommeil allait
venir enfin.  Mais, malgré son effort, les invisibles doigts
rouvrirent ses paupières; et, dans le noir, le meurtre reparut en
traits sanglants, le couteau entra, le corps s'agita.  Une pluie
rouge rayait les ténèbres, la plaie de la gorge, démesurée,
bâillait comme une entaille faite à la hache.  Alors, il ne lutta
plus, resta sur le dos, en proie à cette vision obstinée.  Il
entendait en lui le labeur décuplé du cerveau, un grondement de
toute la machine.  Cela venait de très loin, de sa jeunesse.
Pourtant, il s'était cru guéri, car ce désir était mort depuis
des mois, avec la possession de cette femme; et voilà que jamais
il ne l'avait ressenti si intense, sous l'évocation de ce
meurtre, que, tout à l'heure, serrée contre sa chair, liée à ses
membres, elle lui chuchotait.  Il s'était écarté, il évitait
qu'elle ne le touchât, brûlé par le moindre contact de sa peau.
Une chaleur insupportable montait le long de son échine, comme si
le matelas, sous ses reins, se fût changé en brasier.  Des
picotements, des pointes de feu lui trouaient la nuque.  Un
moment, il essaya de sortir ses mains de la couverture; mais tout
de suite elles se glaçaient, lui donnaient un frisson.  La peur
le prit de ses mains, et il les rentra, les joignit d'abord sur
son ventre, finit par les glisser, par les écraser sous ses
fesses, les emprisonnant là, comme s'il eût redouté quelque
abomination de leur part, un acte qu'il ne voudrait pas et qu'il
commettrait quand même.

Chaque fois que le coucou sonnait, Jacques comptait les coups.
Quatre heures, cinq heures, six heures.  Il aspirait après le
jour, il espérait que l'aube chasserait ce cauchemar.  Aussi,
maintenant, se tournait-il vers les fenêtres, guettant les
vitres.  Mais il n'y avait toujours là que le vague reflet de la
neige.  A cinq heures moins un quart, avec un retard de quarante
minutes seulement, il avait entendu arriver le direct du Havre,
ce qui prouvait que la circulation devait être rétablie.  Et ce
ne fut pas avant sept heures passées, qu'il vit blanchir les
vitres, une pâleur laiteuse, très lente.  Enfin, la chambre
s'éclaira, de cette lumière confuse où les meubles semblaient
flotter.  Le poêle reparut, l'armoire, le buffet.  Il ne pouvait
toujours fermer les paupières, ses yeux au contraire
s'irritaient, dans un besoin de voir.  Tout de suite, avant même
qu'il fît assez clair, il avait plutôt deviné qu'aperçu, sur la
table, le couteau dont il s'était servi, le soir, pour couper le
gâteau.  Il ne voyait plus que ce couteau, un petit couteau à
bout pointu.  Le jour qui grandissait, toute la lumière blanche
des deux fenêtres n'entrait maintenant que pour se refléter dans
cette mince lame.  Et la terreur de ses mains les lui fit
enfoncer davantage sous son corps, car il les sentait bien qui
s'agitaient, révoltées, plus fortes que son vouloir.  Est-ce
qu'elles allaient cesser de lui appartenir?  Des mains qui lui
viendraient d'un autre, des mains léguées par quelque ancêtre, au
temps où l'homme, dans les bois, étranglait les bêtes!

Pour ne plus voir le couteau, Jacques se tourna vers Séverine.
Elle dormait très calme, avec un souffle d'enfant, dans sa grosse
fatigue.  Ses lourds cheveux noirs, dénoués, lui faisaient un
oreiller sombre, coulant jusqu'aux épaules; et, sous le menton,
entre les boucles, on apercevait sa gorge, d'une délicatesse de
lait, à peine rosée.  Il la regarda comme s'il ne la connaissait
point.  Il l'adorait cependant, il emportait partout son image,
dans un désir d'elle, qui, souvent, l'angoissait, même lorsqu'il
conduisait sa machine; à ce point, qu'un jour il s'était éveillé,
comme d'un rêve, au moment où il passait une station à toute
vapeur, malgré les signaux.  Mais la vue de cette gorge blanche
le prenait tout entier, d'une fascination soudaine, inexorable;
et, en lui, avec une horreur consciente encore, il sentait
grandir l'impérieux besoin d'aller chercher le couteau, sur la
table, de revenir l'enfoncer jusqu'au manche, dans cette chair de
femme.  Il entendait le choc sourd de la lame qui entrait, il
voyait le corps sursauter par trois fois, puis la mort le raidir,
sous un flot rouge.  Luttant, voulant s'arracher de cette
hantise, il perdait à chaque seconde un peu de sa volonté, comme
submergé par l'idée fixe, à ce bord extrême où, vaincu, l'on cède
aux poussées de l'instinct.  Tout se brouilla, ses mains
révoltées, victorieuses de son effort à les cacher, se
dénouèrent, s'échappèrent.  Et il comprit si bien que, désormais,
il n'était plus leur maître, et qu'elles allaient brutalement se
satisfaire, s'il continuait à regarder Séverine, qu'il mit ses
dernières forces à se jeter hors du lit, roulant par terre ainsi
qu'un homme ivre.  Là, il se ramassa, faillit tomber de nouveau,
en s'embarrassant les pieds parmi les jupes restées sur le
parquet.  Il chancelait, cherchait ses vêtements d'un geste
égaré, avec la pensée unique de s'habiller vite, de prendre le
couteau et de descendre tuer une autre femme, dans la rue.  Cette
fois, son désir le torturait trop, il fallait qu'il en tuât une.
Il ne trouvait plus son pantalon, le toucha à trois reprises,
avant de savoir qu'il le tenait.  Ses souliers à mettre lui
donnèrent un mal infini.  Bien qu'il fît grand jour maintenant,
la chambre lui paraissait pleine de fumée rousse, une aube de
brouillard glacial où tout se noyait.  Il grelottait de fièvre,
et il était habillé enfin, il avait pris le couteau, en le
cachant dans sa manche, certain d'en tuer une, la première qu'il
rencontrerait sur le trottoir, lorsqu'un froissement de linge, un
soupir prolongé qui venait du lit, l'arrêta, cloué près de la
table, pâlissant.

C'était Séverine qui s'éveillait.

--Quoi donc, chéri, tu sors déjà?

Il ne répondait pas, il ne la regardait pas, espérant qu'elle se
rendormirait.

--Où vas-tu donc, chéri?

--Rien, balbutia-t-il, une affaire de service...  Dors, je vais
revenir.

Alors, elle eut des mots confus, reprise de torpeur, les yeux
déjà refermés.

--Oh!  j'ai sommeil, j'ai sommeil...  Viens m'embrasser, chéri.

Mais il ne bougeait pas, car il savait que, s'il se retournait,
avec ce couteau dans la main, s'il la revoyait seulement, si
fine, si jolie, en sa nudité et son désordre, c'en était fait de
la volonté qui le raidissait là, près d'elle.  Malgré lui, sa
main se lèverait, lui planterait le couteau dans le cou.

--Chéri, viens m'embrasser...

Sa voix s'éteignait, elle se rendormit, très douce, avec un
murmure de caresse.  Et, lui, éperdu, ouvrit la porte, s'enfuit.

Il était huit heures, lorsque Jacques se trouva sur le trottoir
de la rue d'Amsterdam.  La neige n'avait pas encore été balayée,
on entendait à peine le piétinement des rares passants.  Tout de
suite, il avait aperçu une vieille femme; mais elle tournait le
coin de la rue de Londres, il ne la suivit pas.  Des hommes le
coudoyèrent, il descendit vers la place du Havre, en serrant le
couteau, dont la pointe relevée disparaissait sous sa manche.
Comme une fillette d'environ quatorze ans sortait d'une maison
d'en face, il traversa la chaussée; et il n'arriva que pour la
voir entrer, à côté, dans une boulangerie.  Son impatience était
telle, qu'il n'attendit pas, cherchant plus loin, continuant à
descendre.  Depuis qu'il avait quitté la chambre, avec ce
couteau, ce n'était plus lui qui agissait, mais l'autre, celui
qu'il avait senti si fréquemment s'agiter au fond de son être,
cet inconnu venu de très loin, brûlé de la soif héréditaire du
meurtre.  Il avait tué jadis, il voulait tuer encore.  Et les
choses, autour de Jacques, n'étaient plus que dans un rêve, car
il les voyait à travers son idée fixe.  Sa vie de chaque jour se
trouvait comme abolie, il marchait en somnambule, sans mémoire du
passé, sans prévoyance de l'avenir, tout à l'obsession de son
besoin.  Dans son corps qui allait, sa personnalité était
absente.  Deux femmes qui le frôlèrent en le devançant, lui
firent précipiter sa marche; et il les rattrapait, lorsqu'un
homme les arrêta.  Tous trois riaient, causaient.  Cet homme le
dérangeant, il se mit à suivre une autre femme qui passait,
chétive et noire, l'air pauvre sous un mince châle.  Elle
avançait à petits pas, vers quelque besogne exécrée sans doute,
dure et payée chichement, car elle n'avait pas de hâte, la face
désespérément triste.  Lui non plus, maintenant qu'il en tenait
une, ne se pressait point, attendant de choisir l'endroit, pour
la frapper à l'aise.  Sans doute, elle s'aperçut que ce garçon la
suivait, et ses yeux se tournèrent vers lui, avec un navrement
indicible, étonnée qu'on pût vouloir d'elle.  Déjà, elle l'avait
mené au milieu de la rue du Havre, elle se retourna deux fois
encore, l'empêchant à chaque fois de lui planter dans la gorge le
couteau, qu'il sortait de sa manche.  Elle avait des yeux de
misère, si implorants!  Là-bas, lorsqu'elle descendrait du
trottoir, il frapperait.  Et, brusquement, il fit un crochet, en
se mettant à la poursuite d'une autre femme, qui marchait en sens
inverse.  Cela sans raison, sans volonté, parce qu'elle passait à
cette minute, et que c'était ainsi.

Jacques, derrière elle, revint vers la gare.  Celle-ci, très
vive, marchait d'un petit pas sonore; et elle était adorablement
jolie, vingt ans au plus, grasse déjà, blonde, avec de beaux yeux
de gaieté qui riaient à la vie.  Elle ne remarqua même pas qu'un
homme la suivait; elle devait être pressée, car elle gravit
lestement le perron de la cour du Havre, monta dans la grande
salle, qu'elle longea en courant presque, pour se précipiter vers
les guichets de la ligne de ceinture.  Et, comme elle demandait
un billet de première classe pour Auteuil, Jacques en prit
également un, l'accompagna à travers les salles d'attente, sur le
quai, jusque dans le compartiment, où il s'installa à côté
d'elle.  Le train, tout de suite, partit.

--J'ai le temps, pensait-il, je la tuerai sous un tunnel.

Mais, en face d'eux, une vieille dame, la seule personne qui fût
montée, venait de reconnaître la jeune femme.

--Comment, c'est vous!  Où allez-vous donc, de si bonne heure?

L'autre éclata d'un bon rire, avec un geste de comique désespoir.

--Dire qu'on ne peut rien faire sans être rencontrée!  J'espère
que vous n'irez pas me vendre...  C'est demain la fête de mon
mari, et dès qu'il a été sorti pour ses affaires, j'ai pris ma
course, je vais à Auteuil chez un horticulteur, où il a vu une
orchidée dont il a une envie folle...  Une surprise, vous
comprenez.

La vieille dame hochait la tête, d'un air de bienveillance
attendrie.

--Et bébé va bien?

--La petite, oh!  un vrai charme...  Vous savez que je l'ai
sevrée il y a huit jours.  Il faut la voir manger sa soupe...
nous nous portons tous trop bien, c'est scandaleux.

Elle riait plus haut, montrant ses dents blanches, entre le sang
pur de ses lèvres.  Et Jacques, qui s'était mis à sa droite, le
couteau au poing, caché derrière sa cuisse, se disait qu'il
serait très bien pour frapper.  Il n'avait qu'à lever le bras et
à faire demi-tour, pour l'avoir à sa main.  Mais, sous le tunnel
des Batignolles, l'idée des brides du chapeau l'arrêta.

--Il y a là, songeait-il, un noeud qui va me gêner.  Je veux être
sûr.

Les deux femmes continuaient à causer gaiement.

--Alors, je vois que vous êtes heureuse.

--Heureuse, ah!  si je pouvais dire!  C'est un rêve que je
fais...  Il y a deux ans, je n'étais rien du tout.  Vous vous
rappelez, on ne s'amusait guère chez ma tante; et pas un sou de
dot...  Quand il venait, lui, je tremblais, tant je m'étais mise
à l'aimer.  Mais il était si beau, si riche...  Et il est à moi,
il est mon mari, et nous avons bébé à nous deux!  Je vous dis que
c'est trop!

En étudiant le noeud des brides, Jacques venait de constater
qu'il y avait dessous, attaché à un velours noir, un gros
médaillon d'or; et il calculait tout.

--Je l'empoignerai au cou de la main gauche, et j'écarterai le
médaillon en lui renversant la tête, pour avoir la gorge nue.

Le train s'arrêtait, repartait à chaque minute.  De courts
tunnels s'étaient succédé, à Courcelles, à Neuilly.  Tout à
l'heure, une seconde suffirait.

--Vous êtes allée à la mer, cet été?  reprit la vieille dame.

--Oui, en Bretagne, six semaines, au fond d'un trou perdu, un
paradis.  Puis, nous avons passé septembre dans le Poitou, chez
mon beau-père, qui possède par là de grands bois.

--Et ne devez-vous pas vous installer dans le Midi pour l'hiver?

--Si, nous serons à Cannes vers le 15...  La maison est louée.
Un bout de jardin délicieux, la mer en face.  Nous avons envoyé
là-bas quelqu'un qui installe tout, pour nous recevoir...  Ce
n'est pas que nous soyons frileux, ni l'un ni l'autre; mais cela
est si bon, le soleil!...  Puis, nous serons de retour en mars.
L'année prochaine, nous resterons à Paris.  Dans deux ans,
lorsque bébé sera grande fille, nous voyagerons.  Est-ce que je
sais, moi!  c'est toujours fête!

Elle débordait d'une telle félicité, que, cédant à son besoin
d'expansion, elle se tourna vers Jacques, vers cet inconnu, pour
lui sourire.  Dans ce mouvement, le noeud des brides se déplaça,
le médaillon s'écarta, le cou apparut, vermeil, avec une fossette
légère, que l'ombre dorait.

Les doigts de Jacques s'étaient raidis sur le manche du couteau,
pendant qu'il prenait une résolution irrévocable.

--C'est là, à cette place, que je frapperai.  Oui, tout à
l'heure, sous le tunnel, avant Passy.

Mais, à la station du Trocadéro, un employé monta, qui, le
connaissant, se mit à lui parler du service, d'un vol de charbon
dont on venait de convaincre un mécanicien et son chauffeur.  Et,
à partir de ce moment, tout se brouilla, il ne put jamais, plus
tard, rétablir les faits, exactement.  Les rires avaient
continué, un rayonnement de bonheur tel, qu'il en était comme
pénétré et assoupi.  Peut-être était-il allé jusqu'à Auteuil,
avec les deux femmes; seulement, il ne se rappelait pas qu'elles
y fussent descendues.  Lui-même avait fini par se trouver au bord
de la Seine, sans s'expliquer comment.  Ce dont il gardait la
sensation très nette, c'était d'avoir jeté, du haut de la berge,
le couteau, resté dans sa manche, à son poing.  Puis, il ne
savait plus, hébété, absent de son être, d'où l'autre s'en était
allé aussi, avec le couteau.  Il devait avoir marché pendant des
heures, par les rues et les places, au hasard de son corps.  Des
gens, des maisons, défilaient, très pâles.  Sans doute il était
entré quelque part, manger au fond d'une salle pleine de monde,
car il revoyait distinctement des assiettes blanches.  Il avait
aussi l'impression persistante d'une affiche rouge, sur une
boutique fermée.  Et tout sombrait ensuite à un gouffre noir, à
un néant, où il n'y avait plus ni temps ni espace, où il gisait
inerte, depuis des siècles peut-être.

Lorsqu'il revint à lui, Jacques était dans son étroite chambre de
la rue Cardinet, tombé en travers de son lit, tout habillé.
L'instinct l'avait ramené là, ainsi qu'un chien fourbu qui se
traîne à sa niche.  D'ailleurs, il ne se souvenait ni d'avoir
monté l'escalier ni de s'être endormi.  Il s'éveillait d'un
sommeil de plomb, effaré de rentrer brusquement en possession de
lui-même, comme après un évanouissement profond.  Peut-être
avait-il dormi trois heures, peut-être trois jours.  Et, tout
d'un coup, la mémoire lui revint: la nuit passée avec Séverine,
l'aveu du meurtre, son départ de bête carnassière, en quête de
sang.  Il n'avait plus été en lui, il s'y retrouvait, avec la
stupeur des choses qui s'étaient faites en dehors de son vouloir.
Puis, le souvenir que la jeune femme l'attendait, le mit debout,
d'un saut.  Il regarda sa montre, vit qu'il était quatre heures
déjà; et, la tête vide, très calme comme après une forte saignée,
il se hâta de retourner à l'impasse d'Amsterdam.

Jusqu'à midi, Séverine avait dormi profondément.  Ensuite,
réveillée, surprise de ne pas le voir là encore, elle avait
rallumé le poêle; et, vêtue enfin, mourant d'inanition, elle
s'était décidée, vers deux heures, à descendre manger dans un
restaurant du voisinage.  Lorsque Jacques parut, elle venait de
remonter, après avoir fait quelques courses.

--Oh!  mon chéri, que j'étais inquiète!

Et elle s'était pendue à son cou, elle le regardait de tout près,
dans les yeux.

--Qu'est-il donc arrivé?

Lui, épuisé, la chair froide, la rassurait tranquillement, sans
un trouble.

--Mais rien, une corvée embêtante.  Quand ils vous tiennent, ils
ne vous lâchent plus.

Alors, baissant la voix, elle se fit humble, câline.

--Figure-toi que je m'imaginais...  Oh!  une vilaine idée qui me
causait une peine!...  Oui, je me disais que peut-être, après ce
que je t'avais avoué, tu n'allais plus vouloir de moi...  Et
voilà que je t'ai cru parti pour ne pas revenir, jamais, jamais!

Les larmes la gagnaient, elle éclata en sanglots, en le serrant
éperdument entre ses bras.

--Ah!  mon chéri, si tu savais, comme j'ai besoin qu'on soit
gentil avec moi!...  Aime-moi, aime-moi bien, parce que, vois-tu,
il n'y a que ton amour qui puisse me faire oublier...  Maintenant
que je t'ai dit tous mes malheurs, n'est-ce pas?  il ne faut pas
me quitter, oh!  je t'en conjure!

Jacques était envahi par cet attendrissement.  Une détente
invincible l'amollissait peu à peu.  Il bégaya:

--Non, non, je t'aime, n'aie pas peur.

Et, débordé, il pleura aussi, sous la fatalité de ce mal
abominable qui venait de le reprendre, dont jamais il ne
guérirait.  C'était une honte, un désespoir sans bornes.

--Aime-moi, aime-moi bien aussi, oh!  de toute ta force, car j'en
ai autant besoin que toi!

Elle frissonna, voulut savoir.

--Tu as des chagrins, il faut me les dire.

--Non, non, pas des chagrins, des choses qui n'existent pas, des
tristesses qui me rendent horriblement malheureux, sans qu'il
soit même possible d'en causer.

Tous deux s'étreignirent, confondirent l'affreuse mélancolie de
leur peine.  C'était une infinie souffrance, sans oubli possible,
sans pardon.  Ils pleuraient, et ils sentaient sur eux les forces
aveugles de la vie, faite de lutte et de mort.

--Allons, dit Jacques, en se dégageant, il est l'heure de songer
au départ...  Ce soir, tu seras au Havre.

Séverine, sombre, les regards perdus, murmura, après un silence:

--Encore, si j'étais libre, si mon mari n'était plus là!...  Ah!
comme nous oublierions vite!

Il eut un geste violent, il pensa tout haut.

--Nous ne pouvons pourtant pas le tuer.

Fixement, elle le regarda, et lui tressaillit, étonné d'avoir dit
cette chose, à laquelle il n'avait jamais songé.  Puisqu'il
voulait tuer, pourquoi donc ne le tuait-il pas, cet homme gênant?
Et, comme il la quittait enfin, pour courir au dépôt, elle le
reprit entre ses bras, le couvrit de baisers.

--Oh!  mon chéri, aime-moi bien.  Je t'aimerai plus fort, plus
fort encore...  Va, nous serons heureux.

Au Havre, dès les jours suivants, Jacques et Séverine se
montrèrent d'une grande prudence, pris d'inquiétude.  Puisque
Roubaud savait tout, n'allait-il pas les guetter, les surprendre,
pour se venger d'eux, dans un éclat?  Ils se rappelaient ses
emportements jaloux d'autrefois, ses brutalités d'ancien homme
d'équipe, tapant à poings fermés.  Et, justement, il leur
semblait, à le voir, si lourd, si muet, avec ses yeux troubles,
qu'il devait méditer quelque farouche sournoiserie, un
guet-apens, où il les tiendrait en sa puissance.  Aussi, pendant
le premier mois, ne se virent-ils qu'avec mille précautions,
toujours en alerte.

Roubaud, cependant, de plus en plus, s'absentait.  Peut-être ne
disparaissait-il ainsi que pour revenir à l'improviste et les
trouver aux bras l'un de l'autre.  Mais cette crainte ne se
réalisait pas.  Au contraire, ses absences se prolongeaient à un
tel point, qu'il n'était plus jamais là, s'échappant dès qu'il
était libre, ne rentrant qu'à la minute précise où le service le
réclamait.  Les semaines de jour, il trouvait le moyen, à dix
heures, de déjeuner en cinq minutes, puis de ne pas reparaître
avant onze heures et demie; et, le soir, à cinq heures, lorsque
son collègue descendait le remplacer, il filait, souvent pour la
nuit entière.  A peine prenait-il quelques heures de sommeil.  Il
en était de même des semaines de nuit, libre alors dès cinq
heures du matin, mangeant et dormant dehors sans doute, en tout
cas ne revenant qu'à cinq heures du soir.  Longtemps, dans ce
désarroi, il avait gardé une ponctualité d'employé modèle,
toujours présent à la minute exacte, si éreinté parfois, qu'il ne
tenait pas sur ses jambes, mais debout pourtant, consciencieux à
sa besogne.  Puis, maintenant, des trous se produisaient.  Deux
fois déjà, l'autre sous-chef, Moulin, avait dû l'attendre une
heure; même, un matin, après le déjeuner, apprenant qu'il ne
reparaissait pas, il était venu le suppléer, en brave homme, pour
lui éviter une réprimande.  Et tout le service de Roubaud
commençait ainsi à se ressentir de cette désorganisation lente.
Le jour, ce n'était plus l'homme actif, n'expédiant ou ne
recevant un train qu'après avoir tout vu par ses yeux, consignant
les moindres faits dans son rapport au chef de gare, dur aux
autres et à lui-même.  La nuit, il s'endormait d'un sommeil de
plomb, au fond du grand fauteuil de son bureau.  Éveillé, il
semblait sommeiller encore, allait et venait sur le quai, les
mains croisées derrière le dos, donnait d'une voix blanche les
ordres, dont il ne vérifiait pas l'exécution.  Tout marchait
quand même, par la force acquise de l'habitude, sauf un
tamponnement dû à une négligence de sa part, un train de
voyageurs lancé sur une voie de garage.  Ses collègues,
simplement, s'égayaient, en contant qu'il faisait la noce.

La vérité était que Roubaud, à présent, vivait au premier étage
du café du Commerce, dans la petite salle écartée, devenue peu à
peu un tripot.  On racontait que des femmes s'y rendaient, chaque
nuit; mais on n'y en aurait trouvé réellement qu'une, la
maîtresse d'un capitaine en retraite, âgée d'au moins quarante
ans, joueuse enragée elle-même, sans sexe.  Le sous-chef ne
satisfaisait là que la morne passion du jeu, éveillée en lui, au
lendemain du meurtre, par le hasard d'une partie de piquet,
grandie ensuite et changée en une habitude impérieuse, pour
l'absolue distraction, l'anéantissement qu'elle lui procurait.
Elle l'avait possédé jusqu'à chasser le désir de la femme, chez
ce mâle brutal; elle le tenait désormais tout entier, comme
l'assouvissement unique, où il se contentait.  Ce n'était pas que
le remords l'eût jamais tourmenté du besoin de l'oubli; mais,
dans la secousse dont se détraquait son ménage, au milieu de son
existence gâtée, il avait trouvé la consolation, l'étourdissement
de bonheur égoïste, qu'il pouvait goûter seul; et tout sombrait
maintenant, au fond de cette passion, qui achevait de le
désorganiser.  L'alcool ne lui aurait pas donné des heures plus
légères, plus rapides, affranchies à ce point.  Il était dégagé
du souci même de la vie, il lui semblait vivre avec une intensité
extraordinaire, mais ailleurs, désintéressé, sans que plus rien
le touchât des ennuis dont jadis il crevait de rage.  Et il se
portait fort bien, en dehors de la fatigue des nuits passées; il
engraissait même, d'une graisse lourde et jaune, les paupières
pesantes sur ses yeux troubles.  Quand il rentrait, avec la
lenteur de ses gestes ensommeillés, il n'apportait plus, chez
lui, sur toutes choses, qu'une souveraine indifférence.

La nuit où Roubaud était revenu prendre les trois cents francs
d'or, sous le parquet, il voulait payer M. Cauche, le commissaire
de surveillance, à la suite de plusieurs pertes successives.
Celui-ci, vieux joueur, avait un beau sang-froid, qui le rendait
redoutable.  D'ailleurs, il disait ne jouer que pour son plaisir,
il était tenu par ses fonctions de magistrat à garder les
apparences de l'ancien militaire, resté garçon et vivant au café,
en habitué tranquille: ce qui ne l'empêchait pas de battre
souvent les cartes la soirée entière, et de ramasser tout
l'argent des autres.  Des bruits avaient circulé, on l'accusait
aussi d'être si inexact à son poste, qu'il était question de le
forcer à se démettre.  Mais les choses traînaient, il y avait si
peu de besogne, pourquoi exiger plus de zèle?  Et il se
contentait toujours de paraître un instant sur les quais de la
gare, où chacun le saluait.

Trois semaines plus tard, Roubaud dut encore près de quatre cents
francs à M. Cauche.  Il avait expliqué que l'héritage fait par sa
femme les mettait fort à leur aise; mais il ajoutait en riant que
celle-ci gardait les clefs de la caisse, ce qui excusait sa
lenteur à payer ses dettes de jeu.  Puis, un matin qu'il était
seul, harcelé, il souleva de nouveau la frise et prit dans la
cachette un billet de mille francs.  Il tremblait de tous ses
membres, il n'avait pas éprouvé une émotion pareille, la nuit des
pièces d'or: sans doute, ce n'était encore là pour lui qu'un
appoint de hasard, tandis que le vol commençait, avec ce billet.
Un malaise lui hérissait la chair, lorsqu'il songeait à cet
argent sacré, auquel il s'était promis de ne toucher jamais.
Autrefois, il jurait de mourir plutôt de faim, et il y touchait
pourtant, et il n'aurait pu dire comment s'en étaient allés ses
scrupules, un peu chaque jour sans doute, dans la lente
fermentation du meurtre.  Au fond du trou, il croyait avoir senti
une humidité, quelque chose de mou et de nauséabond, dont il eut
horreur.  Vivement, il replaça la frise, en refaisant le serment
de se couper le poing, plutôt que de la déplacer encore.  Sa
femme ne l'avait pas vu, il respira, soulagé, but un grand verre
d'eau pour se remettre.  Maintenant, son coeur battait
d'allégresse, à l'idée de sa dette payée et de toute cette somme,
qu'il jouerait.

Mais, lorsqu'il fallut changer le billet, l'angoisse de Roubaud
recommença.  Jadis, il était brave, il se serait livré, s'il
n'avait pas commis la bêtise de mêler sa femme à l'affaire;
tandis que, à présent, la seule pensée des gendarmes lui donnait
une sueur froide.  Il avait beau savoir que la justice ne
possédait pas les numéros des billets disparus, et que,
d'ailleurs, le procès dormait, à jamais enterré dans les cartons
de classement: une épouvante le prenait, dès qu'il projetait
d'entrer quelque part, pour demander de la monnaie.  Pendant cinq
jours, il garda le billet sur lui; et c'était une continuelle
habitude, un besoin de le tâter, de le déplacer, de ne pas s'en
séparer, la nuit.  Il bâtissait des plans très compliqués, se
heurtait toujours à des craintes imprévues.  D'abord, il avait
cherché dans la gare: pourquoi un collègue, chargé d'une recette,
ne le lui prendrait-il pas?  Puis, cela lui ayant paru
extrêmement dangereux, il avait imaginé d'aller à l'autre bout du
Havre, sans sa casquette d'uniforme, acheter n'importe quoi.
Seulement, ne s'étonnerait-on pas de le voir, pour un petit
objet, remuer une si grosse somme?  Et il s'était arrêté à ce
moyen, de donner le billet au bureau de tabac du cours Napoléon,
où il entrait chaque jour: n'était-ce pas le plus simple?  on
savait bien qu'il avait hérité, la buraliste ne pouvait avoir de
surprise.  Il marcha jusqu'à la porte, se sentit défaillir et
descendit vers le bassin Vauban, pour s'exciter au courage.
Après une demi-heure de promenade, il revint, sans se décider
encore.  Et, le soir, au café du Commerce, comme M. Cauche était
là, une bravade brusque lui fit tirer le billet de sa poche, en
priant la patronne de le lui changer; mais elle n'avait pas de
monnaie, elle dut envoyer un garçon le porter au bureau de tabac.
Même on plaisanta sur le billet, qui semblait tout neuf, bien
qu'il fût daté de dix ans.  Le commissaire de surveillance
l'avait pris, et il le retournait, en disant que celui-là, pour
sûr, avait dormi au fond de quelque trou; ce qui jeta la
maîtresse du capitaine retraité dans une histoire interminable de
fortune cachée, puis retrouvée, sous le marbre d'une commode.

Des semaines s'écoulèrent, et cet argent que Roubaud avait dans
les mains, achevait d'enfiévrer sa passion.  Ce n'était pas qu'il
jouât gros jeu, mais une déveine le poursuivait, si constante, si
noire, que les petites pertes de chaque jour, additionnées,
arrivaient à se chiffrer par de grosses sommes.  Vers la fin du
mois, il se retrouva sans un sou, devant déjà sur parole quelques
louis, malade de ne plus oser toucher une carte.  Pourtant, il
lutta, faillit s'aliter.  L'idée des neuf billets qui dormaient
là, sous le parquet de la salle à manger, tournait chez lui à une
obsession de chaque minute: il les voyait à travers le bois, il
les sentait chauffer ses semelles.  Dire que, s'il avait voulu,
il en aurait pris un encore!  Mais, c'était bien juré cette fois,
il aurait plutôt mis sa main dans le feu que de fouiller de
nouveau.  Et, un soir, comme Séverine s'était endormie de bonne
heure, il souleva la frise, cédant avec rage, éperdu d'une telle
tristesse, que ses yeux s'emplissaient de larmes.  A quoi bon
résister ainsi?  ce ne serait que de la souffrance inutile, car
il comprenait qu'il les prendrait maintenant jusqu'au dernier, un
à un.

Le lendemain matin, Séverine remarqua, par hasard, une écorchure
toute fraîche, à une arête de la frise.  Elle se baissa, constata
les traces d'une pesée.  Évidemment, son mari continuait à
prendre de l'argent.  Et elle s'étonna du mouvement de colère qui
l'emportait, car elle n'était pas intéressée d'habitude; sans
compter qu'elle aussi se croyait résolue à mourir de faim, plutôt
que de toucher à ces billets tachés de sang.  Mais n'étaient-ils
pas à elle autant qu'à lui?  pourquoi en disposait-il, en se
cachant, en évitant même de la consulter?  Jusqu'au dîner, elle
fut tourmentée du besoin d'une certitude, et elle aurait à son
tour déplacé la frise, pour voir, si elle n'avait senti un petit
souffle froid dans ses cheveux, à la pensée de fouiller là toute
seule.  Le mort n'allait-il pas se lever de ce trou?  Cette peur
d'enfant lui rendit la salle à manger si désagréable, qu'elle
emporta son ouvrage et s'enferma dans sa chambre.

Puis, le soir, comme tous deux mangeaient en silence un reste de
ragoût, une nouvelle irritation la souleva, en le voyant jeter
des coups d'oeil involontaires dans l'angle du parquet.

--Tu en as repris, hein?  demanda-t-elle brusquement.

Il leva la tête, étonné.

--De quoi donc?

--Oh!  ne fais pas l'innocent, tu me comprends bien...  Mais
écoute: je ne veux pas que tu en reprennes, parce que ce n'est
pas plus à toi qu'à moi, et que cela me rend malade, de savoir
que tu y touches.

D'habitude, il évitait les querelles.  La vie commune n'était
plus que le contact obligé de deux êtres liés l'un à l'autre,
passant des journées entières sans échanger une parole, allant et
venant côte à côte, comme étrangers désormais, indifférents et
solitaires.  Aussi se contenta-t-il de hausser les épaules,
refusant toute explication.

Mais elle était très excitée, elle entendait en finir avec la
question de cet argent caché là, dont elle souffrait depuis le
jour du crime.

--Je veux que tu me répondes...  Ose me dire que tu n'y as pas
touché.

--Qu'est-ce que ça te fiche?

--Ça me fiche que ça me retourne.  Aujourd'hui encore, j'ai eu
peur, je n'ai pas pu rester ici.  Toutes les fois que tu remues
ça, j'en ai pour trois nuits à faire des rêves affreux...  Nous
n'en parlons jamais.  Alors, reste tranquille, ne me force pas à
en parler.

Il la contemplait de ses gros yeux fixes, il répéta lourdement:

--Qu'est-ce que ça te fiche que j'y touche, si je ne te force pas
à y toucher?  C'est pour moi, ça me regarde.

Elle eut un geste violent, qu'elle réprima.  Puis, bouleversée,
avec un visage de souffrance et de dégoût:

--Ah!  tiens!  je ne te comprends pas...  Tu étais un honnête
homme pourtant.  Oui, tu n'aurais jamais pris un sou à
personne...  Et ce que tu as fait, ça pourrait se pardonner, car
tu étais fou, comme tu m'avais rendue folle moi-même...  Mais cet
argent, ah!  cet argent abominable, qui ne devait plus exister
pour toi, et que tu voles sou à sou, pour ton plaisir...
Qu'est-ce qui se passe donc, comment peux-tu être descendu si
bas?

Il l'écoutait, et, dans une minute de lucidité, il s'étonna aussi
d'en être arrivé au vol.  Les phases de la lente démoralisation
s'effaçaient, il ne pouvait renouer ce que le meurtre avait
tranché autour de lui, il ne s'expliquait plus comment une autre
existence, presque un nouvel être, avait commencé, avec son
ménage détruit, sa femme écartée et hostile.  Tout de suite,
d'ailleurs, l'irréparable le reprit, il eut un geste, comme pour
se débarrasser des réflexions importunes.

--Quand on s'embête chez soi, grogna-t-il, on va se distraire
dehors.  Puisque tu ne m'aimes plus...

--Oh!  non, je ne t'aime plus.

Il la regarda, donna un coup de poing sur la table, la face
envahie d'un flot de sang.

--Alors, fous-moi la paix!  Est-ce que je t'empêche de t'amuser?
est-ce que je te juge?...  Il y a bien des choses qu'un honnête
homme ferait à ma place, et que je ne fais pas.  D'abord, je
devrais te flanquer à la porte, avec mon pied au derrière.
Ensuite, je ne volerais peut-être pas.

Elle était devenue toute pâle, car elle aussi avait souvent pensé
que, lorsqu'un homme, un jaloux, est ravagé par un mal intérieur,
au point de tolérer un amant à sa femme, il y a là l'indice d'une
gangrène morale, à marche envahissante, tuant les autres
scrupules, désorganisant la conscience entière.  Mais elle se
débattait, elle refusait d'être responsable.  Et, balbutiante,
elle cria:

--Je te défends de toucher à l'argent.

Il avait fini de manger.  Tranquillement, il plia sa serviette,
puis se leva, en disant d'un air goguenard:

--Si c'est ça que tu veux, nous allons partager.

Déjà, il se baissait, comme pour soulever la frise.  Elle dut se
précipiter, poser le pied sur le parquet.

--Non, non!  Tu sais que j'aimerais mieux mourir...  N'ouvre pas
ça.  Non, non!  pas devant moi!

Séverine, ce soir-là, devait se rencontrer avec Jacques, derrière
la gare des marchandises.  Lorsqu'elle revint, après minuit, la
scène de la soirée s'évoqua, et elle s'enferma à double tour,
dans sa chambre.  Roubaud était de service de nuit, elle ne
craignait même pas qu'il rentrât se coucher, ainsi que cela
arrivait rarement.  Mais, la couverture au menton, la lampe
laissée en veilleuse, elle ne put s'endormir.  Pourquoi
avait-elle refusé de partager?  Et elle ne retrouvait plus si
vive la révolte de son honnêteté, à l'idée de profiter de cet
argent.  N'avait-elle pas accepté le legs de la Croix-de-Maufras?
Elle pouvait bien prendre l'argent aussi.  Puis, le frisson
revenait.  Non, non, jamais!  L'argent, elle l'aurait pris; ce
qu'elle n'osait toucher, sans crainte d'en avoir les doigts
brûlés, c'était cet argent volé sur un mort, l'abominable argent
du meurtre.  Elle se calmait de nouveau, elle raisonnait: ce
n'était pas pour le dépenser qu'elle l'aurait pris; au contraire,
elle l'aurait caché ailleurs, enterré dans un endroit connu
d'elle seule, où il aurait dormi l'éternité; et, à cette heure,
ce serait toujours une moitié de la somme sauvée des mains de son
mari.  Il ne triompherait pas en gardant le tout, il n'irait pas
jouer ce qui lui appartenait, à elle.  Lorsque la pendule sonna
trois heures, elle regrettait mortellement d'avoir refusé le
partage.  Une pensée lui venait bien, confuse, lointaine encore:
se lever, fouiller sous le parquet, pour que lui n'eût plus rien.
Seulement, un tel froid la glaçait qu'elle ne voulait pas y
songer.  Prendre tout, garder tout, sans qu'il osât même se
plaindre!  Et ce projet, peu à peu, s'imposait à elle, tandis
qu'une volonté, plus forte que sa résistance, grandissait, des
profondeurs inconscientes de son être.  Elle ne voulait pas, et
elle sauta brusquement du lit, car elle ne pouvait faire
autrement.  Elle haussa la mèche de la lampe, elle passa dans la
salle à manger.

Dès lors, Séverine ne trembla plus.  Ses terreurs s'en étaient
allées, elle procéda froidement, avec des gestes lents et précis
de somnambule.  Elle dut chercher le tisonnier, qui servait à
soulever la frise.  Quand le trou fut découvert, comme elle
voyait mal, elle approcha la lampe.  Mais une stupeur la cloua,
penchée, immobile: le trou était vide.  Évidemment, pendant
qu'elle courait à son rendez-vous, Roubaud était remonté,
travaillé, avant elle, de la même envie: prendre tout, garder
tout; et, d'un coup, il avait empoché les billets, pas un ne
restait.  Elle s'agenouilla, elle n'apercevait, au fond, que la
montre et la chaîne, dont l'or luisait dans la poussière des
lambourdes.  Une rage froide la tint là un instant, raidie,
demi-nue, répétant tout haut, à vingt reprises:

--Voleur!  voleur!  voleur!

Puis, d'un mouvement furieux, elle empoigna la montre, tandis
qu'une grosse araignée noire, dérangée, fuyait le long du plâtre.
A coups de talon, elle replaça la frise, et elle revint se
coucher, posant la lampe sur la table de nuit.  Quand elle eut
chaud, elle regarda la montre, qu'elle tenait dans son poing
fermé, la retourna, l'examina longuement.  Sur le boîtier, les
deux initiales du président, entrelacées, l'intéressaient.  A
l'intérieur, elle lut le numéro 2516, un chiffre de fabrication.
C'était un bijou fort dangereux à garder, car la justice
connaissait ce chiffre.  Mais, dans sa colère de n'avoir pu
sauver que ça, elle n'avait plus peur.  Même elle sentait que
c'en était fini de ses cauchemars, maintenant qu'il n'y avait
plus de cadavre sous son parquet.  Enfin, elle marcherait
tranquille chez elle, où elle voudrait.  Elle glissa la montre à
son chevet, éteignit la lampe et s'endormit.

Le lendemain, Jacques, qui avait un congé, devait attendre que
Roubaud fût parti s'installer au café du Commerce, selon son
habitude, et monter alors déjeuner avec elle.  Parfois,
lorsqu'ils osaient, ils faisaient cette partie.  Et, ce jour-là,
en mangeant, frémissante encore, elle lui parla de l'argent, lui
conta comment elle avait trouvé la cachette vide.  Sa rancune
contre son mari ne s'apaisait pas, le même cri revenait,
incessant:

--Voleur!  voleur!  voleur!

Puis, elle apporta la montre, elle voulut absolument la donner à
Jacques, malgré la répugnance qu'il montrait.

--Comprends donc, mon chéri, personne n'ira la chercher chez toi.
Si je la garde, il me la prendra encore.  Et ça, vois-tu,
j'aimerais mieux lui laisser arracher un lambeau de ma chair...
Non, il a eu trop.  Je n'en voulais pas, de cet argent.  Il me
faisait horreur, jamais je n'en aurais dépensé un sou.  Mais
est-ce qu'il avait le droit d'en profiter, lui?  Oh!  je le hais!

Elle pleurait, elle insistait, avec de telles supplications, que
le jeune homme finit par mettre la montre dans la poche de son
gilet.

Une heure se passa, et Jacques avait gardé Séverine sur ses
genoux, à moitié dévêtue encore.  Elle se renversait contre son
épaule, un bras à son cou, dans une caresse alanguie, lorsque
Roubaud, qui avait une clef, entra.  D'un saut brusque, elle fut
debout.  Mais c'était le flagrant délit, inutile de nier.  Le
mari s'était arrêté net, ne pouvant passer outre, tandis que
l'amant restait assis, stupéfié.  Alors, elle ne s'embarrassa
même pas dans une explication quelconque, elle s'avança et répéta
rageusement:

--Voleur!  voleur!  voleur!

Une seconde, Roubaud hésita.  Puis, avec le haussement d'épaules
dont il écartait tout maintenant, il entra dans la chambre, prit
un calepin de service, qu'il y avait oublié.  Mais elle le
poursuivait, l'accablait.

--Tu as fouillé, ose donc dire que tu n'as pas fouillé!...  Et tu
as tout pris, voleur!  voleur!  voleur!

Sans une parole, il traversa la salle à manger.  A la porte
seulement, il se retourna, l'enveloppa de son morne regard.

--Fous-moi la paix, hein!

Et il partit, la porte ne claqua même pas.  Il ne semblait pas
avoir vu, il n'avait fait aucune allusion à cet amant qui était
là.

Au bout d'un grand silence, Séverine se tourna vers Jacques.

--Crois-tu!

Celui-ci, qui n'avait pas dit un mot, se leva enfin.  Et il donna
son opinion.

--C'est un homme fini.

Tous deux en tombèrent d'accord.  A leur surprise de l'amant
toléré, après l'amant assassiné, succédait un dégoût pour le mari
complaisant.  Quand un homme en arrive là, il est dans la boue,
il peut rouler à tous les ruisseaux.

Dès ce jour, Séverine et Jacques eurent liberté entière.  Ils en
usèrent sans se soucier davantage de Roubaud.  Mais, à présent
que le mari ne les inquiétait plus, leur grand souci fut
l'espionnage de madame Lebleu, la voisine, toujours aux aguets.
Certainement, elle se doutait de quelque chose.  Jacques avait
beau étouffer le bruit de ses pas, à chacune de ses visites, il
voyait la porte d'en face s'entrebâiller imperceptiblement,
tandis que, par la fente, un oeil le dévisageait.  Cela devenait
intolérable, il n'osait plus monter; car, s'il se risquait, on le
savait là, une oreille venait se coller à la serrure; de sorte
qu'il n'était pas possible de s'embrasser, ni même de causer
librement.  Et ce fut alors que Séverine, exaspérée devant ce
nouvel obstacle à sa passion, reprit contre les Lebleu son
ancienne campagne pour avoir leur logement.  Il était notoire
que, de tous temps, le sous-chef l'avait occupé.  Mais ce n'était
plus la vue superbe, les fenêtres donnant sur la cour du départ
et sur les hauteurs d'Ingouville, qui la tentait.  L'unique
raison de son désir, qu'elle ne disait pas, était que le logement
avait une seconde entrée, une porte ouvrant sur un escalier de
service.  Jacques pourrait monter et s'en aller par là, sans que
madame Lebleu soupçonnât même ses visites.  Enfin, ils seraient
libres.

La bataille fut terrible.  Cette question, qui avait déjà
passionné tout le corridor, se réveilla, s'envenima d'heure en
heure.  madame Lebleu, menacée, se défendait désespérément,
certaine d'en mourir, si on l'enfermait dans le noir logement du
derrière, barré par le faîtage de la marquise, d'une tristesse de
cachot.  Comment voulait-on qu'elle vécût au fond de ce trou,
elle habituée à sa chambre si claire, ouverte sur le vaste
horizon, égayée du continuel mouvement des voyageurs?  Et ses
jambes lui défendaient toute promenade, elle n'aurait plus jamais
que la vue d'un toit de zinc, autant la tuer tout de suite.
Malheureusement, ce n'étaient là que des raisons sentimentales,
et elle était bien forcée d'avouer qu'elle tenait le logement de
l'ancien sous-chef, le prédécesseur de Roubaud, qui, célibataire,
le lui avait cédé par galanterie; même il devait exister une
lettre de son mari s'engageant à le rendre, si un nouveau
sous-chef le réclamait.  Comme on n'avait pas retrouvé la lettre
encore, elle en niait l'existence.  A mesure que sa cause se
gâtait, elle se faisait plus violente, plus agressive.  Un
moment, elle avait tâché de mettre avec elle, en la
compromettant, la femme de Moulin, l'autre sous-chef, qui avait
vu, disait-elle, des hommes embrasser madame Roubaud, dans
l'escalier; et Moulin s'était fâché, car sa femme, une douce et
très insignifiante créature, qu'on ne rencontrait jamais, jurait
en pleurant n'avoir rien vu et n'avoir rien dit.  Pendant huit
jours, ce commérage souffla la tempête, d'un bout à l'autre du
corridor.  Mais la grande faute de madame Lebleu, celle qui
devait entraîner sa défaite, était toujours d'irriter
mademoiselle Guichon, la buraliste, par son espionnage entêté:
c'était une manie, l'idée fixe que celle-ci allait chaque nuit
retrouver le chef de gare, le besoin de la surprendre, devenu
maladif, d'autant plus aigu, que depuis deux ans elle l'épiait,
sans avoir absolument rien surpris, pas un souffle.  Et elle
était certaine qu'ils couchaient ensemble, ça la rendait folle.
Aussi mademoiselle Guichon, furieuse de ne pouvoir rentrer ni
sortir sans être épiée, poussait-elle maintenant à ce qu'on la
reléguât sur la cour: un logement les séparerait, elle ne
l'aurait plus au moins en face d'elle, ne serait plus forcée de
passer devant sa porte.  Il devenait évident que M. Dabadie, le
chef de gare, jusqu'ici désintéressé dans la lutte, prenait parti
contre les Lebleu chaque jour davantage; ce qui était un signe
grave.

Des querelles encore compliquèrent la situation.  Philomène, qui
apportait maintenant ses oeufs frais à Séverine, se montrait très
insolente, chaque fois qu'elle rencontrait madame Lebleu; et,
comme celle-ci laissait exprès sa porte ouverte, pour ennuyer
tout le monde, c'étaient continuellement, au passage, des paroles
désagréables entre les deux femmes.  Cette intimité de Séverine
et de Philomène en étant venue à des confidences, la dernière
avait fini par faire les commissions de Jacques près de sa
maîtresse, lorsqu'il n'osait monter lui-même.  Elle arrivait avec
ses oeufs, changeait les rendez-vous, disait pourquoi il avait dû
être prudent la veille, racontait l'heure qu'il était resté chez
elle, à causer.  Jacques parfois, lorsqu'un obstacle l'arrêtait,
s'oubliait volontiers ainsi dans la petite maison de Sauvagnat,
le chef du dépôt.  Il y suivait son chauffeur Pecqueux, comme si,
par un besoin de s'étourdir, il redoutait de vivre toute une
soirée seul.  Même, quand le chauffeur disparaissait, en bordée
dans les cabarets de matelots, il entrait chez Philomène, la
chargeait d'un mot à dire, s'asseyait, ne partait plus.  Et elle,
peu à peu, mêlée à cet amour, s'attendrissait, car elle n'avait
connu, jusque-là, que des amants brutaux.  Les petites mains, les
façons polies de ce garçon si triste, qui avait l'air très doux,
lui semblaient des friandises auxquelles elle n'avait pas mordu
encore.  Avec Pecqueux, c'était maintenant le ménage, des
saouleries, plus de rudesses que de caresses; tandis que,
lorsqu'elle portait une parole gentille du mécanicien à la femme
du sous-chef, elle en goûtait, pour elle-même, le goût délicat de
fruit défendu.  Un jour, elle lui fit ses confidences, se
plaignit du chauffeur, un sournois, disait-elle, sous son air de
rire, très capable d'un mauvais coup, les jours où il était ivre.
Il remarqua qu'elle soignait davantage son grand corps brûlé de
maigre cavale, désirable malgré tout, avec ses beaux yeux de
passion, buvant moins, tenant la maison moins sale.  Son frère
Sauvagnat, ayant un soir entendu une voix d'homme, était entré la
main haute, pour la corriger; mais, en reconnaissant le garçon
qui causait avec elle, il avait simplement offert une bouteille
de cidre.  Jacques, bien reçu, guéri là de son frisson,
paraissait s'y plaire.  Aussi Philomène montrait-elle une amitié
de plus en plus vive pour Séverine, s'emportant contre madame
Lebleu, qu'elle traitait partout de vieille gueuse.

Une nuit qu'elle avait rencontré les deux amants derrière son
petit jardin, elle les accompagna dans l'ombre, jusqu'à la
remise, où ils se cachaient d'habitude.

--Ah bien!  vous êtes trop bonne.  Puisque le logement est à
vous, c'est moi qui l'en tirerais par les cheveux...  Tapez donc
dessus!

Mais Jacques n'était pas pour un éclat.

--Non, non, monsieur Dabadie s'en occupe, il vaut mieux attendre
que les choses se fassent régulièrement.

--Avant la fin du mois, déclara Séverine, je coucherai dans sa
chambre, et nous pourrons nous y voir à toute heure.

Malgré les ténèbres, Philomène l'avait sentie, qui, à cet espoir,
serrait le bras de son amant d'une pression tendre.  Et elle les
laissa pour rentrer chez elle.  Mais, cachée dans l'ombre, à
trente pas, elle s'arrêta, se retourna.  Cela lui causait une
grosse émotion, de les savoir ensemble.  Elle n'était pas jalouse
pourtant, elle avait le besoin ignorant d'aimer et d'être aimée
ainsi.

Jacques, chaque jour, s'assombrissait davantage.  A deux
reprises, pouvant voir Séverine, il avait inventé des prétextes;
et, s'il s'attardait parfois chez les Sauvagnat, c'était
également pour l'éviter.  Il l'aimait pourtant toujours, d'un
désir exaspéré qui n'avait fait que s'accroître.  Mais, dans ses
bras, maintenant, l'affreux mal le reprenait, un tel vertige,
qu'il s'en dégageait vite, glacé, terrifié de n'être plus lui, de
sentir la bête prête à mordre.  Il avait tâché de se rejeter dans
la fatigue des longs parcours, sollicitant des corvées
supplémentaires, passant des douze heures debout sur sa machine,
le corps brisé par la trépidation, les poumons brûlés par le
vent.  Ses camarades, eux, se plaignaient de ce dur métier de
mécanicien, qui, disaient-ils, en vingt années, mangeait un
homme; lui, aurait voulu être mangé tout de suite, il ne tombait
jamais assez de lassitude, il n'était heureux que lorsque la
Lison l'emportait, ne pensant plus, n'ayant plus que des yeux
pour voir les signaux.  A l'arrivée, le sommeil le foudroyait,
sans qu'il eût même le temps de se débarbouiller.  Seulement,
avec le réveil, revenait le tourment de l'idée fixe.  Il avait
également essayé de se reprendre de tendresse pour la Lison,
passant de nouveau des heures à la nettoyer, exigeant de Pecqueux
des aciers luisant comme de l'argent.  Les inspecteurs, qui, en
route, montaient près de lui, le félicitaient.  Il hochait la
tête, restait mécontent; car, lui, savait bien que sa machine,
depuis l'arrêt dans la neige, n'était plus la bien portante, la
vaillante d'autrefois.  Sans doute, dans la réparation des
pistons et des tiroirs, elle avait perdu de son âme, ce
mystérieux équilibre de vie, dû au hasard du montage.  Il en
souffrait, cette déchéance tournait à une amertume chagrine, au
point qu'il poursuivait ses supérieurs de plaintes
déraisonnables, demandant des réparations inutiles, imaginant des
améliorations impraticables.  On les lui refusait, il en devenait
plus sombre, convaincu que la Lison était très malade et qu'il
n'y avait désormais rien à faire de propre avec elle.  Sa
tendresse s'en décourageait: à quoi bon aimer, puisqu'il tuerait
tout ce qu'il aimerait?  Et il apportait à sa maîtresse cette
rage d'amour désespérée, que ne pouvait user ni la souffrance ni
la fatigue.

Séverine l'avait bien senti changer, et elle se désolait elle
aussi, croyant qu'il s'attristait à cause d'elle, depuis qu'il
savait.  Lorsqu'elle le voyait frémir à son cou, éviter son
baiser d'un brusque recul, n'était-ce pas qu'il se souvenait et
qu'elle lui faisait horreur?  Jamais elle n'avait osé remettre la
conversation sur ces choses.  Elle se repentait d'avoir parlé,
surprise de l'emportement de son aveu, dans ce lit étranger, où
ils avaient brûlé tous deux, ne se souvenant même plus de son
lointain besoin de confidence, comme satisfaite aujourd'hui de
l'avoir avec elle, au fond de ce secret.  Et elle l'aimait, elle
le désirait certainement davantage, depuis qu'il n'ignorait plus
rien.  C'était une passion insatiable, la femme enfin éveillée,
une créature faite uniquement pour la caresse, tout entière
amante, et qui n'était point mère.  Elle ne vivait plus que par
Jacques, elle ne mentait pas, lorsqu'elle disait son effort pour
se fondre en lui, car elle n'avait qu'un rêve, qu'il l'emportât,
qu'il la gardât dans sa chair.  Très douce toujours, très
passive, ne tenant son plaisir que de lui, elle aurait voulu des
sommeils de chatte sur ses genoux, du matin au soir.  De
l'affreux drame, elle avait simplement gardé l'étonnement d'y
avoir été mêlée; de même qu'elle semblait être restée vierge et
candide, au sortir des souillures de sa jeunesse.  Cela était
loin, elle souriait, elle n'aurait pas même eu de colère contre
son mari, s'il ne l'avait pas gênée.  Mais son exécration pour
cet homme augmentait, à mesure que grandissait sa passion, son
besoin de l'autre.  Maintenant que l'autre savait et qu'il
l'avait absoute, c'était lui le maître, celui qu'elle suivrait,
qui pouvait disposer d'elle comme de sa chose.  Elle s'était fait
donner son portrait, une carte photographique; et elle couchait
avec, elle s'endormait, la bouche collée sur l'image, très
malheureuse depuis qu'elle le voyait malheureux, sans arriver à
deviner au juste ce dont il souffrait ainsi.

Cependant, leurs rendez-vous continuaient au-dehors, en attendant
qu'ils pussent se voir tranquillement chez elle, dans le nouveau
logement conquis.  L'hiver finissait, le mois de février était
très doux.  Ils prolongeaient leurs promenades, marchaient
pendant des heures, à travers les terrains vagues de la gare; car
lui évitait de s'arrêter, et lorsqu'elle se pendait à ses
épaules, qu'il était forcé de s'asseoir et de la posséder, il
exigeait que ce fût sans lumière, dans sa terreur de frapper,
s'il apercevait un coin de sa peau nue: tant qu'il ne verrait
pas, il résisterait peut-être.  A Paris, où elle le suivait
toujours, chaque vendredi, il fermait soigneusement les rideaux,
en racontant que la pleine clarté lui coupait son plaisir.  Ce
voyage hebdomadaire, elle le faisait maintenant sans même donner
d'explication à son mari.  Pour les voisins, l'ancien prétexte,
son mal au genou, servait; et elle disait aussi qu'elle allait
embrasser sa nourrice, la mère Victoire, dont la convalescence
traînait à l'hôpital.  Tous deux encore y prenaient une grande
distraction, lui très attentif ce jour-là à la bonne conduite de
sa machine, elle ravie de le voir moins sombre, amusée elle-même
par le trajet, bien qu'elle commençât à connaître les moindres
coteaux, les moindres bouquets d'arbres du parcours.  Du Havre à
Motteville, c'étaient des prairies, des champs plats, coupés de
haies vives, plantés de pommiers; et, jusqu'à Rouen ensuite, le
pays se bossuait, désert.  Après Rouen, la Seine se déroulait.
On la traversait à Sotteville, à Oissel, à Pont-de-l'Arche; puis,
au travers des vastes plaines, sans cesse elle reparaissait,
largement déployée.  Dès Gaillon, on ne la quittait plus, elle
coulait à gauche, ralentie entre ses rives basses, bordée de
peupliers et de saules.  On filait à flanc de coteau, on ne
l'abandonnait à Bonnières, que pour la retrouver brusquement à
Rosny, au sortir du tunnel de Rolleboise.  Elle était comme la
compagne amicale du voyage.  Trois fois encore, on la
franchissait, avant l'arrivée.  Et c'était Mantes et son clocher
dans les arbres, Triel avec les taches blanches de ses
plâtrières, Poissy que l'on coupait en plein coeur, les deux
murailles vertes de la forêt de Saint-Germain, les talus de
Colombes débordant de lilas, la banlieue enfin, Paris deviné,
aperçu du pont d'Asnières, l'Arc de triomphe lointain, au-dessus
des constructions lépreuses, hérissées de cheminées d'usine.  La
machine s'engouffrait sous les Batignolles, on débarquait dans la
gare retentissante; et, jusqu'au soir, ils s'appartenaient, ils
étaient libres.  Au retour, il faisait nuit, elle fermait les
yeux, revivait son bonheur.  Mais, le matin comme le soir, chaque
fois qu'elle passait à la Croix-de-Maufras, elle avançait la
tête, jetait un coup d'oeil prudent, sans se montrer, certaine de
trouver là, devant la barrière, Flore debout, présentant le
drapeau dans sa gaine, enveloppant le train de son regard de
flamme.

Depuis que cette fille, le jour de la neige, les avait vus
s'embrasser, Jacques avait averti Séverine de se méfier d'elle.
Il n'ignorait plus de quelle passion d'enfant sauvage elle le
poursuivait, du fond de sa jeunesse, et il la sentait jalouse,
d'une énergie virile, d'une rancune débridée et meurtrière.
D'autre part, elle devait connaître beaucoup de choses, car il se
rappelait son allusion aux rapports du président avec une
demoiselle, que personne ne soupçonnait, qu'il avait mariée.  Si
elle savait cela, elle avait sûrement deviné le crime: sans doute
allait-elle parler, écrire, se venger par une dénonciation.  Mais
les journées, les semaines s'étaient écoulées, et rien ne se
produisait, il ne la trouvait toujours que plantée à son poste,
au bord de la voie, avec son drapeau, raidie.  Du plus loin
qu'elle apercevait la machine, il avait sur lui la sensation de
ses yeux ardents.  Elle le voyait malgré la fumée, le prenait
tout entier, l'accompagnait dans l'éclair de la vitesse, au
milieu du tonnerre des roues.  Et le train, en même temps, était
sondé, transpercé, visité, de la première à la dernière voiture.
Toujours, elle découvrait l'autre, la rivale, que maintenant elle
savait là, chaque vendredi.  L'autre avait beau n'avancer qu'un
peu la tête, par un besoin impérieux de voir: elle était vue,
leurs regards à toutes deux se croisaient comme des épées.  Déjà
le train fuyait, dévorant, et il y en avait une qui restait par
terre, impuissante à le suivre, dans la rage de ce bonheur qu'il
emportait.  Elle semblait grandir, Jacques la retrouvait plus
haute, à chaque voyage, inquiet désormais de ce qu'elle ne
faisait rien, se demandant quel projet allait mûrir dans cette
grande fille sombre, dont il ne pouvait éviter l'immobile
apparition.

Un employé aussi, Henri Dauvergne, le conducteur-chef, gênait
Séverine et Jacques.  Il avait justement la conduite de ce train
du vendredi, et il se montrait d'une amabilité importune pour la
jeune femme.  S'étant aperçu de sa liaison avec le mécanicien, il
se disait que son tour viendrait peut-être.  Au départ du Havre,
les matins qu'il était de service, Roubaud en ricanait, tellement
les attentions d'Henri devenaient claires: il réservait tout un
compartiment pour elle, il l'installait, tâtait la bouillotte.
Un jour même, le mari, qui continuait tranquillement de parler à
Jacques, lui avait montré, d'un clignement d'yeux, le manège du
jeune homme, comme pour lui demander s'il tolérait ça.
D'ailleurs, dans les querelles, il accusait carrément sa femme de
coucher avec les deux.  Elle s'était imaginé un instant que
Jacques le croyait et que, de là, venaient ses tristesses.  Au
milieu d'une crise de sanglots, elle avait protesté de son
innocence, en lui disant de la tuer, si elle était infidèle.
Alors, il avait plaisanté, très pâle, l'embrassant, lui répondant
qu'il la savait honnête et qu'il espérait bien ne jamais tuer
personne.

Mais les premières soirées de mars furent affreuses, ils durent
interrompre leurs rendez-vous; et les voyages à Paris, les
quelques heures de liberté, cherchées si loin, ne suffisaient
plus à Séverine.  C'était, en elle, un besoin grandissant d'avoir
Jacques à elle, tout à elle, de vivre ensemble, les jours, les
nuits, sans jamais plus se quitter.  Son exécration pour son mari
s'aggravait, la simple présence de cet homme la jetait dans une
excitation maladive, intolérable.  Si docile, d'une complaisance
de femme tendre, elle s'irritait dès qu'il s'agissait de lui,
s'emportait au moindre obstacle qu'il mettait à ses volontés.
Alors, il semblait que l'ombre de ses cheveux noirs assombrissait
le bleu limpide de ses yeux.  Elle devenait farouche, elle
l'accusait d'avoir gâté son existence, à ce point que la vie
était désormais impossible, côte à côte.  N'était-ce pas lui qui
avait tout fait?  si plus rien n'existait de leur ménage, si elle
avait un amant, n'était-ce pas sa faute?  La tranquillité pesante
où elle le voyait, le coup d'oeil indifférent dont il accueillait
ses colères, son dos rond, son ventre élargi, toute cette graisse
morne qui ressemblait à du bonheur, achevait de l'exaspérer, elle
qui souffrait.  Rompre, s'éloigner, aller recommencer de vivre
ailleurs, elle ne songeait plus qu'à cela.  Oh!  recommencer,
faire surtout que le passé ne fût pas, recommencer la vie avant
toutes ces abominations, se retrouver telle qu'elle était à
quinze ans, et aimer, et être aimée, et vivre comme elle rêvait
de vivre alors!  Pendant huit jours, elle caressa un projet de
fuite: elle partait avec Jacques, ils se cachaient en Belgique,
ils s'y installaient en jeune ménage laborieux.  Mais elle ne lui
en parla même pas, tout de suite des empêchements s'étaient
produits, l'irrégularité de la situation, le tremblement
continuel où ils seraient, surtout l'ennui de laisser à son mari
sa fortune, l'argent, la Croix-de-Maufras.  Par une donation au
dernier vivant, ils s'étaient tout légué; et elle se trouvait en
sa puissance, dans cette tutelle légale de la femme, qui liait
ses mains.  Plutôt que de partir en abandonnant un sou, elle
aurait préféré mourir là.  Un jour qu'il remonta, livide, dire
qu'en traversant devant une locomotive, il avait senti le tampon
lui effleurer le coude, elle songea que, s'il était mort, elle
serait libre.  Elle le regardait de ses grands yeux fixes:
pourquoi donc ne mourait-il pas, puisqu'elle ne l'aimait plus, et
qu'il gênait tout le monde, maintenant?

Dès lors, le rêve de Séverine changea.  Roubaud était mort
d'accident, et elle partait avec Jacques pour l'Amérique.  Mais
ils étaient mariés, ils avaient vendu la Croix-de-Maufras,
réalisé toute la fortune.  Derrière eux, ils ne laissaient aucune
crainte.  S'ils s'expatriaient, c'était pour renaître, aux bras
l'un de l'autre.  Là-bas, rien ne serait plus de ce qu'elle
voulait oublier, elle pourrait croire que la vie était neuve.
Puisqu'elle s'était trompée, elle reprendrait au commencement
l'expérience du bonheur.  Lui, trouverait bien une occupation;
elle-même entreprendrait quelque chose; ce serait la fortune, des
enfants sans doute, une existence nouvelle de travail et de
félicité.  Dès qu'elle était seule, le matin au lit, la journée
en brodant, elle retombait dans cette imagination, la corrigeait,
l'élargissait, y ajoutait sans cesse des détails heureux,
finissait par se croire comblée de joie et de biens.  Elle, qui
autrefois sortait si rarement, avait à cette heure la passion
d'aller voir les paquebots partir: elle descendait sur la jetée,
s'accoudait, suivait la fumée du navire jusqu'à ce qu'elle se fût
confondue avec les brumes du large; et elle se dédoublait, se
croyait sur le pont avec Jacques, déjà loin de France, en route
pour le paradis rêvé.

Un soir du milieu de mars, le jeune homme, s'étant risqué à
monter la voir chez elle, lui conta qu'il venait d'amener de
Paris, dans son train, un de ses anciens camarades d'école, qui
partait pour New York, exploiter une invention nouvelle, une
machine à fabriquer des boutons; et, comme il lui fallait un
associé, un mécanicien, il lui avait même offert de le prendre
avec lui.  Oh!  une affaire superbe, qui ne nécessiterait guère
qu'un apport d'une trentaine de mille francs, et où il y avait
peut-être des millions à gagner.  Il disait cela pour causer
simplement, ajoutant d'ailleurs qu'il avait, bien entendu, refusé
l'offre.  Cependant, il en restait le coeur un peu gros, car il
est dur tout de même de renoncer à la fortune, quand elle se
présente.

Séverine l'écoutait, debout, les regards perdus.  N'était-ce pas
son rêve qui allait se réaliser?

--Ah!  murmura-t-elle enfin, nous partirions demain...

Il leva la tête, surpris.

--Comment, nous partirions?

--Oui, s'il était mort.

Elle n'avait pas nommé Roubaud, ne le désignant que d'un
mouvement du menton.  Mais il avait compris, il eut un geste
vague, pour dire que, par malheur, il n'était pas mort.

--Nous partirions, reprit-elle de sa voix lente et profonde, nous
serions si heureux, là-bas!  Les trente mille francs, je les
aurais en vendant la propriété; et j'aurais encore de quoi nous
installer...  Toi, tu ferais valoir tout ça; moi, j'arrangerais
un petit intérieur, où nous nous aimerions de toute notre
force...  Oh!  ce serait bon, ce serait si bon!

Et elle ajouta très bas:

--Loin de tout souvenir, rien que des jours nouveaux devant nous!

Il était envahi d'une grande douceur, leurs mains se joignirent,
se serrèrent instinctivement, et ni l'un ni l'autre ne causait
plus, absorbés tous deux en cet espoir.  Puis, ce fut elle encore
qui parla.

--Tu devrais quand même revoir ton ami avant son départ, et le
prier de ne pas prendre un associé sans te prévenir.

De nouveau, il s'étonnait.

--Pourquoi donc?

--Mon Dieu!  est-ce qu'on sait?  L'autre jour, avec cette
locomotive, une seconde de plus, et j'étais libre...  On est
vivant le matin, n'est-ce pas?  on est mort le soir.

Elle le regardait fixement, elle répéta:

--Ah!  s'il était mort!

--Tu ne veux pourtant pas que je le tue?  demanda-t-il, en
essayant de sourire.

A trois reprises, elle dit non; mais ses yeux disaient oui, ses
yeux de femme tendre, toute à l'inexorable cruauté de sa passion.
Puisqu'il en avait tué un autre, pourquoi ne l'aurait-on pas tué?
Cela venait de pousser en elle, brusquement, comme une
conséquence, une fin nécessaire.  Le tuer et s'en aller, rien de
si simple.  Lui mort, tout finirait, elle pourrait tout
recommencer.  Déjà, elle ne voyait plus d'autre dénouement
possible, sa résolution était prise, absolue; tandis que, d'un
branle léger, elle continuait à dire non, n'ayant pas le courage
de sa violence.

Lui, adossé au buffet, affectait toujours de sourire.  Il venait
d'apercevoir le couteau qui traînait là.

--Si tu veux que je le tue, il faut que tu me donnes le
couteau...  J'ai déjà la montre, ça me fera un petit musée.

Il riait plus fort.  Elle répondit gravement:

--Prends le couteau.

Et, lorsqu'il l'eut mis dans sa poche, comme pour pousser la
plaisanterie jusqu'au bout, il l'embrassa.

--Eh bien!  maintenant, bonsoir...  Je vais tout de suite voir
mon ami, je lui dirai d'attendre...  Samedi, s'il ne pleut pas,
viens donc me rejoindre derrière la maison des Sauvagnat.  Hein?
c'est entendu...  Et sois tranquille, nous ne tuerons personne,
c'est pour rire.

Cependant, malgré l'heure tardive, Jacques descendit vers le
port, pour trouver, à l'hôtel où il devait coucher, le camarade
qui partait le lendemain.  Il lui parla d'un héritage possible,
demanda quinze jours, avant de lui donner une réponse définitive.
Puis, en revenant vers la gare, par les grandes avenues noires,
il songea, s'étonna de sa démarche.  Avait-il donc résolu de tuer
Roubaud, puisqu'il disposait déjà de sa femme et de son argent?
Non, certes, il n'avait rien décidé, il ne se précautionnait sans
doute ainsi, que dans le cas où il se déciderait.  Mais le
souvenir de Séverine s'évoqua, la pression brûlante de sa main,
son regard fixe qui disait oui, lorsque sa bouche disait non.
évidemment, elle voulait qu'il tuât l'autre.  Il fut pris d'un
grand trouble, qu'allait-il faire?

Rentré rue François-Mazeline, couché près de Pecqueux, qui
ronflait, Jacques ne put dormir.  Malgré lui, son cerveau
travaillait sur cette idée de meurtre, ce canevas d'un drame
qu'il arrangeait, dont il calculait les plus lointaines
conséquences.  Il cherchait, il discutait les raisons pour, les
raisons contre.  En somme, à la réflexion, froidement, sans
fièvre aucune, toutes étaient pour.  Roubaud n'était-il pas
l'unique obstacle à son bonheur?  Lui mort, il épousait Séverine
qu'il adorait, il ne se cachait plus, la possédait à jamais, tout
entière.  Puis, il y avait l'argent, une fortune.  Il quittait
son dur métier, devenait patron à son tour, dans cette Amérique,
dont il entendait les camarades causer comme d'un pays où les
mécaniciens remuaient l'or à la pelle.  Son existence nouvelle,
là-bas, se déroulait en un rêve: une femme qui l'aimait
passionnément, des millions à gagner tout de suite, la vie large,
l'ambition illimitée, ce qu'il voudrait.  Et, pour réaliser ce
rêve, rien qu'un geste à faire, rien qu'un homme à supprimer, la
bête, la plante qui gêne la marche, et qu'on écrase.  Il n'était
pas même intéressant, cet homme, engraissé, alourdi à cette
heure, enfoncé dans cet amour stupide du jeu, où sombraient ses
anciennes énergies.  Pourquoi l'épargner?  Aucune circonstance,
absolument aucune ne plaidait en sa faveur.  Tout le condamnait,
puisque, en réponse à chaque question, l'intérêt des autres était
qu'il mourût.  Hésiter serait imbécile et lâche.

Mais Jacques, dont le dos brûlait, et qui s'était mis sur le
ventre, se retourna d'un bond, dans le sursaut d'une pensée,
vague jusque-là, brusquement si aiguë, qu'il l'avait sentie comme
une pointe, en son crâne.  Lui, qui, dès l'enfance, voulait tuer,
qui était ravagé jusqu'à la torture par l'horreur de cette idée
fixe, pourquoi donc ne tuait-il pas Roubaud?  Peut-être, sur
cette victime choisie, assouvirait-il à jamais son besoin de
meurtre; et, de la sorte, il ne ferait pas seulement une bonne
affaire, il serait en outre guéri.  Guéri, mon Dieu!  ne plus
avoir ce frisson du sang, pouvoir posséder Séverine, sans cet
éveil farouche de l'ancien mâle, emportant à son cou les femelles
éventrées!  Une sueur l'inonda, il se vit le couteau au poing,
frappant à la gorge Roubaud, comme celui-ci avait frappé le
président, et satisfait, et rassasié, à mesure que la plaie
saignait sur ses mains.  Il le tuerait, il était résolu, puisque
là était la guérison, la femme adorée, la fortune.  A en tuer un,
s'il devait tuer, c'était celui-là qu'il tuerait, sachant au
moins ce qu'il faisait, raisonnablement, par intérêt et par
logique.

Cette décision prise, comme trois heures du matin venaient de
sonner, Jacques tâcha de dormir.  Il perdait déjà connaissance,
lorsqu'une secousse profonde le souleva, le fit asseoir dans son
lit, étouffant.  Tuer cet homme, mon Dieu!  en avait-il le droit?
Quand une mouche l'importunait, il la broyait d'une tape.  Un
jour qu'un chat s'était embarrassé dans ses jambes, il lui avait
cassé les reins d'un coup de pied, sans le vouloir il est vrai.
Mais cet homme, son semblable!  Il dut reprendre tout son
raisonnement, pour se prouver son droit au meurtre, le droit des
forts que gênent les faibles, et qui les mangent.  C'était lui, à
cette heure, que la femme de l'autre aimait, et elle-même voulait
être libre de l'épouser, de lui apporter son bien.  Il ne faisait
qu'écarter l'obstacle, simplement.  Est-ce que, dans les bois, si
deux loups se rencontrent, lorsqu'une louve est là, le plus
solide ne se débarrasse pas de l'autre, d'un coup de gueule?  Et,
anciennement, quand les hommes s'abritaient, comme les loups, au
fond des cavernes, est-ce que la femme désirée n'était pas à
celui de la bande qui la pouvait conquérir, dans le sang des
rivaux?  Alors, puisque c'était la loi de la vie, on devait y
obéir, en dehors des scrupules qu'on avait inventés plus tard,
pour vivre ensemble.  Peu à peu, son droit lui sembla absolu, il
sentit renaître sa résolution entière: dès le lendemain, il
choisirait le lieu et l'heure, il préparerait l'acte.  Le mieux,
sans doute, serait de poignarder Roubaud la nuit, dans la gare,
pendant une de ses rondes, de façon à faire croire que des
maraudeurs, surpris, l'avaient tué.  Là-bas, derrière les tas de
charbon, il savait un bon endroit, si l'on pouvait l'y attirer.
Malgré son effort pour s'endormir, maintenant il arrangeait la
scène, discutait où il se placerait, comment il frapperait, afin
de l'étendre raide; et, sourdement, invinciblement, tandis qu'il
descendait aux plus petits détails, sa répugnance revenait, une
protestation intérieure qui le souleva de nouveau tout entier.
Non, non, il ne frapperait pas!  Cela lui paraissait monstrueux,
inexécutable, impossible.  En lui, l'homme civilisé se révoltait,
la force acquise de l'éducation, le lent et indestructible
échafaudage des idées transmises.  On ne devait pas tuer, il
avait sucé cela avec le lait des générations; son cerveau affiné,
meublé de scrupules, repoussait le meurtre avec horreur, dès
qu'il se mettait à le raisonner.  Oui, tuer dans un besoin, dans
un emportement de l'instinct!  Mais tuer en le voulant, par
calcul et par intérêt, non, jamais, jamais il ne pourrait!

Le jour naissait, lorsque Jacques parvint à s'assoupir, et d'une
somnolence si légère, que le débat continuait confusément en lui,
abominable.  Les journées qui suivirent furent les plus
douloureuses de son existence.  Il évitait Séverine, il lui avait
fait dire de ne pas se trouver au rendez-vous du samedi,
craignant ses yeux.  Mais, le lundi, il dut la revoir; et, comme
il le redoutait, ses grands yeux bleus, si doux, si profonds,
l'emplirent d'angoisse.  Elle ne parla pas de cela, elle n'eut
pas un geste, pas une parole pour le pousser.  Seulement, ses
yeux n'étaient pleins que de la chose, l'interrogeaient, le
suppliaient.  Il ne savait comment en éviter l'impatience et le
reproche, toujours il les retrouvait fixés sur les siens, avec
l'étonnement qu'il pût hésiter à être heureux.  Quand il la
quitta, il l'embrassa, d'une étreinte brusque, pour lui faire
entendre qu'il était résolu.  Il l'était en effet, il le fut
jusqu'au bas de l'escalier, retomba dans la lutte de sa
conscience.  Lorsqu'il la revit, le surlendemain, il avait la
pâleur confuse, le regard furtif d'un lâche, qui recule devant un
acte nécessaire.  Elle éclata en sanglots, sans rien dire,
pleurant à son cou, horriblement malheureuse; et lui, bouleversé,
débordait du mépris de lui-même.  Il fallait en finir.

--Jeudi, là-bas, veux-tu?  demanda-t-elle à voix basse.

--Oui, jeudi, je t'attendrai.

Ce jeudi-là, la nuit fut très noire, un ciel sans étoiles, opaque
et sourd, chargé des brumes de la mer.  Comme d'habitude,
Jacques, arrivé le premier, debout derrière la maison des
Sauvagnat, guetta la venue de Séverine.  Mais les ténèbres
étaient si épaisses, et elle accourait d'un pas si léger, qu'il
tressaillit, frôlé par elle, sans l'avoir aperçue.  Déjà, elle
était dans ses bras, inquiète de le sentir tremblant.

--Je t'ai fait peur, murmura-t-elle.

--Non, non, je t'attendais...  Marchons, personne ne peut nous
voir.

Et, les bras liés à la taille, doucement, ils se promenèrent par
les terrains vagues.  De ce côté du dépôt, les becs de gaz
étaient rares; certains enfoncements d'ombre en manquaient tout à
fait; tandis qu'ils pullulaient au loin, vers la gare, pareils à
des étincelles vives.

Longtemps, ils allèrent ainsi, sans une parole.  Elle avait posé
la tête à son épaule, elle la haussait parfois, le baisait au
menton; et, se penchant, il lui rendait ce baiser sur la tempe, à
la racine des cheveux.  Le coup grave et unique d'une heure du
matin venait de sonner aux églises lointaines.  S'ils ne
parlaient pas, c'était qu'ils s'entendaient penser, dans leur
étreinte.  Ils ne pensaient qu'à cela, ils ne pouvaient plus être
ensemble, sans en être obsédés.  Le débat continuait, à quoi bon
dire tout haut des mots inutiles, puisqu'il fallait agir?
Lorsqu'elle se haussait contre lui, pour une caresse, elle
sentait le couteau, bossuant la poche du pantalon.  Était-ce donc
qu'il fût résolu?

Mais ses pensées la débordaient, ses lèvres s'ouvrirent, d'un
souffle à peine distinct.

--Tout à l'heure, il est remonté, je ne savais pas pourquoi...
Puis, je l'ai vu prendre son revolver, qu'il avait oublié...
C'est, à coup sûr, qu'il va faire une ronde.

Le silence retomba, et vingt pas plus loin seulement, il dit à
son tour:

--Des maraudeurs, la nuit dernière, ont enlevé du plomb par
ici...  Il viendra tout à l'heure, c'est certain.

Alors, elle eut un petit frémissement, et tous deux redevinrent
muets, marchant d'un pas ralenti.  Un doute l'avait prise:
était-ce bien le couteau qui renflait sa poche?  A deux reprises,
elle le baisa, pour mieux se rendre compte.  Puis, comme, à se
frotter ainsi, le long de sa jambe, elle restait incertaine, elle
laissa pendre sa main, tâta en le baisant encore.  C'était bien
le couteau.  Mais lui, ayant compris, l'avait brusquement
étouffée sur sa poitrine; et il lui bégaya à l'oreille:

--Il va venir, tu seras libre.

Le meurtre était décidé, il leur sembla qu'ils ne marchaient
plus, qu'une force étrangère les portait au ras du sol.  Leurs
sens avaient pris subitement une acuité extrême, le toucher
surtout, car leurs mains l'une dans l'autre s'endolorissaient, le
moindre effleurement de leurs lèvres devenait pareil à un coup
d'ongle.  Ils entendaient aussi les bruits qui se perdaient tout
à l'heure, le roulement, le souffle lointain des machines, des
chocs assourdis, des pas errants, au fond des ténèbres.  Et ils
voyaient la nuit, ils distinguaient les taches noires des choses,
comme si un brouillard s'en était allé de leurs paupières: une
chauve-souris passa, dont ils purent suivre les crochets
brusques.  Au coin d'un tas de charbon, ils s'étaient arrêtés,
immobiles, les oreilles et les yeux aux aguets, dans une tension
de tout leur être.  Maintenant, ils chuchotaient.

--N'as-tu pas entendu, là-bas, un cri d'appel?

--Non, c'est un wagon qu'on remise.

--Mais là, sur notre gauche, quelqu'un marche.  Le sable a crié.

--Non, non, des rats courent dans les tas, le charbon déboule.

Des minutes s'écoulèrent.  Soudain, ce fut elle qui l'étreignit
plus fort.

--Le voici.

--Où donc?  je ne vois rien.

--Il a tourné le hangar de la petite vitesse, il vient droit à
nous...  Tiens!  son ombre qui passe sur le mur blanc!

--Tu crois, ce point sombre...  Il est donc seul?

--Oui, seul, il est seul.

Et, à ce moment décisif, elle se jeta éperdument à son cou, elle
colla sa bouche ardente contre la sienne.  Ce fut un baiser de
chair vive, prolongé, où elle aurait voulu lui donner de son
sang.  Comme elle l'aimait et comme elle exécrait l'autre!  Ah!
si elle avait osé, déjà vingt fois elle-même aurait fait la
besogne, pour lui en éviter l'horreur; mais ses mains
défaillaient, elle se sentait trop douce, il fallait la poigne
d'un homme.  Et ce baiser qui n'en finissait pas, c'était tout ce
qu'elle pouvait lui souffler de son courage, la possession pleine
qu'elle lui promettait, la communion de son corps.  Au loin, une
machine sifflait, jetant à la nuit une plainte de mélancolique
détresse; à coups réguliers, on entendait un fracas, le choc d'un
marteau géant, venu on ne savait d'où; tandis que les brumes,
montées de la mer, mettaient au ciel le défilé d'un chaos en
marche, dont les déchirures errantes semblaient par moments
éteindre les étincelles vives des becs de gaz.  Lorsqu'elle ôta
sa bouche enfin, elle n'avait plus rien à elle, tout entière elle
crut être passée en lui.

D'un geste prompt, il avait déjà ouvert le couteau.  Mais il eut
un juron étouffé.

--Nom de Dieu!  c'est fichu, il s'en va!

C'était vrai, l'ombre mouvante, après s'être approchée d'eux, à
une cinquantaine de pas, venait de tourner à gauche et
s'éloignait, du pas régulier d'un surveillant de nuit, que rien
n'inquiète.

Alors, elle le poussa.

--Va, va donc!

Et tous deux partirent, lui devant, elle dans ses talons, tous
deux filèrent, se glissèrent derrière l'homme, en chasse, évitant
le bruit.  Un instant, au coin des ateliers de réparation, ils le
perdirent de vue; puis, comme ils coupaient court en traversant
une voie de garage, ils le retrouvèrent, à vingt pas au plus.
Ils durent profiter des moindres bouts de mur pour s'abriter, un
simple faux pas les aurait trahis.

--Nous ne l'aurons pas, gronda-t-il, sourdement.  S'il atteint le
poste de l'aiguilleur, il s'échappe.

Elle, toujours, répétait dans son cou:

--Va, va donc!

A cette minute, par ces vastes terrains plats, noyés de ténèbres,
au milieu de cette désolation nocturne d'une grande gare, il
était résolu, comme dans la solitude complice d'un coupe-gorge.
Et, tout en hâtant furtivement le pas, il s'excitait, se
raisonnait encore, se donnait les arguments qui allaient faire de
ce meurtre une action sage, légitime, logiquement débattue et
décidée.  C'était bien un droit qu'il exerçait, le droit même de
vie, puisque ce sang d'un autre était indispensable à son
existence même.  Rien que ce couteau à enfoncer, et il avait
conquis le bonheur.

--Nous ne l'aurons pas, nous ne l'aurons pas, répéta-t-il
furieusement, en voyant l'ombre dépasser le poste de
l'aiguilleur.  C'est fichu, le voilà qui file.

Mais, de sa main nerveuse, brusquement elle l'empoigna au bras,
l'immobilisa contre elle.

--Vois, il revient!

Roubaud, en effet, revenait.  Il avait tourné à droite, puis il
redescendit.  Peut-être, derrière son dos, avait-il eu la
sensation vague des meurtriers lancés sur sa piste.  Pourtant, il
continuait à marcher de son pas tranquille, en gardien
consciencieux, qui ne veut pas rentrer, sans avoir donné son coup
d'oeil partout.

Arrêtés net dans leur course, Jacques et Séverine ne bougeaient
plus.  Le hasard les avait plantés à l'angle même d'un tas de
charbon.  Ils s'y adossèrent, semblèrent y entrer, l'échine
collée au mur noir, confondus, perdus dans cette mare d'encre.
Ils étaient sans souffle.

Et Jacques regardait Roubaud venir droit à eux.  Trente mètres à
peine les séparaient, chaque pas diminuait la distance,
régulièrement, rythmé comme par le balancier inexorable du
destin.  Encore vingt pas, encore dix pas: il l'aurait devant
lui, il lèverait le bras de cette façon, lui planterait le
couteau dans la gorge, en tirant de droite à gauche, pour
étouffer le cri.  Les secondes lui semblaient interminables, un
tel flot de pensées traversait le vide de son crâne, que la
mesure du temps en était abolie.  Toutes les raisons qui le
déterminaient défilèrent une fois de plus, il revit nettement le
meurtre, les causes et les conséquences.  Encore cinq pas.  Sa
résolution, tendue à se rompre, restait inébranlable.  Il voulait
tuer, il savait pourquoi il tuerait.

Mais, à deux pas, à un pas, ce fut une débâcle.  Tout croula en
lui, d'un coup.  Non, non!  il ne tuerait point, il ne pouvait
tuer ainsi cet homme sans défense.  Le raisonnement ne ferait
jamais le meurtre, il fallait l'instinct de mordre, le saut qui
jette sur la proie, la faim ou la passion qui la déchire.
Qu'importait si la conscience n'était faite que des idées
transmises par une lente hérédité de justice!  Il ne se sentait
pas le droit de tuer, et il avait beau faire, il n'arrivait pas à
se persuader qu'il pouvait le prendre.

Roubaud, tranquillement, passa.  Son coude effleura les deux
autres dans le charbon.  Une haleine les eut décelés; mais ils
restèrent comme morts.  Le bras ne se leva point, n'enfonça point
le couteau.  Rien ne fit frémir les ténèbres épaisses, pas même
un frisson.  Déjà, il était loin, à dix pas, qu'immobiles encore,
le dos cloué au tas noir, tous deux demeuraient sans souffle,
dans l'épouvante de cet homme seul, désarmé, qui venait de les
frôler, d'une marche si paisible.

Jacques eut un sanglot étouffé de rage et de honte.

--Je ne peux pas!  je ne peux pas!

Il voulut reprendre Séverine, s'appuyer à elle, dans un besoin
d'être excusé, consolé.  Sans dire une parole, elle s'échappa.
Il avait allongé les mains, n'avait senti que sa jupe glisser
entre ses doigts; et il entendait seulement sa fuite légère.  En
vain, il la poursuivit un instant, car cette brusque disparition
achevait de le bouleverser.  était-elle donc si fâchée de sa
faiblesse?  Le méprisait-elle?  La prudence l'empêcha de la
rejoindre.  Mais, quand il se retrouva seul dans ces vastes
terrains plats, tachés des petites larmes jaunes du gaz, un
affreux désespoir le prit, il se hâta d'en sortir, d'aller abîmer
sa tête au fond de son oreiller, pour y anéantir l'abomination de
son existence.

Ce fut une dizaine de jours plus tard, vers la fin de mars, que
les Roubaud triomphèrent enfin des Lebleu.  L'administration
avait reconnu juste leur demande, appuyée par M. Dabadie;
d'autant plus que la fameuse lettre du caissier, s'engageant à
rendre le logement, si un nouveau sous-chef le réclamait, venait
d'être retrouvée par mademoiselle Guichon, en cherchant d'anciens
comptes dans les archives de la gare.  Et, tout de suite, madame
Lebleu, exaspérée de sa défaite, parla de déménager: puisqu'on
voulait sa mort, autant valait-il en finir sans attendre.
Pendant trois jours, ce déménagement mémorable enfiévra le
couloir.  La petite madame Moulin elle-même, si effacée, qu'on ne
voyait jamais ni entrer ni sortir, s'y compromit, en portant la
table à ouvrage de Séverine d'un logement dans l'autre.  Mais
Philomène surtout souffla la discorde, venue là pour aider dès la
première heure, faisant les paquets, bousculant les meubles,
envahissant le logement du devant, avant que la locataire l'eût
quitté; et ce fut elle qui l'en expulsa, au milieu de la
débandade des deux mobiliers, mêlés, confondus, dans le
transbordement.  Elle en était arrivée à montrer, pour Jacques et
pour tout ce qu'il aimait, un tel zèle, que Pecqueux, étonné,
pris de soupçon, lui avait demandé de son mauvais air sournois,
son air d'ivrogne vindicatif, si c'était à cette heure qu'elle
couchait avec son mécanicien, en l'avertissant qu'il leur
réglerait leur compte à tous les deux, le jour où il les
surprendrait.  Son coup de coeur pour le jeune homme en avait
grandi, elle se faisait leur servante, à lui et à sa maîtresse,
dans l'espoir de l'avoir aussi un peu à elle, en se mettant entre
eux.  Lorsqu'elle eut emporté la dernière chaise, les portes
battirent.  Puis, ayant aperçu un tabouret oublié par la
caissière, elle rouvrit, le jeta à travers le corridor.  C'était
fini.

Alors, lentement, l'existence reprit son train monotone.  Pendant
que madame Lebleu, sur le derrière, clouée par ses rhumatismes au
fond de son fauteuil, se mourait d'ennui, avec de grosses larmes
dans les yeux, à ne plus voir que le zinc de la marquise barrant
le ciel, Séverine travaillait à son interminable couvre-pied,
installée près d'une des fenêtres du devant.  Elle avait, sous
elle, l'agitation gaie de la cour du départ, le continuel flot
des piétons et des voitures; déjà, le printemps hâtif verdissait
les bourgeons des grands arbres, au bord des trottoirs; et,
au-delà, les coteaux lointains d'Ingouville déroulaient leurs
pentes boisées, que piquaient les taches blanches des maisons de
campagne.  Mais elle s'étonnait de prendre si peu de plaisir à
réaliser enfin ce rêve, être là, dans ce logement convoité, avoir
devant soi de l'espace, du jour, du soleil.  Même, comme sa femme
de ménage, la mère Simon, grognait, furieuse de ne pas retrouver
ses habitudes, elle en était impatientée, elle regrettait par
moments son ancien trou, ainsi qu'elle disait, où la saleté se
voyait moins.  Roubaud, lui, avait simplement laissé faire.  Il
ne semblait pas savoir qu'il eût changé de niche: souvent encore
il se trompait, ne s'apercevait de sa méprise que lorsque sa
nouvelle clef n'entrait pas dans l'ancienne serrure.  D'ailleurs,
il s'absentait de plus en plus, la désorganisation continuait.
Un instant, cependant, il parut se ranimer, sous le réveil de ses
idées politiques; non qu'elles fussent très nettes, très
ardentes; mais il gardait à coeur son affaire avec le
sous-préfet, qui avait failli lui coûter son emploi.  Depuis que
l'empire, ébranlé par les élections générales, traversait une
crise terrible, il triomphait, il répétait que ces gens-là ne
seraient pas toujours les maîtres.  Un avertissement amical de
M. Dabadie, prévenu par mademoiselle Guichon, devant laquelle le
propos révolutionnaire avait été tenu, suffit du reste à le
calmer.  Puisque le couloir était tranquille et que l'on vivait
d'accord, maintenant que madame Lebleu s'affaiblissait, tuée de
tristesse, pourquoi des ennuis nouveaux, avec les affaires du
gouvernement?  Il eut un simple geste, il s'en moquait bien de la
politique, comme de tout!  Et, plus gras chaque jour, sans un
remords, il s'en allait de son pas alourdi, le dos indifférent.

Entre Jacques et Séverine, la gêne avait grandi, depuis qu'ils
pouvaient se rencontrer à toute heure.  Plus rien ne les
empêchait d'être heureux, il la montait voir par l'autre
escalier, quand il lui plaisait, sans crainte d'être espionné; et
le logement leur appartenait, il aurait couché là, s'il en avait
eu l'audace.  Mais c'était l'irréalisé, l'acte voulu, consenti
par eux deux, qu'il n'accomplissait pas et dont la pensée,
désormais, mettait entre eux un malaise, un mur infranchissable.
Lui, qui apportait la honte de sa faiblesse, la trouvait chaque
fois plus sombre, malade d'inutile attente.  Leurs lèvres ne se
cherchaient même plus, car cette demi-possession, ils l'avaient
épuisée; c'était tout le bonheur qu'ils voulaient, le départ, le
mariage là-bas, l'autre vie.

Un soir, Jacques trouva Séverine en larmes; et, lorsqu'elle
l'aperçut, elle ne s'arrêta pas, elle sanglota plus fort, pendue
à son cou.  Déjà elle avait pleuré ainsi, mais il l'apaisait
d'une étreinte; tandis que, sur son coeur, il la sentait cette
fois ravagée d'un désespoir grandissant, à mesure qu'il la
pressait davantage.  Il fut bouleversé, il finit par lui prendre
la tête entre ses deux mains; et, la regardant de tout près, au
fond de ses yeux noyés, il jura, comprenant bien que, si elle se
désespérait ainsi, c'était d'être femme, de ne point oser frapper
elle-même, dans sa douceur passive.

--Pardonne-moi, attends encore...  Je te le jure, bientôt, dès
que je pourrai.

Tout de suite, elle avait collé sa bouche à la sienne, comme pour
sceller ce serment, et ils eurent un de ces baisers profonds, où
ils se confondaient, dans la communion de leur chair.

Tante Phasie était morte, le jeudi soir, à neuf heures, dans une
dernière convulsion; et, vainement, Misard, qui attendait près de
son lit, avait essayé de lui fermer les paupières: les yeux
obstinés restaient ouverts, la tête s'était raidie, penchée un
peu sur l'épaule, comme pour regarder dans la chambre, tandis
qu'un retrait des lèvres semblait les retrousser, d'un rire
goguenard.  Une seule chandelle brûlait, plantée au coin d'une
table, près d'elle.  Et les trains qui, depuis neuf heures,
passaient là, à toute vitesse, dans l'ignorance de cette morte
tiède encore, l'ébranlaient une seconde, sous la flamme
vacillante de la chandelle.

Tout de suite, Misard, pour se débarrasser de Flore, l'envoya
déclarer le décès à Doinville.  Elle ne pouvait pas être de
retour avant onze heures, il avait deux heures devant lui.
Tranquillement, il se coupa d'abord un morceau de pain, car il se
sentait le ventre vide, n'ayant pas dîné, à cause de cette agonie
qui n'en finissait plus.  Et il mangeait debout, allant et
venant, rangeant les choses.  Des quintes de toux l'arrêtaient,
plié en deux, à moitié mort lui-même, si maigre, si chétif, avec
ses yeux ternes et ses cheveux décolorés, qu'il ne paraissait pas
devoir jouir longtemps de sa victoire.  N'importe, il l'avait
mangée, cette gaillarde, cette grande et belle femme, comme
l'insecte mange le chêne; elle était sur le dos, finie, réduite à
rien, et lui durait encore.  Mais une idée le fit s'agenouiller,
afin de prendre sous le lit une terrine, où se trouvait un reste
d'eau de son, préparée pour un lavement: depuis qu'elle se
doutait du coup, ce n'était plus dans le sel, c'était dans ses
lavements qu'il mettait de la mort aux rats; et, trop bête, ne se
méfiant pas de ce côté-là, elle l'avait avalée tout de même, pour
de bon cette fois-ci.  Dès qu'il eut vidé la terrine dehors, il
rentra, lava avec une éponge le carreau de la chambre, souillé de
taches.  Aussi pourquoi s'était-elle obstinée?  Elle avait voulu
faire la maligne, tant pis!  Lorsque, dans un ménage, on joue à
qui enterrera l'autre, sans mettre le monde dans la dispute, on
ouvre l'oeil.  Il en était fier, il en ricanait comme d'une bonne
histoire, de la drogue avalée si innocemment par en bas, quand
elle surveillait avec tant de soin tout ce qui entrait par en
haut.  A ce moment, un express qui passa, enveloppa la maison
basse d'un tel souffle de tempête, que, malgré l'habitude, il se
tourna vers la fenêtre, en tressaillant.  Ah!  oui, ce continuel
flot, ce monde venu de partout, qui ne savait rien de ce qu'il
écrasait en route, qui s'en moquait, tant il était pressé d'aller
au diable!  Et, derrière le train, dans le lourd silence, il
rencontra les yeux grands ouverts de la morte, dont les prunelles
fixes semblaient suivre chacun de ses mouvements, pendant que le
coin retroussé des lèvres riait.

Misard, si flegmatique, fut pris d'un petit mouvement de colère.
Il entendait bien, elle lui disait: Cherche!  cherche!   Mais
sûrement qu'elle ne les emportait pas avec elle, ses mille
francs; et, maintenant qu'elle n'y était plus, il finirait par
les trouver.  Est-ce qu'elle n'aurait pas dû les donner de bon
coeur?  ça aurait évité tous ces ennuis.  Les yeux partout le
suivaient.  Cherche!  cherche! Cette chambre, où il n'avait point
osé fouiller, tant qu'elle y avait vécu, il la parcourait du
regard.  Dans l'armoire, d'abord: il prit les clefs sous le
traversin, bouleversa les planches chargées de linge, vida les
deux tiroirs, les enleva même, pour voir s'il n'y avait pas de
cachette.  Non, rien!  Ensuite, il songea à la table de nuit.  Il
en décolla le marbre, le retourna, inutilement.  Derrière la
glace de la cheminée, une mince glace de foire, fixée par deux
clous, il pratiqua aussi un sondage, glissa une règle plate, ne
retira qu'un floconnement noir de poussière.  Cherche!  cherche!
Alors, pour échapper aux yeux grands ouverts qu'il sentait sur
lui, il se mit à quatre pattes, tapant le carreau à légers coups
de poing, écoutant si quelque résonance ne lui révélerait pas un
vide.  Plusieurs carreaux étaient descellés, il les arracha.
Rien, toujours rien!  Lorsqu'il fut debout de nouveau, les yeux
le reprirent, il se tourna, voulut planter son regard dans le
regard fixe de la morte; tandis que, du coin de ses lèvres
retroussées, elle accentuait son terrible rire.  Il n'en doutait
plus, elle se moquait de lui.  Cherche!  cherche!  La fièvre le
gagnait, il s'approcha d'elle, envahi d'un soupçon, d'une idée
sacrilège, qui pâlissait encore sa face blême.  Pourquoi avait-il
cru que, sûrement, elle ne les emportait pas, ses mille francs?
peut-être bien tout de même qu'elle les emportait.  Et il osa la
découvrir, la dévêtir, il la visita, chercha à tous les plis de
ses membres puisqu'elle lui disait de chercher.  Sous elle,
derrière sa nuque, derrière ses reins, il chercha.  Le lit fut
bouleversé, il enfonça son bras jusqu'à l'épaule dans la
paillasse.  Il ne trouva rien.  Cherche!  cherche!  Et la tête,
retombée sur l'oreiller en désordre, le regardait toujours de ses
prunelles goguenardes.

Comme Misard, furieux et tremblant, tâchait d'arranger le lit,
Flore rentra, de retour de Doinville.

--Ce sera pour après-demain samedi, onze heures, dit-elle.

Elle parlait de l'enterrement.  Mais, d'un coup d'oeil, elle
avait compris à quelle besogne Misard s'était essoufflé, pendant
son absence.  Elle eut un geste d'indifférence dédaigneuse.

--Laissez donc, vous ne les trouverez pas.

Il s'imagina qu'elle aussi le bravait.  Et, s'avançant, les dents
serrées:

--Elle te les a donnés, tu sais où ils sont.

L'idée que sa mère avait pu donner ses mille francs à quelqu'un,
même à elle, sa fille, lui fit hausser les épaules.

--Ah!  ouitche!  donnés...  Donnés à la terre, oui!...  Tenez,
ils sont par là, vous pouvez chercher.

Et, d'un geste large, elle indiqua la maison entière, le jardin
avec son puits, la ligne ferrée, toute la vaste campagne.  Oui,
par là, au fond d'un trou, quelque part où jamais plus personne
ne les découvrirait.  Puis, pendant que, hors de lui, anxieux, il
se remettait à bousculer les meubles, à taper dans les murs, sans
se gêner devant elle, la jeune fille, debout près de la fenêtre,
continua à demi-voix:

--Oh!  il fait doux dehors, la belle nuit!...  J'ai marché vite,
les étoiles éclairent comme en plein jour...  Demain, quel beau
temps, au lever du soleil!

Un instant, Flore resta devant la fenêtre, les yeux dans cette
campagne sereine, attendrie par les premières tiédeurs d'avril,
et dont elle revenait songeuse, souffrant davantage de la plaie
avivée de son tourment.  Mais, lorsqu'elle entendit Misard
quitter la chambre et s'acharner dans les pièces voisines, elle
s'approcha du lit à son tour, elle s'assit, les regards sur sa
mère.  Au coin de la table, la chandelle brûlait toujours d'une
flamme haute et immobile.  Un train passa, qui secoua la maison.

La résolution de Flore était de rester la nuit là, et elle
réfléchissait.  D'abord, la vue de la morte la tira de son idée
fixe, de la chose qui la hantait, qu'elle avait débattue sous les
étoiles, dans la paix des ténèbres, tout le long de la route de
Doinville.  Une surprise, maintenant, endormait sa souffrance:
pourquoi n'avait-elle pas eu plus de chagrin, à la mort de sa
mère?  et pourquoi, à cette heure encore, ne pleurait-elle pas?
Elle l'aimait pourtant bien, malgré sa sauvagerie de grande fille
muette, s'échappant sans cesse, battant les champs, dès qu'elle
n'était pas de service.  Vingt fois, pendant la dernière crise
qui devait la tuer, elle était venue s'asseoir là, pour la
supplier de faire appeler un médecin; car elle se doutait du coup
de Misard, elle espérait que la peur l'arrêterait.  Mais elle
n'avait jamais obtenu de la malade qu'un non furieux, comme si
cette dernière eût mis l'orgueil de la lutte à n'accepter de
secours de personne, certaine quand même de la victoire,
puisqu'elle emporterait l'argent; et, alors, elle n'intervenait
point, reprise elle-même de son mal, disparaissant, galopant pour
oublier.  C'était cela, certainement, qui lui barrait le coeur:
lorsqu'on a un trop gros chagrin, il n'y a plus de place pour un
autre; sa mère était partie, elle la voyait là, détruite, si
pâle, sans pouvoir être plus triste, en dépit de son effort.
Appeler les gendarmes, dénoncer Misard, à quoi bon, puisque tout
allait crouler?  Et, peu à peu, invinciblement, bien que son
regard restât fixé sur la morte, elle cessa de l'apercevoir, elle
retourna à sa vision intérieure, reconquise tout entière par
l'idée qui lui avait planté son clou dans le crâne, n'ayant plus
que la sensation de la secousse profonde des trains, dont le
passage, pour elle, sonnait les heures.

Depuis un instant, au loin, grondait l'approche d'un omnibus de
Paris.  Lorsque la machine enfin passa devant la fenêtre, avec
son fanal, ce fut, dans la chambre, un éclair, un coup
d'incendie.

--Une heure dix-huit, pensa-t-elle.  Encore sept heures.  Ce
matin, à huit heures seize, ils passeront.

Chaque semaine, depuis des mois, cette attente l'obsédait.  Elle
savait que, le vendredi matin, l'express, conduit par Jacques,
emmenait aussi Séverine à Paris; et elle ne vivait plus, dans une
torture jalouse, que pour les guetter, les voir, se dire qu'ils
allaient se posséder librement, là-bas.  Oh!  ce train qui
fuyait, cette abominable sensation de ne pouvoir s'accrocher au
dernier wagon, afin d'être emportée elle aussi!  Il lui semblait
que toutes ces roues lui coupaient le coeur.  Elle avait tant
souffert, qu'un soir elle s'était cachée, voulant écrire à la
justice; car ce serait fini, si elle pouvait faire arrêter cette
femme; et elle qui avait surpris autrefois ses saletés avec le
président Grandmorin, se doutait qu'en apprenant ça aux juges,
elle la livrerait.  Mais, la plume à la main, jamais elle ne put
tourner la chose.  Et puis, est-ce que la justice l'écouterait?
Tout ce beau monde devait s'entendre.  Peut-être bien que ce
serait elle qu'on mettrait en prison, comme on y avait mis
Cabuche.  Non!  elle voulait se venger, elle se vengerait seule,
sans avoir besoin de personne.  Ce n'était même pas une pensée de
vengeance, ainsi qu'elle en entendait parler, la pensée de faire
du mal pour se guérir du sien; c'était un besoin d'en finir, de
culbuter tout, comme si le tonnerre les eût balayés.  Elle était
très fière, plus forte et plus belle que l'autre, convaincue de
son bon droit à être aimée; et, quand elle s'en allait solitaire,
par les sentiers de ce pays de loups, avec son lourd casque de
cheveux blonds, toujours nus, elle aurait voulu la tenir,
l'autre, pour vider leur querelle au coin d'un bois, comme deux
guerrières ennemies.  Jamais encore un homme ne l'avait touchée,
elle battait les mâles; et c'était sa force invincible, elle
serait victorieuse.

La semaine d'auparavant, l'idée brusque s'était plantée, enfoncée
en elle, comme sous un coup de marteau venu elle ne savait d'où:
les tuer, pour qu'ils ne passent plus, qu'ils n'aillent plus
là-bas ensemble.  Elle ne raisonnait pas, elle obéissait à
l'instinct sauvage de détruire.  Quand une épine restait dans sa
chair, elle l'en arrachait, elle aurait coupé le doigt.  Les
tuer, les tuer la première fois qu'ils passeraient; et, pour
cela, culbuter le train, traîner une poutre sur la voie, arracher
un rail, enfin, tout casser, tout engloutir.  Lui, certainement,
sur sa machine, y resterait, les membres aplatis; la femme,
toujours dans la première voiture, pour être plus près, n'en
pouvait réchapper; quant aux autres, à ce flot continuel de
monde, elle n'y songeait seulement pas.  Ce n'était personne,
est-ce qu'elle les connaissait?  Et cet écrasement d'un train, ce
sacrifice de tant de vies, devenait l'obsession de chacune de ses
heures, l'unique catastrophe, assez large, assez profonde de sang
et de douleur humaine, pour qu'elle y pût baigner son coeur
énorme, gonflé de larmes.

Pourtant, le vendredi matin, elle avait faibli, n'ayant pas
encore décidé à quel endroit, ni de quelle façon elle enlèverait
un rail.  Mais, le soir, n'étant plus de service, elle eut une
idée, elle s'en alla, par le tunnel, rôder jusqu'à la bifurcation
de Dieppe.  C'était une de ses promenades, ce souterrain long
d'une grande demi-lieue, cette avenue voûtée, toute droite, où
elle avait l'émotion des trains roulant sur elle, avec leur fanal
aveuglant: chaque fois, elle manquait de s'y faire broyer, et ce
devait être ce péril qui l'y attirait, dans un besoin de bravade.
Mais, ce soir-là, après avoir échappé à la surveillance du
gardien et s'être avancée jusqu'au milieu du tunnel, en tenant la
gauche, de façon à être certaine que tout train arrivant de face
passerait à sa droite, elle avait eu l'imprudence de se
retourner, justement pour suivre les lanternes d'un train allant
au Havre; et, quand elle s'était remise en marche, un faux pas
l'ayant de nouveau fait virer sur elle-même, elle n'avait plus su
de quel côté les feux rouges venaient de disparaître.  Malgré son
courage, étourdie encore par le vacarme des roues, elle s'était
arrêtée, les mains froides, ses cheveux nus soulevés d'un souffle
d'épouvante.  Maintenant, lorsqu'un autre train passerait, elle
s'imaginait qu'elle ne saurait plus s'il était montant ou
descendant, elle se jetterait à droite ou à gauche, et serait
coupée au petit bonheur.  D'un effort, elle tâchait de retenir sa
raison, de se souvenir, de discuter.  Puis, tout d'un coup, la
terreur l'avait emportée, au hasard, droit devant elle, dans un
galop furieux.  Non, non!  elle ne voulait pas être tuée, avant
d'avoir tué les deux autres!  Ses pieds s'embarrassaient dans les
rails, elle glissait, tombait, courait plus fort.  C'était la
folie du tunnel, les murs qui semblaient se resserrer pour
l'étreindre, la voûte qui répercutait des bruits imaginaires, des
voix de menace, des grondements formidables.  A chaque instant,
elle tournait la tête, croyant sentir sur son cou l'haleine
brûlante d'une machine.  Deux fois, une subite certitude qu'elle
se trompait, qu'elle serait tuée du côté où elle fuyait, lui
avait fait, d'un bond, changer la direction de sa course.  Et
elle galopait, elle galopait, lorsque, devant elle, au loin,
avait paru une étoile, un oeil rond et flambant, qui grandissait.
Mais elle s'était bandée contre l'irrésistible envie de retourner
encore sur ses pas.  L'oeil devenait un brasier, une gueule de
four dévorante.  Aveuglée, elle avait sauté à gauche, sans
savoir; et le train passait, comme un tonnerre, en ne la
souffletant que de son vent de tempête.  Cinq minutes après, elle
sortait du côté de Malaunay, saine et sauve.

Il était neuf heures, encore quelques minutes, et l'express de
Paris serait là.  Tout de suite, elle avait continué, d'un pas de
promenade, jusqu'à la bifurcation de Dieppe, à deux cents mètres,
examinant la voie, cherchant si quelque circonstance ne pouvait
la servir.  Justement, sur la voie de Dieppe, en réparation,
stationnait un train de ballast, que son ami Ozil venait d'y
aiguiller; et, dans une illumination subite, elle trouva, arrêta
un plan: empêcher simplement l'aiguilleur de remettre l'aiguille
sur la voie du Havre, de sorte que l'express irait se briser
contre le train de ballast.  Cet Ozil, depuis le jour où il
s'était rué sur elle, ivre de désir, et où elle lui avait à demi
fendu le crâne d'un coup de bâton, elle lui gardait de l'amitié,
aimait à lui rendre ainsi des visites imprévues, à travers le
tunnel, en chèvre échappée de sa montagne.  Ancien militaire,
très maigre et peu bavard, tout à la consigne, il n'avait pas
encore une négligence à se reprocher, l'oeil ouvert de jour et de
nuit.  Seulement, cette sauvage, qui l'avait battu, forte comme
un garçon, lui retournait la chair, rien que d'un appel de son
petit doigt.  Bien qu'il eût quatorze ans de plus qu'elle, il la
voulait, et s'était juré de l'avoir, en patientant, en étant
aimable, puisque la violence n'avait pas réussi.  Aussi, cette
nuit-là, dans l'ombre, lorsqu'elle s'était approchée de son
poste, l'appelant au-dehors, l'avait-il rejointe, oubliant tout.
Elle l'étourdissait, l'emmenait vers la campagne, lui contait des
histoires compliquées, que sa mère était malade, qu'elle ne
resterait pas à la Croix-de-Maufras, si elle la perdait.  Son
oreille, au loin, guettait le grondement de l'express, quittant
Malaunay, s'approchant à toute vapeur.  Et, quand elle l'avait
senti là, elle s'était retournée, pour voir.  Mais elle n'avait
pas songé aux nouveaux appareils d'enclenchement: la machine, en
s'engageant sur la voie de Dieppe, venait, d'elle-même, de mettre
le signal à l'arrêt; et le mécanicien avait eu le temps
d'arrêter, à quelques pas du train de ballast.  Ozil, avec le cri
d'un homme qui s'éveille sous l'effondrement d'une maison,
regagnait son poste en courant; tandis qu'elle, raidie, immobile,
suivait, du fond des ténèbres, la manoeuvre nécessitée par
l'accident.  Deux jours après, l'aiguilleur, déplacé, était venu
lui faire ses adieux, ne soupçonnant rien, la suppliant de le
rejoindre, dès qu'elle n'aurait plus sa mère.  Allons!  le coup
était manqué, il fallait trouver autre chose.

A ce moment, sous ce souvenir évoqué, la brume de rêverie qui
obscurcissait le regard de Flore, s'en alla; et, de nouveau, elle
aperçut la morte, éclairée par la flamme jaune de la chandelle.
Sa mère n'était plus, devait-elle donc partir, épouser Ozil qui
la voulait, qui la rendrait heureuse peut-être?  Tout son être se
souleva.  Non, non!  si elle était assez lâche pour laisser vivre
les deux autres, et pour vivre elle-même, elle aurait préféré
battre les routes, se louer comme servante, plutôt que d'être à
un homme qu'elle n'aimait pas.  Et un bruit inaccoutumé lui ayant
fait prêter l'oreille, elle comprit que Misard, avec une pioche,
était en train de fouiller le sol battu de la cuisine: il
s'enrageait à la recherche du magot, il aurait éventré la maison.
Pourtant, elle ne voulait pas rester avec celui-là non plus.
Qu'allait-elle faire?  Une rafale souffla, les murs tremblèrent,
et sur le visage blanc de la morte, passa un reflet de fournaise,
ensanglantant les yeux ouverts et le rictus ironique des lèvres.
C'était le dernier omnibus de Paris, avec sa lourde et lente
machine.

Flore avait tourné la tête, regardé les étoiles qui luisaient,
dans la sérénité de la nuit printanière.

--Trois heures dix.  Encore cinq heures, et ils passeront.

Elle recommencerait, elle souffrait trop.  Les voir, les voir
ainsi chaque semaine aller à l'amour, cela était au-dessus de ses
forces.  Maintenant qu'elle était certaine de ne jamais posséder
Jacques à elle seule, elle préférait qu'il ne fût plus, qu'il n'y
eût plus rien.  Et cette lugubre chambre où elle veillait
l'enveloppait de deuil, sous un besoin grandissant de
l'anéantissement de tout.  Puisqu'il ne restait personne qui
l'aimât, les autres pouvaient bien partir avec sa mère.  Des
morts, il y en aurait encore, et encore, et on les emporterait
tous d'un coup.  Sa soeur était morte, sa mère était morte, son
amour était mort: quoi faire?  être seule, rester ou partir,
seule toujours, lorsqu'ils seraient deux, les autres.  Non, non!
que tout croulât plutôt, que la mort, qui était là, dans cette
chambre fumeuse, soufflât sur la voie et balayât le monde!

Alors, décidée après ce long débat, elle discuta le meilleur
moyen de mettre son projet à exécution.  Et elle en revint à
l'idée d'enlever un rail.  C'était le moyen le plus sûr, le plus
pratique, d'une exécution facile: rien qu'à chasser les
coussinets avec un marteau, puis à faire sauter le rail des
traverses.  Elle avait les outils, personne ne la verrait, dans
ce pays désert.  Le bon endroit à choisir était certainement,
après la tranchée, en allant vers Barentin, la courbe qui
traversait un vallon, sur un remblai de sept ou huit mètres: là,
le déraillement devenait certain, la culbute serait effroyable.
Mais le calcul des heures qui l'occupa ensuite, la laissa
anxieuse.  Sur la voie montante, avant l'express du Havre, qui
passait à huit heures seize, il n'y avait qu'un train omnibus à
sept heures cinquante-cinq.  Cela lui donnait donc vingt minutes
pour faire le travail, ce qui suffisait.  Seulement, entre les
trains réglementaires, on lançait souvent des trains de
marchandises imprévus, surtout aux époques des grands arrivages.
Et quel risque inutile alors!  Comment savoir à l'avance si ce
serait bien l'express qui viendrait se briser là?  Longtemps,
elle roula les probabilités dans sa tête.  Il faisait nuit
encore, une chandelle brûlait toujours, noyée de suif, avec une
haute mèche charbonnée, qu'elle ne mouchait plus.

Comme justement un train de marchandises arrivait, venant de
Rouen, Misard rentra.  Il avait les mains pleines de terre, ayant
fouillé le bûcher; et il était haletant, éperdu de ses recherches
vaines, si enfiévré d'impuissante rage, qu'il se remit à chercher
sous les meubles, dans la cheminée, partout.  Le train
interminable n'en finissait pas, avec le fracas régulier de ses
grosses roues, dont chaque secousse agitait la morte dans son
lit.  Et, lui, en allongeant le bras pour décrocher un petit
tableau pendu au mur, rencontra encore les yeux ouverts qui le
suivaient, tandis que les lèvres remuaient, avec leur rire.

Il devint blême, il grelotta, bégayant dans une colère
épouvantée:

--Oui, oui, cherche!  cherche!...  Va, je les trouverai, nom de
Dieu!  quand je devrais retourner chaque pierre de la maison et
chaque motte de terre du pays!

Le train noir était passé, d'une lenteur écrasante dans les
ténèbres, et la morte, redevenue immobile, regardait toujours son
mari, si railleuse, si certaine de vaincre, qu'il disparut de
nouveau, en laissant la porte ouverte.

Flore, distraite dans ses réflexions, s'était levée.  Elle
referma la porte, pour que cet homme ne revînt pas déranger sa
mère.  Et elle s'étonna de s'entendre dire tout haut:

--Dix minutes auparavant, ce sera bien.

En effet, elle aurait le temps en dix minutes.  Si, dix minutes
avant l'express, aucun train n'était signalé, elle pouvait se
mettre à la besogne.  Dès lors, la chose étant réglée, certaine,
son anxiété tomba, elle fut très calme.

Vers cinq heures, le jour se leva, une aube fraîche, d'une
limpidité pure.  Malgré le petit froid vif, elle ouvrit la
fenêtre toute grande, et la délicieuse matinée entra dans la
chambre lugubre, pleine d'une fumée et d'une odeur de mort.  Le
soleil était encore sous l'horizon, derrière une colline
couronnée d'arbres; mais il parut, vermeil, ruisselant sur les
pentes, inondant les chemins creux, dans la gaieté vivante de la
terre, à chaque printemps nouveau.  Elle ne s'était pas trompée,
la veille: il ferait beau, ce matin-là, un de ces temps de
jeunesse et de radieuse santé, où l'on aime vivre.  Dans ce pays
désert, parmi les continuels coteaux, coupés de vallons étroits,
qu'il serait bon de s'en aller le long des sentiers de chèvre, à
sa libre fantaisie!  Et, lorsqu'elle se retourna, rentrant dans
la chambre, elle fut surprise de voir la chandelle, comme
éteinte, ne plus tacher le grand jour que d'une larme pâle.  La
morte semblait maintenant regarder la voie, où les trains
continuaient à se croiser, sans même remarquer cette lueur pâlie
de cierge, près de ce corps.

Au jour seulement, Flore reprenait son service.  Et elle ne
quitta la chambre que pour l'omnibus de Paris, à six heures
douze.  Misard, lui aussi, à six heures, venait de remplacer son
collègue, le stationnaire de nuit.  Ce fut à son appel de trompe
qu'elle vint se planter devant la barrière, le drapeau à la main.
Un instant, elle suivit le train des yeux.

--Encore deux heures, pensa-t-elle tout haut.

Sa mère n'avait plus besoin de personne.  Désormais, elle
éprouvait une invincible répugnance à rentrer dans la chambre.
C'était fini, elle l'avait embrassée, elle pouvait disposer de
son existence et de celle des autres.  D'habitude, entre les
trains, elle s'échappait, disparaissait; mais, ce matin-là, un
intérêt semblait la tenir à son poste, près de la barrière, sur
un banc, une simple planche qui se trouvait au bord de la voie.
Le soleil montait à l'horizon, une tiède averse d'or tombait dans
l'air pur; et elle ne remuait pas, baignée de cette douceur, au
milieu de la vaste campagne, toute frissonnante de la sève
d'avril.  Un moment, elle s'était intéressée à Misard, dans sa
cabane de planches, à l'autre bord de la ligne, visiblement
agité, hors de sa somnolence habituelle: il sortait, rentrait,
manoeuvrait ses appareils d'une main nerveuse, avec de continuels
coups d'oeil vers la maison, comme si son esprit y fût demeuré, à
chercher toujours.  Puis, elle l'avait oublié, ne le sachant même
plus là.  Elle était toute à l'attente, absorbée, la face muette
et rigide, les yeux fixés au bout de la voie, du côté de
Barentin.  Et, là-bas, dans la gaieté du soleil, devait se lever
pour elle une vision, où s'acharnait la sauvagerie têtue de son
regard.

Les minutes s'écoulèrent.  Flore ne bougeait pas.  Enfin,
lorsque, à sept heures cinquante-cinq, Misard, de deux sons de
trompe, signala l'omnibus du Havre, sur la voie montante, elle se
leva, ferma la barrière et se planta devant, le drapeau au poing.
Déjà, au loin, le train se perdait, après avoir secoué le sol; et
on l'entendit s'engouffrer dans le tunnel, où le bruit cessa.
Elle n'était pas retournée sur le banc, elle demeurait debout, à
compter de nouveau les minutes.  Si, dans dix minutes, aucun
train de marchandises n'était signalé, elle courrait là-bas,
au-delà de la tranchée, faire sauter un rail.  Elle était très
calme, la poitrine seulement serrée, comme sous le poids énorme
de l'acte.  D'ailleurs, à ce dernier moment, la pensée que
Jacques et Séverine approchaient, qu'ils passeraient là encore,
allant à l'amour, si elle ne les arrêtait pas, suffisait à la
raidir, aveugle et sourde, dans sa résolution, sans que le débat
même recommençât en elle: c'était l'irrévocable, le coup de patte
de la louve qui casse les reins au passage.  Elle ne voyait
toujours, dans l'égoïsme de sa vengeance, que les deux corps
mutilés, sans se préoccuper de la foule, du flot de monde qui
défilait devant elle, depuis des années, inconnu.  Des morts, du
sang, le soleil en serait caché peut-être, ce soleil dont la
gaieté tendre l'irritait.

Encore deux minutes, encore une, et elle allait partir, elle
partait, lorsque de sourds cahots, sur la route de Bécourt,
l'arrêtèrent.  Une voiture, un fardier sans doute.  On lui
demanderait le passage, il lui faudrait ouvrir la barrière,
causer, rester là: impossible d'agir, le coup serait manqué.  Et
elle eut un geste d'enragée insouciance, elle prit sa course,
lâchant son poste, abandonnant la voiture et le conducteur, qui
se débrouillerait.  Mais un fouet claqua dans l'air matinal, une
voix cria gaiement:

--Eh!  Flore!

C'était Cabuche.  Elle fut clouée au sol, arrêtée dès son premier
élan, devant la barrière même.

--Quoi donc?  continua-t-il, tu dors encore, par ce beau soleil?
Vite, que je passe avant l'express!

En elle, un écroulement se faisait.  Le coup était manqué, les
deux autres iraient à leur bonheur, sans qu'elle trouvât rien
pour les briser là.  Et, tandis qu'elle ouvrait lentement la
vieille barrière à demi pourrie, dont les ferrures grinçaient
dans leur rouille, elle cherchait furieusement un obstacle,
quelque chose qu'elle pût jeter en travers de la voie, désespérée
à ce point, qu'elle s'y serait allongée elle-même, si elle
s'était crue d'os assez durs pour faire sauter la machine hors
des rails.  Mais ses regards venaient de tomber sur le fardier,
l'épaisse et basse voiture, chargée de deux blocs de pierre, que
cinq vigoureux chevaux avaient de la peine à traîner.  Énormes,
hauts et larges, d'une masse géante à barrer la route, ces blocs
s'offraient à elle; et ils éveillèrent, dans ses yeux, une
brusque convoitise, un désir fou de les prendre, de les poser là.
La barrière était grande ouverte, les cinq bêtes suantes,
soufflantes, attendaient.

--Qu'as-tu, ce matin?  reprit Cabuche.  Tu as l'air tout drôle.

Alors, Flore parla:

--Ma mère est morte hier soir.

Il eut un cri de douloureuse amitié.  Posant son fouet, il lui
serrait les mains dans les siennes.

--Oh!  ma pauvre Flore!  Il fallait s'y attendre depuis
longtemps, mais c'est si dur tout de même!...  Alors, elle est
là, je veux la voir, car nous aurions fini par nous entendre,
sans le malheur qui est arrivé.

Doucement, il marcha avec elle jusqu'à la maison.  Sur le seuil,
pourtant, il eut un regard vers ses chevaux.  D'une phrase, elle
le rassura.

--Pas de danger qu'ils bougent!  Et puis, l'express est loin.

Elle mentait.  De son oreille exercée, dans le frisson tiède de
la campagne, elle venait d'entendre l'express quitter la station
de Barentin.  Encore cinq minutes, et il serait là, il
déboucherait de la tranchée, à cent mètres du passage à niveau.
Tandis que le carrier, debout devant la chambre de la morte,
s'oubliait, songeant à Louisette, très ému, elle, restée dehors,
devant la fenêtre, continuait d'écouter, au loin, le souffle
régulier de la machine de plus en plus proche.  Brusquement,
l'idée de Misard lui vint: il devait la voir, il l'empêcherait;
et elle eut un coup à la poitrine, lorsque, s'étant tournée, elle
ne l'aperçut pas à son poste.  De l'autre côté de la maison, elle
le retrouva, qui fouillait la terre, sous la margelle du puits,
n'ayant pu résister à sa folie de recherches, pris sans doute de
la certitude subite que le magot était là: tout à sa passion,
aveugle, sourd, il fouillait, il fouillait.  Et ce fut, pour
elle, l'excitation dernière.  Les choses elles-mêmes le
voulaient.  Un des chevaux se mit à hennir, tandis que la
machine, au-delà de la tranchée, soufflait très haut, en personne
pressée qui accourt.

--Je vas les faire tenir tranquilles, dit Flore à Cabuche.  N'aie
pas peur.

Elle s'élança, prit le premier cheval par le mors, tira de toute
sa force décuplée de lutteuse.  Les chevaux se raidirent; un
instant, le fardier, lourd de son énorme charge, oscilla sans
démarrer; mais, comme si elle se fût attelée elle-même, en bête
de renfort, il s'ébranla, s'engagea sur la voie.  Et il était en
plein sur les rails, lorsque l'express, là-bas, à cent mètres,
déboucha de la tranchée.  Alors, pour immobiliser le fardier, de
crainte qu'il ne traversât, elle retint l'attelage, dans une
brusque secousse, d'un effort surhumain, dont ses membres
craquèrent.  Elle qui avait sa légende, dont on racontait des
traits de force extraordinaires, un wagon lancé sur une pente,
arrêté à la course, une charrette poussée, sauvée d'un train,
elle faisait aujourd'hui cette chose, elle maintenait, de sa
poigne de fer, les cinq chevaux, cabrés et hennissants dans
l'instinct du péril.

Ce furent à peine dix secondes d'une terreur sans fin.  Les deux
pierres géantes semblaient barrer l'horizon.  Avec ses cuivres
clairs, ses aciers luisants, la machine glissait, arrivait de sa
marche douce et foudroyante, sous la pluie d'or de la belle
matinée.  L'inévitable était là, rien au monde ne pouvait plus
empêcher l'écrasement.  Et l'attente durait.

Misard, revenu d'un bond à son poste, hurla, les bras en l'air,
agitant les poings, dans la volonté folle de prévenir et
d'arrêter le train.  Sorti de la maison au bruit des roues et des
hennissements, Cabuche s'était rué, hurlant lui aussi, pour faire
avancer les bêtes.  Mais Flore, qui venait de se jeter de côté,
le retint, ce qui le sauva.  Il croyait qu'elle n'avait pas eu la
force de maîtriser ses chevaux, que c'étaient eux qui l'avaient
traînée.  Et il s'accusait, il sanglotait, dans un râle de
terreur désespérée; tandis qu'elle, immobile, grandie, les
paupières élargies et brûlantes, regardait.  Au moment même où le
poitrail de la machine allait toucher les blocs, lorsqu'il lui
restait un mètre peut-être à parcourir, pendant ce temps
inappréciable, elle vit très nettement Jacques, la main sur le
volant du changement de marche.  Il s'était tourné, leurs yeux se
rencontrèrent dans un regard, qu'elle trouva démesurément long.

Ce matin-là, Jacques avait souri à Séverine, quand elle était
descendue sur le quai, au Havre, pour l'express, ainsi que chaque
semaine.  A quoi bon se gâter la vie de cauchemars?  Pourquoi ne
pas profiter des jours heureux, lorsqu'il s'en présentait?  Tout
finirait par s'arranger peut-être.  Et il était résolu à goûter
au moins la joie de cette journée, faisant des projets, rêvant de
déjeuner avec elle au restaurant.  Aussi, comme elle lui jetait
un coup d'oeil désolé, parce qu'il n'y avait pas de wagon de
première en tête, et qu'elle était forcée de se mettre loin de
lui, à la queue, avait-il voulu la consoler en lui souriant si
gaiement.  On arriverait toujours ensemble, on se rattraperait,
là-bas, d'avoir été séparés.  Même, après s'être penché pour la
voir monter dans un compartiment, tout au bout, il avait poussé
la belle humeur jusqu'à plaisanter le conducteur-chef, Henri
Dauvergne, qu'il savait amoureux d'elle.  La semaine précédente,
il s'était imaginé que celui-ci s'enhardissait et qu'elle
l'encourageait, par un besoin de distraction, voulant échapper à
l'existence atroce qu'elle s'était faite.  Roubaud le disait
bien, elle finirait par coucher avec ce jeune homme, sans
plaisir, dans l'unique envie de recommencer autre chose.  Et
Jacques avait demandé à Henri pour qui donc, la veille, caché
derrière un des ormes de la cour du départ, il envoyait des
baisers en l'air; ce qui avait fait éclater d'un gros rire
Pecqueux, en train de charger le foyer de la Lison, fumante,
prête à partir.

Du Havre à Barentin, l'express avait marché à sa vitesse
réglementaire, sans incident; et ce fut Henri qui, le premier, du
haut de sa cabine de vigie, au sortir de la tranchée, signala le
fardier en travers de la voie.  Le fourgon de tête se trouvait
bondé de bagages, car le train, très chargé, amenait tout un
arrivage de voyageurs, débarqués la veille d'un paquebot.  A
l'étroit, au milieu de cet entassement de malles et de valises,
que faisait danser la trépidation, le conducteur-chef était
debout à son bureau, classant des feuilles; tandis que la petite
bouteille d'encre, accrochée à un clou, se balançait, elle aussi,
d'un mouvement continu.  Après les stations où il déposait des
bagages, il avait pour quatre ou cinq minutes d'écritures.  Deux
voyageurs étant descendus à Barentin, il venait donc de mettre
ses papiers en ordre, lorsque, montant s'asseoir dans sa vigie,
il donna, en arrière et en avant, selon son habitude, un coup
d'oeil sur la voie.  Il restait là, assis dans cette guérite
vitrée, toutes ses heures libres, en surveillance.  Le tender lui
cachait le mécanicien; mais, grâce à son poste élevé, il voyait
souvent plus loin et plus vite que celui-ci.  Aussi le train
tournait-il encore, dans la tranchée, qu'il aperçut, là-bas,
l'obstacle.  Sa surprise fut telle, qu'il douta un instant,
effaré, paralysé.  Il y eut quelques secondes perdues, le train
filait déjà hors de la tranchée, et un grand cri montait de la
machine, lorsqu'il se décida à tirer la corde de la cloche
d'alarme dont le bout pendait devant lui.

Jacques, à ce moment suprême, la main sur le volant du changement
de marche, regardait sans voir, dans une minute d'absence.  Il
songeait à des choses confuses et lointaines, d'où l'image de
Séverine elle-même s'était évanouie.  Le branle fou de la cloche,
le hurlement de Pecqueux, derrière lui, le réveillèrent.
Pecqueux, qui avait haussé la tige du cendrier, mécontent du
tirage, venait de voir, en se penchant pour s'assurer de la
vitesse.  Et Jacques, d'une pâleur de mort, vit tout, comprit
tout, le fardier en travers, la machine lancée, l'épouvantable
choc, tout cela avec une netteté si aiguë, qu'il distingua
jusqu'au grain des deux pierres, tandis qu'il avait déjà dans les
os la secousse de l'écrasement.  C'était l'inévitable.
Violemment, il avait tourné le volant du changement de marche,
fermé le régulateur, serré le frein.  Il faisait machine arrière,
il s'était pendu, d'une main inconsciente, au bouton du sifflet,
dans la volonté impuissante et furieuse d'avertir, d'écarter la
barricade géante, là-bas.  Mais, au milieu de cet affreux
sifflement de détresse qui déchirait l'air, la Lison n'obéissait
pas, allait quand même, à peine ralentie.  Elle n'était plus la
docile d'autrefois, depuis qu'elle avait perdu dans la neige sa
bonne vaporisation, son démarrage si aisé, devenue quinteuse et
revêche maintenant, en femme vieillie, dont un coup de froid a
détruit la poitrine.  Elle soufflait, se cabrait sous le frein,
allait, allait toujours, dans l'entêtement alourdi de sa masse.
Pecqueux, fou de peur, sauta.  Jacques, raidi à son poste, la
main droite crispée sur le changement de marche, l'autre restée
au sifflet, sans qu'il le sût, attendait.  Et la Lison, fumante,
soufflante, dans ce rugissement aigu qui ne cessait pas, vint
taper contre le fardier, du poids énorme des treize wagons
qu'elle traînait.

Alors, à vingt mètres d'eux, du bord de la voie où l'épouvante
les clouait, Misard et Cabuche les bras en l'air, Flore les yeux
béants, virent cette chose effrayante: le train se dresser
debout, sept wagons monter les uns sur les autres, puis retomber
avec un abominable craquement, en une débâcle informe de débris.
Les trois premiers étaient réduits en miettes, les quatre autres
ne faisaient plus qu'une montagne, un enchevêtrement de toitures
défoncées, de roues brisées, de portières, de chaînes, de
tampons, au milieu de morceaux de vitre.  Et, surtout, l'on avait
entendu le broiement de la machine contre les pierres, un
écrasement sourd terminé en un cri d'agonie.  La Lison, éventrée,
culbutait à gauche, par-dessus le fardier; tandis que les
pierres, fendues, volaient en éclats, comme sous un coup de mine,
et que, des cinq chevaux, quatre, roulés, traînés, étaient tués
net.  La queue du train, six wagons encore, intacts, s'étaient
arrêtés, sans même sortir des rails.

Mais des cris montèrent, des appels dont les mots se perdaient en
hurlements inarticulés de bête.

--A moi!  au secours!...  Oh!  mon Dieu!  je meurs!  au secours!
au secours!

On n'entendait plus, on ne voyait plus.  La Lison, renversée sur
les reins, le ventre ouvert, perdait sa vapeur, par les robinets
arrachés, les tuyaux crevés, en des souffles qui grondaient,
pareils à des râles furieux de géante.  Une haleine blanche en
sortait, inépuisable, roulant d'épais tourbillons au ras du sol;
pendant que, du foyer, les braises tombées, rouges comme le sang
même de ses entrailles, ajoutaient leurs fumées noires.  La
cheminée, dans la violence du choc, était entrée en terre; à
l'endroit où il avait porté, le châssis s'était rompu, faussant
les deux longerons; et, les roues en l'air, semblable à une
cavale monstrueuse, décousue par quelque formidable coup de
corne, la Lison montrait ses bielles tordues, ses cylindres
cassés, ses tiroirs et leurs excentriques écrasés, toute une
affreuse plaie bâillant au plein air, par où l'âme continuait de
sortir, avec un fracas d'enragé désespoir.  Justement, près
d'elle, le cheval qui n'était pas mort, gisait lui aussi, les
deux pieds de devant emportés, perdant également ses entrailles
par une déchirure de son ventre.  A sa tête droite, raidie dans
un spasme d'atroce douleur, on le voyait râler, d'un hennissement
terrible, dont rien n'arrivait à l'oreille, au milieu du tonnerre
de la machine agonisante.

Les cris s'étranglèrent, inentendus, perdus, envolés.

--Sauvez-moi!  tuez-moi!...  Je souffre trop, tuez-moi!  tuez-moi
donc!

Dans ce tumulte assourdissant, cette fumée aveuglante, les
portières des voitures restées intactes venaient de s'ouvrir, et
une déroute de voyageurs se ruait au-dehors.  Ils tombaient sur
la voie, se ramassaient, se débattaient à coups de pied, à coups
de poing.  Puis, dès qu'ils sentaient la terre solide, la
campagne libre devant eux, ils s'enfuyaient au galop, sautaient
la haie vive, coupaient à travers champs, cédant à l'unique
instinct d'être loin du danger, loin, très loin.  Des femmes, des
hommes, hurlant, se perdirent au fond des bois.

Piétinée, ses cheveux défaits et sa robe en loques, Séverine
avait fini par se dégager; et elle ne fuyait pas, elle galopait
vers la machine grondante, lorsqu'elle se trouva en face de
Pecqueux.

--Jacques, Jacques!  il est sauvé, n'est-ce pas?

Le chauffeur, qui, par un miracle, ne s'était pas même foulé un
membre, accourait lui aussi, le coeur serré d'un remords, à
l'idée que son mécanicien se trouvait là-dessous.  On avait tant
voyagé, tant peiné ensemble, sous la continuelle fatigue des
grands vents!  Et leur machine, leur pauvre machine, la bonne
amie si aimée de leur ménage à trois, qui était là sur le dos, à
rendre tout le souffle de sa poitrine, par ses poumons crevés!

--J'ai sauté, bégaya-t-il, je ne sais rien, rien du tout...
Courons, courons vite!

Sur le quai, ils se heurtèrent contre Flore, qui les regardait
venir.  Elle n'avait pas bougé encore, dans la stupeur de l'acte
accompli, de ce massacre qu'elle avait fait.  C'était fini,
c'était bien; et il n'y avait en elle que le soulagement d'un
besoin, sans une pitié pour le mal des autres, qu'elle ne voyait
même pas.  Mais, lorsqu'elle reconnut Séverine, ses yeux
s'agrandirent démesurément, une ombre d'affreuse souffrance
noircit son visage pâle.  Et quoi?  elle vivait, cette femme,
lorsque lui certainement était mort!  Dans cette douleur aiguë de
son amour assassiné, ce coup de couteau qu'elle s'était donné en
plein coeur, elle eut la brusque conscience de l'abomination de
son crime.  Elle avait fait ça, elle l'avait tué, elle avait tué
tout ce monde!  Un grand cri déchira sa gorge, elle tordait ses
bras, elle courait follement.

--Jacques, oh!  Jacques...  Il est là, il a été lancé en arrière,
je l'ai vu...  Jacques, Jacques!

La Lison râlait moins haut, d'une plainte rauque qui
s'affaiblissait, et dans laquelle, maintenant, on entendait
croître, de plus en plus déchirante, la clameur des blessés.
Seulement, la fumée restait épaisse, l'énorme tas de débris d'où
sortaient ces voix de torture et de terreur, semblait enveloppé
d'une poussière noire, immobile dans le soleil.  Que faire?  par
où commencer?  comment arriver jusqu'à ces malheureux?

--Jacques!  criait toujours Flore.  Je vous dis qu'il m'a
regardée et qu'il a été jeté par là, sous le tender...  Accourez
donc!  aidez-moi donc!

Déjà, Cabuche et Misard venaient de relever Henri, le
conducteur-chef, qui, à la dernière seconde, avait sauté lui
aussi.  Il s'était démis le pied, ils l'assirent par terre,
contre la haie, d'où, hébété, muet, il regarda le sauvetage, sans
paraître souffrir.

--Cabuche, viens donc m'aider, je te dis que Jacques est
là-dessous!

Le carrier n'entendait pas, courait à d'autres blessés, emportait
une jeune femme dont les jambes pendaient, cassées aux cuisses.

Et ce fut Séverine qui se précipita, à l'appel de Flore.

--Jacques, Jacques!...  Où donc?  Je vous aiderai.

--C'est ça, aidez-moi, vous!

Leurs mains se rencontrèrent, elles tiraient ensemble sur une
roue brisée.  Mais les doigts délicats de l'une n'arrivaient à
rien, tandis que l'autre, avec sa forte poigne, abattait les
obstacles.

--Attention!  dit Pecqueux, qui se mettait, lui aussi, à la
besogne.

D'un mouvement brusque, il avait arrêté Séverine, au moment où
elle allait marcher sur un bras, coupé à l'épaule, encore vêtu
d'une manche de drap bleu.  Elle eut un recul d'horreur.
Pourtant, elle ne reconnaissait pas la manche: c'était un bras
inconnu, roulé là, d'un corps qu'on retrouverait autre part sans
doute.  Et elle en resta si tremblante, qu'elle en fut comme
paralysée, pleurante et debout, à regarder travailler les autres,
incapable seulement d'enlever les éclats de vitre, où les mains
se coupaient.

Alors, le sauvetage des mourants, la recherche des morts furent
pleins d'angoisse et de danger, car le feu de la machine s'était
communiqué à des pièces de bois, et il fallut, pour éteindre ce
commencement d'incendie, jeter de la terre à la pelle.  Pendant
qu'on courait à Barentin demander du secours, et qu'une dépêche
partait pour Rouen, le déblaiement s'organisait le plus
activement possible, tous les bras s'y mettaient, d'un grand
courage.  Beaucoup des fuyards étaient revenus, honteux de leur
panique.  Mais on avançait avec d'infinies précautions, chaque
débris à enlever demandait des soins, car on craignait d'achever
les malheureux ensevelis, s'il se produisait des éboulements.
Des blessés émergeaient du tas, engagés jusqu'à la poitrine,
serrés là comme dans un étau, et hurlant.  On travailla un quart
d'heure à en délivrer un, qui ne se plaignait pas, d'une pâleur
de linge, disant qu'il n'avait rien, qu'il ne souffrait de rien;
et, quand on l'eut sorti, il n'avait plus de jambes, il expira
tout de suite, sans avoir su ni senti cette mutilation horrible,
dans le saisissement de sa peur.  Toute une famille fut retirée
d'une voiture de seconde, où le feu s'était mis: le père et la
mère étaient blessés aux genoux, la grand-mère avait un bras
cassé; mais eux non plus ne sentaient pas leur mal, sanglotant,
appelant leur petite fille, disparue dans l'écrasement, une
blondine de trois ans à peine, qu'on retrouva sous un lambeau de
toiture, saine et sauve, la mine amusée et souriante.  Une autre
fillette, couverte de sang, celle-ci, ses pauvres petites mains
broyées, qu'on avait portée à l'écart, en attendant de découvrir
ses parents, demeurait solitaire et inconnue, si étouffée,
qu'elle ne disait pas un mot, la face seulement convulsée en un
masque d'indicible terreur, dès qu'on l'approchait.  On ne
pouvait ouvrir les portières dont le choc avait tordu les
ferrures, il fallait descendre dans les compartiments par les
glaces brisées.  Déjà quatre cadavres étaient rangés côte à côte,
au bord de la voie.  Une dizaine de blessés, étendus par terre,
près des morts, attendaient, sans un médecin pour les panser,
sans un secours.  Et le déblaiement commençait à peine, on
ramassait une nouvelle victime sous chaque décombre, le tas ne
semblait pas diminuer, tout ruisselant et palpitant de cette
boucherie humaine.

--Quand je vous dis que Jacques est là-dessous!  répétait Flore,
se soulageant à ce cri obstiné qu'elle jetait sans raison, comme
la plainte même de son désespoir.  Il appelle, tenez, tenez!
écoutez!

Le tender se trouvait engagé sous les wagons, qui, montés les uns
par-dessus les autres, s'étaient ensuite écroulés sur lui; et, en
effet, depuis que la machine râlait moins haut, on entendait une
grosse voix d'homme rugir au fond de l'éboulement.  A mesure
qu'on avançait, la clameur de cette voix d'agonie devenait plus
haute, d'une douleur si énorme, que les travailleurs ne pouvaient
plus la supporter, pleurant et criant eux-mêmes.  Puis, enfin,
comme ils tenaient l'homme, dont ils venaient de dégager les
jambes et qu'ils tiraient à eux, le rugissement de souffrance
cessa.  L'homme était mort.

--Non, dit Flore, ce n'est pas lui.  C'est plus au fond, il est
là-dessous.

Et, de ses bras de guerrière, elle soulevait des roues, les
rejetait au loin, elle tordait le zinc des toitures, brisait des
portières, arrachait des bouts de chaîne.  Et, dès qu'elle
tombait sur un mort ou sur un blessé, elle appelait, pour qu'on
l'en débarrassât, ne voulant pas lâcher une seconde ses fouilles
enragées.

Derrière elle, Cabuche, Pecqueux, Misard travaillaient, tandis
que Séverine, défaillante à rester ainsi debout, sans rien
pouvoir faire, venait de s'asseoir sur la banquette défoncée d'un
wagon.  Mais Misard, repris de son flegme, doux et indifférent,
s'évitait les grosses fatigues, aidait surtout à transporter les
corps.  Et lui, ainsi que Flore, regardaient les cadavres, comme
s'ils espéraient les reconnaître, au milieu de la cohue des
milliers et des milliers de visages, qui, en dix années, avaient
défilé devant eux, à toute vapeur, en ne leur laissant que le
souvenir confus d'une foule, apportée, emportée dans un éclair.
Non!  ce n'était toujours que le flot inconnu du monde en marche;
la mort brutale, accidentelle, restait anonyme, comme la vie
pressée, dont le galop passait là, allant à l'avenir; et ils ne
pouvaient mettre aucun nom, aucun renseignement précis, sur les
têtes labourées par l'horreur de ces misérables, tombés en route,
piétinés, écrasés, pareils à ces soldats dont les corps comblent
les trous, devant la charge d'une armée montant à l'assaut.
Pourtant, Flore crut en retrouver un à qui elle avait parlé, le
jour du train perdu dans la neige: cet Américain, dont elle
finissait par connaître familièrement le profil, sans savoir ni
son nom, ni rien de lui et des siens.  Misard le porta avec les
autres morts, venus on ne savait d'où, arrêtés là en se rendant
on ne savait à quel endroit.

Puis, il y eut encore un spectacle déchirant.  Dans la caisse
renversée d'un compartiment de première classe, on venait de
découvrir un jeune ménage, des nouveaux mariés sans doute, jetés
l'un contre l'autre, si malheureusement, que la femme, sous elle,
écrasait l'homme, sans qu'elle pût faire un mouvement pour le
soulager.  Lui, étouffait, râlait déjà; tandis qu'elle, la bouche
libre, suppliait éperdument qu'on se hâtât, épouvantée, le coeur
arraché, à sentir qu'elle le tuait.  Et, lorsqu'on les eut
délivrés l'un et l'autre, ce fut elle qui, tout d'un coup, rendit
l'âme, le flanc troué par un tampon.  Et l'homme, revenu à lui,
clamait de douleur, agenouillé près d'elle, dont les yeux
restaient pleins de larmes.

Maintenant, il y avait douze morts, plus de trente blessés.  Mais
on arrivait à dégager le tender; et Flore, de temps à autre,
s'arrêtait, plongeait sa tête parmi les bois éclatés, les fers
tordus, fouillant ardemment des yeux, pour voir si elle
n'apercevait pas le mécanicien.  Brusquement, elle jeta un grand
cri.

--Je le vois, il est là-dessous...  Tenez!  c'est son bras, avec
sa veste de laine bleue...  Et il ne bouge pas, il ne souffle
pas...

Elle s'était redressée, elle jura comme un homme.

--Mais, nom de Dieu!  dépêchez-vous donc, tirez-le donc de
là-dessous!

Des deux mains, elle tâchait d'arracher un plancher de voiture,
que d'autres débris l'empêchaient de tirer à elle.  Alors, elle
courut, elle revint avec la hache qui servait, chez les Misard, à
fendre le bois; et, la brandissant, ainsi qu'un bûcheron brandit
sa cognée au milieu d'une forêt de chênes, elle attaqua le
plancher d'une volée furieuse.  On s'était écarté, on la laissait
faire, en lui criant de prendre garde.  Mais il n'y avait plus
d'autre blessé que le mécanicien, à l'abri lui-même sous un
enchevêtrement d'essieux et de roues.  D'ailleurs, elle
n'écoutait pas, soulevée dans un élan, sûr de lui, irrésistible.
Elle abattait le bois, chacun de ses coups tranchait un obstacle.
Avec ses cheveux blonds envolés, son corsage arraché qui montrait
ses bras nus, elle était comme une terrible faucheuse s'ouvrant
une trouée parmi cette destruction qu'elle avait faite.  Un
dernier coup, qui porta sur un essieu, cassa en deux le fer de la
hache.  Et, aidée des autres, elle écarta les roues qui avaient
protégé le jeune homme d'un écrasement certain, elle fut la
première à le saisir, à l'emporter entre ses bras.

--Jacques, Jacques!...  Il respire, il vit.  Ah!  mon Dieu, il
vit...  Je savais bien que je l'avais vu tomber et qu'il était
là!

Séverine, éperdue, la suivait.  A elles deux, elles le déposèrent
au pied de la haie, près d'Henri, qui, stupéfié, regardait
toujours, sans avoir l'air de comprendre où il était et ce qu'on
faisait autour de lui.  Pecqueux, qui s'était approché, restait
debout devant son mécanicien, bouleversé de le voir dans un si
fichu état; tandis que les deux femmes, agenouillées maintenant,
l'une à droite, l'autre à gauche, soutenaient la tête du
malheureux, en épiant avec angoisse les moindres frissons de son
visage.

Enfin, Jacques ouvrit les paupières.  Ses regards troubles se
portèrent sur elles, tour à tour, sans qu'il parût les
reconnaître.  Elles ne lui importaient pas.  Mais ses yeux ayant
rencontré, à quelques mètres, la machine qui expirait,
s'effarèrent d'abord, puis se fixèrent, vacillants d'une émotion
croissante.  Elle, la Lison, il la reconnaissait bien, et elle
lui rappelait tout, les deux pierres en travers de la voie,
l'abominable secousse, ce broiement qu'il avait senti à la fois
en elle et en lui, dont lui ressuscitait, tandis qu'elle,
sûrement, allait en mourir.  Elle n'était point coupable de
s'être montrée rétive; car, depuis sa maladie contractée dans la
neige, il n'y avait pas de sa faute, si elle était moins alerte;
sans compter que l'âge arrive, qui alourdit les membres et durcit
les jointures.  Aussi lui pardonnait-il volontiers, débordé d'un
gros chagrin, à la voir blessée à mort, en agonie.  La pauvre
Lison n'en avait plus que pour quelques minutes.  Elle se
refroidissait, les braises de son foyer tombaient en cendre, le
souffle qui s'était échappé si violemment de ses flancs ouverts,
s'achevait en une petite plainte d'enfant qui pleure.  Souillée
de terre et de bave, elle toujours si luisante, vautrée sur le
dos, dans une mare noire de charbon, elle avait la fin tragique
d'une bête de luxe qu'un accident foudroie en pleine rue.  Un
instant, on avait pu voir, par ses entrailles crevées,
fonctionner ses organes, les pistons battre comme deux coeurs
jumeaux, la vapeur circuler dans les tiroirs comme le sang de ses
veines; mais, pareilles à des bras convulsifs, les bielles
n'avaient plus que des tressaillements, les révoltes dernières de
la vie; et son âme s'en allait avec la force qui la faisait
vivante, cette haleine immense dont elle ne parvenait pas à se
vider toute.  La géante éventrée s'apaisa encore, s'endormit peu
à peu d'un sommeil très doux, finit par se taire.  Elle était
morte.  Et le tas de fer, d'acier et de cuivre, qu'elle laissait
là, ce colosse broyé, avec son tronc fendu, ses membres épars,
ses organes meurtris, mis au plein jour, prenait l'affreuse
tristesse d'un cadavre humain, énorme, de tout un monde qui avait
vécu et d'où la vie venait d'être arrachée, dans la douleur.

Alors, Jacques, ayant compris que la Lison n'était plus, referma
les yeux avec le désir de mourir lui aussi, si faible d'ailleurs,
qu'il croyait être emporté dans le dernier petit souffle de la
machine; et, de ses paupières closes, des larmes lentes coulaient
maintenant, inondant ses joues.  C'en fut trop pour Pecqueux, qui
était resté là, immobile, la gorge serrée.  Leur bonne amie
mourait, et voilà que son mécanicien voulait la suivre.  C'était
donc fini, leur ménage à trois?  Finis, les voyages, où, montés
sur son dos, ils faisaient des cent lieues, sans échanger une
parole, s'entendant quand même si bien tous les trois, qu'ils
n'avaient pas besoin de faire un signe pour se comprendre!  Ah!
la pauvre Lison, si douce dans sa force, si belle quand elle
luisait au soleil!  Et Pecqueux, qui pourtant n'avait pas bu,
éclata en sanglots violents, dont les hoquets secouaient son
grand corps, sans qu'il pût les retenir.

Séverine et Flore, elles aussi, se désespéraient, inquiètes de ce
nouvel évanouissement de Jacques.  La dernière courut chez elle,
revint avec de l'eau-de-vie camphrée, se mit à le frictionner,
pour faire quelque chose.  Mais les deux femmes, dans leur
angoisse, étaient exaspérées encore par l'agonie interminable du
cheval qui, seul des cinq, survivait, les deux pieds de devant
emportés.  Il gisait près d'elles, il avait un hennissement
continu, un cri presque humain, si retentissant et d'une si
effroyable douleur, que deux des blessés, gagnés par la
contagion, s'étaient mis à hurler eux aussi, ainsi que des bêtes.
Jamais cri de mort n'avait déchiré l'air avec cette plainte
profonde, inoubliable, qui glaçait le sang.  La torture devenait
atroce, des voix tremblantes de pitié et de colère s'emportaient,
suppliaient qu'on l'achevât, ce misérable cheval qui souffrait
tant, et dont le râle sans fin, maintenant que la machine était
morte, restait comme la lamentation dernière de la catastrophe.
Alors, Pecqueux, toujours sanglotant, ramassa la hache au fer
brisé, puis, d'un seul coup en plein crâne, l'abattit.  Et, sur
le champ de massacre, le silence tomba.

Les secours, enfin, arrivaient, après deux heures d'attente.
Dans le choc de la rencontre, les voitures avaient toutes été
lancées sur la gauche, de sorte que le déblaiement de la voie
descendante allait pouvoir se faire en quelques heures.  Un train
de trois wagons, conduit par une machine-pilote, venait d'amener
de Rouen le chef de cabinet du préfet, le procureur impérial, des
ingénieurs et des médecins de la Compagnie, tout un flot de
personnages effarés et empressés; tandis que le chef de gare de
Barentin, M. Bessière, était déjà là, avec une équipe, attaquant
les débris.  Une agitation, un énervement extraordinaire régnait
dans ce coin de pays perdu, si désert et si muet d'habitude.  Les
voyageurs sains et saufs gardaient, de la frénésie de leur
panique, un besoin fébrile de mouvement: les uns cherchaient des
voitures, terrifiés à l'idée de remonter en wagon; les autres,
voyant qu'on ne trouverait pas même une brouette, s'inquiétaient
déjà de savoir où ils mangeraient, où ils coucheraient; et tous
réclamaient un bureau de télégraphe, plusieurs partaient à pied
pour Barentin, emportant des dépêches.  Pendant que les
autorités, aidées de l'administration, commençaient une enquête,
les médecins procédaient en hâte au pansement des blessés.
Beaucoup s'étaient évanouis, au milieu de mares de sang.
D'autres, sous les pinces et les aiguilles, se plaignaient d'une
voix faible.  Il y avait, en somme, quinze morts et trente-deux
voyageurs atteints grièvement.  En attendant que leur identité
pût être établie, les morts étaient restés par terre, rangés le
long de la haie, le visage au ciel.  Seul, un petit substitut, un
jeune homme blond et rose, qui faisait du zèle, s'occupait d'eux,
fouillait leurs poches, pour voir si des papiers, des cartes, des
lettres, ne lui permettraient pas de les étiqueter chacun d'un
nom et d'une adresse.  Cependant, autour de lui, un cercle béant
se formait; car, bien qu'il n'y eût pas de maison, à près d'une
lieue à la ronde, des curieux étaient arrivés, on ne savait d'où,
une trentaine d'hommes, de femmes, d'enfants, qui gênaient, sans
aider à rien.  Et, la poussière noire, le voile de fumée et de
vapeur qui enveloppait tout, s'étant dissipé, la radieuse matinée
d'avril triomphait au-dessus du champ de massacre, baignant de la
pluie douce et gaie de son clair soleil les mourants et les
morts, la Lison éventrée, le désastre des décombres entassés, que
déblayait l'équipe des travailleurs, pareils à des insectes
réparant les ravages d'un coup de pied donné par un passant
distrait, dans leur fourmilière.

Jacques était toujours évanoui, et Séverine avait arrêté un
médecin au passage, suppliante.  Celui-ci venait d'examiner le
jeune homme, sans lui trouver aucune blessure apparente; mais il
craignait des lésions intérieures, car de minces filets de sang
apparaissaient aux lèvres.  Ne pouvant se prononcer encore, il
conseillait d'emporter le blessé au plus tôt et de l'installer
dans un lit, en évitant les secousses.

Sous les mains qui le palpaient, Jacques de nouveau avait ouvert
les yeux, avec un léger cri de souffrance; et, cette fois, il
reconnut Séverine, il bégaya, dans son égarement:

--Emmène-moi, emmène-moi!

Flore s'était penchée.  Mais, ayant tourné la tête, il la
reconnut, elle aussi.  Ses regards exprimèrent une épouvante
d'enfant, il se rejeta vers Séverine, dans un recul de haine et
d'horreur.

--Emmène-moi, tout de suite, tout de suite!

Alors, elle lui demanda, en le tutoyant de même, seule avec lui,
car cette fille ne comptait plus:

--A la Croix-de-Maufras, veux-tu?...  Si ça ne te contrarie pas,
c'est là en face, nous serons chez nous.

Et il accepta, tremblant toujours, les yeux sur l'autre.

--Où tu voudras, tout de suite!

Immobile, Flore avait blêmi, sous ce regard d'exécration
terrifiée.  Ainsi, dans ce carnage d'inconnus et d'innocents,
elle n'était arrivée à les tuer ni l'un ni l'autre: la femme en
sortait sans une égratignure; lui, maintenant, en réchapperait
peut-être; et elle n'avait de la sorte réussi qu'à les
rapprocher, à les jeter ensemble, seul à seule, au fond de cette
maison solitaire.  Elle les y vit installés, l'amant guéri,
convalescent, la maîtresse aux petits soins, payée de ses veilles
par de continuelles caresses, tous les deux prolongeant loin du
monde, dans une liberté absolue, cette lune de miel de la
catastrophe.  Un grand froid la glaçait, elle regardait les
morts, elle avait tué pour rien.

A ce moment, dans ce coup d'oeil jeté à la tuerie, Flore aperçut
Misard et Cabuche, que des messieurs interrogeaient, la justice
pour sûr.  En effet, le procureur impérial et le chef du cabinet
du préfet tâchaient de comprendre comment cette voiture de
carrier s'était trouvée ainsi en travers de la voie.  Misard
soutenait qu'il n'avait pas quitté son poste, tout en ne pouvant
donner aucun renseignement précis: il ne savait réellement rien,
il prétendait qu'il tournait le dos, occupé à ses appareils.
Quant à Cabuche, bouleversé encore, il racontait une longue
histoire confuse, pourquoi il avait eu le tort de lâcher ses
chevaux, désireux de voir la morte, et de quelle façon les
chevaux étaient partis tout seuls, et comment la jeune fille
n'avait pu les arrêter.  Il s'embrouillait, recommençait, sans
parvenir à se faire comprendre.

Un sauvage besoin de liberté fit battre de nouveau le sang glacé
de Flore.  Elle voulait être libre d'elle-même, libre de
réfléchir et de prendre un parti, n'ayant jamais eu besoin de
personne pour être dans le vrai chemin.  A quoi bon attendre
qu'on l'ennuyât avec des questions, qu'on l'arrêtât peut-être?
Car, en dehors du crime, il y avait eu une faute de service, on
la rendrait responsable.  Cependant, elle restait, retenue là,
tant que Jacques y serait lui-même.

Séverine venait de tant prier Pecqueux, que celui-ci s'était
enfin procuré un brancard; et il reparut avec un camarade, pour
emporter le blessé.  Le médecin avait également décidé la jeune
femme à accepter chez elle le conducteur-chef, Henri, qui ne
semblait souffrir que d'une commotion au cerveau, hébété.  On le
transporterait après l'autre.

Et, comme Séverine se penchait pour déboutonner le col de
Jacques, qui le gênait, elle le baisa sur les yeux, ouvertement,
voulant lui donner le courage de supporter le transport.

--N'aie pas peur, nous serons heureux.

Souriant, il la baisa à son tour.  Et ce fut, pour Flore, le
déchirement suprême, ce qui l'arrachait de lui, à jamais.  Il lui
semblait que son sang, à elle aussi, coulait à flots, maintenant,
d'une inguérissable blessure.  Lorsqu'on l'emporta, elle prit la
fuite.  Mais, en passant devant la maison basse, elle aperçut,
par les vitres de la fenêtre, la chambre de mort, avec la tache
pâle de la chandelle qui brûlait dans le plein jour, près du
corps de sa mère.  Pendant l'accident, la morte était restée
seule, la tête à demi tournée, les yeux grands ouverts, la lèvre
tordue, comme si elle eût regardé se broyer et mourir tout ce
monde qu'elle ne connaissait pas.

Flore galopa, tourna tout de suite au coude que faisait la route
de Doinville, puis se lança à gauche, parmi les broussailles.
Elle connaissait chaque recoin du pays, elle défiait bien dès
lors les gendarmes de la prendre, si on les lançait à sa
poursuite.  Aussi cessa-t-elle brusquement de courir, continuant
à petits pas, s'en allant à une cachette où elle aimait se terrer
dans ses jours tristes, une excavation au-dessus du tunnel.  Elle
leva les yeux, vit au soleil qu'il était midi.  Quand elle fut
dans son trou, elle s'allongea sur la roche dure, elle resta
immobile, les mains nouées derrière la nuque, à réfléchir.
Alors, seulement, un vide affreux se produisit en elle, la
sensation d'être morte déjà lui engourdissait peu à peu les
membres.  Ce n'était pas le remords d'avoir tué inutilement tout
ce monde, car elle devait faire un effort pour en retrouver le
regret et l'horreur.  Mais, elle en était certaine maintenant,
Jacques l'avait vue retenir les chevaux; et elle venait de le
comprendre, à son recul, il avait pour elle la répulsion
terrifiée qu'on a pour les monstres.  Jamais il n'oublierait.
D'ailleurs, lorsqu'on manque les gens, il faut ne pas se manquer
soi-même.  Tout à l'heure, elle se tuerait.  Elle n'avait aucun
autre espoir, elle en sentait davantage la nécessité absolue,
depuis qu'elle était là, à se calmer et à raisonner.  La fatigue,
un anéantissement de tout son être, l'empêchait seule de se
relever pour chercher une arme et mourir.  Et, cependant, du fond
de l'invincible somnolence qui la prenait, montait encore l'amour
de la vie, le besoin du bonheur, un rêve dernier d'être heureuse
elle aussi, puisqu'elle laissait les deux autres à leur félicité
de vivre ensemble, libres.  Pourquoi n'attendait-elle pas la nuit
et ne courait-elle pas rejoindre Ozil, qui l'adorait, qui saurait
bien la défendre?  Ses idées devenaient douces et confuses, elle
s'endormit, d'un sommeil noir, sans rêves.

Lorsque Flore se réveilla, la nuit s'était faite, profonde.
étourdie, elle tâta autour d'elle, se souvint tout d'un coup, en
sentant le roc nu, où elle était couchée.  Et ce fut, comme au
choc de la foudre, la nécessité implacable: il fallait mourir.
Il semblait que la douceur lâche, cette défaillance devant la vie
possible encore, s'en était allée avec la fatigue.  Non, non!  la
mort seule était bonne.  Elle ne pouvait vivre dans tout ce sang,
le coeur arraché, exécrée du seul homme qu'elle avait voulu et
qui était à une autre.  Maintenant qu'elle en avait la force, il
fallait mourir.

Flore se leva, sortit du trou de roches.  Elle n'hésita pas, car
elle venait de trouver d'instinct où elle devait aller.  D'un
nouveau regard au ciel, vers les étoiles, elle sut qu'il était
près de neuf heures.  Comme elle arrivait à la ligne du chemin de
fer, un train passa, à grande vitesse, sur la voie descendante,
ce qui parut lui faire plaisir: tout irait bien, on avait
évidemment déblayé cette voie, tandis que l'autre était sans
doute encore obstruée, car la circulation n'y semblait pas
rétablie.  Dès lors, elle suivit la haie vive, au milieu du grand
silence de ce pays sauvage.  Rien ne pressait, il n'y aurait plus
de train avant l'express de Paris, qui ne serait là qu'à neuf
heures vingt-cinq; et elle longeait toujours la haie à petits
pas, dans l'ombre épaisse, très calme, comme si elle eût fait une
de ses promenades habituelles, par les sentiers déserts.
Pourtant, avant d'arriver au tunnel, elle franchit la haie, elle
continua d'avancer sur la voie même, de son pas de flânerie,
marchant à la rencontre de l'express.  Il lui fallut ruser, pour
n'être pas vue du gardien, ainsi qu'elle s'y prenait d'ordinaire,
chaque fois qu'elle rendait visite à Ozil, là-bas, à l'autre
bout.  Et, dans le tunnel, elle marcha encore, toujours, toujours
en avant.  Mais ce n'était plus comme l'autre semaine, elle
n'avait plus peur, si elle se retournait, de perdre la notion
exacte du sens où elle allait.  La folie du tunnel ne battait
point sous son crâne, ce coup de folie où sombrent les choses, le
temps et l'espace, au milieu du tonnerre des bruits et de
l'écrasement de la voûte.  Que lui importait!  elle ne raisonnait
pas, ne pensait même pas, n'avait qu'une résolution fixe:
marcher, marcher devant elle, tant qu'elle ne rencontrerait pas
le train, et marcher encore, droit au fanal, dès qu'elle le
verrait flamber dans la nuit.

Flore s'étonna cependant, car elle croyait aller ainsi depuis des
heures.  Comme c'était loin, cette mort qu'elle voulait!  L'idée
qu'elle ne la trouverait pas, qu'elle cheminerait des lieues et
des lieues, sans se heurter contre elle, la désespéra un moment.
Ses pieds se lassaient, serait-elle donc obligée de s'asseoir, de
l'attendre, couchée en travers des rails?  Mais cela lui
paraissait indigne, elle avait besoin de marcher jusqu'au bout,
de mourir toute droite, par un instinct de vierge et de
guerrière.  Et ce fut, en elle, un réveil d'énergie, une nouvelle
poussée en avant, lorsqu'elle aperçut, très lointain, le fanal de
l'express, pareil à une petite étoile, scintillante et unique au
fond d'un ciel d'encre.  Le train n'était pas encore sous la
voûte, aucun bruit ne l'annonçait, il n'y avait que ce feu si
vif, si gai, grandissant peu à peu.  Redressée dans sa haute
taille souple de statue, balancée sur ses fortes jambes, elle
avançait maintenant d'un pas allongé, sans courir pourtant, comme
à l'approche d'une amie, à qui elle voulait épargner un bout du
chemin.  Mais le train venait d'entrer dans le tunnel,
l'effroyable grondement approchait, ébranlant la terre d'un
souffle de tempête, tandis que l'étoile était devenue un oeil
énorme, toujours grandissant, jaillissant comme de l'orbite des
ténèbres.  Alors, sous l'empire d'un sentiment inexpliqué,
peut-être pour n'être que seule à mourir, elle vida ses poches,
sans cesser sa marche d'obstination héroïque, posa tout un paquet
au bord de la voie, un mouchoir, des clefs, de la ficelle, deux
couteaux; même elle enleva le fichu noué sur son cou, laissa son
corsage dégrafé, à moitié arraché.  L'oeil se changeait en un
brasier, en une gueule de four vomissant l'incendie, le souffle
du monstre arrivait, humide et chaud déjà, dans ce roulement de
tonnerre, de plus en plus assourdissant.  Et elle marchait
toujours, elle se dirigeait droit à cette fournaise, pour ne pas
manquer la machine, fascinée ainsi qu'un insecte de nuit, qu'une
flamme attire.  Et, dans l'épouvantable choc, dans l'embrassade,
elle se redressa encore, comme si, soulevée par une dernière
révolte de lutteuse, elle eût voulu étreindre le colosse, et le
terrasser.  Sa tête avait porté en plein dans le fanal, qui
s'éteignit.

Ce ne fut que plus d'une heure après qu'on vint ramasser le
cadavre de Flore.  Le mécanicien avait bien vu cette grande
figure pâle marcher contre la machine, d'une étrangeté effrayante
d'apparition, sous le jet de clarté vive qui l'inondait; et,
lorsque, brusquement, la lanterne éteinte, le train s'était
trouvé dans l'obscurité profonde, roulant avec son bruit de
foudre, il avait frémi, en sentant passer la mort.  Au sortir du
tunnel, il s'était efforcé de crier l'accident au gardien.  Mais,
à Barentin seulement, il avait pu raconter que quelqu'un venait
de se faire couper, là-bas: c'était certainement une femme; des
cheveux, mêlés à des débris de crâne, restaient collés encore à
la vitre brisée du fanal.  Et, quand les hommes envoyés à la
recherche du corps le découvrirent, ils furent saisis de le voir
si blanc, d'une blancheur de marbre.  Il gisait sur la voie
montante, projeté là par la violence du choc, la tête en
bouillie, les membres sans une égratignure, à moitié dévêtus,
d'une beauté admirable, dans la pureté et la force.
Silencieusement, les hommes l'enveloppèrent.  Ils l'avaient
reconnue.  Elle s'était sûrement fait tuer, folle, pour échapper
à la responsabilité terrible qui pesait sur elle.

Dès minuit, le cadavre de Flore, dans la petite maison basse,
reposa à côté du cadavre de sa mère.  On avait mis par terre un
matelas, et rallumé une chandelle, entre elles deux.  Phasie, la
tête penchée toujours, avec le rire affreux de sa bouche tordue,
semblait maintenant regarder sa fille, de ses grands yeux fixes;
tandis que, dans la solitude, au milieu du profond silence, on
entendait de tous côtés la sourde besogne, l'effort haletant de
Misard, qui s'était remis à ses fouilles.  Et, aux intervalles
réglementaires, les trains passaient, se croisaient sur les deux
voies, la circulation venant d'être complètement rétablie.  Ils
passaient, inexorables, avec leur toute-puissance mécanique,
indifférents, ignorants de ces drames et de ces crimes.
Qu'importaient les inconnus de la foule tombés en route, écrasés
sous les roues!  On avait emporté les morts, lavé le sang, et
l'on repartait pour là-bas, à l'avenir.

C'était dans la grande chambre à coucher de la Croix-de-Maufras,
la chambre tendue de damas rouge, dont les deux hautes fenêtres
donnaient sur la ligne du chemin de fer, à quelques mètres.  Du
lit, un vieux lit à colonnes, placé en face, on voyait les trains
passer.  Et, depuis des années, on n'y avait pas enlevé un objet,
pas dérangé un meuble.

Séverine avait fait monter dans cette pièce Jacques blessé,
évanoui; tandis qu'on laissait Henri Dauvergne au
rez-de-chaussée, dans une autre chambre à coucher, plus petite.
Elle gardait pour elle-même une chambre voisine de celle de
Jacques, dont le palier seul la séparait.  En deux heures,
l'installation fut suffisamment confortable, car la maison était
restée toute montée, il y avait jusqu'à du linge au fond des
armoires.  Un tablier noué par-dessus sa robe, Séverine se
trouvait changée en infirmière, après avoir télégraphié
simplement à Roubaud qu'il n'eût pas à l'attendre, qu'elle
demeurerait là sans doute quelques jours, pour soigner des
blessés, recueillis chez eux.

Et, dès le lendemain, le médecin avait cru pouvoir répondre de
Jacques, même en huit jours il comptait le remettre sur pied: un
véritable miracle, à peine de légers désordres intérieurs.  Mais
il recommandait les plus grands soins, l'immobilité la plus
absolue.  Aussi, lorsque le malade ouvrit les yeux, Séverine, qui
le veillait comme un enfant, le supplia-t-elle d'être gentil, de
lui obéir en toute chose.  Lui, très faible encore, promit d'un
signe de tête.  Il avait toute sa lucidité, il reconnaissait
cette chambre, décrite par elle, la nuit de ses aveux: la chambre
rouge, où, dès seize ans et demi, elle avait cédé aux violences
du président Grandmorin.  C'était bien le lit qu'il occupait
maintenant, c'étaient les fenêtres par lesquelles, sans même
lever la tête, il regardait filer les trains, dans le brusque
ébranlement de la maison tout entière.  Et, cette maison, il la
sentait à son entour, telle qu'il l'avait vue si souvent, lorsque
lui-même passait là, emporté sur sa machine.  Il la revoyait,
plantée de biais au bord de la voie, dans sa détresse et dans
l'abandon de ses volets clos, rendue, depuis qu'elle était à
vendre, plus lamentable et plus louche par l'immense écriteau,
qui ajoutait à la mélancolie du jardin, obstrué de ronces.  Il se
rappelait l'affreuse tristesse qu'il éprouvait chaque fois, le
malaise dont elle le hantait, comme si elle se dressait à cette
place pour le malheur de son existence.  Aujourd'hui, couché dans
cette chambre, si faible, il croyait comprendre, car ce ne
pouvait être que cela: il allait sûrement y mourir.

Dès qu'elle l'avait vu en état de l'entendre, Séverine s'était
empressée de le rassurer, en lui disant à l'oreille, pendant
qu'elle remontait la couverture:

--Ne t'inquiète pas, j'ai vidé tes poches, j'ai pris la montre.

Il la regardait, les yeux élargis, faisant un effort de mémoire.

--La montre...  Ah!  oui, la montre.

--On aurait pu te fouiller.  Et je l'ai cachée parmi des affaires
à moi.  N'aie pas peur.

Il la remercia d'un serrement de main.  En tournant la tête, il
avait aperçu, sur la table, le couteau, trouvé également dans une
de ses poches.  Lui, seulement, n'était pas à cacher: un couteau
comme tous les autres.

Mais, le lendemain déjà, Jacques était plus fort, et il se reprit
à espérer qu'il ne mourrait pas là.  Il avait eu un véritable
plaisir à reconnaître, près de lui, Cabuche, s'empressant,
assourdissant sur le parquet ses pas lourds de colosse; car,
depuis l'accident, le carrier n'avait pas quitté Séverine, comme
emporté lui aussi dans un ardent besoin de dévouement: il lâchait
son travail, revenait chaque matin l'aider aux gros travaux du
ménage, la servait en chien fidèle, les yeux fixés sur les siens.
Ainsi qu'il le disait, c'était une rude femme, malgré son air
mince.  On pouvait bien faire quelque chose pour elle, qui
faisait tant pour les autres.  Et les deux amants s'habituaient à
lui, se tutoyaient, s'embrassaient même, sans se gêner, lorsqu'il
traversait la chambre discrètement, en effaçant le plus possible
son grand corps.

Jacques, cependant, s'étonnait des fréquentes absences de
Séverine.  Le premier jour, pour obéir au médecin, elle lui avait
caché la présence d'Henri, en bas, sentant bien de quelle douceur
apaisante lui serait l'idée d'une absolue solitude.

--Nous sommes seuls, n'est-ce pas?

--Oui, mon chéri, seuls, tout à fait seuls...  Dors tranquille.

Seulement, elle disparaissait à chaque minute, et dès le
lendemain, il avait entendu, au rez-de-chaussée, des bruits de
pas, des chuchotements.  Puis, le jour suivant, ce fut toute une
gaieté étouffée, des rires clairs, deux voix jeunes et fraîches
qui ne cessaient point.

--Qu'y a-t-il?  qui est-ce?...  Nous ne sommes donc pas seuls?

--Eh bien!  non, mon chéri, il y a en bas, juste sous ta chambre,
un autre blessé que j'ai dû recueillir.

--Ah!...  Qui donc?

--Henri, tu sais, le conducteur-chef?

--Henri...  Ah!

--Et, ce matin, ses soeurs sont arrivées.  Ce sont elles que tu
entends, elles rient de tout...  Comme il va beaucoup mieux,
elles repartiront ce soir, à cause de leur père qui ne peut se
passer d'elles; et Henri restera deux ou trois jours encore, pour
se remettre complètement...  Imagine-toi, il a sauté, lui, et
rien de cassé; seulement, il était comme idiot; mais c'est
revenu.

Jacques se taisait, fixait sur elle un regard si long, qu'elle
ajouta:

--Tu comprends?  s'il n'était pas là, on pourrait jaser de nous
deux...  Tant que je ne suis pas seule avec toi, mon mari n'a
rien à dire, j'ai un bon prétexte pour rester ici...  Tu
comprends?

--Oui, oui, c'est très bien.

Et, jusqu'au soir, Jacques écouta les rires des petites
Dauvergne, qu'il se souvenait d'avoir entendus, à Paris, monter
ainsi de l'étage inférieur, dans la chambre où Séverine s'était
confessée, entre ses bras.  Puis, la paix se fit, il ne distingua
plus que le pas léger de cette dernière, allant de lui à l'autre
blessé.  La porte d'en bas se refermait, la maison tombait à un
silence profond.  Deux fois, ayant très soif, il dut taper avec
une chaise sur le plancher, pour qu'elle remontât.  Et, quand
elle reparaissait, elle était souriante, très empressée,
expliquant qu'elle n'en finissait pas, parce qu'il fallait
entretenir sur la tête d'Henri des compresses d'eau glacée.

Dès le quatrième jour, Jacques put se lever et passer deux heures
dans un fauteuil, devant la fenêtre.  En se penchant un peu, il
apercevait l'étroit jardin, que le chemin de fer avait coupé,
clos d'un mur bas, envahi d'églantiers aux fleurs pâles.  Et il
se rappelait la nuit où il s'était haussé, pour regarder
par-dessus le mur, il revoyait le terrain assez vaste, de l'autre
côté de la maison, fermé seulement d'une haie vive, cette haie
qu'il avait franchie, et derrière laquelle il s'était heurté à
Flore, assise au seuil de la petite serre en ruine, en train de
démêler des cordes volées, à coups de ciseaux.  Ah!  l'abominable
nuit, toute pleine de l'épouvante de son mal!  Cette Flore, avec
sa taille haute et souple de guerrière blonde, ses yeux
flambants, fixés droit dans les siens, l'obsédait, depuis que le
souvenir lui revenait, de plus en plus net.  D'abord, il n'avait
pas ouvert la bouche de l'accident, et personne autour de lui
n'en parlait, par prudence.  Mais chaque détail se réveillait, il
reconstruisait tout, il ne songeait qu'à cela, d'un effort si
continu, que, maintenant, à la fenêtre, son occupation unique
était de rechercher les traces, de guetter les acteurs de la
catastrophe.  Pourquoi donc ne la voyait-il plus, elle, à son
poste de garde-barrière, le drapeau au poing?  Il n'osait poser
la question, cela aggravait le malaise que lui causait cette
maison lugubre, qui lui semblait toute peuplée de spectres.

Un matin pourtant, comme Cabuche était là, aidant Séverine, il
finit par se décider.

--Et Flore, elle est malade?

Le carrier, saisi, ne comprit pas un geste de la jeune femme,
crut qu'elle lui ordonnait de parler.

--La pauvre Flore, elle est morte!

Jacques les regardait, frémissant, et il fallut bien alors lui
tout dire.  A eux deux, ils lui contèrent le suicide de la jeune
fille, comment elle s'était fait couper, sous le tunnel.  On
avait retardé l'enterrement de la mère jusqu'au soir, pour
emmener la fille en même temps; et elles dormaient côte à côte,
dans le petit cimetière de Doinville, où elles étaient allées
rejoindre la première partie, la cadette, cette douce et
malheureuse Louisette, emportée elle aussi violemment, toute
souillée de sang et de boue.  Trois misérables, de celles qui
tombent en route et qu'on écrase, disparues, comme balayées par
le vent terrible de ces trains qui passaient!

--Morte, mon Dieu!  répéta très bas Jacques, ma pauvre tante
Phasie, et Flore, et Louisette!

Au nom de cette dernière, Cabuche, qui aidait Séverine à pousser
le lit, leva instinctivement les yeux sur elle, troublé par le
souvenir de sa tendresse d'autrefois, dans la passion naissante
dont il était envahi, sans défense, en être tendre et borné, en
bon chien qui se donne dès la première caresse.  Mais la jeune
femme, au courant de ses tragiques amours, restait grave, le
regardait avec des yeux de sympathie; et il en fut très touché;
et, sa main ayant, sans le vouloir, effleuré la sienne, en lui
passant les oreillers, il suffoqua, il répondit d'une voix
bégayante à Jacques qui l'interrogeait.

--On l'accusait donc d'avoir provoqué l'accident?

--Oh!  non, non...  Seulement, c'était sa faute, vous comprenez
bien.

En phrases coupées, il dit ce qu'il savait.  Lui, n'avait rien
vu, car il était dans la maison, quand les chevaux avaient
marché, amenant le fardier en travers de la voie.  C'était bien
là son sourd remords, ces messieurs de la justice le lui avaient
reproché durement: on ne quittait pas ses bêtes, l'effroyable
malheur ne serait pas arrivé, s'il était resté avec elles.
L'enquête avait donc abouti à une simple négligence de la part de
Flore; et, comme elle s'était punie elle-même, atrocement,
l'affaire en demeurait là, on ne déplaçait même pas Misard, qui,
de son air humble et déférent, s'était tiré d'embarras, en
chargeant la morte: elle n'en faisait jamais qu'à sa tête, il
devait sortir à chaque minute de son poste pour fermer la
barrière.  D'ailleurs, la Compagnie n'avait pu qu'établir, ce
matin-là, la parfaite correction de son service; et, en attendant
qu'il se remariât, elle venait de l'autoriser à prendre avec lui,
pour garder la barrière, une vieille femme du voisinage, la
Ducloux, une ancienne servante d'auberge, qui vivait de gains
louches, amassés autrefois.

Lorsque Cabuche quitta la chambre, Jacques retint Séverine du
regard.  Il était très pâle.

--Tu sais bien que c'est Flore qui a tiré les chevaux, et qui a
barré la voie, avec les pierres.

Séverine blêmit à son tour.

--Chéri, qu'est-ce que tu racontes!...  Tu as la fièvre, il faut
te recoucher.

--Non, non, ce n'est pas un cauchemar...  Tu entends?  je l'ai
vue, comme je te vois.  Elle tenait les bêtes, elle empêchait le
fardier d'avancer, avec sa poigne solide.

Alors, la jeune femme défaillit sur une chaise, en face de lui,
les jambes cassées.

--Mon Dieu!  mon Dieu!  ça me fait peur...  C'est monstrueux, je
ne vais plus en dormir.

--Parbleu!  continua-t-il, la chose est claire, elle a tenté de
nous tuer tous les deux, dans le tas...  Depuis longtemps, elle
me voulait, et elle était jalouse.  Avec ça, une tête détraquée,
des idées de l'autre monde...  Tant de meurtres d'un coup, toute
une foule dans du sang!  Ah!  la bougresse!

Ses yeux s'élargissaient, un tic nerveux tirait ses lèvres; et il
se tut, et ils continuèrent à se regarder, toute une grande
minute.  Puis, s'arrachant aux visions abominables qui
s'évoquaient entre eux, il reprit à demi-voix:

--Ah!  elle est morte, c'est donc ça qu'elle revient!  Depuis que
j'ai repris connaissance, il me semble toujours qu'elle est là.
Ce matin encore, je me suis retourné, en la croyant au chevet de
mon lit...  Elle est morte, et nous vivons.  Pourvu qu'elle ne se
venge pas, maintenant!

Séverine frissonna.

--Tais-toi, tais-toi donc!  Tu me rendras folle.

Et elle sortit, Jacques l'entendit qui descendait près de l'autre
blessé.  Lui, resté à la fenêtre, s'oublia de nouveau à examiner
la voie, la petite maison du garde-barrière, avec son grand
puits, le poste de cantonnement, cette étroite baraque de
planches, où Misard semblait sommeiller, dans sa régulière et
monotone besogne.  Ces choses l'absorbaient maintenant pendant
des heures, comme à la recherche d'un problème qu'il ne pouvait
résoudre, et dont la solution pourtant importait à son salut.

Ce Misard, il ne se lassait pas de le regarder, cet être chétif,
doux et blême, continuellement secoué d'une petite toux mauvaise,
et qui avait empoisonné sa femme, et qui était venu à bout de
cette gaillarde, en insecte rongeur, entêté à sa passion.
Sûrement, depuis des années, il n'avait pas eu d'autre idée dans
la tête, de jour et de nuit, pendant les douze interminables
heures de son service.  A chaque tintement électrique qui lui
annonçait un train, sonner de la trompe; puis, le train passé, la
voie fermée, pousser un bouton pour l'annoncer au poste suivant,
en pousser un autre pour rendre la voie libre au poste précédent:
c'étaient là des mouvements simplement mécaniques, qui avaient
fini par entrer comme des habitudes de corps dans sa vie
végétative.  Illettré, obtus, il ne lisait jamais, il restait les
mains ballantes, les yeux perdus et vagues, entre les appels de
ses appareils.  Presque toujours assis dans sa guérite, il n'y
prenait d'autre distraction que d'y déjeuner le plus longuement
possible.  Ensuite, il retombait à son hébétude, le crâne vide,
sans une pensée, tourmenté surtout de terribles somnolences,
s'endormant parfois les yeux ouverts.  La nuit, s'il ne voulait
pas succomber à cette irrésistible torpeur, il lui fallait se
lever, marcher, les jambes molles, ainsi qu'un homme ivre.  Et
c'était ainsi que la lutte avec sa femme, ce sourd combat pour
les mille francs cachés, à qui les aurait après la mort de
l'autre, devait avoir été, durant des mois et des mois, l'unique
réflexion, dans ce cerveau engourdi d'homme solitaire.  Quand il
sonnait de la trompe, quand il manoeuvrait ses signaux, veillant
en automate à la sécurité de tant de vies, il songeait au poison;
et, quand il attendait, les bras inertes, les yeux vacillants de
sommeil, il y songeait encore.  Rien au-delà: il la tuerait, il
chercherait, c'était lui qui aurait l'argent.

Aujourd'hui, Jacques s'étonnait de le trouver le même.  On tuait
donc sans secousse, et la vie continuait.  Après la fièvre des
premières fouilles, Misard, en effet, venait de retomber à son
flegme, d'une douceur sournoise d'être fragile qui craint les
chocs.  Au fond, il avait eu beau la manger, sa femme triomphait
quand même; car il restait battu, il retournait la maison, sans
rien découvrir, pas un centime; et ses regards seuls, des regards
inquiets et fureteurs, disaient sa préoccupation, dans sa face
terreuse.  Continuellement, il revoyait les yeux grands ouverts
de la morte, le rire affreux de ses lèvres, qui répétaient:
«Cherche!  cherche!» Il cherchait, il ne pouvait maintenant
donner à sa cervelle une minute de repos; sans relâche, elle
travaillait, travaillait, en quête de l'endroit où le magot était
enfoui, reprenant l'examen des cachettes possibles, rejetant
celles qu'il avait fouillées déjà, s'allumant de fièvre dès qu'il
en imaginait une nouvelle, brûlé alors d'une telle hâte, qu'il
lâchait tout pour y courir, inutilement: supplice intolérable à
la longue, torture vengeresse, sorte d'insomnie cérébrale qui le
tenait éveillé, stupide et réfléchissant malgré lui, sous le
tic-tac d'horloge de l'idée fixe.  Quand il soufflait dans sa
trompe, une fois pour les trains descendants, deux fois pour les
trains montants, il cherchait; quand il obéissait aux sonneries,
quand il poussait les boutons de ses appareils, fermant, ouvrant
la voie, il cherchait; sans cesse, il cherchait, cherchait
éperdument, le jour, pendant ses longues attentes, alourdi
d'oisiveté, la nuit, tourmenté de sommeil, comme exilé au bout du
monde, dans le silence de la grande campagne noire.  Et la
Ducloux, la femme qui, à présent, gardait la barrière, travaillée
du désir de se faire épouser, était aux petits soins, inquiète de
ce que jamais plus il ne fermait l'oeil.

Une nuit, Jacques, qui commençait à faire quelques pas dans sa
chambre, s'étant levé et approché de la fenêtre, vit une lanterne
aller et venir chez Misard: sûrement, l'homme cherchait.  Mais,
la nuit suivante, comme le convalescent guettait de nouveau, il
eut l'étonnement de reconnaître Cabuche, dans une grande forme
sombre, debout sur la route, sous la fenêtre de la pièce voisine,
où dormait Séverine.  Et cela, sans qu'il sût pourquoi, au lieu
de l'irriter, l'emplit de commisération et de tristesse: un
malheureux encore, cette grande brute, plantée là, ainsi qu'une
bête affolée et fidèle.  Vraiment, Séverine, si mince, pas belle
lorsqu'on la détaillait, était donc d'un charme bien puissant,
avec ses cheveux d'encre et ses pâles yeux de pervenche, pour que
les sauvages eux-mêmes, les colosses bornés, eussent ainsi la
chair prise, jusqu'à passer les nuits à sa porte, en petits
garçons tremblants!  Il se rappela des faits, l'empressement du
carrier à l'aider, les regards de servitude dont il s'offrait à
elle.  Oui, certainement, Cabuche l'aimait, la désirait.  Et, le
lendemain, l'ayant surveillé, il le vit qui ramassait furtivement
une épingle à cheveux, tombée de son chignon, en faisant le lit,
et qui la gardait dans son poing, pour ne pas la rendre.  Jacques
songeait à son propre tourment, tout ce qu'il avait souffert du
désir, tout ce qui revenait en lui de trouble et d'effrayant,
avec la santé.

Deux jours encore se passèrent, la semaine s'achevait, et ainsi
que le médecin l'avait prévu, les blessés allaient pouvoir
reprendre leur service.  Un matin, le mécanicien, étant à la
fenêtre, vit passer, sur une machine toute neuve, son chauffeur
Pecqueux, qui le salua de la main, comme s'il l'appelait.  Mais
il n'avait aucune hâte, un réveil de passion le retenait là, une
sorte d'attente anxieuse de ce qui devait se produire.  Le jour
même, en bas, il entendit de nouveau les rires frais et jeunes,
une gaieté de grandes filles, emplissant la triste demeure du
tapage d'un pensionnat en récréation.  Il avait reconnu les
petites Dauvergne.  Il n'en parla point à Séverine, qui,
d'ailleurs, la journée entière, s'échappa, sans pouvoir rester
cinq minutes près de lui.  Puis, le soir, la maison tomba à un
silence de mort.  Et, comme, l'air grave, un peu pâle, elle
s'attardait dans sa chambre, il la regarda fixement, il lui
demanda:

--Alors, il est parti, ses soeurs l'ont emmené?

Elle répondit d'une voix brève:

--Oui.

--Et nous sommes seuls enfin, tout à fait seuls?

--Oui, tout à fait seuls...  Demain, il faudra nous quitter, je
retournerai au Havre.  C'est fini, de camper dans ce désert.

Lui, continuait à la regarder, d'un air souriant et gêné.

Pourtant, il se décida.

--Tu regrettes qu'il soit parti, hein?

Et, comme elle tressaillait, en voulant protester, il l'arrêta.

--Ce n'est pas une querelle que je te cherche.  Tu vois bien que
je ne suis pas jaloux.  Un jour, tu m'as dit de te tuer, si tu
m'étais infidèle, et, n'est-ce pas?  je n'ai point l'air d'un
amant qui songe à tuer sa maîtresse...  Mais, vraiment, tu ne
bougeais plus d'en bas.  Impossible de t'avoir à moi une minute.
J'ai fini par me rappeler ce que disait ton mari, que tu
coucherais un beau soir avec ce garçon, sans plaisir, uniquement
pour recommencer autre chose.

Elle avait cessé de se débattre, elle répéta à deux reprises,
lentement:

--Recommencer, recommencer...

Puis, dans un élan d'irrésistible franchise:

--Eh bien!  écoute, c'est vrai...  Nous pouvons nous dire tout,
nous autres.  Il y a assez de choses qui nous lient...  depuis
des mois, il me poursuivait, cet homme.  Il savait que j'étais à
toi, il pensait que ça ne me coûterait pas davantage d'être à
lui.  Et, quand je l'ai retrouvé en bas, il m'a parlé encore, il
m'a répété qu'il m'aimait à en mourir, l'air si pénétré de
reconnaissance pour les soins que je lui donnais, avec une telle
douceur de tendresse, que, c'est vrai, j'ai fait un moment le
rêve de l'aimer aussi, de recommencer autre chose, quelque chose
de meilleur, de très doux...  Oui, quelque chose sans plaisir
peut-être, mais qui m'aurait calmée...

Elle s'interrompit, hésita avant de continuer.

--Car, devant nous deux, maintenant, c'est barré, nous n'irons
pas plus loin...  Notre rêve de départ, cet espoir d'être riches
et heureux, là-bas, en Amérique, toute cette félicité qui
dépendait de toi, elle est impossible, puisque tu n'as pas pu...
Oh!  je ne te reproche rien, il vaut même mieux que la chose ne
se soit pas faite; mais je veux te faire comprendre qu'avec toi
je n'ai plus rien à attendre: demain sera comme hier, les mêmes
ennuis, les mêmes tourments.

Il la laissait parler, il ne la questionna qu'en la voyant se
taire.

--Et c'est pour ça que tu as couché avec l'autre?

Elle avait fait quelques pas dans la chambre, elle revint, haussa
les épaules.

--Non, je n'ai pas couché avec lui, et je te le dis simplement,
et tu me crois, j'en suis sûre, parce que désormais nous n'avons
pas à nous mentir...  Non, je n'ai pas pu, pas davantage que tu
n'as pu toi-même, pour l'autre affaire.  Hein?  ça t'étonne
qu'une femme ne puisse se donner à un homme, quand elle raisonne
le cas, en trouvant qu'elle y aurait intérêt.  Moi-même, je n'en
pensais pas si long, ça ne m'avait jamais coûté d'être gentille,
je veux dire de faire ce plaisir à mon mari ou à toi, quand je
vous voyais m'aimer si fort.  Eh bien!  je n'ai pas pu, cette
fois-là.  Il m'a baisé les mains, pas même les lèvres, je te le
jure.  Il m'attend à Paris, plus tard, parce que je le voyais si
malheureux, que je n'ai pas voulu le désespérer.

Elle avait raison, Jacques la croyait, il voyait bien qu'elle ne
mentait pas.  Et il était repris d'une angoisse, le trouble
affreux de son désir grandissait, à penser qu'il était maintenant
enfermé seul avec elle, loin du monde, dans la flamme rallumée de
leur passion.  Il voulut s'échapper, il s'écria:

--Mais l'autre encore, il y en a un autre, ce Cabuche!

Un brusque mouvement la ramena de nouveau.

--Ah!  tu t'es aperçu, tu sais cela aussi...  Oui, c'est vrai, il
y a celui-là encore.  Je me demande ce qu'ils ont tous...
celui-là ne m'a jamais dit un mot.  Mais je le vois bien qui se
tord les bras, quand nous nous embrassons.  Il m'entend te
tutoyer, il pleure dans les coins.  Et puis, il me vole tout, des
affaires à moi, des gants, jusqu'à des mouchoirs qui
disparaissent, qu'il emporte là-bas, dans sa caverne, comme des
trésors...  Seulement, tu ne vas pas t'imaginer que je suis
capable de céder à ce sauvage.  Il est trop gros, il me ferait
peur.  D'ailleurs, il ne demande rien...  Non, non, ces grandes
brutes, quand c'est timide, ça meurt d'amour, sans rien exiger.
Tu pourrais me laisser un mois à sa garde, il ne me toucherait
pas du bout des doigts, pas plus qu'il n'avait touché à
Louisette, ça, j'en réponds aujourd'hui.

A ce souvenir, leurs regards se rencontrèrent, un silence régna.
Les choses du passé s'évoquaient, leur rencontre chez le juge
d'instruction, à Rouen, puis leur premier voyage à Paris, si
doux, et leurs amours, au Havre, et tout ce qui avait suivi, de
bon et de terrible.  Elle se rapprocha, elle était si près de
lui, qu'il sentait la tiédeur de son haleine.

--Non, non, encore moins avec celui-là qu'avec l'autre.  Avec
personne, entends-tu, parce que je ne pourrais pas...  et veux-tu
savoir pourquoi?  Va, je le sens à cette heure, je suis sûre de
ne pas me tromper: c'est parce que tu m'as prise tout entière.
Il n'y a pas d'autre mot: oui, prise, comme on prend quelque
chose des deux mains, qu'on l'emporte, qu'on en dispose à chaque
minute, ainsi que d'un objet à soi.  Avant toi, je n'ai été à
personne.  Je suis tienne et je resterai tienne, même si tu ne le
veux pas, même si je ne le veux pas moi-même...  ça, je ne
saurais l'expliquer.  Nous nous sommes rencontrés ainsi.  Avec
les autres, ça me fait peur, ça me répugne; tandis que toi, tu as
fait de ça un plaisir délicieux, un vrai bonheur du ciel...  Ah!
je n'aime que toi, je ne peux plus aimer que toi!

Elle avançait les bras, pour l'avoir à elle, dans une étreinte,
pour poser la tête à son épaule, la bouche à ses lèvres.  Mais il
lui avait saisi les mains, il la retenait, éperdu, terrifié de
sentir l'ancien frisson remonter de ses membres, avec le sang qui
lui battait le crâne.  C'était la sonnerie d'oreilles, les coups
de marteau, la clameur de foule de ses grandes crises
d'autrefois.  Depuis quelque temps, il ne pouvait plus la
posséder en plein jour ni même à la clarté d'une bougie, dans la
peur de devenir fou, s'il voyait.  Et une lampe était là, qui les
éclairait vivement tous les deux; et, s'il tremblait ainsi, s'il
commençait à s'enrager, ce devait être qu'il apercevait la
rondeur blanche de sa gorge, par le col dégrafé de la robe de
chambre.

Suppliante, brûlante, elle continua:

--Notre existence a beau être barrée, tant pis!  Si je n'attends
de toi rien de nouveau, si je sais que demain ramènera pour nous
les mêmes ennuis et les mêmes tourments, ça m'est égal, je n'ai
pas autre chose à faire que de traîner ma vie et de souffrir avec
toi.  Nous allons retourner au Havre, ça ira comme ça voudra,
pourvu que je t'aie ainsi une heure, de temps à autre...  Voici
trois nuits que je ne dors plus, torturée dans ma chambre, là, de
l'autre côté du palier, par le besoin de venir te rejoindre.  Tu
avais été si souffrant, tu me semblais si sombre, que je n'osais
pas...  Mais, dis, garde-moi, ce soir.  Tu verras comme ce sera
gentil, je me ferai toute petite, pour ne pas te gêner.  Et puis,
songe que c'est la dernière nuit...  On est au bout de la terre,
dans cette maison.  écoute, pas un souffle, pas une âme.
Personne ne peut venir, nous sommes seuls, si absolument seuls,
que personne ne le saurait, si nous mourions aux bras l'un de
l'autre.

Déjà, dans la fureur de son désir de possession, exalté par ses
caresses, Jacques, n'ayant pas d'arme, avançait les doigts pour
étrangler Séverine, lorsque, d'elle-même, elle céda à l'habitude
prise, se tourna et éteignit la lampe.  Alors, il l'emporta, ils
se couchèrent.  Ce fut une de leurs plus ardentes nuits d'amour,
la meilleure, la seule où ils se sentirent confondus, disparus
l'un dans l'autre.  Brisés de ce bonheur, anéantis au point de ne
plus sentir leur corps, ils ne s'endormirent pourtant pas, ils
restèrent liés d'une étreinte.  Et, comme pendant la nuit des
aveux, à Paris, dans la chambre de la mère Victoire, lui
l'écoutait, silencieux, tandis qu'elle, la bouche collée à son
oreille, chuchotait très bas des paroles sans fin.  Peut-être, ce
soir-là, avait-elle senti la mort passer sur sa nuque, avant
d'éteindre la lampe.  Jusqu'à ce jour, elle était demeurée
souriante, inconsciente, sous la continuelle menace de meurtre,
aux bras de son amant.  Mais elle venait d'en avoir le petit
frisson froid, et c'était cette épouvante inexpliquée qui la
nouait si étroitement à cette poitrine d'homme, dans un besoin de
protection.  Son léger souffle était comme le don même de sa
personne.

--Oh!  mon chéri, si tu avais pu, que nous aurions été heureux
là-bas...!  Non, non, je ne te demande plus de faire ce que tu ne
peux pas faire; seulement, je regrette tant notre rêve!...  J'ai
eu peur, tout à l'heure.  Je ne sais pas, il me semble que
quelque chose me menace.  C'est un enfantillage sans doute: à
chaque minute, je me retourne, comme si quelqu'un était là, prêt
à me frapper...  Et je n'ai que toi, mon chéri, pour me défendre.
Toute ma joie dépend de toi, tu es maintenant ma seule raison de
vivre.

Sans répondre, il la serra davantage, mettant dans cette pression
ce qu'il ne disait point: son émotion, son désir sincère d'être
bon pour elle, l'amour violent qu'elle n'avait pas cessé de lui
inspirer.  Et il avait encore voulu la tuer, ce soir-là; car, si
elle ne s'était pas tournée, pour éteindre la lampe, il l'aurait
étranglée, c'était certain.  Jamais il ne guérirait, les crises
revenaient au hasard des faits, sans qu'il pût même en découvrir,
en discuter les causes.  Ainsi, pourquoi ce soir-là, lorsqu'il la
retrouvait fidèle, d'une passion élargie et confiante?  Était-ce
donc que plus elle l'aimait, plus il la voulait posséder, jusqu'à
la détruire, dans ces ténèbres effrayantes de l'égoïsme du mâle?
L'avoir comme la terre, morte!

--Dis, mon chéri, pourquoi donc ai-je peur?  Sais-tu, toi,
quelque chose qui me menace?

--Non, non, sois tranquille, rien ne te menace.

--C'est que tout mon corps tremble, par moments.  Il y a,
derrière moi, un continuel danger, que je ne vois pas, mais que
je sens bien...  Pourquoi donc ai-je peur?

--Non, non, n'aie pas peur...  Je t'aime, je ne laisserai
personne te faire du mal...  Vois, comme cela est bon, d'être
ainsi, l'un dans l'autre!

Il y eut un silence, délicieux.

--Ah!  mon chéri, continua-t-elle de son petit souffle de
caresse, des nuits et des nuits encore, toutes pareilles à
celle-ci, des nuits sans fin où nous serions comme ça, à ne faire
qu'un...  Tu sais, nous vendrions cette maison, nous partirions
avec l'argent, pour rejoindre en Amérique ton ami, qui t'attend
toujours...  Pas un jour je ne me couche, sans arranger notre vie
là-bas...  Et, tous les soirs, ce serait comme ce soir.  Tu me
prendrais, je serais à toi, nous finirions par nous endormir aux
bras l'un de l'autre...  Mais tu ne peux pas, je le sais.  Si je
t'en parle, ce n'est pas pour te faire de la peine, c'est parce
que ça me sort du coeur, malgré moi.

Une décision brusque, qu'il avait déjà prise si souvent, envahit
Jacques: tuer Roubaud, pour ne pas la tuer, elle.  Cette fois,
comme les autres, il crut en avoir la volonté absolue,
inébranlable.

--Je n'ai pas pu, murmura-t-il à son tour, mais je pourrai.  Ne
te l'ai-je pas promis?

Elle protesta, faiblement.

--Non, ne promets pas, je t'en prie...  Nous en sommes malades
après, quand le courage t'a manqué...  Et puis, c'est affreux, il
ne faut pas, non, non!  il ne faut pas.

--Si, tu le sais bien, il le faut, au contraire.  C'est parce
qu'il le faut, que j'en trouverai la force...  Je voulais t'en
parler, et nous allons en parler, puisque nous sommes là, seuls,
tranquilles à ne pas voir nous-mêmes la couleur de nos paroles.

Déjà, elle se résignait, soupirante, le coeur gonflé, battant à
si grands coups, qu'il le sentait battre contre son propre coeur.

--Oh!  mon Dieu!  tant que ça ne devait pas se faire, je le
désirais...  Mais, à présent que ça devient sérieux, je ne vais
plus vivre.

Et ils se turent, il y eut un nouveau silence, sous le poids
lourd de cette résolution.  Autour d'eux, ils sentaient le
désert, la désolation de ce pays farouche.  Ils avaient très
chaud, les membres moites, enlacés, fondus ensemble.

Puis, comme, d'une caresse errante, il lui mettait des baisers au
cou, sous le menton, ce fut elle qui reprit son léger murmure.

--Il faudrait qu'il vînt ici...  Oui, je pourrais l'appeler, sous
un prétexte.  Je ne sais pas lequel.  Nous verrons plus tard...
alors, n'est-ce pas?  tu l'attendrais, tu te cacherais; et ça
irait tout seul, car on est certain de n'être pas dérangé, ici...
Hein?  c'est ça qu'il faut faire.

Docile, tandis que ses lèvres descendaient du menton à la gorge,
il se contenta de répondre:

--Oui, oui.

Mais, elle, très réfléchie, pesait chaque détail; et, au fur et à
mesure que le plan se développait dans sa tête, elle le discutait
et l'améliorait.

--Seulement, mon chéri, ce serait trop bête de ne pas prendre nos
précautions.  Si nous devions nous faire arrêter le lendemain,
j'aimerais mieux rester comme nous sommes...  vois-tu, j'ai lu
ça, je ne me rappelle plus où, dans un roman bien sûr: le mieux
serait de faire croire à un suicide...  Il est si drôle depuis
quelque temps, si détraqué et si sombre, que ça ne surprendrait
personne d'apprendre brusquement qu'il est venu ici pour se
tuer...  Mais, voilà, il s'agirait de trouver le moyen,
d'arranger la chose, de façon que l'idée de suicide fût
acceptable...  N'est-ce pas?

--Oui, sans doute.

Elle cherchait, suffoquée un peu, parce qu'il lui ramassait la
gorge sous ses lèvres, pour la baiser toute.

--Hein?  quelque chose qui cacherait la trace...  Dis donc, c'est
une idée!  Si, par exemple, il avait ça au cou, nous n'aurions
qu'à le prendre et à le porter, à nous deux, là, en travers de la
voie.  Comprends-tu?  nous lui mettrions le cou sur un rail, de
manière à ce que le premier train le décapitât.  On pourrait
chercher ensuite, quand il aurait tout ça écrasé: plus de trou,
plus rien!...  Est-ce que ça va, dis?

--Oui, ça va, c'est très bien.

Tous deux s'animaient, elle était presque gaie et fière d'avoir
de l'imagination.  A une caresse plus vive, elle fut parcourue
d'un frémissement.

--Non, laisse-moi, attends un peu...  Car, mon chéri, j'y songe,
ça ne va pas encore.  Si tu restes ici avec moi, le suicide quand
même semblera louche.  Il faut que tu partes.  Entends-tu?
demain, tu partiras, mais d'une façon ouverte, devant Cabuche,
devant Misard, pour que ton départ soit bien établi.  Tu prendras
le train à Barentin, tu descendras à Rouen, sous un prétexte;
puis, dès que la nuit sera tombée, tu reviendras, je te ferai
entrer par-derrière.  Il n'y a que quatre lieues, tu peux être de
retour en moins de trois heures...  Cette fois, tout est réglé.
C'est fait, si tu le veux.

--Oui, je le veux, c'est fait.

Lui-même, maintenant, réfléchissait, ne la baisait plus, inerte.
Et il y eut encore un silence, pendant qu'ils demeuraient ainsi,
sans bouger, aux bras l'un de l'autre, comme anéantis dans l'acte
futur, arrêté, certain désormais.  Puis, lentement, la sensation
de leurs deux corps leur revint, et ils s'étouffaient d'une
étreinte grandissante, lorsqu'elle s'arrêta, les bras dénoués.

--Eh bien!  et le prétexte pour le faire venir ici?  Il ne pourra
toujours prendre que le train de huit heures du soir, après son
service, et il n'arrivera pas avant dix heures: ça vaut mieux...
Tiens!  justement, cet acquéreur pour la maison, dont Misard m'a
parlé, et qui doit visiter après-demain matin!  Voilà, je vais
télégraphier à mon mari, en me levant, que sa présence est
absolument nécessaire.  Il sera là demain soir.  Toi, tu partiras
dans l'après-midi, et tu pourras être de retour avant qu'il
arrive.  Il fera nuit, pas de lune, rien qui nous gêne...  Tout
s'arrange parfaitement.

--Oui, parfaitement.

Et, cette fois, emportés jusqu'à l'évanouissement, ils
s'aimèrent.  Lorsqu'ils s'endormirent enfin, au fond du grand
silence, en se tenant encore à pleins bras, il ne faisait pas
jour, la pointe de l'aube commençait à blanchir les ténèbres qui
les avaient cachés l'un à l'autre, comme enveloppés d'un manteau
noir.  Lui, jusqu'à dix heures, dormit d'un sommeil écrasé, sans
un rêve; et, quand il ouvrit les yeux, il était seul, elle
s'habillait dans sa chambre, de l'autre côté du palier.  Une
nappe de clair soleil entrait par la fenêtre, incendiant les
rideaux rouges du lit, les tentures rouges des murs, tout ce
rouge dont flambait la pièce; tandis que la maison tremblait du
tonnerre d'un train, qui venait de passer.  Ce devait être ce
train qui l'avait réveillé.  Ébloui, il regarda le soleil, le
ruissellement rouge où il était; puis, il se souvint: c'était
décidé, c'était la nuit prochaine qu'il tuerait, lorsque ce grand
soleil aurait disparu.

Les choses se passèrent, ce jour-là, ainsi que les avaient
arrêtées Séverine et Jacques.  Elle, avant le déjeuner, pria
Misard de porter à Doinville la dépêche pour son mari; et, vers
trois heures, comme Cabuche était là, lui, ouvertement, fit ses
préparatifs de départ.  Même, comme il partait, pour prendre à
Barentin le train de quatre heures quatorze, le carrier
l'accompagna, par désoeuvrement, par le sourd besoin qui le
rapprochait de lui, heureux de retrouver chez l'amant un peu de
la femme qu'il désirait.  A Rouen, où Jacques arriva à cinq
heures moins vingt, il descendit, près de la gare, dans une
auberge que tenait une de ses payses.  Le lendemain, il parlait
de voir des camarades, avant d'aller à Paris reprendre son
service.  Mais il se dit très fatigué, ayant trop présumé de ses
forces; et, dès six heures, il se retira pour dormir, dans une
chambre qu'il s'était fait donner au rez-de-chaussée, avec une
fenêtre qui s'ouvrait sur une ruelle déserte.  Dix minutes plus
tard, il était en route pour la Croix-de-Maufras, après avoir
enjambé cette fenêtre, sans être vu, en ayant bien soin de
repousser le volet, de façon à pouvoir rentrer par là,
secrètement.

Ce fut seulement à neuf heures un quart que Jacques se retrouva
devant la maison solitaire, plantée de biais au bord de la voie,
dans la détresse de son abandon.  La nuit était très noire, pas
une lueur n'éclairait la façade hermétiquement close.  Et il eut
encore au coeur le choc douloureux, ce coup d'affreuse tristesse,
qui était comme le pressentiment du malheur dont l'inévitable
échéance l'attendait là.  Ainsi que cela était convenu avec
Séverine, il jeta trois petits cailloux dans le volet de la
chambre rouge; puis, il passa derrière la maison, où une porte,
silencieusement, finit par s'ouvrir.  L'ayant refermée derrière
lui, il suivit des pas légers qui montaient l'escalier, à tâtons.
Mais, en haut, à la lueur de la grosse lampe brûlant sur le coin
d'une table, quand il aperçut le lit déjà défait, les vêtements
de la jeune femme jetés en travers d'une chaise, et elle-même en
chemise, les jambes nues, coiffée pour la nuit, avec ses cheveux
épais, noués très haut, dégageant le cou, il resta immobile de
surprise.

--Comment!  tu t'es couchée?

--Sans doute, ça vaut beaucoup mieux...  Une idée qui m'est
venue.  Tu comprends, quand il arrivera et que je descendrai lui
ouvrir comme ça, il se méfiera encore moins.  Je lui raconterai
que j'ai été prise de migraine.  Déjà Misard croit que je suis
souffrante.  ça me permettra de dire que je n'ai pas quitté cette
chambre, lorsque demain matin on le retrouvera, lui, en bas, sur
la voie.

Mais Jacques frémissait, s'emportait.

--Non, non, habille-toi...  Il faut que tu sois debout.  Tu ne
peux pas rester comme ça.

Elle s'était mise à sourire, étonnée.

--Pourquoi donc, mon chéri?  Ne t'inquiète pas, je t'assure que
je n'ai pas froid du tout...  Tiens!  vois donc si j'ai chaud!

D'un mouvement câlin, elle s'approchait pour se pendre à lui de
ses bras nus, levant sa gorge ronde, que découvrait la chemise,
glissée sur une épaule.  Et, comme il se reculait, dans une
irritation croissante, elle se fit docile.

--Ne te fâche pas, je vais me refourrer dans le lit.  Tu n'auras
plus peur que je prenne du mal.

Lorsqu'elle fut recouchée, le drap au menton, il parut en effet
se calmer un peu.  D'ailleurs, elle continuait de parler d'un air
tranquille, elle lui expliquait comment elle avait arrangé les
choses dans sa tête.

--Dès qu'il frappera, je descendrai lui ouvrir.  D'abord, j'avais
l'idée de le laisser monter jusqu'ici, où tu l'aurais attendu.
Mais, pour le redescendre, ça aurait compliqué encore; et puis,
dans cette chambre, c'est du parquet, tandis que le vestibule est
dallé, ce qui me permettra de laver aisément, s'il y a des
taches...  Même, en me déshabillant tout à l'heure, je songeais à
un roman, où l'auteur raconte qu'un homme, pour en tuer un autre,
s'était mis tout nu.  Tu comprends?  on se lave après, on n'a pas
sur ses vêtements une seule éclaboussure...  Hein!  si tu te
déshabillais toi aussi, si nous enlevions nos chemises?

Effaré, il la regarda.  Mais elle avait sa figure douce, ses yeux
clairs de petite fille, simplement préoccupée de la bonne
conduite de l'affaire, pour la réussite.  Tout cela se passait
dans sa tête.  Lui, à cette évocation de leurs deux nudités, sous
l'éclaboussement du meurtre, était repris, secoué jusqu'aux os,
du frisson abominable.

--Non, non!...  Comme des sauvages, alors.  Pourquoi pas lui
manger le coeur?  Tu le détestes donc bien?

La face de Séverine s'était brusquement assombrie.  Cette
question la rejetait, de ses préparatifs de ménagère prudente,
dans l'horreur de l'acte.  Des larmes noyèrent ses yeux.

--J'ai trop souffert depuis quelques mois, je ne puis guère
l'aimer.  Cent fois, je t'ai dit: tout, plutôt que de rester avec
cet homme une semaine encore.  Mais, tu as raison, c'est affreux
d'en venir là, il faut vraiment que nous ayons l'envie d'être
heureux ensemble...  Enfin, nous descendrons sans lumière.  Tu te
mettras derrière la porte, et quand je l'aurai ouverte et qu'il
sera entré, tu feras comme tu voudras...  Moi, si je m'en occupe,
c'est pour t'aider, c'est pour que tu n'aies pas le souci à toi
seul.  J'arrange ça le mieux que je peux.

Devant la table, il s'était arrêté, en voyant le couteau, l'arme
qui avait déjà servi au mari lui-même, et qu'elle venait de
mettre évidemment là, pour qu'il l'en frappât à son tour.  Grand
ouvert, le couteau luisait sous la lampe.  Il le prit, l'examina.
Elle se taisait, regardant elle aussi.  Puisqu'il le tenait, il
était inutile de lui en parler.  Et elle ne continua que
lorsqu'il l'eut reposé sur la table.

--N'est-ce pas?  mon chéri, ce n'est pas moi qui te pousse.  Il
en est temps encore, va-t'en, si tu ne peux pas.

Mais, d'un geste violent, il s'entêtait.

--Est-ce que tu me prends pour un lâche?  Cette fois, c'est fait,
c'est juré!

A ce moment, la maison fut ébranlée par le tonnerre d'un train,
qui passait en coup de foudre, si près de la chambre, qu'il
semblait la traverser de son grondement; et il ajouta:

--Voici son train, le direct de Paris.  Il est descendu à
Barentin, il sera ici dans une demi-heure.

Et ni Jacques ni Séverine ne parlèrent plus, un long silence
régna.  Là-bas, ils voyaient cet homme qui s'avançait par les
sentiers étroits, à travers la nuit noire.  Lui, mécaniquement,
s'était mis à marcher aussi dans la chambre, comme s'il eût
compté les pas de l'autre, que chaque enjambée rapprochait un
peu.  Encore un, encore un; et, au dernier, il serait embusqué
derrière la porte du vestibule, il lui planterait le couteau dans
le cou, dès qu'il entrerait.  Elle, le drap toujours au menton,
couchée sur le dos, avec ses grands yeux fixes, le regardait
aller et venir, l'esprit bercé par la cadence de sa marche, qui
lui arrivait comme un écho des pas lointains, là-bas.  Sans cesse
un autre après un autre, rien ne les arrêterait plus.  Quand il y
en aurait assez, elle sauterait du lit, descendrait ouvrir, pieds
nus, sans lumière.  «C'est toi, mon ami, entre donc, je me suis
couchée.» Et il ne répondrait même pas, il tomberait dans
l'obscurité, la gorge ouverte.

De nouveau, un train passa, un descendant celui-ci, l'omnibus qui
croisait le direct devant la Croix-de-Maufras, à cinq minutes de
distance.  Jacques s'était arrêté, surpris.  Cinq minutes
seulement!  comme ce serait long, d'attendre une demi-heure!  Un
besoin de mouvement le poussait, il se remit à aller d'un bout de
la chambre à l'autre.  Il s'interrogeait déjà, inquiet, pareil à
ces mâles qu'un accident nerveux frappe dans leur virilité:
pourrait-il?  Il connaissait bien, en lui, la marche du
phénomène, pour l'avoir suivie à plus de dix reprises: d'abord,
une certitude, une résolution absolue de tuer; puis, une
oppression au creux de la poitrine, un refroidissement des pieds
et des mains; et, d'un coup, la défaillance, l'inutilité de la
volonté sur les muscles devenus inertes.  Afin de s'exciter par
le raisonnement, il se répétait ce qu'il s'était dit tant de
fois: son intérêt à supprimer cet homme, la fortune qui
l'attendait en Amérique, la possession de la femme qu'il aimait.
Le pis était que, tout à l'heure, en trouvant cette dernière
demi-nue, il avait bien cru l'affaire manquée encore; car il
cessait de s'appartenir, dès que reparaissait son ancien frisson.
Un instant, il venait de trembler devant la tentation trop forte,
elle qui s'offrait, et ce couteau ouvert, qui était là.  Mais,
maintenant, il restait solide, bandé vers l'effort.  Il pourrait.
Et il continuait d'attendre l'homme, battant la chambre, de la
porte à la fenêtre, passant à chaque tour près du lit, qu'il ne
voulait point voir.

Séverine, dans ce lit, où ils s'étaient aimés pendant les heures
brûlantes et noires de la nuit précédente, ne bougeait toujours
pas.  La tête immobile sur l'oreiller, elle le suivait d'un
va-et-vient du regard, anxieuse elle aussi, agitée de la crainte
que, cette nuit-là encore, il n'osât point.  En finir,
recommencer, elle ne voulait que cela, au fond de son
inconscience de femme d'amour, complaisante à l'homme, toute à
celui qui la tenait, sans coeur pour l'autre qu'elle n'avait
jamais désiré.  On s'en débarrassait, puisqu'il gênait, rien
n'était plus naturel; et elle devait réfléchir, pour s'émouvoir
de l'abomination du crime: dès que l'image du sang, des
complications horribles s'effaçait de nouveau, elle retombait à
son calme souriant, avec son visage d'innocence, tendre et
docile.  Cependant, elle, qui croyait bien connaître Jacques,
s'étonnait.  Il avait sa tête ronde de beau garçon, ses cheveux
frisés, ses moustaches très noires, ses yeux bruns diamantés
d'or; mais sa mâchoire inférieure avançait tellement, dans une
sorte de coup de gueule, qu'il s'en trouvait défiguré.  En
passant près d'elle, il venait de la regarder, comme malgré lui,
et l'éclat de ses yeux s'était terni d'une fumée rousse, tandis
qu'il se rejetait en arrière, d'un recul de tout son corps.
Qu'avait-il donc à l'éviter?  Était-ce que son courage, une fois
de plus, l'abandonnait?  Depuis quelque temps, dans l'ignorance
du continuel danger de mort où elle était avec lui, elle
expliquait la peur sans cause, instinctive, qu'elle éprouvait,
par le pressentiment d'une rupture prochaine.  Brusquement, elle
eut la conviction que, si, tout à l'heure, il ne pouvait frapper,
il fuirait pour ne plus jamais revenir.  Alors, elle décida qu'il
tuerait, qu'elle saurait lui en donner la force, s'il en était
besoin.  A ce moment, un nouveau train passait, un train de
marchandises interminable, dont la queue de wagons semblait
rouler depuis une éternité, dans le silence lourd de la chambre.
Et, soulevée sur un coude, elle attendait que cette secousse
d'ouragan se fût perdue au loin, au fond de la campagne endormie:

--Encore un quart d'heure, dit Jacques tout haut.  Il a dépassé
le bois de Bécourt, il est à moitié route.  Ah!  que c'est long!

Mais, comme il revenait vers la fenêtre, il trouva, debout devant
le lit, Séverine en chemise.

--Si nous descendions avec la lampe, expliqua-t-elle.  Tu verrais
l'endroit, tu te placerais, je te montrerais comment j'ouvrirai
la porte et quel mouvement tu auras à faire.

Lui, tremblant, reculait.

--Non, non!  pas la lampe!

--Écoute donc, nous la cacherons ensuite.  Il faut pourtant se
rendre compte.

--Non, non!  recouche-toi!

Elle n'obéissait pas, elle marchait sur lui, au contraire, avec
le sourire invincible et despotique de la femme qui se sait
toute-puissante par le désir.  Quand elle le tiendrait dans ses
bras, il céderait à sa chair, il ferait ce qu'elle voudrait.  Et
elle continuait de parler, d'une voix de caresse, pour le
vaincre.

--Voyons, mon chéri, qu'as-tu?  On dirait que tu as peur de moi.
Dès que je m'approche, tu sembles m'éviter.  Et si tu savais, en
ce moment, comme j'ai besoin de m'appuyer à toi, de sentir que tu
es là, que nous sommes bien d'accord, pour toujours, toujours,
entends-tu!

Elle avait fini par l'acculer à la table, et il ne pouvait la
fuir davantage, il la regardait, dans la vive clarté de la lampe.
Jamais il ne l'avait vue ainsi, la chemise ouverte, coiffée si
haut, qu'elle était toute nue, le cou nu, les seins nus.  Il
étouffait, luttant, déjà emporté, étourdi par le flot de son
sang, dans l'abominable frisson.  Et il se souvenait que le
couteau était là, derrière lui, sur la table: il le sentait, il
n'avait qu'à allonger la main.

D'un effort, il parvint encore à bégayer:

--Recouche-toi, je t'en supplie.

Mais elle ne s'y trompait pas: c'était la trop grande envie
d'elle qui le faisait ainsi trembler.  Elle-même en avait une
sorte d'orgueil.  Pourquoi lui aurait-elle obéi, puisqu'elle
voulait être aimée, ce soir-là, autant qu'il pouvait l'aimer,
jusqu'à en être fou?  D'une souplesse câline, elle se rapprochait
toujours, était sur lui.

--Dis, embrasse-moi...  Embrasse-moi bien fort, comme tu m'aimes.
Cela nous donnera du courage...  Ah!  oui, du courage, nous en
avons besoin!  Il faut s'aimer autrement que les autres, plus que
tous les autres, pour faire ce que nous allons faire...
Embrasse-moi de tout ton coeur, de toute ton âme.

Étranglé, il ne soufflait plus.  Une clameur de foule, dans son
crâne, l'empêchait d'entendre; tandis que des morsures de feu,
derrière les oreilles, lui trouaient la tête, gagnaient ses bras,
ses jambes, le chassaient de son propre corps, sous le galop de
l'autre, la bête envahissante.  Ses mains n'allaient plus être à
lui, dans l'ivresse trop forte de cette nudité de femme.  Les
seins nus s'écrasaient contre ses vêtements, le cou nu se
tendait, si blanc, si délicat, d'une irrésistible tentation; et
l'odeur chaude et âpre, souveraine, achevait de le jeter à un
furieux vertige, un balancement sans fin, où sombrait sa volonté,
arrachée, anéantie.

--Embrasse-moi, mon chéri, pendant que nous avons une minute
encore...  Tu sais qu'il va être là.  Maintenant, s'il a marché
vite, d'une seconde à l'autre, il peut frapper...  Puisque tu ne
veux pas que nous descendions, rappelle-toi bien: moi,
j'ouvrirai; toi, tu seras derrière la porte; et n'attends pas,
tout de suite, oh!  tout de suite, pour en finir...  Je t'aime
tant, nous serons si heureux!  Lui, n'est qu'un mauvais homme qui
m'a fait souffrir, qui est l'unique obstacle à notre bonheur...
Embrasse-moi, oh!  si fort, si fort!  embrasse-moi comme si tu me
mangeais, pour qu'il ne reste plus rien de moi en dehors de toi!

Jacques, sans se retourner, de sa main droite, tâtonnante en
arrière, avait pris le couteau.  Et, un instant, il resta ainsi,
à le serrer dans son poing.  Était-ce sa soif qui était revenue,
de venger des offenses très anciennes, dont il aurait perdu
l'exacte mémoire, cette rancune amassée de mâle en mâle, depuis
la première tromperie au fond des cavernes?  Il fixait sur
Séverine ses yeux fous, il n'avait plus que le besoin de la jeter
morte sur son dos, ainsi qu'une proie qu'on arrache aux autres.
La porte d'épouvante s'ouvrait sur ce gouffre noir du sexe,
l'amour jusque dans la mort, détruire pour posséder davantage.

--Embrasse-moi, embrasse-moi...

Elle renversait son visage soumis, d'une tendresse suppliante,
découvrait son cou nu, à l'attache voluptueuse de la gorge.  Et
lui, voyant cette chair blanche, comme dans un éclat d'incendie,
leva le poing, armé du couteau.  Mais elle avait aperçu l'éclair
de la lame, elle se rejeta en arrière, béante de surprise et de
terreur.

--Jacques, Jacques...  Moi, mon Dieu!  Pourquoi?  pourquoi?

Les dents serrées, il ne disait pas un mot, il la poursuivait.
Une courte lutte la ramena près du lit.  Elle reculait, hagarde,
sans défense, la chemise arrachée.

--Pourquoi?  mon Dieu!  pourquoi?

Et il abattit le poing, et le couteau lui cloua la question dans
la gorge.  En frappant, il avait retourné l'arme, par un
effroyable besoin de la main qui se contentait: le même coup que
pour le président Grandmorin, à la même place, avec la même rage.
Avait-elle crié?  il ne le sut jamais.  A cette seconde, passait
l'express de Paris, si violent, si rapide, que le plancher en
trembla; et elle était morte, comme foudroyée dans cette tempête.

Immobile, Jacques maintenant la regardait, allongée à ses pieds,
devant le lit.  Le train se perdait au loin, il la regardait dans
le lourd silence de la chambre rouge.  Au milieu de ces tentures
rouges, de ces rideaux rouges, par terre, elle saignait beaucoup,
d'un flot rouge qui ruisselait entre les seins, s'épandait sur le
ventre, jusqu'à une cuisse, d'où il retombait en grosses gouttes
sur le parquet.  La chemise, à moitié fendue, en était trempée.
Jamais il n'aurait cru qu'elle avait tant de sang.  Et ce qui le
retenait, hanté, c'était le masque d'abominable terreur que
prenait, dans la mort, cette face de femme jolie, douce, si
docile.  Les cheveux noirs s'étaient dressés, un casque
d'horreur, sombre comme la nuit.  Les yeux de pervenche, élargis
démesurément, questionnaient encore, éperdus, terrifiés du
mystère.  Pourquoi, pourquoi l'avait-il assassinée?  Et elle
venait d'être broyée, emportée dans la fatalité du meurtre, en
inconsciente que la vie avait roulée de la boue dans le sang,
tendre et innocente quand même, sans qu'elle eût jamais compris.

Mais Jacques s'étonna.  Il entendait un reniflement de bête,
grognement de sanglier, rugissement de lion; et il se
tranquillisa, c'était lui qui soufflait.  Enfin, enfin!  il
s'était donc contenté, il avait tué!  Oui, il avait fait ça.  Une
joie effrénée, une jouissance énorme le soulevait, dans la pleine
satisfaction de l'éternel désir.  Il en éprouvait une surprise
d'orgueil, un grandissement de sa souveraineté de mâle.  La
femme, il l'avait tuée, il la possédait, comme il désirait depuis
si longtemps la posséder, tout entière, jusqu'à l'anéantir.  Elle
n'était plus, elle ne serait jamais plus à personne.  Et un
souvenir aigu lui revenait, celui de l'autre assassiné, le
cadavre du président Grandmorin, qu'il avait vu, par la nuit
terrible, à cinq cents mètres de là.  Ce corps délicat, si blanc,
rayé de rouge, c'était la même loque humaine, le pantin cassé, la
chiffe molle, qu'un coup de couteau fait d'une créature.  Oui,
c'était ça.  Il avait tué, et il y avait ça par terre.  Comme
l'autre, elle venait de culbuter, mais sur le dos, les jambes
écartées, le bras gauche replié sous le flanc, le droit tordu, à
demi arraché de l'épaule.  N'était-ce pas cette nuit-là que, le
coeur battant à grands coups, il s'était juré d'oser à son tour,
dans un prurit de meurtre qui s'exaspérait comme une
concupiscence, au spectacle de l'homme égorgé?  Ah!  n'être pas
lâche, se satisfaire, enfoncer le couteau!  Obscurément, cela
avait germé, avait grandi en lui; pas une heure, depuis un an,
sans qu'il eût marché vers l'inévitable; même au cou de cette
femme, sous ses baisers, le sourd travail s'achevait; et les deux
meurtres s'étaient rejoints, l'un n'était-il pas la logique de
l'autre?

Un vacarme d'écroulement, une secousse du plancher tirèrent
Jacques de la contemplation béante où il restait, en face de la
morte.  Les portes volaient-elles en éclat?  Étaient-ce des gens
pour l'arrêter?  Il regarda, ne retrouva autour de lui que la
solitude sourde et muette.  Ah!  oui, un train encore!  Et cet
homme qui allait frapper en bas, cet homme qu'il voulait tuer!
Il l'avait oublié complètement.  S'il ne regrettait rien, déjà il
se jugeait imbécile.  Quoi?  que s'était-il passé?  La femme
qu'il aimait, dont il était aimé passionnément, gisait sur le
parquet, la gorge ouverte; tandis que le mari, l'obstacle à son
bonheur, vivait encore, avançait toujours, pas à pas, dans les
ténèbres.  Cet homme que, depuis des mois, épargnaient les
scrupules de son éducation, les idées d'humanité lentement
acquises et transmises, il n'avait pu l'attendre; et, au mépris
de son intérêt, il venait d'être emporté par l'hérédité de
violence, par ce besoin de meurtre qui, dans les forêts
premières, jetait la bête sur la bête.  Est-ce qu'on tue par
raisonnement!  On ne tue que sous l'impulsion du sang et des
nerfs, un reste des anciennes luttes, la nécessité de vivre et la
joie d'être fort.  Il n'avait plus qu'une lassitude rassasiée, il
s'effarait, cherchait à comprendre, sans trouver autre chose, au
fond même de sa passion satisfaite, que l'étonnement et l'amère
tristesse de l'irréparable.  La vue de la malheureuse, qui le
regardait toujours, avec son interrogation terrifiée, lui
devenait atroce.  Il voulut détourner les yeux, il eut la
sensation brusque qu'une autre figure blanche se dressait au pied
du lit.  Était-ce donc un dédoublement de la morte?  Puis, il
reconnut Flore.  Elle était revenue, pendant qu'il avait la
fièvre, après l'accident.  Sans doute, elle triomphait, vengée à
cette heure.  Une épouvante le glaça, il se demanda ce qu'il
faisait, à s'attarder ainsi, dans cette chambre.  Il avait tué,
il était gorgé, repu, ivre de l'effroyable vin du crime.  Et il
trébucha dans le couteau resté par terre, et il s'enfuit,
descendit en roulant l'escalier, ouvrit la grande porte du perron
comme si la petite porte n'eût pas été assez large, se lança
dehors, dans la nuit d'encre, où son galop se perdit, furieux.
Il ne s'était pas retourné, la maison louche, plantée de biais au
bord de la voie, restait ouverte et désolée derrière lui, dans
son abandon de mort.

Cabuche, cette nuit-là comme les autres, avait franchi la haie du
terrain, rôdant sous la fenêtre de Séverine.  Il savait bien que
Roubaud était attendu, il ne s'étonnait pas de la lumière qui
filtrait par la fente d'un volet.  Mais cet homme bondissant du
perron, ce galop enragé de bête s'éloignant dans la campagne,
venaient de le clouer de surprise.  Et il n'était déjà plus temps
de se mettre à la poursuite du fuyard, le carrier restait effaré,
plein d'inquiétude et d'hésitation devant la porte ouverte,
bâillant sur le grand trou noir du vestibule.  Qu'arrivait-il
donc?  devait-il entrer?  Le lourd silence, l'immobilité absolue,
pendant que cette lampe continuait à brûler, là-haut, lui
serraient le coeur d'une angoisse croissante.

Enfin, Cabuche se décida, monta à tâtons.  Devant la porte de la
chambre, laissée ouverte elle aussi, il s'arrêta de nouveau.
Dans la clarté tranquille, il lui semblait voir de loin un tas de
jupons, devant le lit.  Sans doute Séverine était déshabillée.
Doucement, il appela, pris de trouble, les veines battant à
grands coups.  Puis, il aperçut le sang, il comprit, s'élança,
avec un terrible cri qui sortait de son coeur déchiré.  Mon dieu!
c'était elle, assassinée, jetée là, dans sa nudité pitoyable.  Il
crut qu'elle râlait encore, il avait un tel désespoir, une honte
si douloureuse, à la voir agoniser toute nue, qu'il la saisit
d'un élan fraternel, à pleins bras, la souleva, la posa sur le
lit, dont il rejeta le drap, pour la couvrir.  Mais, dans cette
étreinte, l'unique tendresse entre eux, il s'était couvert de
sang, les deux mains, la poitrine.  Il ruisselait de son sang.
Et, à cette minute, il vit que Roubaud et Misard étaient là.  Ils
venaient, eux également, de se décider à monter, en trouvant
toutes les portes ouvertes.  Le mari arrivait en retard, pour
s'être arrêté à causer avec le garde-barrière, qui l'avait
ensuite accompagné, en continuant la conversation.  Tous deux,
stupides, regardaient Cabuche, dont les mains saignaient comme
celles d'un boucher.

--Le même coup que pour le président, finit par dire Misard, en
examinant la blessure.  Roubaud hocha la tête sans répondre, sans
pouvoir détacher ses regards de Séverine, de ce masque
d'abominable terreur, les cheveux noirs dressés sur le front, les
yeux bleus démesurément élargis, qui demandaient pourquoi.

Trois mois plus tard, par une tiède nuit de juin, Jacques
conduisait l'express du Havre, parti de Paris à six heures
trente.  Sa nouvelle machine, la machine 608, toute neuve, dont
il avait le pucelage, disait-il, et qu'il commençait à bien
connaître, n'était pas commode, rétive, fantasque, ainsi que ces
jeunes cavales qu'il faut dompter par l'usure, avant qu'elles se
résignent au harnais.  Il jurait souvent contre elle, regrettant
la Lison; il devait la surveiller de près, la main toujours sur
le volant du changement de marche.  Mais, cette nuit-là, le ciel
était d'une douceur si délicieuse, qu'il se sentait porté à
l'indulgence, la laissant galoper un peu à sa fantaisie, heureux
lui-même de respirer largement.  Jamais il ne s'était mieux
porté, sans remords, l'air soulagé, dans une grande paix
heureuse.

Lui qui ne parlait jamais en route, plaisanta Pecqueux, qu'on lui
avait laissé pour chauffeur.

--Quoi donc?  vous ouvrez l'oeil comme un homme qui n'a bu que de
l'eau.

Pecqueux, en effet, contre son habitude, semblait à jeun et très
sombre.  Il répondit d'une voix dure:

--Faut ouvrir l'oeil, quand on veut voir clair.

Défiant, Jacques le regarda, en homme dont la conscience n'est
point nette.  La semaine précédente, il s'était laissé aller aux
bras de la maîtresse du camarade, cette terrible Philomène, qui,
depuis longtemps, se frottait à lui, comme une maigre chatte
amoureuse.  Et il n'y avait pas eu là seulement une minute de
curiosité sensuelle, il cédait surtout au désir de faire une
expérience: était-il définitivement guéri, maintenant qu'il avait
contenté son affreux besoin?  celle-là, pourrait-il la posséder,
sans lui planter un couteau dans la gorge?  Deux fois déjà, il
l'avait eue, et rien, pas un malaise, pas un frisson.  Sa grande
joie, son air apaisé et riant devait venir, même à son insu, du
bonheur de n'être plus qu'un homme comme les autres.

Pecqueux ayant ouvert le foyer de la machine, pour mettre du
charbon, il l'arrêta.

--Non, non, ne la poussez pas trop, elle va bien.

Alors, le chauffeur grogna de mauvaises paroles.

--Ah!  ouitche!  bien...  Une jolie farceuse, une belle
saloperie!...  Quand je pense qu'on tapait sur l'autre, la
vieille, qui était si docile!...  Cette gourgandine-ci, ça ne
vaut pas un coup de pied au cul.

Jacques, pour ne pas avoir à se fâcher, évitait de répondre.
Mais il sentait bien que l'ancien ménage à trois n'était plus;
car la bonne amitié, entre lui, le camarade et la machine, s'en
était allée, à la mort de la Lison.  Maintenant, on se querellait
pour un rien, pour un écrou trop serré, pour une pelletée de
charbon mise de travers.  Et il se promettait d'être prudent avec
Philomène, ne voulant pas en arriver à une guerre ouverte, sur
cet étroit plancher mouvant qui les emportait, lui et son
chauffeur.  Tant que Pecqueux, par reconnaissance de n'être point
bousculé, de pouvoir faire de petits sommes et d'achever les
paniers de provisions, s'était fait son chien obéissant, dévoué
jusqu'à étrangler le monde, tous deux avaient vécu en frères,
silencieux dans le danger quotidien, n'ayant pas besoin de
paroles pour s'entendre.  Mais cela allait devenir un enfer, si
l'on ne se convenait plus, toujours côte à côte, secoués
ensemble, pendant qu'on se mangerait.  Justement, la Compagnie
avait dû, la semaine précédente, séparer le mécanicien et le
chauffeur de l'express de Cherbourg, parce que, désunis à cause
d'une femme, le premier brutalisait le second qui n'obéissait
plus: des coups, de vraies batailles en route, dans l'oubli
complet de la queue de voyageurs roulant derrière eux, à toute
vitesse.

Deux fois encore, Pecqueux rouvrit le foyer, y jeta du charbon,
par désobéissance, cherchant une dispute sans doute; et Jacques
feignit de ne pas s'en apercevoir, l'air tout à la manoeuvre,
avec l'unique précaution chaque fois de tourner le volant de
l'injecteur, pour diminuer la pression.  Il faisait si doux, le
petit vent frais de la marche était si bon, dans la chaude nuit
de juillet!  A onze heures cinq, lorsque l'express arriva au
Havre, les deux hommes firent la toilette de la machine d'un air
de bon accord, comme autrefois.

Mais, au moment où ils quittaient le dépôt pour aller se coucher
rue François-Mazeline, une voix les appela.

--On est donc bien pressé?  Entrez une minute!

C'était Philomène, qui, du seuil de la maison de son frère,
devait guetter Jacques.  Elle avait eu un mouvement de
contrariété vive, en apercevant Pecqueux; et elle ne se décidait
à les héler ensemble, que pour le plaisir de causer au moins avec
son nouvel ami, quitte à subir la présence de l'ancien.

--Fiche-nous la paix, hein!  gronda Pecqueux.  Tu nous embêtes,
nous avons sommeil.

--Est-il aimable!  reprit gaiement Philomène.  Mais monsieur
Jacques n'est pas comme toi, il prendrait tout de même un petit
verre...  N'est-ce pas, monsieur Jacques?

Le mécanicien allait refuser, par prudence, quand le chauffeur,
brusquement, accepta, cédant à l'idée de les guetter et de se
faire une certitude.  Ils entrèrent dans la cuisine, ils
s'assirent devant la table, où elle avait posé des verres et une
bouteille d'eau-de-vie, en reprenant à voix plus basse:

--Faut tâcher de ne pas faire trop de bruit, parce que mon frère
dort, là-haut, et qu'il n'aime guère que je reçoive du monde.

Puis, comme elle les servait, tout de suite elle ajouta:

--A propos, vous savez que la mère Lebleu est claquée, ce
matin...  Oh!  ça, je l'avais dit: ça la tuera, si on la met dans
ce logement du derrière, une vraie prison.  Elle a encore duré
quatre mois, à se manger le sang de ne plus rien voir que du
zinc...  Et ce qui l'a achevée, dès qu'il lui est devenu
impossible de bouger de son fauteuil, ç'a été sûrement de ne plus
pouvoir espionner mademoiselle Guichon et monsieur Dabadie, une
habitude qu'elle avait prise.  Oui, elle s'est enragée de n'avoir
jamais rien surpris entre eux, elle en est morte.

Philomène s'arrêta, avala une gorgée d'eau-de-vie; et, avec un
rire:

--Sans doute qu'ils couchent ensemble.  Seulement, ils sont si
malins!  Ni vu ni connu, je t'embrouille!...  Je crois tout de
même que la petite madame Moulin les a vus un soir.  Mais pas de
danger qu'elle cause, celle-là: elle est trop bête, et d'ailleurs
son mari, le sous-chef...

De nouveau, elle s'interrompit pour s'écrier:

--Dites donc, c'est la semaine prochaine que ça se juge, à Rouen,
l'affaire des Roubaud.

Jusque-là, Jacques et Pecqueux l'avaient écoutée, sans placer un
mot.  Le dernier la trouvait simplement bien bavarde; jamais,
avec lui, elle ne faisait tant de frais de conversation; et il ne
la quittait pas des yeux, peu à peu échauffé de jalousie, à la
voir ainsi s'exciter devant son chef.

--Oui, répondit le mécanicien d'un air de parfaite tranquillité,
j'ai reçu la citation.

Philomène se rapprocha, heureuse de le frôler du coude.

--Moi aussi, je suis témoin...  Ah!  monsieur Jacques, lorsqu'on
m'a interrogée à propos de vous, car vous savez qu'on a voulu
connaître la vraie vérité sur vos rapports avec cette pauvre
dame; oui, lorsqu'on m'a interrogée, j'ai dit au juge: «Mais,
monsieur, il l'adorait, c'est impossible qu'il lui ait fait du
mal!» N'est-ce pas?  je vous avais vus ensemble, moi, j'étais
bien placée pour en parler.

--Oh!  dit le jeune homme avec un geste d'indifférence, je
n'étais pas inquiet, je pouvais donner, heure par heure, l'emploi
de mon temps...  Si la Compagnie m'a gardé, c'est qu'il n'y avait
pas le plus petit reproche à me faire.

Un silence régna, tous trois burent lentement.

--Ça fait frémir, reprit Philomène.  Cette bête féroce, ce
Cabuche qu'on a arrêté, encore tout couvert du sang de la pauvre
dame!  Faut-il qu'il y ait des hommes idiots!  tuer une femme
parce qu'on a envie d'elle, comme si ça les avançait à quelque
chose, quand la femme n'est plus là!...  et ce que je n'oublierai
jamais de la vie, voyez-vous, c'est lorsque monsieur Cauche,
là-bas, sur le quai, est venu arrêter aussi monsieur Roubaud.
J'y étais.  Vous savez que ça s'est passé huit jours après
seulement, lorsque monsieur Roubaud, au lendemain de
l'enterrement de sa femme, avait repris son service d'un air
tranquille.  Alors donc, monsieur Cauche lui a tapé sur l'épaule,
en disant qu'il avait l'ordre de l'emmener en prison.  Vous
pensez!  eux qui ne se quittaient point, qui jouaient ensemble,
les nuits entières!  Mais, quand on est commissaire, n'est-ce
pas?  on mènerait son père et sa mère à la guillotine, puisque
c'est le métier qui veut ça.  Il s'en fiche bien, monsieur
Cauche!  je l'ai encore aperçu au café du Commerce, tantôt, qui
battait les cartes, sans plus s'inquiéter de son ami que du grand
Turc! Pecqueux, les dents serrées, allongea un coup de poing sur
la table.

--Tonnerre de Dieu!  si j'étais à la place de ce cocu de
Roubaud!...  Vous couchiez avec sa femme, vous.  Un autre la lui
tue.  Et voilà qu'on l'envoie aux assises...  Non, c'est à crever
de rage!

--Mais, grande bête, s'écria Philomène, puisqu'on l'accuse d'avoir
poussé l'autre à le débarrasser de sa femme, oui, pour des
affaires d'argent, est-ce que je sais!  Il paraît qu'on a
retrouvé chez Cabuche la montre du président Grandmorin: vous
vous rappelez, le monsieur qu'on a assassiné en wagon, il y a
dix-huit mois.  Alors, on a raccroché ce mauvais coup avec le
mauvais coup de l'autre jour, toute une histoire, une vraie
bouteille à l'encre.  Moi, je ne peux pas vous expliquer, mais
c'était sur le journal, il y en avait bien deux colonnes.

Distrait, Jacques ne semblait pas même écouter.  Il murmura:

--A quoi bon s'en casser la tête, est-ce que ça nous regarde?...
Si la justice ne sait pas ce qu'elle fait, ce n'est pas nous qui
le saurons.

Puis, il ajouta, les yeux perdus au loin, les joues envahies de
pâleur:

--Dans tout cela, il n'y a que cette pauvre femme...  Ah!  la
pauvre, la pauvre femme!

--Moi, conclut violemment Pecqueux, moi qui en ai une, de femme,
si quelqu'un s'avisait de la toucher, je commencerais par les
étrangler tous les deux.  Après, on pourrait bien me couper le
cou, ça me serait égal.

Il y eut un nouveau silence.  Philomène, qui remplissait une
seconde fois les petits verres, affecta de hausser les épaules,
en ricanant.  Mais elle était toute bouleversée au fond, elle
l'étudiait d'un regard oblique.  Il se négligeait beaucoup, très
sale, en guenilles, depuis que la mère Victoire, devenue
impotente à la suite de sa fracture, avait dû lâcher son poste de
la salubrité et se faire admettre dans un hospice.  Elle n'était
plus là, tolérante et maternelle, pour lui glisser des pièces
blanches, pour le raccommoder, ne voulant pas que l'autre, celle
du Havre, l'accusât de tenir mal leur homme.  Et Philomène,
séduite par l'air mignon et propre de Jacques, faisait la
dégoûtée.

--C'est ta femme de Paris que tu étranglerais?  demanda-t-elle
par bravade.  Pas de danger qu'on te l'enlève, celle-là!

--Celle-là ou une autre!  gronda-t-il.

Mais déjà elle trinquait, d'un air de plaisanterie.

--A ta santé, tiens!  Et apporte-moi ton linge, pour que je le
fasse laver et repriser, car, vraiment, tu ne nous fais plus
honneur, ni à l'une ni à l'autre...  A votre santé, monsieur
Jacques!

Comme s'il fût sorti d'un songe, Jacques tressaillit.  Dans
l'absence complète de remords, dans ce soulagement, ce bien-être
physique où il vivait depuis le meurtre, Séverine passait ainsi
parfois, apitoyant jusqu'aux larmes l'homme doux qui était en
lui.  Et il trinqua, en disant précipitamment, pour cacher son
trouble:

--Vous savez que nous allons avoir la guerre?

--Pas possible!  s'écria Philomène.  Avec qui donc?

--Mais avec les Prussiens...  Oui, à cause d'un prince de chez
eux qui veut être roi en Espagne.  Hier, à la Chambre, il n'a été
question que de cette histoire.

Alors, elle se désola.

--Ah bien!  ça va être drôle!  Ils nous ont déjà assez embêtés,
avec leurs élections, leur plébiscite et leurs émeutes, à
Paris!...  Si l'on se bat, dites, est-ce qu'on prendra tous les
hommes?

--Oh!  nous autres, nous sommes garés, on ne peut pas
désorganiser les chemins de fer...  Seulement, ce qu'on nous
bousculerait, à cause du transport des troupes et des
approvisionnements!  Enfin, si ça arrive, il faudra bien faire
son devoir.

Et, sur ce mot, il se leva, en voyant qu'elle avait fini par
glisser une de ses jambes sous les siennes, et que Pecqueux s'en
apercevait, le sang au visage, serrant déjà les poings.

--Allons nous coucher, il est temps.

--Oui, ça vaudra mieux, bégaya le chauffeur.

Il avait empoigné le bras de Philomène, il le serrait à le
briser.  Elle retint un cri de douleur, elle se contenta de
souffler à l'oreille du mécanicien, pendant que l'autre achevait
rageusement son petit verre:

--Méfie-toi, c'est une vraie brute, quand il a bu.

Mais, dans l'escalier, des pas lourds descendaient; et elle
s'effara.

--Mon frère!...  Filez vite, filez vite!

Les deux hommes n'étaient pas à vingt pas de la maison qu'ils
entendirent des gifles, suivies de hurlements.  Elle recevait une
abominable correction, comme une petite fille prise en faute, le
nez dans un pot de confitures.  Le mécanicien s'était arrêté,
prêt à la secourir.  Mais il fut retenu par le chauffeur.

--Quoi?  est-ce que ça vous regarde, vous?...  Ah!  la nom de
Dieu de garce!  s'il pouvait l'assommer!

Rue François-Mazeline, Jacques et Pecqueux se couchèrent, sans
échanger une parole.  Les deux lits se touchaient presque, dans
l'étroite chambre; et, longtemps, ils restèrent éveillés, les
yeux ouverts, chacun à écouter la respiration de l'autre.

C'était le lundi que devaient commencer, à Rouen, les débats de
l'affaire Roubaud.  Il y avait là un triomphe pour le juge
d'instruction Denizet, car on ne tarissait pas d'éloges, dans le
monde judiciaire, sur la façon dont il venait de mener à bien
cette affaire compliquée et obscure: un chef-d'oeuvre de fine
analyse, disait-on, une reconstitution logique de la vérité, une
création véritable, en un mot.

D'abord, dès qu'il se fut transporté sur les lieux, à la
Croix-de-Maufras, quelques heures après le meurtre de Séverine,
M. Denizet fit arrêter Cabuche.  Tout désignait ouvertement
celui-ci, le sang dont il ruisselait, les dépositions accablantes
de Roubaud et de Misard, qui racontaient de quelle manière ils
l'avaient surpris, avec le cadavre, seul, éperdu.  Interrogé,
pressé de dire pourquoi et comment il se trouvait dans cette
chambre, le carrier bégaya une histoire, que le juge accueillit
d'un haussement d'épaules, tellement elle lui parut niaise et
classique.  Il l'attendait, cette histoire, toujours la même, de
l'assassin imaginaire, du coupable inventé, dont le vrai coupable
disait avoir entendu la fuite, au travers de la campagne noire.
Ce loup-garou était loin, n'est-ce pas?  s'il courait toujours.
D'ailleurs, lorsqu'on lui demanda ce qu'il faisait devant la
maison, à pareille heure, Cabuche se troubla, refusa de répondre,
finit par déclarer qu'il se promenait.  C'était enfantin, comment
croire à cet inconnu mystérieux, assassinant, se sauvant,
laissant toutes les portes ouvertes, sans avoir fouillé un meuble
ni emporté même un mouchoir?  D'où serait-il venu?  pourquoi
aurait-il tué?  Le juge, cependant, dès le début de son enquête,
ayant su la liaison de la victime et de Jacques, s'inquiéta de
l'emploi du temps de ce dernier; mais, outre que l'accusé
lui-même reconnaissait avoir accompagné Jacques à Barentin, pour
le train de quatre heures quatorze, l'aubergiste de Rouen jurait
ses grands dieux que le jeune homme, couché tout de suite après
son dîner, était seulement sorti de sa chambre le lendemain, vers
sept heures.  Et puis, un amant n'égorge pas sans raison une
maîtresse qu'il adore, avec laquelle il n'a jamais eu l'ombre
d'une querelle.  Ce serait absurde.  Non!  non!  il n'y avait
qu'un assassin possible, un assassin évident, le repris de
justice trouvé là, les mains rouges, le couteau à ses pieds,
cette bête brute qui faisait à la justice des contes à dormir
debout.

Mais, arrivé à ce point, malgré sa conviction, malgré son flair
qui, disait-il, le renseignait mieux que les preuves, M. Denizet
éprouva un instant d'embarras.  Dans une première perquisition,
faite à la masure du prévenu, en pleine forêt de Bécourt, on
n'avait absolument rien découvert.  Le vol n'ayant pu être
établi, il fallait trouver un autre motif au crime.  Brusquement,
au hasard d'un interrogatoire, Misard le mit sur la voie, en
racontant qu'il avait vu, une nuit, Cabuche escalader le mur de
la propriété, pour regarder, par la fenêtre de la chambre, madame
Roubaud qui se couchait.  Questionné à son tour, Jacques dit
tranquillement ce qu'il savait, la muette adoration du carrier,
le désir ardent dont il la poursuivait, toujours dans ses jupes,
à la servir.  Aucun doute n'était donc plus permis: seule, une
passion bestiale l'avait poussé; et tout se reconstruisait très
bien, l'homme revenant par la porte dont il pouvait avoir une
clef, la laissant même ouverte dans son trouble, puis la lutte
qui avait amené le meurtre, enfin le viol interrompu seulement
par l'arrivée du mari.  Pourtant, une objection dernière se
présenta, car il était singulier que l'homme, sachant cette
arrivée imminente, eût choisi justement l'heure où le mari
pouvait le surprendre; mais, à bien réfléchir, cela se retournait
contre le prévenu, achevait de l'accabler, en établissant qu'il
devait avoir agi sous l'empire d'une crise suprême du désir,
affolé par cette pensée que, s'il ne profitait pas de la minute
où Séverine était seule encore, dans cette maison isolée, jamais
plus il ne l'aurait, puisqu'elle partait le lendemain.  Dès ce
moment, la conviction du juge fut complète, inébranlable.

Harcelé d'interrogatoires, pris et repris dans l'écheveau savant
des questions, insoucieux des pièges qui lui étaient tendus,
Cabuche s'obstinait à sa version première.  Il passait sur la
route, il respirait l'air frais de la nuit, lorsqu'un individu
l'avait frôlé en galopant, et d'une telle course, au fond des
ténèbres, qu'il ne pouvait même dire de quel côté il fuyait.
Alors, saisi d'inquiétude, ayant jeté un coup d'oeil sur la
maison, il s'était aperçu que la porte en était restée grande
ouverte.  Et il avait fini par se décider à monter, et il avait
trouvé la morte, chaude encore, qui le regardait de ses larges
yeux, si bien que, pour la mettre sur le lit, la croyant vivante,
il s'était empli de sang.  Il ne savait que ça, il ne répétait
que ça, jamais il ne variait d'un détail, ayant l'air de
s'enfermer dans une histoire arrêtée d'avance.  Lorsqu'on
cherchait à l'en faire sortir, il s'effarait, gardait le silence,
en homme borné qui ne comprenait plus.  La première fois que
M. Denizet l'avait interrogé sur la passion dont il brûlait pour
la victime, il était devenu très rouge, ainsi qu'un tout jeune
garçon à qui l'on reproche sa première tendresse; et il avait
nié, il s'était défendu d'avoir rêvé de coucher avec cette dame,
comme d'une chose très vilaine, inavouable, une chose délicate et
mystérieuse aussi, enfouie au plus profond de son coeur, dont il
ne devait l'aveu à personne.  Non, non!  il ne l'aimait pas, il
ne la voulait pas, on ne le ferait jamais causer de ce qui lui
semblait être une profanation maintenant qu'elle était morte.
Mais cet entêtement à ne pas convenir d'un fait que plusieurs
témoins affirmaient, tournait encore contre lui.  Naturellement,
d'après la version de l'accusation, il avait intérêt à cacher le
désir furieux où il était de cette malheureuse, qu'il devait
égorger pour s'assouvir.  Et, quand le juge, réunissant toutes
les preuves, voulant lui arracher la vérité en frappant le coup
décisif, lui avait jeté à la face ce meurtre et ce viol, il était
entré dans une rage folle de protestation.  Lui, la tuer pour
l'avoir!  lui, qui la respectait comme une sainte!  Les
gendarmes, rappelés, avaient dû le maintenir, tandis qu'il
parlait d'étrangler toute la sacrée boutique.  Un gredin des plus
dangereux en somme, sournois, mais dont la violence éclatait
quand même, avouant pour lui les crimes qu'il niait.

L'instruction en était là, le prévenu entrait en fureur, criait
que c'était l'autre, le fuyard mystérieux, chaque fois qu'on
revenait à l'assassinat, lorsque M. Denizet fit une trouvaille,
qui transforma l'affaire, en décupla soudain l'importance.  Comme
il le disait, il flairait des vérités; aussi voulut-il, par une
sorte de pressentiment, procéder lui-même à une perquisition
nouvelle, dans la masure de Cabuche; et il y découvrit,
simplement derrière une poutre, une cachette où se trouvaient des
mouchoirs et des gants de femme, sous lesquels était une montre
d'or, qu'il reconnut tout de suite, avec un grand saisissement de
joie: c'était la montre du président Grandmorin, tant cherchée
par lui autrefois, une forte montre aux deux initiales
entrelacées, portant à l'intérieur du boîtier le chiffre de
fabrication 2516.  Il en reçut le coup de foudre, tout
s'illumina, le passé se reliait au présent, les faits qu'il
rattachait l'enchantaient par leur logique.  Mais les
conséquences allaient porter si loin, que, sans parler de la
montre d'abord, il interrogea Cabuche sur les gants et les
mouchoirs.  Celui-ci, un instant, eut l'aveu aux lèvres: oui, il
l'adorait, oui, il la désirait, jusqu'à baiser les robes qu'elle
avait portées, jusqu'à ramasser, à voler derrière elle tout ce
qui tombait de sa personne, des bouts de lacets, des agrafes, des
épingles.  Puis, une honte, une pudeur invincible, le fit se
taire.  Et, lorsque le juge, se décidant, lui mit la montre sous
les yeux, il la regarda d'un air ahuri.  Il se souvenait bien:
cette montre, il avait eu la surprise de la trouver nouée dans le
coin d'un mouchoir, pris sous un traversin, emporté chez lui
comme une proie; ensuite, elle était restée là, pendant qu'il se
creusait la tête, à chercher de quelle façon la rendre.
Seulement, à quoi bon raconter cela?  Il faudrait confesser ses
autres vols, ces chiffons, ce linge qui sentait bon, dont il
était si honteux.  Déjà on ne croyait rien de ce qu'il disait.
D'ailleurs, lui-même commençait à ne plus comprendre, tout se
brouillait dans son crâne d'homme simple, il entrait en plein
cauchemar.  Et il ne s'emportait même plus, à l'accusation de
meurtre; il restait hébété, il répétait à chaque question qu'il
ne savait pas.  Pour les gants et les mouchoirs, il ne savait
pas.  Pour la montre, il ne savait pas.  On l'embêtait, on
n'avait qu'à le laisser tranquille et à le guillotiner tout de
suite.

M. Denizet, le lendemain, fit arrêter Roubaud.  Il avait lancé le
mandat, fort de sa toute-puissance, dans une de ces minutes
d'inspiration où il croyait au génie de sa perspicacité, avant
même d'avoir, contre le sous-chef, des charges suffisantes.
Malgré de nombreuses obscurités encore, il devinait dans cet
homme le pivot, la source de la double affaire; et il triompha
tout de suite, lorsqu'il eut saisi la donation au dernier vivant
que Roubaud et Séverine s'étaient faite devant maître Colin,
notaire au Havre, huit jours après être rentrés en possession de
la Croix-de-Maufras.  Dès lors, l'histoire entière se
reconstruisit dans son crâne, avec une certitude de raisonnement,
une force d'évidence, qui donna à son échafaudage d'accusation
une solidité si indestructible, que la vérité elle-même aurait
semblé moins vraie, entachée de plus de fantaisie et d'illogisme.
Roubaud était un lâche, qui, à deux reprises, n'osant tuer
lui-même, s'était servi du bras de Cabuche, cette bête violente.
La première fois, ayant hâte d'hériter du président Grandmorin,
dont il connaissait le testament, sachant d'autre part la rancune
du carrier contre celui-ci, il l'avait poussé à Rouen dans le
coupé, après lui avoir mis le couteau au poing.  Puis, les dix
mille francs partagés, les deux complices ne se seraient
peut-être jamais revus, si le meurtre ne devait engendrer le
meurtre.  Et c'était ici que le juge avait montré cette
profondeur de psychologie criminelle qu'on admirait tant; car il
le déclarait aujourd'hui, jamais il n'avait cessé de surveiller
Cabuche, sa conviction était que le premier assassinat en
amènerait mathématiquement un second.  Dix-huit mois venaient de
suffire: le ménage des Roubaud s'était gâté, le mari avait mangé
les cinq mille francs au jeu, la femme en était arrivée à prendre
un amant, pour se distraire.  Sans doute elle refusait de vendre
la Croix-de-Maufras, de crainte qu'il n'en dissipât l'argent;
peut-être, dans leurs continuelles disputes, menaçait-elle de le
livrer à la justice.  En tout cas, de nombreux témoignages
établissaient l'absolue désunion des deux époux; et là, enfin, la
conséquence lointaine du premier crime s'était produite: Cabuche
reparaissait avec ses appétits de brute, le mari dans l'ombre lui
remettait le couteau au poing, pour s'assurer définitivement la
propriété de cette maison maudite, qui avait déjà coûté une vie
humaine.  Telle était la vérité, l'aveuglante vérité, tout y
aboutissait: la montre trouvée chez le carrier, surtout les deux
cadavres, frappés du même coup à la gorge, par la même main, avec
la même arme, ce couteau ramassé dans la chambre.  Pourtant, sur
ce dernier point, l'accusation émettait un doute, la blessure du
président paraissant avoir été faite par une lame plus petite et
plus tranchante.

Roubaud, d'abord, répondit par oui et par non, de l'air somnolent
et alourdi qu'il avait maintenant.  Il ne semblait pas étonné de
son arrestation, tout lui était devenu égal, dans la lente
désorganisation de son être.  Pour le faire causer, on lui avait
donné un gardien à demeure, avec lequel il jouait aux cartes du
matin au soir; et il était parfaitement heureux.  D'ailleurs, il
restait convaincu de la culpabilité de Cabuche: lui seul pouvait
être l'assassin.  Interrogé sur Jacques, il avait haussé les
épaules en riant, montrant ainsi qu'il connaissait les rapports
du mécanicien et de Séverine.  Mais, lorsque M. Denizet, après
l'avoir tâté, finit par développer son système, le poussant, le
foudroyant de sa complicité, s'efforçant de lui arracher un aveu,
dans le saisissement de se voir découvert, il était devenu très
circonspect.  Que lui racontait-on là?  Ce n'était plus lui,
c'était le carrier qui avait tué le président, comme il avait tué
Séverine; et, les deux fois, c'était pourtant lui le coupable,
puisque l'autre frappait pour son compte et à sa place.  Cette
aventure compliquée le stupéfiait, l'emplissait de méfiance:
sûrement, on lui tendait un piège, on mentait pour le forcer à
confesser sa part de meurtre, le premier crime.  Dès son
arrestation, il s'était bien douté que la vieille histoire
repoussait.  Confronté avec Cabuche, il déclara ne pas le
connaître.  Seulement, comme il répétait qu'il l'avait trouvé
rouge de sang, sur le point de violer sa victime, le carrier
s'emporta, et une scène violente, d'une confusion extrême, vint
encore embrouiller les choses.  Trois jours se passèrent, le juge
multipliait les interrogatoires, certain que les deux complices
s'entendaient pour lui jouer la comédie de leur hostilité.
Roubaud, très las, avait pris le parti de ne plus répondre,
lorsque, tout d'un coup, dans une minute d'impatience, voulant en
finir, cédant à un sourd besoin qui le travaillait depuis des
mois, il lâcha la vérité, rien que la vérité, toute la vérité.

Ce jour-là, justement, M. Denizet luttait de finesse, assis à son
bureau, voilant ses yeux de ses lourdes paupières, tandis que ses
lèvres mobiles s'amincissaient, dans un effort de sagacité.  Il
s'épuisait depuis une heure en ruses savantes, avec ce prévenu
épaissi, envahi d'une mauvaise graisse jaune, qu'il jugeait d'une
astuce très déliée, sous cette pesante enveloppe.  Et il crut
l'avoir traqué pas à pas, enlacé de toutes parts, pris au piège
enfin, quand l'autre, avec un geste d'homme poussé à bout,
s'écria qu'il en avait assez, qu'il préférait avouer, pour qu'on
ne le tourmentât pas davantage.  Puisque, quand même, on le
voulait coupable, qu'il le fût au moins des vraies choses qu'il
avait faites.  Mais, à mesure qu'il contait l'histoire, sa femme
souillée toute jeune par Grandmorin, sa rage de jalousie en
apprenant ces ordures, et comment il avait tué, et pourquoi il
avait pris les dix mille francs, les paupières du juge se
relevaient, dans un froncement de doute, tandis qu'une
incrédulité irrésistible, l'incrédulité professionnelle,
distendait sa bouche, en une moue goguenarde.  Il souriait tout à
fait, lorsque l'accusé se tut.  Le gaillard était encore plus
fort qu'il ne pensait: prendre le premier meurtre pour lui, en
faire un crime purement passionnel, se laver ainsi de toute
préméditation de vol, surtout de toute complicité dans
l'assassinat de Séverine, c'était certes une manoeuvre hardie,
qui indiquait une intelligence, une volonté peu communes.
Seulement, cela ne tenait pas debout.

--Voyons, Roubaud, il ne faut pas nous croire des enfants...
Vous prétendez alors que vous étiez jaloux, ce serait dans un
transport de jalousie que vous auriez tué?

--Certainement.

--Et si nous admettons ce que vous racontez, vous auriez épousé
votre femme, en ne sachant rien de ses rapports avec le
président...  Est-ce vraisemblable?  Tout au contraire
prouverait, dans votre cas, la spéculation offerte, discutée,
acceptée.  On vous donne une jeune fille élevée comme une
demoiselle, on la dote, son protecteur devient le vôtre, vous
n'ignorez pas qu'il lui laisse une maison de campagne par
testament, et vous prétendez que vous ne vous doutiez de rien,
absolument de rien!  Allons donc, vous saviez tout, autrement
votre mariage ne s'explique plus...  D'ailleurs, la constatation
d'un simple fait suffit à vous confondre.  Vous n'êtes pas
jaloux, osez dire encore que vous êtes jaloux.

--Je dis la vérité, j'ai tué dans une rage de jalousie.

--Alors, après avoir tué le président pour des rapports anciens,
vagues, et que vous inventez du reste, expliquez-moi comment vous
avez pu tolérer un amant à votre femme, oui, ce Jacques Lantier,
un gaillard solide, celui-là!  Tout le monde m'a parlé de cette
liaison, vous-même ne m'avez pas caché que vous la connaissiez...
Vous les laissiez libres d'aller ensemble, pourquoi?

Affaissé, les yeux troubles, Roubaud regardait fixement le vide,
sans trouver une explication.  Il finit par bégayer:

--Je ne sais pas...  J'ai tué l'autre, je n'ai pas tué celui-ci.

--Ne me dites donc plus que vous êtes un jaloux qui se venge, et
je ne vous conseille pas de répéter ce roman à messieurs les
jurés, car ils en hausseraient les épaules...  Croyez-moi,
changez de système, la vérité seule vous sauverait.

Dès ce moment, plus Roubaud s'entêta à la dire, cette vérité,
plus il fut convaincu de mensonge.  Tout, d'ailleurs, tournait
contre lui, à ce point que son ancien interrogatoire, lors de la
première enquête, qui aurait dû appuyer sa nouvelle version,
puisqu'il y avait dénoncé Cabuche, devint au contraire la preuve
d'une entente extraordinairement habile entre eux.  Le juge
raffinait la psychologie de l'affaire, avec un véritable amour du
métier.  Jamais, disait-il, il n'était descendu si à fond de la
nature humaine; et c'était de la devination plus que de
l'observation, car il se flattait d'être de l'école des juges
voyeurs et fascinateurs, ceux qui d'un coup d'oeil démontent un
homme.  Les preuves, du reste, ne manquaient plus, un ensemble
écrasant.  Désormais, l'instruction avait une base solide, la
certitude éclatait éblouissante, comme la lumière du soleil.

Et ce qui accrut encore la gloire de M. Denizet, ce fut qu'il
apporta la double affaire d'un bloc, après l'avoir reconstituée
patiemment, dans le secret le plus profond.  Depuis le succès
bruyant du plébiscite, une fièvre ne cessait d'agiter le pays,
pareille à ce vertige qui précède et annonce les grandes
catastrophes.  C'était, dans la société de cette fin d'empire,
dans la politique, dans la presse surtout, une continuelle
inquiétude, une exaltation où la joie elle-même prenait une
violence maladive.  Aussi, lorsque, après l'assassinat d'une
femme, au fond de cette maison isolée de la Croix-de-Maufras, on
apprit par quel coup de génie le juge d'instruction de Rouen
venait d'exhumer la vieille affaire Grandmorin et de la relier au
nouveau crime, y eut-il une explosion de triomphe parmi les
journaux officieux.  De temps à autre, en effet, reparaissaient
encore, dans les feuilles de l'opposition, les plaisanteries sur
l'assassin légendaire, introuvable, cette invention de la police,
mise en avant pour cacher les turpitudes de certains grands
personnages compromis.  Et la réponse allait être décisive,
l'assassin et son complice étaient arrêtés, la mémoire du
président Grandmorin sortirait intacte de l'aventure.  Les
polémiques recommencèrent, l'émotion grandit de jour en jour, à
Rouen et à Paris.  En dehors de ce roman atroce qui hantait les
imaginations, on se passionnait, comme si la vérité enfin
découverte, irréfutable, devait consolider l'État.  Pendant toute
une semaine, la presse déborda de détails.

Mandé à Paris, M. Denizet se présenta rue du Rocher, au domicile
personnel du secrétaire général, M. Camy-Lamotte.  Il le trouva
debout, au milieu de son cabinet sévère, le visage amaigri,
fatigué davantage; car il déclinait, envahi d'une tristesse dans
son scepticisme, comme s'il eût pressenti, sous cet éclat
d'apothéose, l'écroulement prochain du régime qu'il servait.
Depuis deux jours, il était en proie à une lutte intérieure, ne
sachant encore quel usage il ferait de la lettre de Séverine,
qu'il avait gardée, cette lettre qui aurait ruiné tout le système
de l'accusation, en appuyant la version de Roubaud d'une preuve
irrécusable.  Personne au monde ne la connaissait, il pouvait la
détruire.  Mais, la veille, l'empereur lui avait dit qu'il
exigeait, cette fois, que la justice suivît son cours, en dehors
de toute influence, même si son gouvernement devait en souffrir:
un simple cri d'honnêteté, peut-être la superstition qu'un seul
acte injuste, après l'acclamation du pays, changerait le destin.
Et, si le secrétaire général n'avait pas pour lui de scrupules de
conscience, ayant réduit les affaires de ce monde à une simple
question de mécanique, il était troublé de l'ordre reçu, il se
demandait s'il devait aimer son maître jusqu'au point de lui
désobéir.

Tout de suite, M. Denizet triompha.

--Eh bien, mon flair ne m'avait pas trompé, c'était ce Cabuche
qui avait frappé le président...  Seulement, je l'accorde,
l'autre piste aussi contenait un peu de la vérité, et je sentais
moi-même que le cas de Roubaud restait louche...  Enfin, nous les
tenons tous les deux.

M. Camy-Lamotte le regardait fixement, de ses yeux pâles.

--Alors, tous les faits du dossier qu'on m'a transmis sont
prouvés, et votre conviction est absolue?

--Absolue, aucune hésitation possible...  Tout s'enchaîne, je ne
me souviens pas d'une affaire, où, malgré les apparentes
complications, le crime ait suivi une marche plus logique, plus
aisée à déterminer d'avance.

--Mais Roubaud proteste, prend le premier meurtre pour lui,
raconte une histoire, sa femme déflorée, lui affolé de jalousie,
tuant dans une crise de rage aveugle.  Les feuilles de
l'opposition racontent toutes cela.

--Oh!  elles le racontent comme un commérage, en n'osant
elles-mêmes y croire.  Jaloux, ce Roubaud qui facilitait les
rendez-vous de sa femme avec un amant!  Ah!  il peut, en pleines
assises, répéter ce conte, il n'arrivera pas à soulever le
scandale cherché!...  S'il apportait quelque preuve encore!  mais
il ne produit rien.  Il parle bien de la lettre qu'il prétend
avoir fait écrire à sa femme et qu'on aurait dû trouver dans les
papiers de la victime...  Vous, monsieur le secrétaire général,
qui avez classé ces papiers, vous l'auriez trouvée, n'est-ce pas?

M. Camy-Lamotte ne répondit point.  C'était vrai, le scandale
allait être enterré enfin, avec le système du juge: personne ne
croirait Roubaud, la mémoire du président serait lavée des
soupçons abominables, l'empire bénéficierait de cette
réhabilitation tapageuse d'une de ses créatures.  Et, d'ailleurs,
puisque ce Roubaud se reconnaissait coupable, qu'importait à
l'idée de justice qu'il fût condamné pour une version ou pour
l'autre!  Il y avait bien Cabuche; mais, si celui-ci n'avait pas
trempé dans le premier meurtre, il semblait être réellement
l'auteur du second.  Puis, mon Dieu!  la justice, quelle illusion
dernière!  Vouloir être juste, n'était-ce pas un leurre, quand la
vérité est si obstruée de broussailles?  Il valait mieux être
sage, étayer d'un coup d'épaule cette société finissante qui
menaçait ruine.

--N'est-ce pas?  répéta M. Denizet, vous ne l'avez pas trouvée,
cette lettre?

De nouveau, M. Camy-Lamotte leva les yeux sur lui; et
tranquillement, seul maître de la situation, prenant pour sa
conscience le remords qui avait inquiété l'empereur, il répondit:

--Je n'ai absolument rien trouvé.

Ensuite, souriant, très aimable, il combla le juge d'éloges.  A
peine un pli léger des lèvres indiquait-il une invincible ironie.
Jamais une instruction n'avait été menée avec tant de
pénétration; et, c'était chose décidée en haut lieu, on
l'appellerait comme conseiller à Paris, après les vacances.  Il
le reconduisit ainsi jusque sur le palier.

--Vous seul avez vu clair, c'est vraiment admirable...  Et, du
moment que la vérité parle, il n'y a rien qui la puisse arrêter,
ni l'intérêt des personnes, ni même la raison d'état...  Marchez,
que l'affaire suive son cours, quelles qu'en soient les
conséquences.

--Le devoir de la magistrature est là tout entier, conclut
M. Denizet, qui salua et partit, rayonnant.

Lorsqu'il fut seul, M. Camy-Lamotte alluma d'abord une bougie;
puis, il alla prendre, dans le tiroir où il l'avait classée, la
lettre de Séverine.  La bougie brûlait très haute, il déplia la
lettre, voulut en relire les deux lignes; et le souvenir s'évoqua
de cette criminelle délicate, aux yeux de pervenche, qui l'avait
remué jadis d'une si tendre sympathie.  Maintenant, elle était
morte, il la revoyait tragique.  Qui savait le secret qu'elle
avait dû emporter?  Certes, oui, une illusion, la vérité, la
justice!  Il ne restait pour lui, de cette femme inconnue et
charmante, que le désir d'une minute dont elle l'avait effleuré
et qu'il n'avait pas satisfait.  Et, comme il approchait la
lettre de la bougie, et qu'elle flambait, il fut pris d'une
grande tristesse, d'un pressentiment de malheur: à quoi bon
détruire cette preuve, charger sa conscience de cette action, si
le destin était que l'empire fût balayé, ainsi que la pincée de
cendre noire, tombée de ses doigts?

En moins d'une semaine, M. Denizet termina l'instruction.  Il
trouvait dans la Compagnie de l'Ouest une bonne volonté extrême,
tous les documents désirables, tous les témoignages utiles; car
elle aussi souhaitait vivement d'en finir, avec cette déplorable
histoire d'un de ses employés, qui, remontant à travers les
rouages compliqués de son organisme, avait failli ébranler
jusqu'à son conseil d'administration.  Il fallait au plus vite
couper le membre gangrené.  Aussi, de nouveau, défilèrent dans le
cabinet du juge le personnel de la gare du Havre, M.  Dabadie,
Moulin et les autres, qui donnèrent des détails désastreux sur la
mauvaise conduite de Roubaud; puis, le chef de gare de Barentin,
M. Bessière, ainsi que plusieurs employés de Rouen, dont les
dépositions avaient une importance décisive, relativement au
premier meurtre; puis, M. Vandorpe, le chef de gare de Paris, le
stationnaire Misard et le conducteur-chef Henri Dauvergne, ces
deux derniers très affirmatifs sur les complaisances conjugales
du prévenu.  Même Henri, que Séverine avait soigné à la
Croix-de-Maufras, racontait qu'un soir, affaibli encore, il
croyait avoir entendu les voix de Roubaud et de Cabuche se
concertant devant sa fenêtre; ce qui expliquait bien des choses
et renversait le système des deux accusés, lesquels prétendaient
ne pas se connaître.  Dans tout le personnel de la Compagnie, un
cri de réprobation s'était élevé, on plaignait les malheureuses
victimes, cette pauvre jeune femme dont la faute avait tant
d'excuses, ce vieillard si honorable, aujourd'hui lavé des
vilaines histoires qui couraient sur son compte.

Mais le nouveau procès avait surtout réveillé des passions vives
dans la famille Grandmorin, et, de ce côté, si M. Denizet
trouvait encore une aide puissante, il dut batailler pour
sauvegarder l'intégrité de son instruction.  Les Lachesnaye
chantaient victoire, car ils avaient toujours affirmé la
culpabilité de Roubaud, exaspérés du legs de la Croix-de-Maufras,
saignant d'avarice.  Aussi, dans le retour de l'affaire, ne
voyaient-ils qu'une occasion d'attaquer le testament; et, comme
il n'existait qu'un moyen d'obtenir la révocation du legs, celui
de frapper Séverine de la déchéance d'ingratitude, ils
acceptaient en partie la version de Roubaud, la femme complice,
l'aidant à tuer, non point pour se venger d'une infamie
imaginaire, mais pour le voler; de sorte que le juge entra en
conflit avec eux, avec Berthe surtout, très âpre contre
l'assassinée, son ancienne amie, qu'elle chargeait
abominablement, et que lui défendait, s'échauffant, s'emportant,
dès qu'on touchait à son chef-d'oeuvre, cet édifice de logique,
si bien construit, comme il le déclarait lui-même d'un air
d'orgueil, que, si l'on en déplaçait une seule pièce, tout
croulait.  Il y eut, à ce propos, dans son cabinet, une scène
très vive entre les Lachesnaye et madame Bonnehon.  Celle-ci,
favorable aux Roubaud jadis, avait dû abandonner le mari; mais
elle continuait de soutenir la femme, par une sorte de complicité
tendre, très tolérante au charme et à l'amour, toute bouleversée
de ce romanesque tragique, éclaboussé de sang.  Elle fut très
nette, pleine du dédain de l'argent.  Sa nièce n'avait-elle pas
honte de revenir sur cette question de l'héritage?  Séverine
coupable, n'étaient-ce pas les prétendus aveux de Roubaud à
accepter entièrement, la mémoire du président salie de nouveau?
La vérité, si l'instruction ne l'avait pas si ingénieusement
établie, il aurait fallu l'inventer, pour l'honneur de la
famille.  Et elle parla avec un peu d'amertume de la société de
Rouen, où l'affaire faisait tant de bruit, cette société sur
laquelle elle ne régnait plus, maintenant que l'âge venait et
qu'elle perdait jusqu'à son opulente beauté blonde de déesse
vieillie.  Oui, la veille encore, chez madame Leboucq, la femme
du conseiller, cette grande brune élégante qui la détrônait, on
avait chuchoté les anecdotes gaillardes, l'aventure de Louisette,
tout ce qu'inventait la malignité publique.  A ce moment,
M. Denizet étant intervenu, pour lui apprendre que M. Leboucq
siégerait comme assesseur aux prochaines assises, les Lachesnaye
se turent, ayant l'air de céder, pris d'inquiétude.  Mais madame
Bonnehon les rassura, certaine que la justice ferait son devoir:
les assises seraient présidées par son vieil ami,
M. Desbazeilles, à qui ses rhumatismes ne permettaient que le
souvenir, et le second assesseur devait être M. Chaumette, le
père du jeune substitut qu'elle protégeait.  Elle était donc
tranquille, bien qu'un mélancolique sourire eût paru sur ses
lèvres, en nommant le dernier, dont on voyait depuis quelque
temps le fils chez madame Leboucq, où elle l'envoyait elle-même,
pour ne pas entraver son avenir.

Lorsque le fameux procès vint enfin, le bruit d'une guerre
prochaine, l'agitation qui gagnait la France entière, nuisirent
beaucoup au retentissement des débats.  Rouen n'en passa pas
moins trois jours dans la fièvre, on s'écrasait aux portes de la
salle, les places réservées étaient envahies par des dames de la
ville.  Jamais l'ancien palais des ducs de Normandie n'avait vu
une telle affluence de monde, depuis son aménagement en palais de
justice.  C'était aux derniers jours de juin, des après-midi
chauds et ensoleillés, dont la clarté vive allumait les vitraux
des dix fenêtres, inondant de lumière les boiseries de chêne, le
calvaire de pierre blanche qui se détachait au fond sur la
tenture rouge semée d'abeilles, le célèbre plafond du temps de
Louis XII, avec ses compartiments de bois sculptés et dorés, d'un
vieil or très doux.  On étouffait déjà, avant que l'audience fût
ouverte.  Des femmes se haussaient pour voir, sur la table des
pièces à conviction, la montre de Grandmorin, la chemise tachée
de sang de Séverine et le couteau qui avait servi aux deux
meurtres.  Le défenseur de Cabuche, un avocat venu de Paris,
était également très regardé.  Aux bancs du jury, s'alignaient
douze Rouennais, sanglés dans des redingotes noires, épais et
graves.  Et, lorsque la cour entra, il se produisit une telle
poussée, dans le public debout, que le président, tout de suite,
dut menacer de faire évacuer la salle.

Enfin, les débats étaient ouverts, les jurés prêtèrent serment,
et l'appel des témoins agita de nouveau la foule d'un
frémissement de curiosité: aux noms de madame Bonnehon et de
M. de Lachesnaye, les têtes ondulèrent; mais Jacques, surtout,
passionna les dames, qui le suivirent des yeux.  D'ailleurs,
depuis que les accusés étaient là, chacun entre deux gendarmes,
des regards ne les quittaient pas, des appréciations
s'échangeaient.  On leur trouvait l'air féroce et bas, deux
bandits.  Roubaud, avec son veston de couleur sombre, cravaté en
monsieur qui se néglige, surprenait par son air vieilli, sa face
hébétée et crevant de graisse.  Quant à Cabuche, il était bien
tel qu'on se l'imaginait, vêtu d'une longue blouse bleue, le type
même de l'assassin, des poings énormes, des mâchoires de
carnassier, enfin un de ces gaillards qu'il ne fait pas bon
rencontrer au coin d'un bois.  Et les interrogatoires
confirmèrent cette mauvaise impression, certaines réponses
soulevèrent de violents murmures.  A toutes les questions du
président, Cabuche répondit qu'il ne savait pas: il ne savait pas
comment la montre était chez lui, il ne savait pas pourquoi il
avait laissé fuir le véritable assassin; et il s'en tenait à son
histoire de cet inconnu mystérieux, dont il disait avoir entendu
le galop au fond des ténèbres.  Puis, interrogé sur sa passion
bestiale pour sa malheureuse victime, il s'était mis à bégayer,
dans une si brusque et si violente colère, que les deux gendarmes
l'avaient empoigné par les bras: non, non!  il ne l'aimait point,
il ne la désirait point, c'étaient des menteries, il aurait cru
la salir, rien qu'à la vouloir, elle qui était une dame, tandis
que lui avait fait de la prison et vivait en sauvage!  Ensuite,
calmé, il était tombé dans un silence morne, ne lâchant plus que
des monosyllabes, indifférent à la condamnation qui pouvait le
frapper.  De même, Roubaud s'en tint à ce que l'accusation
appelait son système: il raconta comment et pourquoi il avait tué
Grandmorin, il nia toute participation à l'assassinat de sa
femme; mais il le faisait en phrases hachées, presque
incohérentes, avec des pertes subites de mémoire, les yeux si
troubles, la voix si empâtée, qu'il semblait par moments chercher
et inventer les détails.  Et, le président le poussant, lui
démontrant les absurdités de son récit, il finit par hausser les
épaules, il refusa de répondre: à quoi bon dire la vérité,
puisque c'était le mensonge qui était logique?  Cette attitude de
dédain agressif à l'égard de la justice, lui fit le plus grand
tort.  On remarqua aussi le profond désintéressement où les deux
accusés étaient l'un de l'autre, comme une preuve d'entente
préalable, tout un plan habile, suivi avec une extraordinaire
force de volonté.  Ils prétendaient ne pas se connaître, ils se
chargeaient même, uniquement pour dérouter le tribunal.  Quand
les interrogatoires furent terminés, l'affaire était jugée,
tellement le président les avait menés avec adresse, de façon que
Roubaud et Cabuche, culbutant dans les pièges tendus, parussent
s'être livrés eux-mêmes.  Ce jour-là, on entendit encore quelques
témoins, sans importance.  La chaleur était devenue si
insupportable, vers cinq heures, que deux dames s'évanouirent.

Mais, le lendemain, la grosse émotion fut pour l'audition de
certains témoins.  madame Bonnehon eut un véritable succès de
distinction et de tact.  On écouta avec intérêt les employés de
la Compagnie, M. Vandorpe, M. Bessière, M. Dabadie, M. Cauche
surtout, ce dernier très prolixe, qui conta comment il
connaissait beaucoup Roubaud, ayant souvent fait avec lui sa
partie, au café du Commerce.  Henri Dauvergne répéta son
témoignage accablant, la presque certitude où il était d'avoir,
dans la somnolence de la fièvre, entendu les voix sourdes des
deux accusés, qui se concertaient; et, interrogé sur Séverine, il
se montra très discret, fit comprendre qu'il l'avait aimée, mais
que la sachant à un autre, il s'était effacé loyalement.  Aussi,
lorsque cet autre, Jacques Lantier, fut introduit enfin, un
bourdonnement monta de la foule, des personnes se levèrent pour
le mieux voir, il y eut même, parmi les jurés, un mouvement
passionné d'attention.  Jacques, très tranquille, s'était des
deux mains appuyé à la barre des témoins, du geste professionnel
dont il avait l'habitude, lorsqu'il conduisait sa machine.  Cette
comparution qui aurait dû le troubler profondément, le laissait
dans une entière lucidité d'esprit, comme si rien de l'affaire ne
le regardât.  Il allait déposer en étranger, en innocent; depuis
le crime, pas un frisson ne lui était venu, il ne songeait même
pas à ces choses, la mémoire abolie, les organes dans un état
d'équilibre, de santé parfaite; là encore, à cette barre, il
n'avait ni remords ni scrupules, d'une absolue inconscience.
Tout de suite, il avait regardé Roubaud et Cabuche, de ses yeux
clairs.  Le premier, il le savait coupable, il lui adressa un
léger signe de tête, un salut discret, sans songer qu'ouvertement
aujourd'hui il était l'amant de sa femme.  Puis, il sourit au
second, l'innocent, dont il aurait dû occuper la place, sur ce
banc: une bonne bête au fond, sous son air de bandit, un gaillard
qu'il avait vu au travail, dont il avait serré la main.  Et,
plein d'aisance, il déposa, il répondit en petites phrases nettes
aux questions du président, qui, après l'avoir interrogé sans
mesure sur ses rapports avec la victime, lui fit raconter son
départ de la Croix-de-Maufras, quelques heures avant le meurtre,
comment il était allé prendre le train à Barentin, comment il
avait couché à Rouen.  Cabuche et Roubaud l'écoutaient,
confirmaient ses réponses par leur attitude; et, à cette minute,
entre ces trois hommes, monta une indicible tristesse.  Un
silence de mort s'était fait dans la salle, une émotion venue ils
ne savaient d'où serra un instant les jurés à la gorge: c'était
la vérité qui passait, muette.  A la question du président
désirant savoir ce qu'il pensait de l'inconnu, évanoui dans les
ténèbres, dont le carrier parlait, Jacques se contenta de hocher
la tête, comme s'il n'avait pas voulu accabler un accusé.  Et un
fait alors se produisit, qui acheva de bouleverser l'auditoire.
Des pleurs parurent dans les yeux de Jacques, débordèrent,
ruisselèrent sur ses joues.  Ainsi qu'il l'avait revue déjà,
Séverine venait de s'évoquer, la misérable assassinée dont il
avait emporté l'image, avec ses yeux bleus élargis démesurément,
ses cheveux noirs droits sur son front, comme un casque
d'épouvante.  Il l'adorait encore, une pitié immense l'avait
pris, et il la pleurait à grandes larmes, dans l'inconscience de
son crime, oubliant où il était, parmi cette foule.  Des dames,
gagnées par l'attendrissement, sanglotèrent.  On trouva
extrêmement touchante cette douleur de l'amant, lorsque le mari
restait les yeux secs.  Le président ayant demandé à la défense
si elle n'avait aucune question à poser au témoin, les avocats
remercièrent, tandis que les accusés hébétés accompagnaient du
regard Jacques, qui retournait s'asseoir, au milieu de la
sympathie générale.

La troisième audience fut prise tout entière par le réquisitoire
du procureur impérial et par les plaidoiries des avocats.
D'abord, le président avait présenté un résumé de l'affaire, où,
sous une affectation d'impartialité absolue, les charges de
l'accusation étaient aggravées.  Le procureur impérial, ensuite,
ne parut pas jouir de tous ses moyens: il avait d'habitude plus
de conviction, une éloquence moins vide.  On mit cela sur le
compte de la chaleur, qui était vraiment accablante.  Au
contraire, le défenseur de Cabuche, l'avocat de Paris, fit grand
plaisir, sans convaincre.  Le défenseur de Roubaud, un membre
distingué du barreau de Rouen, tira également tout le parti qu'il
put de sa mauvaise cause.  Fatigué, le ministère public ne
répliqua même pas.  Et, lorsque le jury passa dans la salle des
délibérations, il n'était que six heures, le plein jour entrait
encore par les dix fenêtres, un dernier rayon allumait les armes
des villes de Normandie, qui en décorent les impostes.  Un grand
bruit de voix monta sous l'antique plafond doré, des poussées
d'impatience ébranlèrent la grille de fer, séparant les places
réservées du public debout.  Mais le silence redevint religieux,
dès que le jury et la cour reparurent.  Le verdict admettait des
circonstances atténuantes, le tribunal condamna les deux hommes
aux travaux forcés à perpétuité.  Et ce fut une vive surprise, la
foule s'écoula en tumulte, quelques sifflets se firent entendre,
comme au théâtre.

Dans tout Rouen, le soir même, on parlait de cette condamnation,
avec des commentaires sans fin.  Selon l'avis général, c'était un
échec pour madame Bonnehon et pour les Lachesnaye.  Une
condamnation à mort, seule, semblait-il, aurait satisfait la
famille; et, sûrement, des influences adverses avaient agi.
Déjà, on nommait tout bas madame Leboucq, qui comptait parmi les
jurés trois ou quatre de ses fidèles.  L'attitude de son mari,
comme assesseur, n'avait sans doute rien offert d'incorrect;
pourtant, on croyait s'être aperçu que, ni l'autre assesseur,
M. Chaumette, ni même le président, M. Desbazeilles, ne s'étaient
sentis les maîtres des débats, autant qu'ils l'auraient voulu.
Peut-être, simplement, le jury, pris de scrupules, venait-il, en
accordant des circonstances atténuantes, de céder au malaise de
ce doute qui avait un moment traversé la salle, le vol silencieux
de la mélancolique vérité.  Au demeurant, l'affaire restait le
triomphe du juge d'instruction, M. Denizet, dont rien n'avait pu
entamer le chef-d'oeuvre; car la famille elle-même perdit
beaucoup de sympathies, lorsque le bruit courut que, pour ravoir
la Croix-de-Maufras, M. de Lachesnaye, contrairement à la
jurisprudence, parlait d'intenter une action en révocation,
malgré la mort du donataire, ce qui étonnait de la part d'un
magistrat.

Au sortir du Palais, Jacques fut rejoint par Philomène, qui était
restée comme témoin; et elle ne le lâcha plus, le retenant,
tâchant de passer cette nuit-là avec lui, à Rouen.  Il ne devait
reprendre son service que le lendemain, il voulut bien la garder
à dîner, dans l'auberge où il prétendait avoir dormi la nuit du
crime, près de la gare; mais il ne coucherait pas, il était
absolument forcé de rentrer à Paris, par le train de minuit
cinquante.

--Tu ne sais pas, raconta-t-elle, comme elle se dirigeait à son
bras vers l'auberge, je jurerais que, tout à l'heure, j'ai vu
quelqu'un de notre connaissance...  Oui, Pecqueux, qui me
répétait encore, l'autre jour, qu'il ne ficherait pas les pieds à
Rouen, pour l'affaire...  Un moment, je me suis retournée, et un
homme, dont je n'ai aperçu que le dos, a filé au milieu de la
foule...

Le mécanicien l'interrompit, en haussant les épaules.

--Pecqueux est à Paris, en train de nocer, trop heureux des
vacances que mon congé lui procure.

--C'est possible...  N'importe, méfions-nous, car c'est bien la
plus sale rosse, quand il rage.

Elle se pressa contre lui, elle ajouta, avec un coup d'oeil en
arrière:

--Et celui-là qui nous suit, tu le connais?

--Oui, ne t'inquiète pas...  Il a peut-être bien quelque chose à
me demander.

C'était Misard, qui, en effet, depuis la rue des Juifs, les
accompagnait à distance.  Il avait déposé, lui aussi, d'un air
ensommeillé; et il était resté, rôdant autour de Jacques, sans se
résoudre à lui poser une question, qu'il avait visiblement sur
les lèvres.  Lorsque le couple eut disparu dans l'auberge, il y
entra à son tour, il se fit servir un verre de vin.

--Tiens, c'est vous, Misard!  s'écria le mécanicien.  Et, avec
votre nouvelle femme, ça va?

--Oui, oui, grogna le stationnaire.  Ah!  la bougresse, elle m'a
bien fichu dedans.  Hein?  je vous ai conté ça, à mon autre
voyage ici.

Jacques s'égayait beaucoup de cette histoire.  La Ducloux,
l'ancienne servante louche que Misard avait prise pour garder la
barrière, s'était vite aperçue, à le voir fouiller les coins,
qu'il devait chercher un magot, caché par sa défunte; et une idée
de génie lui était venue, pour se faire épouser, celle de lui
laisser entendre, par des réticences, par de petits rires,
qu'elle l'avait trouvé, elle.  D'abord, il avait failli
l'étrangler; puis, songeant que les mille francs lui
échapperaient encore, s'il la supprimait comme l'autre, avant de
les avoir, il était devenu très câlin, très gentil; mais elle le
repoussait, elle ne voulait même plus qu'il la touchât: non, non,
quand elle serait sa femme, il aurait tout, elle et l'argent en
plus.  Et il l'avait épousée, et elle s'était moquée, en le
traitant de trop bête, croyant tout ce qu'on lui racontait.  Le
beau, c'était que, mise au courant, s'allumant elle-même à la
contagion de sa fièvre, elle cherchait désormais avec lui, aussi
enragée.  Ah!  ces mille francs introuvables, ils les
dénicheraient bien un jour, maintenant qu'ils étaient deux!  Ils
cherchaient, ils cherchaient.

--Alors, toujours rien?  demanda Jacques goguenard.  Elle ne vous
aide donc pas, la Ducloux?

Misard le regarda fixement; et il parla enfin.

--Vous savez où ils sont, dites-le-moi.

Mais le mécanicien se fâchait.

--Je ne sais rien du tout, tante Phasie ne m'a rien donné, vous
n'allez pas m'accuser de vol, peut-être!

--Oh!  elle ne vous a rien donné: ça, c'est bien sûr...  Vous
voyez que j'en suis malade.  Si vous savez où ils sont,
dites-le-moi.

--Eh!  allez vous faire fiche!  Prenez garde que je ne cause
trop...  Voyez donc dans la boîte à sel, s'ils y sont.

Blême, les yeux ardents, Misard continuait à le regarder.  Il eut
comme une brusque illumination.

--Dans la boîte à sel, tiens!  c'est vrai.  Il y a, sous le
tiroir, une cachette où je n'ai pas fouillé.

Et il se hâta de payer son verre de vin, et il courut au chemin
de fer, voir s'il pourrait encore prendre le train de sept heures
dix.  Là-bas, dans la petite maison basse, éternellement il
chercherait.

Le soir, après le dîner, en attendant le train de minuit
cinquante, Philomène voulut emmener Jacques, par des ruelles
noires, jusqu'à la campagne prochaine.  Il faisait très lourd,
une nuit de juillet, ardente et sans lune, qui lui gonflait la
gorge de gros soupirs, presque pendue à son cou.  Deux fois,
ayant cru entendre des pas derrière eux, elle s'était retournée,
sans apercevoir personne, tant les ténèbres étaient épaisses.
Lui, souffrait beaucoup de cette nuit d'orage.  Dans son
tranquille équilibre, cette santé parfaite dont il jouissait
depuis le meurtre, il avait senti tout à l'heure, à table, un
lointain malaise revenir, chaque fois que cette femme l'avait
effleuré de ses mains errantes.  La fatigue sans doute, un
énervement causé par la pesanteur de l'air.  Maintenant,
l'angoisse du désir renaissait plus vive, pleine d'une sourde
épouvante, à la tenir ainsi, contre son corps.  Cependant, il
était bien guéri, l'expérience était faite, puisqu'il l'avait
déjà possédée, la chair calme, pour se rendre compte.  Son
excitation devint telle, que la peur d'une crise l'aurait fait se
dégager de ses bras, si l'ombre qui la noyait ne l'avait rassuré;
car jamais, même aux pires jours de son mal, il n'aurait frappé
sans voir.  Et, tout d'un coup, comme ils passaient près d'un
talus gazonné, dans un chemin désert, et qu'elle l'y entraînait,
s'allongeant, le besoin monstrueux le reprit, il fut emporté par
une rage, il chercha parmi l'herbe une arme, une pierre, pour lui
en écraser la tête.  D'une secousse, il s'était relevé, et il
fuyait déjà, éperdu, et il entendit une voix d'homme, des jurons,
toute une bataille.

--Ah!  garce, j'ai attendu jusqu'au bout, j'ai voulu être sûr!

--Ce n'est pas vrai, lâche-moi!

--Ah!  ce n'est pas vrai!  Il peut courir, l'autre!  je sais qui
c'est, je le rattraperai bien!...  Tiens!  garce, dis encore que
ce n'est pas vrai!

Jacques galopait dans la nuit, non pour fuir Pecqueux, qu'il
venait de reconnaître; mais il se fuyait lui-même, fou de
douleur.

Eh quoi!  un meurtre n'avait pas suffi, il n'était pas rassasié
du sang de Séverine, ainsi qu'il le croyait, le matin encore?
Voilà qu'il recommençait.  Une autre, et puis une autre, et puis
toujours une autre!  Dès qu'il se serait repu, après quelques
semaines de torpeur, sa faim effroyable se réveillerait, il lui
faudrait sans cesse de la chair de femme pour la satisfaire.
Même, à présent, il n'avait pas besoin de la voir, cette chair de
séduction: rien qu'à la sentir tiède dans ses bras, il cédait au
rut du crime, en mâle farouche qui éventre les femelles.  C'était
fini de vivre, il n'y avait plus devant lui que cette nuit
profonde, d'un désespoir sans bornes, où il fuyait.

Quelques jours se passèrent.  Jacques avait repris son service,
évitant les camarades, retombé dans sa sauvagerie anxieuse
d'autrefois.  La guerre venait d'être déclarée, après d'orageuses
séances à la Chambre; et il y avait déjà eu un petit combat
d'avant-poste, heureux, disait-on.  Depuis une semaine, les
transports de troupes écrasaient de fatigue le personnel des
chemins de fer.  Les services réguliers étaient détraqués, de
continuels trains imprévus amenaient des retards considérables;
sans compter qu'on avait réquisitionné les meilleurs mécaniciens,
pour activer la concentration des corps d'armée.  Et ce fut ainsi
qu'un soir, au Havre, Jacques, au lieu de son express habituel,
eut à conduire un train énorme, dix-huit wagons, absolument
bondés de soldats.

Ce soir-là, Pecqueux arriva au dépôt très ivre.  Le lendemain du
jour où il avait surpris Philomène et Jacques, il était remonté
sur la machine 608, comme chauffeur, avec ce dernier; et, depuis
ce temps, il ne faisait aucune allusion, assombri, ayant l'air de
ne point oser regarder son chef.  Mais celui-ci le sentait de
plus en plus révolté, refusant d'obéir, l'accueillant d'un
grognement sourd, dès qu'il lui donnait un ordre.  Ils avaient
fini par cesser complètement de se parler.  Cette tôle mouvante,
ce petit pont qui les emportait autrefois, si unis, n'était plus
à cette heure que la planche étroite et dangereuse où se heurtait
leur rivalité.  La haine grandissait, ils en étaient à se dévorer
dans ces quelques pieds carrés, filant à toute vitesse, et d'où
les aurait précipités la moindre secousse.  Et, ce soir-là, en
voyant Pecqueux ivre, Jacques se méfia; car il le savait trop
sournois pour se fâcher à jeun, le vin seul déchaînait en lui la
brute.

Le train qui devait partir vers six heures, fut retardé.  Il
était nuit déjà, lorsqu'on embarqua les soldats comme des
moutons, dans des wagons à bestiaux.  On avait simplement cloué
des planches en guise de banquettes, on les empilait là-dedans,
par escouades, bourrant les voitures au-delà du possible; si bien
qu'ils s'y trouvaient assis les uns sur les autres, quelques-uns
debout, serrés à ne pas remuer un bras.  Dès leur arrivée à
Paris, un autre train les attendait, pour les diriger sur le
Rhin.  Ils étaient déjà écrasés de fatigue, dans l'ahurissement
du départ.  Mais, comme on leur avait distribué de l'eau-de-vie,
et que beaucoup s'étaient répandus chez les débitants du
voisinage, ils avaient une gaieté échauffée et brutale, très
rouges, les yeux hors de la tête.  Et, dès que le train
s'ébranla, sortant de la gare, ils se mirent à chanter.

Jacques, tout de suite, regarda le ciel, dont une vapeur d'orage
cachait les étoiles.  La nuit serait très sombre, pas un souffle
n'agitait l'air brûlant; et le vent de la course, toujours si
frais, semblait tiède.  A l'horizon noir, il n'y avait d'autres
feux que les étincelles vives des signaux.  Il augmenta la
pression pour franchir la grande rampe d'Harfleur à Saint-Romain.
Malgré l'étude qu'il faisait d'elle depuis des semaines, il
n'était pas maître encore de la machine 608, trop neuve, dont les
caprices, les écarts de jeunesse le surprenaient.  Cette nuit-là,
particulièrement, il la sentait rétive, fantasque, prête à
s'emballer pour quelques morceaux de charbon de trop.  Aussi, la
main sur le volant du changement de marche, surveillait-il le
feu, de plus en plus inquiet des allures de son chauffeur.  La
petite lampe qui éclairait le niveau de l'eau, laissait la
plate-forme dans une pénombre, que la porte du foyer, rougie,
rendait violâtre.  Il distinguait mal Pecqueux, il avait eu aux
jambes, à deux reprises, la sensation d'un frôlement, comme si
des doigts se fussent exercés à le prendre là.  Mais ce n'était
sans doute qu'une maladresse d'ivrogne, car il l'entendait, dans
le bruit, ricaner très haut, casser son charbon, à coups de
marteau exagérés, se battre avec la pelle.  Toutes les minutes,
il ouvrait la porte, jetait du combustible sur la grille, en
quantité déraisonnable.

--Assez! cria Jacques.

L'autre affecta de ne pas comprendre, continua à enfourner des
pelletées coup sur coup; et, comme le mécanicien lui empoignait
le bras, il se tourna, menaçant, tenant enfin la querelle qu'il
cherchait, dans la fureur montante de son ivresse.

--Touche pas, ou je cogne!...  ça m'amuse, moi, qu'on aille vite!

Le train, maintenant, roulait, à toute vitesse, sur le plateau
qui va de Bolbec à Motteville.  Il devait filer d'un trait à
Paris, sans arrêt aucun, sauf aux points marqués pour prendre de
l'eau.  L'énorme masse, les dix-huit wagons, chargés, bondés de
bétail humain, traversaient la campagne noire, dans un grondement
continu.  Et ces hommes qu'on charriait au massacre, chantaient,
chantaient à tue-tête, d'une clameur si haute, qu'elle dominait
le bruit des roues.

Jacques, du pied, avait refermé la porte.  Puis, manoeuvrant
l'injecteur, se contenant encore:

--Il y a trop de feu...  Dormez, si vous êtes saoul.

Immédiatement, Pecqueux rouvrit, s'acharna à remettre du charbon,
comme s'il eût voulu faire sauter la machine.  C'était la
révolte, les ordres méconnus, la passion exaspérée qui ne tenait
plus compte de toutes ces vies humaines.  Et, Jacques s'étant
penché pour abaisser lui-même la tige du cendrier, de façon à
diminuer au moins le tirage, le chauffeur le saisit brusquement à
bras-le-corps, tâcha de le pousser, de le jeter sur la voie,
d'une violente secousse.

--Gredin, c'était donc ça!...  N'est-ce pas?  tu dirais que je
suis tombé, bougre de sournois!

Il s'était rattrapé à un des bords du tender, et ils glissèrent
tous deux, la lutte continua sur le petit pont de tôle, qui
dansait violemment.  Les dents serrées, ils ne parlaient plus,
ils s'efforçaient l'un l'autre de se précipiter par l'étroite
ouverture, qu'une barre de fer seule fermait.  Mais ce n'était
point commode, la machine dévorante roulait, roulait toujours; et
Barentin fut dépassé, et le train s'engouffra dans le tunnel de
Malaunay, qu'ils se tenaient encore étroitement, vautrés dans le
charbon, tapant de la tête contre les parois du récipient d'eau,
évitant la porte rougie du foyer, où se grillaient leurs jambes,
chaque fois qu'ils les allongeaient.

Un instant, Jacques songea que, s'il pouvait se relever, il
fermerait le régulateur, appellerait au secours, pour qu'on le
débarrassât de ce fou furieux, enragé d'ivresse et de jalousie.
Il s'affaiblissait, plus petit, désespérait de trouver maintenant
la force de le précipiter, vaincu déjà, sentant passer dans ses
cheveux la terreur de la chute.  Comme il faisait un suprême
effort, la main tâtonnante, l'autre comprit, se raidit sur les
reins, le souleva ainsi qu'un enfant.

--Ah!  tu veux arrêter...  Ah!  tu m'as pris ma femme...  Va va,
faut que tu y passes!

La machine roulait, roulait, le train venait de sortir du tunnel
à grand fracas, et il continuait sa course, au travers de la
campagne vide et sombre.  La station de Malaunay fut franchie,
dans un tel coup de vent, que le sous-chef, debout sur le quai,
ne vit même pas ces deux hommes, en train de se dévorer, pendant
que la foudre les emportait.

Mais Pecqueux, d'un dernier élan, précipita Jacques; et celui-ci,
sentant le vide, éperdu, se cramponna à son cou, si étroitement,
qu'il l'entraîna.  Il y eut deux cris terribles, qui se
confondirent, qui se perdirent.  Les deux hommes, tombés
ensemble, entraînés sous les roues par la réaction de la vitesse,
furent coupés, hachés, dans leur étreinte, dans cette effroyable
embrassade, eux qui avaient si longtemps vécu en frères.  On les
retrouva sans tête, sans pieds, deux troncs sanglants qui se
serraient encore, comme pour s'étouffer.

Et la machine, libre de toute direction, roulait, roulait
toujours.  Enfin, la rétive, la fantasque, pouvait céder à la
fougue de sa jeunesse, ainsi qu'une cavale indomptée encore,
échappée des mains du gardien, galopant par la campagne rase.  La
chaudière était pourvue d'eau, le charbon dont le foyer venait
d'être rempli, s'embrasait; et, pendant la première demi-heure,
la pression monta follement, la vitesse devint effrayante.  Sans
doute, le conducteur-chef, cédant à la fatigue, s'était endormi.
Les soldats, dont l'ivresse augmentait, à être ainsi entassés,
subitement s'égayèrent de cette course violente, chantèrent plus
fort.  On traversa Maromme, en coup de foudre.  Il n'y avait plus
de sifflet, à l'approche des signaux, au passage des gares.
C'était le galop tout droit, la bête qui fonçait tête basse et
muette, parmi les obstacles.  Elle roulait, roulait sans fin,
comme affolée de plus en plus par le bruit strident de son
haleine.

A Rouen, on devait prendre de l'eau; et l'épouvante glaça la
gare, lorsqu'elle vit passer, dans un vertige de fumée et de
flamme, ce train fou, cette machine sans mécanicien ni chauffeur,
ces wagons à bestiaux emplis de troupiers qui hurlaient des
refrains patriotiques.  Ils allaient à la guerre, c'était pour
être plus vite là-bas, sur les bords du Rhin.  Les employés
étaient restés béants, agitant les bras.  Tout de suite, le cri
fut général: jamais ce train débridé, abandonné à lui-même, ne
traverserait sans encombre la gare de Sotteville, toujours barrée
par des manoeuvres, obstruée de voitures et de machines, comme
tous les grands dépôts.  Et l'on se précipita au télégraphe, on
prévint.  Justement, là-bas, un train de marchandises qui
occupait la voie, put être refoulé sous une remise.  Déjà, au
loin, le roulement du monstre échappé s'entendait.  Il s'était
rué dans les deux tunnels qui avoisinent Rouen, il arrivait de
son galop furieux, comme une force prodigieuse et irrésistible
que rien ne pouvait plus arrêter.  Et la gare de Sotteville fut
brûlée, il fila au milieu des obstacles sans rien accrocher, il
se replongea dans les ténèbres, où son grondement peu à peu
s'éteignit.

Mais, maintenant, tous les appareils télégraphiques de la ligne
tintaient, tous les coeurs battaient, à la nouvelle du train
fantôme qu'on venait de voir passer à Rouen et à Sotteville.  On
tremblait de peur: un express qui se trouvait en avant, allait
sûrement être rattrapé.  Lui, ainsi qu'un sanglier dans une
futaie, continuait sa course, sans tenir compte ni des feux
rouges, ni des pétards.  Il faillit se broyer, à Oissel, contre
une machine-pilote; il terrifia Pont-de-l'Arche, car sa vitesse
ne semblait pas se ralentir.  De nouveau, disparu, il roulait, il
roulait, dans la nuit noire, on ne savait où, là-bas.

Qu'importaient les victimes que la machine écrasait en chemin!
N'allait-elle pas quand même à l'avenir, insoucieuse du sang
répandu?  Sans conducteur, au milieu des ténèbres, en bête
aveugle et sourde qu'on aurait lâchée parmi la mort, elle
roulait, elle roulait, chargée de cette chair à canon, de ces
soldats, déjà hébétés de fatigue, et ivres, qui chantaient.

**** *roman_LAssomoir

Gervaise avait attendu Lantier jusqu'à deux heures du matin. Puis,
toute frissonnante d'être restée en camisole à l'air vif de la
fenêtre, elle s'était assoupie, jetée en travers du lit, fiévreuse,
les joues trempées de larmes. Depuis huit jours, au sortir du Veau à
deux têtes, où ils mangeaient, il l'envoyait se coucher avec les
enfants et ne reparaissait que tard dans la nuit, en racontant qu'il
cherchait du travail. Ce soir-là, pendant qu'elle guettait son retour,
elle croyait l'avoir vu entrer au bal du Grand-Balcon, dont les dix
fenêtres flambantes éclairaient d'une nappe d'incendie la coulée noire
des boulevards extérieurs; et, derrière lui, elle avait aperçu la
petite Adèle, une brunisseuse qui dînait à leur restaurant, marchant à
cinq ou six pas, tes mains ballantes, comme si elle venait de lui
quitter le bras pour ne pas passer ensemble sous la clarté crue des
globes de la porte.

Quand Gervaise s'éveilla, vers cinq heures, raidie, les reins brisés,
elle éclata en sanglots. Lantier n'était pas rentré. Pour la première
fois, il découchait. Elle resta assise au bord du lit, sous le lambeau
de perse déteinte qui tombait de la flèche attachée au plafond par une
ficelle. Et, lentement, de ses yeux voilés de larmes, elle faisait le
tour de la misérable chambre garnie, meublée d'une commode de noyer
dont un tiroir manquait, de trois chaises de paille et d'une petite
table graisseuse, sur laquelle traînait un pot à eau ébréché. On avait
ajouté, pour les enfants, un lit de fer qui barrait la commode et
emplissait les deux tiers de la pièce. La malle de Gervaise et de
Lantier, grande ouverte dans un coin, montrait ses flancs vides, un
vieux chapeau d'homme tout au fond, enfoui sous des chemises et des
chaussettes sales; tandis que, le long des murs, sur le dossier des
meubles, pendaient un châle troué, un pantalon mangé par la boue, les
dernières nippes dont les marchands d'habits ne voulaient pas. Au
milieu de la cheminée, entre deux flambeaux de zinc dépareillés, il y
avait un paquet de reconnaissances du Mont-de-Piété, d'un rosé tendre.
C'était la belle chambre de l'hôtel, la chambre du premier, qui
donnait sur le boulevard.

Cependant, couchés côte à côte sur le même oreiller, les deux enfants
dormaient. Claude, qui avait huit ans, ses petites mains rejetées hors
de la couverture, respirait d'une haleine lente, tandis qu'Étienne,
âgé de quatre ans seulement, souriait, un bras passé au cou de son
frère. Lorsque le regard noyé de leur mère s'arrêta sur eux, elle eut
une nouvelle crise de sanglots, elle tamponna un mouchoir sur sa
bouche, pour étouffer les légers cris qui lui échappaient. Et, pieds
nus, sans songer à remettre ses savates tombées, elle retourna
s'accouder à la fenêtre, elle reprit son attente de la nuit,
interrogeant les trottoirs, au loin.

L'hôtel se trouvait sur le boulevard de la Chapelle, à gauche de la
barrière Poissonnière. C'était une masure de deux étages, peinte en
rouge lie de vin jusqu'au second, avec des persiennes pourries par la
pluie. Au-dessus d'une lanterne aux vitres étoilées, on parvenait à
lire entre les deux fenêtres: Hôtel Boncoeur, tenu par Marsoullier,
en grandes lettres jaunes, dont la moisissure du plâtre avait emporté
des morceaux. Gervaise, que la lanterne gênait, se haussait, son
mouchoir sur les lèvres. Elle regardait à droite, du côté du boulevard
de Rochechouart, où des groupes de bouchers, devant les abattoirs,
stationnaient en tabliers sanglants; et le vent frais apportait une
puanteur par moments, une odeur fauve de bêtes massacrées. Elle
regardait à gauche, enfilant un long ruban d'avenue, s'arrêtant,
presque en face d'elle, à la masse blanche de l'hôpital de
Lariboisière, alors en construction. Lentement, d'un bout à l'autre de
l'horizon, elle suivait le mur de l'octroi, derrière lequel, la nuit,
elle entendait parfois des cris d'assassinés; et elle fouillait les
angles écartés, les coins sombres, noirs d'humidité et d'ordure, avec
la peur d'y découvrir le corps de Lantier, le ventre troué de coups de
couteau. Quand elle levait les yeux, au delà de cette muraille grise
et interminable qui entourait la ville d'une bande de désert, elle
apercevait une grande lueur, une poussière de soleil, pleine déjà du
grondement matinal de Paris. Mais c'était toujours à la barrière
Poissonnière qu'elle revenait, le cou tendu, s'étourdissant à voir
couler, entre les deux pavillons trapus de l'octroi, le flot
ininterrompu d'hommes, de bêtes, de charrettes, qui descendait des
hauteurs de Montmartre et de la Chapelle. Il y avait là un piétinement
de troupeau, une foule que de brusques arrêts étalaient en mares sur
la chaussée, un défilé sans fin d'ouvriers allant au travail, leurs
outils sur le dos, leur pain sous le bras; et la cohue s'engouffrait
dans Paris où elle se noyait, continuellement. Lorsque Gervaise, parmi
tout ce monde, croyait reconnaître Lantier, elle se penchait
davantage, au risque de tomber; puis, elle appuyait plus fortement son
mouchoir sur la bouche, comme pour renfoncer sa douleur.

Une voix jeune et gaie lui fit quitter la fenêtre.

-- Le bourgeois n'est donc pas là, madame Lantier?

-- Mais non, monsieur Coupeau, répondit-elle en tâchant de sourire.

C'était un ouvrier zingueur qui occupait, tout en haut de l'hôtel, un
cabinet de dix francs. Il avait son sac passé à l'épaule. Ayant trouvé
la clef sur la porte, il était entré, en ami.

-- Vous savez, continua-t-il, maintenant, je travaille là, à
l'hôpital... Hein! quel joli mois de mai! Ça pique dur, ce matin.

Et il regardait le visage de Gervaise, rougi par les larmes. Quand il
vit que le lit n'était pas défait, il hocha doucement la tête; puis,
il vint jusqu'à la couchette des enfants qui dormaient toujours avec
leurs mines roses de chérubins; et, baissant la voix:

-- Allons! le bourgeois n'est pas sage, n'est-ce pas?... Ne vous
désolez pas, madame Lantier. Il s'occupe beaucoup de politique;
l'autre jour, quand on a voté pour Eugène Sue, un bon, paraît-il, il
était comme un fou. Peut-être bien qu'il a passé la nuit avec des amis
à dire du mal de cette crapule de Bonaparte.

-- Non, non, murmura-t-elle avec effort, ce n'est pas ce que vous
croyez. Je sais où est Lantier... Nous avons nos chagrins comme tout
le monde, mon Dieu!

Coupeau cligna les yeux, pour montrer qu'il n'était pas dupe de ce
mensonge. Et il partit, après lui avoir offert d'aller chercher son
lait, si elle ne voulait pas sortir: elle était une belle et brave
femme, elle pouvait compter sur lui, le jour où elle serait dans la
peine. Gervaise, dès qu'il se fut éloigné, se remit à la fenêtre.

A la barrière, le piétinement de troupeau continuait, dans le froid du
matin. On reconnaissait les serruriers à leurs bourgerons bleus, les
maçons à leurs cottes blanches, les peintres à leurs paletots, sous
lesquels de longues blouses passaient. Cette foule, de loin, gardait
un effacement plâtreux, un ton neutre, où dominaient le bleu déteint
et le gris sale. Par moments, un ouvrier s'arrêtait, rallumait sa
pipe, tandis qu'autour de lui les autres marchaient toujours, sans un
rire, sans une parole dite à un camarade, les joues terreuses, la face
tendue vers Paris, qui, un à un, les dévorait, par la rue béante du
Faubourg-Poissonnière. Cependant, aux deux coins de la rue des
Poissonniers, à la porte des deux marchands de vin qui enlevaient
leurs volets, des hommes ralentissaient le pas; et, avant d'entrer,
ils restaient au bord du trottoir, avec des regards obliques sur
Paris, les bras mous, déjà gagnés à une journée de flâne. Devant les
comptoirs, dés groupes s'offraient des tournées, s'oubliaient là,
debout, emplissant les salles, crachant, toussant, s'éclaircissant la
gorgé à coups de petits verres.

Gervaise guettait, à gauche de la rue, la salle du père Colombe, où
elle pensait avoir vu Lantier, lorsqu'une grosse femme, nu-tête, en
tablier, l'interpella du milieu de la chaussée.

-- Dites donc, madame Lantier, vous êtes bien matinale!

Gervaise se pencha.

-- Tiens! c'est vous, madame Boche!.... Oh! j'ai un tas de besogne,
aujourd'hui!

-- Oui, n'est-ce pas? les choses ne se font pas toutes seules.

Et une conversation s'engagea, de la fenêtre au trottoir. Madame Boche
était concierge de la maison dont le restaurant du Veau à deux têtes
occupait le rez-de-chaussée. Plusieurs fois, Gervaise avait attendu
Lantier dans sa loge, pour ne pas s'attabler seule avec tous les
hommes qui mangeaient, à côté. La concierge raconta qu'elle allait à
deux pas, rue de la Charbonnière, pour trouver au lit un employé, dont
son mari ne pouvait tirer le raccommodage d'une redingote. Ensuite,
elle parla d'un de ses locataires qui était rentré avec une femme, la
veille, et qui avait empêché le monde de dormir, jusqu'à trois heures
du matin. Mais, tout en bavardant, elle dévisageait la jeune femme,
d'un air de curiosité aiguë; et elle semblait n'être venue là, se
poser sous la fenêtre, que pour savoir.

-- Monsieur Lantier est donc encore couché? demanda-t-elle
brusquement.

-- Oui, il dort, répondit Gervaise, qui ne put s'empêcher de rougir.

Madame Boche vit les larmes lui remonter aux yeux; et, satisfaite sans
doute, elle s'éloignait en traitant les hommes de sacrés fainéants,
lorsqu'elle revint, pour crier:

-- C'est ce matin que vous allez au lavoir, n'est-ce pas?... J'ai
quelque chose à laver, je vous garderai une place à côté de moi. et
nous causerons.

Puis, comme prise d'une subite pitié:

-- Ma pauvre petite, vous feriez bien mieux de ne pas rester là, vous
prendrez du mal... Vous êtes violette.

Gervaise s'entêta encore à la fenêtre pendant deux mortelles heures,
jusqu'à huit heures. Les boutiques s'étaient ouvertes. Le flot de
blouses descendant des hauteurs avait cessé; et seuls quelques
retardataires franchissaient la barrière à grandes enjambées. Chez les
marchands de vin, les mêmes hommes, debout, continuaient à boire, à
tousser et à cracher. Aux ouvriers avaient succédé les ouvrières, les
brunisseuses, les modistes, les fleuristes, se serrant dans leurs
minces vêtements, trottant le long des boulevards extérieurs; elles
allaient par bandes de trois ou quatre, causaient vivement, avec de
légers rires et des regards luisants jetés autour d'elles; de loin en
loin, une, toute seule, maigre, l'air pâle et sérieux, suivait le mur
de l'octroi, en évitant les coulées d'ordures. Puis, les employés
étaient passés, soufflant dans leurs doigts, mangeant leur pain d'un
sou en marchant; des jeunes gens efflanqués, aux habits trop courts,
aux yeux battus, tout brouillés de sommeil; de petits vieux qui
roulaient sur leurs pieds, la face blême, usée par les longues heures
du bureau, regardant leur montre pour régler leur marche à quelques
secondes près. Et les boulevards avaient pris leur paix du matin; les
rentiers du voisinage se promenaient au soleil; les mères, en cheveux,
en jupes sales, berçaient dans leurs bras des enfants au maillot,
qu'elles changeaient sur les bancs; toute une marmaille mal mouchée,
débraillée, se bousculait, se traînait par terre, au milieu de
piaulements, de rires et de pleurs. Alors, Gervaise se sentit
étouffer, saisie d'un vertige d'angoisse, à bout d'espoir; il lui
semblait que tout était fini, que les temps étaient finis, que Lantier
ne rentrerait plus jamais. Elle allait, les regards perdus, des vieux
abattoirs noirs de leur massacre et de leur puanteur, à l'hôpital
neuf, blafard, montrant, par les trous encore béants de ses rangées de
fenêtres, des salles nues où la mort devait faucher. En face d'elle,
derrière le mur de l'octroi, le ciel éclatant, le lever de soleil qui
grandissait au-dessus du réveil énorme de Paris, l'éblouissait.

La jeune femme était assise sur une chaise, les mains abandonnées, ne
pleurant plus, lorsque Lantier entra tranquillement.

-- C'est toi! c'est toi! cria-t-elle, en voulant se jeter à son cou.

-- Oui, c'est moi, après? répondit-il. Tu ne vas pas commencer tes
bêtises, peut-être!

Il l'avait écartée. Puis, d'un geste de mauvaise humeur, il lança à la
volée son chapeau de feutre noir sur la commode. C'était un garçon de
vingt-six ans, petit, très-brun, d'une jolie figure, avec de minces
moustaches, qu'il frisait toujours d'un mouvement machinal de la main.
Il portait une cotte d'ouvrier, une vieille redingote tachée qu'il
pinçait à la taille, et avait, en parlant un accent provençal
très-prononcé.

Gervaise, retombée sur la chaise, se plaignait doucement, par courtes
phrases.

-- Je n'ai pas pu fermer l'oeil... Je croyais qu'on t'avait donné un
mauvais coup... Où es-tu allé? où as-tu passé la nuit? Mon Dieu! ne
recommence pas, je deviendrais folle... Dis, Auguste, où es-tu allé?

-- Où j'avais affaire, parbleu! dit-il avec un haussement d'épaules.
J'étais à huit heures à la Glacière, chez cet ami qui doit monter une
fabrique de chapeaux. Je me suis attardé. Alors, j'ai préféré
coucher... Puis, tu sais, je n'aime pas qu'on me moucharde. Fiche-moi
la paix!

La jeune femme se remit à sangloter. Les éclats de voix, les
mouvements brusques de Lantier, qui culbutait les chaises, venaient de
réveiller les enfants. Ils se dressèrent sur leur séant, demi-nus,
débrouillant leurs cheveux de leurs petites mains; et, entendant
pleurer leur mère, ils poussèrent des cris terribles, pleurant eux
aussi de leurs yeux à peine ouverts.

-- Ah! voilà la musique! s'écria Lantier furieux. Je vous avertis, je
reprends la porte, moi! Et je file pour tout de bon, cette fois...
Vous ne voulez pas vous taire? Bonsoir! je retourne d'où je viens.

Il avait déjà repris son chapeau sur la commode. Mais Gervaise se
précipita, balbutiant:

-- Non, non!

Et elle étouffa les larmes des petits sous des caresses. Elle baisait
leurs cheveux, elle les recouchait avec des paroles tendres. Les
petits, calmés tout d'un coup, riant sur l'oreiller, s'amusèrent à se
pincer. Cependant, le père, sans même retirer ses bottes, s'était jeté
sur le lit, l'air éreinté, la face marbrée par une nuit blanche. Il ne
s'endormit pas, il resta les yeux grands ouverts, à faire le tour de
la chambre.

-- C'est propre, ici! murmura-t-il.

Puis, après avoir regardé un instant Gervaise, il ajouta méchamment:

-- Tu ne te débarbouilles donc plus?

Gervaise n'avait que vingt-deux ans. Elle était grande, un peu mince,
avec des traits fins, déjà tirés par les rudesses de sa vie.
Dépeignée, en savates, grelottant sous sa camisole blanche où les
meubles avaient laissé de leur poussière et de leur graisse, elle
semblait vieillie de dix ans par les heures d'angoisse et de larmes
qu'elle venait de passer. Le mot de Lantier la fit sortir de son
attitude peureuse et résignée.

-- Tu n'es pas juste, dit-elle en s'animant. Tu sais bien que je fais
tout ce que je peux. Ce n'est pas ma faute, si nous sommes tombés
ici... Je voudrais te voir, avec les deux enfants, dans une pièce où
il n'y a pas même un fourneau pour avoir de l'eau chaude... Il
fallait, en arrivant à Paris, au lieu de manger ton argent, nous
établir tout de suite, comme tu l'avais promis.

-- Dis donc! cria-t-il, tu as croqué le magot avec moi; ça ne te va
pas, aujourd'hui, de cracher sur les bons morceaux!

Mais elle ne parut pas l'entendre, elle continua:

-- Enfin, avec du courage, on pourra encore s'en tirer... J'ai vu,
hier soir, madame Fauconnier, la blanchisseuse de la rue Neuve; elle
me prendra lundi. Si tu te mets avec ton ami de la Glacière, nous
reviendrons sur l'eau avant six mois, le temps de nous nipper et de
louer un trou quelque part, où nous serons chez nous... Oh! il faudra
travailler, travailler...

Lantier se tourna vers la ruelle, d'un air d'ennui. Gervaise alors
s'emporta.

-- Oui, c'est ça, on sait que l'amour du travail ne t'étouffe guère.
Tu crèves d'ambition, tu voudrais être habillé comme un monsieur et
promener des catins en jupes de soie. N'est-ce pas? tu ne me trouves
plus assez bien, depuis que tu m'as fait mettre toutes mes robes au
Mont-de-Piété... Tiens! Auguste, je ne voulais pas t'en parler,
j'aurais attendu encore, mais je sais où tu as passé la nuit; je t'ai
vu entrer au Grand-Balcon avec cette traînée d'Adèle. Ah! tu les
choisis bien! Elle est propre, celle-là! elle a raison de prendre des
airs de princesse... Elle a couché avec tout le restaurant.

D'un saut, Lantier se jeta à bas du lit. Ses yeux étaient devenus d'un
noir d'encre dans son visage blême. Chez ce petit homme, la colère
soufflait une tempête.

-- Oui, oui, avec tout le restaurant! répéta la jeune femme. Madame
Boche va leur donner congé, à elle et à sa grande bringue de soeur,
parce qu'il y a toujours une queue d'hommes dans l'escalier.

Lantier leva les deux poings; puis, résistant au besoin de la battre,
il lui saisit les bras, la secoua violemment, l'envoya tomber sur le
lit des enfants, qui se mirent de nouveau à crier. Et il se recoucha,
en bégayant, de l'air farouche d'un homme qui prend une résolution
devant laquelle il hésitait encore:

-- Tu ne sais pas ce que tu viens de faire, Gervaise... Tu as eu tort,
tu verras.

Pendant un instant, les enfants sanglotèrent. Leur mère, restée ployée
au bord du lit, les tenait dans une même étreinte; et elle répétait
cette phrase, à vingt reprises, d'une voix monotone:

-- Ah! si vous n'étiez pas là, mes pauvres petits!... Si vous n'étiez
pas là!... Si vous n'étiez pas là!...

Tranquillement allongé, les yeux levés au-dessus de lui, sur le
lambeau de perse déteinte, Lantier n'écoutait plus, s'enfonçait dans
une idée fixe. Il resta ainsi près d'une heure, sans céder au sommeil,
malgré la fatigue qui appesantissait ses paupières. Quand il se
retourna, s'appuyant sur le coude, la face dure et déterminée,
Gervaise achevait de ranger la chambre. Elle faisait le lit des
enfants, qu'elle venait de lever et d'habiller. Il la regarda donner
un coup de balai, essuyer les meubles; la pièce restait noire,
lamentable, avec son plafond fumeux, son papier décollé par
l'humidité, ses trois chaises et sa commode éclopées, où la crasse
s'entêtait et s'étalait sous le torchon. Puis, pendant qu'elle se
lavait à grande eau, après avoir rattaché ses cheveux, devant le petit
miroir rond, pendu à l'espagnolette, qui lui servait pour se raser, il
parut examiner ses bras nus, son cou nu, tout le nu qu'elle montrait,
comme si des comparaisons s'établissaient dans son esprit. Et il eut
une moue des lèvres. Gervaise boitait de la jambe droite; mais on ne
s'en apercevait guère que les jours de fatigue, quand elle
s'abandonnait, les hanches brisées. Ce matin-là, rompue par sa nuit,
elle traînait sa jambe, elle s'appuyait aux murs.

Le silence régnait, ils n'avaient plus échangé une parole. Lui,
semblait attendre. Elle, rongeant sa douleur, s'efforçant d'avoir un
visage indifférent, se hâtait. Comme elle faisait un paquet du linge
sale jeté dans un coin, derrière la malle, il ouvrit enfin les lèvres,
il demanda:

-- Qu'est-ce que tu fais?... Où vas-tu?

Elle ne répondit pas d'abord. Puis, lorsqu'il répéta sa question,
furieusement, elle se décida.

-- Tu le vois bien, peut-être... Je vais laver tout ça... Les enfants
ne peuvent pas vivre dans la crotte.

Il lui laissa ramasser deux ou trois mouchoirs. Et, au bout d'un
nouveau silence, il reprit:

-- Est-ce que tu as de l'argent?

Du coup, elle se releva, le regarda en face, sans lâcher les chemises
sales des petits qu'elle tenait à la main.

-- De l'argent! où veux-tu donc que je l'aie volé?...

Tu sais bien que j'ai eu trois francs avant-hier sur ma jupe noire.
Nous avons déjeuné deux fois là-dessus, et l'on va vite, avec la
charcuterie... Non, sans doute, je n'ai pas d'argent. J'ai quatre sous
pour le lavoir... Je n'en gagne pas comme certaines femmes.

Il ne s'arrêta pas à cette allusion. Il était descendu du lit, il
passait en revue les quelques loques pendues autour de la chambre.
Enfin il décrocha le pantalon et le châle, ouvrit la commode, ajouta
au paquet une camisole et deux chemises de femme; puis, jetant le tout
sur les bras de Gervaise:

-- Tiens, porte ça au clou.

-- Tu ne veux pas que je porte aussi les enfants? demanda-t-elle.
Hein! si l'on prêtait sur les enfants, ce serait un fameux débarras!

Elle alla au Mont-de-Piété, pourtant. Quand elle revint, au bout d'une
demi-heure, elle posa une pièce de cent sous sur la cheminée, en
joignant la reconnaissance aux autres, entre les deux flambeaux.

-- Voilà ce qu'ils m'ont donné, dit-elle. Je voulais six francs, mais
il n'y a pas eu moyen. Oh! ils ne se ruineront pas... Et l'on trouve
toujours un monde, là dedans!

Lantier ne prit pas tout de suite la pièce de cent sous. Il aurait
voulu qu'elle fit de la monnaie, pour lui laisser quelque chose. Mais
il se décida à la glisser dans la poche de son gilet, quand il vit,
sur la commode, un reste de jambon dans un papier, avec un bout de
pain.

-- Je ne suis point allée chez la laitière, parce que nous lui devons
huit jours, expliqua Gervaise. Mais je reviendrai de bonne heure, tu
descendras chercher du pain et des côtelettes panées, pendant que je
ne serai pas là, et nous déjeunerons... Monte aussi un litre de vin.

Il ne dit pas non. La paix semblait se faire. La jeune femme achevait
de mettre en paquet le linge sale. Mais quand elle voulut prendre les
chemises et les chaussettes de Lantier au fond de la malle, il lui
cria de laisser ça.

-- Laisse mon linge, entends-tu! Je ne veux pas!

-- Qu'est-ce que tu ne veux pas? demanda-t-elle en se redressant. Tu
ne comptes pas, sans doute, remettre ces pourritures? Il faut bien les
laver.

Et elle l'examinait, inquiète, retrouvant sur son visage de joli
garçon la même dureté, comme si rien, désormais, ne devait le fléchir.
Il se fâcha, lui arracha des mains le linge qu'il rejeta dans la
malle.

-- Tonnerre de Dieu! obéis-moi donc une fois! Quand je te dis que je
ne veux pas!

-- Mais pourquoi? reprit-elle, pâlissante, effleurée d'un soupçon
terrible. Tu n'as pas besoin de tes chemises maintenant, tu ne vas pas
partir... Qu'est-ce que ça peut te faire que je les emporte?

Il hésita un instant, gêné par les yeux ardents qu'elle fixait sur
lui.

-- Pourquoi? pourquoi? bégayait-il... Parbleu! tu vas dire partout que
tu m'entretiens, que tu laves, que tu raccommodes. Eh bien! ça
m'embête, la! Fais tes affaires, je ferai les miennes... Les
blanchisseuses ne travaillent pas pour les chiens.

Elle le supplia, se défendit de s'être jamais plainte; mais il ferma
la malle brutalement, s'assit dessus, lui cria: Non! dans la figure.
Il était bien le maître de ce qui lui appartenait! Puis, pour échapper
aux regards dont elle le poursuivait, il retourna s'étendre sur le
lit, en disant qu'il avait sommeil, et qu'elle ne lui cassât pas la
tête davantage. Cette fois, en effet, il parut s'endormir.

Gervaise resta un moment indécise. Elle était tentée de repousser du
pied le paquet de linge, de s'asseoir là, à coudre. La respiration
régulière de Lantier finit par la rassurer. Elle prit la boule de bleu
et le morceau de savon qui lui restaient de son dernier savonnage; et,
s'approchant des petits qui jouaient tranquillement avec de vieux
bouchons, devant la fenêtre, elle les baisa, en leur disant à voix
basse:

-- Soyez bien sages, ne faites pas de bruit. Papa dort.

Quand elle quitta la chambre, les rires adoucis de Claude et d'Étienne
sonnaient seuls dans le grand silence, sous le plafond noir. Il était
dix heures. Une raie de soleil entrait par la fenêtre entr'ouverte.

Sur le boulevard, Gervaise tourna à gauche et suivit la rue Neuve de
la Goutte-d'Or. En passant devant la boutique de madame Fauconnier,
elle salua d'un petit signe de tête. Le lavoir était situé vers le
milieu de la rue, à l'endroit où le pavé commençait à monter.
Au-dessus d'un bâtiment plat, trois énormes réservoirs d'eau, des
cylindres de zinc fortement boulonnés, montraient leurs rondeurs
grises; tandis que, derrière, s'élevait le séchoir, un deuxième étage
très-haut, clos de tous les côtés par des persiennes à lames minces,
au travers desquelles passait le grand air, et qui laissaient voir des
pièces de linge séchant sur des fils de laiton. A droite des
réservoirs, le tuyau étroit de la machine à vapeur soufflait, d'une
haleine rude et régulière, des jets de fumée blanche. Gervaise, sans
retrousser ses jupes, en femme habituée aux flaques, s'engagea sous la
porte encombrée de jarres d'eau de javelle. Elle connaissait déjà la
maîtresse du lavoir, une petite femme délicate, aux yeux malades,
assise dans un cabinet vitré, avec des registres devant elle, des
pains de savon sur des étagères, des boules de bleu dans des bocaux,
des livres de carbonate de soude en paquets. Et, en passant, elle lui
réclama son battoir et sa brosse, qu'elle lui avait donnés à garder,
lors de son dernier savonnage. Puis, après avoir pris son numéro, elle
entra.

C'était un immense hangar, à plafond plat, à poutres apparentes, monté
sur des piliers de fonte, fermé par de larges fenêtres claires. Un
plein jour blafard passait librement dans la buée chaude suspendue
comme un brouillard laiteux. Des fumées montaient de certains coins,
s'étalant, noyant les fonds d'un voile bleuâtre. Il pleuvait une
humidité lourde, chargée d'une odeur savonneuse; et, par moments, des
souffles plus forts d'eau de javelle dominaient. Le long des
batteries, aux deux côtés de l'allée centrale, il y avait des files de
femmes, les bras nus jusqu'aux épaules, le cou nu, les jupes
raccourcies montrant des bas de couleur et de gros souliers lacés.
Elles tapaient furieusement, riaient, se renversaient pour crier un
mot dans le vacarme, se penchaient au fond de leurs baquets,
ordurières, brutales, dégingandées, trempées comme par une averse, les
chairs rougies et fumantes. Autour d'elles, sous elles, coulait un
grand ruissellement, les seaux d'eau chaude promenés et vidés d'un
trait, les robinets d'eau froide ouverts, pissant de haut, les
éclaboussements des battoirs, les égouttures des linges rincés, les
mares où elles pataugeaient s'en allant par petits ruisseaux sur les
dalles en pente. Et, au milieu des cris, des coups cadencés, du bruit
murmurant de pluie, de cette clameur d'orage s'étouffant sous le
plafond mouillé, la machine à vapeur, à droite, toute blanche d'une
rosée fine, haletait et ronflait sans relâche, avec la trépidation
dansante de son volant qui semblait régler l'énormité du tapage.

Cependant, Gervaise, à petits pas, suivait l'allée, en jetant des
regards à droite et à gauche. Elle portait son paquet de linge passé
au bras, la hanche haute, boitant plus fort, dans le va-et-vient des
laveuses qui la bousculaient.

-- Eh! par ici, ma petite! cria la grosse voix de madame Boche.

Puis; quand la jeune femme l'eut rejointe, à gauche, tout au bout, la
concierge, qui frottait furieusement une chaussette, se mit à parler
par courtes phrases, sans lâcher sa besogne.

-- Mettez-vous là, je vous ai gardé votre place..... Oh! je n'en ai
pas pour longtemps. Boche ne salit presque pas son linge... Et vous?
ça ne va pas traîner non plus, hein? Il est tout petit, votre paquet.
Avant midi, nous aurons expédié ça, et nous pourrons aller déjeuner...
Moi, je donnais mon linge à une blanchisseuse de la rue Poulet; mais
elle m'emportait tout, avec son chlore et ses brosses. Alors, je lave
moi-même. C'est tout gagné. Ça ne coûte que le savon... Dites donc,
voilà des chemises que vous auriez dû mettre à couler. Ces gueux
d'enfants, ma parole! ça a de la suie au derrière.

Gervaise défaisait son paquet, étalait les chemises des petits; et
comme madame Boche lui conseillait de prendre un seau d'eau de
lessive, elle répondit:

-- Oh! non, l'eau chaude suffira... Ça me connaît.

Elle avait trié le linge, mis à part les quelques pièces de couleur.
Puis, après avoir empli son baquet de quatre seaux d'eau froide, pris
au robinet, derrière elle, elle plongea le tas du linge blanc; et,
relevant sa jupe, la tirant entre ses cuisses, elle entra dans une
boîte, posée debout, qui lui arrivait au ventre.

-- Ça vous connaît, hein? répétait madame Boche. Vous étiez
blanchisseuse dans votre pays, n'est-ce pas, ma petite?

Gervaise, les manches retroussées, montrant ses beaux bras de blonde,
jeunes encore, à peine rosés aux coudes, commençait à décrasser son
linge. Elle venait d'étaler une chemise sur la planche étroite de la
batterie, mangée et blanchie par l'usure de l'eau; elle la frottait de
savon, la retournait, la frottait de l'autre côté. Avant de répondre,
elle empoigna son battoir, se mit à taper, criant ses phrases, les
ponctuant à coups rudes et cadencés.

-- Oui, oui, blanchisseuse... A dix ans... Il y a douze ans de ça...
Nous allions à la rivière... Ça sentait meilleur qu'ici... Il fallait
voir, il y avait un coin sous les arbres... avec de l'eau claire qui
courait... Vous savez, à Plassans... Vous ne connaissez pas
Plassans?... près de Marseille?

-- C'est du chien, ça! s'écria madame Boche, émerveillée de la rudesse
des coups de battoir. Quelle mâtine! elle vous aplatirait du fer, avec
ses petits bras de demoiselle!

La conversation continua, très haut. La concierge, parfois, était
obligée de se pencher, n'entendant pas. Tout le linge blanc fut battu,
et ferme! Gervaise le replongea dans le baquet, le reprit pièce par
pièce pour le frotter de savon une seconde fois et le brosser. D'une
main, elle fixait la pièce sur la batterie; de l'autre main, qui
tenait la courte brosse de chiendent, elle tirait du linge une mousse
salie, qui, par longues bavures, tombait. Alors, dans le petit bruit
de la brosse, elles se rapprochèrent, elles causèrent d'une façon plus
intime.

-- Non, nous ne sommes pas mariés, reprit Gervaise. Moi, je ne m'en
cache pas. Lantier n'est pas si gentil pour qu'on souhaite d'être sa
femme. S'il n'y avait pas les enfants, allez!... J'avais quatorze ans
et lui dix-huit, quand nous avons eu notre premier. L'autre est venu
quatre ans plus tard... C'est arrivé comme ça arrive toujours, vous
savez. Je n'étais pas heureuse chez nous; le père Macquart, pour un
oui, pour un non, m'allongeait des coups de pied dans les reins.
Alors, ma foi, on songe à s'amuser dehors... On nous aurait mariés,
mais je ne sais plus, nos parents n'ont pas voulu.

Elle secoua ses mains, qui rougissaient sous la mousse blanche.

-- L'eau est joliment, dure à Paris, dit-elle.

Madame Boche ne lavait plus que mollement. Elle s'arrêtait, faisant
durer son savonnage, pour rester là, à connaître cette histoire, qui
torturait sa curiosité depuis quinze jours. Sa bouche était à demi
ouverte dans sa grosse face; ses yeux, à fleur de tête, luisaient.
Elle pensait, avec la satisfaction d'avoir deviné:

-- C'est ça, la petite cause trop. Il y a eu du grabuge.

Puis, tout haut:

-- Il n'est pas gentil, alors?

-- Ne m'en parlez pas! répondit Gervaise, il était très bien pour moi,
là-bas; mais, depuis que nous sommes à Paris, je ne peux plus en venir
à bout... Il faut vous dire que sa mère est morte l'année dernière, en
lui laissant quelque chose, dix-sept cents francs à peu près. Il
voulait partir pour Paris. Alors, comme le père Macquart m'envoyait
toujours des gifles sans crier gare, j'ai consenti à m'en aller avec
lui; nous avons fait le voyage avec les deux enfants. Il devait
m'établir blanchisseuse et travailler de son état de chapelier. Nous
aurions été très-heureux... Mais, voyez-vous, Lantier est un
ambitieux, un dépensier, un homme qui ne songe qu'à son amusement. Il
ne vaut pas grand'chose, enfin... Nous sommes donc descendus à l'hôtel
Montmartre, rue Montmartre. Et ç'a été des dîners, des voitures, le
théâtre, une montre pour lui, une robe de soie pour moi; car il n'a
pas mauvais coeur, quand il a de l'argent. Vous comprenez, tout le
tremblement, si bien qu'au bout de deux mois nous étions nettoyés.
C'est à ce moment-là que nous sommes venus habiter l'hôtel Boncoeur et
que la sacrée vie a commencé...

Elle s'interrompit, serrée tout d'un coup à la gorge, rentrant ses
larmes. Elle avait fini de brosser son linge.

-- Il faut que j'aille chercher mon eau chaude, murmura-t-elle.

Mais madame Boche, très contrariée de cet arrêt dans les confidences,
appela le garçon du lavoir qui passait.

-- Mon petit Charles, vous serez bien gentil, allez donc chercher un
seau d'eau chaude à madame, qui est pressée.

Le garçon prit le seau et le rapporta plein. Gervaise paya; c'était un
sou le seau. Elle versa l'eau chaude dans le baquet, et savonna le
linge une dernière fois, avec les mains, se ployant au-dessus de la
batterie, au milieu d'une vapeur qui accrochait des filets de fumée
grise dans ses cheveux blonds.

-- Tenez, mettez donc des cristaux, j'en ai là, dit obligeamment la
concierge.

Et elle vida dans le baquet de Gervaise le fond d'un sac de carbonate
de soude, qu'elle avait apporté. Elle lui offrit aussi de l'eau de
javelle; mais la jeune femme refusa; c'était bon pour les taches de
graisse et les taches de vin.

-- Je le crois un peu coureur, reprit madame Boche, en revenant à
Lantier, sans le nommer.

Gervaise, les reins en deux, les mains enfoncées et crispées dans le
linge, se contenta de hocher la tête.

-- Oui, oui, continua l'autre, je me suis aperçue de plusieurs petites
choses...

Mais elle se récria, devant le brusque mouvement de Gervaise qui
s'était relevée, toute pâle, en la dévisageant.

-- Oh! non, je ne sais rien!.. Il aime à rire, je crois, voilà tout...
Ainsi, les deux filles qui logent chez nous, Adèle et Virginie, vous
les connaissez, eh bien! il plaisante avec elles, et ça ne va pas plus
loin, j'en suis sûre.

La jeune femme, droite devant elle, la face en sueur, les bras
ruisselants, la regardait toujours, d'un regard fixe et profond.
Alors, la concierge se fâcha, s'appliqua un coup de poing sur la
poitrine, en donnant sa parole d'honneur. Elle criait:

-- Je ne sais rien, la, quand je vous le dis!

Puis, se calmant, elle ajouta d'une voix doucereuse, comme on parle à
une personne à qui la vérité ne vaudrait rien:

-- Moi, je trouve qu'il a les yeux francs... Il vous épousera, ma
petite, je vous le promets!

Gervaise s'essuya le front de sa main mouillée. Puis, elle tira de
l'eau une autre pièce de linge, en hochant de nouveau la tête. Un
instant, toutes deux gardèrent le silence. Autour d'elles, le lavoir
s'était apaisé. Onze heures sonnaient. La moitié des laveuses, assises
d'une jambe au bord de leurs baquets, avec un litre de vin débouché à
leurs pieds, mangeaient des saucisses dans des morceaux de pain
fendus. Seules, les ménagères venues là pour laver leurs petits
paquets de linge, se hâtaient, en regardant l'oeil-de-boeuf accroché
au-dessus du bureau. Quelques coups de battoir partaient encore,
espacés, au milieu des rires adoucis, des conversations qui
s'empâtaient dans un bruit glouton de mâchoires; tandis que la machine
à vapeur, allant son train, sans repos ni trêve, semblait hausser la
voix, vibrante, ronflante, emplissant l'immense salle. Mais pas une
des femmes ne l'entendait; c'était comme la respiration même du
lavoir, une baleine ardente amassant sous les poutres du plafond
l'éternelle buée qui flottait. La chaleur devenait intolérable; des
raies de soleil entraient à gauche, par les hautes fenêtres, allumant
les vapeurs fumantes de nappes opalisées, d'un gris-rose et d'un
gris-bleu très-tendres. Et, comme des plaintes s'élevaient, le garçon
Charles allait d'une fenêtre à l'autre, tirait des stores de grosse
toile; ensuite, il passa de l'autre côté, du côté de l'ombre, et
ouvrit des vasistas. On l'acclamait, on battait des mains; une gaieté
formidable roulait. Bientôt, les derniers battoirs eux-mêmes se
turent. Les laveuses, la bouche pleine, ne faisaient plus que des
gestes avec les couteaux ouverts qu'elles tenaient au poing. Le
silence devenait tel, qu'on entendait régulièrement, tout au bout, le
grincement de la pelle du chauffeur, prenant du charbon de terre et le
jetant dans le fourneau de la machine.

Cependant, Gervaise lavait son linge de couleur dans l'eau chaude,
grasse de savon, qu'elle avait conservée. Quand elle eut fini, elle
approcha un tréteau, jeta en travers toutes les pièces, qui faisaient
par terre des mares bleuâtres. Et elle commença à rincer. Derrière
elle, le robinet d'eau froide coulait au-dessus d'un vaste baquet,
fixé au sol, et que traversaient deux barres de bois, pour soutenir le
linge. Au-dessus, en l'air, deux autres barres passaient, où le linge
achevait de s'égoutter.

-- Voilà qui va être fini, ce n'est pas malheureux, dit madame Boche.
Je reste pour vous aider à tordre tout ça.

-- Oh! ce n'est pas la peine, je vous remercie bien, répondit la jeune
femme, qui pétrissait de ses poings et barbottait les pièces de
couleur dans l'eau claire. Si j'avais des draps, je ne dis pas.

Mais il lui fallut pourtant accepter l'aide de la concierge. Elles
tordaient toutes deux, chacune à un bout, une jupe, un petit lainage
marron mauvais teint, d'où sortait une eau jaunâtre, lorsque madame
Boche s'écria:

-- Tiens! la grande Virginie!... Qu'est-ce qu'elle vient laver ici,
celle-là, avec ses quatre guenilles dans un mouchoir?

Gervaise avait vivement levé la tête. Virginie était une fille de son
âge, plus grande qu'elle, brune, jolie, malgré sa figure un peu
longue. Elle avait une vieille robe noire à volants, un ruban rouge au
cou; et elle était coiffée avec soin, le chignon pris dans un filet en
chenille bleue. Un instant, au milieu de l'allée centrale, elle pinça
les paupières, ayant l'air de chercher; puis, quand elle eut aperçu
Gervaise, elle vint passer près d'elle, raide, insolente, balançant
ses hanches, et s'installa sur la même rangée, à cinq baquets de
distance.

-- En voilà un caprice! continuait madame Boche, à voix plus basse.
Jamais elle ne savonne une paire de manches... Ah! une fameuse
fainéante, je vous en réponds! Une couturière qui ne recoud pas
seulement ses bottines! C'est comme sa soeur, la brunisseuse, cette
gredine d'Adèle, qui manque l'atelier deux jours sur trois! Ça n'a ni
père ni mère connus, ça vit d'on ne sait quoi, et si l'on voulait,
parler... Qu'est-ce qu'elle frotte donc là? Hein! c'est un jupon? Il
est joliment dégoûtant, il a dû en voir de propres, ce jupon!

Madame Boche, évidemment, voulait faire plaisir à Gervaise. La vérité
était qu'elle prenait souvent le café avec Adèle et Virginie, quand
les petites avaient de l'argent. Gervaise ne répondait pas, se
dépêchait, les mains fiévreuses. Elle venait de faire son bleu, dans
un petit baquet monté sur trois pieds. Elle trempait ses pièces de
blanc, les agitait un instant au fond de l'eau teintée, dont le reflet
prenait une pointe de laque; et, après les avoir tordues légèrement,
elle les alignait sur les barres de bois, en haut. Pendant toute cette
besogne, elle affectait de tourner le dos à Virginie. Mais elle
entendait ses ricanements, elle sentait sur elle ses regards obliques.
Virginie semblait n'être venue que pour la provoquer. Un instant,
Gervaise s'étant retournée, elles se regardèrent toutes deux,
fixement.

-- Laissez-la donc, murmura madame Boche. Vous n'allez peut-être pas
vous prendre aux cheveux... Quand je vous dis qu'il n'y a rien! Ce
n'est pas elle, la!

A ce moment, comme la jeune femme pendait sa dernière pièce de linge,
il y eut des rires à la porte du lavoir.

-- C'est deux gosses qui demandent maman! cria Charles.

Toutes les femmes se penchèrent. Gervaise reconnut Claude et Étienne.
Dès qu'ils l'aperçurent, ils coururent à elle, au milieu des flaques,
tapant sur les dalles les talons de leurs souliers dénoués. Claude,
l'aîné, donnait la main à son petit frère. Les laveuses, sur leur
passage, avaient de légers cris de tendresse, à les voir un peu
effrayés, souriant pourtant. Et ils restèrent là, devant leur mère,
sans se lâcher, levant leurs têtes blondes.

-- C'est papa qui vous envoie? demanda Gervaise.

Mais comme elle se baissait pour rattacher les cordons des souliers
d'Étienne, elle vit, à un doigt de Claude, la clef de la chambre avec
son numéro de cuivre, qu'il balançait.

-- Tiens! tu m'apportes la clef! dit-elle, très-surprise. Pourquoi
donc?

L'enfant, en apercevant la clef qu'il avait oubliée à son doigt, parut
se souvenir et cria de sa voix claire:

-- Papa est parti.

-- Il est allé acheter le déjeuner, il vous a dit de venir me chercher
ici?

Claude regarda son frère, hésita, ne sachant plus. Puis, il reprit
d'un trait:

-- Papa est parti... Il a sauté du lit, il a mis toutes les affaires
dans la malle, il a descendu la malle sur une voiture... Il est parti.

Gervaise, accroupie, se releva lentement, la figure blanche, portant
les mains à ses joues et à ses tempes, comme si elle entendait sa tête
craquer. Et elle ne put trouver qu'un mot, elle le répéta vingt fois
sur le même ton:

-- Ah! mon Dieu!...ah! mon Dieu!... ah! mon Dieu!...

Madame Boche, cependant, interrogeait l'enfant à son tour, tout
allumée de se trouver dans cette histoire.

-- Voyons, mon petit, il faut dire les choses.... C'est lui qui a
fermé la porte et qui vous a dit d'apporter la clef, n'est-ce pas?

Et, baissant la voix, à l'oreille de Claude:

-- Est-ce qu'il y avait une dame dans la voiture?

L'enfant se troubla de nouveau. Il recommença son histoire, d'un air
triomphant:

-- Il a sauté du lit, il a mis toutes les affaires dans la malle, il
est parti...

Alors, comme madame Boche le laissait aller, il tira son frère devant
le robinet. Ils s'amusèrent tous les deux à faire couler l'eau.

Gervaise ne pouvait pleurer. Elle étouffait, les reins appuyés contre
son baquet, le visage toujours entre les mains. De courts frissons la
secouaient. Par moments, un long soupir passait, tandis qu'elle
s'enfonçait davantage les poings sur les yeux, comme pour s'anéantir
dans le noir de son abandon. C'était un trou de ténèbres au fond
duquel il lui semblait tomber.

-- Allons, ma petite, que diable! murmurait madame Boche.

-- Si vous saviez! si vous saviez! dit-elle enfin tout bas. Il m'a
envoyée ce matin porter mon châle et mes chemises au Mont-de-Piété
pour payer cette voiture...

Et elle pleura. Le souvenir de sa course au Mont-de-Piété, en
précisant un fait de la matinée, lui avait arraché les sanglots qui
s'étranglaient dans sa gorge.

Cette course-là, c'était une abomination, la grosse douleur dans son
désespoir. Les larmes coulaient sur son menton que ses mains avaient
déjà mouillé, sans qu'elle songeât seulement à prendre son mouchoir.

-- Soyez raisonnable, taisez-vous, on vous regarde, répétait madame
Boche qui s'empressait autour d'elle. Est-il possible de se faire tant
de mal pour un homme!... Vous l'aimiez donc toujours, hein? ma pauvre
chérie. Tout à l'heure, vous étiez joliment montée contre lui. Et vous
voilà, maintenant, à le pleurer, à vous crever le coeur... Mon Dieu,
que nous sommes bêtes!

Puis, elle se montra maternelle.

-- Une jolie petite femme comme vous! s'il est permis!... On peut tout
vous raconter à présent, n'est-ce pas? Eh bien! vous vous souvenez,
quand je suis passée sous votre fenêtre, je me doutais...
Imaginez-vous que, cette nuit, lorsque Adèle est rentrée, j'ai entendu
un pas d'homme avec le sien. Alors, j'ai voulu savoir, j'ai regardé
dans l'escalier. Le particulier était déjà au deuxième étage, mais
j'ai bien reconnu la redingote de monsieur Lantier. Boche, qui faisait
le guet, ce matin, l'a vu redescendre tranquillement... C'était avec
Adèle, vous entendez. Virginie a maintenant un monsieur chez lequel
elle va deux fois par semaine. Seulement, ce n'est guère propre tout
de même, car elles n'ont qu'une chambre et une alcôve, et je ne sais
trop où Virginie a pu coucher.

Elle s'interrompit un instant, se tournant, reprenant de sa grosse
voix étouffée:

-- Elle rit de vous voir pleurer, cette sans-coeur, là-bas. Je
mettrais ma main au feu que son savonnage est une frime... Elle a
emballé les deux autres et elle est venue ici pour leur raconter la
tête que vous feriez.

Gervaise ôta ses mains, regarda. Quand elle aperçut devant elle
Virginie, au milieu de trois ou quatre femmes, parlant bas, la
dévisageant, elle fut prise d'une colère folle. Les bras en avant,
cherchant à terre, tournant sur elle-même, dans un tremblement de tous
ses membres, elle marcha quelques pas, rencontra un seau plein, le
saisit à deux mains, le vida à toute volée.

-- Chameau, va! cria la grande Virginie.

Elle avait fait un saut en arrière, ses bottines seules étaient
mouillées. Cependant, le lavoir, que les larmes de la jeune femme
révolutionnaient depuis un instant, se bousculait pour voir la
bataille. Des laveuses, qui achevaient leur pain, montèrent sur des
baquets. D'autres accoururent, les mains pleines de savon. Un cercle
se forma.

-- Ah! le chameau! répétait la grande Virginie. Qu'est-ce qui lui
prend, à cette enragée-la! Gervaise en arrêt, le menton tendu, la face
convulsée, ne répondait pas, n'ayant point encore le coup de gosier de
Paris. L'autre continua:

-- Va donc! C'est las de rouler la province, ça n'avait pas douze ans
que ça servait de paillasse à soldats, ça a laissé une jambe dans son
pays... Elle est tombée de pourriture, sa jambe...

Un rire courut. Virginie, voyant son succès, s'approcha de deux pas,
redressant sa haute taille, criant plus fort:

-- Hein! avance un peu, pour voir, que je te fasse ton affaire! Tu
sais, il ne faut pas venir nous embêter, ici... Est-ce que je la
connais, moi, cette peau! Si elle m'avait attrapée, je lui aurais
joliment retroussé ses jupons; vous auriez vu ça. Qu'elle dise
seulement ce que je lui ai fait... Dis, rouchie, qu'est-ce qu'on t'a
fait?

-- Ne causez pas tant, bégaya Gervaise. Vous savez bien... On a vu mon
mari, hier soir... Et taisez-vous, parce que je vous étranglerais,
bien sûr.

-- Son mari! Ah! elle est bonne, celle-là!... Le mari à madame! comme
si on avait des maris avec cette dégaîne!... Ce n'est pas ma faute
s'il t'a lâchée. Je ne te l'ai pas volé, peut-être. On peut me
fouiller... Veux-tu que je te dise, tu l'empoisonnais, cet homme! Il
était trop gentil pour toi... Avait-il son collier, au moins? Qui
est-ce qui a trouvé le mari à madame?... Il y aura récompense...

Les rires recommencèrent. Gervaise, à voix presque basse, se
contentait toujours de murmurer:

-- Vous savez bien, vous savez bien... C'est votre soeur, je
l'étranglerai, votre soeur...

-- Oui, va te frotter à ma soeur, reprit Virginie en ricanant. Ah!
c'est ma soeur! C'est bien possible, ma soeur a un autre chic que
toi... Mais est-ce que ça me regarde! est-ce qu'on ne peut plus laver
son linge tranquillement! Flanque-moi la paix, entends-tu, parce qu'en
voilà assez!

Et ce fut elle qui revint, après avoir donné cinq ou six coups de
battoir, grisée par les injures, emportée. Elle se tut et recommença
ainsi trois fois:

-- Eh bien! oui, c'est ma soeur. La, es-tu contente?... Ils s'adorent
tous les deux. Il faut les voir se bécoter!... Et il t'a lâchée avec
tes bâtards! De jolis mômes qui ont des croûtes plein la figure! Il y
en a un d'un gendarme, n'est-ce pas? et tu en as fait crever trois
autres, parce que tu ne voulais pas de surcroît de bagage pour
venir... C'est ton Lantier qui nous a raconté ça. Ah! il en dit de
belles, il en avait assez de ta carcasse!

-- Salope! salope! salope! hurla Gervaise, hors d'elle, reprise par un
tremblement furieux.

Elle tourna, chercha une fois encore par terre; et, ne trouvant que le
petit baquet, elle le prit par les pieds, lança l'eau du bleu à la
figure de Virginie.

-- Rosse! elle m'a perdu ma robe! cria celle-ci, qui avait toute une
épaule mouillée et sa main gauche teinte en bleu. Attends, gadoue!

A son tour, elle saisit un seau, le vida sur la jeune femme. Alors,
une bataille formidable s'engagea. Elles couraient toutes deux le long
des baquets, s'emparant des seaux pleins, revenant se les jeter à la
tête. Et chaque déluge était accompagné d'un éclat de voix. Gervaise
elle-même répondait, à présent.

-- Tiens! saleté!... Tu l'as reçu celui-là. Ça te calmera le derrière.

-- Ah! la carne! Voilà pour ta crasse. Débarbouille-toi une fois dans
ta vie.

-- Oui, oui, je vas te dessaler, grande morue!

-- Encore un!... Rince-toi les dents, fais ta toilette pour ton quart
de ce soir, au coin de la rue Belhomme.

Elles finirent par emplir les seaux aux robinets. Et, en attendant
qu'ils fussent pleins, elles continuaient leurs ordures. Les premiers
seaux, mal lancés, les touchaient à peine. Mais elles se faisaient la
main. Ce fut Virginie qui, la première, en reçut un en pleine figure;
l'eau, entrant par son cou, coula dans son dos et dans sa gorge, pissa
par-dessous sa robe. Elle était encore tout étourdie, quand un second
la prit de biais, lui donna une forte claque contre l'oreille gauche,
en trempant son chignon, qui se déroula comme une ficelle. Gervaise
fut d'abord atteinte aux jambes; un seau lui emplit ses souliers,
rejaillit jusqu'à ses cuisses; deux autres l'inondèrent aux hanches.
Bientôt, d'ailleurs, il ne fut plus possible de juger les coups. Elles
étaient l'une et l'autre ruisselantes de la tête aux pieds, les
corsages plaqués aux épaules, les jupes collant sur les reins,
maigries, raidies, grelottantes, s'égouttant de tous les côtés, ainsi
que des parapluies pendant une averse.

-- Elles sont rien drôles! dit la voix enrouée d'une laveuse.

Le lavoir s'amusait énormément. On s'était reculé, pour ne pas
recevoir les éclaboussures. Des applaudissements, des plaisanteries
montaient, au milieu du bruit d'écluse des seaux vidés à toute volée.
Par terre, des mares coulaient, les deux femmes pataugeaient jusqu'aux
chevilles. Cependant, Virginie, ménageant une traîtrise, s'emparant
brusquement d'un seau d'eau de lessive bouillante, qu'une de ses
voisines avait demandé, le jeta. Il y eut un cri. On crut Gervaise
ébouillantée. Mais elle n'avait que le pied gauche brûlé légèrement.
Et, de toutes ses forces, exaspérée par la douleur, sans le remplir
cette fois, elle envoya un seau dans les jambes de Virginie, qui
tomba.

Toutes les laveuses parlaient ensemble.

-- Elle lui a cassé une patte!

-- Dame! l'autre a bien voulu la faire cuire!

-- Elle a raison, après tout, la blonde, si on lui a pris son homme!

Madame Boche levait les bras au ciel, en s'exclamant. Elle s'était
prudemment garée entre deux baquets; et les enfants, Claude et
Étienne, pleurant, suffoquant, épouvantés, se pendaient à sa robe,
avec ce cri continu: Maman! maman! qui se brisait dans leurs sanglots.
Quand elle vit Virginie par terre, elle accourut, tirant Gervaise par
ses jupes, répétant:

-- Voyons, allez-vous-en! Soyez raisonnable... J'ai les sangs tournés,
ma parole! On n'a jamais vu une tuerie pareille.

Mais elle recula, elle retourna se réfugier entre les deux baquets,
avec les enfants. Virginie venait de sauter à la gorge de Gervaise.
Elle la serrait au cou, tâchait de l'étrangler. Alors, celle-ci, d'une
violente secousse, se dégagea, se pendit à la queue de son chignon,
comme si elle avait voulu lui arracher la tête. La bataille
recommença, muette, sans un cri, sans une injure. Elles ne se
prenaient pas corps à corps, s'attaquaient à la figure, les mains
ouvertes et crochues, pinçant, griffant ce qu'elles empoignaient. Le
ruban rouge et le filet en chenille bleue de la grande brune furent
arrachés; son corsage, craqué au cou, montra sa peau, tout un bout
d'épaule; tandis que la blonde, déshabillée, une manche de sa camisole
blanche ôtée sans qu'elle sût comment, avait un accroc à sa chemise
qui découvrait le pli nu de sa taille. Des lambeaux d'étoffe volaient.
D'abord, ce fut sur Gervaise que le sang parut, trois longues
égratignures descendant de la bouche sous le menton; et elle
garantissait ses yeux, les fermait à chaque claque, de peur d'être
éborgnée. Virginie ne saignait pas encore. Gervaise visait ses
oreilles, s'enrageait de ne pouvoir les prendre, quand elle saisit
enfin l'une des boucles, une poire de verre jaune; elle tira, fendit
l'oreille; le sang coula.

-- Elles se tuent! séparez-les, ces guenons! dirent plusieurs voix.

Les laveuses s'étaient rapprochées. Il se formait deux camps: les unes
excitaient les deux femmes comme des chiennes qui se battent; les
autres, plus nerveuses, toutes tremblantes, tournaient la tête, en
avaient assez, répétaient qu'elles en seraient malades, bien sûr. Et
une bataille générale faillit avoir lieu; on se traitait de
sans-coeur, de propre à rien; des bras nus se tendaient; trois gifles
retentirent.

Madame Boche, pourtant, cherchait le garçon du lavoir.

-- Charles! Charles!... Où est-il donc?

Et elle le trouva au premier rang, regardant, les bras croisés.
C'était un grand gaillard, à cou énorme. Il riait, il jouissait des
morceaux de peau que les deux femmes montraient. La petite blonde
était grasse comme une caille. Ça serait farce, si sa chemise se
fendait.

-- Tiens! murmura-t il en clignant un oeil, elle a une fraise sous le
bras.

-- Comment! vous êtes là! cria madame Boche en l'apercevant. Mais
aidez-nous donc à les séparer!... Vous pouvez bien les séparer, vous!

-- Ah bien! non, merci! s'il n'y a que moi! dit-il tranquillement.
Pour me faire griffer l'oeil comme l'autre jour, n'est-ce pas?... Je
ne suis pas ici pour ça, j'aurais trop de besogne... N'ayez pas peur,
allez! Ça leur fait du bien, une petite saignée. Ça les attendrit.

La concierge parla alors d'aller avertir les sergents de ville. Mais
la maîtresse du lavoir, la jeune femme délicate, aux yeux malades, s'y
opposa formellement. Elle répéta à plusieurs reprises:

-- Non, non, je ne veux pas, ça compromet la maison.

Par terre, la lutte continuait. Tout d'un coup, Virginie se redressa
sur les genoux. Elle venait de ramasser un battoir, elle le
brandissait. Elle râlait, la voix changée:

-- Voilà du chien, attends! Apprête ton linge sale!

Gervaise, vivement, allongea la main, prit également un battoir, le
tint levé comme une massue. Et elle avait, elle aussi, une voix
rauque.

-- Ah! tu veux la grande lessive... Donne ta peau, que j'en fasse des
torchons!

Un moment, elles restèrent là, agenouillées, à se menacer. Les cheveux
dans la face, la poitrine soufflante, boueuses, tuméfiées, elles se
guettaient, attendant, reprenant haleine. Gervaise porta le premier
coup; son battoir glissa sur l'épaule de Virginie. Et elle se jeta de
côté pour éviter le battoir de celle-ci, qui lui effleura la hanche.
Alors, mises en train, elles se tapèrent comme les laveuses tapent
leur linge, rudement, en cadence. Quand elles se touchaient, le coup
s'amortissait, on aurait dit une claque dans un baquet d'eau.

Autour d'elles, les blanchisseuses ne riaient plus; plusieurs s'en
étaient allées, en disant que ça leur cassait l'estomac; les autres,
celles qui restaient, allongeaient le cou, les yeux allumés d'une
lueur de cruauté, trouvant ces gaillardes-là très-crânes. Madame Boche
avait emmené Claude et Étienne; et l'on entendait, à l'autre bout,
l'éclat de leurs sanglots mêlé aux heurts sonores des deux battoirs.

Mais Gervaise, brusquement, hurla. Virginie venait de l'atteindre à
toute volée sur son bras nu, au-dessus du coude; une plaque rouge
parut, la chair enfla tout de suite. Alors, elle se rua. On crut
qu'elle voulait assommer l'autre.

-- Assez! assez! cria-t-on.

Elle avait un visage si terrible, que personne n'osa approcher. Les
forces décuplées, elle saisit Virginie par la taille, la plia, lui
colla la figure sur les dalles, les reins en l'air; et, malgré les
secousses, elle lui releva les jupes, largement. Dessous, il y avait
un pantalon. Elle passa la main dans la fente, l'arracha, montra tout,
les cuisses nues, les fesses nues. Puis, le battoir levé, elle se mit
à battre, comme elle battait autrefois à Plassans, au bord de la
Viorne, quand sa patronne lavait le linge de la garnison. Le bois
mollissait dans les chairs avec un bruit mouillé. A chaque tape, une
bande rouge marbrait la peau blanche.

-- Oh! oh! murmurait le garçon Charles, émerveillé, les yeux agrandis.

Des rires, de nouveau, avaient couru. Mais bientôt le cri: Assez!
assez! recommença. Gervaise n'entendait pas, ne se lassait pas. Elle
regardait sa besogne, penchée, préoccupée de ne pas laisser une place
sèche. Elle voulait toute cette peau battue, couverte de confusion. Et
elle causait, prise d'une gaieté féroce, se rappelant une chanson de
lavandière:

-- Pan! pan! Margot au lavoir... Pan! pan! à coups de battoir... Pan!
pan! va laver son coeur... Pan! pan! tout noir de douleur...

Et elle reprenait:

-- Ça c'est pour toi, ça c'est pour ta soeur, ça c'est pour Lantier...
Quand tu les verras, tu leur donneras ça... Attention! je recommence.
Ça c'est pour Lantier, ça c'est pour ta soeur, ça c'est pour toi...
Pan! pan! Margot au lavoir... Pan! pan! à coups de battoir...

On dut lui arracher Virginie des mains. La grande brune, la figure en
larmes, pourpre, confuse, reprit son linge, se sauva; elle était
vaincue. Cependant, Gervaise repassait la manche de sa camisole,
rattachait ses jupes. Son bras la faisait souffrir, et elle pria
madame Boche de lui mettre son linge sur l'épaule. La concierge
racontait la bataille, disait ses émotions, parlait de lui visiter le
corps, pour voir.

-- Vous avez peut-être bien quelque chose de cassé... J'ai entendu un
coup...

Mais la jeune femme voulait s'en aller. Elle ne répondait pas aux
apitoiements à l'ovation bavarde des laveuses qui l'entouraient,
droites dans leurs tabliers. Quand elle fut chargée, elle gagna la
porte, où ses enfants l'attendaient.

-- C'est deux heures, ça fait deux sous, lui dit en l'arrêtant la
maîtresse du lavoir, déjà réinstallée dans son cabinet vitré.

Pourquoi deux sous? Elle ne comprenait plus qu'on lui demandait le
prix de sa place. Puis, elle donna ses deux sous. Et, boitant
fortement sous le poids du linge mouillé pendu à son épaule,
ruisselante, le coude bleui, la joue en sang, elle s'en alla, en
traînant de ses bras nus Étienne et Claude, qui trottaient à ses
côtés, secoués encore et barbouillés de leurs sanglots.

Derrière elle, le lavoir reprenait son bruit énorme d'écluse. Les
laveuses avaient mangé leur pain, bu leur vin, et elles tapaient plus
dur, les faces allumées, égayées par le coup de torchon de Gervaise et
de Virginie. Le long des baquets, de nouveau, s'agitaient une fureur
de bras, des profils anguleux de marionnettes aux reins cassés, aux
épaules déjetées, se pliant violemment comme sur des charnières. Les
conversations continuaient d'un bout à l'autre des allées. Les voix,
les rires, les mots gras, se fêlaient dans le grand gargouillement de
l'eau. Les robinets crachaient, les seaux jetaient des flaquées, une
rivière coulait sous les batteries. C'était le chien de l'après-midi,
le linge pilé à coups de battoir. Dans l'immense salle, les fumées
devenaient rousses, trouées seulement par des ronds de soleil, des
balles d'or, que les déchirures des rideaux laissaient passer. On
respirait l'étouffement tiède des odeurs savonneuses. Tout d'un coup,
le hangar s'emplit d'une buée blanche; l'énorme couvercle du cuvier où
bouillait la lessive, montait mécaniquement le long d'une tige
centrale à crémaillère; et le trou béant du cuivre, au fond de sa
maçonnerie de briques, exhalait des tourbillons de vapeur, d'une
saveur sucrée de potasse. Cependant, à côté, les essoreuses
fonctionnaient; des paquets de linge, dans des cylindres de fonte,
rendaient leur eau sous un tour de roue de la machine, haletante,
fumante, secouant plus rudement le lavoir de la besogne continue de
ses bras d'acier.

Quand Gervaise mit le pied dans l'allée de l'hôtel Boncoeur, les
larmes la reprirent. C'était une allée noire, étroite, avec un
ruisseau longeant le mur, pour les eaux sales; et cette puanteur
qu'elle retrouvait, lui faisait songer aux quinze jours passés là avec
Lantier, quinze jours de misère et de querelles, dont le souvenir, à
cette heure, était un regret cuisant. Il lui sembla entrer dans son
abandon.

En haut, la chambre était nue, pleine de soleil, la fenêtre ouverte.
Ce coup de soleil, cette nappe de poussière d'or dansante, rendait
lamentables le plafond noir, les murs au papier arraché. Il n'y avait
plus, à un clou de la cheminée, qu'un petit fichu de femme, tordu
comme une ficelle. Le lit des enfants, tiré au milieu de la pièce,
découvrait la commode, dont les tiroirs laissés ouverts montraient
leurs flancs vides. Lantier s'était lavé et avait achevé la pommade,
deux sous de pommade dans une carte à jouer; l'eau grasse de ses mains
emplissait la cuvette. Et il n'avait rien oublié, le coin occupé
jusque-là par la malle paraissait à Gervaise faire un trou immense.
Elle ne retrouva même pas le petit miroir rond, accroché à
l'espagnolette. Alors, elle eut un pressentiment, elle regarda sur la
cheminée: Lantier avait emporté les reconnaissances, le paquet rose
tendre n'était plus là, entre les flambeaux de zinc dépareillés.

Elle pendit son linge au dossier d'une chaise; elle demeura debout,
tournant, examinant les meubles, frappée d'une telle stupeur, que ses
larmes ne coulaient plus. Il lui restait un sou sur les quatre sous
gardés pour le lavoir. Puis, entendant rire à la fenêtre Étienne et
Claude, déjà consolés, elle s'approcha, prit leurs têtes sous ses
bras, s'oublia un instant devant cette chaussée grise, où elle avait
vu, le matin, s'éveiller le peuple ouvrier, le travail géant de Paris.
A cette heure, le pavé échauffé par les besognes du jour allumait une
réverbération ardente au-dessus de la ville, derrière le mur de
l'octroi. C'était sur ce pavé dans cet air de fournaise, qu'on la
jetait toute seule avec les petits; et elle enfila d'un regard les
boulevards extérieurs, à droite, à gauche, s'arrêtant aux deux bouts,
prise d'une épouvante sourde, comme si sa vie, désormais, allait tenir
là, entre un abattoir et un hôpital.

Trois semaines plus tard, vers onze heures et demie, un jour de beau
soleil, Gervaise et Coupeau, l'ouvrier zingueur, mangeaient ensemble
une prune, à l'Assommoir du père Colombe. Coupeau, qui fumait une
cigarette sur le trottoir, l'avait forcée à entrer, comme elle
traversait la rue, revenant de porter du linge; et son grand panier
carré de blanchisseuse était par terre, près d'elle, derrière la
petite table de zinc.

L'Assommoir du père Colombe se trouvait au coin de la rue des
Poissonniers et du boulevard de Rochechouart. L'enseigne portait, en
longues lettres bleues, le seul mot: Distillation, d'un bout à
l'autre. Il y avait à la porte, dans deux moitiés de futaille, des
lauriers-roses poussiéreux. Le comptoir énorme, avec ses files de
verres, sa fontaine et ses mesures d'étain, s'allongeait à gauche en
entrant; et la vaste salle, tout autour, était ornée de gros tonneaux
peints en jaune clair, miroitants de vernis, dont les cercles et les
cannelles de cuivre luisaient. Plus haut, sur des étagères, des
bouteilles de liqueurs, des bocaux de fruits, toutes sortes de fioles
en bon ordre, cachaient les murs, reflétaient dans la glace, derrière
le comptoir, leurs taches vives, vert-pomme, or pâle laque tendre.
Mais la curiosité de la maison était, au fond, de l'autre côté d'une
barrière de chêne, dans une cour vitrée, l'appareil à distiller que
les consommateurs voyaient fonctionner, des alambics aux longs cols,
des serpentins descendant sous terre, une cuisine du diable devant
laquelle venaient rêver les ouvriers soûlards.

A cette heure du déjeuner, l'Assommoir restait vide. Un gros homme de
quarante ans, le père Colombe, en gilet à manches, servait une petite
fille d'une dizaine d'années, qui lui demandait quatre sous de goutte
dans une tasse. Une nappe de soleil entrait par la porte, chauffait le
parquet toujours humide des crachats des fumeurs. Et, du comptoir, des
tonneaux, de toute la salle, montait une odeur liquoreuse, une fumée
d'alcool qui semblait épaissir et griser les poussières volantes du
soleil.

Cependant, Coupeau roulait une nouvelle cigarette. Il était très
propre, avec un bourgeron et une petite casquette de toile bleue,
riant, montrant ses dents blanches. La mâchoire inférieure saillante,
le nez légèrement écrasé, il avait de beaux yeux marron, la face d'un
chien joyeux et bon enfant. Sa grosse chevelure frisée se tenait tout
debout. Il gardait la peau encore tendre de ses vingt-six ans. En face
de lui, Gervaise, en caraco d'orléans noir, la tête nue, achevait de
manger sa prune, qu'elle tenait par la queue, du bout des doigts. Ils
étaient près de la rue, à la première des quatre tables rangées le
long des tonneaux, devant le comptoir.

Lorsque le zingueur eut allumé sa cigarette, il posa les coudes sur la
table, avança la face, regarda un instant sans parler la jeune femme,
dont le joli visage de blonde avait, ce jour-là, une transparence
laiteuse de fine porcelaine. Puis, faisant allusion à une affaire
connue d'eux seuls, débattue déjà, il demanda simplement à demi-voix:

-- Alors, non? vous dites non?

-- Oh! bien sûr, non, monsieur Coupeau, répondit tranquillement
Gervaise souriante. Vous n'allez peut-être pas me parler de ça ici.
Vous m'aviez promis pourtant d'être raisonnable.... Si j'avais su,
j'aurais refusé votre consommation.

Il ne reprit pas la parole, continua à la regarder, de tout près, avec
une tendresse hardie et qui s'offrait, passionné surtout pour les
coins de ses lèvres, de petits coins d'un rose pâle, un peu mouillé,
laissant voir le rouge vif de la bouche, quand elle souriait. Elle,
pourtant, ne se reculait pas, demeurait placide et affectueuse. Au
bout d'un silence, elle dit encore:

-- Vous n'y songez pas, vraiment. Je suis une vieille femme, moi; j'ai
un grand garçon de huit ans ... Qu'est-ce que nous ferions ensemble?

-- Pardi! murmura Coupeau en clignant les yeux, ce que font les
autres!

Mais elle eut un geste d'ennui.

-- Ah! si vous croyez que c'est toujours amusant? On voit bien que
vous n'avez pas été en ménage... Non, monsieur Coupeau, il faut que je
pense aux choses sérieuses. La rigolade, ça ne mène à rien,
entendez-vous! J'ai deux bouches à la maison, et qui avalent ferme,
allez! Comment voulez-vous que j'arrive à élever mon petit monde, si
je m'amuse à la bagatelle?... Et puis, écoutez, mon malheur a été une
fameuse leçon. Vous savez, les hommes maintenant, ça ne fait plus mon
affaire. On ne me repincera pas de longtemps.

Elle s'expliquait sans colère, avec une grande sagesse, très froide,
comme si elle avait traité question d'ouvrage, les raisons qui
l'empêchaient de passer un corps de fichu à l'empois. On voyait
qu'elle avait arrêté ça dans sa tête, après de mûres réflexions.

Coupeau, attendri, répétait:

-- Vous me causez bien de la peine, bien de la peine...

-- Oui, c'est ce que je vois, reprit-elle, et j'en suis fâchée pour
vous, monsieur Coupeau... Il ne faut pas que ça vous blesse. Si
j'avais des idées à rire, mon Dieu! ce serait encore plutôt avec vous
qu'avec un autre. Vous avez l'air bon garçon, vous êtes gentil. On se
mettrait ensemble, n'est-ce pas? et on irait tant qu'on irait. Je ne
fais pas ma princesse, je ne dis point que ça n'aurait pas pu
arriver... Seulement, à quoi bon, puisque je n'en ai pas envie? Me
voilà chez madame Fauconnier depuis quinze jours. Les petits vont à
l'école. Je travaille, je suis contente... Hein? le mieux alors est de
rester comme on est.

Et elle se baissa pour prendre son panier.

-- Vous me faites causer, on doit m'attendre chez la patronne... Vous
en trouverez une autre, allez! monsieur Coupeau, plus jolie que moi,
et qui n'aura pas deux marmots à traîner.

Il regardait l'oeil-de-boeuf, encadré dans la glace. Il la fit
rasseoir, en criant:

-- Attendez donc! Il n'est que onze heures trente-cinq... J'ai encore
vingt-cinq minutes... Vous ne craignez pourtant pas que je fasse des
bêtises; il y a la table entre nous... Alors, vous me détestez, au
point de ne pas vouloir faire un bout de causette?

Elle posa de nouveau son panier, pour ne pas le désobliger; et ils
parlèrent en bons amis. Elle avait mangé, avant d'aller porter son
linge; lui, ce jour-là, s'était dépêché d'avaler sa soupe et son
boeuf, pour venir la guetter. Gervaise, tout en répondant avec
complaisance, regardait par les vitres, entre les bocaux de fruits à
l'eau-de-vie, le mouvement de la rue, où l'heure du déjeuner mettait
un écrasement de foule extraordinaire. Sur les deux trottoirs, dans
l'étranglement étroit des maisons, c'était une hâte de pas, des bras
ballants, un coudoiement sans fin. Les retardataires, des ouvriers
retenus au travail, la mine maussade de faim, coupaient la chaussée à
grandes enjambées, entraient en face chez un boulanger; et, lorsqu'ils
reparaissaient, une livre de pain sous le bras, ils allaient trois
portes plus haut, au Veau à deux têtes, manger un ordinaire de six
sous. Il y avait aussi, à côté du boulanger, une fruitière qui vendait
des pommes de terre frites et des moules au persil; un défilé continu
d'ouvrières, en longs tabliers, emportaient des cornets de pommes de
terre et des moules dans des tasses; d'autres, de jolies filles en
cheveux, l'air délicat, achetaient des bottes de radis. Quand Gervaise
se penchait, elle apercevait encore une boutique de charcutier, pleine
de monde, d'où sortaient des enfants, tenant sur leur main, enveloppés
d'un papier gras, une côtelette panée, une saucisse ou un bout de
boudin tout chaud. Cependant, le long de la chaussée poissée d'une
boue noire, même par les beaux temps, dans le piétinement de la foule
en marche, quelques ouvriers quittaient déjà les gargotes,
descendaient en bandes, flânant, les mains ouvertes battant les
cuisses, lourds de nourriture, tranquilles et lents au milieu des
bousculades de la cohue.

Un groupe s'était formé à la porte de l'Assommoir.

-- Dis donc, Bibi-la-Grillade, demanda une voix enrouée, est-ce que tu
payes une tournée de vitriol? Cinq ouvriers entrèrent, se tinrent
debout.

-- Ah! ce voleur de père Colombe! reprit la voix. Vous savez, il nous
faut de la vieille, et pas des coquilles de noix, de vrais verres!

Le père Colombe, paisiblement, servait. Une autre société de trois
ouvriers arriva. Peu à peu, les blouses s'amassaient à l'angle du
trottoir, faisaient là une courte station, finissaient par se pousser
dans la salle, entre les deux lauriers-roses gris de poussière.

-- Vous êtes bête! vous ne songez qu'à la saleté! disait Gervaise à
Coupeau. Sans doute que je l'aimais... Seulement, après la façon
dégoûtante dont il m'a lâchée...

Ils parlaient de Lantier. Gervaise ne l'avait pas revu; elle croyait
qu'il vivait avec la soeur de Virginie, à la Glacière, chez cet ami
qui devait monter une fabrique de chapeaux. D'ailleurs, elle ne
songeait guère à courir après lui. Ça lui avait d'abord fait une
grosse peine; elle voulait même aller se jeter à l'eau; mais, à
présent, elle s'était raisonnée, tout se trouvait pour le mieux.
Peut-être qu'avec Lantier elle n'aurait jamais pu élever les petits,
tant il mangeait d'argent. Il pouvait venir embrasser Claude et
Étienne, elle ne le flanquerait pas à la porte. Seulement, pour elle,
elle se ferait hacher en morceaux avant de se laisser toucher du bout
des doigts. Et elle disait ces choses en femme résolue, ayant son plan
de vie bien arrêté, tandis que Coupeau, qui ne lâchait pas son désir
de l'avoir, plaisantait, tournait tout à l'ordure, lui faisait sur
Lantier des questions très crues, si gaiement, avec des dents si
blanches, qu'elle ne pensait pas à se blesser.

-- C'est vous qui le battiez, dit-il enfin. Oh! vous n'êtes pas bonne!
Vous donnez le fouet au monde.

Elle l'interrompit par un long rire. C'était vrai, pourtant, elle
avait donné le fouet à cette grande carcasse de Virginie. Ce jour-là,
elle aurait étranglé quelqu'un de bien bon coeur. Et elle se mit à
rire plus fort, parce que Coupeau lui racontait que Virginie, désolée
d'avoir tout montré, venait de quitter le quartier. Son visage,
pourtant, gardait une douceur enfantine; elle avançait ses mains
potelées, en répétant qu'elle n'écraserait pas une mouche; elle ne
connaissait les coups que pour en avoir déjà joliment reçu dans sa
vie. Alors, elle en vint à causer de sa jeunesse, à Plassans. Elle
n'était point coureuse du tout; les hommes l'ennuyaient; quand Lantier
l'avait prise, à quatorze ans, elle trouvait ça gentil, parce qu'il se
disait son mari et qu'elle croyait jouer au ménage. Son seul défaut,
assurait-elle, était d'être très sensible, d'aimer tout le monde, de
se passionner pour des gens qui lui faisaient ensuite mille misères.
Ainsi, quand elle aimait un homme, elle ne songeait pas aux bêtises,
elle rêvait uniquement de vivre toujours ensemble, très heureux. Et,
comme Coupeau ricanait et lui parlait de ses deux enfants, qu'elle
n'avait certainement pas mis couver sous le traversin, elle lui
allongea des tapes sur les doigts, elle ajouta que, bien sûr, elle
était bâtie sur le patron des autres femmes; seulement, on avait tort
de croire les femmes toujours acharnées après ça; les femmes
songeaient à leur ménage, se coupaient en quatre dans la maison, se
couchaient trop lasses, le soir, pour ne pas dormir tout de suite.
Elle, d'ailleurs, ressemblait à sa mère, une grosse travailleuse,
morte à la peine, qui avait servi de bête de somme au père Macquart
pendant plus de vingt ans. Elle était encore toute mince, tandis que
sa mère avait des épaules à démolir les portes en passant; mais ça
n'empêchait pas, elle lui ressemblait par sa rage de s'attacher aux
gens. Même, si elle boitait un peu, elle tenait ça de la pauvre femme,
que le père Macquart rouait de coups. Cent fois, celle-ci lui avait
raconté les nuits où le père, rentrant soûl, se montrait d'une
galanterie si brutale, qu'il lui cassait les membres; et sûrement,
elle avait poussé une de ces nuits-là, avec sa jambe en retard.

-- Oh! ce n'est presque rien, ça ne se voit pas, dit Coupeau pour
faire sa cour.

Elle hocha le menton; elle savait bien que ça se voyait; à quarante
ans, elle se casserait en deux. Puis, doucement, avec un léger rire:

-- Vous avez un drôle de goût d'aimer une boiteuse.

Alors, lui, les coudes toujours sur la table, avançant la face
davantage, la complimenta en risquant les mots, comme pour la griser.
Mais elle disait toujours non de la tête, sans se laisser tenter,
caressée pourtant par cette voix câline. Elle écoutait, les regards
dehors, paraissant s'intéresser de nouveau à la foule croissante.
Maintenant, dans les boutiques vides, on donnait un coup de balai; la
fruitière retirait sa dernière poêlée de pommes de terre frites,
tandis que le charcutier remettait en ordre les assiettes débandées de
son comptoir. De tous les gargots, des bandes d'ouvriers sortaient;
des gaillards barbus se poussaient d'une claque, jouaient comme des
gamins, avec le tapage de leurs gros souliers ferrés, écorchant le
pavé dans une glissade; d'autres, les deux mains au fond de leurs
poches, fumaient d'un air réfléchi, les yeux au soleil, les paupières
clignotantes. C'était un envahissement du trottoir, de la chaussée,
des ruisseaux, un flot paresseux coulant des portes ouvertes,
s'arrêtant au milieu des voitures, faisant une traînée de blouses, de
bourgerons et de vieux paletots, toute pâlie et déteinte sous la nappe
de lumière blonde qui enfilait la rue. Au loin, des cloches d'usine
sonnaient; et les ouvriers ne se pressaient pas, rallumaient des
pipes; puis, le dos arrondi, après s'être appelés d'un marchand de vin
à l'autre, ils se décidaient à reprendre le chemin de l'atelier, en
traînant les pieds. Gervaise s'amusa à suivre trois ouvriers, un grand
et deux petits, qui se retournaient tous les dix pas; ils finirent par
descendre la rue, ils vinrent droit à l'Assommoir du père Colombe.

-- Ah bien! murmura-t-elle, en voilà trois qui ont un fameux poil dans
la main!

-- Tiens, dit Coupeau, je le connais, le grand; c'est Mes-Bottes, un
camarade.

L'Assommoir s'était empli. On parlait très fort, avec des éclats de
voix qui déchiraient le murmure gras des enrouements. Des coups de
poing sur le comptoir, par moments, faisaient tinter les verres. Tous
debout, les mains croisées sur le ventre ou rejetées derrière le dos,
les buveurs formaient de petits groupes, serrés les uns contre les
autres; il y avait des sociétés, près des tonneaux, qui devaient
attendre un quart d'heure, avant de pouvoir commander leurs tournées
au père Colombe.

-- Comment! c'est cet aristo de Cadet-Cassis! cria Mes-Bottes, en
appliquant une rude tape sur l'épaule de Coupeau. Un joli monsieur qui
fume du papier et qui a du linge!... On veut donc épater sa
connaissance, on lui paye des douceurs!

-- Hein! ne m'embête pas! répondit Coupeau, très contrarié.

Mais l'autre ricanait.

-- Suffit! on est à la hauteur, mon bonhomme... Les mufes sont des
mufes, voilà!

Il tourna le dos, après avoir louché terriblement, en regardant
Gervaise. Celle-ci se reculait, un peu effrayée. La fumée des pipes,
l'odeur forte de tous ces hommes, montaient dans l'air chargé
d'alcool; et elle étouffait, prise d'une petite toux.

-- Oh! c'est vilain de boire! dit-elle à demi-voix.

Et elle raconta qu'autrefois, avec sa mère, elle buvait de l'anisette,
à Plassans. Mais elle avait failli en mourir un jour, et ça l'avait
dégoûtée; elle ne pouvait plus voir les liqueurs.

-- Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j'ai mangé ma prune;
seulement, je laisserai la sauce, parce que ça me ferait du mal.

Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu'on pût avaler de pleins
verres d'eau-de-vie. Une prune par-ci par-là, ça n'était pas mauvais.
Quant au vitriol, à l'absinthe et aux autres cochonneries, bonsoir! il
n'en fallait pas. Les camarades avaient beau le blaguer, il restait à
la porte, lorsque ces cheulards-là entraient à la mine à poivre. Le
papa Coupeau, qui était zingueur comme lui, s'était écrabouillé la
tête sur le pavé de la rue Coquenard, en tombant, un jour de ribotte,
de la gouttière du n° 25; et ce souvenir, dans la famille, les rendait
tous sages. Lui, lorsqu'il passait rue Coquenard et qu'il voyait la
place, il aurait plutôt bu l'eau du ruisseau que d'avaler un canon
gratis chez le marchand de vin. Il conclut par cette phrase:

-- Dans notre métier, il faut des jambes solides. Gervaise avait
repris son panier. Elle ne se levai pourtant pas, le tenait sur ses
genoux, les regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune
ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines d'existence. Et
elle dit encore, lentement, sans transition apparente:

-- Mon Dieu! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas
grand'chose... Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de
manger toujours du pain, d'avoir un trou un peu propre pour dormir,
vous savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage... Ah! je
voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bons sujets, si c'était
possible... Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue,
si je me remettais jamais en ménage; non, ça ne me plairait pas d'être
battue... Et c'est tout, vous voyez, c'est tout...

Elle cherchait, interrogeait ses désirs, ne trouvait plus rien de
sérieux qui la tentât. Cependant, elle reprit, après avoir hésité:

-- Oui, on peut à la fin avoir le désir de mourir dans son lit... Moi,
après avoir bien trimé toute ma vie, je mourrais volontiers dans mon
lit, chez moi.

Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était
déjà debout, s'inquiétant de l'heure. Mais ils ne sortirent pas tout
de suite; elle eut la curiosité d'aller regarder, au fond, derrière la
barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait
sous le vitrage clair de la petite cour; et le zingueur, qui l'avait
suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les
différentes pièces de l'appareil, montrant l'énorme cornue d'où
tombait un filet limpide d'alcool. L'alambic, avec ses récipients de
forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine
sombre; pas une fumée ne s'échappait; à peine entendait-on un souffle
intérieur, un ronflement souterrain; c'était comme une besogne de nuit
faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet.
Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu
s'accouder sur la barrière, en attendant qu'un coin du comptoir fût
libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les
yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu! elle
était bien gentille! Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi
se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu
qu'on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le
vitriol encore chaud l'emplir, lui descendre jusqu'aux talons,
toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame! il ne se serait
plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce
roussin de père Colombe! Et les camarades ricanaient, disaient que cet
animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même. L'alambic,
sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints
de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d'alcool, pareil
à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la
salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou
immense de Paris. Alors, Gervaise, prise d'un frisson, recula; et elle
tâchait de sourire, en murmurant:

-- C'est bête, ça me fait froid, cette machine... la boisson me fait
froid...

Puis, revenant sur l'idée qu'elle caressait d'un bonheur parfait:

-- Hein? n'est-ce pas? ça vaudrait bien mieux: travailler, manger du
pain, avoir un trou à soi, élever ses enfants, mourir dans son lit...

-- Et ne pas être battue, ajouta Coupeau gaiement. Mais je ne vous
battrais pas, moi, si vous vouliez, madame Gervaise... Il n'y a pas de
crainte, je ne bois jamais, puis je vous aime trop... Voyons, c'est
pour ce soir, nous nous chaufferons les petons.

Il avait baissé la voix, il lui parlait dans le cou, tandis qu'elle
s'ouvrait un chemin, son panier en avant, au milieu des hommes. Mais
elle dit encore non, de la tête, à plusieurs reprises. Pourtant, elle
se retournait, lui souriait, semblait heureuse de savoir qu'il ne
buvait pas. Bien sûr, elle lui aurait dit oui, si elle ne s'était pas
juré de ne point se remettre avec un homme. Enfin, ils gagnèrent la
porte, ils sortirent. Derrière eux, l'Assommoir restait plein,
soufflant jusqu'à la rue le bruit des voix enrouées et l'odeur
liquoreuse des tournées de vitriol. On entendait Mes-Bottes traiter le
père Colombe de fripouille, en l'accusant de n'avoir rempli son verre
qu'à moitié. Lui, était un bon, un chouette, un d'attaque. Ah! zut! le
singe pouvait se fouiller, il ne retournait pas à la boîte, il avait
la flemme. Et il proposait aux deux camarades d'aller au Petit
bonhomme qui tousse, une mine à poivre de la barrière Saint-Denis, où
l'on buvait du chien tout pur.

-- Ah! on respire, dit Gervaise, sur le trottoir. Eh bien! adieu, et
merci, monsieur Coupeau.... Je rentre vite.

Elle allait suivre le boulevard. Mais il lui avait pris la main, il ne
la lâchait pas, répétant:

-- Faites donc le tour avec moi, passez par la rue de la Goutte-d'Or,
ça ne vous allonge guère.... Il faut que j'aille chez ma soeur, avant
de retourner au chantier.... Nous nous accompagnerons.

Elle finit par accepter, et ils montèrent lentement la rue des
Poissonniers, côte à côte, sans se donner le bras. Il lui parlait de
sa famille. La mère, maman Coupeau, une ancienne giletière, faisait
des ménages, à cause de ses yeux qui s'en allaient. Elle avait eu ses
soixante-deux ans le 3 du mois dernier. Lui, était le plus jeune.
L'une de ses soeurs, madame Lerat, une veuve de trente-six ans,
travaillait dans les fleurs et habitait la rue des Moines, aux
Batignolles. L'autre, âgée de trente ans, avait épousé un chaîniste,
ce pince-sans-rire de Lorilleux. C'était chez celle-là qu'il allait,
rue de la Goutte-d'Or. Elle logeait dans la grande maison, à gauche.
Le soir, il mangeait la pot-bouille chez les Lorilleux; c'était une
économie pour tous les trois. Même, il passait chez eux les avertir de
ne pas l'attendre, parce qu'il était invité ce jour-là par un ami.

Gervaise, qui l'écoutait, lui coupa brusquement la parole pour lui
demander en souriant:

-- Vous vous appelez donc Cadet-Cassis, monsieur Coupeau?

-- Oh! répondit-il, c'est un surnom que les camarades m'ont donné,
parce que je prends généralement du cassis, quand ils m'emmènent de
force chez le marchand de vin.... Autant s'appeler Cadet-Cassis que
Mes-Bottes, n'est-ce pas?

-- Bien sûr, ce n'est pas vilain Cadet-Cassis, déclara la jeune femme.

Et elle l'interrogea sur son travail. Il travaillait toujours là,
derrière le mur de l'octroi, au nouvel hôpital. Oh! la besogne ne
manquait pas, il ne quitterait certainement pas ce chantier de
l'année. Il y en avait des mètres et des mètres de gouttières!

-- Vous savez, dit-il, je vois l'hôtel Boncoeur, quand je suis
là-haut... Hier, vous étiez à la fenêtre, j'ai fait aller les bras,
mais vous ne m'avez pas aperçu.

Cependant, ils s'étaient déjà engagés d'une centaine de pas dans la
rue de la Goutte-d'Or, lorsqu'il s'arrêta, levant les yeux, disant:

-- Voilà la maison... Moi, je suis né plus loin, au 22... Mais cette
maison-là, tout de même, fait un joli tas de maçonnerie! C'est grand
comme une caserne, là dedans!

Gervaise haussait le menton, examinait la façade. Sur la rue, la
maison avait cinq étages, alignant chacun à la file quinze fenêtres,
dont les persiennes noires, aux lames cassées, donnaient un air de
ruine à cet immense pan de muraille. En bas, quatre boutiques
occupaient le rez-de-chaussée: à droite de la porte, une vaste salle
de gargote graisseuse; à gauche, un charbonnier, un mercier et une
marchande de parapluies. La maison paraissait d'autant plus colossale
qu'elle s'élevait entre deux petites constructions basses, chétives,
collées contre elle; et, carrée, pareille à un bloc de mortier gâché
grossièrement, se pourrissant et s'émiettant sous la pluie, elle
profilait sur le ciel clair, au-dessus des toits voisins, son énorme
cube brut, ses flancs non crépis, couleur de boue, d'une nudité
interminable de murs de prison, où des rangées de pierres d'attente
semblaient des mâchoires caduques, bâillant dans le vide. Mais
Gervaise regardait surtout la porte, une immense porte ronde,
s'élevant jusqu'au deuxième étage, creusant un porche profond, à
l'autre bout duquel on voyait le coup de jour blafard d'une grande
cour. Au milieu de ce porche, pavé comme la rue, un ruisseau coulait,
roulant une eau rose très tendre.

-- Entrez donc, dit Coupeau, on ne vous mangera pas.

Gervaise voulut l'attendre dans la rue. Cependant, elle ne put
s'empêcher de s'enfoncer sous le porche, jusqu'à la loge du concierge,
qui était à droite. Et là, au seuil, elle leva de nouveau les yeux. A
l'intérieur, les façades avaient six étages, quatre façades régulières
enfermant le vaste carré de la cour. C'étaient des murailles grises,
mangées d'une lèpre jaune, rayées de bavures par l'égouttement des
toits, qui montaient toutes plates du pavé aux ardoises, sans une
moulure; seuls les tuyaux de descente se coudaient aux étages, où les
caisses béantes des plombs mettaient la tache de leur fonte rouillée.
Les fenêtres sans persienne montraient des vitres nues, d'un vert
glauque d'eau trouble. Certaines, ouvertes, laissaient pendre des
matelas à carreaux bleus, qui prenaient l'air; devant d'autres, sur
des cordes tendues, des linges séchaient, toute la lessive d'un
ménage, les chemises de l'homme, les camisoles de la femme, les
culottes des gamins; il y en avait une, au troisième, où s'étalait une
couche d'enfant, emplâtrée d'ordure. Du haut en bas, les logements
trop petits crevaient au dehors, lâchaient des bouts de leur misère
par toutes les fentes. En bas, desservant chaque façade, une porte
haute et étroite, sans boiserie, taillée dans le nu du plâtre,
creusait un vestibule lézardé, au fond duquel tournaient les marches
boueuses d'un escalier à rampe de fer; et l'on comptait ainsi quatre
escaliers, indiqués par les quatre premières lettres de l'alphabet,
peintes sur le mur. Les rez-de-chaussée étaient aménagés en immenses
ateliers, fermés par des vitrages noirs de poussière: la forge d'un
serrurier y flambait; on entendait plus loin les coups de rabot d'un
menuisier; tandis que, près de la loge, un laboratoire de teinturier
lâchait à gros bouillons ce ruisseau d'un rose tendre coulant sous le
porche. Salie de flaques d'eau teintée, de copeaux, d'escarbilles de
charbon, plantée d'herbe sur ses bords, entre ses pavés disjoints, la
cour s'éclairait d'une clarté crue, comme coupée en deux par la ligne
où le soleil s'arrêtait. Du côté de l'ombre, autour de la fontaine
dont le robinet entretenait là une continuelle humidité, trois petites
poules piquaient le sol, cherchaient des vers de terre, les pattes
crottées. Et Gervaise lentement promenait son regard, l'abaissait du
sixième étage au pavé, remontait, surprise de cette énormité, se
sentant au milieu d'un organe vivant, au coeur même d'une ville,
intéressée par la maison, comme si elle avait eu devant elle une
personne géante.

-- Est-ce que madame demande quelqu'un? cria la concierge, intriguée,
en paraissant à la porte de la loge.

Mais la jeune femme expliqua qu'elle attendait une personne. Elle
retourna vers la rue; puis, comme Coupeau tardait, elle revint,
attirée, regardant encore. La maison ne lui semblait pas laide. Parmi
les loques pendues aux fenêtres, des coins de gaieté riaient, une
giroflée fleurie dans un pot, une cage de serins d'où tombait un
gazouillement, des miroirs à barbe mettant au fond de l'ombre des
éclats d'étoiles rondes. En bas, un menuisier chantait, accompagné par
les sifflements réguliers de sa varlope; pendant que, dans l'atelier
de serrurerie, un tintamarre de marteaux battant en cadence faisait
une grosse sonnerie argentine. Puis, à presque toutes les croisées
ouvertes, sur le fond de la misère entrevue, des enfants montraient
leurs têtes barbouillées et rieuses. des femmes cousaient, avec des
profils calmes penchés sur l'ouvrage. C'était la reprise de la tâche
après le déjeuner, les chambres vides des hommes travaillant au
dehors, la maison rentrant dans cette grande paix, coupée uniquement
du bruit des métiers, du bercement d'un refrain, toujours le même,
répété pendant des heures. La cour seulement était un peu humide. Si
Gervaise avait demeuré là, elle aurait voulu un logement au fond, du
côté du soleil. Elle avait fait cinq ou six pas, elle respirait cette
odeur fade des logis pauvres, une odeur de poussière ancienne, de
saleté rance; mais, comme l'âcreté des eaux de teinture dominait, elle
trouvait que ça sentait beaucoup moins mauvais qu'à l'hôtel Boncoeur.
Et elle choisissait déjà sa fenêtre, une fenêtre dans l'encoignure de
gauche, où il y avait une petite caisse, plantée de haricots
d'Espagne, dont les tiges minces commençaient à s'enrouler autour d'un
berceau de ficelles.

Je vous ai fait attendre, hein? dit Coupeau, qu'elle entendit tout
d'un coup près d'elle. C'est une histoire, quand je ne dîne pas chez
eux, d'autant plus qu'aujourd'hui ma soeur a acheté du veau.

Et comme elle avait eu un léger tressaillement de surprise, il
continua, en promenant à son tour ses regards:

-- Vous regardiez la maison. C'est toujours loué du haut en bas. Il y
a trois cents locataires, je crois... Moi, si j'avais eu des meubles,
j'aurais guetté un cabinet... On serait bien ici, n'est-ce pas?

-- Oui, on serait bien, murmura Gervaise. A Plassans, ce n'était pas
si peuplé, dans notre rue... Tenez, c'est gentil, cette fenêtre, au
cinquième, avec des haricots.

Alors, avec son entêtement, il lui demanda encore si elle voulait. Dès
qu'ils auraient un lit, ils loueraient là. Mais elle se sauvait, elle
se hâtait sous le porche, en le priant de ne pas recommencer ses
bêtises. La maison pouvait crouler, elle n'y coucherait bien sûr pas
sous la même couverture que lui. Pourtant, Coupeau, en la quittant
devant l'atelier de madame Fauconnier, put garder un instant dans la
sienne sa main qu'elle lui abandonnait en toute amitié.

Pendant un mois, les bons rapports de la jeune femme et de l'ouvrier
zingueur continuèrent. Il la trouvait joliment courageuse, quand il la
voyait se tuer au travail, soigner les enfants, trouver encore le
moyen de coudre le soir à toutes sortes de chiffons. Il y avait des
femmes pas propres, noceuses, sur leur bouche; mais, sacré mâtin! elle
ne leur ressemblait guère, elle prenait trop la vie au sérieux! Alors,
elle riait, elle se défendait modestement. Pour son malheur, elle
n'avait pas été toujours aussi sage. Et elle faisait allusion à ses
premières couches, dès quatorze ans; elle revenait sur les litres
d'anisette vidés avec sa mère, autrefois. L'expérience la corrigeait
un peu, voilà tout. On avait tort de lui croire une grosse volonté;
elle était très faible, au contraire; elle se laissait aller où on la
poussait, par crainte de causer de la peine à quelqu'un. Son rêve
était de vivre dans une société honnête, parce que la mauvaise
société, disait elle, c'était comme un coup d'assommoir, ça vous
cassait le crâne, ça vous aplatissait une femme en moins de rien. Elle
se sentait prise d'une sueur devant l'avenir et se comparait à un sou
lancé en l'air retombant pile ou face, selon les hasards du pavé. Tout
ce qu'elle avait déjà vu, les mauvais exemples étalés sous ses yeux
d'enfant, lui donnaient une fière leçon. Mais Coupeau la plaisantait
de ses idées noires, la ramenait à tout son courage, en essayant de
lui pincer les hanches; elle le repoussait, lui allongeait des claques
sur les mains, pendant qu'il criait en riant que, pour une femme
faible, elle n'était pas d'un assaut commode. Lui, rigoleur, ne
s'embarrassait pas de l'avenir. Les jours amenaient les jours, pardi!
On aurait toujours bien la niche et la pâtée. Le quartier lui semblait
propre, à part une bonne moitié des soûlards dont on aurait pu
débarrasser les ruisseaux. Il n'était pas méchant diable, tenait
parfois des discours très sensés, avait même un brin de coquetterie,
une raie soignée sur le côté de la tête, de jolies cravates, une paire
de souliers vernis pour le dimanche. Avec cela, une adresse et une
effronterie de singe, une drôlerie gouailleuse d'ouvrier parisien,
pleine de bagou, charmante encore sur son museau jeune.

Tous deux avaient fini par se rendre une foule de services, à l'hôtel
Boncoeur. Coupeau allait lui chercher son lait, se chargeait de ses
commissions, portait ses paquets de linge; souvent, le soir, comme il
revenait du travail le premier, il promenait les enfants, sur le
boulevard extérieur. Gervaise, pour lui rendre ses politesses, montait
dans l'étroit cabinet où il couchait, sous les toits; et elle visitait
ses vêtements, mettant des boutons aux cottes, reprisant les vestes de
toile. Une grande familiarité s'établissait entre eux. Elle ne
s'ennuyait pas, quand il était là, amusée des chansons qu'il
apportait, de cette continuelle blague des faubourgs de Paris, toute
nouvelle encore pour elle. Lui, à se frotter toujours contre ses
jupes, s'allumait de plus en plus. Il était pincé, et ferme! Ça
finissait parle gêner. Il riait toujours, mais l'estomac si mal à
l'aise, si serré, qu'il ne trouvait plus ça drôle. Les bêtises
continuaient, il ne pouvait la rencontrer sans lui crier: « Quand
est-ce? » Elle savait ce qu'il voulait dire, et elle lui promettait la
chose pour la semaine des quatre jeudis. Alors, il la taquinait, se
rendait chez elle avec ses pantoufles à la main, comme pour emménager.
Elle en plaisantait, passait très bien sa journée sans une rougeur
dans les continuelles allusions polissonnes, au milieu desquelles il
la faisait vivre. Pourvu qu'il ne fût pas brutal, elle lui tolérait
tout. Elle se fâcha seulement un jour où, voulant lui prendre un
baiser de force, il lui avait arraché des cheveux.

Vers les derniers jours de juin, Coupeau perdit sa gaieté. Il devenait
tout chose. Gervaise, inquiète de certains regards, se barricadait la
nuit. Puis, après une bouderie qui avait duré du dimanche au mardi,
tout d'un coup, un mardi soir, il vint frapper chez elle, vers onze
heures. Elle ne voulait pas lui ouvrir; mais il avait la voix si douce
et si tremblante, qu'elle finit par retirer la commode poussée contre
la porte. Quand il fut entré, elle le crut malade, tant il lui parut
pâle, les yeux rougis, le visage marbré. Et il restait debout,
bégayant, hochant la tête. Non, non, il n'était pas malade. Il
pleurait depuis deux heures, en haut, dans sa chambre; il pleurait
comme un enfant, en mordant son oreiller, pour ne pas être entendu des
voisins. Voilà trois nuits qu'il ne dormait plus. Ça ne pouvait pas
continuer comme ça.

-- Écoutez, madame Gervaise, dit-il la gorge serrée, sur le point
d'être repris par les larmes, il faut en finir, n'est-ce pas?... Nous
allons nous marier ensemble. Moi, je veux bien, je suis décidé.

Gervaise montrait une grande surprise. Elle était très grave.

-- Oh! monsieur Coupeau, murmura-t-elle, qu'est-ce que vous allez
chercher là! Je ne vous ai jamais demandé cette chose, vous le savez
bien... Ça ne me convenait pas, voilà tout... Oh! non, non, c'est
sérieux, maintenant; réfléchissez, je vous en prie. Mais il continuait
à hocher la tète, d'un air de résolution inébranlable. C'était tout
réfléchi. Il était descendu, parce qu'il avait besoin de passer une
bonne nuit. Elle n'allait pas le laisser remonter pleurer, peut-être!
Dès qu'elle aurait dit oui, il ne la tourmenterait plus, elle pourrait
se coucher tranquille. Il voulait simplement lui entendre dire oui. On
causerait le lendemain.

-- Bien sûr, je ne dirai pas oui comme ça, repris Gervaise. Je ne
tiens pas à ce que, plus tard, vous m'accusiez de vous avoir poussé à
faire une bêtise... Voyez-vous, monsieur Coupeau, vous avez tort de
vous entêter. Vous ignorez vous-même ce que vous éprouvez pour moi. Si
vous ne me rencontriez pas de huit jours, ça vous passerait, je parie.
Les hommes, souvent, se marient pour une nuit, la première, et puis
les nuits se suivent, les jours s'allongent, toute la vie, et ils sont
joliment embêtés... Asseyez-vous là, je veux bien causer tout de
suite.

Alors, jusqu'à une heure du matin, dans la chambre noire, à la clarté
fumeuse d'une chandelle qu'ils oubliaient de moucher, ils discutèrent
leur mariage, baissant la voix, afin de ne pas réveiller les deux
enfants, Claude et Étienne, qui dormaient avec leur petit souffle, la
tête sur le même oreiller. Et Gervaise revenait toujours à eux, les
montrait à Coupeau; c'était là une drôle de dot qu'elle lui apportait,
elle ne pouvait vraiment pas l'encombrer de deux mioches. Puis, elle
était prise de honte pour lui. Qu'est-ce qu'on dirait dans le
quartier? On l'avait connue avec son amant, on savait son histoire; ce
ne serait guère propre, quand on les verrait s'épouser, au bout de
deux mois à peine. A toutes ces bonnes raisons, Coupeau répondait par
des haussements d'épaules. Il se moquait bien du quartier! Il ne
mettait pas son nez dans les affaires des autres; il aurait eu trop
peur de le salir, d'abord! Eh bien! oui, elle avait eu Lantier avant
lui. Où était le mal? Elle ne faisait pas la vie, elle n'amènerait pas
des hommes dans son ménage, comme tant de femmes, et des plus riches.
Quant aux enfants, ils grandiraient, on les élèverait, parbleu! Jamais
il ne trouverait une femme aussi courageuse, aussi bonne, remplie de
plus de qualités. D'ailleurs, ce n'était pas tout ça, elle aurait pu
rouler sur les trottoirs, être laide, fainéante, dégoûtante, avoir une
séquelle d'enfants crottés, ça n'aurait pas compté à ses yeux: il la
voulait.

-- Oui, je vous veux, répétait-il, en tapant son poing sur son genou
d'un martèlement continu. Vous entendez bien, je vous veux... Il n'y a
rien à dire à ça, je pense?

Gervaise, peu à peu, s'attendrissait. Une lâcheté du coeur et des sens
la prenait, au milieu de ce désir brutal dont elle se sentait
enveloppée. Elle ne hasardait plus que des objections timides, les
mains tombées sur ses jupes, la face noyée de douceur. Du dehors, par
la fenêtre entr'ouverte, la belle nuit de juin envoyait des souffles
chauds, qui effaraient la chandelle, dont la haute mèche rougeâtre
charbonnait; dans le grand silence du quartier endormi, on entendait
seulement les sanglots d'enfant d'un ivrogne, couché sur le dos, au
milieu du boulevard; tandis que, très loin, au fond de quelque
restaurant, un violon jouait un quadrille canaille à quelque noce
attardée, une petite musique cristalline, nette et déliée comme une
phrase d'harmonica. Coupeau, voyant la jeune femme à bout d'arguments,
silencieuse et vaguement souriante, avait saisi ses mains, l'attirait
vers lui. Elle était dans une de ces heures d'abandon dont elle se
méfiait tant, gagnée, trop émue pour rien refuser et faire de la peine
à quelqu'un. Mais le zingueur ne comprit pas qu'elle se donnait; il se
contenta de lui serrer les poignets à les broyer, pour prendre
possession d'elle; et ils eurent tous les deux un soupir, à cette
légère douleur, dans laquelle se satisfaisait un peu de leur
tendresse.

-- Vous dites oui, n'est-ce pas? demanda-t-il.

-- Comme vous me tourmentez! murmura-t-elle. Vous le voulez? eh bien,
oui... Mon Dieu, nous faisons là une grande folie, peut-être.

Il s'était levé, l'avait empoignée par la taille, lui appliquait un
rude baiser sur la figure, au hasard. Puis, comme cette caresse
faisait un gros bruit, il s'inquiéta le premier, regardant Claude et
Étienne, marchant à pas de loup, baissant la voix.

-- Chut! soyons sages, dit-il, il ne faut pas réveiller les gosses...
A demain.

Et il remonta à sa chambre. Gervaise, toute tremblante, resta près
d'une heure assise au bord de son lit, sans songer à se déshabiller.
Elle était touchée, elle trouvait Coupeau très-honnête; car elle avait
bien cru un moment que c'était fini, qu'il allait coucher là.
L'ivrogne, en bas, sous la fenêtre, avait une plainte plus rauque de
bête perdue. Au loin, le violon à la ronde canaille se taisait.

Les jours suivants, Coupeau voulut décider Gervaise à monter un soir
chez sa soeur, rue de la Goutte-d'Or. Mais la jeune femme, très
timide, montrait un grand effroi de cette visite aux Lorilleux. Elle
remarquait parfaitement que le zingueur avait une peur sourde du
ménage. Sans doute il ne dépendait pas de sa soeur, qui n'était même
pas l'aînée. Maman Coupeau donnerait son consentement des deux mains,
car jamais elle ne contrariait son fils. Seulement, dans la famille,
les Lorilleux passaient pour gagner jusqu'à dix francs par jour; et
ils tiraient de là une véritable autorité. Coupeau n'aurait pas osé se
marier, sans qu'ils eussent avant tout accepté sa femme.

-- Je leur ai parlé de vous, ils connaissent nos projets,
expliquait-il à Gervaise. Mon Dieu! que vous êtes enfant! Venez ce
soir... Je vous ai avertie, n'est-ce pas? Vous trouverez ma soeur un
peu raide. Lorilleux non plus n'est pas toujours aimable. Au fond, ils
sont très vexés, parce que, si je me marie, je ne mangerai plus chez
eux, et ce sera une économie de moins. Mais ça ne fait rien, ils ne
vous mettront pas à la porte... Faites ça pour moi, c'est absolument
nécessaire.

Ces paroles effrayaient Gervaise davantage. Un samedi soir, pourtant,
elle céda. Coupeau vint la chercher à huit heures et demie. Elle
s'était habillée: une robe noire, avec un châle à palmes jaunes en
mousseline de laine imprimée, et un bonnet blanc garni d'une petite
dentelle. Depuis six semaines qu'elle travaillait, elle avait
économisé les sept francs du châle et les deux francs cinquante du
bonnet; la robe était une vieille robe nettoyée et refaite.

-- Ils vous attendent, lui dit Coupeau, pendant qu'ils faisaient le
tour par la rue des Poissonniers. Oh! ils commencent à s'habituer à
l'idée de me voir marié. Ce soir, ils ont l'air très gentil... Et
puis, si vous n'avez jamais vu faire des chaînes d'or, ça vous amusera
à regarder. Ils ont justement une commande pressée pour lundi.

-- Ils ont de l'or chez eux? demanda Gervaise.  Je crois bien, il y en
--a sur les murs, il y en a par terre, il y en a partout.

Cependant, ils s'étaient engagés sous la porte ronde et avaient
traversé la cour. Les Lorilleux demeuraient au sixième, escalier B.
Coupeau lui cria en riant d'empoigner ferme la rampe et de ne plus la
lâcher. Elle leva les yeux, cligna les paupières, en apercevant la
haute tour creuse de la cage de l'escalier, éclairée par trois becs de
gaz, de deux étages en deux étages; le dernier, tout en haut, avait
l'air d'une étoile tremblotante dans un ciel noir, tandis que les deux
autres jetaient de longues clartés, étrangement découpées, le long de
la spirale interminable des marches.

-- Hein? dit le zingueur en arrivant au palier du premier étage, ça
sent joliment la soupe à l'ognon. On a mangé de la soupe à l'ognon
pour sûr.

En effet, l'escalier B, gris, sale, la rampe et les marches
graisseuses, les murs éraflés montrant le plâtre, était encore plein
d'une violente odeur de cuisine. Sur chaque palier, des couloirs
s'enfonçaient, sonores de vacarme, des portes s'ouvraient, peintes en
jaune, noircies à la serrure par la crasse des mains; et, au ras de la
fenêtre, le plomb soufflait une humidité fétide, dont la puanteur se
mêlait à l'âcreté de l'ognon cuit. On entendait, du rez-de-chaussée au
sixième, des bruits de vaisselle, des poêlons qu'on barbotait, des
casseroles qu'on grattait avec des cuillers pour les récurer. Au
premier étage, Gervaise aperçut, dans l'entrebâillement d'une porte,
sur laquelle le mot: Dessinateur, était écrit en grosses lettres,
deux hommes attablés devant une toile cirée desservie, causant
furieusement, au milieu de la fumée de leurs pipes. Le second étage et
le troisième, plus tranquilles, laissaient passer seulement par les
fentes des boiseries la cadence d'un berceau, les pleurs étouffés d'un
enfant, la grosse voix d'une femme coulant avec un sourd murmure d'eau
courante, sans paroles distinctes; et elle put lire des pancartes
clouées, portant des noms: Madame Gaudron, cardeuse, et plus loin:
Monsieur Madinier, atelier de cartonnage. On se battait au
quatrième: un piétinement dont le plancher tremblait, des meubles
culbutés, un effroyable tapage de jurons et de coups; ce qui
n'empêchait pas les voisins d'en face de jouer aux cartes, la porte
ouverte, pour avoir de l'air. Mais, quand elle fut au cinquième,
Gervaise dut souffler; elle n'avait pas l'habitude de monter; ce mur
qui tournait toujours, ces logements entrevus qui défilaient, lui
cassaient la tête. Une famille, d'ailleurs, barrait le palier; le père
lavait des assiettes sur un petit fourneau de terre, près du plomb,
tandis que la mère, adossée à la rampe, nettoyait le bambin, avant
d'aller le coucher. Cependant, Coupeau encourageait la jeune femme.
Ils arrivaient. Et, lorsqu'il fut enfin au sixième, il se retourna
pour l'aider d'un sourire. Elle, la tête levée, cherchait d'où venait
un filet de voix, qu'elle écoutait depuis la première marche, clair et
perçant, dominant les autres bruits. C'était, sous les toits, une
petite vieille qui chantait en habillant des poupées à treize sous.
Gervaise vit encore, au moment où une grande fille rentrait avec un
seau dans une chambre voisine, un lit défait, où un homme en manches
de chemise attendait, vautré, les yeux en l'air; sur la porte
refermée, une carte de visite écrite à la main indiquait:
Mademoiselle Clémence, repasseuse. Alors, tout en haut, les jambes
cassées, l'haleine courte, elle eut la curiosité de se pencher
au-dessus de la rampe; maintenant, c'était le bec de gaz d'en bas qui
semblait une étoile, au fond du puits étroit des six étages; et les
odeurs, la vie énorme et grondante de la maison, lui arrivaient dans
une seule haleine, battaient d'un coup de chaleur son visage inquiet,
se hasardant là comme au bord d'un gouffre.

-- Nous ne sommes pas arrivés, dit Coupeau. Oh! c'est un voyage!

Il avait pris, à gauche, un long corridor. Il tourna deux fois, la
première encore à gauche, la seconde à droite. Le corridor
s'allongeait toujours, se bifurquait, resserré, lézardé, décrépi, de
loin en loin éclairé par une mince flamme de gaz; et les portes
uniformes, à la file comme des portes de prison ou de couvent,
continuaient à montrer, presque toutes grandes ouvertes, des
intérieurs de misère et de travail, que la chaude soirée de juin
emplissait d'une buée rousse. Enfin, ils arrivèrent à un bout de
couloir complètement sombre.

-- Nous y sommes, reprit le zingueur. Attention! tenez-vous au mur; il
y a trois marches.

Et Gervaise fit encore une dizaine de pas, dans l'obscurité,
prudemment. Elle buta, compta les trois marches. Mais, au fond du
couloir, Coupeau venait de pousser une porte, sans frapper. Une vive
clarté s'étala sur le carreau. Ils entrèrent.

C'était une pièce étranglée, une sorte de boyau, qui semblait le
prolongement même du corridor. Un rideau de laine déteinte, en ce
moment relevé par une ficelle, coupait le boyau en deux. Le premier
compartiment contenait un lit, poussé sous un angle du plafond
mansardé, un poêle de fonte encore tiède du dîner, deux chaises, une
table et une armoire dont il avait fallu scier la corniche pour
qu'elle pût tenir entre le lit et la porte. Dans le second
compartiment se trouvait installé l'atelier: au fond, une étroite
forge avec son soufflet; à droite, un étau scellé au mur, sous une
étagère où traînaient des ferrailles; à gauche, auprès de la fenêtre,
un établi tout petit, encombré de pinces, de cisailles, de scies
microscopiques, grasses et très sales.

-- C'est nous! cria Coupeau, en s'avançant jusqu'au rideau de laine.

Mais on ne répondit pas tout de suite. Gervaise, fort émotionnée,
remuée surtout par cette idée qu'elle allait entrer dans un lieu plein
d'or, se tenait derrière l'ouvrier, balbutiant, hasardant des
hochements de tête, pour saluer. La grande clarté, une lampe brûlant
sur l'établi, un brasier de charbon flambant dans la forge,
accroissait encore son trouble. Elle finit pourtant par voir madame
Lorilleux, petite, rousse, assez forte, tirant de toute la vigueur de
ses bras courts, à l'aide d'une grosse tenaille, un fil de métal noir,
qu'elle passait dans les trous d'une filière fixée à l'étau. Devant
l'établi, Lorilleux, aussi petit de taille, mais d'épaules plus
grêles, travaillait, du bout de ses pinces, avec une vivacité de
singe, à un travail si menu, qu'il se perdait entre ses doigts noueux.
Ce fut le mari qui leva le premier la tête, une tête aux cheveux
rares, d'une pâleur jaune de vieille cire, longue et souffrante.

-- Ah! c'est vous, bien, bien! murmura-t-il. Nous sommes pressés, vous
savez... N'entrez pas dans l'atelier, ça nous gênerait. Restez dans la
chambre.

Et il reprit son travail menu, la face de nouveau dans le reflet
verdâtre d'une boule d'eau, à travers laquelle la lampe envoyait sur
son ouvrage un rond de vive lumière.

-- Prends les chaises! cria à son tour madame Lorilleux. C'est cette
dame, n'est-ce pas? Très bien, très bien!

Elle avait roulé le fil; elle le porta à la forge, et là, activant le
brasier avec un large éventail de bois, elle le mit à recuire, avant
de le passer dans les derniers trous de la filière.

Coupeau avança les chaises, fit asseoir Gervaise au bord du rideau. La
pièce était si étroite, qu'il ne put se caser à côté d'elle. Il
s'assit en arrière, et il se penchait pour lui donner, dans le cou,
des explications sur le travail. La jeune femme, interdite par
l'étrange accueil des Lorilleux, mal à l'aise sous leurs regards
obliques, avait un bourdonnement aux oreilles qui l'empêchait
d'entendre. Elle trouvait la femme très vieille pour ses trente ans,
l'air revêche, malpropre avec ses cheveux queue de vache, roulés sur
sa camisole défaite. Le mari, d'une année plus âgé seulement, lui
semblait un vieillard, aux minces lèvres méchantes, en manches de
chemise, les pieds nus dans des pantoufles éculées. Et ce qui la
consternait surtout, c'était la petitesse de l'atelier, les murs
barbouillés, la ferraille ternie des outils, toute la saleté noire
traînant là dans un bric-à-brac de marchand de vieux clous. Il faisait
terriblement chaud. Des gouttes de sueur perlaient sur la face verdie
de Lorilleux; tandis que madame Lorilleux se décidait à retirer sa
camisole, les bras nus, la chemise plaquant sur les seins tombés.

-- Et l'or? demanda Gervaise à demi-voix.

Ses regards inquiets fouillaient les coins, cherchaient, parmi toute
cette crasse, le resplendissement qu'elle avait rêvé.

Mais Coupeau s'était mis à rire.

-- L'or? dit-il; tenez, en voilà, en voilà encore, et en voilà à vos
pieds!

Il avait indiqué successivement le fil aminci que travaillait sa
soeur, et un autre paquet de fil, pareil à une liasse de fil de fer,
accroché au mur, près de l'étau; puis, se mettant à quatre pattes, il
venait de ramasser par terre, sous la claie de bois qui recouvrait le
carreau de l'atelier, un déchet, un brin semblable à la pointe d'une
aiguille rouillée. Gervaise se récriait. Ce n'était pas de l'or,
peut-être, ce métal noirâtre, vilain comme du fer! Il dut mordre le
déchet, lui montrer l'entaille luisante de ses dents. Et il reprenait
ses explications: les patrons fournissaient l'or en fil, tout allié;
les ouvriers le passaient d'abord par la filière pour l'obtenir à la
grosseur voulue, en ayant soin de le faire recuire cinq ou six fois
pendant l'opération, afin qu'il ne cassât pas. Oh! il fallait une
bonne poigne et de l'habitude! Sa soeur empêchait son mari de toucher
aux filières, parce qu'il toussait. Elle avait de fameux bras, il lui
avait vu tirer l'or aussi mince qu'un cheveu.

Cependant, Lorilleux, pris d'un accès de toux, se pliait sur son
tabouret. Au milieu de la quinte, il parla, il dit d'une voix
suffoquée, toujours sans regarder Gervaise, comme s'il eût constaté la
chose uniquement pour lui:

-- Moi, je fais la colonne.

Coupeau força Gervaise à se lever. Elle pouvait bien s'approcher, elle
verrait. Le chaîniste consentit d'un grognement. Il enroulait le fil
préparé par sa femme autour d'un mandrin, une baguette d'acier
très-mince. Puis, il donna un léger coup de scie, qui tout le long du
mandrin coupa le fil, dont chaque tour forma un maillon. Ensuite il
souda. Les maillons étaient posés sur un gros morceau de charbon de
bois. Il les mouillait d'une goutte de borax, prise dans le cul d'un
verre cassé, à côté de lui; et, rapidement, il les rougissait à la
lampe, sous la flamme horizontale du chalumeau. Alors, quand il eut
une centaine de maillons, il se remit une fois encore à son travail
menu, appuyé au bord de la cheville, un bout de planchette que le
frottement de ses mains avait poli. Il ployait la maille à la pince,
la serrait d'un côté, l'introduisait dans la maille supérieure déjà en
place, la rouvrait à l'aide d'une pointe; cela avec une régularité
continue, les mailles succédant aux mailles, si vivement, que la
chaîne s'allongeait peu à peu sous les yeux de Gervaise, sans lui
permettre de suivre et de bien comprendre.

-- C'est la colonne, dit Coupeau. Il y a le jaseron, le forçat, la
gourmette, la corde. Mais ça, c'est la colonne. Lorilleux ne fait que
la colonne.

Celui-ci eut un ricanement de satisfaction. Il cria, tout en
continuant à pincer les mailles, invisibles entre ses ongles noirs:

-- Écoute donc, Cadet-Cassis!... J'établissais un calcul, ce matin.
J'ai commencé à douze ans, n'est-ce pas? Eh bien! sais-tu quel bout de
colonne j'ai dû faire au jour d'aujourd'hui?

Il leva sa face pâle, cligna ses paupières rougies.

-- Huit mille mètres, entends-tu! Deux lieues!... Hein! un bout de
colonne de deux lieues! Il y a de quoi entortiller le cou à toutes les
femelles du quartier... Et, tu sais, le bout s'allonge toujours.
J'espère bien aller de Paris à Versailles.

Gervaise était retournée s'asseoir, désillusionnée, trouvant tout
très-laid. Elle sourit pour faire plaisir aux Lorilleux. Ce qui la
gênait surtout, c'était le silence gardé sur son mariage, sur cette
affaire si grosse pour elle, sans laquelle elle ne serait certainement
pas venue. Les Lorilleux continuaient à la traiter en curieuse
importune amenée par Coupeau. Et une conversation s'étant enfin
engagée, elle roula uniquement sur les locataires de la maison. Madame
Lorilleux demanda à son frère s'il n'avait pas entendu en montant les
gens du quatrième se battre. Ces Bénard s'assommaient tous les jours;
le mari rentrait soûl comme un cochon; la femme aussi avait bien des
torts, elle criait des choses dégoûtantes. Puis, on parla du
dessinateur du premier, ce grand escogriffe de Baudequin, un poseur
criblé de dettes, toujours fumant, toujours gueulant avec des
camarades. L'atelier de cartonnage de M. Madinier n'allait plus que
d'une patte; le patron avait encore congédié deux ouvrières la veille;
ce serait pain bénit, s'il faisait la culbute, car il mangeait tout,
il laissait ses enfants le derrière nu. Madame Gaudron cardait
drôlement ses matelas: elle se trouvait encore enceinte, ce qui
finissait par n'être guère propre, à son âge. Le propriétaire venait
de donner congé aux Coquet, du cinquième; ils devaient trois termes;
puis, ils s'entêtaient à allumer leur fourneau sur le carré; même que,
le samedi d'auparavant, mademoiselle Remanjou, la vieille du sixième,
en reportant ses poupées, était descendue à temps pour empêcher le
petit Linguerlot d'avoir le corps tout brûlé. Quant à mademoiselle
Clémence, la repasseuse, elle se conduisait comme elle l'entendait,
mais on ne pouvait pas dire, elle adorait les animaux, elle possédait
un coeur d'or. Hein! quel dommage, une belle fille pareille aller avec
tous les hommes! On la rencontrerait une nuit sur un trottoir, pour
sûr.

-- Tiens, en voilà une, dit Lorilleux à sa femme, en lui donnant le
bout de chaîne auquel il travaillait depuis le déjeuner. Tu peux la
dresser.

Et il ajouta, avec l'insistance d'un homme qui ne lâche pas aisément
une plaisanterie:

-- Encore quatre pieds et demi... Ça me rapproche de Versailles.

Cependant, madame Lorilleux, après l'avoir fait recuire, dressait la
colonne, en la passant à la filière de réglage. Elle la mit ensuite
dans une petite casserole de cuivre à long manche, pleine d'eau
seconde, et la dérocha au feu de la forge. Gervaise, de nouveau
poussée par Coupeau, dut suivre cette dernière opération. Quand la
chaîne fut dérochée, elle devint d'un rouge sombre. Elle était finie,
prête à livrer.

-- On livre en blanc, expliqua encore le zingueur. Ce sont les
polisseuses qui frottent ça avec du drap.

Mais Gervaise se sentait à bout de courage. La chaleur, de plus en
plus forte, la suffoquait. On laissait la porte fermée, parce que le
moindre courant d'air enrhumait Lorilleux. Alors, comme on ne parlait
pas toujours de leur mariage, elle voulut s'en aller, elle tira
légèrement la veste de Coupeau. Celui-ci comprit. Il commençait,
d'ailleurs, à être également embarrassé et vexé de cette affectation
de silence.

-- Eh bien, nous partons, dit-il. Nous vous laissons travailler.

Il piétina un instant, il attendit, espérant un mot, une allusion
quelconque. Enfin, il se décida à entamer les choses lui-même.

-- Dites donc, Lorilleux, nous comptons sur vous, vous serez le témoin
de ma femme.

Le chaîniste leva la tête, joua la surprise, avec un ricanement;
tandis que sa femme, lâchant les filières, se plantait au milieu de
l'atelier.

-- C'est donc sérieux? murmura-t-il. Ce sacré Cadet-Cassis, on ne sait
jamais s'il veut rire.

-- Ah! oui, madame est la personne, dit à son tour la femme en
dévisageant Gervaise. Mon Dieu! nous n'avons pas de conseil à vous
donner, nous autres... C'est une drôle d'idée de se marier tout de
même. Enfin, si ça vous va à l'un et à l'autre. Quand ça ne réussit
pas, on s'en prend à soi, voilà tout. Et ça ne réussit pas souvent,
pas souvent, pas souvent...

La voix ralentie sur ces derniers mots, elle hochait la tête, passant
de la figure de la jeune femme à ses mains, à ses pieds, comme si elle
avait voulu la déshabiller, pour lui voir les grains de la peau. Elle
dut la trouver mieux qu'elle ne comptait.

-- Mon frère est bien libre, continua-t-elle d'un ton plus pincé. Sans
doute, la famille aurait peut-être désiré... On fait toujours des
projets. Mais les choses tournent si drôlement... Moi, d'abord, je ne
veux pas me disputer. Il nous aurait amené la dernière des dernières,
je lui aurais dit: Épouse-la et fiche-moi la paix... Il n'était
pourtant pas mal ici, avec nous. Il est assez gras, on voit bien qu'il
ne jeûnait guère. Et toujours sa soupe chaude, juste à la minute...
Dis donc, Lorilleux, tu ne trouves pas que madame ressemble à Thérèse,
tu sais bien, cette femme d'en face qui est morte de la poitrine?

-- Oui, il y a un faux air, répondit le chaîniste.

-- Et vous avez deux enfants, madame. Ah! ça, par exemple, je l'ai dit
à mon frère: Je ne comprends pas comment tu épouses une femme qui a
deux enfants... Il ne faut pas vous fâcher, si je prends ses intérêts;
c'est bien naturel... Vous n'avez pas l'air fort, avec ça... N'est-ce
pas, Lorilleux, madame n'a pas l'air fort?

-- Non, non, elle n'est pas forte.

Ils ne parlèrent pas de sa jambe. Mais Gervaise comprenait, à leurs
regards obliques et au pincement de leurs lèvres, qu'ils y faisaient
allusion. Elle restait devant eux, serrée dans son mince châle à
palmes jaunes, répondant par des monosyllabes, comme devant des juges.
Coupeau, la voyant souffrir, finit par crier:

-- Ce n'est pas tout ça... Ce que vous dites et rien, c'est la même
chose. La noce aura lieu le samedi 29 juillet. J'ai calculé sur
l'almanach. Est-ce convenu? ça vous va-t-il?

-- Oh! ça nous va toujours, dit sa soeur. Tu n'avais pas besoin de
nous consulter... Je n'empêcherai pas Lorilleux d'être témoin. Je veux
avoir la paix.

Gervaise, la tête basse, ne sachant plus à quoi s'occuper, avait
fourré le bout de son pied dans un losange de la claie de bois, dont
le carreau de l'atelier était couvert; puis, de peur d'avoir dérangé
quelque chose en le retirant, elle s'était baissée, tâtant avec la
main. Lorilleux, vivement, approcha la lampe. Et il lui examinait les
doigts avec méfiance.

-- Il faut prendre garde, dit-il, les petits morceaux d'or, ça se
colle sous les souliers, et ça s'emporte, sans qu'on le sache.

Ce fut toute une affaire. Les patrons n'accordaient pas un milligramme
de déchet. Et il montra la patte de lièvre avec laquelle il brossait
les parcelles d'or restées sur la cheville, et la peau étalée sur ses
genoux, mise là pour les recevoir. Deux fois par semaine, on balayait
soigneusement l'atelier; on gardait les ordures, on les brûlait, on
passait les cendres, dans lesquelles on trouvait par mois jusqu'à
vingt-cinq et trente francs d'or.

Madame Lorilleux ne quittait pas du regard les souliers de Gervaise.
-- Mais il n'y a pas à se fâcher, murmura-t-elle, avec un sourire
aimable. Madame peut regarder ses semelles.

Et Gervaise, très-rouge, se rassit, leva ses pieds, fit voir qu'il n'y
avait rien. Coupeau avait ouvert la porte en criant: Bonsoir! d'une
voix brusque. Il l'appela, du corridor. Alors, elle sortit à son tour,
après avoir balbutié une phrase de politesse: elle espérait bien qu'on
se reverrait et qu'on s'entendrait tous ensemble. Mais les Lorilleux
s'étaient déjà remis à l'ouvrage, au fond du trou noir de l'atelier,
où la petite forge luisait, comme un dernier charbon blanchissant dans
la grosse chaleur d'un four. La femme, un coin de la chemise glissé
sur l'épaule, la peau rougie par le reflet du brasier, tirait un
nouveau fil, gonflait à chaque effort son cou, dont les muscles se
roulaient, pareils à des ficelles. Le mari, courbé sous la lueur verte
de la boule d'eau, recommençant un bout de chaîne, ployait la maille à
la pince, la serrait d'un côté, l'introduisait dans la maille
supérieure, la rouvrait à l'aide d'une pointe, continuellement,
mécaniquement, sans perdre un geste pour essuyer la sueur de sa face.

Quand Gervaise déboucha des corridors sur le palier du sixième, elle
ne put retenir cette parole, les larmes aux yeux:

-- Ça ne promet pas beaucoup de bonheur.

Coupeau branla furieusement la tête. Lorilleux lui revaudrait cette
soirée-là. Avait-on jamais vu un pareil grigou! croire qu'on allait
lui emporter trois grains de sa poussière d'or! Toutes ces histoires,
c'était de l'avarice pure. Sa soeur avait peut-être cru qu'il ne se
marierait jamais, pour lui économiser quatre sous sur son pot-au-feu?
Enfin, ça se ferait quand même le 29 juillet. Il se moquait pas mal
d'eux!

Mais Gervaise, en descendant l'escalier, se sentait toujours le coeur
gros, tourmentée d'une bête de peur, qui lui faisait fouiller avec
inquiétude les ombres grandies de la rampe. A cette heure, l'escalier
dormait, désert, éclairé seulement par le bec de gaz du second étage,
dont la flamme rapetissée mettait, au fond de ce puits de ténèbres, la
goutte de clarté d'une veilleuse. Derrière les portes fermées, on
entendait le gros silence, le sommeil écrasé des ouvriers couchés au
sortir de table. Pourtant, un rire adouci sortait de la chambre de la
repasseuse, tandis qu'un filet de lumière glissait par la serrure de
mademoiselle Remanjou, taillant encore, avec un petit bruit de
ciseaux, les robes de gaze des poupées à treize sous. En bas, chez
madame Gaudron, un enfant continuait à pleurer. Et les plombs
soufflaient une puanteur plus forte, au milieu de la grande paix,
noire et muette.

Puis, dans la cour, pendant que Coupeau demandait le cordon d'une voix
chantante, Gervaise se retourna, regarda une dernière fois la maison.
Elle paraissait grandie sous le ciel sans lune. Les façades grises,
comme nettoyées de leur lèpre et badigeonnées d'ombre, s'étendaient,
montaient; et elles étaient plus nues encore, toutes plates,
déshabillées des loques séchant le jour au soleil. Les fenêtres closes
dormaient. Quelques-unes, éparses, vivement allumées, ouvraient des
yeux, semblaient faire loucher certains coins. Au-dessus de chaque
vestibule, de bas en haut, à la file, les vitres des six paliers,
blanches d'une lueur pâle, dressaient une tour étroite de lumière. Un
rayon de lampe, tombé de l'atelier de cartonnage, au second, mettait
une traînée jaune sur le pavé de la cour, trouant les ténèbres qui
noyaient les ateliers du rez-de-chaussée. Et, du fond de ces ténèbres,
dans le coin humide, des gouttes d'eau, sonores au milieu du silence,
tombaient une à une du robinet mal tourné de la fontaine. Alors, il
sembla à Gervaise que la maison était sur elle, écrasante, glaciale à
ses épaules. C'était toujours sa bête de peur, un enfantillage dont
elle souriait ensuite.

-- Prenez garde! cria Coupeau.

Et elle dut, pour sortir, sauter par-dessus une grande mare, qui avait
coulé de la teinturerie. Ce jour-là, la mare était bleue, d'un azur
profond de ciel d'été, où la petite lampe de nuit du concierge
allumait des étoiles.

Gervaise ne voulait pas de noce. A quoi bon dépenser de l'argent?
Puis, elle restait un peu honteuse; il lui semblait inutile d'étaler
le mariage devant tout le quartier. Mais Coupeau se récriait: on ne
pouvait pas se marier comme ça, sans manger un morceau ensemble. Lui,
se battait joliment l'oeil du quartier! Oh! quelque chose de tout
simple, un petit tour de balade l'après-midi, en attendant d'aller
tordre le cou à un lapin, au premier gargot venu. Et pas de musique au
dessert, bien sûr, pas de clarinette pour secouer le panier aux
crottes des dames. Histoire de trinquer seulement, avant de revenir
faire dodo chacun chez soi.

Le zingueur, plaisantant, rigolant, décida la jeune femme, lorsqu'il
lui eut juré qu'on ne s'amuserait pas. Il aurait l'oeil sur les
verres, pour empêcher les coups de soleil. Alors, il organisa un
pique-nique à cent sous par tête, chez Auguste, au Moulin-d'Argent,
boulevard de la Chapelle. C'était un petit marchand de vin dans les
prix doux, qui avait un bastringue au fond de son arrière-boutique,
sous les trois acacias de sa cour. Au premier, on serait parfaitement
bien. Pendant dix jours, il racola des convives, dans la maison de sa
soeur, rue de la Goutte-d'Or: M. Madinier, mademoiselle Remanjou,
madame Gaudron et son mari. Il finit même par faire accepter à
Gervaise deux camarades, Bibi-la-Grillade et Mes-Bottes: sans doute
Mes-Bottes levait le coude, mais il avait un appétit si farce, qu'on
l'invitait toujours dans les pique-nique, à cause de la tête du
marchand de soupe en voyant ce sacré trou-là avaler ses douze livres
de pain. La jeune femme, de son côté, promit d'amener sa patronne,
madame Fauconnier, et les Boche, de très braves gens. Tout compte
fait, on se trouverait quinze à table. C'était assez. Quand on est
trop de monde, ça se termine toujours par des disputes.

Cependant, Coupeau n'avait pas le sou. Sans chercher à crâner, il
entendait agir en homme propre. Il emprunta cinquante francs à son
patron. Là-dessus, il acheta d'abord l'alliance, une alliance d'or de
douze francs, que Lorilleux lui procura en fabrique pour neuf francs.
Il se commanda ensuite une redingote, un pantalon et un gilet, chez un
tailleur de la rue Myrrha, auquel il donna seulement un acompte de
vingt-cinq francs; ses souliers vernis et son bolivar pouvaient encore
marcher. Quand il eut mis de côté les dix francs du pique-nique, son
écot et celui de Gervaise, les enfants devant passer par-dessus le
marché, il lui resta tout juste six francs, le prix d'une messe à
l'autel des pauvres. Certes, il n'aimait pas les corbeaux, ça lui
crevait le coeur de porter ses six francs à ces galfatres-là, qui n'en
avaient pas besoin pour se tenir le gosier frais. Mais un mariage sans
messe, on avait beau dire, ce n'était pas un mariage. Il alla lui-même
à l'église marchander; et, pendant une heure, il s'attrapa avec un
vieux petit prêtre, en soutane sale, voleur comme une fruitière. Il
avait envie de lui ficher des calottes. Puis, par blague, il lui
demanda s'il ne trouverait pas, dans sa boutique, une messe
d'occasion, point trop détériorée, et dont un couple bon enfant ferait
encore son beurre. Le vieux petit prêtre, tout en grognant que Dieu
n'aurait aucun plaisir à bénir son union, finit par lui laisser sa
messe à cinq francs. C'était toujours vingt sous d'économie. Il lui
restait vingt sous.

Gervaise, elle aussi, tenait à être propre. Dès que le mariage fut
décidé, elle s'arrangea, fit des heures en plus, le soir, arriva à
mettre trente francs de côté. Elle avait une grosse envie d'un petit
mantelet de soie, affiché treize francs, rue du Faubourg-Poissonnière.
Elle se le paya, puis racheta pour dix francs au mari d'une
blanchisseuse, morte dans la maison de madame Fauconnier, une robe de
laine gros bleu, qu'elle refit complètement à sa taille. Avec les sept
francs qui restaient, elle eut une paire de gants de coton, une rose
pour son bonnet et des souliers pour son aîné Claude. Heureusement les
petits avaient des blouses possibles. Elle passa quatre nuits,
nettoyant tout, visitant jusqu'aux plus petits trous de ses bas et de
sa chemise.

Enfin, le vendredi soir, la veille du grand jour, Gervaise et Coupeau,
en rentrant du travail, eurent encore à trimer jusqu'à onze heures.
Puis, avant de se coucher chacun chez soi, ils passèrent une heure
ensemble, dans la chambre de la jeune femme, bien contents d'être au
bout de cet embarras. Malgré leur résolution de ne pas se casser les
côtes pour le quartier, ils avaient fini par prendre les choses à
coeur et par s'éreinter. Quand ils se dirent bonsoir, ils dormaient
debout. Mais, tout de même, ils poussaient un gros soupir de
soulagement. Maintenant, c'était réglé. Coupeau avait pour témoins M.
Madinier et Bibi-la-Grillade; Gervaise comptait sur Lorilleux et sur
Boche. On devait aller tranquillement à la mairie et à l'église, tous
les six, sans traîner derrière soi une queue de monde. Les deux soeurs
du marié avaient même déclaré qu'elles resteraient chez elles, leur
présence n'étant pas nécessaire. Seule maman Coupeau s'était mise à
pleurer, en disant qu'elle partirait plutôt en avant, pour se cacher
dans un coin; et on avait promis de l'emmener. Quant au rendez-vous de
toute la société, il était fixé à une heure, au Moulin-d'Argent. De
là on irait gagner la faim dans la plaine Saint-Denis; on prendrait le
chemin de fer et on retournerait à pattes, le long de la grande route.
La partie s'annonçait très bien, pas une bosse à tout avaler, mais un
brin de rigolade, quelque chose de gentil et d'honnête.

Le samedi matin, en s'habillant, Coupeau fut pris d'inquiétude, devant
sa pièce de vingt sous. Il venait de songer que, par politesse, il lui
faudrait offrir un verre de vin et une tranche de jambon aux témoins,
en attendant le dîner. Puis, il y aurait peut-être des frais imprévus.
Décidément, vingt sous, ça ne suffisait pas. Alors, après s'être
chargé de conduire Claude et Étienne chez madame Boche, qui devait les
amener le soir au dîner, il courut rue de la Goutte-d'Or et monta
carrément emprunter dix francs à Lorilleux. Par exemple, ça lui
écorchait le gosier, car il s'attendait à la grimace de son
beau-frère. Celui-ci grogna, ricana d'un air de mauvaise bête, et
finalement prêta les deux pièces de cent sous. Mais Coupeau entendit
sa soeur qui disait entre ses dents que « ça commençait bien. »

Le mariage à la mairie était pour dix heures et demie. Il faisait très
beau, un soleil du tonnerre, rôtissant les rues. Pour ne pas être
regardés, les mariés, la maman et les quatre témoins se séparèrent en
deux bandes. En avant, Gervaise marchait au bras de Lorilleux, tandis
que M. Madinier conduisait maman Coupeau; puis, à vingt pas, sur
l'autre trottoir, venaient Coupeau, Boche et Bibi-la-Grillade. Ces
trois-là étaient en redingote noire, le dos rond, les bras ballants;
Boche avait un pantalon jaune; Bibi-la-Grillade, boutonné jusqu'au
cou, sans gilet, laissait passer seulement un coin de cravate roulé en
corde. Seul, M. Madinier portait un habit, un grand habit à queue
carrée; et les passants s'arrêtaient pour voir ce monsieur promenant
la grosse mère Coupeau, en châle vert, en bonnet noir, avec des rubans
rouges. Gervaise, très douce, gaie, dans sa robe d'un bleu dur, les
épaules serrées sous son étroit mantelet, écoutait complaisamment les
ricanements de Lorilleux, perdu au fond d'un immense paletot sac,
malgré la chaleur; puis, de temps à autre, au coude des rues, elle
tournait un peu la tête, jetait un fin sourire à Coupeau, que ses
vêtements neufs, luisants au soleil, gênaient.

Tout en marchant très-lentement, ils arrivèrent à la mairie une grande
demi-heure trop tôt. Et, comme le maire fut en retard, leur tour vint
seulement vers onze heures. Ils attendirent sur des chaises, dans un
coin de la salle, regardant le haut plafond et la sévérité des murs,
parlant bas, reculant leurs sièges par excès de politesse, chaque fois
qu'un garçon de bureau passait. Pourtant, à demi-voix, ils traitaient
le maire de fainéant; il devait être pour sûr chez sa blonde, à
frictionner sa goutte; peut-être bien aussi qu'il avait avalé son
écharpe. Mais, quand le magistrat parut, ils se levèrent
respectueusement. On les fit rasseoir. Alors, ils assistèrent à trois
mariages, perdus dans trois noces bourgeoises, avec des mariées en
blanc, des fillettes frisées, des demoiselles à ceintures roses, des
cortèges interminables de messieurs et de dames sur leur trente-et-un,
l'air très comme il faut. Puis, quand on les appela, ils faillirent ne
pas être mariés, Bibi-la-Grillade ayant disparu. Boche le retrouva en
bas, sur la place, fumant une pipe. Aussi, ils étaient encore de jolis
cocos dans cette boîte, de se ficher du monde, parce qu'on n'avait pas
des gants beurre frais à leur mettre sous le nez! Et les formalités,
la lecture du Code, les questions posées, la signature des pièces,
furent expédiées si rondement, qu'ils se regardèrent, se croyant volés
d'une bonne moitié de la cérémonie. Gervaise, étourdie, le coeur
gonflé, appuyait son mouchoir sur ses lèvres. Maman Coupeau pleurait à
chaudes larmes. Tous s'étaient appliqués sur le registre, dessinant
leurs noms, en grosses lettres boiteuses, sauf le marié qui avait
tracé une croix, ne sachant pas écrire. Ils donnèrent chacun quatre
sous pour les pauvres. Lorsque le garçon remit à Coupeau le certificat
de mariage, celui-ci, le coude poussé par Gervaise, se décida à sortir
encore cinq sous.

La trotte était bonne de la mairie à l'église. En chemin, les hommes
prirent de la bière, maman Coupeau et Gervaise, du cassis avec de
l'eau. Et ils eurent à suivre une longue rue, où le soleil tombait
d'aplomb, sans un filet d'ombre. Le bedeau les attendait au milieu de
l'église vide; il les poussa vers une petite chapelle, en leur
demandant furieusement si c'était pour se moquer de la religion qu'ils
arrivaient en retard. Un prêtre vint à grandes enjambées, l'air
maussade, la face pâle de faim, précédé par un clerc en surplis sale
qui trottinait. Il dépêcha sa messe, mangeant les phrases latines, se
tournant, se baissant, élargissant les bras, en hâte, avec des regards
obliques sur les mariés et sur les témoins. Les mariés, devant
l'autel, très-embarrassés, ne sachant pas quand il fallait
s'agenouiller, se lever, s'asseoir, attendaient un geste du clerc. Les
témoins, pour être convenables, se tenaient debout tout le temps;
tandis que maman Coupeau, reprise par les larmes, pleurait dans le
livre de messe qu'elle avait emprunté à une voisine. Cependant, midi
avait sonné, la dernière messe était dite, l'église s'emplissait du
piétinement des sacristains, du vacarme des chaises remises en place.
On devait préparer le maître-autel pour quelque fête, car on entendait
le marteau des tapissiers clouant des tentures. Et, au fond de la
chapelle perdue, dans la poussière d'un coup de balai donné par le
bedeau, le prêtre à l'air maussade promenait vivement ses mains sèches
sur les têtes inclinées de Gervaise et de Coupeau, et semblait les
unir au milieu d'un déménagement, pendant une absence du bon Dieu,
entre deux messes sérieuses. Quand la noce eut de nouveau signé sur un
registre, à la sacristie, et qu'elle se retrouva en plein soleil, sous
le porche, elle resta un instant là, ahurie, essoufflée d'avoir été
menée au galop.

-- Voilà! dit Coupeau, avec un rire gêné.

Il se dandinait, il ne trouvait rien là de rigolo. Pourtant, il
ajouta:

-- Ah bien! ça ne traîne pas. Ils vous envoient ça en quatre
mouvements... C'est comme chez les dentistes: on n'a pas le temps de
crier ouf! ils marient sans douleur.

-- Oui, oui, de la belle ouvrage, murmura Lorilleux en ricanant. Ça se
bâcle en cinq minutes et ça tient bon toute la vie... Ah! ce pauvre
Cadet-Cassis, va!

Et les quatre témoins donnèrent des tapes sur les épaules du zingueur
qui faisait le gros dos. Pendant ce temps, Gervaise embrassait maman
Coupeau, souriante, les yeux humides pourtant. Elle répondait aux
paroles entrecoupées de la vieille femme:

-- N'ayez pas peur, je ferai mon possible. Si ça tournait mal, ça ne
serait pas de ma faute. Non, bien sûr, j'ai trop envie d'être
heureuse... Enfin, c'est fait, n'est-ce pas? C'est à lui et à moi de
nous entendre et d'y mettre du nôtre.

Alors, on alla droit au Moulin-d'Argent. Coupeau avait pris le bras
de sa femme. Ils marchaient vite, riant, comme emportés, à deux cents
pas devant les autres, sans voir les maisons, ni les passants, ni les
voitures. Les bruits assourdissants du faubourg sonnaient des cloches
à leurs oreilles. Quand ils arrivèrent chez le marchand de vin,
Coupeau commanda tout de suite deux litres, du pain et des tranches de
jambon, dans le petit cabinet vitré du rez-de-chaussée, sans assiettes
ni nappe, simplement pour casser une croûte. Puis, voyant Boche et
Bibi-la-Grillade montrer un appétit sérieux, il fit venir un troisième
litre et un morceau de brie. Maman Coupeau n'avait pas faim, était
trop suffoquée pour manger. Gervaise, qui mourait de soif, buvait de
grands verres d'eau à peine rougie.

-- Ça me regarde, dit Coupeau, en passant immédiatement au comptoir,
où il paya quatre francs cinq sous.

Cependant, il était une heure, les invités arrivaient. Madame
Fauconnier, une femme grasse, belle encore, parut la première; elle
avait une robe écrue, à fleurs imprimées, avec une cravate rose et un
bonnet très chargé de fleurs. Ensuite vinrent ensemble mademoiselle
Remanjou, toute fluette dans l'éternelle robe noire qu'elle semblait
garder même pour se coucher, et le ménage Gaudron, le mari, d'une
lourdeur de brute, faisant craquer sa veste brune au moindre geste, la
femme, énorme, étalant son ventre de femme enceinte, dont sa jupe,
d'un violet cru, élargissait encore la rondeur. Coupeau expliqua qu'il
ne faudrait pas attendre Mes-Bottes; le camarade devait retrouver la
noce sur la route de Saint-Denis.

-- Ah bien! s'écria madame Lerat en entrant, nous allons avoir une
jolie saucée! Ça va être drôle!

Et elle appela la société sur la porte du marchand de vin, pour voir
les nuages, un orage d'un noir d'encre qui montait rapidement au sud
de Paris. Madame Lerat, l'aînée des Coupeau, était une grande femme,
sèche, masculine, parlant du nez, fagotée dans une robe puce trop
large, dont les longs effilés la faisaient ressembler à un caniche
maigre sortant de l'eau. Elle jouait avec son ombrelle comme avec un
bâton. Quand elle eut embrassé Gervaise, elle reprit:

-- Vous n'avez pas idée, on reçoit un soufflet dans la rue.... On
dirait qu'on vous jette du feu à la figure.

Tout le monde déclara alors sentir l'orage depuis longtemps. Quand on
était sorti de l'église, M. Madinier avait bien vu ce dont il
retournait. Lorilleux racontait que ses cors l'avaient empêché de
dormir; à partir de trois heures du matin. D'ailleurs, ça ne pouvait
pas finir autrement; voilà trois jours qu'il faisait vraiment trop
chaud.

-- Oh! ça va peut-être couler, répétait Coupeau, debout à la porte,
interrogeant le ciel d'un regard inquiet. On n'attend plus que ma
soeur, on pourrait tout de même partir, si elle arrivait.

Madame Lorilleux, en effet, était en retard. Madame Lerat venait de
passer chez elle, pour la prendre; mais, comme elle l'avait trouvée en
train de mettre son corset, elles s'étaient disputées toutes les deux.
La grande veuve ajouta à l'oreille de son frère:

-- Je l'ai plantée là. Elle est d'une humeur!... Tu verras quelle
tête!

Et la noce dut patienter un quart d'heure encore, piétinant dans la
boutique du marchand de vin, coudoyée, bousculée, au milieu des hommes
qui entraient boire un canon sur le comptoir. Par moments, Boche, ou
madame Fauconnier ou Bibi-la-Grillade, se détachaient, s'avançaient au
bord du trottoir, les yeux en l'air. Ça ne coulait pas du tout; le
jour baissait, des souffles de vent, rasant le sol, enlevaient de
petits tourbillons de poussière blanche. Au premier coup de tonnerre,
mademoiselle Remanjou se signa. Tous les regards se portaient avec
anxiété sur l'oeil-de-boeuf, au-dessus de la glace: il était déjà deux
heures moins vingt.

-- Allez-y! cria Coupeau. Voilà les anges qui pleurent.

Une rafale de pluie balayait la chaussée, où des femmes fuyaient, en
tenant leurs jupes à deux mains. Et ce fut sous cette première ondée
que madame Lorilleux arriva enfin, essoufflée, furibonde, se battant
sur le seuil avec son parapluie, qui ne voulait pas se fermer.

-- A-t-on jamais vu! bégayait-elle. Ça m'a pris juste à la porte.
J'avais envie de remonter et de me déshabiller. J'aurais rudement bien
fait... Ah! elle est jolie, la noce! Je le disais, je voulais tout
renvoyer à samedi prochain. Et il pleut parce qu'on ne m'a pas
écoutée! Tant mieux! tant mieux que le ciel crève!

Coupeau essaya de la calmer. Mais elle l'envoya coucher. Ce ne serait
pas lui qui payerait sa robe, si elle était perdue. Elle avait une
robe de soie noire, dans laquelle elle étouffait; le corsage, trop
étroit, tirait sur les boutonnières, la coupait aux épaules; et la
jupe, taillée en fourreau, lui serrait si fort les cuisses, qu'elle
devait marcher à tout petits pas. Pourtant, les dames de la société la
regardaient, les lèvres pincées, l'air ému de sa toilette. Elle ne
parut même pas voir Gervaise, assise à côté de maman Coupeau. Elle
appela Lorilleux, lui demanda son mouchoir; puis, dans un coin de la
boutique, soigneusement, elle essuya une à une les gouttes de pluie
roulées sur la soie.

Cependant, l'ondée avait brusquement cessé. Le jour baissait encore,
il faisait presque nuit, une nuit livide traversée par de larges
éclairs. Bibi-la-Grillade répétait en riant qu'il allait tomber des
curés, bien sûr. Alors, l'orage éclata avec une extrême violence.
Pendant une demi-heure, l'eau tomba à seaux, la foudre gronda sans
relâche. Les hommes, debout devant la porte, contemplaient le voile
gris de l'averse, les ruisseaux grossis, la poussière d'eau volante
montant du clapotement des flaques. Les femmes s'étaient assises,
effrayées, les mains aux yeux. On ne causait plus, la gorge un peu
serrée. Une plaisanterie risquée sur le tonnerre par Boche, disant que
saint Pierre éternuait là-haut, ne fit sourire personne. Mais, quand
la foudre espaça ses coups, se perdit au loin, la société recommença à
s'impatienter, se fâcha contre l'orage, jurant et montrant le poing
aux nuées. Maintenant, du ciel couleur de cendre, une pluie fine
tombait, interminable.

-- Il est deux heures passées, cria madame Lorilleux. Nous ne pouvons
pourtant pas coucher ici!

Mademoiselle Remanjou ayant parlé d'aller à la campagne tout de même,
quand on devrait s'arrêter dans le fossé des fortifications, la noce
se récria: les chemins devaient être jolis, on ne pourrait seulement
pas s'asseoir sur l'herbe; puis, ça ne paraissait pas fini, il
reviendrait peut-être une saucée. Coupeau, qui suivait des yeux un
ouvrier trempé marchant tranquillement sous la pluie, murmura:

-- Si cet animal de Mes-Bottes nous attend sur la route de
Saint-Denis, il n'attrapera pas un coup de soleil.

Cela fit rire. Mais la mauvaise humeur grandissait. Ça devenait
crevant à la fin. Il fallait décider quelque chose. On ne comptait pas
sans doute se regarder comme ça le blanc des yeux jusqu'au dîner.
Alors, pendant un quart d'heure, en face de l'averse entêtée, on se
creusa le cerveau. Bibi-la-Grillade proposait de jouer aux cartes;
Boche, de tempérament polisson et sournois, savait un petit jeu bien
drôle, le jeu du confesseur; madame Gaudron parlait d'aller manger de
la tarte aux ognons, chaussée Clignancourt; madame Lerat aurait
souhaité qu'on racontât des histoires; Gaudron ne s'embêtait pas, se
trouvait bien là, offrait seulement de se mettre à table tout de
suite. Et, à chaque proposition, on discutait, on se fâchait: c'était
bête, ça endormirait tout le monde, on les prendrait pour des
moutards. Puis, comme Lorilleux, voulant dire son mot, trouvait
quelque chose de bien simple, une promenade sur les boulevards
extérieurs jusqu'au Père-Lachaise, où l'on pourrait entrer voir le
tombeau d'Héloïse et d'Abélard, si l'on avait le temps, madame
Lorilleux, ne se contenant plus, éclata. Elle fichait le camp, elle!
Voilà ce qu'elle faisait! Est-ce qu'on se moquait du monde? Elle
s'habillait, elle recevait la pluie, et c'était pour s'enfermer chez
un marchand de vin! Non, non, elle en avait assez d'une noce comme ça,
elle préférait son chez elle. Coupeau et Lorilleux durent barrer la
porte. Elle répétait:

-- Otez-vous de là! Je vous dis que je m'en vais!

Son mari ayant réussi à la calmer, Coupeau s'approcha de Gervaise,
toujours tranquille dans son coin, causant avec sa belle-mère et
madame Fauconnier.

-- Mais vous ne proposez rien, vous! dit-il, sans oser encore la
tutoyer.

-- Oh! tout ce qu'on voudra, répondit-elle en riant. Je ne suis pas
difficile. Sortons, ne sortons pas, ça m'est égal. Je me sens
très-bien, je n'en demande pas plus.

Et elle avait, en effet, la figure tout éclairée d'une joie paisible.
Depuis que les invités se trouvaient là, elle parlait à chacun d'une
voix un peu basse et émue, l'air raisonnable, sans se mêler aux
disputes. Pendant l'orage, elle était restée les yeux fixes, regardant
les éclairs, comme voyant des choses graves, très-loin, dans l'avenir,
à ces lueurs brusques.

M. Madinier, pourtant, n'avait encore rien proposé. Il était appuyé
contre le comptoir, les pans de son habit écartés, gardant son
importance de patron. Il cracha longuement, roula ses gros yeux.

-- Mon Dieu! dit-il, on pourrait aller au musée... Et il se caressa le
menton, en consultant la société d'un clignement de paupières.

-- Il y a des antiquités, des images, des tableaux, un tas de choses.
C'est très instructif.... Peut-être bien que vous ne connaissez pas
ça. Oh! c'est à voir, au moins une fois.

La noce se regardait, se tâtait. Non, Gervaise ne connaissait pas ça;
madame Fauconnier non plus, ni Boche, ni les autres. Coupeau croyait
bien être monté un dimanche, mais il ne se souvenait plus bien. On
hésitait cependant, lorsque madame Lorilleux, sur laquelle
l'importance de M. Madinier produisait une grande impression, trouva
l'offre très comme il faut, très honnête. Puisqu'on sacrifiait la
journée, et qu'on était habillé, autant valait-il visiter quelque
chose pour son instruction. Tout le monde approuva. Alors, comme la
pluie tombait encore un peu, on emprunta au marchand de vin des
parapluies, de vieux parapluies, bleus, verts, marron, oubliés par les
clients; et l'on partit pour le musée.

La noce tourna à droite, descendit dans Paris par le faubourg
Saint-Denis. Coupeau et Gervaise marchaient de nouveau en tête,
courant, devançant les autres. M. Madinier donnait maintenant le bras
à madame Lorilleux, maman Coupeau étant restée chez le marchand de
vin, à cause de ses jambes. Puis venaient Lorilleux et madame Lerat,
Boche et madame Fauconnier, Bibi-la-Grillade et mademoiselle Remanjou,
enfin le ménage Gaudron. On était douze. Ça faisait encore une jolie
queue sur le trottoir.

-- Oh! nous n'y sommes pour rien, je vous jure, expliquait madame
Lorilleux à M. Madinier. Nous ne savons pas où il l'a prise, ou plutôt
nous ne le savons que trop; mais ce n'est pas à nous de parler,
n'est-ce pas? ... Mon mari a dû acheter l'alliance. Ce matin, au saut
du lit, il a fallu leur prêter dix francs, sans quoi rien ne se
faisait plus... Une mariée qui n'amène seulement pas un parent à sa
noce! Elle dit avoir à Paris une soeur charcutière. Pourquoi ne
l'a-t-elle pas invitée, alors?

Elle s'interrompit, pour montrer Gervaise, que la pente du trottoir
faisait fortement boiter.

-- Regardez-la! S'il est permis!... Oh! la banban!

Et ce mot: la Banban, courut dans la société. Lorilleux ricanait,
disait qu'il fallait l'appeler comme ça. Mais madame Fauconnier
prenait la défense de Gervaise: on avait tort de se moquer d'elle,
elle était propre comme un sou et abattait fièrement l'ouvrage, quand
il le fallait. Madame Lerat, toujours pleine d'allusions polissonnes,
appelait la jambe de la petite « une quille d'amour »; et elle
ajoutait que beaucoup d'hommes aimaient ça, sans vouloir s'expliquer
davantage.

La noce, débouchant de la rue Saint-Denis, traversa le boulevard. Elle
attendit un moment, devant le flot des voitures; puis, elle se risqua
sur la chaussée, changée par l'orage en une mare de boue coulante.
L'ondée reprenait, la noce venait d'ouvrir les parapluies; et, sous
les riflards lamentables, balancés à la main des hommes, les femmes se
retroussaient, le défilé s'espaçait dans la crotte, tenant d'un
trottoir à l'autre. Alors, deux voyous crièrent à la chienlit; des
promeneurs accoururent; des boutiquiers, l'air amusé, se haussèrent
derrière leurs vitrines. Au milieu du grouillement de la foule, sur
les fonds gris et mouillés du boulevard, les couples en procession
mettaient des taches violentes, la robe gros bleu de Gervaise, la robe
écrue à fleurs imprimées de madame Fauconnier, le pantalon
jaune-canari de Boche; une raideur de gens endimanchés donnait des
drôleries de carnaval à la redingote luisante de Coupeau et à l'habit
carré de M. Madinier; tandis que la belle toilette de madame
Lorilleux, les effilés de madame Lerat, les jupes fripées de
mademoiselle Remanjou, mêlaient les modes, traînaient à la file les
décrochez-moi ça du luxe des pauvres. Mais c'étaient surtout les
chapeaux des messieurs qui égayaient, de vieux chapeaux conservés,
ternis par l'obscurité de l'armoire, avec des formes pleines de
comique, hautes, évasées, en pointe, des ailes extraordinaires,
retroussées, plates, trop larges ou trop étroites. Et les sourires
augmentaient encore, quand, tout au bout, pour clore le spectacle,
madame Gaudron, la cardeuse, s'avançait dans sa robe d'un violet cru,
avec son ventre de femme enceinte, qu'elle portait énorme, très en
avant. La noce, cependant, ne hâtait point sa marche, bonne enfant,
heureuse d'être regardée, s'amusant des plaisanteries.

-- Tiens! la mariée! cria l'un des voyous, en montrant madame Gaudron.
Ah! malheur! elle a avalé un rude pepin!

Toute la société éclata de rire. Bibi-la-Grillade, se tournant, dit
que le gosse avait bien envoyé ça. La cardeuse riait le plus fort,
s'étalait; ça n'était pas déshonorant, au contraire; il y avait plus
d'une dame qui louchait en passant et qui aurait voulu être comme
elle.

On s'était engagé dans la rue de Cléry. Ensuite, on prit la rue du
Mail. Sur la place des Victoires, il y eut un arrêt. La mariée avait
le cordon de son soulier gauche dénoué; et, comme elle le rattachait,
au pied de la statue de Louis XIV, les couples se serrèrent derrière
elle, attendant, plaisantant sur le bout de mollet qu'elle montrait.
Enfin, après avoir descendu la rue Croix-des-Petits-Champs, on arriva
au Louvre.

M. Madinier, poliment, demanda à prendre la tête du cortège.

C'était très grand, on pouvait se perdre; et lui, d'ailleurs,
connaissait les beaux endroits, parce qu'il était souvent venu avec un
artiste, un garçon bien intelligent, auquel une grande maison de
cartonnage achetait des dessins, pour les mettre sur des boîtes. En
bas, quand la noce se fut engagée dans le musée assyrien, elle eut un
petit frisson. Fichtre! il ne faisait pas chaud; la salle aurait fait
une fameuse cave. Et, lentement les couples avançaient, le menton
levé, les paupières battantes, entre les colosses de pierre, les dieux
de marbre noir muets dans leur raideur hiératique, les bêtes
monstrueuses, moitié chattes et moitié femmes, avec des figures de
mortes, le nez aminci, les lèvres gonflées. Ils trouvaient tout ça
très vilain. On travaillait joliment mieux la pierre au jour
d'aujourd'hui. Une inscription en caractères phéniciens les stupéfia.
Ce n'était pas possible, personne n'avait jamais lu ce grimoire. Mais
M. Madinier, déjà sur le premier palier avec madame Lorilleux, les
appelait, criant sous les voûtes:

-- Venez donc. Ce n'est rien, ces machines... C'est au premier qu'il
faut voir.

La nudité sévère de l'escalier les rendit graves. Un huissier superbe,
en gilet rouge, la livrée galonnée d'or, qui semblait les attendre sur
le palier, redoubla leur émotion. Ce fut avec respect, marchant le
plus doucement possible, qu'ils entrèrent dans la galerie française.

Alors, sans s'arrêter, les yeux emplis de l'or des cadres, ils
suivirent l'enfilade des petits salons, regardant passer les images,
trop nombreuses pour être bien vues. Il aurait fallu une heure devant
chacune, si l'on avait voulu comprendre. Que de tableaux, sacredié! ça
ne finissait pas. Il devait y en avoir pour de l'argent. Puis, au
bout, M. Madinier les arrêta brusquement devant le Radeau de la
Méduse; et il leur expliqua le sujet. Tous, saisis, immobiles, se
taisaient. Quand on se remit à marcher, Boche résuma le sentiment
général: c'était tapé.

Dans la galerie d'Apollon, le parquet surtout émerveilla la société,
un parquet luisant, clair comme un miroir, où les pieds des banquettes
se reflétaient. Mademoiselle Remanjou fermait les yeux, parce qu'elle
croyait marcher sur de l'eau. On criait à madame Gaudron de poser ses
souliers à plat, à cause de sa position. M. Madinier voulait leur
montrer les dorures et les peintures du plafond; mais ça leur cassait
le cou, et ils ne distinguaient rien. Alors, avant d'entrer dans le
salon carré, il indiqua une fenêtre du geste, en disant:

-- Voilà le balcon d'où Charles IX a tiré sur le peuple.

Cependant, il surveillait la queue du cortège. D'un geste, il commanda
une halte, au milieu du salon carré. Il n'y avait là que des
chefs-d'oeuvre, murmurait-il à demi-voix, comme dans une église. On
fit le tour du salon. Gervaise demanda le sujet des Noces de Cana;
c'était bête de ne pas écrire les sujets sur les cadres. Coupeau
s'arrêta devant la Joconde, à laquelle il trouva une ressemblance avec
une de ses tantes. Boche et Bibi la-Grillade ricanaient, en se
montrant du coin de l'oeil les femmes nues; les cuisses de l'Antiope
surtout leur causèrent un saisissement. Et, tout au bout, le ménage
Gaudron, l'homme la bouche ouverte, la femme les mains sur son ventre,
restaient béants, attendris et stupides, en face de la Vierge de
Murillo.

Le tour du salon terminé, M. Madinier voulut qu'on recommençât; ça en
valait la peine. Il s'occupait beaucoup de madame Lorilleux, à cause
de sa robe de soie; et, chaque fois qu'elle l'interrogeait, il
répondait gravement, avec un grand aplomb. Comme elle s'intéressait à
la maîtresse du Titien, dont elle trouvait la chevelure jaune pareille
à la sienne, il la lui donna pour la belle Ferronnière, une maîtresse
d'Henri IV, sur laquelle on avait joué un drame, à l'Ambigu.

Puis, la noce se lança dans la longue galerie où sont les écoles
italiennes et flamandes. Encore des tableaux, toujours des tableaux,
des saints, des hommes et des femmes avec des figures qu'on ne
comprenait pas, des paysages tout noirs, des bêtes devenues jaunes,
une débandade de gens et de choses dont le violent tapage de couleurs
commençait à leur causer un gros mal de tête. M. Madinier ne parlait
plus, menait lentement le cortège, qui le suivait en ordre, tous les
cous tordus et les yeux en l'air. Des siècles d'art passaient devant
leur ignorance ahurie, la sécheresse fine des primitifs, les
splendeurs des Vénitiens, la vie grasse et belle de lumière des
Hollandais. Mais ce qui les intéressait le plus, c'étaient encore les
copistes, avec leurs chevalets installés parmi le monde, peignant sans
gêne; une vieille dame, montée sur une grande échelle, promenant un
pinceau à badigeon dans le ciel tendre d'une immense toile, les frappa
d'une façon particulière. Peu à peu, pourtant, le bruit avait dû se
répandre qu'une noce visitait le Louvre; des peintres accouraient, la
bouche fendue d'un rire; des curieux s'asseyaient à l'avance sur des
banquettes, pour assister commodément au défilé; tandis que les
gardiens, les lèvres pincées, retenaient des mots d'esprit. Et la
noce, déjà lasse, perdant de son respect, traînait ses souliers à
clous, tapait ses talons sur les parquets sonores, avec le piétinement
d'un troupeau débandé, lâché au milieu de la propreté nue et
recueillie des salles.

M. Madinier se taisait pour ménager un effet. Il alla droit à la
Kermesse de Rubens. Là, il ne dit toujours rien, il se contenta
d'indiquer la toile, d'un coup d'oeil égrillard. Les dames, quand
elles eurent le nez sur la peinture, poussèrent de petits cris; puis,
elles se détournèrent, très-rouges. Les hommes les retinrent,
rigolant, cherchant les détails orduriers.

-- Voyez donc! répétait Boche, ça vaut l'argent. En voilà un qui
dégobille. Et celui-là, il arrose les pissenlits. Et celui-là, oh!
celui-là... Ah bien! ils sont propres, ici.

-- Allons-nous-en, dit M. Madinier, ravi de son succès. Il n'y a plus
rien à voir de ce côté.

La noce retourna sur ses pas, traversa de nouveau le salon carré et la
galerie d'Apollon. Madame Lerat et mademoiselle Remanjou se
plaignaient, déclarant que les jambes leur rentraient dans le corps.
Mais le cartonnier voulait montrer à Lorilleux les bijoux anciens. Ça
se trouvait à côté, au fond d'une petite pièce, où il serait allé les
yeux fermés. Pourtant, il se trompa, égara la noce le long de sept ou
huit salles, désertes, froides, garnies seulement de vitrines sévères
où s'alignaient une quantité innombrable de pots cassés et de
bonshommes très-laids. La noce frissonnait, s'ennuyait ferme. Puis,
comme elle cherchait une porte, elle tomba dans les dessins. Ce fut
une nouvelle course immense: les dessins n'en finissaient pas, les
salons succédaient aux salons, sans rien de drôle, avec des feuilles
de papier gribouillées, sous des vitres, contre les murs. M. Madinier,
perdant la tête, ne voulant point avouer qu'il était perdu, enfila un
escalier, fit monter un étage à la noce. Cette fois, elle voyageait au
milieu du musée de marine, parmi des modèles d'instruments et de
canons, des plans en relief, des vaisseaux grands comme des joujoux.
Un autre escalier se rencontra, très loin, au bout d'un quart d'heure
de marche. Et, l'ayant descendu, elle se retrouva en plein dans les
dessins. Alors, le désespoir la prit, elle roula au hasard des salles,
les couples toujours à la file, suivant M. Madinier, qui s'épongeait
le front, hors de lui, furieux contre l'administration, qu'il accusait
d'avoir changé les portes de place. Les gardiens et les visiteurs la
regardaient passer, pleins d'étonnement. En moins de vingt minutes, on
la revit au salon carré, dans la galerie française, le long des
vitrines où dorment les petits dieux de l'Orient. Jamais plus elle ne
sortirait. Les jambes cassées, s'abandonnant, la noce faisait un
vacarme énorme, laissant dans sa course le ventre de madame Gaudron en
arrière.

-- On ferme! on ferme! crièrent les voix puissantes des gardiens.

Et elle faillit se laisser enfermer. Il fallut qu'un gardien se mît à
sa tête, la reconduisît jusqu'à une porte. Puis, dans la cour du
Louvre, lorsqu'elle eut repris ses parapluies au vestiaire, elle
respira. M. Madinier retrouvait son aplomb; il avait eu tort de ne pas
tourner à gauche; maintenant, il se souvenait que les bijoux étaient à
gauche. Toute la société, d'ailleurs, affectait d'être contente
d'avoir vu ça.

Quatre heures sonnaient. On avait encore deux heures à employer avant
le dîner. On résolut de faire un tour, pour tuer le temps. Les dames,
très lasses, auraient bien voulu s'asseoir; mais, comme personne
n'offrait des consommations, on se remit en marche, on suivit le quai.
Là, une nouvelle averse arriva, si drue, que, malgré les parapluies,
les toilettes des dames s'abîmaient. Madame Lorilleux, le coeur noyé à
chaque goutte qui mouillait sa robe, proposa de se réfugier sous le
Pont-Royal; d'ailleurs, si on ne la suivait pas, elle menaçait d'y
descendre toute seule. Et le cortège alla sous le Pont-Royal. On y
était joliment bien. Par exemple, on pouvait appeler ça une idée
chouette! Les dames étalèrent leurs mouchoirs sur les pavés, se
reposèrent là, les genoux écartés, arrachant des deux mains les brins
d'herbe poussés entre les pierres, regardant couler l'eau noire, comme
si elles se trouvaient à la campagne. Les hommes s'amusèrent à crier
très fort, pour éveiller l'écho de l'arche, en face d'eux; Boche et
Bibi-la-Grillade, l'un après l'autre, injuriaient le vide, lui
lançaient à toute volée: « Cochon! » et riaient beaucoup, quand l'écho
leur renvoyait le mot; puis, la gorge enrouée, ils prirent des
cailloux plats et jouèrent à faire des ricochets. L'averse avait
cessé, mais la société se trouvait si bien, qu'elle ne songeait plus à
s'en aller. La Seine charriait des nappes grasses, de vieux bouchons
et des épluchures de légumes, un tas d'ordures qu'un tourbillon
retenait un instant, dans l'eau inquiétante, tout assombrie par
l'ombre de la voûte; tandis que, sur le pont, passait le roulement des
omnibus et des fiacres, la cohue de Paris, dont on apercevait
seulement les toits, à droite et à gauche, comme du fond d'un trou.
Mademoiselle Remanjou soupirait; s'il y avait eu des feuilles, ça lui
aurait rappelé, disait-elle, un coin de la Marne, ou elle allait, vers
1817, avec un jeune homme qu'elle pleurait encore.

Cependant, M. Madinier donna le signal du départ. On traversa le
jardin des Tuileries, au milieu d'un petit peuple d'enfants dont les
cerceaux et les ballons dérangèrent le bel ordre des couples. Puis,
comme la noce, arrivée sur la place Vendôme, regardait la colonne, M.
Madinier songea à faire une galanterie aux dames; il leur offrit de
monter dans la colonne, pour voir Paris. Son offre parut très farce.
Oui, oui, il fallait monter, on en rirait longtemps. D'ailleurs, ça ne
manquait pas d'intérêt pour les personnes qui n'avaient jamais quitté
le plancher aux vaches.

-- Si vous croyez que la Banban va se risquer là dedans, avec sa
quille! murmurait madame Lorilleux.

-- Moi, je monterais volontiers, disait madame Lerat, mais je ne veux
pas qu'il y ait d'homme derrière moi.

Et la noce monta. Dans l'étroite spirale de l'escalier, les douze
grimpaient à la file, butant contre les marches usées, se tenant aux
murs. Puis, quand l'obscurité devint complète, ce fut une bosse de
rires. Les dames poussaient de petits cris. Les messieurs les
chatouillaient, leur pinçaient les jambes. Mais elles étaient bien
bêtes de causer! on a l'air de croire que ce sont des souris.
D'ailleurs, ça restait sans conséquence; ils savaient s'arrêter où il
fallait, pour l'honnêteté. Puis, Boche trouva une plaisanterie que
toute la société répéta. On appelait madame Gaudron, comme si elle
était restée en chemin, et on lui demandait si son ventre passait.
Songez donc! si elle s'était trouvée prise là, sans pouvoir monter ni
descendre, elle aurait bouché le trou, on n'aurait jamais su comment
s'en aller. Et l'on riait de ce ventre de femme enceinte, avec une
gaieté formidable qui secouait la colonne. Ensuite, Boche, tout à fait
lancé, déclara qu'on se faisait vieux, dans ce tuyau de cheminée; ça
ne finissait donc pas, on allait donc au ciel? Et il cherchait à
effrayer les dames, en criant que ça remuait. Cependant, Coupeau ne
disait rien; il venait derrière Gervaise, la tenait à la taille, la
sentait s'abandonner. Lorsque, brusquement, on rentra dans le jour, il
était juste en train de lui embrasser le cou.

-- Eh bien! vous êtes propres, ne vous gênez pas tous les deux! dit
madame Lorilleux d'un air scandalisé.

Bibi-la-Grillade paraissait furieux. Il répétait entre ses dents:

Vous en avez fait un bruit! Je n'ai pas seulement pu compter les
marches.

Mais M. Madinier, sur la plate-forme, montrait déjà les monuments.
Jamais madame Fauconnier ni mademoiselle Remanjou ne voulurent sortir
de l'escalier; la pensée seule du pavé, en bas, leur tournait les
sangs; et elles se contentaient de risquer des coups d'oeil par la
petite porte. Madame Lerat, plus crâne, faisait le tour de l'étroite
terrasse, en se collant contre le bronze du dôme. C'était tout de même
rudement émotionnant, quand on songeait qu'il aurait suffi de passer
une jambe. Quelle culbute, sacré Dieu! Les hommes, un peu pâles,
regardaient la place. On se serait cru en l'air, séparé de tout. Non,
décidément, ça vous faisait froid aux boyaux. M. Madinier, pourtant,
recommandait de lever les yeux, de les diriger devant soi, très loin;
ça empêchait le vertige. Et il continuait à indiquer du doigt les
Invalides, le Panthéon, Notre-Dame, la tour Saint-Jacques, les buttes
Montmartre. Puis, madame Lorilleux eut l'idée de demander si l'on
apercevait, sur le boulevard de la Chapelle, le marchand de vin où
l'on allait manger, au Moulin-d'Argent. Alors, pendant dix minutes,
on chercha, on se disputa même; chacun plaçait le marchand de vin à un
endroit. Paris, autour d'eux, étendait son immensité grise, aux
lointains bleuâtres, ses vallées profondes, où roulait une houle de
toitures; toute la rive droite était dans l'ombre, sous un grand
haillon de nuage cuivré; et, du bord de ce nuage, frangé d'or, un
large rayon coulait, qui allumait les milliers de vitres de la rive
gauche d'un pétillement d'étincelles, détachant en lumière ce coin de
la ville sur un ciel très pur, lavé par l'orage.

-- Ce n'était pas la peine de monter pour nous manger le nez, dit
Boche, furieux, en reprenant l'escalier.

La noce descendit, muette, boudeuse, avec la seule dégringolade des
souliers sur les marches. En bas, M. Madinier voulait payer. Mais
Coupeau se récria, se hâta de mettre dans la main du gardien
vingt-quatre sous, deux sous par personne. Il était près de cinq
heures et demie; on avait tout juste le temps de rentrer. Alors, on
revint par les boulevards et par le faubourg Poissonnière. Coupeau,
pourtant, trouvait que la promenade ne pouvait pas se terminer comme
ça; il poussa tout le monde au fond d'un marchand de vin, où l'on prit
du vermouth.

Le repas était commandé pour six heures. On attendait la noce depuis
vingt minutes, au Moulin-d'Argent. Madame Boche, qui avait confié sa
loge à une dame de la maison, causait avec maman Coupeau, dans le
salon du premier, en face de la table servie; et les deux gamins,
Claude et Étienne, amenés par elle, jouaient à courir sous la table,
au milieu d'une débandade de chaises. Lorsque Gervaise, en entrant,
aperçut les petits, qu'elle n'avait pas vus de la journée, elle les
prit sur ses genoux, les caressa, avec de gros baisers.

-- Ont-ils été sages? demanda-t-elle à madame Boche. Ils ne vous ont
pas trop fait endêver, au moins?

Et comme celle-ci lui racontait les mots à mourir de rire de ces
vermines-là, pendant l'après-midi, elle les enleva de nouveau, les
serra contre elle, prise d'une rage de tendresse.

-- C'est drôle pour Coupeau tout de même, disait madame Lorilleux aux
autres dames, dans le fond du salon.

Gervaise avait gardé sa tranquillité souriante de la matinée. Depuis
la promenade pourtant, elle devenait par moments toute triste, elle
regardait son mari et les Lorilleux de son air pensif et raisonnable.
Elle trouvait Coupeau lâche devant sa soeur. La veille encore, il
criait fort, il jurait de les remettre à leur place, ces langues de
vipères, s'ils lui manquaient. Mais, en face d'eux, elle le voyait
bien, il faisait le chien couchant, guettait sortir leurs paroles,
était aux cent coups quand il les croyait fâchés. Et cela, simplement,
inquiétait la jeune femme pour l'avenir.

Cependant, on n'attendait plus que Mes-Bottes, qui n'avait pas encore
paru.

-- Ah! zut! cria Coupeau, mettons-nous à table. Vous allez le voir
abouler; il a le nez creux, il sent la boustifaille de loin... Dites
donc, il doit rire, s'il est toujours à faire le poireau sur la route
de Saint-Denis!

Alors, la noce, très égayée, s'attabla avec un grand bruit de chaises.
Gervaise était entre Lorilleux et M. Madinier, et Coupeau, entre
madame Fauconnier et madame Lorilleux. Les autres convives se
placèrent à leur goût, parce que ça finissait toujours par des
jalousies et des disputes, lorsqu'on indiquait les couverts. Boche se
glissa près de madame Lerat. Bibi-la-Grillade eut pour voisines
mademoiselle Remanjou et madame Gaudron. Quant à madame Boche et à
maman Coupeau, tout au bout, elles gardèrent les enfants, elles se
chargèrent de couper leur viande, de leur verser à boire, surtout pas
beaucoup de vin.

-- Personne ne dit le Bénédicité? demanda Boche, pendant que les dames
arrangeaient leurs jupes sous la nappe, par peur des taches.

Mais madame Lorilleux n'aimait pas ces plaisanteries-là. Et le potage
au vermicelle, presque froid, fut mangé très vite, avec des
sifflements de lèvres dans les cuillers. Deux garçons servaient, en
petites vestes graisseuses, en tabliers d'un blanc douteux. Par les
quatre fenêtres ouvertes sur les acacias de la cour, le plein jour
entrait, une fin de journée d'orage, lavée et chaude encore. Le reflet
des arbres, dans ce coin humide, verdissait la salle enfumée, faisait
danser des ombres de feuilles au-dessus de la nappe, mouillée d'une
odeur vague de moisi. Il y avait deux glaces, pleines de chiures de
mouches, une à chaque bout, qui allongeaient la table à l'infini,
couverte de sa vaisselle épaisse, tournant au jaune, où le gras des
eaux de l'évier restait en noir dans les égratignures des couteaux. Au
fond, chaque fois qu'un garçon remontait de la cuisine, la porte
battait, soufflait une odeur forte de graillon.

-- Ne parlons pas tous à la fois, dit Boche, comme chacun se taisait,
le nez sur son assiette.

Et l'on buvait le premier verre de vin, en suivant des yeux deux
tourtes aux godiveaux, servies par les garçons, lorsque Mes-Bottes
entra.

-- Eh bien! vous êtes de la jolie fripouille, vous autres! cria-t-il.
J'ai usé mes plantes pendant trois heures sur la route, même qu'un
gendarme m'a demandé mes papiers... Est-ce qu'on fait de ces
cochonneries-là à un ami! Fallait au moins m'envoyer un sapin par un
commissionnaire. Ah! non, vous savez, blague dans le coin, je la
trouve raide. Avec ça, il pleuvait si fort, que j'avais de l'eau dans
mes poches... Vrai, on y pêcherait encore une friture.

La société riait, se tordait. Cet animal de Mes-Bottes était allumé;
il avait bien déjà ses deux litres; histoire seulement de ne pas se
laisser embêter par tout ce sirop de grenouille que l'orage avait
craché sur ses abatis.

-- Eh! le comte de Gigot-Fin! dit Coupeau, va t'asseoir là-bas, à côté
de madame Gaudron. Tu vois, on t'attendait.

Oh! ça ne l'embarrassait pas, il rattraperait les autres; et il
redemanda trois fois du potage, des assiettes de vermicelle, dans
lesquelles il coupait d'énormes tranches de pain. Alors, quand on eut
attaqué les tourtes, il devint la profonde admiration de toute la
table. Comme il bâfrait! Les garçons effarés faisaient la chaîne pour
lui passer du pain, des morceaux finement coupés qu'il avalait d'une
bouchée. Il finit par se fâcher; il voulait un pain, à côté de lui. Le
marchand de vin, très-inquiet, se montra un instant sur le seuil de la
salle. La société, qui l'attendait, se tordit de nouveau. Ça la lui
coupait, au gargotier! Quel sacré zig tout de même, ce Mes-Bottes!
Est-ce qu'un jour il n'avait pas mangé douze oeufs durs et bu douze
verres de vin, pendant que les douze coups de midi sonnaient! On n'en
rencontre pas beaucoup de cette force-là. Et mademoiselle Remanjou,
attendrie, regardait Mes-Bottes mâcher, tandis que M. Madinier,
cherchant un mot pour exprimer son étonnement presque respectueux,
déclara une telle capacité extraordinaire.

Il y eut un silence. Un garçon venait de poser sur la table une
gibelotte de lapin, dans un vaste plat, creux comme un saladier.
Coupeau, très blagueur, en lança une bonne.

-- Dites donc, garçon, c'est du lapin de gouttière, ça... Il miaule
encore.

En effet, un léger miaulement, parfaitement imité, semblait sortir du
plat. C'était Coupeau qui faisait ça avec la gorge, sans remuer les
lèvres; un talent de société d'un succès certain, si bien qu'il ne
mangeait jamais dehors sans commander une gibelotte. Ensuite, il
ronronna. Les dames se tamponnaient la figure avec leurs serviettes,
parce qu'elles riaient trop.

Madame Fauconnier demanda la tête; elle n'aimait que la tête.
Mademoiselle Remanjou adorait les lardons. Et, comme Boche disait
préférer les petits ognons, quand ils étaient bien revenus, madame
Lerat pinça les lèvres, en murmurant:

-- Je comprends ça.

Elle était sèche comme un échalas, menait une vie d'ouvrière cloîtrée
dans son train-train, n'avait pas vu le nez d'un homme chez elle
depuis son veuvage, tout en montrant une préoccupation continuelle de
l'ordure, une manie de mots à double entente et d'allusions
polissonnes, d'une telle profondeur, qu'elle seule se comprenait.
Boche, se penchant et réclamant une explication, tout bas, à
l'oreille, elle reprit:

-- Sans doute, les petits ognons...Ça suffit, je pense.

Mais la conversation devenait sérieuse. Chacun parlait de son métier.
M. Madinier exaltait le cartonnage: il y avait de vrais artistes dans
la partie; ainsi, il citait des boîtes d'étrennes, dont il connaissait
les modèles, des merveilles de luxe. Lorilleux, pourtant, ricanait; il
était très vaniteux de travailler l'or, il en voyait comme un reflet
sur ses doigts et sur toute sa personne. Enfin, disait-il souvent, les
bijoutiers, au temps jadis, portaient l'épée; et il citait Bernard
Palissy, sans savoir. Coupeau, lui, racontait une girouette, un
chef-d'oeuvre d'un de ses camarades; ça se composait d'une colonne,
puis d'une gerbe, puis d'une corbeille de fruits, puis d'un drapeau;
le tout, très bien reproduit, fait rien qu'avec des morceaux de zinc
découpés et soudés. Madame Lerat montrait à Bibi-la-Grillade comment
on tournait une queue de rose, en roulant le manche de son couteau
entre ses doigts osseux. Cependant, les voix montaient, se croisaient;
on entendait, dans le bruit, des mots lancés très haut par madame
Fauconnier, en train de se plaindre de ses ouvrières, d'un petit
chausson d'apprentie qui lui avait encore brûlé, la veille, une paire
de draps.

-- Vous avez beau dire, cria Lorilleux en donnant un coup de poing sur
la table, l'or, c'est de l'or.

Et, au milieu du silence causé par cette vérité, il n'y eut plus que
la voix fluette de mademoiselle Remanjou, continuant:

-- Alors, je leur relève la jupe, je couds en dedans... Je leur plante
une épingle dans la tête pour tenir le bonnet... Et c'est fait, on les
vend treize sous.

Elle expliquait ses poupées à Mes-Bottes, dont les mâchoires,
lentement, roulaient comme des meules. Il n'écoutait pas, il hochait
la tête, guettant les garçons, pour ne pas leur laisser emporter les
plats sans les avoir torchés. On avait mangé un fricandeau au jus et
des haricots verts. On apportait le rôti, deux poulets maigres,
couchés sur un lit de cresson, fané et cuit par le four. Au dehors, le
soleil se mourait sur les branches hautes des acacias. Dans la salle,
le reflet verdâtre s'épaississait des buées montant de la table,
tachée de vin et de sauce, encombrée de la débâcle du couvert; et, le
long du mur, des assiettes sales, des litres vides, posés là par les
garçons, semblaient les ordures balayées et culbutées de la nappe. Il
faisait très chaud. Les hommes retirèrent leurs redingotes et
continuèrent à manger en manches de chemise.

-- Madame Boche, je vous en prie, ne les bourrez pas tant, dit
Gervaise, qui parlait peu, surveillant de loin Claude et Étienne.

Elle se leva, alla causer un instant, debout derrière les chaises des
petits. Les enfants, ça n'avait pas de raison, ça mangeait toute une
journée sans refuser les morceaux; et elle leur servit elle-même du
poulet, un peu de blanc. Mais maman Coupeau dit qu'ils pouvaient bien,
pour une fois, se donner une indigestion. Madame Boche, à voix basse,
accusa Boche de pincer les genoux de madame Lerat. Oh! c'était un
sournois, il godaillait. Elle avait bien vu sa main disparaître. S'il
recommençait, jour de Dieu! elle était femme à lui flanquer une carafe
à la tête.

Dans le silence, M. Madinier causait politique.

-- Leur loi du 31 mai est une abomination. Maintenant, il faut deux
ans de domicile. Trois millions de citoyens sont rayés des listes...
On m'a dit que Bonaparte, au fond, est très vexé, car il aime le
peuple, il en a donné des preuves.

Lui, était républicain; mais il admirait le prince, à cause de son
oncle, un homme comme il n'en reviendrait jamais plus. Bibi-la-Grillade
se fâcha: il avait travaillé à l'Élysée, il avait vu le Bonaparte
comme il voyait Mes-Bottes, là, en face de lui; eh bien! ce mufe de
président ressemblait à un roussin, voilà! On disait qu'il allait
faire un tour du côté de Lyon; ce serait un fameux débarras, s'il se
cassait le cou dans un fossé. Et, comme la discussion tournait au
vilain, Coupeau dut intervenir.

-- Ah bien! vous êtes encore innocents de vous attraper pour la
politique!... En voilà une blague, la politique! Est-ce que ça existe
pour nous?... On peut bien mettre ce qu'on voudra, un roi, un
empereur, rien du tout, ça ne m'empêchera pas de gagner mes cinq
francs, de manger et de dormir, pas vrai?... Non, c'est trop bête!

Lorilleux hochait la tête. Il était né le même jour que le comte de
Chambord, le 29 septembre 1820. Cette coïncidence le frappait
beaucoup, l'occupait d'un rêve vague, dans lequel il établissait une
relation entre le retour en France du roi et sa fortune personnelle.
Il ne disait pas nettement ce qu'il espérait, mais il donnait à
entendre qu'il lui arriverait alors quelque chose d'extraordinairement
agréable. Aussi, à chacun de ses désirs trop gros pour être contenté,
il renvoyait ça à plus tard, « quand le roi reviendrait. »

-- D'ailleurs, racontait-il, j'ai vu un soir le comte de Chambord...

Tous les visages se tournèrent vers lui.

-- Parfaitement. Un gros homme, en paletot, l'air bon garçon...
J'étais chez Péquignot, un de mes amis, qui vend des meubles,
Grande-Rue de la Chapelle... Le comte de Chambord avait la veille
laissé là un parapluie. Alors, il est entré, il a dit comme ça, tout
simplement: « Voulez-vous bien me rendre mon parapluie? » Mon Dieu!
oui, c'était lui, Péquignot m'a donné sa parole d'honneur.

Aucun des convives n'émit le moindre doute. On était au dessert. Les
garçons débarrassaient la table avec un grand bruit de vaisselle. Et
madame Lorilleux, jusque-là très convenable, très dame, laissa
échapper un: Sacré salaud! parce que l'un des garçons, en enlevant un
plat, lui avait fait couler quelque chose de mouillé dans le cou. Pour
sûr, sa robe de soie était tachée. M. Madinier dut lui regarder le
dos, mais il n'y avait rien, il le jurait. Maintenant, au milieu de la
nappe, s'étalaient des oeufs à la neige dans un saladier, flanqués de
deux assiettes de fromage et de deux assiettes de fruits. Les oeufs à
la neige, les blancs trop cuits nageant sur la crème jaune, causèrent
un recueillement; on ne les attendait pas, on trouva ça distingué.
Mes-Bottes mangeait toujours. Il avait redemandé un pain. Il acheva
les deux fromages; et comme il restait de la crème, il se fit passer
le saladier, au fond duquel il tailla de larges tranches, comme pour
une soupe.

-- Monsieur est vraiment bien remarquable, dit M. Madinier retombé
dans son admiration.

Alors, les hommes se levèrent pour prendre leurs pipes. Ils restèrent
un instant derrière Mes-Bottes, à lui donner des tapes sur les
épaules, en lui demandant si ça allait mieux. Bibi-la-Grillade le
souleva avec la chaise; mais, tonnerre de Dieu! l'animal avait doublé
de poids. Coupeau, par blague, racontait que le camarade commençait
seulement à se mettre en train, qu'il allait à présent manger comme ça
du pain toute la nuit. Les garçons, épouvantés, disparurent. Boche,
descendu depuis un instant, remonta en racontant la bonne tête du
marchand de vin, en bas; il était tout pâle dans son comptoir, la
bourgeoise consternée venait d'envoyer voir si les boulangers
restaient ouverts, jusqu'au chat de la maison qui avait l'air ruiné.
Vrai, c'était trop cocasse, ça valait l'argent du dîner, il ne pouvait
pas y avoir de pique-nique sans cet avale-tout de Mes-Bottes. Et les
hommes, leurs pipes allumées, le couvaient d'un regard jaloux; car
enfin, pour tant manger, il fallait être solidement bâti!

-- Je ne voudrais pas être chargée de vous nourrir, dit madame
Gaudron. Ah! non, par exemple!

-- Dites donc, la petite mère, faut pas blaguer, répondit Mes-Bottes,
avec un regard oblique sur le ventre de sa voisine. Vous en avez avalé
plus long que moi.

On applaudit, on cria bravo: c'était envoyé. Il faisait nuit noire,
trois becs de gaz flambaient dans la salle, remuant de grandes clartés
troubles, au milieu de la fumée des pipes. Les garçons, après avoir
servi le café et le cognac, venaient d'emporter les dernières piles
d'assiettes sales. En bas, sous les trois acacias, le bastringue
commençait, un cornet à pistons et deux violons jouant très-fort, avec
des rires de femme, un peu rauques dans la nuit chaude.

-- Faut faire un brûlot! cria Mes-Bottes; deux litres de
casse-poitrine, beaucoup de citron et pas beaucoup de sucre!

Mais Coupeau, voyant en face de lui le visage inquiet de Gervaise, se
leva en déclarant qu'on ne boirait pas davantage. On avait vidé
vingt-cinq litres, chacun son litre et demi, en comptant les enfants
comme des grandes personnes; c'était déjà trop raisonnable. On venait
de manger un morceau ensemble, en bonne amitié, sans flafla, parce
qu'on avait de l'estime les uns pour les autres et qu'on désirait
célébrer entre soi une fête de famille. Tout se passait très
gentiment, on était gai, il ne fallait pas maintenant se cocarder
cochonnément, si l'on voulait respecter les dames. En un mot, et comme
fin finale, on s'était réuni pour porter une santé au conjungo, et non
pour se mettre dans les brindezingues. Ce petit discours, débité d'une
voix convaincue par le zingueur, qui posait la main sur sa poitrine à
la chute de chaque phrase, eut la vive approbation de Lorilleux et de
M. Madinier. Mais les autres, Boche, Gaudron, Bibi-la-Grillade,
surtout Mes-Bottes, très-allumés tous les quatre, ricanèrent, la
langue épaissie, ayant une sacrée coquine de soif, qu'il fallait
pourtant arroser.

-- Ceux qui ont soif, ont soif, et ceux qui n'ont pas soif, n'ont pas
soif, fit remarquer Mes-Bottes. Pour lors, on va commander le
brûlot... On n'esbrouffe personne. Les aristos feront monter de l'eau
sucrée.

Et comme le zingueur recommençait à prêcher, l'autre, qui s'était mis
debout, se donna une claque sur la fesse, en criant:

-- Ah! tu sais, baise cadet!... Garçon, deux litres de vieille!

Alors, Coupeau dit que c'était très-bien, qu'on allait seulement
régler le repas tout de suite. Ça éviterait des disputes. Les gens
bien élevés n'avaient pas besoin de payer pour les soûlards. Et,
justement, Mes-Bottes, après s'être fouillé longtemps, ne trouva que
trois francs sept sous. Aussi pourquoi l'avait-on laissé droguer sur
la route de Saint-Denis? Il ne pouvait pas se laisser nayer, il avait
cassé la pièce de cent sous. Les autres étaient fautifs, voilà! Enfin,
il donna trois francs, gardant les sept sous pour son tabac du
lendemain. Coupeau, furieux, aurait cogné, si Gervaise ne l'avait tiré
par sa redingote, très effrayée, suppliante. Il se décida à emprunter
deux francs à Lorilleux, qui, après les avoir refusés, se cacha pour
les prêter, car sa femme, bien sûr, n'aurait jamais voulu.

Cependant, M. Madinier avait pris une assiette. Les demoiselles et les
dames seules, madame Lerat, madame Fauconnier, mademoiselle Remanjou,
déposèrent leur pièce de cent sous les premières, discrètement.
Ensuite, les messieurs s'isolèrent à l'autre bout de la salle, firent
les comptes. On était quinze; ça montait donc à soixante-quinze
francs. Lorsque les soixante-quinze francs furent dans l'assiette,
chaque homme ajouta cinq sous pour les garçons. Il fallut un quart
d'heure de calculs laborieux, avant de tout régler à la satisfaction
de chacun.

Mais quand M. Madinier, qui voulait avoir affaire au patron, eut
demandé le marchand de vin, la société resta saisie, en entendant
celui-ci dire avec un sourire que ça ne faisait pas du tout son
compte. Il y avait des suppléments. Et, comme ce mot de
« suppléments » était accueilli par des exclamations furibondes, il
donna le détail: vingt-cinq litres, au lieu de vingt, nombre convenu à
l'avance; les oeufs à la neige, qu'il avait ajoutés, en voyant le
dessert un peu maigre; enfin un carafon de rhum, servi avec le café,
dans le cas où des personnes aimeraient le rhum. Alors, une querelle
formidable s'engagea. Coupeau, pris à partie, se débattait: jamais il
n'avait parlé de vingt litres; quant aux oeufs à la neige, ils
rentraient dans le dessert, tant pis si le gargotier les avait ajoutés
de son plein gré; restait le carafon de rhum, une frime, une façon de
grossir la note, en glissant sur la table des liqueurs dont on ne se
méfiait pas.

-- Il était sur le plateau au café, criait-il; eh bien! il doit être
compté avec le café... Fichez-nous la paix. Emportez votre argent, et
du tonnerre si nous remettons jamais les pieds dans votre baraque!
-- C'est six francs de plus, répétait le marchand de vin. Donnez-moi
mes six francs... Et je ne compte pas les trois pains de monsieur,
encore!

Toute la société, serrée autour de lui, l'entourait d'une rage de
gestes, d'un glapissement de voix que la colère étranglait. Les
femmes, surtout, sortaient de leur réserve, refusaient d'ajouter un
centime. Ah bien! merci, elle était jolie, la noce! C'était
mademoiselle Remanjou, qui ne se fourrerait plus dans un de ces
dîners-là! Madame Fauconnier avait très mal mangé; chez elle, pour ses
quarante sous, elle aurait eu un petit plat à se lécher les doigts.
Madame Gaudron se plaignait amèrement d'avoir été poussée au mauvais
bout de la table, à côté de Mes-Bottes, qui n'avait pas montré le
moindre égard. Enfin, ces parties tournaient toujours mal. Quand on
voulait avoir du monde à son mariage, on invitait les personnes,
parbleu! Et Gervaise, réfugiée auprès de maman Coupeau, devant une des
fenêtres, ne disait rien, honteuse, sentant que toutes ces
récriminations retombaient sur elle.

M. Madinier finit par descendre avec le marchand de vin. On les
entendit discuter en bas. Puis, au bout d'une demi-heure, le
cartonnier remonta; il avait réglé, en donnant trois francs. Mais la
société restait vexée, exaspérée, revenant sans cesse sur la question
des suppléments. Et le vacarme s'accrut d'un acte de vigueur de madame
Boche. Elle guettait toujours Boche, elle le vit, dans un coin, pincer
la taille de madame Lerat. Alors, à toute volée, elle lança une carafe
qui s'écrasa contre le mur.

-- On voit bien que votre mari est tailleur, madame, dit la grande
veuve, avec son pincement de lèvres plein de sous-entendu. C'est un
juponnier numéro un... Je lui ai pourtant allongé de fameux coups de
pied, sous la table.

La soirée était gâtée. On devint de plus en plus aigre. M. Madinier
proposa de chanter; mais Bibi-la-Grillade, qui avait une belle voix,
venait de disparaître; et mademoiselle Remanjou, accoudée à une
fenêtre, l'aperçut, sous les acacias, faisant sauter une grosse fille
en cheveux. Le cornet à pistons et les deux violons jouaient, « le
Marchand de moutarde, » un quadrille où l'on tapait dans ses mains, à
la pastourelle. Alors, il y eut une débandade: Mes-Bottes et le ménage
Gaudron descendirent; Boche lui-même fila. Des fenêtres, on voyait les
couples tourner, entre les feuilles, auxquelles les lanternes pendues
aux branches donnaient un vert peint et cru de décor. La nuit dormait,
sans une haleine, pâmée par la grosse chaleur. Dans la salle, une
conversation sérieuse s'était engagée entre Lorilleux et M. Madinier,
pendant que les dames, ne sachant plus comment soulager leur besoin de
colère, regardaient leurs robes, cherchant si elles n'avaient pas
attrapé des taches.

Les effilés de madame Lerat devaient avoir trempé dans le café. La
robe écrue de madame Fauconnier était pleine de sauce. Le châle vert
de maman Coupeau, tombé d'une chaise, venait d'être retrouvé dans un
coin, roulé et piétiné. Mais c'était surtout madame Lorilleux qui ne
décolérait pas. Elle avait une tache dans le dos, on avait beau lui
jurer que non, elle la sentait. Et elle finit, en se tordant devant
une glace, par l'apercevoir.

-- Qu'est-ce que je disais? cria-t-elle. C'est du jus de poulet. Le
garçon payera la robe. Je lui ferai plutôt un procès... Ah! la journée
est complète. J'aurais mieux fait de rester couchée... Je m'en vais,
d'abord. J'en ai assez, de leur fichue noce!

Elle partit rageusement, en faisant trembler l'escalier sous les coups
de ses talons. Lorilleux courut derrière elle. Mais tout ce qu'il put
obtenir, ce fut qu'elle attendrait cinq minutes sur le trottoir, si
l'on voulait partir ensemble. Elle aurait dû s'en aller après l'orage,
comme elle en avait eu l'envie. Coupeau lui revaudrait cette
journée-là. Quand ce dernier la sut si furieuse, il parut consterné;
et Gervaise, pour lui éviter des ennuis, consentit à rentrer tout de
suite. Alors, on s'embrassa rapidement. M. Madinier se chargea de
reconduire maman Coupeau. Madame Boche devait, pour la première nuit,
emmener Claude et Étienne coucher chez elle; leur mère pouvait être
sans crainte, les petits dormaient sur des chaises, alourdis par une
grosse indigestion d'oeufs à la neige. Enfin, les mariés se sauvaient
avec Lorilleux, laissant le reste de la noce chez le marchand de vin,
lorsqu'une bataille s'engagea en bas, dans le bastringue, entre leur
société et une autre société; Boche et Mes-Bottes, qui avaient
embrassé une dame, ne voulaient pas la rendre à deux militaires
auxquels elle appartenait, et menaçaient de nettoyer tout le
tremblement, dans le tapage enragé du cornet à pistons et des deux
violons, jouant la polka des Perles.

Il était à peine onze heures. Sur le boulevard de la Chapelle, et dans
tout le quartier de la Goutte-d'Or, la paye de grande quinzaine, qui
tombait ce samedi-là, mettait un vacarme énorme de soûlerie. Madame
Lorilleux attendait à vingt pas du Moulin-d'Argent, debout sous un
bec de gaz. Elle prit le bras de Lorilleux, marcha devant, sans se
retourner, d'un tel pas que Gervaise et Coupeau s'essoufflaient à les
suivre. Par moments, ils descendaient du trottoir, pour laisser la
place à un ivrogne, tombé là, les quatre fers en l'air. Lorilleux se
retourna, cherchant à raccommoder les choses.

-- Nous allons vous conduire à votre porte, dit-il.

Mais madame Lorilleux, élevant la voix, trouvait ça drôle, de passer
sa nuit de noce dans ce trou infect de l'hôtel Boncoeur. Est-ce qu'ils
n'auraient pas dû remettre le mariage, économiser quatre sous et
acheter des meubles, pour rentrer chez eux, le premier soir? Ah! ils
allaient être bien, sous les toits, empilés tous les deux dans un
cabinet de dix francs, où il n'y avait seulement pas d'air.

-- J'ai donné congé, nous ne restons pas en haut, objecta Coupeau
timidement. Nous gardons la chambre de Gervaise, qui est plus grande.

Madame Lorilleux s'oublia, se tourna d'un mouvement brusque.

-- Ça, c'est plus fort! cria-t-elle. Tu vas coucher dans la chambre à
la Banban!

Gervaise devint toute pâle. Ce surnom, qu'elle recevait à la face pour
la première fois, la frappait comme un soufflet. Puis, elle entendait
bien l'exclamation de sa belle-soeur: la chambre à la Banban, c'était
la chambre où elle avait vécu un mois avec Lantier, où les loques de
sa vie passée traînaient encore. Coupeau ne comprit pas, fut seulement
blessé du surnom.

-- Tu as tort de baptiser les autres, répondit-il avec humeur. Tu ne
sais pas, toi, qu'on t'appelle Queue-de-Vache, dans le quartier, à
cause de tes cheveux. La, ça ne te fait pas plaisir, n'est-ce pas?...
Pourquoi ne garderions-nous pas la chambre du premier? Ce soir, les
enfants n'y couchent pas, nous y serons très bien.

Madame Lorilleux n'ajouta rien, se renfermant dans sa dignité,
horriblement vexée de s'appeler Queue-de-Vache. Coupeau, pour consoler
Gervaise, lui serrait doucement le bras; et il réussit même à
l'égayer, en lui racontant à l'oreille qu'ils entraient en ménage avec
la somme de sept sous toute ronde, trois gros sous et un petit sou,
qu'il faisait sonner de la main dans la poche de son pantalon. Quand
on fut arrivé à l'hôtel Boncoeur, on se dit bonsoir d'un air fâché. Et
au moment où Coupeau poussait les deux femmes au cou l'une de l'autre,
en les traitant de bêtes, un pochard, qui semblait vouloir passer à
droite, eut un brusque crochet à gauche, et vint se jeter entre elles.

-- Tiens! c'est le père Bazouge! dit Lorilleux. Il a son compte,
aujourd'hui.

Gervaise, effrayée, se collait contre la porte de l'hôtel. Le père
Bazouge, un croque-mort d'une cinquantaine d'années, avait son
pantalon noir taché de boue, son manteau noir agrafé sur l'épaule, son
chapeau de cuir noir cabossé, aplati dans quelque chute.

-- N'ayez pas peur, il n'est pas méchant, continuait Lorilleux. C'est
un voisin; la troisième chambre dans le corridor, avant d'arriver chez
nous... Il serait propre, si son administration le voyait comme ça!

Cependant, le père Bazouge s'offusquait de la terreur de la jeune
femme.

-- Eh bien, quoi! bégaya-t-il, on ne mange personne dans notre
partie... J'en vaux un autre, allez, ma petite... Sans doute que j'ai
bu un coup! Quand l'ouvrage donne, faut bien se graisser les roues. Ce
n'est pas vous, ni la compagnie, qui auriez descendu le particulier de
six cents livres qui nous avons amené à deux du quatrième sur le
trottoir, et sans le casser encore... Moi, j'aime les gens rigolos.

Mais Gervaise se rentrait davantage dans l'angle de la porte, prise
d'une grosse envie de pleurer, qui lui gâtait toute sa journée de joie
raisonnable. Elle ne songeait plus à embrasser sa belle-soeur, elle
suppliait Coupeau d'éloigner l'ivrogne. Alors, Bazouge, en chancelant,
eut un geste plein de dédain philosophique.

-- Ça ne vous empêchera pas d'y passer, ma petite... Vous serez
peut-être bien contente d'y passer, un jour... Oui, j'en connais des
femmes, qui diraient merci, si on les emportait.

Et, comme les Lorilleux se décidaient à l'emmener, il se retourna, il
balbutia une dernière phrase, entre deux hoquets:

-- Quand on est mort... écoutez ça... quand on est mort, c'est pour
longtemps.

Ce furent quatre années de dur travail. Dans le quartier, Gervaise et
Coupeau étaient un bon ménage, vivant à l'écart, sans batteries, avec
 un tour de promenade régulier le dimanche, du côté de Saint-Ouen. La
femme faisait des journées de douze heures chez madame Fauconnier, et
   trouvait le moyen de tenir son chez elle propre comme un sou, de
donner la pâtée à tout son monde, matin et soir. L'homme ne se soûlait
pas, rapportait ses quinzaines, fumait une pipe à sa fenêtre avant de
    se coucher, pour prendre l'air. On les citait, à cause de leur
 gentillesse. Et, comme ils gagnaient à eux deux près de neuf francs
    par jour, on calculait qu'ils devaient mettre de côté pas mal
			      d'argent.

Mais, dans les premiers temps surtout, il leur fallut joliment trimer,
pour joindre les deux bouts. Leur mariage leur avait mis sur le dos
une dette de deux cents francs. Puis, ils s'abominaient, à l'hôtel
Boncoeur; ils trouvaient ça dégoûtant, plein de sales fréquentations;
et ils rêvaient d'être chez eux, avec des meubles à eux, qu'ils
soigneraient. Vingt fois, ils calculèrent la somme nécessaire; ça
montait, en chiffre rond, à trois cent cinquante francs, s'ils
voulaient tout de suite n'être pas embarrassés pour serrer leurs
affaires et avoir sous la main une casserole ou un poêlon, quand ils
en auraient besoin. Ils désespéraient d'économiser une si grosse somme
en moins de deux années, lorsqu'il leur arriva une bonne chance: un
vieux monsieur de Plassans leur demanda Claude, l'aîné des petits,
pour le placer là-bas au collège; une toquade généreuse d'un original,
amateur de tableaux, que des bonshommes barbouillés autrefois par le
mioche avaient vivement frappé. Claude leur coûtait déjà les yeux de
la tête. Quand ils n'eurent plus à leur charge que le cadet, Étienne,
ils amassèrent les trois cent cinquante francs en sept mois et demi.
Le jour où ils achetèrent leurs meubles, chez un revendeur de la rue
Belhomme, ils firent, avant de rentrer, une promenade sur les
boulevards extérieurs, le coeur gonflé d'une grosse joie. Il y avait
un lit, une table de nuit, une commode à dessus de marbre, une
armoire, une table ronde avec sa toile cirée, six chaises, le tout en
vieil acajou; sans compter la literie, du linge, des ustensiles de
cuisine presque neufs. C'était pour eux comme une entrée sérieuse et
définitive dans la vie, quelque chose qui, en les faisant
propriétaires, leur donnait de l'importance au milieu des gens bien
posés du quartier.

Le choix d'un logement, depuis deux mois, les occupait. Ils voulurent,
avant tout, en louer un dans la grande maison, rue de la Goutte-d'Or.
Mais pas une chambre n'y était libre, ils durent renoncer à leur
ancien rêve. Pour dire la vérité, Gervaise ne fut pas fâchée, au fond:
le voisinage des Lorilleux, porte à porte, l'effrayait beaucoup.
Alors, ils cherchèrent ailleurs. Coupeau, très-justement, tenait à ne
pas s'éloigner de l'atelier de madame Fauconnier, pour que Gervaise
pût, d'un saut, être chez elle à toutes les heures du jour. Et ils
eurent enfin une trouvaille, une grande chambre, avec un cabinet et
une cuisine, rue Neuve de la Goutte-d'Or, presque en face de la
blanchisseuse. C'était une petite maison à un seul étage, un escalier
très raide, en haut duquel il y avait seulement deux logements, l'un à
droite, l'autre à gauche; le bas se trouvait habité par un loueur de
voitures, dont le matériel occupait des hangars dans une vaste cour,
le long de la rue. La jeune femme, charmée, croyait retourner en
province; pas de voisines, pas de cancans à craindre, un coin de
tranquillité qui lui rappelait une ruelle de Plassans, derrière les
remparts; et, pour comble de chance, elle pouvait voir sa fenêtre, de
son établi, sans quitter ses fers, en allongeant la tête.

L'emménagement eut lieu au terme d'avril. Gervaise était alors
enceinte de huit mois. Mais elle montrait une belle vaillance, disant
avec un rire que l'enfant l'aidait, lorsqu'elle travaillait; elle
sentait, en elle, ses petites menottes pousser et lui donner des
forces. Ah bien! elle recevait joliment Coupeau, les jours où il
voulait la faire coucher pour se dorloter un peu! Elle se coucherait
aux grosses douleurs. Ce serait toujours assez tôt; car, maintenant,
avec une bouche de plus, il allait falloir donner un rude coup de
collier. Et ce fut elle qui nettoya le logement, avant d'aider son
mari à mettre les meubles en place. Elle eut une religion pour ces
meubles, les essuyant avec des soins maternels, le coeur crevé à la
vue de la moindre égratignure. Elle s'arrêtait, saisie, comme si elle
se fût tapée elle-même, quand elle les cognait en balayant. La commode
surtout lui était chère; elle la trouvait belle, solide, l'air
sérieux. Un rêve, dont elle n'osait parler, était d'avoir une pendule
pour la mettre au beau milieu du marbre, où elle aurait produit un
effet magnifique. Sans le bébé qui venait, elle se serait peut-être
risquée à acheter sa pendule. Enfin elle renvoyait ça à plus tard,
avec un soupir.

Le ménage vécut dans l'enchantement de sa nouvelle demeure. Le lit
d'Étienne occupait le cabinet, où l'on pouvait encore installer une
autre couchette d'enfant. La cuisine était grande comme la main et
toute noire; mais, en laissant la porte ouverte, on y voyait assez
clair; puis, Gervaise n'avait pas à faire des repas de trente
personnes, il suffisait qu'elle y trouvât la place de son pot-au-feu.
Quant à la grande chambre, elle était leur orgueil. Dès le matin, ils
fermaient les rideaux de l'alcôve, des rideaux de calicot blanc; et la
chambre se trouvait transformée en salle à manger, avec la table au
milieu, l'armoire et la commode en face l'une de l'autre. Comme la
cheminée brûlait jusqu'à quinze sous de charbon de terre par jour, ils
l'avaient bouchée; un petit poêle de fonte, posé sur la plaque de
marbre, les chauffait pour sept sous pendant les grands froids.
Ensuite, Coupeau avait orné les murs de son mieux, en se promettant
des embellissements: une haute gravure représentant un maréchal de
France, caracolant avec son bâton à la main, entre un canon et un tas
de boulets, tenait lieu de glace; au-dessus delà commode, les
photographies de la famille étaient rangées sur deux lignes, à droite
et à gauche d'un ancien bénitier de porcelaine dorée, dans lequel on
mettait les allumettes; sur la corniche de l'armoire, un buste de
Pascal faisait pendant à un buste de Béranger, l'un grave, l'autre
souriant, près du coucou, dont ils semblaient écouter le tic tac.
C'était vraiment une belle chambre.

-- Devinez combien nous payons ici? demandait Gervaise à chaque
visiteur.

Et quand on estimait son loyer trop haut, elle triomphait, elle
criait, ravie d'être si bien pour si peu d'argent:

-- Cent cinquante francs, pas un liard de plus!... Hein! c'est donné!

La rue Neuve de la Goutte-d'Or elle-même entrait pour une bonne part
dans leur contentement. Gervaise y vivait, allant sans cesse de chez
elle chez madame Fauconnier. Coupeau, le soir, descendait maintenant,
fumait sa pipe sur le pas de la porte. La rue, sans trottoir, le pavé
défoncé, montait. En haut, du côté de la rue de la Goutte-d'Or, il y
avait des boutiques sombres, aux carreaux sales, des cordonniers, des
tonneliers, une épicerie borgne, un marchand de vin en faillite, dont
les volets fermés depuis des semaines se couvraient d'affiches. A
l'autre bout, vers Paris, des maisons de quatre étages barraient le
ciel, occupées à leur rez-de-chaussée par des blanchisseuses, les unes
près des autres, en tas; seule, une devanture de perruquier de petite
ville, peinte en vert, toute pleine de flacons aux couleurs tendres,
égayait ce coin d'ombre du vif éclair de ses plats de cuivre, tenus
très propres. Mais la gaieté de la rue se trouvait au milieu, à
l'endroit où les constructions, en devenant plus rares et plus basses,
laissaient descendre l'air et le soleil. Les hangars du loueur de
voitures, l'établissement voisin où l'on fabriquait de l'eau de Seltz,
le lavoir, en face, élargissaient un vaste espace libre, silencieux,
dans lequel les voix étouffées des laveuses et l'haleine régulière de
la machine à vapeur semblaient grandir encore le recueillement. Des
terrains profonds, des allées s'enfonçant entre des murs noirs,
mettaient là un village. Et Coupeau, amusé par les rares passants qui
enjambaient le ruissellement continu des eaux savonneuses, disait se
souvenir d'un pays où l'avait conduit un de ses oncles, à l'âge de
cinq ans. La joie de Gervaise était, à gauche de sa fenêtre, un arbre
planté dans une cour, un acacia allongeant une seule de ses branches,
et dont la maigre verdure suffisait au charme de toute la rue.

Ce fut le dernier jour d'avril que la jeune femme accoucha. Les
douleurs la prirent l'après-midi, vers quatre heures, comme elle
repassait une paire de rideaux chez madame Fauconnier. Elle ne voulut
pas s'en aller tout de suite, restant là à se tortiller sur une
chaise, donnant un coup de fer quand ça se calmait un peu; les rideaux
pressaient, elle s'entêtait à les finir; puis, ça n'était peut-être
qu'une colique, il ne fallait pas s'écouter pour un mal de ventre.
Mais, comme elle parlait de se mettre à des chemises d'homme, elle
devint blanche. Elle dut quitter l'atelier, traverser la rue, courbée
en deux, se tenant aux murs. Une ouvrière offrait de l'accompagner;
elle refusa, elle la pria seulement de passer chez la sage-femme, à
côté, rue de la Charbonnière. Le feu n'était pas à la maison, bien
sûr. Elle en avait sans doute pour toute la nuit. Ça n'allait pas
l'empêcher en rentrant de préparer le dîner de Coupeau; ensuite, elle
verrait à se jeter un instant sur le lit, sans même se déshabiller.
Dans l'escalier, elle fut prise d'une telle crise, qu'elle dut
s'asseoir au beau milieu des marches; et elle serrait ses deux poings
sur sa bouche, pour ne pas crier, parce qu'elle éprouvait une honte à
être trouvée là par des hommes, s'il en montait. La douleur passa,
elle put ouvrir sa porte, soulagée, pensant décidément s'être trompée.
Elle faisait, ce soir-là, un ragoût de mouton avec des hauts de
côtelettes. Tout marcha encore bien, pendant qu'elle pelurait ses
pommes de terre. Les hauts de côtelettes revenaient dans un poêlon,
quand les sueurs et les tranchées reparurent. Elle tourna son roux, en
piétinant devant le fourneau, aveuglée par de grosses larmes. Si elle
accouchait, n'est-ce pas? ce n'était point une raison pour laisser
Coupeau sans manger. Enfin le ragoût mijota sur un feu couvert de
cendre. Elle revint dans la chambre, crut avoir le temps de mettre un
couvert à un bout de la table. Et il lui fallut reposer bien vite le
litre de vin; elle n'eut plus la force d'arriver au lit, elle tomba et
accoucha par terre, sur un paillasson. Lorsque la sage-femme arriva,
un quart d'heure plus tard, ce fut là qu'elle la délivra.

Le zingueur travaillait toujours à l'hôpital. Gervaise défendit
d'aller le déranger. Quand il rentra, à sept heures, il la trouva
couchée, bien enveloppée, très pâle sur l'oreiller. L'enfant pleurait,
emmaillotté dans un châle, aux pieds de la mère.

-- Ah! ma pauvre femme! dit Coupeau en embrassant Gervaise. Et moi qui
rigolais, il n'y a pas une heure, pendant que tu criais aux petits
pâtés!... Dis donc, tu n'es pas embarrassée, tu nous lâches ça, le
temps d'éternuer.

Elle eut un faible sourire; puis, elle murmura:

-- C'est une fille.

-- Juste! reprit le zingueur, blaguant pour la remettre, j'avais
commandé une fille! Hein! me voilà servi! Tu fais donc tout ce que je
veux?

Et, prenant l'enfant, il continua:

-- Qu'on vous voie un peu, mademoiselle Souillon!... Vous avez une
petite frimousse bien noire. Ça blanchira, n'ayez pas peur. Il faudra
être sage, ne pas faire la gourgandine, grandir raisonnable, comme
papa et maman.

Gervaise, très sérieuse, regardait sa fille, les yeux grands ouverts,
lentement assombris d'une tristesse. Elle hocha la tête; elle aurait
voulu un garçon, parce que les garçons se débrouillent toujours et ne
courent pas tant de risques, dans ce Paris. La sage-femme dut enlever
le poupon des mains de Coupeau. Elle défendit aussi à Gervaise de
parler; c'était déjà mauvais qu'on fît tant de bruit autour d'elle.
Alors, le zingueur dit qu'il fallait prévenir maman Coupeau et les
Lorilleux; mais il crevait de faim, il voulait dîner auparavant. Ce
fut un gros ennui pour l'accouchée de le voir se servir lui-même,
courir à la cuisine chercher le ragoût, manger dans une assiette
creuse, ne pas trouver le pain. Malgré la défense, elle se lamentait,
se tournait entre les draps. Aussi, c'était bien bête de n'avoir pas
pu mettre la table; la colique l'avait assise par terre comme un coup
de bâton. Son pauvre homme lui en voudrait, d'être là à se dorloter,
quand il mangeait si mal. Les pommes de terre étaient-elles assez
cuites, au moins? Elle ne se rappelait plus si elle les avait salées.

-- Taisez-vous donc! cria la sage-femme

-- Ah! quand vous l'empêcherez de se miner, par exemple! dit Coupeau,
la bouche pleine. Si vous n'étiez pas là, je parie qu'elle se lèverait
pour me couper mon pain.... Tiens-toi donc sur le dos, grosse dinde!
Faut pas te démolir, autrement tu en as pour quinze jours à te
remettre sur tes pattes.... Il est très bon, ton ragoût. Madame va en
manger avec moi. N'est-ce pas, madame?

La sage-femme refusa; mais elle voulut bien boire un verre de vin,
parce que ça l'avait émotionnée, disait-elle, de trouver la
malheureuse femme avec le bébé sur le paillasson. Coupeau partit
enfin, pour annoncer la nouvelle à la famille. Une demi-heure plus
tard, il revint avec tout le monde, maman Coupeau, les Lorilleux,
madame Lerat, qu'il avait justement rencontrée chez ces derniers. Les
Lorilleux, devant la prospérité du ménage, étaient devenus très
aimables, faisaient un éloge outré de Gervaise, en laissant échapper
de petits gestes restrictifs, des hochements de menton, des battements
de paupières, comme pour ajourner leur vrai jugement. Enfin, ils
savaient ce qu'ils savaient; seulement, ils ne voulaient pas aller
contre l'opinion de tout le quartier.

-- Je t'amène la séquelle! cria Coupeau. Tant pis! ils ont voulu te
voir... N'ouvre pas le bec, ça t'est défendu. Ils resteront là, à te
regarder tranquillement, sans se formaliser, n'est-ce pas?... Moi, je
vais leur faire du café, et du chouette!

Il disparut dans la cuisine. Maman Coupeau, après avoir embrassé
Gervaise, s'émerveillait de la grosseur de l'enfant. Les deux autres
femmes avaient également appliqué de gros baisers sur les joues de
l'accouchée. Et toutes trois, debout devant le lit, commentaient, en
s'exclamant, les détails des couches, de drôles de couches, une dent à
arracher, pas davantage. Madame Lerat examinait la petite partout, la
déclarait bien conformée, ajoutait même, avec intention, que ça ferait
une fameuse femme; et, comme elle lui trouvait la tête trop pointue,
elle la pétrissait légèrement, malgré ses cris, afin de l'arrondir.
Madame Lorilleux lui arracha le bébé en se fâchant: ça suffisait pour
donner tous les vices à une créature, de la tripoter ainsi, quand elle
avait le crâne si tendre. Puis, elle chercha là ressemblance. On
manqua se disputer. Lorilleux, qui allongeait le cou derrière les
femmes, répétait que la petite n'avait rien de Coupeau; un peu le nez
peut-être, et encore! C'était toute sa mère, avec des yeux d'ailleurs;
pour sûr, ces yeux-là ne venaient pas de la famille.

Cependant, Coupeau ne reparaissait plus. On l'entendait, dans la
cuisine, se battre avec le fourneau et la cafetière. Gervaise se
tournait les sangs: ce n'était pas l'occupation d'un homme, de faire
du café; et elle lui criait comment il devait s'y prendre, sans
écouter les chut! énergiques de la sage-femme.

-- Enlevez le baluchon! dit Coupeau, qui rentra, la cafetière à la
main. Hein! est-elle assez canulante! Il faut qu'elle se
cauchemarde... Nous allons boire ça dans des verres, n'est-ce pas?
parce que, voyez-vous, les tasses sont restées chez le marchand.

On s'assit autour de la table, et le zingueur voulut verser le café
lui-même. Il sentait joliment fort, ce n'était pas de la roupie de
sansonnet. Quand la sage-femme eut siroté son verre, elle s'en alla:
tout marchait bien, on n'avait plus besoin d'elle; si la nuit n'était
pas bonne, on l'enverrait chercher le lendemain. Elle descendait
encore l'escalier, que madame Lorilleux la traita de licheuse et de
propre à rien. Ça se mettait quatre morceaux de sucre dans son café,
ça se faisait donner des quinze francs, pour vous laisser accoucher
toute seule. Mais Coupeau la défendait; il allongerait les quinze
francs de bon coeur; après tout, ces femmes-là passaient leur jeunesse
à étudier, elles avaient raison de demander cher. Ensuite, Lorilleux
se disputa avec madame Lerat; lui, prétendait que, pour avoir un
garçon, il fallait tourner la tête de son lit vers le nord; tandis
qu'elle haussait les épaules, traitant ça d'enfantillage, donnant une
autre recette, qui consistait à cacher sous le matelas, sans le dire à
sa femme, une poignée d'orties fraîches, cueillies au soleil. On avait
poussé la table près du lit. Jusqu'à dix heures, Gervaise, prise peu à
peu d'une fatigue immense, resta souriante et stupide, la tête tournée
sur l'oreiller; elle voyait, elle entendait, mais elle ne trouvait
plus la force de hasarder un geste ni une parole; il lui semblait être
morte, d'une mort très douce, du fond de laquelle elle était heureuse
de regarder les autres vivre. Par moments, un vagissement de la petite
montait, au milieu des grosses voix, des réflexions interminables sur
un assassinat, commis la veille rue du Bon-Puits, à l'autre bout de la
Chapelle.

Puis, comme la société songeait au départ, on parla du baptême. Les
Lorilleux avaient accepté d'être parrain et marraine; en arrière, ils
rechignaient; pourtant, si le ménage ne s'était pas adressé à eux, ils
auraient fait une drôle de figure. Coupeau ne voyait guère la
nécessité de baptiser la petite; ça ne lui donnerait pas dix mille
livres de rente, bien sûr; et encore ça risquait de l'enrhumer. Moins
on avait affaire aux curés, mieux ça valait. Mais maman Coupeau le
traitait de païen. Les Lorilleux, sans aller manger le bon Dieu dans
les églises, se piquaient d'avoir de la religion.

-- Ce sera pour dimanche, si vous voulez, dit le chaîniste.

Et Gervaise ayant consenti d'un signe de tête, tout le monde
l'embrassa en lui recommandant de se bien porter. On dit adieu aussi
au bébé. Chacun vint se pencher sur ce pauvre petit corps frissonnant,
avec des risettes, des mots de tendresse, comme s'il avait pu
comprendre. On l'appelait Nana, la caresse du nom d'Anna, que portait
sa marraine.

-- Bonsoir, Nana... Allons, Nana, soyez belle fille...

Quand ils furent enfin partis, Coupeau mit sa chaise tout contre le
lit, et acheva sa pipe, en tenant dans la sienne la main de Gervaise.
Il fumait lentement, lâchant des phrases entre deux bouffées, très
ému.

-- Hein? ma vieille, ils t'ont cassé la tête? Tu comprends, je n'ai
pas pu les empêcher de venir. Après tout, ça prouve leur amitié...
Mais, n'est-ce pas? on est mieux seul. Moi, j'avais besoin d'être un
peu seul, comme ça, avec toi. La soirée m'a paru d'un long!... Cette
pauvre poule! elle a eu bien du bobo! Ces crapoussins-là, quand ça
vient au monde, ça ne se doute guère du mal que ça fait. Vrai, ça doit
être comme si on vous ouvrait les reins... Où est-il le bobo, que je
l'embrasse?

Il lui avait glissé délicatement sous le dos une de ses grosses mains,
et il l'attirait, il lui baisait le ventre à travers le drap, pris
d'un attendrissement d'homme rude pour cette fécondité endolorie
encore. Il demandait s'il ne lui faisait pas du mal, il aurait voulu
la guérir en soufflant dessus. Et Gervaise était bien heureuse. Elle
lui jurait qu'elle ne souffrait plus du tout. Elle songeait seulement
à se relever le plus tôt possible, parce qu'il ne fallait pas se
croiser les bras, maintenant. Mais lui, la rassurait. Est-ce qu'il ne
se chargeait pas de gagner la pâtée de la petite? Il serait un grand
lâche, si jamais il lui laissait cette gamine sur le dos. Ça ne lui
semblait pas malin de savoir faire un enfant: le mérite, pas vrai?
c'était de le nourrir.

Coupeau, cette nuit-là, ne dormit guère. Il avait couvert le feu du
poêle. Toutes les heures, il dut se relever pour donner au bébé des
cuillerées d'eau sucrée tiède. Ça ne l'empêcha pas de partir le matin
au travail comme à son habitude. Il profita même de l'heure de son
déjeuner, alla à la mairie faire sa déclaration. Pendant ce temps,
madame Boche, prévenue, était accourue passer la journée auprès de
Gervaise. Mais celle-ci, après dix heures de profond sommeil, se
lamentait, disait déjà se sentir toute courbaturée de garder le lit.
Elle tomberait malade, si on ne la laissait pas se lever. Le soir,
quand Coupeau revint, elle lui conta ses tourments: sans doute elle
avait confiance en madame Boche; seulement ça la mettait hors d'elle
de voir une étrangère s'installer dans sa chambre, ouvrir les tiroirs,
toucher à ses affaires. Le lendemain, la concierge, en revenant d'une
commission, la trouva debout, habillée, balayant et s'occupant du
dîner de son mari. Et jamais elle ne voulut se recoucher. On se
moquait d'elle, peut-être! C'était bon pour les dames d'avoir l'air
d'être cassées. Lorsqu'on n'était pas riche, on n'avait pas le temps.
Trois jours après ses couches, elle repassait des jupons chez madame
Fauconnier, tapant ses fers, mise en sueur par la grosse chaleur du
fourneau.

Dès le samedi soir, madame Lorilleux apporta ses cadeaux de marraine:
un bonnet de trente-cinq sous et une robe de baptême, plissée et
garnie d'une petite dentelle, qu'elle avait eue pour six francs, parce
qu'elle était défraîchie. Le lendemain, Lorilleux, comme parrain,
donna à l'accouchée six livres de sucre. Ils faisaient les choses
proprement. Même le soir, au repas qui eut lieu chez les Coupeau, ils
ne se présentèrent point les mains vides. Le mari arriva avec un litre
de vin cacheté sous chaque bras, tandis que la femme tenait un large
flan acheté chez un pâtissier de la chaussée Clignancourt, très en
renom. Seulement, les Lorilleux allèrent raconter leurs largesses dans
tout le quartier; ils avaient dépensé, près de vingt francs. Gervaise,
en apprenant leurs commérages, resta suffoquée et ne leur tint plus
aucun compte de leurs bonnes manières.

Ce fut à ce dîner de baptême que les Coupeau achevèrent de se lier
étroitement avec les voisins du palier. L'autre logement de la petite
maison était occupé par deux personnes, la mère et le fils, les
Goujet, comme on les appelait. Jusque-là, on s'était salué dans
l'escalier et dans la rue, rien de plus; les voisins semblaient un peu
ours. Puis, la mère lui ayant monté un seau d'eau, le lendemain de ses
couches, Gervaise avait jugé convenable de les inviter au repas,
d'autant plus qu'elle les trouvait très bien. Et là, naturellement, on
avait fait connaissance.

Les Goujet étaient du département du Nord. La mère raccommodait les
dentelles; le fils, forgeron de son état, travaillait dans une
fabrique de boulons. Ils occupaient l'autre logement du palier depuis
cinq ans. Derrière la paix muette de leur vie, se cachait tout un
chagrin ancien: le père Goujet, un jour d'ivresse furieuse, à Lille,
avait assommé un camarade à coups de barre de fer, puis s'était
étranglé dans sa prison, avec son mouchoir. La veuve et l'enfant,
venus à Paris après leur malheur, sentaient toujours ce drame sur
leurs têtes, le rachetaient par une honnêteté stricte, une douceur et
un courage inaltérables. Même il se mêlait un peu de fierté dans leur
cas, car ils finissaient par se voir meilleurs que les autres. Madame
Goujet, toujours vêtue de noir, le front encadré d'une coiffe
monacale, avait une face blanche et reposée de matrone, comme si la
pâleur des dentelles, le travail minutieux de ses doigts, lui eussent
donné un reflet de sérénité. Goujet était un colosse de vingt-trois
ans, superbe, le visage rose, les yeux bleus, d'une force herculéenne.
A l'atelier, les camarades l'appelaient la Gueule-d'Or, à cause de sa
belle barbe jaune.

Gervaise se sentit tout de suite prise d'une grande amitié pour ces
gens. Quand elle pénétra la première fois chez eux, elle resta
émerveillée de la propreté du logis. Il n'y avait pas à dire, on
pouvait souffler partout, pas un grain de poussière ne s'envolait. Et
le carreau luisait, d'une clarté de glace. Madame Goujet la fit entrer
dans la chambre de son fils, pour voir. C'était gentil et blanc comme
dans la chambre d'une fille: un petit lit de fer garni de rideaux de
mousseline, une table, une toilette, une étroite bibliothèque pendue
au mur; puis, des images du haut en bas, des bonshommes découpés, des
gravures coloriées fixées à l'aide de quatre clous, des portraits de
toutes sortes de personnages, détachés des journaux illustrés. Madame
Goujet disait, avec un sourire, que son fils était un grand enfant; le
soir, la lecture le fatiguait; alors, il s'amusait à regarder ses
images. Gervaise s'oublia une heure près de sa voisine, qui s'était
remise à son tambour, devant une fenêtre. Elle s'intéressait aux
centaines d'épingles attachant la dentelle, heureuse d'être là,
respirant la bonne odeur de propreté du logement, où cette besogne
délicate mettait un silence recueilli.

Les Goujet gagnaient encore à être fréquentés. Ils faisaient de
grosses journées et plaçaient plus du quart de leur quinzaine à la
Caisse d'épargne. Dans le quartier, on les saluait, on parlait de
leurs économies. Goujet n'avait jamais un trou, sortait avec des
bourgerons propres, sans une tache. Il était très poli, même un peu
timide, malgré ses larges épaules. Les blanchisseuses du bout de la
rue s'égayaient à le voir baisser le nez, quand il passait. Il
n'aimait pas leurs gros mots, trouvait ça dégoûtant que des femmes
eussent sans cesse des saletés à la bouche. Un jour pourtant, il était
rentré gris. Alors, madame Goujet, pour tout reproche, l'avait mis en
face d'un portrait de son père, une mauvaise peinture cachée
pieusement au fond de la commode. Et, depuis cette leçon, Goujet ne
buvait plus qu'à sa suffisance, sans haine pourtant contre le vin, car
le vin est nécessaire à l'ouvrier. Le dimanche, il sortait avec sa
mère, à laquelle il donnait le bras; le plus souvent, il la menait du
côté de Vincennes; d'autres fois, il la conduisait au théâtre. Sa mère
restait sa passion. Il lui parlait encore comme s'il était tout petit.
La tête carrée, la chair alourdie par le rude travail du marteau, il
tenait des grosses bêtes: dur d'intelligence, bon tout de même.

Les premiers jours, Gervaise le gêna beaucoup. Puis, en quelques
semaines, il s'habitua à elle. Il la guettait pour lui monter ses
paquets, la traitait en soeur, avec une brusque familiarité, découpant
des images à son intention. Cependant, un matin, ayant tourné la clef
sans frapper, il la surprit à moitié nue, se lavant le cou; et, de
huit jours, il ne la regarda pas en face, si bien qu'il finissait par
la faire rougir elle-même.

Cadet-Cassis, avec son bagou parisien, trouvait la Gueule-d'Or bêta.
C'était bien de ne pas licher, de ne pas souffler dans le nez des
filles, sur les trottoirs; mais il fallait pourtant qu'un homme fût un
homme, sans quoi autant valait-il tout de suite porter des jupons. Il
le blaguait devant Gervaise, en l'accusant de faire de l'oeil à toutes
les femmes du quartier; et ce tambour-major de Goujet se défendait
violemment. Ça n'empêchait pas les deux ouvriers d'être camarades. Ils
s'appelaient le matin, partaient ensemble, buvaient parfois un verre
de bière avant de rentrer. Depuis le dîner du baptême, ils se
tutoyaient, parce que dire toujours « vous », ça allonge les phrases.
Leur amitié en restait là, quand la Gueule-d'Or rendit à Cadet-Cassis
un fier service, un de ces services signalés dont on se souvient la
vie entière. C'était au 2 décembre. Le zingueur, par rigolade, avait
eu la belle idée de descendre voir l'émeute; il se fichait pas mal de
la République, du Bonaparte et de tout le tremblement; seulement, il
adorait la poudre, les coups de fusil lui semblaient drôles. Et il
allait très-bien être pincé derrière une barricade, si le forgeron ne
s'était rencontré là, juste à point pour le protéger de son grand
corps et l'aider à filer. Goujet, en remontant la rue du
Faubourg-Poissonnière, marchait vite, la figure grave. Lui, s'occupait
de politique, était républicain, sagement, au nom de la justice et du
bonheur de tous. Cependant, il n'avait pas fait le coup de fusil. Et
il donnait ses raisons: le peuple se lassait de payer aux bourgeois
les marrons qu'il tirait des cendres, en se brûlant les pattes;
février et juin étaient de fameuses leçons; aussi, désormais, les
faubourgs laisseraient-ils la ville s'arranger comme elle
l'entendrait. Puis, arrivé sur la hauteur, rue des Poissonniers, il
avait tourné la tête, regardant Paris; on bâclait tout de même là-bas
de la fichue besogne, le peuple un jour pourrait se repentir de s'être
croisé les bras. Mais Coupeau ricanait, appelait trop bêtes les ânes
qui risquaient leur peau, à la seule fin de conserver leurs vingt-cinq
francs aux sacrés fainéants de la Chambre. Le soir, les Coupeau
invitèrent les Goujet à dîner. Au dessert, Cadet-Cassis et la
Gueule-d'Or se posèrent chacun deux gros baisers sur les joues.
Maintenant, c'était à la vie à la mort.

Pendant trois années, la vie des deux familles coula, aux deux côtés
du palier, sans un événement. Gervaise avait élevé la petite, en
trouvant le moyen de perdre, au plus, deux jours de travail par
semaine. Elle devenait une bonne ouvrière de fin, gagnait jusqu'à
trois francs. Aussi s'était-elle décidée à mettre Étienne, qui allait
sur ses huit ans, dans une petite pension de la rue de Chartres, où
elle payait cent sous. Le ménage, malgré la charge des deux enfants,
plaçait des vingt francs et des trente francs chaque mois à la Caisse
d'épargne. Quand leurs économies atteignirent la somme de six cents
francs, la jeune femme ne dormît plus, obsédée d'un rêve d'ambition:
elle voulait s'établir, louer une petite boutique, prendre à son tour
des ouvrières. Elle avait tout calculé. Au bout de vingt ans, si le
travail marchait, ils pouvaient avoir une rente, qu'ils iraient manger
quelque part, à la campagne. Pourtant, elle n'osait se risquer. Elle
disait chercher une boutique, pour se donner le temps de la réflexion.
L'argent ne craignait rien à la Caisse d'épargne; au contraire, il
faisait des petits. En trois années, elle avait contenté une seule de
ses envies, elle s'était acheté une pendule; encore cette pendule, une
pendule de palissandre, à colonnes torses, à balancier de cuivre doré,
devait-elle être payée en un an, par à-comptes de vingt sous tous les
lundis. Elle se fâchait, lorsque Coupeau parlait de la monter; elle
seule enlevait le globe, essuyait les colonnes avec religion, comme si
le marbre de sa commode se fût transformé en chapelle. Sous le globe,
derrière la pendule, elle cachait le livret de la Caisse d'épargne. Et
souvent, quand elle rêvait à sa boutique, elle s'oubliait là, devant
le cadran, à regarder fixement tourner les aiguilles, ayant l'air
d'attendre quelque minute particulière et solennelle pour se décider.

Les Coupeau sortaient presque tous les dimanches avec les Goujet.
C'étaient des parties gentilles, une friture à Saint-Ouen ou un lapin
à Vincennes, mangés sans épate, sous le bosquet d'un traiteur. Les
hommes buvaient à leur soif, revenaient sains comme l'oeil, en donnant
le bras aux dames. Le soir, avant de se coucher, les deux ménages
comptaient, partageaient la dépense par moitié; et jamais un sou en
plus ou en moins ne soulevait une discussion. Les Lorilleux étaient
jaloux des Goujet. Ça leur paraissait drôle, tout de même, de voir
Cadet-Cassis et la Ban-ban aller sans cesse avec des étrangers, quand
ils avaient une famille. Ah bien! oui! ils s'en souciaient comme d'une
guigne, de leur famille! Depuis qu'ils avaient quatre sous de côté,
ils faisaient joliment leur tête. Madame Lorilleux, très vexée de voir
son frère lui échapper, recommençait à vomir des injures contre
Gervaise. Madame Lerat, au contraire, prenait parti pour la jeune
femme, la défendait en racontant des contes extraordinaires, des
tentatives de séduction, le soir, sur le boulevard, dont elle la
montrait sortant en héroïne de drame, flanquant une paire de claques à
ses lâches agresseurs. Quant à maman Coupeau, elle tâchait de
raccommoder tout le monde, de se faire bien venir de tous ses enfants:
sa vue baissait de plus en plus, elle n'avait plus qu'un ménage, elle
était contente de trouver cent sous chez les uns et chez les autres.

Le jour même où Nana prenait ses trois ans, Coupeau, en rentrant le
soir, trouva Gervaise bouleversée. Elle refusait de parler, elle
n'avait rien du tout, disait-elle. Mais, comme elle mettait la table à
l'envers, s'arrêtant avec les assiettes pour tomber dans de grosses
réflexions, son mari voulut absolument savoir.

-- Eh bien! voilà, finit-elle par avouer, la boutique du petit
mercier, rue de la Goutte-d'Or, est à louer... J'ai vu ça, il y a une
heure, en allant acheter du fil. Ça m'a donné un coup.

C'était une boutique très propre, juste dans la grande maison où ils
rêvaient d'habiter autrefois. Il y avait la boutique, une
arrière-boutique, avec deux autres chambres, à droite et à gauche;
enfin, ce qu'il leur fallait, les pièces un peu petites, mais bien
distribuées. Seulement, elle trouvait ça trop cher: le propriétaire
parlait de cinq cents francs.

-- Tu as donc visité et demandé le prix? dit Coupeau.

-- Oh! tu sais, par curiosité! répondit-elle, en affectant un air
d'indifférence. On cherche, on entre à tous les écriteaux, ça n'engage
à rien... Mais celle-là est trop chère, décidément. Puis, ce serait
peut-être une bêtise de m'établir.

Cependant, après le dîner, elle revint à la boutique du mercier. Elle
dessina les lieux, sur la marge d'un journal. Et, peu à peu, elle en
causait, mesurait les coins, arrangeait les pièces, comme si elle
avait dû, dès le lendemain, y caser ses meubles. Alors, Coupeau la
poussa à louer, en voyant sa grande envie; pour sûr, elle ne
trouverait rien de propre, à moins de cinq cents francs; d'ailleurs,
on obtiendrait peut-être une diminution. La seule chose ennuyeuse,
c'était d'aller habiter la maison des Lorilleux, qu'elle ne pouvait
pas souffrir. Mais elle se fâcha, elle ne détestait personne; dans le
feu de son désir, elle défendit même les Lorilleux; ils n'étaient pas
méchants au fond, on s'entendrait très bien. Et, quand ils furent
couchés, Coupeau dormait déjà qu'elle continuait ses aménagements
intérieurs, sans avoir pourtant, d'une façon nette, consenti à louer.

Le lendemain, restée seule, elle ne put résister au besoin d'enlever
le globe de la pendule et de regarder le livret de la Caisse
d'épargne. Dire que sa boutique était là dedans, dans ces feuillets
salis de vilaines écritures! Avant d'aller au travail, elle consulta
madame Goujet, qui approuva beaucoup son projet de s'établir; avec un
homme comme le sien, bon sujet, ne buvant pas, elle était certaine de
faire ses affaires et de ne pas être mangée. Au déjeuner, elle monta
même chez les Lorilleux pour avoir leur avis; elle désirait ne pas
paraître se cacher de la famille. Madame Lorilleux resta saisie.
Comment! la Banban allait avoir une boutique, à cette heure! Et, le
coeur crevé, elle balbutia, elle dut se montrer très contente: sans
doute, la boutique était commode, Gervaise avait raison de la prendre.
Pourtant, lorsqu'elle se fut un peu remise, elle et son mari parlèrent
de l'humidité de la cour, du jour triste des pièces du rez-de-chaussée.
Oh! c'était un bon coin pour les rhumatismes. Enfin, si elle était
décidée à louer, n'est-ce pas? leurs observations, bien certainement,
ne l'empêcheraient pas de louer.

Le soir, Gervaise avouait franchement en riant qu'elle en serait
tombée malade, si on l'avait empêchée d'avoir la boutique. Toutefois,
avant de dire: C'est fait! elle voulait emmener Coupeau voir les lieux
et tâcher d'obtenir une diminution sur le loyer.

-- Alors, demain, si ça te plaît, dit son mari. Tu viendras me prendre
vers six heures à la maison où je travaille, rue de la Nation, et nous
passerons rue de la Goutte-d'Or, en rentrant.

Coupeau terminait alors la toiture d'une maison neuve, à trois étages.
Ce jour-là, il devait justement poser les dernières feuilles de zinc.
Comme le toit était presque plat, il y avait installé son établi, un
large volet sur deux tréteaux. Un beau soleil de mai se couchait,
dorant les cheminées. Et, tout là-haut, dans le ciel clair, l'ouvrier
taillait tranquillement son zinc à coups de cisaille, penché sur
l'établi, pareil à un tailleur coupant chez lui une paire de culottes.
Contre le mur de la maison voisine, son aide, un gamin de dix-sept
ans, fluet et blond, entretenait le feu du réchaud en manoeuvrant un
énorme soufflet, dont chaque haleine faisait envoler un pétillement
d'étincelles.

-- Hé! Zidore, mets les fers! cria Coupeau.

L'aide enfonça les fers à souder au milieu de la braise, d'un rose
pâle dans le plein jour. Puis, il se remit à souffler. Coupeau tenait
la dernière feuille de zinc. Elle restait à poser au bord du toit,
près de la gouttière; là, il y avait une brusque pente, et le trou
béant de la rue se creusait. Le zingueur, comme chez lui, en chaussons
de lisières, s'avança, traînant les pieds, sifflotant l'air d'Ohé!
les p'tits agneaux! Arrivé devant le trou, il se laissa couler,
s'arc-bouta d'un genou contre la maçonnerie d'une cheminée, resta à
moitié chemin du pavé. Une de ses jambes pendait. Quand il se
renversait pour appeler cette couleuvre de Zidore, il se rattrapait à
un coin de la maçonnerie, à cause du trottoir, là-bas, sous lui.

-- Sacré lambin, va!... Donne donc les fers! Quand tu regarderas en
l'air, bougre d'efflanqué! les alouettes ne te tomberont pas toutes
rôties!

Mais Zidore ne se pressait pas. 11 s'intéressait aux toits voisins, à
une grosse fumée qui montait au fond de Paris, du côté de Grenelle; ça
pouvait bien être un incendie. Pourtant, il vint se mettre à plat
ventre, la tête au-dessus du trou; et il passa les fers à Coupeau.
Alors, celui-ci commença à souder la feuille. Il s'accroupissait,
s'allongeait, trouvant toujours son équilibre, assis d'une fesse,
perché sur la pointe d'un pied, retenu par un doigt. Il avait un sacré
aplomb, un toupet du tonnerre, familier, bravant le danger. Ça le
connaissait. C'était la rue qui avait peur de lui. Comme il ne lâchait
pas sa pipe, il se tournait de temps à autre, il crachait paisiblement
dans la rue.

-- Tiens! madame Boche! cria-t-il tout d'un coup. Ohé! madame Boche!

Il venait d'apercevoir la concierge traversant la chaussée. Elle leva
la tête, le reconnut. Et une conversation s'engagea du toit au
trottoir. Elle cachait ses mains sous son tablier, le nez en l'air.
Lui, debout maintenant, son bras gauche passé autour d'un tuyau, se
penchait.

-- Vous n'avez pas vu ma femme? demanda-t-il.

-- Non, bien sûr, répondit la concierge. Elle est par ici?

-- Elle doit venir me prendre... Et l'on se porte bien chez vous?

-- Mais oui, merci, c'est moi la plus malade, vous voyez... Je vais
chaussée Clignancourt chercher un petit gigot. Le boucher, près du
Moulin-Rouge, ne le vend que seize sous.

Ils haussaient la voix, parce qu'une voiture passait dans la rue de la
Nation, large, déserte; leurs paroles, lancées à toute volée, avaient
seulement fait mettre à sa fenêtre une petite vieille; et cette
vieille restait là, accoudée, se donnant la distraction d'une grosse
émotion, à regarder cet homme, sur la toiture d'en face, comme si elle
espérait le voir tomber d'une minute à l'autre.

-- Eh bien! bonsoir, cria encore madame Boche. Je ne veux pas vous
déranger.

Coupeau se tourna, reprit le fer que Zidore lui tendait. Mais au
moment où la concierge s'éloignait, elle aperçut sur l'autre trottoir
Gervaise, tenant Nana par la main. Elle relevait déjà la tête pour
avertir le zingueur, lorsque la jeune femme lui ferma la bouche d'un
geste énergique. Et, à demi-voix, afin de n'être pas entendue là-haut,
elle dit sa crainte: elle redoutait, en se montrant tout d'un coup, de
donner à son mari une secousse, qui le précipiterait. En quatre ans,
elle était allée le chercher une seule fois à son travail. Ce jour-là,
c'était la seconde fois. Elle ne pouvait pas assister à ça, son sang
ne faisait qu'un tour, quand elle voyait son homme entre ciel et
terre, à des endroits où les moineaux eux-mêmes ne se risquaient pas.

-- Sans doute, ce n'est pas agréable, murmurait madame Boche. Moi, le
mien est tailleur, je n'ai pas ces tremblements.

-- Si vous saviez, dans les premiers temps, dit encore Gervaise,
j'avais des frayeurs du matin au soir. Je le voyais toujours, la tête
cassée, sur une civière... Maintenant, je n'y pense plus autant. On
s'habitue à tout. Il faut bien que le pain se gagne... N'importe,
c'est un pain joliment cher, car on y risque ses os plus souvent qu'à
son tour.

Elle se tut, cachant Nana dans sa jupe, craignant un cri de la petite.
Malgré elle, toute pâle, elle regardait. Justement, Coupeau soudait le
bord extrême de la feuille, près de la gouttière; il se coulait le
plus possible, ne pouvait atteindre le bout. Alors, il se risqua, avec
ces mouvements ralentis des ouvriers, pleins d'aisance et de lourdeur.
Un moment, il fut au-dessus du pavé, ne se tenant plus, tranquille, à
son affaire; et, d'en bas, sous le fer promené d'une main soigneuse,
on voyait grésiller la petite flamme blanche de la soudure. Gervaise,
muette, la gorge étranglée par l'angoisse, avait serré les mains, les
élevait d'un geste machinal de supplication. Mais elle respira
bruyamment, Coupeau venait de remonter sur le toit, sans se presser,
prenant le temps de cracher une dernière fois dans la rue.

-- On moucharde donc! cria-t-il gaiement en l'apercevant. Elle a fait
la bête, n'est-ce pas? madame Boche; elle n'a pas voulu appeler...
Attends-moi, j'en ai encore pour dix minutes.

Il lui restait à poser un chapiteau de cheminée, une bricole de rien
du tout. La blanchisseuse et la concierge demeurèrent sur le trottoir,
causant du quartier, surveillant Nana, pour l'empêcher de barboter
dans le ruisseau, où elle cherchait des petits poissons; et les deux
femmes revenaient toujours à la toiture, avec des sourires, des
hochements de tête, comme pour dire qu'elles ne s'impatientaient pas.
En face, la vieille n'avait pas quitté sa fenêtre, regardant l'homme,
attendant.

-- Qu'est-ce qu'elle a donc à espionner, cette bique? dit madame
Boche. Une fichue mine!

Là-haut, on entendait la voix forte du zingueur chantant: Ah! qu'il
fait donc bon cueillir la fraise! Maintenant, penché sur son établi,
il coupait son zinc en artiste. D'un tour de compas, il avait tracé
une ligne, et il détachait un large éventail, à l'aide d'une paire de
cisailles cintrées; puis, légèrement, au marteau, il ployait cet
éventail en forme de champignon pointu. Zidore s'était remis à
souffler la braise du réchaud. Le soleil se couchait derrière la
maison, dans une grande clarté rose, lentement pâlie, tournant au
lilas tendre. Et en plein ciel, à cette heure recueillie du jour, les
silhouettes des deux ouvriers, grandies démesurément, se découpaient
sur le fond limpide de l'air, avec la barre sombre de l'établi et
l'étrange profil du soufflet.

Quand le chapiteau fut taillé, Coupeau jeta son appel:

-- Zidore! les fers!

Mais Zidore venait de disparaître. Le zingueur, en jurant, le chercha
du regard, l'appela par la lucarne du grenier restée ouverte. Enfin,
il le découvrit sur un toit voisin, à deux maisons de distance. Le
galopin se promenait, explorait les environs, ses maigres cheveux
blonds s'envolant au grand air, clignant les yeux en face de
l'immensité de Paris.

-- Dis donc, la flâne! est-ce que tu te crois à la campagne! dit
Coupeau furieux. Tu es comme monsieur Béranger, tu composes des vers,
peut-être!... Veux-tu bien me donner les fers! A-t-on jamais vu! se
balader sur les toits! Amène-z-y ta connaissance tout de suite, pour
lui chanter des mamours... Veux-tu me donner les fers, sacrée
andouille!

Il souda, il cria à Gervaise:

-- Voilà, c'est fini... Je descends.

Le tuyau auquel il devait adapter le chapiteau se trouvait au milieu
du toit. Gervaise, tranquillisée, continuait à sourire en suivant ses
mouvements. Nana, amusée tout d'un coup par la vue de son père, tapait
dans ses petites mains. Elle s'était assise sur le trottoir, pour
mieux voir là-haut.

-- Papa! papa! criait-elle de toute sa force; papa! regarde donc!

Le zingueur voulut se pencher, mais son pied glissa. Alors,
brusquement, bêtement, comme un chat dont les pattes s'embrouillent,
il roula, il descendit la pente légère de la toiture, sans pouvoir se
rattraper.

-- Nom de Dieu! dit-il d'une voix étouffée.

Et il tomba. Son corps décrivit une courbe molle, tourna deux fois sur
lui-même, vint s'écraser au milieu de la rue avec le coup sourd d'un
paquet de linge jeté de haut.

Gervaise, stupide, la gorge déchirée d'un grand cri, resta les bras en
l'air. Des passants accoururent, un attroupement se forma. Madame
Boche, bouleversée, fléchissant sur les jambes, prit Nana entre les
bras, pour lui cacher la tête et l'empêcher de voir. Cependant, en
face, la petite vieille, comme satisfaite, fermait tranquillement sa
fenêtre.

Quatre hommes finirent par transporter Coupeau chez un pharmacien, au
coin, de la rue des Poissonniers; et il demeura là près d'une heure,
au milieu de la boutique, sur une couverture, pendant qu'on était allé
chercher un brancard à l'hôpital Lariboisière. Il respirait encore,
mais le pharmacien avait de petits hochements de tête. Maintenant,
Gervaise, à genoux parterre, sanglotait d'une façon continue,
barbouillée de ses larmes, aveuglée, hébétée. D'un mouvement machinal,
elle avançait les mains, tâtait les membres de son mari,
très-doucement. Puis, elle les retirait, en regardant le pharmacien
qui lui avait défendu de toucher; et elle recommençait quelques
secondes plus tard, ne pouvant s'empêcher de s'assurer s'il restait
chaud, croyant lui faire du bien. Quand le brancard arriva enfin, et
qu'on parla de partir pour l'hôpital, elle se releva, en disant
violemment:

-- Non, non, pas à l'hôpital!... Nous demeurons rue Neuve de la
Goutte-d'Or.

On eut beau lui expliquer que la maladie lui coûterait très-cher, si
elle prenait son mari chez elle. Elle répétait avec entêtement:

-- Rue Neuve de la Goutte-d'Or, je montrerai la porte... Qu'est-ce que
ça vous fait? J'ai de l'argent... C'est mon mari, n'est-ce pas? Il est
à moi, je le veux.

Et l'on dut rapporter Coupeau chez lui. Lorsque le brancard traversa
la foule qui s'écrasait devant la boutique du pharmacien, les femmes
du quartier parlaient de Gervaise avec animation: elle boitait, la
mâtine, mais elle avait tout de même du chien; bien sûr, elle
sauverait son homme, tandis qu'à l'hôpital les médecins faisaient
passer l'arme à gauche aux malades trop détériorés, histoire de ne pas
se donner l'embêtement de les guérir. Madame Boche, après avoir emmené
Nana chez elle, était revenue et racontait l'accident avec des détails
interminables, toute secouée encore d'émotion.

-- J'allais chercher un gigot, j'étais là, je l'ai vu tomber,
répétait-elle. C'est à cause de sa petite, il a voulu la regarder, et
patatras! Ah! Dieu de Dieu! je ne demande pas à en voir tomber un
second... Il faut pourtant que j'aille chercher mon gigot.

Pendant huit jours, Coupeau fut très-bas. La famille, les voisins,
tout le monde, s'attendaient à le voir tourner de l'oeil d'un instant
à l'autre. Le médecin, un médecin très-cher qui se faisait payer cent
sous la visite, craignait des lésions intérieures; et ce mot effrayait
beaucoup, on disait dans le quartier que le zingueur avait eu le coeur
décroché par la secousse. Seule, Gervaise, pâlie par les veilles,
sérieuse, résolue, haussait les épaules. Son homme avait la jambe
droite cassée; ça, tout le monde le savait; on la lui remettrait,
voilà tout. Quant au reste, au coeur décroché, ce n'était rien. Elle
le lui raccrocherait, son coeur. Elle savait comment les coeurs se
raccrochent, avec des soins, de la propreté, une amitié solide. Et
elle montrait une conviction superbe, certaine de le guérir, rien qu'à
rester autour de lui et à le toucher de ses mains, dans les heures de
fièvre. Elle ne douta pas une minute. Toute une semaine, on la vit sur
ses pieds, parlant peu, recueillie dans son entêtement de le sauver,
oubliant les enfants, la rue, la ville entière. Le neuvième jour, le
soir où le médecin répondit enfin du malade, elle tomba sur une
chaise, les jambes molles, l'échine brisée, tout en larmes. Cette
nuit-là, elle consentit à dormir deux heures, la tête posée sur le
pied du lit.

L'accident de Coupeau avait mis la famille en l'air. Maman Coupeau
passait les nuits avec Gervaise; mais, dès neuf heures, elle
s'endormait sur sa chaise. Chaque soir, en rentrant du travail, madame
Lerat faisait un grand détour pour prendre des nouvelles. Les
Lorilleux étaient d'abord venus deux et trois fois par jour, offrant
de veiller, apportant même un fauteuil pour Gervaise. Puis, des
querelles n'avaient pas tardé à s'élever sur la façon de soigner les
malades. Madame Lorilleux prétendait avoir sauvé assez de gens dans sa
vie pour savoir comment il fallait s'y prendre. Elle accusait aussi la
jeune femme de la bousculer, de l'écarter du lit de son frère. Bien
sûr, la Banban avait raison de vouloir quand même guérir Coupeau; car,
enfin, si elle n'était pas allée le déranger rue de la Nation, il ne
serait pas tombé. Seulement, de la manière dont elle l'accommodait,
elle était certaine de l'achever.

Lorsqu'elle vit Coupeau hors de danger, Gervaise cessa de garder son
lit avec autant de rudesse jalouse. Maintenant, on ne pouvait plus le
lui tuer, et elle laissait approcher les gens sans méfiance. La
famille s'étalait dans la chambre. La convalescence devait être
très-longue; le médecin avait parlé de quatre mois. Alors, pendant les
longs sommeils du zingueur, les Lorilleux traitèrent Gervaise de bête.
Ça l'avançait beaucoup d'avoir son mari chez elle. A l'hôpital, il se
serait remis sur pied deux fois plus vite. Lorilleux aurait voulu être
malade, attraper un bobo quelconque, pour lui montrer s'il hésiterait
une seconde à entrer à Lariboisière. Madame Lorilleux connaissait une
dame qui en sortait; eh bien! elle avait mangé du poulet matin et
soir. Et tous deux, pour la vingtième fois, refaisaient le calcul de
ce que coûteraient au ménage les quatre mois de convalescence: d'abord
les journées de travail perdues, puis le médecin, les remèdes, et plus
tard le bon vin, la viande saignante. Si les Coupeau croquaient
seulement leurs quatre sous d'économies, ils devraient s'estimer
fièrement heureux. Mais ils s'endetteraient, c'était à croire. Oh! ça
les regardait. Surtout, ils n'avaient pas à compter sur la famille,
qui n'était pas assez riche pour entretenir un malade chez lui. Tant
pis pour la Banban, n'est-ce pas? elle pouvait bien faire comme les
autres, laisser porter son homme à l'hôpital. Ça la complétait, d'être
une orgueilleuse.

Un soir, madame Lorilleux eut la méchanceté de lui demander
brusquement:

-- Eh bien! et votre boutique, quand la louez-vous?

-- Oui, ricana Lorilleux, le concierge vous attend encore.

Gervaise resta suffoquée. Elle avait complètement oublié la boutique.
Mais elle voyait la joie mauvaise de ces gens, à la pensée que
désormais la boutique était flambée. Dès ce soir-là, en effet, ils
guettèrent les occasions pour la plaisanter sur son rêve tombé à
l'eau. Quand on parlait d'un, espoir irréalisable, ils renvoyaient la
chose au jour où elle serait patronne, dans un beau magasin donnant
sur la rue. Et, derrière elle, c'étaient des gorges chaudes: Elle ne
voulait pas faire d'aussi vilaines suppositions; mais, en vérité, les
Lorilleux avaient l'air maintenant d'être très-contents de l'accident
de Coupeau, qui l'empêchait de s'établir blanchisseuse rue de la
Goutte-d'Or.

Alors, elle-même voulut rire et leur montrer combien elle sacrifiait
volontiers l'argent pour la guérison de son mari. Chaque fois qu'elle
prenait en leur présence le livret de la Caisse d'épargne, sous le
globe de la pendule, elle disait gaiement:

-- Je sors, je vais louer ma boutique.

Elle n'avait pas voulu retirer l'argent tout d'une fois. Elle le
redemandait par cent francs, pour ne pas garder un si gros tas de
pièces dans sa commode; puis, elle espérait vaguement quelque miracle,
un rétablissement brusque, qui leur permettrait, de ne pas déplacer la
somme entière. A chaque course à la Caisse d'épargne, quand elle
rentrait, elle additionnait sur un bout de papier l'argent qu'ils
avaient encore là-bas. C'était uniquement pour le bon ordre. Le trou
avait beau se creuser dans la monnaie, elle tenait, de son air
raisonnable, avec son tranquille sourire, les comptes de cette débâcle
de leurs économies. N'était-ce pas déjà une consolation d'employer si
bien cet argent, de l'avoir eu sous la main, au moment de leur
malheur? Et, sans un regret, d'une main soigneuse, elle replaçait le
livret derrière la pendule, sous le globe.

Les Goujet se montrèrent très-gentils pour Gervaise pendant la maladie
de Coupeau. Madame Goujet était à son entière disposition; elle ne
descendait pas une fois sans lui demander si elle avait besoin de
sucre, de beurre, de sel; elle lui offrait toujours le premier
bouillon, les soirs où elle mettait un pot au feu; même, si elle la
voyait trop occupée, elle soignait sa cuisine, lui donnait un coup de
main pour la vaisselle. Goujet, chaque matin, prenait les seaux de la
jeune femme, allait les emplir à la fontaine de la rue des
Poissonniers; c'était une économie de deux sous. Puis, après le dîner,
quand la famille n'envahissait pas la chambre, les Goujet venaient
tenir compagnie aux Coupeau. Pendant deux heures, jusqu'à dix heures,
le forgeron fumait sa pipe, en regardant Gervaise tourner autour du
malade. Il ne disait pas dix paroles de la soirée. Sa grande face
blonde enfoncée entre ses épaules de colosse, il s'attendrissait à la
voir verser de la tisane dans une tasse, remuer le sucre sans faire de
bruit avec la cuiller. Lorsqu'elle bordait le lit et qu'elle
encourageait Coupeau d'une voix douce, il restait tout secoué. Jamais
il n'avait rencontré une aussi brave femme. Ça ne lui allait même pas
mal de boiter, car elle en avait plus de mérite encore à se
décarcasser tout le long de la journée auprès de son mari. On ne
pouvait pas dire, elle ne s'asseyait pas un quart d'heure, le temps de
manger. Elle courait sans cesse chez le pharmacien, mettait son nez
dans des choses pas propres, se donnait un mal du tonnerre pour tenir
en ordre cette chambre où l'on faisait tout; avec ça, pas une plainte,
toujours aimable, même les soirs où elle dormait debout, les yeux
ouverts, tant elle était lasse. Et le forgeron, dans cet air de
dévouement, au milieu des drogues traînant sur les meubles, se prenait
d'une grande affection pour Gervaise, à la regarder ainsi aimer et
soigner Coupeau de tout son coeur.

-- Hein! mon vieux, te voilà recollé, dit-il un jour au convalescent.
Je n'étais pas en peine, ta femme est le bon Dieu!

Lui, devait se marier. Du moins, sa mère avait trouvé une jeune fille
très convenable, une dentellière comme elle, qu'elle désirait vivement
lui voir épouser. Pour ne pas la chagriner, il disait oui, et la noce
était même fixée aux premiers jours de septembre. L'argent de l'entrée
en ménage dormait depuis longtemps à la Caisse d'épargne. Mais il
hochait la tête quand Gervaise lui parlait de ce mariage, il murmurait
de sa voix lente:

-- Toutes les femmes ne sont pas comme vous, madame Coupeau. Si toutes
les femmes étaient comme vous, on en épouserait dix.

Cependant, Coupeau, au bout de deux mois, put commencer à se lever. Il
ne se promenait pas loin, du lit à la fenêtre, et encore soutenu par
Gervaise. Là, il s'asseyait dans le fauteuil des Lorilleux, la jambe
droite allongée sur un tabouret. Ce blagueur, qui allait rigoler des
pattes cassées, les jours de verglas, était très vexé de son accident.
Il manquait de philosophie. Il avait passé ces deux mois dans le lit,
à jurer, à faire enrager le monde. Ce n'était pas une existence,
vraiment, de vivre sur le dos, avec une quille ficelée et raide comme
un saucisson. Ah! il connaîtrait le plafond, par exemple; il y avait
une fente, au coin de l'alcôve, qu'il aurait dessinée les yeux fermés.
Puis, quand il s'installa dans le fauteuil, ce fut une autre histoire.
Est-ce qu'il resterait longtemps cloué là, pareil à une momie? La rue
n'était pas si drôle, il n'y passait personne, ça puait l'eau de
javelle toute la journée. Non, vrai, il se faisait trop vieux, il
aurait donné dix ans de sa vie pour savoir seulement comment se
portaient les fortifications. Et il revenait toujours à des
accusations violentes contre le sort. Ça n'était pas juste, son
accident; ça n'aurait pas dû lui arriver, à lui un bon ouvrier, pas
fainéant, pas soûlard. À d'autres peut-être, il aurait compris.

-- Le papa Coupeau, disait-il, s'est cassé le cou, un jour de ribotte.
Je ne puis pas dire que c'était mérité, mais enfin la chose
s'expliquait... Moi, j'étais à jeun, tranquille comme Baptiste, sans
une goutte de liquide dans le corps, et voilà que je dégringole en
voulant me tourner pour faire une risette à Nana!... Vous ne trouvez
pas ça trop fort? S'il y a un bon Dieu, il arrange drôlement les
choses. Jamais je n'avalerai ça.

Et, quand les jambes lui revinrent, il garda une sourde rancune contre
le travail. C'était un métier de malheur, de passer ses journées comme
les chats, le long des gouttières. Eux pas bêtes, les bourgeois! ils
vous envoyaient à la mort, bien trop poltrons pour se risquer sur une
échelle, s'installant solidement au coin de leur feu et se fichant du
pauvre monde. Et il en arrivait à dire que chacun aurait dû poser son
zinc sur sa maison. Dame! en bonne justice, on devait en venir là: si
tu ne veux pas être mouillé, mets-toi à couvert. Puis, il regrettait
de ne pas avoir appris un autre métier, plus joli et moins dangereux,
celui d'ébéniste, par exemple. Ça, c'était encore la faute du père
Coupeau; les pères avaient cette bête d'habitude de fourrer quand même
les enfants dans leur partie.

Pendant deux mois encore, Coupeau marcha avec des béquilles. Il avait
d'abord pu descendre dans la rue, fumer une pipe devant la porte.
Ensuite, il était allé jusqu'au boulevard extérieur, se traînant au
soleil, restant des heures assis sur un banc. La gaieté lui revenait,
son bagou d'enfer s'aiguisait dans ses longues flâneries. Et il
prenait là, avec le plaisir de vivre, une joie à ne rien faire, les
membres abandonnés, les muscles glissant à un sommeil très-doux;
c'était comme une lente conquête de la paresse, qui profitait de sa
convalescence pour entrer dans sa peau et l'engourdir, en le
chatouillant. Il revenait bien portant, goguenard, trouvant la vie
belle, ne voyant pas pourquoi ça ne durerait pas toujours. Lorsqu'il
put se passer de béquilles, il poussa ses promenades plus loin, courut
les chantiers pour revoir les camarades. Il restait les bras croisés
en face des maisons en construction, avec des ricanements, des
hochements de tête; et il blaguait les ouvriers qui trimaient, il
allongeait sa jambe, pour leur montrer où ça menait de s'esquinter le
tempérament. Ces stations gouailleuses devant la besogne des autres
satisfaisaient sa rancune contre le travail. Sans doute, il s'y
remettrait, il le fallait bien; mais ce serait le plus tard possible.
Oh! il était payé pour manquer d'enthousiasme. Puis, ça lui semblait
si bon de faire un peu la vache!

Les après-midi où Coupeau s'ennuyait, il montait chez les Lorilleux.
Ceux-ci le plaignaient beaucoup, l'attiraient par toutes sortes de
prévenances aimables. Dans les premières années de son mariage, il
leur avait échappé, grâce à l'influence de Gervaise. Maintenant, ils
le reprenaient, en le plaisantant sur la peur que lui causait sa
femme. Il n'était donc pas un homme! Pourtant, les Lorilleux
montraient une grande discrétion, célébraient d'une façon outrée les
mérites de la blanchisseuse. Coupeau, sans se disputer encore, jurait
à celle-ci que sa soeur l'adorait, et lui demandait d'être moins
mauvaise pour elle. La première querelle du ménage, un soir, était
venue au sujet d'Étienne. Le zingueur avait passé l'après-midi chez
les Lorilleux. En rentrant, comme le dîner se faisait attendre et que
les enfants criaient après la soupe, il s'en était pris brusquement à
Étienne, lui envoyant une paire de calottes soignées. Et, pendant une
heure, il avait ronchonné: ce mioche n'était pas à lui, il ne savait
pas pourquoi il le tolérait dans la maison; il finirait par le
flanquer à la porte. Jusque-là, il avait accepté le gamin sans tant
d'histoires. Le lendemain, il parlait de sa dignité. Trois jours
après, il lançait des coups de pied au derrière du petit, matin et
soir, si bien que l'enfant, quand il l'entendait monter, se sauvait
chez les Goujet, où la vieille dentellière lui gardait un coin de la
table pour faire ses devoirs.

Gervaise, depuis longtemps, s'était remise au travail. Elle n'avait
plus la peine d'enlever et de replacer le globe de la pendule; toutes
les économies se trouvaient mangées; et il fallait piocher dur,
piocher pour quatre, car ils étaient quatre bouches à table. Elle
seule nourrissait tout ce monde. Quand elle entendait les gens la
plaindre, elle excusait vite Coupeau. Pensez donc! il avait tant
souffert, ce n'était pas étonnant, si son caractère prenait de
l'aigreur! Mais ça passerait avec la santé. Et si on lui laissait
entendre que Coupeau semblait solide à présent, qu'il pouvait bien
retourner au chantier, elle se récriait. Non, non, pas encore! Elle ne
voulait pas l'avoir de nouveau au lit. Elle savait bien ce que le
médecin lui disait, peut-être! C'était elle qui l'empêchait de
travailler, en lui répétant chaque matin de prendre son temps, de ne
pas se forcer. Elle lui glissait même des pièces de vingt sous dans la
poche de son gilet. Coupeau acceptait ça comme une chose naturelle; il
se plaignait de toutes sortes de douleurs pour se faire dorloter; au
bout de six mois, sa convalescence durait toujours. Maintenant, les
jours où il allait regarder travailler les autres, il entrait
volontiers boire un canon avec les camarades. Tout de même, on n'était
pas mal chez le marchand de vin; on rigolait, on restait là cinq
minutes. Ça ne déshonorait personne. Les poseurs seuls affectaient de
crever de soif à la porte. Autrefois, on avait bien raison de le
blaguer, attendu qu'un verre de vin n'a jamais tué un homme. Mais il
se tapait la poitrine en se faisant un honneur de ne boire que du vin;
toujours du vin, jamais de l'eau-de-vie; le vin prolongeait
l'existence, n'indisposait pas, ne soûlait pas. Pourtant, à plusieurs
reprises, après des journées de désoeuvrement, passées de chantier en
chantier, de cabaret en cabaret, il était rentré éméché. Gervaise, ces
jours-là, avait fermé sa porte, en prétextant elle-même un gros mal de
tête, pour empêcher les Goujet d'entendre les bêtises de Coupeau.

Peu à peu, cependant, la jeune femme s'attrista. Matin et soir, elle
allait, rue de la Goutte-d'Or, voir la boutique, qui était toujours à
louer; et elle se cachait, comme si elle eût commis un enfantillage
indigne d'une grande personne. Cette boutique recommençait à lui
tourner la tête; la nuit, quand la lumière était éteinte, elle
trouvait à y songer, les yeux ouverts, le charme d'un plaisir défendu.
Elle faisait de nouveau ses calculs: deux cent cinquante francs pour
le loyer, cent cinquante francs d'outils et d'installation, cent
francs d'avance afin de vivre quinze jours; en tout cinq cents francs,
au chiffre le plus bas. Si elle n'en parlait pas tout haut,
continuellement, c'était de crainte de paraître regretter les
économies mangées par la maladie de Coupeau. Elle devenait toute pâle
souvent, ayant failli laisser échapper son envie, rattrapant sa phrase
avec la confusion d'une vilaine pensée. Maintenant, il faudrait
travailler quatre ou cinq années, avant d'avoir mis de côté une si
grosse somme. Sa désolation était justement de ne pouvoir s'établir
tout de suite; elle aurait fourni aux besoins du ménage, sans compter
sur Coupeau, en lui laissant des mois pour reprendre goût au travail;
elle se serait tranquillisée, certaine de l'avenir, débarrassée des
peurs secrètes dont elle se sentait prise parfois, lorsqu'il revenait
très-gai, chantant, racontant quelque bonne farce de cet animal de
Mes-Bottes, auquel il avait payé un litre.

Un soir, Gervaise se trouvant seule chez elle, Goujet entra et ne se
sauva pas, comme à son habitude. Il s'était assis, il fumait en la
regardant. Il devait avoir une phrase grave à prononcer; il la
retournait, la mûrissait, sans pouvoir lui donner une forme
convenable. Enfin, après un gros silence, il se décida, il retira sa
pipe de la bouche, pour tout dire d'un trait:

-- Madame Gervaise, voudriez-vous me permettre de vous prêter de
l'argent?

Elle était penchée sur un tiroir de sa commode, cherchant des
torchons. Elle se releva, très rouge. Il l'avait donc vue, le matin,
rester en extase devant la boutique, pendant près de dix minutes? Lui,
souriait d'un air gêné, comme s'il avait fait là une proposition
blessante. Mais elle refusa vivement; jamais elle n'accepterait de
l'argent, sans savoir quand elle pourrait le rendre. Puis, il
s'agissait vraiment d'une trop forte somme. Et comme il insistait,
consterné, elle finit par crier:

-- Mais votre mariage? Je ne puis pas prendre l'argent de votre
mariage, bien sûr!

-- Oh! ne vous gênez pas, répondit-il en rougissant à son tour. Je ne
me marie plus. Vous savez, une idée..... Vrai, j'aime mieux vous
prêter l'argent.

Alors, tous deux baissèrent la tête. Il y avait entre eux quelque
chose de très doux qu'ils ne disaient pas. Et Gervaise accepta. Goujet
avait prévenu sa mère. Ils traversèrent le palier, allèrent la voir
tout de suite. La dentellière était grave, un peu triste, son calme
visage penché sur son tambour. Elle ne voulait pas contrarier son
fils, mais elle n'approuvait plus le projet de Gervaise; et elle dit
nettement pourquoi: Coupeau tournait mal, Coupeau lui mangerait sa
boutique. Elle ne pardonnait surtout point au zingueur d'avoir refusé
d'apprendre à lire, pendant sa convalescence; le forgeron s'était
offert pour lui montrer, mais l'autre l'avait envoyé dinguer, en
accusant la science de maigrir le monde. Cela avait presque fâché les
deux ouvriers; ils allaient chacun de son côté. D'ailleurs, madame
Goujet, en voyant les regards suppliants de son grand enfant, se
montra très bonne pour Gervaise. Il fut convenu qu'on prêterait cinq
cents francs aux voisins; ils les rembourseraient en donnant chaque
mois un à-compte de vingt francs; ça durerait ce que ça durerait.

-- Dis donc! le forgeron te fait de l'oeil, s'écria Coupeau en riant,
quand il apprit l'histoire. Oh! je suis bien tranquille, il est trop
godiche... On le lui rendra, son argent. Mais, vrai, s'il avait
affaire à de la fripouille, il serait joliment jobardé.

Dès le lendemain, les Coupeau louèrent la boutique. Gervaise courut
toute la journée, de la rue Neuve à la rue de la Goutte-d'Or. Dans le
quartier, à la voir passer ainsi, légère, ravie au point de ne plus
boiter, on racontait qu'elle avait dû se laisser faire une opération.

Justement, les Boche, depuis le terme d'avril, avaient quitté la rue
des Poissonniers et tenaient la loge de la grande maison, rue de la
Goutte-d'Or. Comme ça se rencontrait, tout de même! Un des ennuis de
Gervaise, qui avait vécu si tranquille sans concierge dans son trou de
la rue Neuve, était de retomber sous la sujétion de quelque mauvaise
bête, avec laquelle il faudrait se disputer pour un peu d'eau
répandue, ou pour la porte refermée trop fort, le soir. Les concierges
sont une si sale espèce! Mais, avec les Boche, ce serait un plaisir.
On se connaissait, on s'entendrait toujours. Enfin, ça se passerait en
famille.

Le jour de la location, quand les Coupeau vinrent signer le bail,
Gervaise se sentit le coeur tout gros, en passant sous la haute porte.
Elle allait donc habiter cette maison vaste comme une petite ville,
allongeant et entre-croisant les rues interminables de ses escaliers
et de ses corridors. Les façades grises avec les loques des fenêtres
séchant au soleil, la cour blafarde aux pavés défoncés de place
publique, le ronflement de travail qui sortait des murs, lui causaient
un grand trouble, une joie d'être enfin près de contenter son
ambition, une peur de ne pas réussir et de se trouver écrasée dans
cette lutte énorme contre la faim, dont elle entendait le souffle. Il
lui semblait faire quelque chose de très hardi, se jeter au beau
milieu d'une machine en branle, pendant que les marteaux du serrurier
et les rabots de l'ébéniste tapaient et sifflaient, au fond des
ateliers du rez-de-chaussée. Ce jour-là, les eaux de la teinturerie
coulant sous le porche étaient d'un vert pomme très-tendre. Elle les
enjamba, en souriant; elle voyait dans cette couleur un heureux
présage.

Le rendez-vous avec le propriétaire était dans la loge même des Boche.
M. Marescot, un grand coutelier de la rue de la Paix, avait jadis
tourné la meule, le long des trottoirs. On le disait riche aujourd'hui
à plusieurs millions. C'était un homme de cinquante-cinq ans, fort,
osseux, décoré, étalant ses mains immenses d'ancien ouvrier; et un de
ses bonheurs était d'emporter les couteaux et les ciseaux de ses
locataires, qu'il aiguisait lui-même, par plaisir. Il passait pour
n'être pas fier, parce qu'il restait des heures chez ses concierges,
caché dans l'ombre de la loge, à demander des comptes. Il traitait là
toutes ses affaires. Les Coupeau le trouvèrent devant la table
graisseuse de madame Boche, écoutant comment la couturière du second,
dans l'escalier A, avait refusé de payer, d'un mot dégoûtant. Puis,
quand on eut signé le bail, il donna une poignée de main au zingueur.
Lui, aimait les ouvriers. Autrefois, il avait eu joliment du tirage.
Mais le travail menait à tout. Et, après avoir compté les deux cent
cinquante francs du premier semestre, qu'il engloutit dans sa vaste
poche, il dit sa vie, il montra sa décoration.

Gervaise, cependant, demeurait un peu gênée en voyant l'attitude des
Boche. Ils affectaient de ne pas la connaître. Ils s'empressaient
autour du propriétaire, courbés en deux, guettant ses paroles, les
approuvant de la tête. Madame Boche sortit vivement, alla chasser une
bande d'enfants qui pataugeaient devant la fontaine, dont le robinet
grand ouvert inondait le pavé; et quand elle revint, droite et sévère
dans ses jupes, traversant la cour avec de lents regards à toutes les
fenêtres, comme pour s'assurer du bon ordre de la maison, elle eut un
pincement de lèvres disant de quelle autorité elle était investie,
maintenant qu'elle avait sous elle trois cents locataires. Boche, de
nouveau, parlait de la couturière du second; il était d'avis de
l'expulser; il calculait les termes en retard, avec une importance
d'intendant dont la gestion pouvait être compromise. M. Marescot
approuva l'idée de l'expulsion; mais il voulait attendre jusqu'au
demi-terme. C'était dur de jeter les gens à la rue, d'autant plus que
ça ne mettait pas un sou dans la poche du propriétaire. Et Gervaise,
avec un léger frisson, se demandait si on la jetterait à la rue, elle
aussi, le jour où un malheur l'empêcherait de payer. La loge, enfumée,
emplie de meubles noirs, avait une humidité et un jour livide de cave;
devant la fenêtre, toute la lumière tombait sur l'établi du tailleur,
où traînait une vieille redingote à retourner; tandis que Pauline, la
petite des Boche, une enfant rousse de quatre ans, assise par terre,
regardait sagement cuire un morceau de veau, baignée et ravie dans
l'odeur forte de cuisine montant du poêlon.

M. Marescot tendait de nouveau la main au zingueur, lorsque celui-ci
parla des réparations, en lui rappelant sa promesse verbale de causer
de cela plus tard. Mais le propriétaire se fâcha; il ne s'était engagé
à rien; jamais, d'ailleurs, on ne faisait de réparations dans une
boutique. Pourtant, il consentit à aller voir les lieux, suivi des
Coupeau et de Boche. Le petit mercier était parti en emportant son
agencement de casiers et de comptoirs; la boutique, toute nue,
montrait son plafond noir, ses murs crevés, où des lambeaux d'un
ancien papier jaune pendaient. Là, dans le vide sonore des pièces, une
discussion furieuse s'engagea. M. Marescot criait que c'était aux
commerçants à embellir leurs magasins, car enfin un commerçant pouvait
vouloir de l'or partout, et lui, propriétaire, ne pouvait pas mettre
de l'or; puis, il raconta sa propre installation, rue de la Paix, où
il avait dépensé plus de vingt mille francs. Gervaise, avec son
entêtement de femme, répétait un raisonnement qui lui semblait
irréfutable: dans un logement, n'est-ce pas, il ferait coller du
papier? alors, pourquoi ne considérait-il pas la boutique comme un
logement? Elle ne lui demandait pas autre chose, blanchir le plafond
et remettre du papier.

Boche, cependant, restait impénétrable et digne; il tournait,
regardait en l'air, sans se prononcer. Coupeau avait beau lui adresser
des clignements d'yeux, il affectait de ne pas vouloir abuser de sa
grande influence sur le propriétaire. Il finit pourtant par laisser
échapper un jeu de physionomie, un petit sourire mince accompagné d'un
hochement de tête. Justement, M. Marescot, exaspéré, l'air malheureux,
écartant ses dix doigts dans une crampe d'avare auquel on arrache son
or, cédait à Gervaise, promettait le plafond et le papier, à la
condition qu'elle payerait la moitié du papier. Et il se sauva vite,
ne voulant plus entendre parler de rien.

Alors, quand Boche fut seul avec les Coupeau, il leur donna des
claques sur les épaules, très expansif. Hein? c'était enlevé! Sans
lui, jamais ils n'auraient eu leur papier ni leur plafond. Avaient-ils
remarqué comme le propriétaire l'avait consulté du coin de l'oeil et
s'était brusquement décidé en le voyant sourire? Puis, en confidence,
il avoua être le vrai maître de la maison: il décidait des congés,
louait si les gens lui plaisaient, touchait les termes qu'il gardait
des quinze jours dans sa commode. Le soir, les Coupeau, pour remercier
les Boche, crurent poli de leur envoyer deux litres de vin. Ça
méritait un cadeau.

Dès le lundi suivant, les ouvriers se mirent à la boutique. L'achat du
papier fut surtout une grosse affaire. Gervaise voulait un papier gris
à fleurs bleues, pour éclairer et égayer les murs. Boche lui offrit de
l'emmener; elle choisirait. Mais il avait des ordres formels du
propriétaire, il ne devait pas dépasser le prix de quinze sous le
rouleau. Ils restèrent une heure chez le marchand; la blanchisseuse
revenait toujours à une perse très gentille de dix-huit sous,
désespérée, trouvant les autres papiers affreux. Enfin, le concierge
céda; il arrangerait la chose, il compterait un rouleau de plus, s'il
le fallait. Et Gervaise, en rentrant, acheta des gâteaux pour Pauline.
Elle n'aimait pas rester en arrière, il y avait tout bénéfice avec
elle à se montrer complaisant.

En quatre jours, la boutique devait être prête. Les travaux durèrent
trois semaines. D'abord, on avait parlé de lessiver simplement les
peintures. Mais ces peintures, anciennement lie de vin, étaient si
sales et si tristes, que Gervaise se laissa entraîner à faire remettre
toute la devanture en bleu clair, avec des filets jaunes. Alors, les
réparations s'éternisèrent. Coupeau, qui ne travaillait toujours pas,
arrivait dès le matin, pour voir si ça marchait. Boche lâchait la
redingote ou le pantalon dont il refaisait les boutonnières, venait de
son côté surveiller ses hommes. Et tous deux, debout en face des
ouvriers, les mains derrière le dos, fumant, crachant, passaient la
journée à juger chaque coup de pinceau. C'étaient des réflexions
interminables, des rêveries profondes pour un clou à arracher. Les
peintres, deux grands diables bons enfants, quittaient à chaque
instant leurs échelles, se plantaient, eux aussi, au milieu de la
boutique, se mêlant à la discussion, hochant la tête pendant des
heures, en regardant leur besogne commencée. Le plafond se trouva
badigeonné assez rapidement. Ce furent les peintures dont on faillit
ne jamais sortir. Ça ne voulait pas sécher. Vers neuf heures, les
peintres se montraient avec leurs pots à couleur, les posaient dans un
coin, donnaient un coup d'oeil, puis disparaissaient; et on ne les
revoyait plus. Ils étaient allés déjeuner, ou bien ils avaient dû
finir une bricole, à côté, rue Myrrha. D'autres fois, Coupeau emmenait
toute la coterie boire un canon, Boche, les peintres, avec les
camarades qui passaient; c'était encore une après-midi flambée.
Gervaise se mangeait les sangs. Brusquement, en deux jours, tout fut
terminé, les peintures vernies, le papier collé, les saletés jetées au
tombereau. Les ouvriers avaient bâclé ça comme en se jouant, sifflant
sur leurs échelles, chantant à étourdir le quartier.

L'emménagement eut lieu tout de suite. Gervaise, les premiers jours,
éprouvait des joies d'enfant, quand elle traversait la rue, en
rentrant d'une commission. Elle s'attardait, souriait à son chez elle.
De loin, au milieu de la file noire des autres devantures, sa boutique
lui apparaissait toute claire, d'une gaieté neuve, avec son enseigne
bleu tendre, où les mots: Blanchisseuse de fin, étaient peints en
grandes lettres jaunes. Dans la vitrine, fermée au fond par de petits
rideaux de mousseline, tapissée de papier bleu pour faire valoir la
blancheur du linge, des chemises d'homme restaient en montre, des
bonnets de femme pendaient, les brides nouées à des fils de laiton. Et
elle trouvait sa boutique jolie, couleur du ciel. Dedans, on entrait
encore dans du bleu; le papier, qui imitait une perse Pompadour,
représentait une treille où couraient des liserons; l'établi, une
immense table tenant les deux tiers de la pièce, garni d'une épaisse
couverture, se drapait d'un bout de cretonne à grands ramages
bleuâtres, pour cacher les tréteaux. Gervaise s'asseyait sur un
tabouret, soufflait un peu de contentement, heureuse de cette belle
propreté, couvant des yeux ses outils neufs. Mais son premier regard
allait toujours à sa mécanique, un poêle de fonte, où dix fers
pouvaient chauffer à la fois, rangés autour du foyer, sur des plaques
obliques. Elle venait se mettre à genoux, regardait avec la
continuelle peur que sa petite bête d'apprentie ne fît éclater la
fonte, en fourrant trop de coke.

Derrière la boutique, le logement était très convenable. Les Coupeau
couchaient dans la première chambre, où l'on faisait la cuisine et où
l'on mangeait; une porte, au fond, ouvrait sur la cour de la maison.
Le lit de Nana se trouvait dans la chambre de droite, un grand
cabinet, qui recevait le jour par une lucarne ronde, près du plafond.
Quant à Étienne, il partageait la chambre de gauche avec le linge
sale, dont d'énormes tas traînaient toujours sur le plancher.
Pourtant, il y avait un inconvénient, les Coupeau ne voulaient pas en
convenir d'abord; mais les murs pissaient l'humidité, et on ne voyait
plus clair dès trois heures de l'après-midi.

Dans le quartier, la nouvelle boutique produisit une grosse émotion.
On accusa les Coupeau d'aller trop vite et de faire des embarras. Ils
avaient, en effet, dépensé les cinq cents francs des Goujet en
installation, sans garder même de quoi vivre une quinzaine, comme ils
se l'étaient promis. Le matin où Gervaise enleva ses volets pour la
première fois, elle avait juste six francs dans son porte-monnaie.
Mais elle n'était pas en peine, les pratiques arrivaient, ses affaires
s'annonçaient très bien. Huit jours plus tard, le samedi, avant de se
coucher, elle resta deux heures à calculer, sur un bout de papier; et
elle réveilla Coupeau, la mine luisante, pour lui dire qu'il y avait
des mille et des cents à gagner, si l'on était raisonnable.

-- Ah bien! criait madame Lorilleux dans toute la rue de la
Goutte-d'Or, mon imbécile de frère en voit de drôles!... Il ne
manquait plus à la Banban que de faire la vie. Ça lui va bien,
n'est-ce pas?

Les Lorilleux s'étaient brouillés à mort avec Gervaise. D'abord,
pendant les réparations de la boutique, ils avaient failli crever de
rage; rien qu'à voir les peintres de loin, ils passaient sur l'autre
trottoir, ils remontaient chez eux les dents serrées. Une boutique
bleue à cette rien-du-tout, si ce n'était pas fait pour casser les
bras des honnêtes gens! Aussi, dès le second jour, comme l'apprentie
vidait à la volée un bol d'amidon, juste au moment où madame Lorilleux
sortait, celle-ci avait-elle ameuté la rue en accusant sa belle-soeur
de la faire insulter par ses ouvrières. Et tous rapports étaient
rompus, on n'échangeait plus que des regards terribles, quand on se
rencontrait.

-- Oui, une jolie vie! répétait madame Lorilleux. On sait d'où il lui
vient, l'argent de sa baraque! Elle a gagné ça avec le forgeron...
Encore, du propre monde, de ce côté-là! Le père ne s'est-il pas coupé
la tête avec un couteau, pour éviter la peine à la guillotine? Enfin,
quelque sale histoire dans ce genre!

Elle accusait très carrément Gervaise de coucher avec Goujet. Elle
mentait, elle prétendait les avoir surpris un soir ensemble, sur un
banc du boulevard extérieur. La pensée de cette liaison, des plaisirs
que devait goûter sa belle-soeur, l'exaspérait davantage, dans son
honnêteté de femme laide. Chaque jour, le cri de son coeur lui
revenait aux lèvres:

-- Mais qu'a-t-elle donc sur elle, cette infirme, pour se faire aimer!
Est-ce qu'on m'aime, moi!

Puis, c'étaient des potins interminables avec les voisines. Elle
racontait toute l'histoire. Allez, le jour du mariage, elle avait fait
une drôle de tête! Oh! elle avait le nez creux, elle sentait déjà
comment ça devait tourner. Plus tard, mon Dieu! la Banban s'était
montrée si douce, si hypocrite, qu'elle et son mari, par égard pour
Coupeau, avaient consenti à être parrain et marraine de Nana; même que
ça coûtait bon, un baptême comme celui-là. Mais maintenant,
voyez-vous! la Banban pouvait être à l'article de la mort et avoir
besoin d'un verre d'eau, ce ne serait pas elle, bien sûr, qui le lui
donnerait. Elle n'aimait pas les insolentes, ni les coquines, ni les
dévergondées. Quant à Nana, elle serait toujours bien reçue, si elle
montait voir son parrain et sa marraine; la petite, n'est-ce pas?
n'était point coupable des crimes de la mère. Coupeau, lui, n'avait
pas besoin de conseil; à sa place, tout homme aurait trempé le
derrière de sa femme dans un baquet, en lui allongeant une paire de
claques; enfin, ça le regardait, on lui demandait seulement d'exiger
du respect pour sa famille. Jour de Dieu! si Lorilleux l'avait
trouvée, elle, madame Lorilleux, en flagrant délit! ça ne se serait
pas passé tranquillement, il lui aurait planté ses cisailles dans le
ventre.

Les Boche, pourtant, juges sévères des querelles de la maison,
donnaient tort aux Lorilleux. Sans doute, les Lorilleux étaient des
personnes comme il faut, tranquilles, travaillant toute la sainte
journée, payant leur terme recta. Mais là, franchement, la jalousie
les enrageait. Avec ça, ils auraient tondu un oeuf. Des pingres, quoi!
des gens qui cachaient leur litre, quand on montait, pour ne pas
offrir un verre de vin; enfin, du monde pas propre. Un jour, Gervaise
venait de payer aux Boche du cassis avec de l'eau de Seltz, qu'on
buvait dans la loge, quand madame Lorilleux était passée, très raide,
en affectant de cracher devant la porte des concierges. Et, depuis
lors, chaque samedi, madame Boche, lorsqu'elle balayait les escaliers
et les couloirs, laissait les ordures devant la porte des Lorilleux.

-- Parbleu! criait madame Lorilleux, la Banban les gorge, ces
goinfres! Ah! ils sont bien tous les mêmes!... Mais qu'ils ne
m'embêtent pas! J'irais me plaindre au propriétaire... Hier encore,
j'ai vu ce sournois de Boche se frotter aux jupes de madame Gaudron.
S'attaquer à une femme de cet âge, qui a une demi-douzaine d'enfants,
hein? c'est de la cochonnerie pure!... Encore une saleté de leur part,
et je préviens la mère Boche, pour qu'elle flanque une tripotée à son
homme... Dame! on rirait un peu.

Maman Coupeau voyait toujours les deux ménages, disant comme tout le
monde, arrivant même à se faire retenir plus souvent à dîner, en
écoutant complaisamment sa fille et sa belle-fille, un soir chacune.
Madame Lerat, pour le moment, n'allait plus chez les Coupeau, parce
qu'elle s'était disputée avec la Banban, un sujet d'un zouave qui
venait de couper le nez de sa maîtresse d'un coup de rasoir; elle
soutenait le zouave, elle trouvait le coup de rasoir très amoureux,
sans donner ses raisons. Et elle avait encore exaspéré les colères de
madame Lorilleux, en lui affirmant que la Banban, dans la
conversation, devant des quinze et des vingt personnes, l'appelait
Queue-de-vache sans se gêner. Mon Dieu! oui, les Boche, les voisins
maintenant l'appelaient Queue-de-vache.

Au milieu de ces cancans, Gervaise, tranquille, souriante, sur le
seuil de sa boutique, saluait les amis d'un petit signe de tête
affectueux. Elle se plaisait à venir là, une minute, entre deux coups
de fer, pour rire à la rue, avec le gonflement de vanité d'une
commerçante, qui a un bout de trottoir à elle. La rue de la
Goutte-d'Or lui appartenait, et les rues voisines, et le quartier tout
entier. Quand elle allongeait la tête, en camisole blanche, les bras
nus, ses cheveux blonds envolés dans le feu du travail, elle jetait un
regard à gauche, un regard à droite, aux deux bouts, pour prendre d'un
trait les passants, les maisons, le pavé et le ciel: à gauche, la rue
de la Goutte-d'Or s'enfonçait, paisible, déserte, dans un coin de
province, où des femmes causaient bas sur les portes; à droite, à
quelques pas, la rue des Poissonniers mettait un vacarme de voitures,
un continuel piétinement de foule, qui refluait et faisait de ce bout
un carrefour de cohue populaire. Gervaise aimait la rue, les cahots
des camions dans les trous du gros pavé bossué, les bousculades des
gens le long des minces trottoirs, interrompus par des cailloutis en
pente raide; ses trois mètres de ruisseau, devant sa boutique,
prenaient une importance énorme, un fleuve large, qu'elle voulait
très-propre, un fleuve étrange et vivant, dont la teinturerie de la
maison colorait les eaux des caprices les plus tendres, au milieu de
la boue noire. Puis, elle s'intéressait à des magasins, une vaste
épicerie, avec un étalage de fruits secs garanti par des filets à
petites mailles, une lingerie et bonneterie d'ouvriers, balançant au
moindre souffle des cottes et des blouses bleues, pendues les jambes
et les bras écartés. Chez la fruitière, chez la tripière, elle
apercevait des angles de comptoir, où des chats superbes et
tranquilles ronronnaient. Sa voisine, madame Vigouroux, la
charbonnière, lui rendait son salut, une petite femme grasse, la face
noire, les yeux luisants, fainéantant à rire avec des hommes, adossée
contre sa devanture, que des bûches peintes sur un fond lie de vin
décoraient d'un dessin compliqué de chalet rustique. Mesdames Cudorge,
la mère et la fille, ses autres voisines qui tenaient la boutique de
parapluies, ne se montraient jamais, leur vitrine assombrie, leur
porte close, ornée de deux petites ombrelles de zinc enduites d'une
épaisse couche de vermillon vif. Mais Gervaise, avant de rentrer,
donnait toujours un coup d'oeil, en face d'elle, à un grand mur blanc,
sans une fenêtre, percé d'une immense porte cochère, par laquelle on
voyait le flamboiement d'une forge, dans une cour encombrée de
charrettes et de carrioles, les brancards en l'air. Sur le mur, le
mot: Maréchalerie, était écrit en grandes lettres, encadré d'un
éventail de fers à cheval. Toute la journée, les marteaux sonnaient
sur l'enclume, des incendies d'étincelles éclairaient l'ombre blafarde
de la cour. Et, au bas de ce mur, au fond d'un trou, grand comme une
armoire, entre une marchande de ferraille et une marchande de pommes
de terre frites, il y avait un horloger, un monsieur en redingote,
l'air propre, qui fouillait continuellement des montres avec des
outils mignons, devant un établi où des choses délicates dormaient
sous des verres; tandis que, derrière lui, les balanciers de deux ou
trois douzaines de coucous tout petits battaient à la fois, dans la
misère noire de la rue et le vacarme cadencé de la maréchalerie.

Le quartier trouvait Gervaise bien gentille. Sans doute, on clabaudait
sur son compte, mais il n'y avait qu'une voix pour lui reconnaître de
grands yeux, une bouche pas plus longue que ça, avec des dents très
blanches. Enfin, c'était une jolie blonde, et elle aurait pu se mettre
parmi les plus belles, sans le malheur de sa jambe. Elle était dans
ses vingt-huit ans, elle avait engraissé. Ses traits fins
s'empâtaient, ses gestes prenaient une lenteur heureuse. Maintenant,
elle s'oubliait parfois sur le bord d'une chaise, le temps d'attendre
son fer, avec un sourire vague, la face noyée d'une joie gourmande.
Elle devenait gourmande; ça, tout le monde le disait; mais ce n'était
pas un vilain défaut, au contraire. Quand on gagne de quoi se payer de
fins morceaux, n'est-ce pas? on serait bien bête de manger des pelures
de pommes de terre. D'autant plus qu'elle travaillait toujours dur, se
mettant en quatre pour ses pratiques, passant elle-même les nuits, les
volets fermés, lorsque la besogne était pressée. Comme on disait dans
le quartier, elle avait la veine; tout lui prospérait. Elle
blanchissait la maison, M. Madinier, mademoiselle Remanjou, les Boche;
elle enlevait même à son ancienne patronne, madame Fauconnier, des
dames de Paris logées rue du Faubourg-Poissonnière. Dès la seconde
quinzaine, elle avait dû prendre deux ouvrières, madame Putois et la
grande Clémence, cette fille qui habitait autrefois au sixième; ça lui
faisait trois personnes chez elle, avec son apprentie, ce petit
louchon d'Augustine, laide comme un derrière de pauvre homme. D'autres
auraient pour sûr perdu la tête dans ce coup de fortune. Elle était
bien pardonnable de fricoter un peu le lundi, après avoir trimé la
semaine entière. D'ailleurs, il lui fallait ça; elle serait restée
gnangnan, à regarder les chemises se repasser toutes seules, si elle
ne s'était pas collé un velours sur la poitrine, quelque chose de bon
dont l'envie lui chatouillait le jabot.

Jamais Gervaise n'avait encore montré tant de complaisance. Elle était
douce comme un mouton, bonne comme du pain. A part madame Lorilleux,
qu'elle appelait Queue-de-vache pour se venger, elle ne détestait
personne, elle excusait tout le monde. Dans le léger abandon de sa
gueulardise, quand elle avait bien déjeuné et pris son café, elle
cédait au besoin d'une indulgence générale. Son mot était: « On doit
se pardonner entre soi, n'est-ce pas, si l'on ne veut pas vivre comme
des sauvages. » Quand on lui parlait de sa bonté, elle riait. Il
n'aurait plus manqué qu'elle fût méchante! Elle se défendait, elle
disait n'avoir aucun mérite à être bonne. Est-ce que tous ses rêves
n'étaient pas réalisés? est-ce qu'il lui restait à ambitionner quelque
chose dans l'existence? Elle rappelait son idéal d'autrefois,
lorsqu'elle se trouvait sur le pavé: travailler, manger du pain, avoir
un trou à soi, élever ses enfants, ne pas être battue, mourir dans son
lit. Et maintenant son idéal était dépassé; elle avait tout, et en
plus beau. Quant à mourir dans son lit, ajoutait-elle en plaisantant,
elle y comptait, mais le plus tard possible, bien entendu.

C'était surtout pour Coupeau que Gervaise se montrait gentille. Jamais
une mauvaise parole, jamais une plainte derrière le dos de son mari.
Le zingueur avait fini par se remettre au travail; et, comme son
chantier était alors à l'autre bout de Paris, elle lui donnait tous
les matins quarante sous pour son déjeuner, sa goutte et son tabac.
Seulement, deux jours sur six, Coupeau s'arrêtait en route, buvait les
quarante sous avec un ami, et revenait déjeuner en racontant une
histoire. Une fois même, il n'était pas allé loin, il s'était payé
avec Mes-Bottes et trois autres un gueuleton soigné, des escargots, du
rôti et du vin cacheté, au Capucin, barrière de la Chapelle; puis,
comme ses quarante sous ne suffisaient pas, il avait envoyé la note à
sa femme par un garçon, en lui faisant dire qu'il était au clou.
Celle-ci riait, haussait les épaules. Où était le mal, si son homme
s'amusait un peu? Il fallait laisser aux hommes la corde longue, quand
on voulait vivre en paix dans son ménage. D'un mot à un autre, on en
arrivait vite aux coups. Mon Dieu! on devait tout comprendre. Coupeau
souffrait encore de sa jambe, puis il se trouvait entraîné, il était
bien forcé de faire comme les autres, sous peine de passer pour un
mufe. D'ailleurs, ça ne tirait pas à conséquence; s'il rentrait
éméché, il se couchait, et deux heures après il n'y paraissait plus.
Cependant, les fortes chaleurs étaient venues. Une après-midi de juin,
un samedi que l'ouvrage pressait, Gervaise avait elle-même bourré de
coke la mécanique, autour de laquelle dix fers chauffaient, dans le
ronflement du tuyau. A cette heure, le soleil tombait d'aplomb sur la
devanture, le trottoir renvoyait une réverbération ardente, dont les
grandes moires dansaient au plafond de la boutique; et ce coup de
lumière, bleui par le reflet du papier des étagères et de la vitrine,
mettait au-dessus de l'établi un jour aveuglant, comme une poussière
de soleil tamisée dans les linges fins. Il faisait là une température
à crever. On avait laissé ouverte la porte de la rue, mais pas un
souffle de vent ne venait; les pièces qui séchaient en l'air, pendues
aux fils de laiton, fumaient, étaient raides comme des copeaux en
moins de trois quarts d'heure. Depuis un instant, sous cette lourdeur
de fournaise, un gros silence régnait, au milieu duquel les fers seuls
tapaient sourdement, étouffés par l'épaisse couverture garnie de
calicot.

-- Ah bien! dit Gervaise, si nous ne fondons pas, aujourd'hui! On
retirerait sa chemise!

Elle était accroupie par terre, devant une terrine, occupée à passer
du linge à l'amidon. En jupon blanc, la camisole retroussée aux
manches et glissée des épaules, elle avait les bras nus, le cou nu,
toute rose, si suante, que les petites mèches blondes de ses cheveux
ébouriffés se collaient à sa peau. Soigneusement, elle trempait dans
l'eau laiteuse des bonnets, des devants de chemises d'homme, des
jupons entiers, des garnitures de pantalons de femme. Puis, elle
roulait les pièces et les posait au fond d'un panier carré, après
avoir plongé dans un seau et secoué sa main sur les corps des chemises
et des pantalons qui n'étaient pas amidonnés.

-- C'est pour vous, ce panier, madame Putois, reprit-elle.
Dépêchez-vous, n'est-ce pas? Ça sèche tout de suite, il faudrait
recommencer dans une heure.

Madame Putois, une femme de quarante-cinq ans, maigre, petite,
repassait sans une goutte de sueur, boutonnée dans un vieux caraco
marron. Elle n'avait pas même retiré son bonnet, un bonnet noir garni
de rubans verts tournés au jaune. Elle restait raide devant l'établi,
trop haut pour elle, les coudes en l'air, poussant son fer avec des
gestes cassés de marionnette. Tout d'un coup, elle s'écria:

-- Ah! non, mademoiselle Clémence, remettez votre camisole. Vous
savez, je n'aime pas les indécences. Pendant que vous y êtes, montrez
toute votre boutique. Il y a déjà trois hommes arrêtés en face.

La grande Clémence la traita de vieille bête, entre ses dents. Elle
suffoquait, elle pouvait bien se mettre à l'aise; tout le monde
n'avait pas une peau d'amadou. D'ailleurs, est-ce qu'on voyait quelque
chose? Et elle levait les bras, sa gorge puissante de belle fille
crevait sa chemise, ses épaules faisaient craquer les courtes manches.
Clémence s'en donnait à se vider les moelles avant trente ans; le
lendemain des noces sérieuses, elle ne sentait plus le carreau sous
ses pieds, elle dormait sur la besogne, la tête et le ventre comme
bourrés de chiffons. Mais on la gardait quand même, car pas une
ouvrière ne pouvait se flatter de repasser une chemise d'homme avec
son chic. Elle avait la spécialité des chemises d'homme.

-- C'est à moi, allez! finit-elle par déclarer, en se donnant des
claques sur la gorge. Et ça ne mord pas, ça ne fait bobo à personne.

-- Clémence, remettez votre camisole, dit Gervaise. Madame Putois a
raison, ce n'est pas convenable... On prendrait ma maison pour ce
qu'elle n'est pas.

Alors, la grande Clémence se rhabilla en bougonnant. En voilà des
giries! Avec ça que les passants n'avaient jamais vu des nénais! Et
elle soulagea sa colère sur l'apprentie, ce louchon d'Augustine, qui
repassait à côté d'elle du linge plat, des bas et des mouchoirs; elle
la bouscula, la poussa avec son coude. Mais Augustine, hargneuse,
d'une méchanceté sournoise de monstre et de souffre-douleur, cracha
par derrière sur sa robe, sans qu'on la vît, pour se venger.

Gervaise pourtant venait de commencer un bonnet appartenant à madame
Boche, qu'elle voulait soigner. Elle avait préparé de l'amidon cuit
pour le remettre à neuf. Elle promenait doucement, dans le fond de la
coiffe, le polonais, un petit fer arrondi des deux bouts, lorsqu'une
femme entra, osseuse, la face tachée de plaques rouges, les jupes
trempées. C'était une maîtresse laveuse qui employait trois ouvrières
au lavoir de la Goutte-d'Or.

-- Vous arrivez trop tôt, madame Bijard! cria Gervaise. Je vous avais
dit ce soir.... Vous me dérangez joliment, à cette heure-ci!

Mais comme la laveuse se lamentait, craignant de ne pouvoir mettre
couler le jour même, elle voulut bien lui donner le linge sale tout de
suite. Elles allèrent chercher les paquets dans la pièce de gauche où
couchait Étienne, et revinrent avec des brassées énormes, qu'elles
empilèrent sur le carreau, au fond de la boutique. Le triage dura une
grosse demi-heure. Gervaise faisait des tas autour d'elle, jetait
ensemble les chemises d'homme, les chemises de femme, les mouchoirs,
les chaussettes, les torchons. Quand une pièce d'un nouveau client lui
passait entre les mains, elle la marquait d'une croix au fil rouge
pour la reconnaître. Dans l'air chaud, une puanteur fade montait de
tout ce linge sale remué.

-- Oh! la, la, ça gazouille! dit Clémence, en se bouchant le nez.

-- Pardi! si c'était propre, on ne nous le donnerait pas, expliqua
tranquillement Gervaise. Ça sent son fruit, quoi!.... Nous disions
quatorze chemises de femme, n'est-ce pas, madame Bijard?... quinze,
seize, dix-sept....

Elle continua à compter tout haut. Elle n'avait aucun dégoût, habituée
à l'ordure; elle enfonçait ses bras nus et roses au milieu des
chemises jaunes de crasse, des torchons raidis par la graisse des eaux
de vaisselle, des chaussettes mangées et pourries de sueur. Pourtant,
dans l'odeur forte qui battait son visage penché au-dessus des tas,
une nonchalance la prenait. Elle s'était assise au bord d'un tabouret,
se courbant en deux, allongeant les mains à droite, à gauche, avec des
gestes ralentis, comme si elle se grisait de cette puanteur humaine,
vaguement souriante, les yeux noyés. Et il semblait que ses premières
paresses vinssent de là, de l'asphyxie des vieux linges empoisonnant
l'air autour d'elle.

Juste au moment où elle secouait une couche d'enfant, qu'elle ne
reconnaissait pas, tant elle était pisseuse, Coupeau entra.

-- Cré coquin! bégaya-t-il, quel coup de soleil!... Ça vous tape dans
la tête!

Le zingueur se retint à l'établi pour ne pas tomber. C'était la
première fois qu'il prenait une pareille cuite. Jusque-là, il était
rentré pompette, rien de plus. Mais, cette fois, il avait un gnon sur
l'oeil, une claque amicale égarée dans une bousculade. Ses cheveux
frisés, où des fils blancs se montraient déjà, devaient avoir
épousseté une encoignure de quelque salle louche de marchand de vin,
car une toile d'araignée pendait à une mèche, sur la nuque. Il restait
rigolo d'ailleurs, les traits un peu tirés et vieillis, la mâchoire
inférieure saillant davantage, mais toujours bon enfant, disait-il, et
la peau encore assez tendre pour faire envie à une duchesse.

-- Je vais t'expliquer, reprit-il en s'adressant à Gervaise. C'est
Pied-de-Céleri, tu le connais bien, celui qui a une quille de bois...
Alors, il part pour son pays, il a voulu nous régaler... Oh! nous
étions d'aplomb, sans ce gueux de soleil... Dans la rue, le monde est
malade. Vrai! le monde festonne...

Et comme la grande Clémence s'égayait de ce qu'il avait vu la rue
soûle, il fut pris lui-même d'une joie énorme dont il faillit
étrangler. Il criait:

-- Hein! les sacrés pochards! Ils sont d'un farce!... Mais ce n'est
pas leur faute, c'est le soleil...

Toute la boutique riait, même madame Putois, qui n'aimait pas les
ivrognes. Ce louchon d'Augustine avait un chant de poule, la bouche
ouverte, suffoquant. Cependant, Gervaise soupçonnait Coupeau de n'être
pas rentré tout droit, d'avoir passé une heure chez les Lorilleux, où
il recevait de mauvais conseils. Quand il lui eut juré que non, elle
rit à son tour, pleine d'indulgence, ne lui reprochant même pas
d'avoir encore perdu une journée de travail.

-- Dit-il des bêtises, mon Dieu! murmura-t-elle. Peut-on dire des
bêtises pareilles!

Puis, d'une voix maternelle:

-- Va te coucher, n'est-ce pas? Tu vois, nous sommes occupées; tu nous
gênes... Ça fait trente-deux mouchoirs, madame Bijard; et deux autres,
trente-quatre...

Mais Coupeau n'avait pas sommeil. Il resta là, à se dandiner, avec un
mouvement de balancier d'horloge, ricanant d'un air entêté et taquin.
Gervaise, qui voulait se débarrasser de madame Bijard, appela
Clémence, lui fit compter le linge pendant qu'elle l'inscrivait.
Alors, à chaque pièce, cette grande vaurienne lâcha un mot cru, une
saleté; elle étalait les misères des clients, les aventures des
alcôves, elle avait des plaisanteries d'atelier sur tous les trous et
toutes les taches qui lui passaient par les mains. Augustine faisait
celle qui ne comprend pas, ouvrait de grandes oreilles de petite fille
vicieuse. Madame Putois pinçait les lèvres, trouvait ça bête, de dire
ces choses devant Coupeau; un homme n'a pas besoin de voir le linge;
c'est un de ces déballages qu'on évite chez les gens comme il faut.
Quant à Gervaise, sérieuse, à son affaire, elle semblait ne pas
entendre. Tout en écrivant, elle suivait les pièces d'un regard
attentif, pour les reconnaître au passage; et elle ne se trompait
jamais, elle mettait un nom sur chacune, au flair, à la couleur. Ces
serviettes-là appartenaient aux Goujet; ça sautait aux yeux, elles
n'avaient pas servi à essuyer le cul des poêlons. Voilà une taie
d'oreiller qui venait certainement des Boche, à cause de la pommade
dont madame Boche emplâtrait tout son linge. Il n'y avait pas besoin
non plus de mettre son nez sur les gilets de flanelle de M. Madinier,
pour savoir qu'ils étaient à lui; il teignait la laine, cet homme,
tant il avait la peau grasse. Et elle savait d'autres particularités,
les secrets de la propreté de chacun, les dessous des voisines qui
traversaient la rue en jupes de soie, le nombre de bas, de mouchoirs,
de chemises qu'on salissait par semaine, la façon dont les gens
déchiraient certaines pièces, toujours au même endroit. Aussi
était-elle pleine d'anecdotes. Les chemises de mademoiselle Remanjou,
par exemple, fournissaient des commentaires interminables; elles
s'usaient par le haut, la vieille fille devait avoir les os des
épaules pointus; et jamais elles n'étaient sales, les eût-elle portées
quinze jours, ce qui prouvait qu'à cet âge-là on est quasiment comme
un morceau de bois, dont on serait bien en peine de tirer une larme de
quelque chose. Dans la boutique, à chaque triage, on déshabillait
ainsi tout le quartier de la Goutte-d'Or.

-- Ça, c'est du nanan! cria Clémence, en ouvrant un nouveau paquet.

Gervaise, prise brusquement d'une grande répugnance, s'était reculée.

-- Le paquet de madame Gaudron, dit-elle. Je ne veux plus la blanchir,
je cherche un prétexte... Non, je ne suis pas plus difficile qu'une
autre, j'ai touché à du linge bien dégoûtant dans ma vie; mais, vrai,
celui-là, je ne peux pas. Ça me ferait jeter du coeur sur du
carreau... Qu'est-ce qu'elle fait donc, cette femme, pour mettre son
linge dans un état pareil!

Et elle pria Clémence de se dépêcher. Mais l'ouvrière continuait ses
remarques, fourrait ses doigts dans les trous, avec des allusions sur
les pièces, qu'elle agitait comme les drapeaux de l'ordure
triomphante. Cependant, les tas avaient monté autour de Gervaise.
Maintenant, toujours assise au bord du tabouret, elle disparaissait
entre les chemises et les jupons; elle avait devant elle les draps,
les pantalons, les nappes, une débâcle de malpropreté; et, là dedans,
au milieu de cette mare grandissante, elle gardait ses bras nus, son
cou nu, avec ses mèches de petits cheveux blonds collés à ses tempes,
plus rose et plus alanguie. Elle retrouvait son air posé, son sourire
de patronne attentive et soigneuse, oubliant le linge de madame
Gaudron, ne le sentant plus, fouillant d'une main dans les tas pour
voir s'il n'y avait pas d'erreur. Ce louchon d'Augustine, qui adorait
jeter des pelletées de coke dans la mécanique, venait de la bourrer à
un tel point, que les plaques de fonte rougissaient. De soleil oblique
battait la devanture, la boutique flambait. Alors, Coupeau, que la
grosse chaleur grisait davantage, fut pris d'une soudaine tendresse.
Il s'avança vers Gervaise, les bras ouverts, très ému.

-- T'es une bonne femme, bégayait-il. Faut que je t'embrasse.

Mais il s'emberlificota dans les jupons, qui lui barraient le chemin,
et faillit tomber.

-- Es-tu bassin! dit Gervaise sans se fâcher. Reste tranquille, nous
avons fini.

Non, il voulait l'embrasser, il avait besoin de ça, parce qu'il
l'aimait bien. Tout en balbutiant, il tournait le tas de jupons, il
butait dans le tas de chemises; puis, comme il s'entêtait, ses pieds
s'accrochèrent, il s'étala, le nez au beau milieu des torchons.
Gervaise, prise d'un commencement d'impatience, le bouscula, en criant
qu'il allait tout mélanger. Mais Clémence, madame Putois elle-même,
lui donnèrent tort. Il était gentil, après tout. Il voulait
l'embrasser. Elle pouvait bien se laisser embrasser.

-- Vous êtes heureuse, allez! madame Coupeau, dit madame Bijard, que
son soûlard de mari, un serrurier, tuait de coups chaque soir en
rentrant. Si le mien était comme ça, quand il s'est piqué le nez, ce
serait un plaisir!

Gervaise, calmée, regrettait déjà sa vivacité. Elle aida Coupeau à se
remettre debout. Puis, elle tendit la joue en souriant. Mais le
zingueur, sans se gêner devant le monde, lui prit les seins.

-- Ce n'est pas pour dire, murmurait-il, il chelingue rudement, ton
linge! Mais je t'aime tout de même, vois-tu!

-- Laisse-moi, tu me chatouilles, cria-t-elle en riant plus fort.
Quelle grosse bête! On n'est pas bête comme ça!

Il l'avait empoignée, il ne la lâchait pas. Elle s'abandonnait,
étourdie par le léger vertige qui lui venait du tas de linge, sans
dégoût pour l'haleine vineuse de Coupeau. Et le gros baiser qu'ils
échangèrent à pleine bouche, au milieu des saletés du métier, était
comme une première chute, dans le lent avachissement de leur vie.

Cependant, madame Bijard nouait le linge en paquets. Elle parlait de
sa petite, âgée de deux ans, une enfant nommée Eulalie, qui avait déjà
de la raison comme une femme. On pouvait la laisser seule; elle ne
pleurait jamais, elle ne jouait pas avec les allumettes. Enfin, elle
emporta les paquets de linge un à un, sa grande taille cassée sous le
poids, sa face se marbrant de taches violettes.

-- Ce n'est plus tenable, nous grillons, dit Gervaise en s'essuyant la
figure, avant de se remettre au bonnet de madame Boche.

Et l'on parla de ficher des claques à Augustine, quand on s'aperçut
que la mécanique était rouge. Les fers, eux aussi, rougissaient. Elle
avait donc le diable dans le corps! On ne pouvait pas tourner le dos
sans qu'elle fit quelque mauvais coup. Maintenant, il fallait attendre
un quart d'heure pour se servir des fers. Gervaise couvrit le feu de
deux pelletées de cendre. Elle imagina en outre de tendre une paire de
draps sur les fils de laiton du plafond, en manière de stores, afin
d'amortir le soleil. Alors, on fut très bien dans la boutique. La
température y était encore joliment douce; mais on se serait cru dans
une alcôve, avec un jour blanc, enfermé comme chez soi, loin du monde,
bien qu'on entendît, derrière les draps, les gens marchant vite sur le
trottoir; et l'on avait la liberté de se mettre à son aise. Clémence
retira sa camisole. Coupeau refusant toujours d'aller se coucher, on
lui permit de rester, mais il dut promettre de se tenir tranquille
dans un coin, car il s'agissait à cette heure de ne pas s'endormir sur
le rôti.

-- Qu'est-ce que cette vermine a encore fait du polonais? murmurait
Gervaise, en parlant d'Augustine.

On cherchait toujours le petit fer, que l'on retrouvait dans des
endroits singuliers, où l'apprentie, disait-on, le cachait par malice.
Gervaise acheva enfin la coiffe du bonnet de madame Boche. Elle en
avait ébauché les dentelles, les détirant à la main, les redressant
d'un léger coup de fer. C'était un bonnet dont la passe, très ornée,
se composait d'étroits bouillonnés alternant avec des entre-deux
brodés. Aussi s'appliquait-elle, muette, soigneuse, repassant les
bouillonnés et les entre-deux au coq, un oeuf de fer fiché par une
tige dans un pied de bois.

Alors, un silence régna. On n'entendit plus, pendant un instant, que
les coups sourds, étouffés sur la couverture. Aux deux côtés de la
vaste table carrée, la patronne, les deux ouvrières et l'apprentie,
debout, se penchaient, toutes à leur besogne, les épaules arrondies,
les bras promenés dans un va-et-vient continu. Chacune, à sa droite,
avait son carreau, une brique plate, brûlée par les fers trop chauds.
Au milieu de la table, au bord d'une assiette creuse pleine d'eau
claire, trempaient un chiffon et une petite brosse. Un bouquet de
grand lis, dans un ancien bocal de cerises à l'eau-de-vie,
s'épanouissait, mettait là un coin de jardin royal, avec la touffe de
ses larges fleurs de neige. Madame Putois avait attaqué le panier de
linge préparé par Gervaise, des serviettes, des pantalons, des
camisoles, des paires de manches. Augustine faisait traîner ses bas et
ses torchons, le nez en l'air, intéressée par une grosse mouche qui
volait. Quant à la grande Clémence, elle en était, depuis le matin, à
sa trente-cinquième chemise d'homme.

-- Toujours du vin, jamais de casse-poitrine! dit tout d'un coup le
zingueur, qui éprouva le besoin de faire cette déclaration. Le
casse-poitrine me fait du mal n'en faut pas!

Clémence prenait un fer à la mécanique, avec sa poignée de cuir garnie
de tôle, et l'approchait de sa joue, pour s'assurer s'il était assez
chaud. Elle le frotta sur son carreau, l'essuya sur un linge pendu à
sa ceinture, et attaqua sa trente-cinquième chemise, en repassant
d'abord l'empiècement et les deux manches.

-- Bah! monsieur Coupeau, dit-elle, au bout d'une minute, un petit
verre de cric, ce n'est pas mauvais. Moi, ça me donne du chien...
Puis, vous savez, plus vite on est tortillé, plus c'est drôle. Oh! je
ne me monte pas le bourrichon, je sais que je ne ferai pas de vieux
os.

-- Êtes-vous tannante avec vos idées d'enterrement! interrompit madame
Putois, qui n'aimait pas les conversations tristes.

Coupeau s'était levé, et se fâchait, en croyant qu'on l'accusait
d'avoir bu de l'eau-de-vie. Il le jurait sur sa tête, sur celles de sa
femme et de son enfant, il n'avait pas une goutte d'eau-de-vie dans le
corps. Et il s'approchait de Clémence, lui soufflant dans la figure
pour qu'elle le sentît. Puis, quand il eut le nez sur ses épaules
nues, il se mit à ricaner. Il voulait voir. Clémence, après avoir plié
le dos de la chemise et donné un coup de fer des deux côtés, en était
aux poignets et au col. Mais, comme il se poussait toujours contre
elle, il lui fit faire un faux pli; et elle dut prendre la brosse, au
bord de l'assiette creuse, pour lisser l'amidon.

-- Madame! dit-elle, empêchez-le donc d'être comme ça après moi!
-- Laisse-la, tu n'es pas raisonnable, déclara tranquillement
Gervaise. Nous sommes pressées, entends-tu?

Elles étaient pressées, eh bien! quoi? ce n'était pas sa faute. Il ne
faisait rien de mal. Il ne touchait pas, il regardait seulement.
Est-ce qu'il n'était plus permis de regarder les belles choses que le
bon Dieu a faites? Elle avait tout de même de sacrés ailerons, cette
dessalée de Clémence! Elle pouvait se montrer pour deux sous et
laisser tâter, personne ne regretterait son argent. L'ouvrière,
cependant, ne se défendait plus, riait de ces compliments tout crus
d'homme en ribotte. Et elle en venait à plaisanter avec lui. Il la
blaguait sur les chemises d'homme. Alors, elle était toujours dans les
chemises d'homme. Mais oui? elle vivait là dedans. Ah! Dieu de Dieu!
elle les connaissait joliment, elle savait comment c'était fait. Il
lui en avait passé par les mains, et des centaines, et des centaines!
Tous les blonds et tous les bruns du quartier portaient de son ouvrage
sur le corps. Pourtant, elle continuait, les épaules secouées de son
rire; elle avait marqué cinq grands plis à plat dans le dos, en
introduisant le fer par l'ouverture du plastron; elle rabattait le pan
de devant et le plissait également à larges coups.

-- Ça, c'est la bannière! dit-elle en riant plus fort.

Ce louchon d'Augustine éclata, tant le mot lui parut drôle. On la
gronda. En voilà une morveuse qui riait des mots qu'elle ne devait pas
comprendre! Clémence lui passa son fer; l'apprentie finissait les fers
sur ses torchons et sur ses bas, quand ils n'étaient plus assez chauds
pour les pièces amidonnées. Mais elle empoigna celui-là si
maladroitement, qu'elle se fit une manchette, une longue brûlure au
poignet. Et elle sanglota, elle accusa Clémence de l'avoir brûlée
exprès. L'ouvrière, qui était allée chercher un fer très chaud pour le
devant de la chemise, la consola tout de suite en la menaçant de lui
repasser les deux oreilles, si elle continuait. Cependant, elle avait
fourré une laine sous le plastron, elle poussait lentement le fer,
laissant à l'amidon le temps de ressortir et de sécher. Le devant de
chemise prenait une raideur et un luisant de papier fort.

-- Sacré mâtin! jura Coupeau, qui piétinait derrière elle, avec une
obstination d'ivrogne.

Il se haussait, riant d'un rire de poulie mal graissée. Clémence,
appuyée fortement sur l'établi, les poignets retournés, les coudes en
l'air et écartés, pliait le cou, dans un effort; et toute sa chair nue
avait un gonflement, ses épaules remontaient avec le jeu lent des
muscles mettant des battements sous la peau fine, la gorge s'enflait,
moite de sueur, dans l'ombre rose de la chemise béante. Alors, il
envoya les mains, il voulut toucher.

-- Madame! madame! cria Clémence, faites-le tenir tranquille, à la
fin!... Je m'en vais, si ça continue. Je ne veux pas être insultée.

Gervaise venait de poser le bonnet de madame Boche sur un champignon
garni d'un linge, et en tuyautait les dentelles, minutieusement, au
petit fer. Elle leva les yeux juste au moment où le zingueur envoyait
encore les mains, fouillant dans la chemise.

-- Décidément, Coupeau, tu n'es pas raisonnable, dit-elle d'un air
d'ennui, comme si elle avait grondé un enfant s'entêtant à manger des
confitures sans pain. Tu vas venir te coucher.

-- Oui, allez vous coucher, monsieur Coupeau, ça vaudra mieux, déclara
madame Putois.

-- Ah bien! bégaya-t-il sans cesser de ricaner, vous êtes encore
joliment toc!... On ne peut plus rigoler, alors? Les femmes, ça me
connaît, je ne leur ai jamais rien cassé. On pince une dame, n'est-ce
pas? mais on ne va pas plus loin; on honore simplement le sexe... Et
puis, quand on étale sa marchandise, c'est pour qu'on fasse son choix,
pas vrai? Pourquoi la grande blonde montre-t-elle tout ce qu'elle a?
Non, ce n'est pas propre...

Et, se tournant vers Clémence:

-- Tu sais, ma biche, tu as tort de faire ta poire... Si c'est parce
qu'il y a du monde...

Mais il ne put continuer. Gervaise, sans violence l'empoignait d'une
main et lui posait l'autre main sur la bouche. Il se débattit, par
manière de blague, pendant qu'elle le poussait au fond de la boutique,
vers la chambre. Il dégagea sa bouche, il dit qu'il voulait bien se
coucher, mais que la grande blonde allait venir lui chauffer les
petons. Puis, on entendit Gervaise lui ôter ses souliers. Elle le
déshabillait, en le bourrant un peu, maternellement. Lorsqu'elle tira
sur sa culotte, il creva de rire, s'abandonnant, renversé, vautré au
beau milieu du lit; et il gigottait, il racontait qu'elle lui faisait
des chatouilles. Enfin, elle l'emmaillotta avec soin, comme un enfant.
Était-il bien, au moins? Mais il ne répondit pas, il cria à Clémence:

-- Dis donc, ma biche, j'y suis, je t'attends.

Quand Gervaise retourna dans la boutique, ce louchon d'Augustine
recevait décidément une claque de Clémence. C'était venu à propos d'un
fer sale, trouvé sur la mécanique par madame Putois; celle-ci, ne se
méfiant pas, avait noirci toute une camisole; et comme Clémence, pour
se défendre de ne pas avoir nettoyé son fer, accusait Augustine,
jurait ses grands dieux que le fer n'était pas à elle, malgré la
plaque d'amidon brûlé restée dessous, l'apprentie lui avait craché sur
la robe, sans se cacher, par devant, outrée d'une pareille injustice.
De là, une calotte soignée. Le louchon rentra ses larmes, nettoya le
fer, en le grattant, puis en l'essuyant, après l'avoir frotté avec un
bout de bougie; mais, chaque fois qu'elle devait passer derrière
Clémence, elle gardait de la salive, elle crachait, riant en dedans,
quand ça dégoulinait le long de la jupe.

Gervaise se remit à tuyauter les dentelles du bonnet. Et, dans le
calme brusque qui se fit, on distingua, au fond de l'arrière-boutique,
la voix épaisse de Coupeau. Il restait bon enfant, il riait tout seul,
en lâchant des bouts de phrases.

-- Est-elle bête, ma femme!... Est-elle bête de me coucher!... Hein!
c'est trop bête, en plein midi, quand on n'a pas dodo!

Mais, tout d'un coup, il ronfla. Alors, Gervaise eut un soupir de
soulagement, heureuse de le savoir enfin en repos, cuvant sa
soulographie sur deux bons matelas. Et elle parla dans le silence,
d'une voix lente et continue, sans quitter des yeux le petit fer à
tuyauter, qu'elle maniait vivement.

-- Que voulez-vous? il n'a pas sa raison, on ne peut pas se fâcher.
Quand je le bousculerais, ça n'avancerait à rien. J'aime mieux dire
comme lui et le coucher; au moins, c'est fini tout de suite et je suis
tranquille... Puis, il n'est pas méchant, il m'aime bien. Vous avez vu
tout à l'heure, il se serait fait hacher pour m'embrasser. C'est
encore très gentil, ça; car il y en a joliment, lorsqu'ils ont bu, qui
vont voir les femmes... Lui, rentre tout droit ici. Il plaisante bien
avec les ouvrières, mais ça ne va pas plus loin. Entendez-vous,
Clémence, il ne faut pas vous blesser. Vous savez ce que c'est, un
homme soûl; ça tuerait père et mère, et ça ne s'en souviendrait
seulement pas... Oh! je lui pardonne de bon coeur. Il est comme tous
les autres, pardi!

Elle disait ces choses mollement, sans passion, habituée déjà aux
bordées de Coupeau, raisonnant encore ses complaisances pour lui, mais
ne voyant déjà plus de mal à ce qu'il pinçât, chez elle, les hanches
des filles. Quand elle se tut, le silence retomba, ne fut plus
troublé. Madame Putois, à chaque pièce qu'elle prenait, tirait la
corbeille, enfoncée sous la tenture de cretonne qui garnissait
l'établi; puis, la pièce repassée, elle haussait ses petits bras et la
posait sur une étagère. Clémence achevait de plisser au fer sa
trente-cinquième chemise d'homme. L'ouvrage débordait; on avait
calculé qu'il faudrait veiller jusqu'à onze heures, en se dépêchant.
Tout l'atelier, maintenant, n'ayant plus de distraction, bûchait
ferme, tapait dur. Les bras nus allaient, venaient, éclairaient de
leurs taches roses la blancheur des linges. On avait encore empli de
coke la mécanique, et comme le soleil, glissant entre les draps,
frappait en plein sur le fourneau, on voyait la grosse chaleur monter
dans le rayon, une flamme invisible dont le frisson secouait, l'air.
L'étouffement devenait tel, sous les jupes et les nappes séchant au
plafond, que ce louchon d'Augustine, à bout de salive, laissait passer
un coin de langue au bord des lèvres. Ça sentait la fonte surchauffée,
l'eau d'amidon aigrie, le roussi des fers, une fadeur tiède de
baignoire où les quatre ouvrières, se démanchant les épaules,
mettaient l'odeur plus rude de leurs chignons et de leurs nuques
trempées; tandis que le bouquet de grands lis, dans l'eau verdie de
son bocal, se fanait, en exhalant un parfum très pur, très fort. Et,
par moments, au milieu du bruit des fers et du tisonnier grattant la
mécanique, un ronflement de Coupeau roulait, avec la régularité d'un
tic-tac énorme d'horloge, réglant la grosse besogne de l'atelier.

Les lendemains de culotte, le zingueur avait mal aux cheveux, un mal
aux cheveux terrible qui le tenait tout le jour les crins défrisés, le
bec empesté, la margoulette enflée et de travers. Il se levait tard,
secouait ses puces sur les huit heures seulement; et il crachait,
traînaillait dans la boutique, ne se décidait pas à partir pour le
chantier. La journée était encore perdue. Le matin, il se plaignait
d'avoir des guibolles de coton, il s'appelait trop bête de
gueuletonner comme ça, puisque ça vous démantibulait le tempérament.
Aussi, on rencontrait un tas de gouapes, qui ne voulaient pas vous
lâcher le coude; on gobelottait malgré soi, on se trouvait dans toutes
sortes de fourbis, on finissait par se laisser pincer, et raide! Ah!
fichtre non! ça ne lui arriverait plus; il n'entendait pas laisser ses
bottes chez le mastroquet, à la fleur de l'âge. Mais, après le
déjeuner, il se requinquait, poussant des hum! hum! pour se prouver
qu'il avait encore un bon creux. Il commençait à nier la noce de la
veille, un peu d'allumage peut-être. On n'en faisait plus de comme
lui, solide au poste, une poigne du diable, buvant tout ce qu'il
voulait sans cligner un oeil. Alors, l'après-midi entière, il
flânochait dans le quartier. Quand il avait bien embêté les ouvrières,
sa femme lui donnait vingt sous pour qu'il débarrassât le plancher. Il
filait, il allait acheter son tabac à la Petite Civette, rue des
Poissonniers, où il prenait généralement une prune, lorsqu'il
rencontrait un ami. Puis, il achevait de casser la pièce de vingt sous
chez François, au coin de la rue de la Goutte-d'Or, où il y avait un
joli vin, tout jeune, chatouillant le gosier. C'était un mannezingue
de l'ancien jeu, une boutique noire, sous un plafond bas, avec une
salle enfumée, à côté, dans laquelle on vendait de la soupe. Et il
restait là jusqu'au soir, à jouer des canons au tourniquet; il avait
l'oeil chez François, qui promettait formellement de ne jamais
présenter la note à la bourgeoise. N'est-ce pas? il fallait bien se
rincer un peu la dalle, pour la débarrasser des crasses de la veille.
Un verre de vin en pousse un autre. Lui, d'ailleurs, toujours bon
zigue, ne donnant pas une chiquenaude au sexe, aimant la rigolade,
bien sûr, et se piquant le nez à son tour, mais gentiment, plein de
mépris pour ces saloperies d'hommes tombés dans l'alcool, qu'on ne
voit pas dessoûler! Il rentrait gai et galant comme un pinson.

-- Est-ce que ton amoureux est venu? demandait-il parfois à Gervaise
pour la taquiner. On ne l'aperçoit plus, il faudra que j'aille le
chercher.

L'amoureux, c'était Goujet. Il évitait, en effet, de venir trop
souvent, par peur de gêner et de faire causer. Pourtant, il saisissait
les prétextes, apportait le linge, passait vingt fois sur le trottoir.
Il y avait un coin dans la boutique, au fond, où il aimait à rester
des heures, assis sans bouger, fumant sa courte pipe. Le soir, après
son dîner, une fois tous les dix jours, il se risquait, s'installait;
et il n'était guère causeur, la bouche cousue, les yeux sur Gervaise;
ôtant seulement sa pipe de la bouche pour rire de tout ce qu'elle
disait. Quand l'atelier veillait le samedi, il s'oubliait, paraissait
s'amuser là plus que s'il était allé au spectacle. Des fois, les
ouvrières repassaient jusqu'à trois heures du matin. Une lampe pendait
du plafond, à un fil de fer; l'abat-jour jetait un grand rond de
clarté vive, dans lequel les linges prenaient des blancheurs molles de
neige. L'apprentie mettait les volets de la boutique; mais, comme les
nuits de juillet étaient brûlantes, on laissait la porte ouverte sur
la rue. Et, à mesure que l'heure avançait, les ouvrières se
dégrafaient, pour être à l'aise. Elles avaient une peau fine, toute
dorée dans le coup de lumière de la lampe, Gervaise surtout, devenue
grasse, les épaules blondes, luisantes comme une soie, avec un pli de
bébé au cou, dont il aurait dessiné de souvenir la petite fossette,
tant il le connaissait. Alors, il était pris par la grosse chaleur de
la mécanique, par l'odeur des linges fumant sous les fers; et il
glissait à un léger étourdissement, la pensée ralentie, les yeux
occupés de ces femmes qui se hâtaient, balançant leurs bras nus,
passant la nuit à endimancher le quartier. Autour de la boutique, les
maisons voisines s'endormaient, le grand silence du sommeil tombait
lentement. Minuit sonnait, puis une heure, puis deux heures. Les
voitures, les passants s'en étaient allés. Maintenant, dans la rue
déserte et noire, la porte envoyait seule une raie de jour, pareille à
un bout d'étoffe jaune déroulé à terre. Par moments, un pas sonnait au
loin, un homme approchait; et, lorsqu'il traversait la raie de jour,
il allongeait la tête, surpris des coups de fer qu'il entendait,
emportant la vision rapide des ouvrières dépoitraillées, dans une buée
rousse.

Goujet, voyant Gervaise embarrassée d'Étienne et voulant le sauver des
coups de pied au derrière de Coupeau, l'avait embauché pour tirer le
soufflet, à sa fabrique de boulons. L'état de cloutier, s'il n'avait
rien de flatteur en lui-même, à cause de la saleté de la forge et de
l'embêtement de toujours taper sur les mêmes morceaux de fer, était un
riche état, où l'on gagnait des dix et des douze francs par jour. Le
petit, alors âgé de douze ans, pourrait s'y mettre bientôt, si le
métier lui allait. Et Étienne était ainsi devenu un lien de plus entre
la blanchisseuse et le forgeron. Celui-ci ramenait l'enfant, donnait
des nouvelles de sa bonne conduite. Tout le monde disait en riant à
Gervaise que Goujet avait un béguin pour elle. Elle le savait bien,
elle rougissait comme une jeune fille, avec une fleur de pudeur qui
lui mettait aux joues des tons vifs de pomme d'api. Ah! le pauvre cher
garçon, il n'était pas gênant! Jamais il ne lui avait parlé de ça;
jamais un geste sale, jamais un mot polisson. On n'en rencontrait pas
beaucoup de cette honnête pâte. Et, sans vouloir l'avouer, elle
goûtait une grande joie à être aimée ainsi, pareillement à une sainte
vierge. Quand il lui arrivait quelque ennui sérieux, elle songeait au
forgeron; ça la consolait. Ensemble, s'ils restaient seuls, ils
n'étaient pas gênés du tout; ils se regardaient avec des sourires,
bien en face, sans se raconter ce qu'ils éprouvaient. C'était une
tendresse raisonnable, ne songeant pas aux vilaines choses, parce
qu'il vaut encore mieux garder sa tranquillité, quand on peut
s'arranger pour être heureux, tout en restant tranquille.

Cependant, Nana, vers la fin de l'été, bouleversa la maison. Elle
avait six ans, elle s'annonçait comme une vaurienne finie. Sa mère la
menait chaque matin, pour ne pas la rencontrer toujours sous ses
pieds, dans une petite pension de la rue Polonceau, chez mademoiselle
Josse. Elle y attachait par derrière les robes de ses camarades; elle
emplissait de cendre la tabatière de la maîtresse, trouvait des
inventions moins propres encore, qu'on ne pouvait pas raconter. Deux
fois, mademoiselle Josse la mit à la porte, puis la reprit, pour ne
pas perdre les six francs, chaque mois. Dès la sortie de la classe,
Nana se vengeait d'avoir été enfermée, en faisant une vie d'enfer sous
le porche et dans la cour, ou les repasseuses, les oreilles cassées,
lui disaient d'aller jouer. Elle retrouvait là Pauline, la fille des
Boche, et le fils de l'ancienne patronne de Gervaise, Victor, un grand
dadais de dix ans, qui adorait galopiner en compagnie des toutes
petites filles. Madame Fauconnier, qui ne s'était pas fâchée avec les
Coupeau, envoyait elle-même son fils. D'ailleurs, dans la maison, il y
avait un pullulement extraordinaire de mioches, des volées d'enfants
qui dégringolaient les quatre escaliers à toutes les heures du jour,
et s'abattaient sur le pavé, comme des bandes de moineaux criards et
pillards. Madame Gaudron, à elle seule, en lâchait neuf, des blonds,
des bruns, mal peignés, mal mouchés, avec des culottes jusqu'aux yeux,
des bas tombés sur les souliers, des vestes fendues, montrant leur
peau blanche sous la crasse. Une autre femme, une porteuse de pain, au
cinquième, en lâchait sept. Il en sortait des tapées de toutes les
chambres. Et, dans ce grouillement de vermines aux museaux roses,
débarbouillés chaque fois qu'il pleuvait, on en voyait de grands,
l'air ficelle, de gros, ventrus déjà comme des hommes, de petits,
petits, échappés du berceau, mal d'aplomb encore, tout bêtes, marchant
à quatre pattes quand ils voulaient courir. Nana régnait sur ce tas de
crapauds; elle faisait sa mademoiselle jordonne avec des filles deux
fois plus grandes qu'elle, et daignait seulement abandonner un peu de
son pouvoir à Pauline et à Victor, des confidents intimes qui
appuyaient ses volontés. Cette fichue gamine parlait sans cesse de
jouer à la maman, déshabillait les plus petits pour les rhabiller,
voulait visiter les autres partout, les tripotait, exerçait un
despotisme fantasque de grande personne ayant du vice. C'était, sous
sa conduite, des jeux à se faire gifler. La bande pataugeait dans les
eaux de couleur de la teinturerie, sortait de là les jambes teintes en
bleu ou en rouge, jusqu'aux genoux; puis, elle s'envolait chez le
serrurier, où elle chipait des clous et de la limaille, et repartait
pour aller s'abattre au milieu des copeaux du menuisier, des tas de
copeaux énormes, amusants tout plein, dans lesquels on se roulait en
montrant son derrière. La cour lui appartenait, retentissait du tapage
des petits souliers se culbutant à la débandade, du cri perçant des
voix qui s'enflaient chaque fois que la bande reprenait son vol.
Certains jours même, la cour ne suffisait pas. Alors, la bande se
jetait dans les caves, remontait, grimpait le long d'un escalier,
enfilait un corridor, redescendait, reprenait un escalier, suivait un
autre corridor, et cela sans se lasser, pendant des heures, gueulant
toujours, ébranlant la maison géante d'un galop de bêtes nuisibles
lâchées au fond de tous les coins.

-- Sont-ils indignes, ces crapules-là! criait madame Boche. Vraiment,
il faut que les gens aient bien peu de chose à faire, pour faire tant
d'enfants... Et ça se plaint encore de n'avoir pas de pain!

Boche disait que les enfants poussaient sur la misère comme des
champignons sur le fumier. La portière criait toute la journée, les
menaçait de son balai. Elle finit par fermer la porte des caves, parce
qu'elle apprit par Pauline, à laquelle elle allongea une paire
décalottes, que Nana avait imaginé de jouer au médecin, là-bas, dans
l'obscurité; cette vicieuse donnait des remèdes aux autres, avec des
bâtons.

Or, une après-midi, il y eut une scène affreuse. Ça devait arriver,
d'ailleurs. Nana s'avisa d'un petit jeu bien drôle. Elle avait volé,
devant la loge, un sabot à madame Boche. Elle l'attacha avec une
ficelle, se mit à le traîner, comme une voiture. De son côté, Victor
eut l'idée d'emplir le sabot de pelures de pomme. Alors, un cortège
s'organisa. Nana marchait la première, tirant le sabot. Pauline et
Victor s'avançaient à sa droite et à sa gauche. Puis, toute la flopée
des mioches suivait en ordre, les grands d'abord, les petits ensuite,
se bousculant; un bébé en jupe, haut comme une botte, portant sur
l'oreille un bourrelet défoncé, venait le dernier. Et le cortège
chantait quelque chose de triste, des oh! et des ah! Nana avait dit
qu'on allait jouer à l'enterrement; les pelures de pomme, c'était le
mort. Quand on eut fait le tour de la cour, on recommença. On trouvait
ça joliment amusant.

-- Qu'est-ce qu'ils font donc? murmura madame Boche, qui sortit de la
loge pour voir, toujours méfiante et aux aguets.

Et lorsqu'elle eut compris:

-- Mais c'est mon sabot! cria-t-elle furieuse. Ah! les gredins!

Elle distribua des taloches, souffleta Nana sur les deux joues,
flanqua un coup de pied à Pauline, cette grande dinde qui laissait
prendre le sabot de sa mère. Justement, Gervaise emplissait un seau, à
la fontaine. Quand elle aperçut Nana le nez en sang, étranglée de
sanglots, elle faillit sauter au chignon de la concierge. Est-ce qu'on
tapait sur un enfant comme sur un boeuf? Il fallait manquer de coeur,
être la dernière des dernières. Naturellement, madame Boche répliqua.
Lorsqu'on avait une saloperie de fille pareille, on la tenait sous
clef. Enfin, Boche lui-même parut sur le seuil de la loge, pour crier
à sa femme de rentrer et de ne pas avoir tant d'explications avec de
la saleté. Ce fut une brouille complète.

A la vérité, ça n'allait plus du tout bien entre les Boche et les
Coupeau depuis un mois. Gervaise, très donnante de sa nature, lâchait
à chaque instant des litres de vin, des tasses de bouillon, des
oranges, des parts de gâteau. Un soir, elle avait porté à la loge un
fond de saladier, de la barbe de capucin avec de la betterave, sachant
que la concierge aurait fait des bassesses pour la salade. Mais, le
lendemain, elle devint toute blanche en entendant mademoiselle
Remanjou raconter comment madame Boche avait jeté la barbe de capucin
devant du monde, d'un air dégoûté, sous prétexte que, Dieu merci! elle
n'en était pas encore réduite à se nourrir de choses ou les autres
avaient pataugé. Et, dès lors, Gervaise coupa net à tous les cadeaux:
plus de litres de vin, plus de tasses de bouillon, plus d'oranges,
plus de parts de gâteau, plus rien. Il fallait voir le nez des Boche!
Ça leur semblait comme un vol que les Coupeau leur faisaient. Gervaise
comprenait sa faute; car, enfin, si elle n'avait point eu la bêtise de
tant leur fourrer, ils n'auraient pas pris de mauvaises habitudes et
seraient restés gentils. Maintenant, la concierge disait d'elle pis
que pendre. Au terme d'octobre, elle fit des ragots à n'en plus finir
au propriétaire, M. Marescot, parce que la blanchisseuse, qui mangeait
son saint frusquin en gueulardises, se trouvait en retard d'un jour
pour son loyer; et morne M. Marescot, pas très poli non plus celui-là,
entra dans la boutique, le chapeau sur la tête, demandant son argent,
qu'on lui allongea tout de suite d'ailleurs. Naturellement, les Boche
avaient tendu la main aux Lorilleux. C'était à présent avec les
Lorilleux qu'on godaillait dans la loge, au milieu des attendrissements
de la réconciliation. Jamais on ne se serait fâché sans cette Banban,
qui aurait fait battre des montagnes. Ah! les Boche la connaissaient à
cette heure, ils comprenaient combien les Lorilleux devaient souffrir.
Et, quand elle passait, tous affectaient de ricaner, sous la porte.

Gervaise pourtant monta un jour chez les Lorilleux. Il s'agissait de
maman Coupeau, qui avait alors soixante-sept ans. Les yeux de maman
Coupeau étaient complètement perdus. Ses jambes non plus n'allaient
pas du tout. Elle venait de renoncer à son dernier ménage par force,
et menaçait de crever de faim, si on ne la secourait pas. Gervaise
trouvait honteux qu'une femme de cet âge, ayant trois enfants, fût
ainsi abandonnée du ciel et de la terre. Et comme Coupeau refusait de
parler aux Lorilleux, en disant à Gervaise qu'elle pouvait bien
monter, elle, celle-ci monta sous le coup d'une indignation, dont tout
son coeur était gonflé.

En haut, elle entra sans frapper, comme une tempête. Rien n'était
changé depuis le soir où les Lorilleux, pour la première fois, lui
avaient fait un accueil si peu engageant. Le même lambeau de laine
déteinte séparait la chambre de l'atelier, un logement en coup de
fusil qui semblait bâti pour une anguille. Au fond, Lorilleux, penché
sur son établi, pinçait un à un les maillons d'un bout de colonne,
tandis que madame Lorilleux tirait un fil d'or à la filière, debout
devant l'étau. La petite forge, sous le plein jour, avait un reflet
rose.

-- Oui, c'est moi! dit Gervaise. Ça vous étonne, parce que nous sommes
à couteaux tirés? Mais je ne viens pas pour moi ni pour vous, vous
pensez bien... C'est pour maman Coupeau que je viens. Oui, je viens
voir si nous la laisserons attendre un morceau de pain de la charité
des autres.

-- Ah bien! en voilà une entrée! murmura madame Lorilleux. Il faut
avoir un fier toupet.

Et elle tourna le dos, elle se remit à tirer son fil d'or, en
affectant d'ignorer la présence de sa belle-soeur. Mais Lorilleux
avait levé sa face blême, criant:

-- Qu'est-ce que vous dites?

Puis, comme il avait parfaitement entendu, il continua:

-- Encore des potins, n'est-ce pas? Elle est gentille, maman Coupeau,
de pleurer misère partout!... Avant-hier, pourtant, elle a mangé ici.
Nous faisons ce que nous pouvons, nous autres. Nous n'avons pas le
Pérou... Seulement, si elle va bavarder chez les autres, elle peut y
rester, parce que nous n'aimons pas les espions.

Il reprit le bout de chaîne, tourna le dos à son tour, en ajoutant
comme à regret:

-- Quand tout le monde donnera cent sous par mois, nous donnerons cent
sous.

Gervaise s'était calmée, toute refroidie par les figures en coin de
rue des Lorilleux. Elle n'avait jamais mis les pieds chez eux sans
éprouver un malaise. Les yeux à terre, sur les losanges de la claie de
bois, où tombaient les déchets d'or, elle s'expliquait maintenant d'un
air raisonnable. Maman Coupeau avait trois enfants; si chacun donnait
cent sous, ça ne ferait que quinze francs, et vraiment ce n'était pas
assez, on ne pouvait pas vivre avec ça; il fallait au moins tripler la
somme. Mais Lorilleux se récriait. Où voulait-on qu'il volât quinze
francs par mois? Les gens étaient drôles, on le croyait riche parce
qu'il avait de l'or chez lui. Puis, il tapait sur maman Coupeau: elle
ne voulait pas se passer de café le matin, elle buvait la goutte, elle
montrait les exigences d'une personne qui aurait eu de la fortune.
Parbleu! tout le monde aimait ses aises; mais, n'est-ce pas? quand on
n'avait pas su mettre un sou de côté, on faisait comme les camarades,
on se serrait le ventre. D'ailleurs, maman Coupeau n'était pas d'un
âge à ne plus travailler; elle y voyait encore joliment clair quand il
s'agissait de piquer un bon morceau au fond du plat; enfin, c'était
une vieille rouée, elle rêvait de se dorloter. Même s'il en avait eu
les moyens, il aurait cru mal agir en entretenant quelqu'un dans la
paresse.

Cependant Gervaise restait conciliante, discutait paisiblement ces
mauvaises raisons. Elle tâchait d'attendrir les Lorilleux. Mais le
mari finit par ne plus lui répondre. La femme maintenant était devant
la forge, en train de dérocher un bout de chaîne, dans la petite
casserole de cuivre à long manche, pleine d'eau seconde. Elle
affectait toujours de tourner le dos, comme à cent lieues. Et Gervaise
parlait encore, les regardant s'entêter au travail, au milieu de la
poussière noire de l'atelier, le corps déjeté, les vêtements rapiécés
et graisseux, devenus d'une dureté abêtie de vieux outils, dans leur
besogne étroite de machine. Alors, brusquement, la colère remonta à sa
gorge, elle cria:

-- C'est ça, j'aime mieux ça, gardez votre argent!... Je prends maman
Coupeau, entendez-vous î J'ai ramassé un chat l'autre soir, je peux
bien ramasser votre mère. Et elle ne manquera de rien, et elle aura
son café et sa goutte!... Mon Dieu! quelle sale famille!

Madame Lorilleux, du coup, s'était retournée. Elle brandissait la
casserole, comme si elle allait jeter l'eau seconde à la figure de sa
belle-soeur. Elle bredouillait:

-- Fichez le camp, ou je fais un malheur!... Et ne comptez pas sur les
cent sous, parce que je ne donnerai pas un radis! non, pas un
radis!... Ah bien! oui, cent sous! Maman vous servirait de domestique,
et vous vous gobergeriez avec mes cent sous! Si elle va chez vous,
dites-lui ça, elle peut crever, je ne lui enverrai pas un verre
d'eau... Allons, houp! débarrassez le plancher!

-- Quel monstre de femme! dit Gervaise en refermant la porte avec
violence.

Dès le lendemain, elle prit maman Coupeau chez elle. Elle mit son lit
dans le grand cabinet où couchait Nana, et qui recevait le jour par
une lucarne ronde, près du plafond. Le déménagement ne fut pas long,
car maman Coupeau, pour tout mobilier, avait ce lit, une vieille
armoire de noyer qu'on plaça dans la chambre au linge sale, une table
et deux chaises; on vendit la table, on fit rempailler les deux
chaises. Et la vieille femme, le soir même de son installation,
donnait un coup de balai, lavait la vaisselle, enfin se rendait utile,
bien contente de se tirer d'affaire. Les Lorilleux rageaient à crever,
d'autant plus que madame Lerat venait de se remettre avec les Coupeau.
Un beau jour, les deux soeurs, la fleuriste et la chaîniste, avaient
échangé des torgnoles, au sujet de Gervaise; la première s'était
risquée à approuver la conduite de celle-ci, vis-à-vis de leur mère;
puis, par un besoin de taquinerie, voyant l'autre exaspérée, elle en
était arrivée à trouver les yeux de la blanchisseuse magnifiques, des
yeux auxquels on aurait allumé des bouts de papier; et là-dessus
toutes deux, après s'être giflées, avaient juré de ne plus se revoir.
Maintenant, madame Lerat passait ses soirées dans la boutique, où elle
s'amusait en dedans des cochonneries de la grande Clémence.

Trois années se passèrent. On se fâcha et on se raccommoda encore
plusieurs fois. Gervaise se moquait pas mal des Lorilleux, des Boche
et de tous ceux qui ne disaient point comme elle. S'ils n'étaient pas
contents, n'est-ce pas? ils pouvaient aller s'asseoir. Elle gagnait ce
qu'elle voulait, c'était le principal. Dans le quartier, on avait fini
par avoir pour elle beaucoup de considération, parce que, en somme, on
ne trouvait pas des masses de pratiques aussi bonnes, payant recta,
pas chipoteuse, pas râleuse. Elle prenait son pain chez madame
Coudeloup, rue des Poissonniers, sa viande chez le gros Charles, un
boucher de la rue Polonceau, son épicerie, chez Lehongre, rue de la
Goutte-d'Or, presque en face de sa boutique. François, le marchand de
vin du coin de la rue, lui apportait son vin par paniers de cinquante
litres. Le voisin Vigouroux, dont la femme devait avoir les hanches
bleues, tant les hommes la pinçaient, lui vendait son coke au prix de
la Compagnie du gaz. Et, l'on pouvait le dire, ses fournisseurs la
servaient en conscience, sachant bien qu'il y avait tout à gagner avec
elle, en se montrant gentil. Aussi, quand elle sortait dans le
quartier, en savates et en cheveux, recevait-elle des bonjours de tous
les côtés; elle restait là chez elle, les rues voisines étaient comme
les dépendances naturelles de son logement, ouvert de plain-pied sur
le trottoir. Il lui arrivait maintenant de faire traîner une
commission, heureuse d'être dehors, au milieu de ses connaissances.
Les jours où elle n'avait pas le temps de mettre quelque chose au feu,
elle allait chercher des portions, elle bavardait chez le traiteur,
qui occupait la boutique de l'autre côté de la maison, une vaste salle
avec de grands vitrages poussiéreux, à travers la saleté desquels on
apercevait le jour terni de la court au fond. Ou bien, elle s'arrêtait
et causait, les mains chargées d'assiettes et de bols, devant quelque
fenêtre du rez-de-chaussée, un intérieur de savetier entrevu, le lit
défait, le plancher encombré de loques, de deux berceaux éclopés et de
la terrine à la poix pleine d'eau noire. Mais le voisin qu'elle
respectait le plus était encore, en face, l'horloger, le monsieur en
redingote, l'air propre, fouillant continuellement des montres avec
des outils mignons; et souvent elle traversait la rue pour le saluer,
riant d'aise à regarder, dans la boutique étroite comme une armoire,
la gaieté des petits coucous dont les balanciers se dépêchaient,
battant l'heure à contre-temps, tous à la fois.

Une après-midi d'automne, Gervaise, qui venait de reporter du linge
chez une pratique, rue des Portes-Blanches, se trouva dans le bas de
la rue des Poissonniers comme le jour tombait. Il avait plu le matin,
le temps était très doux, une odeur s'exhalait du pavé gras; et la
blanchisseuse, embarrassée de son grand panier, étouffait un peu, la
marche ralentie, le corps abandonné, remontant la rue avec la vague
préoccupation d'un désir sensuel, grandi dans sa lassitude. Elle
aurait volontiers mangé quelque chose de bon. Alors, en levant les
yeux, elle aperçut la plaque de la rue Marcadet, elle eut tout d'un
coup l'idée d'aller voir Goujet à sa forge. Vingt fois, il lui avait
dit de pousser une pointe, un jour qu'elle serait curieuse de regarder
travailler le fer. D'ailleurs, devant les autres ouvriers, elle
demanderait Étienne, elle semblerait s'être décidée à entrer
uniquement pour le petit.

La fabrique de boulons et de rivets devait se trouver par là, dans ce
bout de la rue Marcadet, elle ne savait pas bien où; d'autant plus que
les numéros manquaient souvent, le long des masures espacées par des
terrains vagues. C'était une rue où elle n'aurait pas demeuré pour
tout l'or du monde, une rue large, sale, noire de la poussière de
charbon des manufactures voisines, avec des pavés défoncés et des
ornières, dans lesquelles des flaques d'eau croupissaient. Aux deux
bords, il y avait un défilé de hangars, de grands ateliers vitrés, de
constructions grises, comme inachevées, montrant leurs briques et
leurs charpentes, une débandade de maçonneries branlantes, coupées par
des trouées sur la campagne, flanquées dégarnis borgnes et de gargotes
louches. Elle se rappelait seulement que la fabrique était près d'un
magasin de chiffons et de ferraille, une sorte de cloaque ouvert à ras
de terre, où dormaient pour des centaines de mille francs de
marchandises, à ce que racontait Goujet. Et elle cherchait à
s'orienter, au milieu du tapage. des usines: de minces tuyaux, sur les
toits, soufflaient violemment des jets de vapeur; une scierie
mécanique avait des grincements réguliers, pareils à de brusques
déchirures dans une pièce de calicot; des manufactures de boutons
secouaient le sol du roulement et du tic tac de leurs machines. Comme
elle regardait vers Montmartre, indécise, ne sachant pas si elle
devait pousser plus loin, un coup de vent rabattit la suie d'une haute
cheminée, empesta la rue; et elle fermait les yeux, suffoquée,
lorsqu'elle entendit un bruit cadencé de marteaux: elle était, sans le
savoir, juste en face de la fabrique, ce qu'elle reconnut au trou
plein de chiffons, à côté.

Cependant, elle hésita encore, ne sachant par où entrer. Une palissade
crevée ouvrait un passage qui semblait s'enfoncer au milieu des
plâtras d'un chantier de démolitions. Comme une mare d'eau bourbeuse
barrait le chemin, on avait jeté deux planches en travers. Elle finit
par se risquer sur les planches, tourna à gauche, se trouva perdue
dans une étrange forêt de vieilles charrettes renversées les brancards
en l'air, de masures en ruines dont les carcasses de poutres restaient
debout. Au fond, trouant la nuit salie d'un reste de jour, un feu
rouge luisait. Le bruit des marteaux avait cessé. Elle s'avançait
prudemment, marchant vers la lueur, lorsqu'un ouvrier passa près
d'elle, la figure noire de charbon, embroussaillée d'une barbe de
bouc, avec un regard oblique de ses yeux pâles.

-- Monsieur, demanda-t-elle, c'est ici, n'est-ce pas, que travaille un
enfant du nom d'Étienne... C'est mon garçon.

-- Étienne, Étienne, répétait l'ouvrier qui se dandinait, la voix
enrouée; Étienne, non, connais pas.

La bouche ouverte, il exhalait cette odeur d'alcool des vieux tonneaux
d'eau-de-vie, dont on a enlevé la bonde. Et, comme cette rencontre
d'une femme dans ce coin d'ombre commençait à le rendre goguenard,
Gervaise recula, en murmurant:

-- C'est bien ici pourtant que monsieur Goujet travaille?

-- Ah! Goujet, oui! dit l'ouvrier, connu Goujet!... Si c'est pour
Goujet que vous venez... Allez au fond.

Et, se tournant, il cria de sa voix qui sonnait le cuivre fêlé:

-- Dis donc, la Gueule-d'Or, voilà une dame pour toi!

Mais un tapage de ferraille étouffa ce cri. Gervaise alla au fond.
Elle arriva à une porte, allongea le cou. C'était une vaste salle, où
elle ne distingua d'abord rien. La forge, comme morte, avait dans un
coin une lueur pâlie d'étoile, qui reculait encore l'enfoncement des
ténèbres. De larges ombres flottaient. Et il y avait par moments des
masses noires passant devant le feu, bouchant cette dernière tache de
clarté, des hommes démesurément grandis dont on devinait les gros
membres. Gervaise, n'osant s'aventurer, appelait de la porte, à
demi-voix:

-- Monsieur Goujet, monsieur Goujet...

Brusquement, tout s'éclaira. Sous le ronflement du soufflet, un jet de
flamme blanche avait jailli. Le hangar apparut, fermé par des cloisons
de planches, avec des trous maçonnés grossièrement, des coins
consolidés à l'aide de murs de briques. Les poussières envolées du
charbon badigeonnaient cette halle d'une suie grise. Des toiles
d'araignée pendaient aux poutres, comme des haillons qui séchaient
là-haut, alourdies par des années de saleté amassée. Autour des
murailles, sur des étagères, accrochés à des clous ou jetés dans les
angles sombres, un pêle-mêle de vieux fers, d'ustensiles cabossés,
d'outils énormes, traînaient, mettaient des profils cassés, ternes et
durs. Et la flamme blanche montait toujours, éclatante, éclairant d'un
coup de soleil le sol battu, où l'acier poli de quatre enclumes,
enfoncées dans leurs billots, prenait un reflet d'argent pailleté
d'or.

Alors, Gervaise reconnut Goujet devant la forge, à sa belle barbe
jaune. Étienne tirait le soufflet. Deux autres ouvriers étaient là.
Elle ne vit que Goujet, elle s'avança, se posa devant lui.

-- Tiens! madame Gervaise! s'écria-t-il, la face épanouie; quelle
bonne surprise!

Mais, comme les camarades avaient de drôles de figures, il reprit en
poussant Étienne vers sa mère:

-- Vous venez voir le petit... Il est sage, il commence à avoir de la
poigne.

-- Ah bien! dit-elle, ce n'est pas commode d'arriver ici... Je me
croyais au bout du monde...

Et elle raconta son voyage. Ensuite, elle demanda pourquoi on ne
connaissait pas le nom d'Étienne dans l'atelier. Goujet riait; il lui
expliqua que tout le monde l'appelait le petit Zouzou, parce qu'il
avait des cheveux coupés ras, pareils à ceux d'un zouave. Pendant
qu'ils causaient ensemble, Étienne ne tirait plus le soufflet, la
flamme de la forge baissait, une clarté rose se mourait, au milieu du
hangar redevenu noir. Le forgeron attendri regardait la jeune femme
souriante, toute fraîche dans cette lueur. Puis, comme tous deux ne se
disaient plus rien, noyés de ténèbres, il parut se souvenir, il rompit
le silence:

-- Vous permettez, madame Gervaise, j'ai quelque chose à terminer.
Restez là, n'est-ce pas? vous ne gênez personne.

Elle resta. Étienne s'était pendu de nouveau au soufflet. La forge
flambait, avec des fusées d'étincelles; d'autant plus que le petit,
pour montrer sa poigne à sa mère, déchaînait une haleine énorme
d'ouragan. Goujet, debout, surveillant une barre de fer qui chauffait,
attendait, les pinces à la main. La grande clarté l'éclairait
violemment, sans une ombre. Sa chemise roulée aux manches, ouverte au
col, découvrait ses bras nus, sa poitrine nue, une peau rose de fille
où frisaient des poils blonds; et, la tête un peu basse entre ses
grosses épaules bossuées de muscles, la face attentive, avec ses yeux
pâles fixés sur la flamme, sans un clignement, il semblait un colosse
au repos, tranquille dans sa force. Quand la barre fut blanche, il la
saisit avec les pinces et la coupa au marteau sur une enclume, par
bouts réguliers, comme s'il avait abattu des bouts de verre, à légers
coups. Puis, il remit les morceaux au feu, où il les reprit un à un,
pour les façonner. Il forgeait des rivets à six pans. Il posait les
bouts dans une clouière, écrasait le fer qui formait la tête,
aplatissait les six pans, jetait les rivets terminés, rouges encore,
dont la tache vive s'éteignait sur le sol noir; et cela d'un
martèlement continu, balançant dans sa main droite un marteau de cinq
livres, achevant un détail à chaque coup, tournant et travaillant son
fer avec une telle adresse, qu'il pouvait causer et regarder le monde.
L'enclume avait une sonnerie argentine. Lui, sans une goutte de sueur,
très à l'aise, tapait d'un air bonhomme, sans paraître faire plus
d'effort que les soirs où il découpait des images, chez lui.

-- Oh! ça, c'est du petit rivet, du vingt millimètres, disait-il pour
répondre aux questions de Gervaise. On peut aller à ses trois cents
par jour... Mais il faut de l'habitude, parce que le bras se rouille
vite...

Et comme elle lui demandait si le poignet ne s'engourdissait pas à la
fin de la journée, il eut un bon rire. Est-ce qu'elle le croyait une
demoiselle? Son poignet en avait vu de grises depuis quinze ans; il
était devenu en fer, tant il s'était frotté aux outils. D'ailleurs,
elle avait raison: un monsieur qui n'aurait jamais forgé un rivet ni
un boulon, et qui aurait voulu faire joujou avec son marteau de cinq
livres, se serait collé une fameuse courbature au bout de deux heures.
Ça n'avait l'air de rien, mais ça vous nettoyait souvent des gaillards
solides en quelques années. Cependant, les autres ouvriers tapaient
aussi, tous à la fois. Leurs grandes ombres dansaient dans la clarté,
les éclairs rouges du fer sortant du brasier traversaient les fonds
noirs, des éclaboussements d'étincelles partaient sous les marteaux,
rayonnaient comme des soleils, au ras des enclumes. Et Gervaise se
sentait prise dans le branle de la forge, contente, ne s'en allant
pas. Elle faisait un large détour, pour se rapprocher d'Étienne sans
risquer d'avoir les mains brûlées, lorsqu'elle vit entrer l'ouvrier
sale et barbu, auquel elle s'était adressée, dans la cour.

-- Alors, vous avez trouvé, madame? dit-il de son air d'ivrogne
goguenard. La Gueule-d'Or, tu sais, c'est moi qui t'ai indiqué à
madame...

Lui, se nommait Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, le lapin des lapins, un
boulonnier du grand chic, qui arrosait son fer d'un litre de
tord-boyaux par jour. Il était allé boire une goutte, parce qu'il ne
se sentait plus assez graissé pour attendre six heures. Quand il
apprit que Zouzou s'appelait Étienne, il trouva ça trop farce; et il
riait en montrant ses dents noires. Puis, il reconnut Gervaise. Pas
plus tard que la veille, il avait encore bu un canon avec Coupeau. On
pouvait parler à Coupeau de Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, il dirait
tout de suite: C'est un zig! Ah! cet animal de Coupeau! il était bien
gentil, il rendait les tournées plus souvent qu'à son tour.

-- Ça me fait plaisir de vous savoir sa femme, répétait-il. Il mérite
d'avoir une belle femme.... N'est-ce pas? la Gueule-d'Or, madame est
une belle femme?

Il se montrait galant, se poussait contre la blanchisseuse, qui reprit
son panier et le garda devant elle, afin de le tenir à distance.
Goujet, contrarié, comprenant que le camarade blaguait, à cause de sa
bonne amitié pour Gervaise, lui cria:

-- Dis donc, feignant! pour quand les quarante millimètres?... Es-tu
d'attaque, maintenant que tu as le sac plein, sacré soiffard?

Le forgeron voulait parler d'une commande de gros boulons qui
nécessitaient deux frappeurs à l'enclume.

-- Pour tout de suite, si tu veux, grand bébé! répondit Bec-Salé, dit
Boit-sans-Soif. Ça tette son pouce et ça fait l'homme! T'as beau être
gros, j'en ai mangé d'autres!

-- Oui, c'est ça, tout de suite. Arrive, et à nous deux!

-- On y est, malin!

Ils se défiaient, allumés par la présence de Gervaise. Goujet mit au
feu les bouts de fer coupés à l'avance; puis, il fixa sur une enclume
une clouière de fort calibre. Le camarade avait pris contre le mur
deux masses de vingt livres, les deux grandes soeurs de l'atelier, que
les ouvriers nommaient Fifine et Dédèle. Et il continuait à crâner, il
parlait d'une demi-grosse de rivets qu'il avait forgés pour le phare
de Dunkerque, des bijoux, des choses à placer dans un musée, tant
c'était fignolé. Sacristi, non! il ne craignait pas la concurrence;
avant de rencontrer un cadet comme lui, on pouvait fouiller toutes les
boîtes de la capitale. On allait rire, on allait voir ce qu'on allait
voir.

-- Madame jugera, dit-il en se tournant vers la jeune femme.

-- Assez causé! cria Goujet. Zouzou, du nerf! Ça ne chauffe pas, mon
garçon.

Mais Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, demanda encore:

-- Alors, nous frappons ensemble?

-- Pas du tout! chacun son boulon, mon brave!

La proposition jeta un froid, et du coup le camarade, malgré son
bagou, resta sans salive. Des boulons de quarante millimètres établis
par un seul homme, ça ne s'était jamais vu; d'autant plus que les
boulons devaient être à tête ronde, un ouvrage d'une fichue
difficulté, un vrai chef d'oeuvre à faire. Les trois autres ouvriers
de l'atelier avaient quitté leur travail pour voir; un grand sec
pariait un litre que Goujet serait battu. Cependant, les deux
forgerons prirent chacun une masse, les yeux fermés, parce que Fifine
pesait une demi-livre de plus que Dédèle. Bec-Salé, dit
Boit-sans-Soif, eut la chance de mettre la main sur Dédèle; la
Gueule-d'Or tomba sur Fifine. Et, en attendant que le fer blanchît, le
premier, redevenu crâne, posa devant l'enclume en roulant des yeux
tendres du côté de la blanchisseuse; il se campait, tapait des appels
du pied comme un monsieur qui va se battre, dessinait déjà le geste de
balancer Dédèle à toute volée. Ah! tonnerre de Dieu! il était bon là;
il aurait fait une galette de la colonne Vendôme!

-- Allons, commence! dit Goujet, en plaçant lui-même dans la clouière
un des morceaux de fer, de la grosseur d'un poignet de fille.

Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, se renversa, donna le branle à Dédèle,
des deux mains. Petit, desséché, avec sa barbe de bouc et ses yeux de
loup, luisant sous sa tignasse mal peignée, il se cassait à chaque
volée du marteau, sautait du sol comme emporté par son élan. C'était
un rageur, qui se battait avec son fer, par embêtement de le trouver
si dur; et même il poussait un grognement, quand il croyait lui avoir
appliqué une claque soignée. Peut-être bien que l'eau-de-vie
amollissait les bras des autres, mais lui avait besoin d'eau-de-vie
dans les veines, au lieu de sang; la goutte de tout à l'heure lui
chauffait la carcasse comme une chaudière, il se sentait une sacrée
force de machine à vapeur. Aussi, le fer avait-il peur de lui, ce
soir-là; il l'aplatissait plus mou qu'une chique. Et Dédèle valsait,
il fallait voir! Elle exécutait le grand entrechat, les petons en
l'air, comme une baladeuse de l'Élysée-Montmartre, qui montre son
linge; car il s'agissait de ne pas flâner, le fer est si canaille,
qu'il se refroidit tout de suite, à la seule fin de se ficher du
marteau. En trente coups, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, avait façonné
la tête de son boulon. Mais il soufflait, les yeux hors de leurs
trous, et il était pris d'une colère furieuse en entendant ses bras
craquer. Alors, emballé, dansant et gueulant, il allongea encore deux
coups, uniquement pour se venger de sa peine. Lorsqu'il le retira de
la clouière, le boulon, déformé, avait la tête mal plantée d'un bossu.

-- Hein! est-ce torché? dit-il tout de même avec son aplomb, en
présentant son travail à Gervaise.

-- Moi, je ne m'y connais pas, monsieur, répondit la blanchisseuse
d'un air de réserve.

Mais elle voyait bien, sur le boulon, les deux derniers coups de talon
de Dédèle, et elle était joliment contente, elle se pinçait les lèvres
pour ne pas rire, parce que Goujet à présent avait toutes les chances.

C'était le tour de la Gueule-d'Or. Avant de commencer, il jeta à la
blanchisseuse un regard plein d'une tendresse confiante. Puis, il ne
se pressa pas, il prit sa distance, lança le marteau de haut, à
grandes volées régulières. Il avait le jeu classique, correct, balancé
et souple. Fifine, dans ses deux mains, ne dansait pas un chahut de
bastringue, les guibolles emportées par-dessus les jupes; elle
s'enlevait, retombait en cadence, comme une dame noble, l'air sérieux,
conduisant quelque menuet ancien. Les talons de Fifine lapaient la
mesure, gravement; et ils s'enfonçaient dans le fer rouge, sur la tête
du boulon, avec une science réfléchie, d'abord écrasant le métal au
milieu, puis le modelant par une série de coups d'une précision
rythmée. Bien sûr, ce n'était pas de l'eau-de-vie que la Gueule-d'Or
avait dans les veines, c'était du sang, du sang pur, qui battait
puissamment jusque dans son marteau, et qui réglait la besogne. Un
homme magnifique au travail, ce gaillard-là! Il recevait en plein la
grande flamme de la forge. Ses cheveux courts, frisant sur son front
bas, sa belle barbe jaune, aux anneaux tombants, s'allumaient, lui
éclairaient toute la figure de leurs fils d'or, une vraie figure d'or,
sans mentir. Avec ça, un cou pareil à une colonne, blanc comme un cou
d'enfant; une poitrine vaste, large à y coucher une femme en travers;
des épaules et des bras sculptés qui paraissaient copiés sur ceux d'un
géant, dans un musée. Quand il prenait son élan, on voyait ses muscles
se gonfler, des montagnes de chair roulant et durcissant sous la peau;
ses épaules, sa poitrine, son cou enflaient; il faisait de la clarté
autour de lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un bon Dieu.
Vingt fois déjà, il avait abattu Fifine, les yeux sur le fer,
respirant à chaque coup, ayant seulement à ses tempes deux grosses
gouttes de sueur qui coulaient. Il comptait: vingt-et-un, vingt-deux,
vingt-trois. Fifine continuait tranquillement ses révérences de grande
dame.

-- Quel poseur! murmura en ricanant Bec-Salé dit Boit-sans-Soif.

Et Gervaise, en face de la Gueule-d'Or, regardait avec un sourire
attendri. Mon Dieu! que les hommes étaient donc bêtes! Est-ce que ces
deux-là ne tapaient pas sur leurs boulons pour lui faire la cour! Oh!
elle comprenait bien, ils se la disputaient à coups de marteau, ils
étaient comme deux grands coqs rouges qui font les gaillards devant
une petite poule blanche. Faut-il avoir des inventions, n'est-ce pas?
Le coeur a tout de même, parfois, des façons drôles de se déclarer.
Oui, c'était pour elle, ce tonnerre de Dédèle et de Fifine sur
l'enclume; c'était pour elle, tout ce fer écrasé; c'était pour elle,
cette forge en branle, flambante d'un incendie, emplie d'un
pétillement d'étincelles vives. Ils lui forgeaient là un amour, ils se
la disputaient, à qui forgerait le mieux. Et, vrai, cela lui faisait
plaisir au fond; car enfin les femmes aiment les compliments. Les
coups de marteau de la Gueule-d'Or surtout lui répondaient dans le
coeur; ils y sonnaient, comme sur l'enclume, une musique claire, qui
accompagnait les gros battements de son sang. Ça semble une bêtise,
mais elle sentait que ça lui enfonçait quelque chose là, quelque chose
de solide, un peu du fer du boulon. Au crépuscule, avant d'entrer,
elle avait eu, le long des trottoirs humides, un désir vague, un
besoin de manger un bon morceau; maintenant, elle se trouvait
satisfaite, comme si les coups de marteau de la Gueule-d'Or l'avaient
nourrie. Oh! elle ne doutait pas de sa victoire. C'était à lui qu'elle
appartiendrait. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, était trop laid, dans sa
cotte et son bourgeron sales, sautant d'un air de singe échappé. Et
elle attendait, très rouge, heureuse de la grosse chaleur pourtant,
prenant une jouissance à être secouée des pieds à la tête par les
dernières volées de Fifine.

Goujet comptait toujours.

-- Et vingt-huit! cria-t-il enfin, en posant le marteau à terre. C'est
fait, vous pouvez voir.

La tête du boulon était polie, nette, sans une bavure, un vrai travail
de bijouterie, une rondeur de bille faite au moule. Les ouvriers la
regardèrent en hochant le menton; il n'y avait pas à dire, c'était à
se mettre à genoux devant. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, essaya bien
de blaguer; mais il barbota, il finit par retourner à son enclume, le
nez pincé. Cependant, Gervaise s'était serrée contré Goujet, comme
pour mieux voir. Étienne avait lâché le soufflet, la forge de nouveau
s'emplissait d'ombre, d'un coucher d'astre rouge, qui tombait tout
d'un coup à une grande nuit. Et le forgeron et la blanchisseuse
éprouvaient une douceur en sentant cette nuit les envelopper, dans ce
hangar noir de suie et de limaille, où des odeurs de vieux fers
montaient; ils ne se seraient pas crus plus seuls dans le bois de
Vincennes, s'ils s'étaient donné un rendez-vous au fond d'un trou
d'herbe. Il lui prit la main comme s'il l'avait conquise.

Puis, dehors, ils n'échangèrent pas un mot. Il ne trouva rien; il dit
seulement qu'elle aurait pu emmener Étienne, s'il n'y avait pas eu
encore une demi-heure de travail. Elle s'en allait enfin, quand il la
rappela, cherchant à la garder quelques minutes de plus.

-- Venez donc, vous n'avez pas tout vu... Non, vrai, c'est
très-curieux.

Il la conduisit à droite, dans un autre hangar, où son patron
installait toute une fabrication mécanique. Sur le seuil, elle hésita,
prise d'une peur instinctive. La vaste salle, secouée par les
machines, tremblait; et de grandes ombres flottaient, tachées de feux
rouges. Mais lui la rassura en souriant, jura qu'il n'y avait rien à
craindre; elle devait seulement avoir bien soin de ne pas laisser
traîner ses jupes trop près des engrenages. Il marcha le premier, elle
le suivit, dans ce vacarme assourdissant où toutes sortes de bruits
sifflaient et ronflaient, au milieu de ces fumées peuplées d'êtres
vagues, des hommes noirs affairés, des machines agitant leurs bras,
qu'elle ne distinguait pas les uns des autres. Les passages étaient
très-étroits, il fallait enjamber des obstacles, éviter des trous, se
ranger pour se garer d'un chariot. On ne s'entendait pas parler. Elle
ne voyait rien encore, tout dansait. Puis, comme elle éprouvait
au-dessus de sa tête la sensation d'un grand frôlement d'ailes, elle
leva les yeux, elle s'arrêta à regarder les courroies, les longs
rubans qui tendaient au plafond une gigantesque toile d'araignée, dont
chaque fil se dévidait sans fin; le moteur à vapeur se cachait dans un
coin, derrière un petit mur de briques; les courroies semblaient filer
toutes seules, apporter le branle du fond de l'ombre, avec leur
glissement continu, régulier, doux comme le vol d'un oiseau de nuit.
Mais elle faillit tomber, en se heurtant à un des tuyaux du
ventilateur, qui se ramifiait sur le sol battu, distribuant son
souffle de vent aigre aux petites forges, près des machines. Et il
commença par lui faire voir ça, il lâcha le vent sur un fourneau; de
larges flammes s'étalèrent des quatre côtés en éventail, une
collerette de feu dentelée, éblouissante, à peine teintée d'une pointe
de laque; la lumière était si vive, que les petites lampes des
ouvriers paraissaient des gouttes d'ombre dans du soleil. Ensuite, il
haussa la voix pour donner des explications, il passa aux machines:
les cisailles mécaniques qui mangeaient des barres de fer, croquant un
bout à chaque coup de dents, crachant les bouts par derrière, un à un;
les machines à boulons et à rivets, hautes, compliquées, forgeant les
têtes d'une seule pesée de leur vis puissante; les ébarbeuses, au
volant de fonte, une boule de fonte qui battait l'air furieusement à
chaque pièce dont elles enlevaient les bavures; les taraudeuses,
manoeuvrées par des femmes, taraudant les boulons et leurs écrous,
avec le tictac de leurs rouages d'acier luisant sous la graisse des
huiles. Elle pouvait suivre ainsi tout le travail, depuis le fer en
barre, dressé contre les murs, jusqu'aux boulons et aux rivets
fabriqués, dont des caisses pleines encombraient les coins. Alors,
elle comprit, elle eut un sourire en hochant le menton; mais elle
restait tout de même un peu serrée à la gorge, inquiète d'être si
petite et si tendre parmi ces rudes travailleurs de métal, se
retournant parfois, les sangs glacés, au coup sourd d'une ébarbeuse.
Elle s'accoutumait à l'ombre, voyait des enfoncements où des hommes
immobiles réglaient la danse haletante des volants, quand un fourneau
lâchait brusquement le coup de lumière de sa collerette de flamme. Et,
malgré elle, c'était toujours au plafond qu'elle revenait, à la vie,
au sang même des machines, au vol souple des courroies, dont elle
regardait, les yeux levés, la force énorme et muette passer dans la
nuit vague des charpentes.

Cependant, Goujet s'était arrêté devant une des machines à rivets. Il
restait là, songeur, la tête basse, les regards fixes. La machine
forgeait des rivets de quarante millimètres, avec une aisance
tranquille de géante. Et rien n'était plus simple en vérité. Le
chauffeur prenait le bout de fer dans le fourneau; le frappeur le
plaçait dans la clouière, qu'un filet d'eau continu arrosait pour
éviter d'en détremper l'acier; et c'était fait, la vis s'abaissait, le
boulon sautait à terre, avec sa tête ronde comme coulée au moule. En
douze heures, cette sacrée mécanique en fabriquait des centaines de
kilogrammes. Goujet n'avait pas de méchanceté; mais, à certains
moments, il aurait volontiers pris Fifine pour taper dans toute cette
ferraille, par colère de lui voir des bras plus solides que les siens.
Ça lui causait un gros chagrin, même quand il se raisonnait, en se
disant que la chair ne pouvait pas lutter contre le fer. Un jour, bien
sûr, la machine tuerait l'ouvrier; déjà leurs journées étaient tombées
de douze francs à neuf francs, et on parlait de les diminuer encore;
enfin, elles n'avaient rien de gai, ces grosses bêtes, qui faisaient
des rivets et des boulons comme elles auraient fait de la saucisse. Il
regarda celle-là trois bonnes minutes sans rien dire; ses sourcils se
fronçaient, sa belle barbe jaune avait un hérissement de menace. Puis,
un air de douceur et de résignation amollit peu à peu ses traits. Il
se tourna vers Gervaise qui se serrait contre lui, il dit avec un
sourire triste:

-- Hein! ça nous dégotte joliment! Mais peut-être que plus tard ça
servira au bonheur de tous.

Gervaise se moquait du bonheur de tous. Elle trouva les boulons à la
mécanique mal faits.

-- Vous me comprenez, s'écria-t-elle avec feu, ils sont trop bien
faits... J'aime mieux les vôtres. On sent la main d'un artiste, au
moins.

Elle lui causa un bien grand contentement en parlant ainsi, parce
qu'un moment il avait eu peur qu'elle ne le méprisât, après avoir vu
les machines. Dame! s'il était plus fort que Bec-Salé, dit
Boit-sans-Soif, les machines étaient plus fortes que lui. Lorsqu'il la
quitta enfin dans la cour, il lui serra les poignets à les briser, à
cause de sa grosse joie.

La blanchisseuse allait tous les samedis chez les Goujet pour reporter
leur linge. Ils habitaient toujours la petite maison de la rue Neuve
de la Goutte-d'Or. La première année, elle leur avait rendu
régulièrement vingt francs par mois, sur les cinq cents francs; afin
de ne pas embrouiller les comptes, on additionnait le livre à la fin
du mois seulement, et elle ajoutait l'appoint nécessaire pour
compléter les vingt francs, car le blanchissage des Goujet, chaque
mois, ne dépassait guère sept ou huit francs. Elle venait donc de
s'acquitter de la moitié de la somme environ, lorsque, un jour de
terme, ne sachant plus par où passer, des pratiques lui ayant manqué
de parole, elle avait dû courir chez les Goujet et leur emprunter son
loyer. Deux autres fois, pour payer ses ouvrières, elle s'était
adressée également à eux, si bien que la dette se trouvait remontée à
quatre cent vingt-cinq francs. Maintenant, elle ne donnait plus un
sou, elle se libérait par le blanchissage, uniquement. Ce n'était pas
qu'elle travaillât moins, ni que ses affaires devinssent mauvaises. Au
contraire. Mais il se faisait des trous chez, elle, l'argent avait
l'air de fondre, et elle était contente quand elle pouvait joindre les
deux bouts. Mon Dieu! pourvu qu'on vive, n'est-ce pas? on n'a pas trop
à se plaindre. Elle engraissait, elle cédait à tous les petits
abandons de son embonpoint naissant, n'ayant plus la force de
s'effrayer en songeant à l'avenir. Tant pis! l'argent viendrait
toujours, ça le rouillait de le mettre de côté. Madame Goujet
cependant restait maternelle pour Gervaise. Elle la chapitrait parfois
avec douceur, non pas à cause de son argent, mais parce qu'elle
l'aimait et qu'elle craignait de lui voir faire le saut. Elle n'en
parlait seulement pas, de son argent. Enfin, elle y mettait beaucoup
de délicatesse.

Le lendemain de la visite de Gervaise à la forge était justement le
dernier samedi du mois. Lorsqu'elle arriva chez les Goujet, où elle
tenait à aller elle même, son panier lui avait tellement cassé les
bras, qu'elle étouffa pendant deux bonnes minutes. On ne sait pas
comme le linge pèse, surtout quand il y a des draps.

-- Vous apportez bien tout? demanda madame Goujet.

Elle était très sévère là-dessus. Elle voulait qu'on lui rapportât son
linge, sans qu'une pièce manquât, pour le bon ordre, disait-elle. Une
autre de ses exigences était que la blanchisseuse vînt exactement le
jour fixé et chaque fois à la même heure; comme ça, personne ne
perdait son temps.

-- Oh! il y a bien tout, répondit Gervaise en souriant. Vous savez que
je ne laisse rien en arrière.

-- C'est vrai, confessa madame Goujet, vous prenez des défauts, mais
vous n'avez pas encore celui-là.

Et, pendant que la blanchisseuse vidait son panier, posant le linge
sur le lit, la vieille femme fit son éloge: elle ne brûlait pas les
pièces, ne les déchirait pas comme tant d'autres, n'arrachait pas les
boutons avec le fer; seulement elle mettait trop de bleu et amidonnait
trop les devants de chemise.

-- Tenez, c'est du carton, reprit-elle en faisant craquer un devant de
chemise. Mon fils ne se plaint pas, mais ça lui coupe le cou...
Demain, il aura le cou en sang, quand nous reviendrons de Vincennes.

-- Non, ne dites pas ça! s'écria Gervaise désolée. Les chemises pour
s'habiller doivent être un peu raides, si l'on ne veut pas avoir un
chiffon sur le corps. Voyez les messieurs... C'est moi qui fais tout
votre linge. Jamais une ouvrière n'y touche, et je le soigne, je vous
assure, je le recommencerais plutôt dix fois, parce que c'est pour
vous, vous comprenez.

Elle avait rougi légèrement, en balbutiant la fin de la phrase. Elle
craignait de laisser voir le plaisir qu'elle prenait à repasser
elle-même les chemises de Goujet. Bien sûr, elle n'avait pas de
pensées sales; mais elle n'en était pas moins un peu honteuse.

-- Oh! je n'attaque pas votre travail, vous travaillez dans la
perfection, je le sais, dit madame Goujet. Ainsi, voilà un bonnet qui
est perlé. Il n'y a que vous pour faire ressortir les broderies comme
ça. Et les tuyautés sont d'un suivi! Allez, je reconnais votre main
tout de suite. Quand vous donnez seulement un torchon à une ouvrière,
ça se voit... N'est-ce pas? vous mettrez un peu moins d'amidon, voilà
tout! Goujet ne tient pas à avoir l'air d'un monsieur.

Cependant, elle avait pris le livre et effaçait les pièces d'un trait
de plume. Tout y était bien. Quand elles réglèrent, elle vit que
Gervaise lui comptait un bonnet six sous; elle se récria, mais elle
dut convenir qu'elle n'était vraiment pas chère pour le courant; non,
les chemises d'homme cinq sous, les pantalons de femme quatre sous,
les taies d'oreiller un sou et demi, les tabliers un sou, ce n'était
pas cher, attendu que bien des blanchisseuses prenaient deux liards ou
même un sou de plus pour toutes ces pièces. Puis, lorsque Gervaise eut
appelé le linge sale, que la vieille femme inscrivait, elle le fourra
dans son panier, elle ne s'en alla pas, embarrassée, ayant aux lèvres
une demande qui la gênait beaucoup.

-- Madame Goujet, dit-elle enfin, si ça ne vous faisait rien, je
prendrais l'argent du blanchissage, ce mois-ci.

Justement, le mois était très fort, le compte qu'elles venaient
d'arrêter ensemble, se montait à dix francs sept sous. Madame Goujet
la regarda un moment d'un air sérieux. Puis, elle répondit:

-- Mon enfant, ce sera comme il vous plaira. Je ne veux pas vous
refuser cet argent, du moment où vous en avez besoin... Seulement, ce
n'est guère le chemin de vous acquitter; je dis cela pour vous, vous
entendez. Vrai, vous devriez prendre garde.

Gervaise, la tête basse, reçut la leçon en bégayant. Les dix francs
devaient compléter l'argent d'un billet qu'elle avait souscrit à son
marchand de coke. Mais madame Goujet devint plus sévère au mot de
billet. Elle s'offrit en exemple: elle réduisait sa dépense, depuis
qu'on avait baissé les journées de Goujet de douze francs à neuf
francs. Quand on manquait de sagesse en étant jeune, on crevait la
faim dans sa vieillesse. Pourtant, elle se retint, elle ne dit pas à
Gervaise qu'elle lui donnait son linge uniquement pour lui permettre
de payer sa dette; autrefois, elle lavait tout, et elle recommencerait
à tout laver, si le blanchissage devait encore lui faire sortir de
pareilles sommes de la poche. Quand Gervaise eut les dix francs sept
sous, elle remercia, elle se sauva vite. Et, sur le palier, elle se
sentit à l'aise, elle eut envie de danser, car elle s'accoutumait déjà
aux ennuis et aux saletés de l'argent, ne gardant de ces
embêtements-là que le bonheur d'en être sortie, jusqu'à la prochaine
fois.

Ce fut précisément ce samedi que Gervaise fit une drôle de rencontre,
comme elle descendait l'escalier des Goujet. Elle dut se ranger contre
la rampe, avec son panier, pour laisser passer une grande femme en
cheveux qui montait, en portant sur la main, dans un bout de papier,
un maquereau très frais, les ouïes saignantes. Et voilà qu'elle
reconnut Virginie, la fille dont elle avait retroussé les jupes, au
lavoir. Toutes deux se regardèrent bien en face. Gervaise ferma les
yeux, car elle crut un instant qu'elle allait recevoir le maquereau
par la figure. Mais non, Virginie eut un mince sourire. Alors, la
blanchisseuse, dont le panier bouchait l'escalier, voulut se montrer
polie.

-- Je vous demande pardon, dit-elle.

-- Vous êtes toute pardonnée, répondit la grande brune.

Et elles restèrent au milieu des marches, elles causèrent,
raccommodées du coup, sans avoir risqué une seule allusion au passé.
Virginie, alors âgée de vingt-neuf ans, était devenue une femme
superbe, découplée, la face un peu longue entre ses deux bandeaux d'un
noir de jais. Elle raconta tout de suite son histoire pour se poser:
elle était mariée maintenant, elle avait épousé au printemps un ancien
ouvrier ébéniste qui sortait du service et qui sollicitait une place
de sergent de ville, parce qu'une place, c'est plus sûr et plus comme
il faut. Justement, elle venait d'acheter un maquereau pour lui.

-- Il adore le maquereau, dit-elle. Il faut bien les gâter, ces
vilains hommes, n'est-ce pas?... Mais, montez donc. Vous verrez notre
chez nous... Nous sommes ici dans un courant d'air.

Quand Gervaise, après lui avoir à son tour conté son mariage, lui
apprit qu'elle avait habité le logement, où elle était même accouchée
d'une fille, Virginie la pressa de monter plus vivement encore. Ça.
fait toujours plaisir de revoir les endroits où l'on a été heureux.
Elle, pendant cinq ans, avait demeuré de l'autre côté de l'eau, au
Gros-Caillou. C'était là qu'elle avait connu son mari, quand il était
au service. Mais elle s'ennuyait, elle rêvait de revenir dans le
quartier de la Goutte-d'Or, où elle connaissait tout le monde. Et,
depuis quinze jours, elle occupait la chambre en face des Goujet. Oh!
toutes ses affaires étaient encore bien en désordre; ça s'arrangerait
petit à petit.

Puis, sur le palier, elles se dirent enfin leurs noms.

-- Madame Coupeau.

-- Madame Poisson.

Et, dès lors, elles s'appelèrent gros comme le bras madame Poisson et
madame Coupeau, uniquement pour le plaisir d'être des dames, elles qui
s'étaient connues autrefois dans des positions peu catholiques.
Cependant, Gervaise conservait un fonds de méfiance. Peut-être bien
que la grande brune se raccommodait pour se mieux venger de la fessée
du lavoir, en roulant quelque plan de mauvaise bête hypocrite.
Gervaise se promettait de rester sur ses gardes. Pour le quart
d'heure, Virginie se montrait trop gentille, il fallait bien être
gentille aussi.

En haut, dans la chambre, Poisson, le mari, un homme de trente-cinq
ans, à la face terreuse, avec des moustaches et une impériale rouges,
travaillait, assis devant une table, près de la fenêtre. Il faisait
des petites boîtes. Il avait pour seuls outils un canif, une scie
grande comme une lime à ongles, un pot à colle. Le bois qu'il
employait provenait de vieilles boîtes à cigares, de minces
planchettes d'acajou brut sur lesquelles il se livrait à des
découpages et à des enjolivements d'une délicatesse extraordinaire.
Tout le long de la journée, d'un bout de l'année à l'autre, il
refaisait la même boîte, huit centimètres sur six. Seulement, il la
marquetait, inventait des formes de couvercle, introduisait des
compartiments. C'était pour s'amuser, une façon de tuer le temps, en
attendant sa nomination de sergent de ville. De son ancien métier
d'ébéniste, il n'avait gardé que la passion des petites boîtes. Il ne
vendait pas son travail, il le donnait en cadeau aux personnes de sa
connaissance.

Poisson se leva, salua poliment Gervaise, que sa femme lui présenta
comme une ancienne amie. Mais il n'était pas causeur, il reprit tout
de suite sa petite scie. De temps à autre, il lançait seulement un
regard sur le maquereau, posé au bord de la commode. Gervaise fut très
contente de revoir son ancien logement; elle dit où les meubles
étaient placés, et elle montra l'endroit où elle avait accouché par
terre. Comme ça se rencontrait, pourtant! Quand elles s'étaient
perdues de vue toutes deux, autrefois, elles n'auraient jamais cru se
retrouver ainsi, en habitant l'une après l'autre la même chambre.
Virginie ajouta de nouveaux détails sur elle et son mari: il avait
fait un petit héritage, d'une tante; il l'établirait sans doute plus
tard; pour le moment, elle continuait à s'occuper de couture, elle
bâclait une robe par-ci par-là. Enfin, au bout d'une grosse
demi-heure, la blanchisseuse voulut partir. Poisson tourna à peine le
dos. Virginie, qui l'accompagna, promit de lui rendre sa visite;
d'ailleurs, elle lui donnait sa pratique, c'était une chose entendue.
Et, comme elle la gardait sur le palier, Gervaise s'imagina qu'elle
désirait lui parler de Lantier et de sa soeur Adèle, la brunisseuse.
Elle en était toute révolutionnée à l'intérieur. Mais pas un mot ne
fut échangé sur ces choses ennuyeuses, elles se quittèrent en se
disant au revoir, d'un air très aimable.

-- Au revoir, madame Coupeau.

-- Au revoir, madame Poisson.

Ce fut là le point de départ d'une grande amitié. Huit jours plus
tard, Virginie ne passait plus devant la boutique de Gervaise sans
entrer; et elle y taillait des bavettes de deux et trois heures, si
bien que Poisson, inquiet, la croyant écrasée, venait la chercher,
avec sa figure muette de déterré. Gervaise, à voir ainsi journellement
la couturière, éprouva bientôt une singulière préoccupation: elle ne
pouvait lui entendre commencer une phrase, sans croire qu'elle allait
causer de Lantier; elle songeait invinciblement à Lantier, tout le
temps qu'elle restait là. C'était bête comme tout, car enfin elle se
moquait de Lantier, et d'Adèle, et de ce qu'ils étaient devenus l'un
et l'autre; jamais elle ne posait une question; même elle ne se
sentait pas curieuse d'avoir de leurs nouvelles. Non, ça la prenait en
dehors de sa volonté. Elle avait leur idée dans la tête comme on a
dans la bouche un refrain embêtant, qui ne veut pas vous lâcher.
D'ailleurs elle n'en gardait nulle rancune à Virginie, dont ce n'était
point la faute, bien sûr. Elle se plaisait beaucoup avec elle, et la
retenait dix fois avant de la laisser partir.

Cependant, l'hiver était venu, le quatrième hiver que les Coupeau
passaient rue de la Goutte-d'Or. Cette année-là, décembre et janvier
furent particulièrement durs. Il gelait à pierre fendre. Après le jour
de l'an, la neige resta trois semaines dans la rue sans se fondre. Ça
n'empêchait pas le travail, au contraire, car l'hiver est la belle
saison des repasseuses. Il faisait joliment bon dans la boutique! On
n'y voyait jamais de glaçons aux vitres, comme chez l'épicier et le
bonnetier d'en face. La mécanique, bourrée de coke, entretenait là une
chaleur de baignoire; les linges fumaient, on se serait cru en plein
été; et l'on était bien, les portes fermées, ayant chaud partout,
tellement chaud, qu'on aurait fini par dormir, les yeux ouverts.
Gervaise disait en riant qu'elle s'imaginait être à la campagne. En
effet, les voitures ne faisaient plus de bruit en roulant sur la
neige; c'était à peine si l'on entendait le piétinement des passants;
dans le grand silence du froid, des voix d'enfants seules montaient,
le tapage d'une bande de gamins, qui avaient établi une grande
glissade, le long du ruisseau de la maréchalerie. Elle allait parfois
à un des carreaux de la porte, enlevait de la main la buée, regardait
ce que devenait le quartier par cette sacrée température; mais pas un
nez ne s'allongeait hors des boutiques voisines, le quartier,
emmitouflé de neige, semblait faire le gros dos; et elle échangeait
seulement un petit signe de tête avec la charbonnière d'à côté, qui se
promenait tête nue, la bouche fendue d'une oreille à l'autre, depuis
qu'il gelait si fort.

Ce qui était bon surtout, par ces temps de chien, c'était de prendre,
à midi, son café bien chaud. Les ouvrières n'avaient pas à se
plaindre; la patronne le faisait très fort et n'y mettait pas quatre
grains de chicorée; il ne ressemblait guère au café de madame
Fauconnier, qui était une vraie lavasse. Seulement, quand maman
Coupeau se chargeait de passer l'eau sur le marc, ça n'en finissait
plus, parce qu'elle s'endormait devant la bouillotte. Alors, les
ouvrières, après le déjeuner, attendaient le café en donnant un coup
de fer.

Justement, le lendemain des Rois, midi et demi sonnait, que le café
n'était pas prêt. Ce jour-là, il s'entêtait à ne pas vouloir passer.
Maman Coupeau tapait sur le filtre avec une petite cuiller; et l'on
entendait les gouttes tomber une à une, lentement, sans se presser
davantage.

-- Laissez-le donc, dit la grande Clémence. Ça le rend trouble....
Aujourd'hui, bien sûr, il y aura de quoi boire et manger.

La grande Clémence mettait à neuf une chemise d'homme, dont elle
détachait les plis du bout de l'ongle. Elle avait un rhume à crever,
les yeux enflés, la gorge arrachée par des quintes de toux qui la
pliaient en deux, au bord de l'établi. Avec ça, elle ne portait pas
même un foulard au cou, vêtue d'un petit lainage à dix-huit sous, dans
lequel elle grelottait. Près d'elle, madame Putois, enveloppée de
flanelle, matelassée jusqu'aux oreilles, repassait un jupon, qu'elle
tournait autour de la planche à robe, dont le petit bout était posé
sur le dossier d'une chaise; et, par terre, un drap jeté empêchait le
jupon de se salir en frôlant le carreau. Gervaise occupait à elle
seule la moitié de l'établi, avec des rideaux de mousseline brodée,
sur lesquels elle poussait son fer tout droit, les bras allongés, pour
éviter les faux plis. Tout d'un coup, le café qui se mit à couler
bruyamment, lui fit lever la tète. C'était ce louchon d'Augustine qui
venait de pratiquer un trou au milieu du marc, en enfonçant une
cuiller dans le filtre.

-- Veux-tu te tenir tranquille! cria Gervaise. Qu'est-ce que tu as
donc dans le corps? Nous allons boire de la boue, maintenant.

Maman Coupeau avait aligné cinq verres sur un coin libre de l'établi.
Alors, les ouvrières lâchèrent leur travail. La patronne versait
toujours le café elle-même, après avoir mis deux morceaux de sucre
dans chaque verre. C'était l'heure attendue de la journée. Ce jour-là,
comme chacune prenait son verre et s'accroupissait sur un petit banc,
devant la mécanique, la porte de la rue s'ouvrit, Virginie entra,
toute frissonnante.

-- Ah! mes enfants, dit-elle, ça vous coupe en deux! Je ne sens plus
mes oreilles. Quel gredin de froid!

-- Tiens! c'est madame Poisson! s'écria Gervaise. Ah bien! vous
arrivez à propos... Vous allez prendre du café avec nous.

-- Ma foi! ce n'est pas de refus... Rien que pour traverser la rue, on
a l'hiver dans les os.

Il restait du café, heureusement. Maman Coupeau alla chercher un
sixième verre, et Gervaise laissa Virginie se sucrer, par politesse.
Les ouvrières s'écartèrent, firent à celle-ci une petite place près de
la mécanique. Elle grelotta un instant, le nez rouge, serrant ses
mains raidies autour de son verre, pour se réchauffer. Elle venait de
chez l'épicier, où l'on gelait, rien qu'à attendre un quart de
gruyère. Et elle s'exclamait sur la grosse chaleur de la boutique:
vrai, on aurait cru entrer dans un four, ça aurait suffi pour
réveiller un mort, tant ça vous chatouillait agréablement la peau.
Puis, dégourdie, elle allongea ses grandes jambes. Alors, toutes les
six, elles sirotèrent lentement leur café, au milieu de la besogne
interrompue, dans l'étouffement moite des linges qui fumaient. Maman
Coupeau et Virginie seules étaient assises sur des chaises; les
autres, sur leurs petits bancs, semblaient par terre; même ce louchon
d'Augustine avait tiré un coin du drap, sous le jupon, pour s'étendre.
On ne parla pas tout de suite, les nez dans les verres, goûtant le
café.

-- Il est tout de même bon, déclara Clémence. Mais elle faillit
étrangler, prise d'une quinte. Elle appuyait sa tête contre le mur
pour tousser plus fort.

-- Vous êtes joliment pincée, dit Virginie. Où avez-vous donc empoigné
ça?

-- Est-ce qu'on sait! reprit Clémence, en s'essuyant la figure avec sa
manche. Ça doit être l'autre soir. Il y en avait deux qui se
dépiautaient, à la sortie du Grand-Balcon. J'ai voulu voir, je suis
restée là, sous la neige. Ah! quelle roulée! c'était à mourir de rire.
L'une avait le nez arraché; le sang giclait par terre. Lorsque l'autre
a vu le sang, un grand échalas comme moi, elle a pris ses cliques et
ses claques... Alors, la nuit, j'ai commencé à tousser. Il faut dire
aussi que ces hommes sont d'un bête, quand ils couchent avec une
femme; ils vous découvrent toute la nuit...

-- Une jolie conduite, murmura madame Putois. Vous vous crevez, ma
petite.

-- Et si ça m'amuse de me crever, moi!... Avec ça que la vie est
drôle. S'escrimer toute la sainte journée pour gagner cinquante-cinq
sous, se brûler le sang du matin au soir devant la mécanique, non,
vous savez, j'en ai par-dessus la tête!... Allez, ce rhume-là ne me
rendra pas le service de m'emporter; il s'en ira comme il est venu.

Il y eut un silence. Cette vaurienne de Clémence, qui, dans les
bastringues, menait le chahut avec des cris de merluche, attristait
toujours le monde par ses idées de crevaison, quand elle était à
l'atelier. Gervaise la connaissait bien et se contenta de dire:

-- Vous n'êtes pas gaie, les lendemains de noce, vous!

Le vrai était que Gervaise aurait mieux aimé qu'on ne parlât pas de
batteries de femmes. Ça l'ennuyait, à cause de la fessée du lavoir,
quand on causait devant elle et Virginie de coups de sabot dans les
quilles et de giroflées à cinq feuilles. Justement, Virginie la
regardait en souriant.

-- Oh! murmura-t-elle, j'ai vu un crêpage de chignons, hier. Elles
s'écharpillaient...

-- Qui donc? demanda madame Putois.

-- L'accoucheuse du bout de la rue et sa bonne, vous savez, une petite
blonde... Une gale, cette fille! Elle criait à l'autre: « Oui, oui,
t'as décroché un enfant à la fruitière, même que je vais aller chez le
commissaire, si tu ne me payes pas. » Et elle en débagoulait, fallait
voir! L'accoucheuse, là-dessus, lui a lâché une baffre, v'lan! en
plein museau. Voilà alors que ma sacrée gouine saute aux yeux de sa
bourgeoise, et qu'elle la graffigne, et qu'elle la déplume, oh! mais
aux petits ognons! Il a fallu que le charcutier la lui retirât des
pattes.

Les ouvrières eurent un rire de complaisance. Puis, toutes burent une
petite gorgée de café, d'un air gueulard.

-- Vous croyez ça, vous, qu'elle a décroché un enfant? reprit
Clémence.

-- Dame! le bruit a couru dans le quartier, répondit Virginie. Vous
comprenez, je n'y étais pas... C'est dans le métier, d'ailleurs.
Toutes en décrochent.

-- Ah bien! dit madame Putois, on est trop bête de se confier à elles.
Merci, pour se faire estropier!... Voyez-vous, il y a un moyen
souverain. Tous les soirs on avale un verre d'eau bénite en se traçant
sur le ventre trois signes de croix avec le pouce. Ça s'en va comme un
vent.

Maman Coupeau, qu'on croyait endormie, hocha la tête pour protester.
Elle connaissait un autre moyen, infaillible celui-là. Il fallait
manger un oeuf dur toutes les deux heures et s'appliquer des feuilles
d'épinard sur les reins. Les quatre autres femmes restèrent graves.
Mais ce louchon d'Augustine, dont les gaietés partaient toutes seules,
sans qu'on sût jamais pourquoi, lâcha le gloussement de poule qui
était son rire à elle. On l'avait oubliée. Gervaise releva le jupon,
l'aperçut sur le drap qui se roulait comme un goret, les jambes en
l'air. Et elle la tira de là-dessous, la mit debout d'une claque.
Qu'est-ce qu'elle avait à rire, cette dinde? Est-ce qu'elle devait
écouter, quand des grandes personnes causaient! D'abord, elle allait
reporter le linge d'une amie de madame Lerat, aux Batignolles. Tout en
parlant, la patronne lui enfilait le panier au bras et la poussait
vers la porte. Le louchon, rechignant, sanglotant, s'éloigna en
traînant les pieds dans la neige.

Cependant, maman Coupeau, madame Putois et Clémence discutaient
l'efficacité des oeufs durs et des feuilles d'épinard. Alors,
Virginie, qui restait rêveuse, son verre de café à la main, dit tout
bas:

-- Mon Dieu! on se cogne, on s'embrasse, ça va toujours, quand on a
bon coeur...

Et, se penchant vers Gervaise, avec un sourire:

-- Non, bien sûr, je ne vous en veux pas... L'affaire du lavoir, vous
vous souvenez?

La blanchisseuse demeura toute gênée. Voilà ce qu'elle craignait.
Maintenant, elle devinait qu'il allait être question de Lantier et
d'Adèle. La mécanique ronflait, un redoublement de chaleur rayonnait
du tuyau rouge. Dans cet assoupissement, les ouvrières, qui faisaient
durer leur café pour se remettre à l'ouvrage le plus tard possible,
regardaient la neige de la rue, avec des mines gourmandes et
alanguies. Elles en étaient aux confidences; elles disaient ce
qu'elles auraient fait, si elles avaient eu dix mille francs de rente;
elles n'auraient rien fait du tout, elles seraient restées comme ça
des après-midi à se chauffer, en crachant de loin sur la besogne.
Virginie s'était rapprochée de Gervaise, de façon à ne pas être
entendue des autres. Et Gervaise se sentait toute lâche, à cause sans
doute de la trop grande chaleur, si molle et si lâche, qu'elle ne
trouvait pas la force de détourner la conversation; même elle
attendait les paroles de la grande brune, le coeur gros d'une émotion
dont elle jouissait sans se l'avouer.

-- Je ne vous fais pas de la peine au moins? reprit la couturière.
Vingt fois déjà, ça m'est venu sur la langue. Enfin, puisque nous
sommes là-dessus... C'est pour causer, n'est-ce pas?... Ah! bien sûr,
non, je ne vous en veux pas de ce qui s'est passé. Parole d'honneur!
je n'ai pas gardé ça de rancune contre vous.

Elle tourna le fond de son café dans le verre, pour avoir tout le
sucre, puis elle but trois gouttes, avec un petit sifflement des
lèvres. Gervaise, la gorge serrée, attendait toujours, et elle se
demandait si réellement Virginie lui avait pardonné sa fessée tant que
ça; car elle voyait, dans ses yeux noirs, des étincelles jaunes
s'allumer. Cette grande diablesse devait avoir mis sa rancune dans sa
poche avec son mouchoir par-dessus.

-- Vous aviez une excuse, continua-t-elle. On venait de vous faire une
saleté, une abomination... Oh! je suis juste, allez! Moi, j'aurais
pris un couteau.

Elle but encore trois gouttes, sifflant au bord du verre. Et elle
quitta sa voix traînante, elle ajouta rapidement, sans s'arrêter:

-- Aussi ça ne leur a pas porté bonheur, ah! Dieu de Dieu! non, pas
bonheur du tout!... Ils étaient allés demeurer au diable, du côté de
la Glacière, dans une sale rue où il y a toujours de la boue jusqu'aux
genoux. Moi, deux jours après, je suis partie un matin pour déjeuner
avec eux; une fière course d'omnibus, je vous assure! Eh bien! ma
chère, je les ai trouvés en train de se houspiller déjà. Vrai, comme
j'entrais, ils s'allongeaient des calottes. Hein! en voilà des
amoureux!... Vous savez qu'Adèle ne vaut pas la corde pour la pendre.
C'est ma soeur, mais ça ne m'empêche pas de dire qu'elle est dans la
peau d'une fière salope. Elle m'a fait un tas de cochonneries; ça
serait trop long à conter, puis ce sont des affaires à régler entre
nous... Quant à Lantier, dame! vous le connaissez, il n'est pas bon
non plus. Un petit monsieur, n'est-ce pas? qui vous enlève le derrière
pour un oui, pour un non! Et il ferme le poing, lorsqu'il tape...
Alors donc ils se sont échignés en conscience. Quand on montait
l'escalier, on les entendait se bûcher. Un jour même, la police est
venue. Lantier avait voulu une soupe à l'huile, une horreur qu'ils
mangent dans le Midi; et, comme Adèle trouvait ça infect, ils se sont
jeté la bouteille d'huile à la figure, la casserole, la soupière, tout
le tremblement; enfin, une scène à révolutionner un quartier.

Elle raconta d'autres tueries, elle ne tarissait pas sur le ménage,
savait des choses à faire dresser les cheveux sur la tête. Gervaise
écoutait toute cette histoire, sans un mot, la face pâle, avec un pli
nerveux aux coins des lèvres qui ressemblait à un petit sourire.
Depuis bientôt sept ans, elle n'avait plus entendu parler de Lantier.
Jamais elle n'aurait cru que le nom de Lantier, ainsi murmuré à son
oreille, lui causerait une pareille chaleur au creux de l'estomac.
Non, elle ne se savait pas une telle curiosité de ce que devenait ce
malheureux, qui s'était si mal conduit avec elle. Elle ne pouvait plus
être jalouse d'Adèle, maintenant; mais elle riait tout de même en
dedans des raclées du ménage, elle voyait le corps de cette fille
plein de bleus, et ça la vengeait, ça l'amusait. Aussi serait-elle
restée là jusqu'au lendemain matin, à écouter les rapports de
Virginie. Elle ne posait pas de questions, parce qu'elle ne voulait
pas paraître intéressée tant que ça. C'était comme si, brusquement, on
comblait un trou pour elle; son passé, à cette heure, allait droit à
son présent.

Cependant, Virginie finit par remettre son nez dans son verre; elle
suçait le sucre, les yeux à demi fermés. Alors, Gervaise, comprenant
qu'elle devait dire quelque chose, prit un air indifférent, demanda:

-- Et ils demeurent toujours à la Glacière?

-- Mais non! répondit l'autre; je ne vous ai donc pas raconté?.....
Voici huit jours qu'ils ne sont plus ensemble. Adèle, un beau matin, a
emporté ses frusques, et Lantier n'a pas couru après, je vous assure.

La blanchisseuse laissa échapper un léger cri, répétant tout haut:

-- Ils ne sont plus ensemble!

-- Qui donc? demanda Clémence, en interrompant sa conversation avec
maman Coupeau et madame Putois.

-- Personne, dit Virginie; des gens que vous ne connaissez pas.

Mais elle examinait Gervaise, elle la trouvait joliment émue. Elle se
rapprocha, sembla prendre un mauvais plaisir à recommencer ses
histoires. Puis, tout d'un coup, elle lui demanda ce qu'elle ferait,
si Lantier venait rôder autour d'elle; car, enfin, les hommes sont si
drôles, Lantier était bien capable de retourner à ses premières
amours. Gervaise se redressa, se montra très nette, très digne. Elle
était mariée, elle mettrait Lantier dehors, voilà tout. Il ne pouvait
plus y avoir rien entre eux, même pas une poignée de mains. Vraiment,
elle manquerait tout à fait de coeur, si elle regardait un jour cet
homme en face.

-- Je sais bien, dit-elle, Étienne est de lui, il y a un lien que je
ne peux pas rompre. Si Lantier a le désir d'embrasser Étienne, je le
lui enverrai, parce qu'il est impossible d'empêcher un père d'aimer
son enfant... Mais quant à moi, voyez-vous, madame Poisson, je me
laisserais plutôt hacher en petits morceaux que de lui permettre de me
toucher du bout du doigt. C'est fini.

En prononçant ces derniers mots, elle traça en l'air une croix, comme
pour sceller à jamais son serment. Et, désireuse de rompre la
conversation, elle parut s'éveiller en sursaut, elle cria aux
ouvrières:

-- Dites donc, vous autres! est-ce que vous croyez que le linge se
repasse tout seul?... En voilà des flemmes!... Houp! à l'ouvrage!

Les ouvrières ne se pressèrent pas, engourdies d'une torpeur de
paresse, les bras abandonnés sur leurs jupes, tenant toujours d'une
main leurs verres vides, où un peu de marc de café restait. Elles
continuèrent de causer.

-- C'était la petite Célestine, disait Clémence. Je l'ai connue. Elle
avait la folie des poils de chat..... Vous savez, elle voyait des
poils de chat partout, elle tournait toujours la langue comme ça,
parce qu'elle croyait avoir des poils de chat plein la bouche.

-- Moi, reprenait madame Putois, j'ai eu pour amie une femme qui avait
un ver... Oh! ces animaux-là ont des caprices!... Il lui tortillait le
ventre, quand elle ne lui donnait pas du poulet. Vous pensez, le mari
gagnait sept francs, ça passait en gourmandises pour le ver...

-- Je l'aurais guérie tout de suite, moi, interrompait maman Coupeau.
Mon Dieu! oui, on avale une souris grillée. Ça empoisonne le ver du
coup.

Gervaise elle-même avait glissé de nouveau à une fainéantise heureuse.
Mais elle se secoua, elle se mit debout. Ah bien! en voilà une
après-midi passée à faire les rosses! C'était ça qui n'emplissait pas
la bourse! Elle retourna la première à ses rideaux; mais elle les
trouva salis d'une tache de café, et elle dut, avant de reprendre le
fer, frotter la tache avec un linge mouillé. Les ouvrières s'étiraient
devant la mécanique, cherchaient leurs poignées en rechignant. Dès que
Clémence se remua, elle eut un accès de toux, à cracher sa langue;
puis, elle acheva sa chemise d'homme, dont elle épingla les manchettes
et le col. Madame Putois s'était remise à son jupon.

-- Eh bien! au revoir, dit Virginie. J'étais descendue chercher un
quart de gruyère. Poisson doit croire que le froid m'a gelée en route.

Mais, comme elle avait déjà fait trois pas sur le trottoir, elle
rouvrit la porte pour crier qu'elle voyait Augustine au bout de la
rue, en train de glisser sur la glace avec des gamins. Cette
gredine-là était partie depuis deux grandes heures. Elle accourut
rouge, essoufflée, son panier au bras, le chignon emplâtré par une
boule de neige; et elle se laissa gronder d'un air sournois, en
racontant qu'on ne pouvait pas marcher, à cause du verglas. Quelque
voyou avait dû, par blague, lui fourrer des morceaux de glace dans les
poches; car, au bout d'un quart d'heure, ses poches se mirent à
arroser la boutique comme des entonnoirs.

Maintenant, les après-midi se passaient toutes ainsi. La boutique,
dans le quartier, était le refuge des gens frileux. Toute la rue de la
Goutte-d'Or savait qu'il y faisait chaud. Il y avait sans cesse là des
femmes bavardes qui prenaient un air de feu devant la mécanique, leurs
jupes troussées jusqu'aux genoux, faisant la petite chapelle. Gervaise
avait l'orgueil de cette bonne chaleur, et elle attirait le monde,
elle tenait salon, comme disaient méchamment les Lorilleux et les
Boche. Le vrai était qu'elle restait obligeante et secourable, au
point de faire entrer les pauvres, quand elle les voyait grelotter
dehors. Elle se prit surtout d'amitié pour un ancien ouvrier peintre,
un vieillard de soixante-dix ans, qui habitait dans la maison une
soupente, où il crevait de faim et de froid; il avait perdu ses trois
fils en Crimée, il vivait au petit bonheur, depuis deux ans qu'il ne
pouvait plus tenir un pinceau. Dès que Gervaise apercevait le père
Bru, piétinant dans la neige pour se réchauffer, elle l'appelait, elle
lui ménageait une place près du poêle; souvent même elle le forçait à
manger un morceau de pain avec du fromage. Le père Bru, le corps
voûté, la barbe blanche, la face ridée comme une vieille pomme,
demeurait des heures sans rien dire, à écouter le grésillement du
coke. Peut-être évoquait-il ses cinquante années de travail sur des
échelles, le demi-siècle passé à peindre des portes et à blanchir des
plafonds aux quatre coins de Paris.

-- Eh bien! père Bru, lui demandait parfois la blanchisseuse, à quoi
pensez-vous?

-- A rien, à toutes sortes de choses, répondait-il d'un air hébété.

Les ouvrières plaisantaient, racontaient qu'il avait des peines de
coeur. Mais lui, sans les entendre, retombait dans son silence, dans
son attitude morne et réfléchie.

A partir de cette époque, Virginie reparla souvent de Lantier à
Gervaise. Elle semblait se plaire à l'occuper de son ancien amant,
pour le plaisir de l'embarrasser, en faisant des suppositions. Un
jour, elle dit l'avoir rencontré; et, comme la blanchisseuse restait
muette, elle n'ajouta rien, puis le lendemain seulement laissa
entendre qu'il lui avait longuement parlé d'elle, avec beaucoup de
tendresse. Gervaise était très troublée par ces conversations
chuchotées à voix basse, dans un angle de la boutique. Le nom de
Lantier lui causait toujours une brûlure au creux de l'estomac, comme
si cet homme eût laissé là, sous la peau, quelque chose de lui.
Certes, elle se croyait bien solide, elle voulait vivre en honnête
femme, parce que l'honnêteté est la moitié du bonheur. Aussi ne
songeaitelle pas à Coupeau, dans cette affaire, n'ayant rien à se
reprocher contre son mari, pas même en pensée. Elle songeait au
forgeron, le coeur tout hésitant et malade. Il lui semblait que le
retour du souvenir de Lantier en elle, cette lente possession dont
elle était reprise, la rendait infidèle à Goujet, à leur amour
inavoué, d'une douceur d'amitié. Elle vivait des journées tristes,
lorsqu'elle se croyait coupable envers son bon ami. Elle aurait voulu
n'avoir de l'affection que pour lui, en dehors de son ménage. Cela se
passait très haut en elle, au-dessus de toutes les saletés, dont
Virginie guettait le feu sur son visage.

Quand le printemps fut venu, Gervaise alla se réfugier auprès de
Goujet. Elle ne pouvait plus ne réfléchir à rien, sur une chaise, sans
penser aussitôt à son premier amant; elle le voyait quitter Adèle,
remettre son linge au fond de leur ancienne malle, revenir chez elle,
avec la malle sur la voiture. Les jours où elle sortait, elle était
prise tout d'un coup de peurs bêtes, dans la rue; elle croyait
entendre le pas de Lantier derrière elle, elle n'osait pas se
retourner, tremblante, s'imaginant sentir ses mains la saisir à la
taille. Bien sûr, il devait l'espionner; il tomberait sur elle une
après-midi; et cette idée lui donnait des sueurs froides, parce qu'il
l'embrasserait certainement dans l'oreille, comme il le faisait par
taquinerie, autrefois. C'était ce baiser qui l'épouvantait; à
l'avance, il la rendait sourde, il l'emplissait d'un bourdonnement,
dans lequel elle ne distinguait plus que le bruit de son coeur battant
à grands coups. Alors, dès que ces peurs la prenaient, la forge était
son seul asile; elle y redevenait tranquille et souriante, sous la
protection de Goujet, dont le marteau sonore mettait en fuite ses
mauvais rêves.

Quelle heureuse saison! La blanchisseuse soignait d'une façon
particulière sa pratique de la rue des Portes-Blanches; elle lui
reportait toujours son linge elle-même, parce que cette course, chaque
vendredi, était un prétexte tout trouvé pour passer rue Marcadet et
entrer à la forge. Dès qu'elle tournait le coin de la rue, elle se
sentait légère, gaie, comme si elle faisait une partie de campagne, au
milieu de ces terrains vagues, bordés d'usines grises; la chaussée
noire de charbon, les panaches de vapeur sur les toits, l'amusaient
autant qu'un sentier de mousse dans un bois de la banlieue,
s'enfonçant entre de grands bouquets de verdure; et elle aimait
l'horizon blafard, rayé par les hautes cheminées des fabriques, la
butte Montmartre qui bouchait le ciel, avec ses maisons crayeuses,
percées des trous réguliers de leurs fenêtres. Puis, elle ralentissait
le pas en arrivant, sautant les flaques d'eau, prenant plaisir à
traverser les coins déserts et embrouillés du chantier de démolitions.
Au fond, la forge luisait, même en plein midi. Son coeur sautait à la
danse des marteaux. Quand elle entrait, elle était toute rouge, les
petits cheveux blonds de sa nuque envolés comme ceux d'une femme qui
arrive à un rendez-vous. Goujet l'attendait, les bras nus, la poitrine
nue, tapant plus fort sur l'enclume, ces jours-là, pour se faire
entendre de plus loin. Il la devinait, l'accueillait d'un bon rire
silencieux, dans sa barbe jaune. Mais elle ne voulait pas qu'il se
dérangeât de son travail, elle le suppliait de reprendre le marteau,
parce qu'elle l'aimait davantage, lorsqu'il le brandissait de ses gros
bras, bossués de muscles. Elle allait donner une légère claque sur la
joue d'Étienne pendu au soufflet, et elle restait là une heure, à
regarder les boulons. Ils n'échangeaient pas dix paroles. Ils
n'auraient pas mieux satisfait leur tendresse dans une chambre,
enfermés à double tour. Les ricanements de Bec-Salé, dit
Boit-sans-Soif, ne les gênaient guère, car ils ne les entendaient même
plus. Au bout d'un quart d'heure, elle commençait à étouffer un peu,
la chaleur, l'odeur forte, les fumées qui montaient, l'étourdissaient,
tandis que les coups sourds la secouaient des talons à la gorge. Elle
ne désirait plus rien alors, c'était son plaisir. Goujet l'aurait
serrée dans ses bras que ça ne lui aurait pas donné une émotion si
grosse. Elle se rapprochait de lui, pour sentir le vent de son marteau
sur sa joue, pour être dans le coup qu'il tapait. Quand des étincelles
piquaient ses mains tendres, elle ne les retirait pas, elle jouissait
au contraire de cette pluie de feu qui lui cinglait la peau. Lui, bien
sûr, devinait le bonheur qu'elle goûtait là; il réservait pour le
vendredi les ouvrages difficiles, afin de lui faire la cour avec toute
sa force et toute son adresse; il ne se ménageait plus, au risque de
fendre les enclumes en deux, haletant, les reins vibrant de la joie
qu'il lui donnait. Pendant un printemps, leurs amours emplirent ainsi
la forge d'un grondement d'orage. Ce fut une idylle dans une besogne
de géant, au milieu du flamboiement de la houille, de l'ébranlement du
hangar, dont la carcasse noire de suie craquait. Tout ce fer écrasé,
pétri comme de la cire rouge, gardait les marques rudes de leurs
tendresses. Le vendredi, quand la blanchisseuse quittait la
Gueule-d'Or, elle remontait lentement la rue des Poissonniers,
contentée, lassée, l'esprit et la chair tranquilles.

Peu à peu, sa peur de Lantier diminua, elle redevint raisonnable. A
cette époque, elle aurait encore vécu très heureuse, sans Coupeau, qui
tournait mal, décidément. Un jour, elle revenait justement de la
forge, lorsqu'elle crut reconnaître Coupeau dans l'Assommoir du père
Colombe, en train de se payer des tournées de vitriol, avec
Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade et Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. Elle
passa vite, pour ne pas avoir l'air de les moucharder. Mais elle se
retourna: c'était bien Coupeau qui se jetait son petit verre de
schnick dans le gosier, d'un geste familier déjà. Il mentait donc, il
en était donc à l'eau-de-vie, maintenant! Elle rentra désespérée;
toute son épouvante de l'eau-de-vie la reprenait. Le vin, elle le
pardonnait, parce que le vin nourrit l'ouvrier; les alcools, au
contraire, étaient des saletés, des poisons qui ôtaient à l'ouvrier le
goût du pain. Ah! le gouvernement aurait bien dû empêcher la
fabrication de ces cochonneries!

En arrivant rue de la Goutte-d'Or, elle trouva toute la maison
bouleversée. Ses ouvrières avaient quitté l'établi, et étaient dans la
cour, à regarder en l'air. Elle interrogea Clémence.

-- C'est le père Bijard qui flanque une roulée à sa femme, répondit la
repasseuse. Il était sous la porte, gris comme un Polonais, à la
guetter revenir du lavoir... Il lui a fait grimper l'escalier à coups
de poing, et maintenant il l'assomme là-haut, dans leur chambre...
Tenez, entendez-vous les cris?

Gervaise monta rapidement. Elle avait de l'amitié pour madame Bijard,
sa laveuse, qui était une femme d'un grand courage. Elle espérait
mettre le holà. En haut, au sixième, la porte de la chambre était
restée ouverte, quelques locataires s'exclamaient sur le carré, tandis
que madame Boche, devant la porte, criait:

-- Voulez-vous bien finir!... On va aller chercher les sergents de
ville, entendez-vous!

Personne n'osait se risquer dans la chambre, parce qu'on connaissait
Bijard, une bête brute quand il était soûl. Il ne dessoûlait jamais,
d'ailleurs. Les rares jours où il travaillait, il posait un litre
d'eau-de-vie près de son étau de serrurier, buvant au goulot toutes
les demi-heures. Il ne se soutenait plus autrement, il aurait pris feu
comme une torche, si l'on avait approché une allumette de sa bouche.

-- Mais on ne peut pas la laisser massacrer! dit Gervaise toute
tremblante.

Et elle entra. La chambre, mansardée, très propre, était nue et
froide, vidée par l'ivrognerie de l'homme, qui enlevait les draps du
lit pour les boire. Dans la lutte, la table avait roulé jusqu'à la
fenêtre, les deux chaises culbutées étaient tombées, les pieds en
l'air. Sur le carreau, au milieu, madame Bijard, les jupes encore
trempées par l'eau du lavoir et collées à ses cuisses, les cheveux
arrachés, saignante, râlait d'un souffle fort, avec des oh! oh!
prolongés, à chaque coup de talon de Bijard. Il l'avait d'abord
abattue de ses deux poings; maintenant, il la piétinait.

-- Ah! garce!... ah! garce!... ah! garce!... grognait-il d'une voix
étouffée, accompagnant de ce mot chaque coup, s'affolant à le répéter,
frappant plus fort à mesure qu'il s'étranglait davantage.

Puis, la voix lui manqua, il continua de taper sourdement, follement,
raidi dans sa cotte et son bourgeron déguenillés, la face bleuie sous
sa barbe sale, avec son front chauve taché de grandes plaques rouges.
Sur le carré, les voisins disaient qu'il la battait parée qu'elle lui
avait refusé vingt sous, le matin. On entendit la voix de Boche, au
bas de l'escalier. Il appelait madame Boche, il lui criait:

-- Descends, laisse-les se tuer, ça fera de la canaille de moins.

Cependant, le père Bru avait suivi Gervaise dans la chambre. A eux
deux, ils tâchaient de raisonner le serrurier, de le pousser vers la
porte. Mais il se retournait, muet, une écume aux lèvres; et, dans ses
yeux pâles, l'alcool flambait, allumait une flamme de meurtre. La
blanchisseuse eut le poignet meurtri; le vieil ouvrier alla tomber sur
la table. Par terre, madame Bijard soufflait plus fort, la bouche
grande ouverte, les paupières closes. A présent, Bijard la manquait;
il revenait, s'acharnait, frappait à côté, enragé, aveuglé,
s'attrapant lui-même avec les claques qu'il envoyait dans le vide. Et,
pendant toute cette tuerie, Gervaise voyait, dans un coin de la
chambre, la petite Lalie, alors âgée de quatre ans, qui regardait son
père assommer sa mère. L'enfant tenait entre ses bras, comme pour la
protéger, sa soeur Henriette, sevrée de la veille. Elle était debout,
la tête serrée dans une coiffe d'indienne, très pâle, l'air sérieux.
Elle avait un large regard noir, d'une fixité pleine de pensées, sans
une larme.

Quand Bijard eut rencontré une chaise et se fut étalé sur le carreau,
où on le laissa ronfler, le père Bru aida Gervaise à relever madame
Bijard. Maintenant, celle-ci pleurait à gros sanglots; et Lalie, qui
s'était approchée, la regardait pleurer, habituée à ces choses,
résignée déjà. La blanchisseuse, en redescendant, au milieu de la
maison calmée, voyait toujours devant elle ce regard d'enfant de
quatre ans, grave et courageux comme un regard de femme.

-- Monsieur Coupeau est sur le trottoir d'en face, lui cria Clémence,
dès qu'elle l'aperçut. Il a l'air joliment poivre!

Coupeau traversait justement la rue. Il faillit enfoncer un carreau
d'un coup d'épaule, en manquant la porte. Il avait une ivresse
blanche, les dents serrées, le nez pincé. Et Gervaise reconnut tout de
suite le vitriol de l'Assommoir, dans le sang empoisonné qui lui
blémissait la peau. Elle voulut rire, le coucher, comme elle faisait
les jours où il avait le vin bon enfant. Mais il la bouscula, sans
desserrer les lèvres; et, en passant, en gagnant de lui-même son lit,
il leva le poing sur elle. Il ressemblait à l'autre, au soûlard qui
ronflait là-haut, las d'avoir tapé. Alors, elle resta toute froide,
elle pensait aux hommes, à son mari, à Goujet, à Lantier, le coeur
coupé, désespérant d'être jamais heureuse.

La fête de Gervaise tombait le 19 juin. Les jours de fête, chez les
Coupeau, on mettait les petits plats dans les grands; c'étaient des
noces dont on sortait ronds comme des balles, le ventre plein pour la
semaine. Il y avait un nettoyage général de la monnaie. Dès qu'on
avait quatre sous, dans le ménage, on les bouffait. On inventait des
saints sur l'almanach, histoire de se donner des prétextes de
gueuletons. Virginie approuvait joliment Gervaise de se fourrer de
bons morceaux sous le nez. Lorsqu'on a un homme qui boit tout,
n'est-ce pas? c'est pain bénit de ne pas laisser la maison s'en aller
en liquides et de se garnir d'abord l'estomac. Puisque l'argent filait
quand même, autant valait-il faire gagner au boucher qu'au marchand de
vin. Et Gervaise, agourmandie, s'abandonnait à cette excuse. Tant pis!
ça venait de Coupeau, s'ils n'économisaient plus un rouge liard. Elle
avait encore engraissé, elle boitait davantage, parce que sa jambe,
qui s'enflait de graisse, semblait se raccourcir à mesure.

Cette année-là, un mois à l'avance, on causa de la fête. On cherchait
des plats, on s'en léchait les lèvres. Toute la boutique avait une
sacrée envie de nocer. Il fallait une rigolade à mort, quelque chose
de pas ordinaire et de réussi. Mon Dieu! on ne prenait pas tous les
jours du bon temps. La grosse préoccupation de la blanchisseuse était
de savoir qui elle inviterait; elle désirait douze personnes à table,
pas plus, pas moins. Elle, son mari, maman Coupeau, madame Lerat, ça
faisait déjà quatre personnes de la famille. Elle aurait aussi les
Goujet et les Poisson. D'abord, elle s'était bien promis de ne pas
inviter ses ouvrières, madame Putois et Clémence, pour ne pas les
rendre trop familières; mais, comme on parlait toujours de la fête
devant elles et que leurs nez s'allongeaient, elle finit par leur dire
de venir. Quatre et quatre, huit, et deux, dix. Alors, voulant
absolument compléter les douze, elle se réconcilia avec les Lorilleux,
qui tournaient autour d'elle depuis quelque temps; du moins, il fut
convenu que les Lorilleux descendraient dîner et qu'on ferait la paix,
le verre à la main. Bien sûr, on ne peut pas toujours rester brouillé
dans les familles. Puis, l'idée de la fête attendrissait tous les
coeurs. C'était une occasion impossible à refuser. Seulement, quand
les Boche connurent le raccommodement projeté, ils se rapprochèrent
aussitôt de Gervaise, avec des politesses, des sourires obligeants; et
il fallut les prier aussi d'être du repas. Voilà! on serait quatorze,
sans compter les enfants. Jamais elle n'avait donné un dîner pareil,
elle en était tout effarée et glorieuse.

La fête tombait justement un lundi. C'était une chance: Gervaise
comptait sur l'après-midi du dimanche pour commencer la cuisine. Le
samedi, comme les repasseuses bâclaient leur besogne, il y eut une
longue discussion dans la boutique, afin de savoir ce qu'on mangerait,
décidément. Une seule pièce était adoptée depuis trois semaines: une
oie grasse rôtie. On en causait avec des yeux gourmands. Même, l'oie
était achetée. Maman Coupeau alla la chercher pour la faire soupeser à
Clémence et à madame Putois. Et il y eut des exclamations, tant la
bête parut énorme, avec sa peau rude, ballonnée de graisse jaune.

-- Avant ça, le pot-au-feu, n'est-ce pas? dit Gervaise. Le potage et
un petit morceau de bouilli, c'est toujours bon..... Puis, il faudrait
un plat à la sauce.

La grande Clémence proposa du lapin; mais on ne mangeait que de ça;
tout le monde en avait par-dessus la tête. Gervaise rêvait quelque
chose de plus distingué. Madame Putois ayant parlé d'une blanquette de
veau, elles se regardèrent toutes avec un sourire qui grandissait.
C'était une idée; rien ne ferait l'effet d'une blanquette de veau.

-- Après, reprit Gervaise, il faudrait encore un plat à la sauce.

Maman Coupeau songea à du poisson. Mais les autres eurent une grimace,
en tapant leurs fers plus fort. Personne n'aimait le poisson; ça ne
tenait pas à l'estomac, et c'était plein d'arêtes. Ce louchon
d'Augustine ayant osé dire qu'elle aimait la raie, Clémence lui ferma
le bec d'une bourrade. Enfin, la patronne venait de trouver une épinée
de cochon aux pommes de terre, qui avait de nouveau épanoui les
visages, lorsque Virginie entra comme un coup de vent, la figure
allumée.

-- Vous arrivez bien! cria Gervaise. Maman Coupeau, montrez-lui donc
la bête.

Et maman Coupeau alla chercher une seconde fois l'oie grasse, que
Virginie dut prendre sur ses mains. Elle s'exclama. Sacredié! qu'elle
était lourde! Mais elle la posa tout de suite au bord de l'établi,
entre un jupon et un paquet de chemises. Elle avait la cervelle
ailleurs; elle emmena Gervaise dans la chambre du fond.

-- Dites donc, ma petite, murmura-t-elle rapidement, je veux vous
avertir...... Vous ne devineriez jamais qui j'ai rencontré au bout de
la rue? Lantier, ma chère! Il est là à rôder, à guetter..... Alors, je
suis accourue. Ça m'a effrayée pour vous, vous comprenez.

La blanchisseuse était devenue toute pâle. Que lui voulait-il donc, ce
malheureux? Et justement il tombait en plein dans les préparatifs de
la fête. Jamais elle n'avait eu de chance; on ne pouvait pas lui
laisser prendre un plaisir tranquillement. Mais Virginie lui répondait
qu'elle était bien bonne de se tourner la bile. Pardi! si Lantier
s'avisait de la suivre, elle appellerait un agent et le ferait
coffrer. Depuis un mois que son mari avait obtenu sa place de sergent
de ville, la grande brune prenait des allures cavalières et parlait
d'arrêter tout le monde. Comme elle élevait la voix, en souhaitant
d'être pincée dans la rue, à la seule fin d'emmener elle-même
l'insolent au poste et de le livrer à Poisson, Gervaise, d'un geste,
la supplia de se taire, parce que les ouvrières écoutaient. Elle
rentra la première dans la boutique; elle reprit, en affectant
beaucoup de calme:

-- Maintenant, il faudrait un légume?

-- Hein? des petits pois au lard, dit Virginie. Moi, je ne mangerais
que de ça.

-- Oui, oui, des petits pois au lard! approuvèrent toutes les autres,
pendant qu'Augustine, enthousiasmée, enfonçait de grands coups de
tisonnier dans la mécanique.

Le lendemain dimanche, dès trois heures, maman Coupeau alluma les deux
fourneaux de la maison et un troisième fourneau en terre emprunté aux
Boche. A trois heures et demie, le pot-au-feu bouillait dans une
grosse marmite, prêtée par le restaurant d'à côté, la marmite du
ménage ayant semblé trop petite. On avait décidé d'accommoder la
veille la blanquette de veau et l'épinée de cochon, parce que ces
plats-là sont meilleurs réchauffés; seulement, on ne lierait la sauce
de la blanquette qu'au moment de se mettre à table. Il resterait
encore bien assez de besogne pour le lundi, le potage, les pois au
lard, l'oie rôtie. La chambre du fond était tout éclairée par les
trois brasiers; des roux graillonnaient dans les poêlons, avec une
fumée forte de farine brûlée; tandis que la grosse marmite soufflait
des jets de vapeur comme une chaudière, les flancs secoués par des
glouglous graves et profonds. Maman Coupeau et Gervaise, un tablier
blanc noué devant elles, emplissaient la pièce de leur hâte à éplucher
du persil, à courir après le poivre et le sel, à tourner la viande
avec la mouvette de bois. Elles avaient mis Coupeau dehors pour
débarrasser le plancher. Mais elles eurent quand même du monde sur le
dos toute l'après-midi. Ça sentait si bon la cuisine, dans la maison,
que les voisines descendirent les unes après les autres, entrèrent
sous des prétextes, uniquement pour savoir ce qui cuisait; et elles se
plantaient là, en attendant que la blanchisseuse fût forcée de lever
les couvercles. Puis, vers cinq heures, Virginie parut; elle avait
encore vu Lantier; décidément, ou ne mettait plus les pieds dans la
rue sans le rencontrer. Madame Boche, elle aussi, venait de
l'apercevoir au coin du trottoir, avançant la tête d'un air sournois.
Alors, Gervaise, qui justement allait acheter un sou d'ognons brûlés
pour le pot-au-feu, fut prise d'un tremblement et n'osa plus sortir;
d'autant plus que la concierge et la couturière l'effrayaient beaucoup
en racontant des histoires terribles, des hommes attendant des femmes
avec des couteaux et des pistolets cachés sous leur redingote. Dame,
oui! on lisait ça tous les jours dans les journaux; quand un de ces
gredins-là enrage de retrouver une ancienne heureuse, il devient
capable de tout. Virginie offrit obligeamment de courir chercher les
ognons brûlés. Il fallait s'aider entre femmes, on ne pouvait pas
laisser massacrer cette pauvre petite. Lorsqu'elle revint, elle dit
que Lantier n'était plus là; il avait dû filer, en se sachant
découvert. La conversation, autour des poêlons, n'en roula pas moins
sur lui jusqu'au soir. Madame Boche ayant conseillé d'instruire
Coupeau, Gervaise montra une grande frayeur et la supplia de ne jamais
lâcher un mot de ces choses. Ah bien! ce serait du propre! Son mari
devait déjà se douter de l'affaire, car depuis quelques jours, en se
couchant, il jurait et donnait des coups de poing dans le mur. Elle en
restait les mains tremblantes, à l'idée que deux hommes se mangeraient
pour elle; elle connaissait Coupeau, il était jaloux à tomber sur
Lantier avec ses cisailles. Et pendant que, toutes quatre, elles
s'enfonçaient dans ce drame, les sauces, sur les fourneaux garnis de
cendre, mijotaient doucement; la blanquette et l'épinée, quand maman
Coupeau les découvrait, avaient un petit bruit, un frémissement
discret; le pot-au-feu gardait son ronflement de chantre endormi le
ventre au soleil. Elles finirent par se tremper chacune une soupe dans
une tasse, pour goûter le bouillon.

Enfin, le lundi arriva. Maintenant que Gervaise allait avoir quatorze
personnes à dîner, elle craignait de ne pas pouvoir caser tout ce
monde. Elle se décida à mettre le couvert dans la boutique; et encore,
dès le matin, mesura-t-elle avec un mètre, pour savoir dans quel sens
elle placerait la table. Ensuite, il fallut déménager le linge,
démonter l'établi; c'était l'établi, posé sur d'autres tréteaux, qui
devait servir de table. Mais, juste au milieu de tout ce remue-ménage,
une cliente se présenta et fit une scène, parce qu'elle attendait son
linge depuis le vendredi; on se fichait d'elle, elle voulait son linge
immédiatement. Alors, Gervaise s'excusa, mentit avec aplomb; il n'y
avait pas de sa faute, elle nettoyait sa boutique, les ouvrières
reviendraient seulement le lendemain; et elle renvoya la cliente
calmée, en lui promettant de s'occuper d'elle à la première heure.
Puis, lorsque l'autre fut partie, elle éclata en mauvaises paroles.
C'est vrai, si l'on écoutait les pratiques, on ne prendrait pas même
le temps de manger, on se tuerait la vie entière pour leurs beaux
yeux! On n'était pas des chiens à l'attache, pourtant! Ah bien! quand
le Grand Turc en personne serait venu lui apporter un faux-col, quand
il se serait agi de gagner cent mille francs, elle n'aurait pas donné
un coup de fer ce lundi-là, parce qu'à la fin c'était son tour de
jouir un peu.

La matinée entière fut employée à terminer les achats. Trois fois,
Gervaise sortit et rentra chargée comme un mulet. Mais, au moment où
elle repartait pour commander le vin, elle s'aperçut qu'elle n'avait
plus assez d'argent. Elle aurait bien pris le vin à crédit; seulement,
la maison ne pouvait pas rester sans le sou, à cause des mille petites
dépenses auxquelles on ne pense pas. Et, dans la chambre du fond,
maman Coupeau et elle se désolèrent, calculèrent qu'il leur fallait au
moins vingt francs. Où les trouver, ces quatre pièces de cent sous?
Maman Coupeau, qui autrefois avait fait le ménage d'une petite actrice
du théâtre des Batignolles, parla la première du Mont-de-Piété.
Gervaise eut un rire de soulagement. Était-elle bête! elle n'y
songeait plus. Elle plia vivement sa robe de soie noire dans une
serviette, qu'elle épingla. Puis, elle cacha elle-même le paquet sous
le tablier de maman Coupeau, en lui recommandant de le tenir bien
aplati sur son ventre, à cause des voisins, qui n'avaient pas besoin
de savoir; et elle vint guetter sur la porte, pour voir si on ne
suivait pas la vieille femme. Mais celle-ci n'était pas devant le
charbonnier, qu'elle la rappela.

-- Maman! maman!

Elle la fit rentrer dans la boutique, ôta de son doigt son alliance,
en disant:

-- Tenez, mettez ça avec. Nous aurons davantage.

Et quand maman Coupeau lui eut rapporté vingt-cinq francs, elle dansa
de joie. Elle allait commander en plus six bouteilles de vin cacheté
pour boire avec le rôti. Les Lorilleux seraient écrasés.

Depuis quinze jours, c'était le rêve des Coupeau: écraser les
Lorilleux. Est-ce que ces sournois, l'homme et la femme, une jolie
paire vraiment, ne s'enfermaient pas quand ils mangeaient un bon
morceau, comme s'ils l'avaient volé? Oui, ils bouchaient la fenêtre
avec une couverture pour cacher la lumière et faire croire qu'ils
dormaient. Naturellement, ça empêchait les gens de monter; et ils
bâfraient seuls, ils se dépêchaient de s'empiffrer, sans lâcher un mot
tout haut. Même, le lendemain, ils se gardaient de jeter leurs os sur
les ordures, parce qu'on aurait su alors ce qu'ils avaient mangé;
madame Lorilleux allait, au bout de la rue, les lancer dans une bouche
d'égout; un matin, Gervaise l'avait surprise vidant là son panier
plein d'écales d'huîtres. Ah! non, pour sûr, ces rapiats n'étaient pas
larges des épaules, et toutes ces manigances venaient de leur rage à
vouloir paraître pauvres. Eh bien! on leur donnerait une leçon, on
leur prouverait qu'on n'était pas chien. Gervaise aurait mis sa table
en travers de la rue, si elle avait pu, histoire d'inviter chaque
passant. L'argent, n'est-ce pas? n'a pas été inventé pour moisir. Il
est joli, quand il luit tout neuf au soleil. Elle leur ressemblait si
peu maintenant, que, les jours où elle avait vingt sous, elle
s'arrangeait de façon à laisser croire qu'elle en avait quarante.

Maman Coupeau et Gervaise parlèrent des Lorilleux, en mettant la
table, dès trois heures. Elles avaient accroché de grands rideaux dans
la vitrine; mais, comme il faisait chaud, la porte restait ouverte, la
rue entière passait devant la table. Les deux femmes ne posaient pas
une carafe, une bouteille, une salière, sans chercher à y glisser une
intention vexatoire pour les Lorilleux. Elles les avaient placés de
manière à ce qu'ils pussent voir le développement superbe du couvert,
et elles leur réservaient la belle vaisselle, sachant bien que les
assiettes de porcelaine leur porteraient un coup.

-- Non, non, maman, cria Gervaise, ne leur donnez pas ces
serviettes-là! J'en ai deux qui sont damassées.

-- Ah bien! murmura la vieille femme, ils en crèveront, c'est sûr.

Et elles se sourirent, debout aux deux côtés de cette grande table
blanche, où les quatorze couverts alignés leur causaient un gonflement
d'orgueil. Ça faisait comme une chapelle au milieu de la boutique.
-- Aussi, reprit Gervaise, pourquoi sont-ils si rats!... Vous savez,
ils ont menti, le mois dernier, quand la femme a raconté partout
qu'elle avait perdu un bout de chaîne d'or, en allant reporter
l'ouvrage. Vrai! si celle-là perd jamais quelque chose!... C'était
simplement une façon de pleurer misère et de ne pas vous donner vos
cent sous.

-- Je ne les ai encore vus que deux fois, mes cent sous, dit maman
Coupeau.

-Voulez-vous parier! le mois prochain, ils inventeront une autre
histoire... Ça explique pourquoi ils bouchent leur fenêtre, quand ils
mangent un lapin. N'est-ce pas? on serait en droit de leur dire:
« Puisque vous mangez un lapin, vous pouvez bien donner cent sous à
votre mère. » Oh! ils ont du vice!... Qu'est-ce que vous seriez
devenue, si je ne vous avais pas prise avec nous?

Maman Coupeau hocha la tête. Ce jour-là, elle était tout à fait contre
les Lorilleux, à cause du grand repas que les Coupeau donnaient. Elle
aimait la cuisine, les bavardages autour des casseroles, les maisons
mises en l'air par les noces des jours de fête. D'ailleurs, elle
s'entendait d'ordinaire assez bien avec Gervaise. Les autres jours,
quand elles s'asticotaient ensemble, comme ça arrive dans tous les
ménages, la vieille femme bougonnait, se disait horriblement
malheureuse d'être ainsi à la merci de sa belle-fille. Au fond, elle
devait garder une tendresse pour madame Lorilleux; c'était sa fille,
après tout.

-- Hein? répéta Gervaise, vous ne seriez pas si grasse, chez eux? Et
pas de café, pas de tabac, aucune douceur!... Dites, est-ce qu'ils
vous auraient mis deux matelas à votre lit?

-- Non, bien sûr, répondit maman Coupeau. Lorsqu'ils vont entrer, je
me placerai en face de la porte pour voir leur nez.

Le nez des Lorilleux les égayait à l'avance. Mais il s'agissait de ne
pas rester planté là, à regarder la table. Les Coupeau avaient déjeuné
très tard, vers une heure, avec un peu de charcuterie, parce que les
trois fourneaux étaient déjà occupés, et qu'ils ne voulaient pas salir
la vaisselle lavée pour le soir. A quatre heures les deux femmes
furent dans leur coup de feu. L'oie rôtissait devant une coquille
placée par terre, contre le mur, à côté de la fenêtre ouverte; et la
bête était si grosse, qu'il avait fallu l'enfoncer de force dans la
rôtissoire. Ce louchon d'Augustine, assise sur un petit banc, recevant
en plein le reflet d'incendie de la coquille, arrosait l'oie gravement
avec une cuiller à long manche. Gervaise s'occupait des pois au lard.
Maman Coupeau, la tête perdue au milieu de tous ces plats, tournait,
attendait le moment de mettre réchauffer l'épinée et la blanquette.
Vers cinq heures, les invités commencèrent à arriver. Ce furent
d'abord les deux ouvrières, Clémence et madame Putois, toutes deux
endimanchées, la première en bleu, la seconde en noir; Clémence tenait
un géranium, madame Putois, un héliotrope; et Gervaise, qui justement
avait les mains blanches de farine, dut leur appliquer à chacune deux
gros baisers, les mains rejetées en arrière. Puis, sur leurs talons,
Virginie entra, mise comme une dame, en robe de mousseline imprimée,
avec une écharpe et un chapeau, bien qu'elle eût eu seulement la rue à
traverser. Celle-là apportait un pot d'oeillets rouges. Elle prit
elle-même la blanchisseuse dans ses grands bras et la serra fortement.
Enfin, parurent Boche avec un pot de pensées, madame Boche avec un pot
de réséda, madame Lerat avec une citronnelle, un pot dont la terre
avait sali sa robe de mérinos violet. Tout ce monde s'embrassait,
s'entassait dans la chambre, au milieu des trois fourneaux et de la
coquille, d'où montait une chaleur d'asphyxie. Les bruits de friture
des poêlons couvraient les voix. Une robe qui accrocha la rôtissoire,
causa une émotion. Ça sentait l'oie si fort, que les nez
s'agrandissaient. Et Gervaise était très aimable, remerciait chacun de
son bouquet, sans cesser pour cela de préparer la liaison de la
blanquette, au fond d'une assiette creuse. Elle avait posé les pots
dans la boutique, au bout de la table, sans leur enlever leur haute
collerette de papier blanc. Un parfum doux de fleurs se mêlait à
l'odeur de la cuisine.

-- Voulez-vous qu'on vous aide? dit Virginie. Quand je pense que vous
travaillez depuis trois jours à toute cette nourriture, et qu'on va
râfler ça en un rien de temps!

-- Dame! répondit Gervaise, ça ne se ferait pas tout seul... Non, ne
vous salissez pas les mains. Vous voyez, tout est prêt. Il n'y a plus
que le potage...

Alors on se mit à l'aise. Les dames posèrent sur le lit leurs châles
et leurs bonnets, puis relevèrent leurs jupes avec des épingles, pour
ne pas les salir. Boche, qui avait renvoyé sa femme garder la loge
jusqu'à l'heure du dîner, poussait déjà Clémence dans le coin de la
mécanique, en lui demandant si elle était chatouilleuse; et Clémence
haletait, se tordait, pelotonnée et les seins crevant son corsage, car
l'idée seule des chatouilles lui faisait courir un frisson partout.
Les autres dames, afin de ne pas gêner les cuisinières, venaient
également de passer dans la boutique, où elles se tenaient contre les
murs, en face de la table; mais, comme la conversation continuait par
la porte ouverte, et qu'on ne s'entendait pas, à tous moments elles
retournaient au fond, envahissant la pièce avec de brusques éclats de
voix, entourant Gervaise qui s'oubliait à leur répondre, sa cuiller
fumante au poing. On riait, on en lâchait de fortes. Virginie ayant
dit qu'elle ne mangeait plus depuis deux jours, pour se faire un trou,
cette grande sale de Clémence en raconta une plus raide: elle s'était
creusée, en prenant le matin un bouillon pointu, comme les Anglais.
Alors, Boche donna un moyen de digérer tout de suite, qui consistait à
se serrer dans une porte, après chaque plat; ça se pratiquait aussi
chez les Anglais, ça permettait de manger douze heures à la file, sans
se fatiguer l'estomac. N'est-ce pas? la politesse veut qu'on mange,
lorsqu'on est invité à dîner. On ne met pas du veau, et du cochon, et
de l'oie, pour les chats. Oh! la patronne pouvait être tranquille: on
allait lui nettoyer ça si proprement, qu'elle n'aurait même pas besoin
de laver sa vaisselle le lendemain. Et la société semblait s'ouvrir
l'appétit en venant renifler au-dessus dès poêlons et de la
rôtissoire. Les dames finirent par faire les jeunes filles; elles
jouaient à se pousser, elles couraient d'une pièce à l'autre,
ébranlant le plancher, remuant et développant les odeurs de cuisine
avec leurs jupons, dans un vacarme assourdissant, où les rires se
mêlaient au bruit du couperet de maman Coupeau, hachant du lard.

Justement, Goujet se présenta au moment où tout le monde sautait en
criant, pour la rigolade. Il n'osait pas entrer, intimidé, avec un
grand rosier blanc entre les bras, une plante magnifique dont la tige
montait jusqu'à sa figure et mêlait des fleurs dans sa barbe jaune.
Gervaise courut à lui, les joues enflammées par le feu des fourneaux.
Mais il ne savait pas se débarrasser de son pot; et, quand elle le lui
eut pris des mains, il bégaya, n'osant l'embrasser. Ce fut elle qui
dut se hausser, poser la joue contre ses lèvres; même il était si
troublé, qu'il l'embrassa sur l'oeil, rudement, à l'éborgner. Tous
deux restèrent tremblants.

-- Oh! monsieur Goujet, c'est trop beau! dit-elle en plaçant le rosier
à côté des autres fleurs, qu'il dépassait de tout son panache de
feuillage.

-- Mais non, mais non, répétait-il sans trouver autre chose.

Et, quand il eut poussé un gros soupir, un peu remis, il annonça qu'il
ne fallait pas compter sur sa mère; elle avait sa sciatique. Gervaise
fut désolée; elle parla de mettre un morceau d'oie de côté, car elle
tenait absolument à ce que madame Goujet mangeât de la bête.
Cependant, on n'attendait plus personne. Coupeau devait flâner par là,
dans le quartier, avec Poisson, qu'il était allé prendre chez lui,
après le déjeuner; ils ne tarderaient pas à rentrer, ils avaient
promis d'être exacts pour six heures. Alors, comme le potage était
presque cuit, Gervaise appela madame Lerat, en disant que le moment
lui semblait venu de monter chercher les Lorilleux. Madame Lerat,
aussitôt, devint très grave: c'était elle qui avait mené toute la
négociation et réglé entre les deux ménages comment les choses se
passeraient. Elle remit son châle et son bonnet; elle monta, raide
dans ses jupes, l'air important. En bas, la blanchisseuse continua à
tourner son potage, des pâtes d'Italie, sans dire un mot. La société,
brusquement sérieuse, attendait avec solennité.

Ce fut madame Lerat qui reparut la première. Elle avait fait le tour
par la rue, pour donner plus de pompe à la réconciliation. Elle tint
de la main la porte de la boutique grande ouverte, tandis que madame
Lorilleux, en robe de soie, s'arrêtait sur le seuil. Tous les invités
s'étaient levés. Gervaise s'avança, embrassa sa belle-soeur, comme il
était convenu, en disant:

-- Allons, entrez. C'est fini, n'est-ce pas?... Nous serons gentilles
toutes les deux.

Et madame Lorilleux répondit:

-- Je ne demande pas mieux que ça dure toujours.

Quand elle fut entrée, Lorilleux s'arrêta également sur le seuil, et
il attendit aussi d'être embrassé, avant de pénétrer dans la boutique.
Ni l'un ni l'autre n'avait apporté de bouquet; ils s'y étaient
refusés, ils trouvaient qu'ils auraient trop l'air de se soumettre à
la Banban, s'ils arrivaient chez elle avec des fleurs, la première
fois. Cependant, Gervaise criait à Augustine de donner deux litres.
Puis, sur un bout de la table, elle versa des verres de vin, appela
tout le monde. Et chacun prit un verre, on trinqua à la bonne amitié
de la famille. Il y eut un silence, la société buvait, les dames
levaient le coude, d'un trait, jusqu'à la dernière goutte.

-- Rien n'est meilleur avant la soupe, déclara Boche, avec un
claquement de langue. Ça vaut mieux qu'un coup de pied au derrière.

Maman Coupeau s'était placée en face de la porte, pour voir le nez des
Lorilleux. Elle tirait Gervaise par la jupe, elle l'emmena dans la
pièce du fond. Et, toutes deux penchées au-dessus du potage, elles
causèrent vivement, à voix basse.

-- Hein? quel pif! dit la vieille femme. Vous n'avez pas pu les voir,
vous. Mais moi, je les guettais... Quand elle a aperçu la table,
tenez! sa figure s'est tortillée comme ça, les coins de sa bouche sont
montés toucher ses yeux; et lui, ça l'a étranglé, il s'est mis à
tousser... Maintenant, regardez-les, là-bas; ils n'ont plus de salive,
ils se mangent les lèvres.

-- Ça fait de la peine, des gens jaloux à ce point, murmura Gervaise.

Vrai, les Lorilleux avaient une drôle de tête. Personne, bien sûr,
n'aime à être écrasé; dans les familles surtout, quand les uns
réussissent, les autres ragent, c'est naturel. Seulement, on se
contient, n'est-ce pas? on ne se donne pas en spectacle. Eh bien! les
Lorilleux ne pouvaient pas se contenir. C'était plus fort qu'eux, ils
louchaient, ils avaient le bec de travers. Enfin, ça se voyait si
clairement, que les autres invités les regardaient et leur demandaient
s'ils n'étaient pas indisposés. Jamais ils n'avaleraient la table avec
ses quatorze couverts, son linge blanc, ses morceaux de pain coupés à
l'avance. On se serait cru dans un restaurant des boulevards. Madame
Lorilleux fit le tour, baissa le nez pour ne pas voir les fleurs; et,
sournoisement, elle tâta la grande nappe, tourmentée par l'idée
qu'elle devait être neuve.

-- Nous y sommes! cria Gervaise, en reparaissant, souriante, les bras
nus, ses petits cheveux blonds envolés sur les tempes.

Les invités piétinaient autour de la table. Tous avaient faim,
bâillaient légèrement, l'air embêté.

-- Si le patron arrivait, reprit la blanchisseuse, nous pourrions
commencer.

-- Ah bien! dit madame Lorilleux, la soupe a le temps de refroidir...
Coupeau oublie toujours. Il ne fallait pas le laisser filer.

Il était déjà six heures et demie. Tout brûlait, maintenant; l'oie
serait trop cuite. Alors, Gervaise, désolée, parla d'envoyer quelqu'un
dans le quartier voir, chez les marchands de vin, si l'on
n'apercevrait pas Coupeau. Puis, comme Goujet s'offrait, elle voulut
aller avec lui; Virginie, inquiète de son mari, les accompagna. Tous
les trois, en cheveux, barraient le trottoir. Le forgeron, qui avait
sa redingote, tenait Gervaise à son bras gauche et Virginie à son bras
droit: il faisait le panier à deux anses, disait-il; et le mot leur
parut si drôle, qu'ils s'arrêtèrent, les jambes cassées par le rire.
Ils se regardèrent dans la glace du charcutier, ils rirent plus fort.
A Goujet tout noir, les deux femmes semblaient deux cocottes
mouchetées, la couturière avec sa toilette de mousseline semée de
bouquets roses, la blanchisseuse en robe de percale blanche à pois
bleus, les poignets nus, une petite cravate de soie grise nouée au
cou. Le monde se retournait pour les voir passer, si gais, si frais,
endimanchés un jour de semaine, bousculant la foule qui encombrait la
rue des Poissonniers, dans la tiède soirée de juin. Mais il ne
s'agissait pas de rigoler. Ils allaient droit à la porte de chaque
marchand de vin, allongeaient la tête, cherchaient devant le comptoir.
Est-ce que cet animal de Coupeau était parti boire la goutte à
l'Arc-de-Triomphe? Déjà ils avaient battu tout le haut de la rue,
regardant aux bons endroits: à la Petite-Civette, renommée pour les
prunes; chez la mère Baquet, qui vendait du vin d'Orléans à huit sous;
au Papillon, le rendez-vous de messieurs les cochers, des gens
difficiles. Pas de Coupeau. Alors, comme ils descendaient vers le
boulevard, Gervaise, en passant devant François, le mastroquet du
coin, poussa un léger cri.

-- Quoi donc? demanda Goujet.

La blanchisseuse ne riait plus. Elle était très-blanche, et si
émotionnée, qu'elle avait failli tomber. Virginie comprit tout d'un
coup, envoyant chez François, assis à une table, Lantier qui dînait
tranquillement. Les deux femmes entraînèrent le forgeron.

-- Le pied m'a tourné, dit Gervaise, quand elle put parler.

Enfin, au bas de la rue, ils découvrirent Coupeau et Poisson dans
l'Assommoir du père Colombe. Ils se tenaient debout, au milieu d'un
tas d'hommes; Coupeau, en blouse grise, criait, avec des gestes
furieux et des coups de poing sur le comptoir; Poisson, qui n'était
pas de service ce jour-là, serré dans un vieux paletot marron,
l'écoutait, la mine terne et silencieuse, hérissant son impériale et
ses moustaches rouges. Goujet laissa les femmes au bord du trottoir,
vint poser la main sur l'épaule du zingueur. Mais quand ce dernier
aperçut Gervaise et Virginie dehors, il se fâcha. Qui est-ce qui lui
avait fichu des femelles de cette espèce? Voilà que les jupons le
relançaient maintenant! Eh bien! il ne bougerait pas, elles pouvaient
manger leur saloperie de dîner toutes seules. Pour l'apaiser, il
fallut que Goujet acceptât une tournée de quelque chose; encore mit-il
de la méchanceté à traîner cinq grandes minutes devant le comptoir.
Lorsqu'il sortit enfin, il dit à sa femme:

-- Ça ne me va pas... Je reste où j'ai affaire, entends-tu!

Elle ne répondit rien. Elle était toute tremblante. Elle avait dû
causer de Lantier avec Virginie, car celle-ci poussa son mari et
Goujet en leur criant de marcher les premiers. Les deux femmes se
mirent ensuite aux côtés du zingueur, pour l'occuper et l'empêcher de
voir. Il était à peine allumé, plutôt étourdi d'avoir gueulé que
d'avoir bu. Par taquinerie, comme elles semblaient vouloir suivre le
trottoir de gauche, il les bouscula, il passa sur le trottoir de
droite. Elles coururent, effrayées, et tâchèrent de masquer la porte
de François. Mais Coupeau devait savoir que Lantier était là. Gervaise
demeura stupide, en l'entendant grogner:

-- Oui, n'est-ce pas! ma biche, il y a là un cadet de notre
connaissance. Faut pas me prendre pour un jobard... Que je te pince à
te balader encore, avec tes yeux en coulisse!

Et il lâcha des mots crus. Ce n'était pas lui qu'elle cherchait, les
coudes à l'air, la margoulette enfarinée; c'était son ancien marlou.
Puis, brusquement, il fut pris d'une rage folle contre Lantier. Ah! le
brigand, ah! la crapule! Il fallait que l'un des deux restât sur le
trottoir, vidé comme un lapin. Cependant, Lantier paraissait ne pas
comprendre, mangeait lentement du veau à l'oseille. On commençait à
s'attrouper. Virginie emmena enfin Coupeau, qui se calma subitement,
dès qu'il eut tourné le coin de la rue. N'importe, on revint à la
boutique moins gaiement qu'on n'en était sorti.

Autour de la table, les invités attendaient avec des mines longues. Le
zingueur donna des poignées de main, en se dandinant devant les dames.
Gervaise, un peu oppressée, parlait à demi-voix, faisait placer le
monde. Mais, brusquement, elle s'aperçut que, madame Goujet n'étant
pas venue, une place allait rester vide, la place à côté de madame
Lorilleux.

-- Nous sommes treize! dit-elle, très émue, voyant là une nouvelle
preuve du malheur dont elle se sentait menacée depuis quelque temps.

Les dames, déjà assises, se levèrent d'un air inquiet et fâché. Madame
Putois offrit de se retirer, parce que, selon elle, il ne fallait pas
jouer avec ça; d'ailleurs, elle ne toucherait à rien, les morceaux ne
lui profiteraient pas. Quant à Boche, il ricanait: il aimait mieux
être treize que quatorze; les parts seraient plus grosses, voilà tout.

-- Attendez! reprit Gervaise. Ça va s'arranger.

Et, sortant sur le trottoir, elle appela le père Bru qui traversait
justement la chaussée. Le vieil ouvrier entra, courbé, roidi, la face
muette.

-- Asseyez-vous là, mon brave homme, dit la blanchisseuse. Vous voulez
bien manger avec nous, n'est-ce pas?

Il hocha simplement la tête. Il voulait bien, ça lui était égal.

-- Hein! autant lui qu'un autre, continua-t-elle, baissant la voix. Il
ne mange pas souvent à sa faim. Au moins, il se régalera encore une
fois... Nous n'aurons pas de remords à nous emplir, maintenant.

Goujet avait les yeux humides, tant il était touché. Les autres
s'apitoyèrent, trouvèrent ça très bien, en ajoutant que ça leur
porterait bonheur à tous. Cependant, madame Lorilleux ne semblait pas
contente d'être près du vieux; elle s'écartait, elle jetait des coups
d'oeil dégoûtés sur ses mains durcies, sur sa blouse rapiécée et
déteinte. Le père Bru restait la tête basse, gêné surtout par la
serviette qui cachait l'assiette, devant lui. Il finit par l'enlever
et la posa doucement au bord de la table, sans songer à la mettre sur
ses genoux.

Enfin, Gervaise servait le potage aux pâtes d'Italie, les invités
prenaient leurs cuillers, lorsque Virginie fit remarquer que Coupeau
avait encore disparu. Il était peut-être bien retourné chez le père
Colombe. Mais la société se fâcha. Cette fois, tant pis! on ne
courrait pas après lui, il pouvait rester dans la rue, s'il n'avait
pas faim. Et, comme les cuillers tapaient au fond des assiettes,
Coupeau reparut, avec deux pots, un sous chaque bras, une giroflée et
une balsamine. Toute la table battit des mains, Lui, galant, alla
poser ses pots, l'un à droite, l'autre à gauche du verre de Gervaise;
puis, il se pencha, et, l'embrassant:

-- Je t'avais oubliée, ma biche... Ça n'empêche pas, on s'aime tout de
même, dans un jour comme le jour d'aujourd'hui.

-- Il est très bien, monsieur Coupeau, ce soir, murmura Clémence à
l'oreille de Boche. Il a tout ce qu'il lui faut, juste assez pour être
aimable.

La bonne manière du patron rétablit la gaieté, un moment compromise.
Gervaise, tranquillisée, était redevenue toute souriante. Les convives
achevaient le potage. Puis les litres circulèrent, et l'on but le
premier verre de vin, quatre doigts de vin pur, pour faire couler les
pâtes. Dans la pièce voisine, on entendait les enfants se disputer. Il
y avait là Étienne, Nana, Pauline et le petit Victor Fauconnier. On
s'était décidé à leur installer une table pour eux quatre, en leur
recommandant d'être bien sages. Ce louchon d'Augustine, qui
surveillait les fourneaux, devait manger sur ses genoux.

-- Maman! maman! s'écria brusquement Nana, c'est Augustine qui laisse
tomber son pain dans la rôtissoire!

La blanchisseuse accourut et surprit le louchon en train de se brûler
le gosier, pour avaler plus vite une tartine toute trempée de graisse
d'oie bouillante. Elle la calotta, parce que cette satanée gamine
criait que ce n'était pas vrai.

Après le boeuf, quand la blanquette apparut, servie dans un saladier,
le ménage n'ayant pas de plat assez grand, un rire courut parmi les
convives.

-- Ça va devenir sérieux, déclara Poisson, qui parlait rarement.

Il était sept heures et demie. Ils avaient fermé la porte de la
boutique, afin de ne pas être mouchardés par le quartier; en face
surtout, le petit horloger ouvrait des yeux comme des tasses, et leur
ôtait les morceaux de la bouche, d'un regard si glouton, que ça les
empêchait de manger. Les rideaux pendus devant les vitres laissaient
tomber une grande lumière blanche, égale, sans une ombre, dans
laquelle baignait la table, avec ses couverts encore symétriques, ses
pots de fleurs habillés de hautes collerettes de papier; et cette
clarté pâle, ce lent crépuscule donnait à la société un air distingué.
Virginie trouva le mot: elle regarda la pièce, close et tendue de
mousseline, et déclara que c'était gentil. Quand une charrette passait
dans la rue, les verres sautaient sur la nappe, les dames étaient
obligées de crier aussi fort que les hommes. Mais on causait peu, on
se tenait bien, on se faisait des politesses. Coupeau seul était en
blouse, parce que, disait-il, on n'a pas besoin de se gêner avec des
amis, et que la blouse est du reste le vêtement d'honneur de
l'ouvrier. Les dames, sanglées dans leur corsage, avaient des bandeaux
empâtés de pommade, où le jour se reflétait; tandis que les messieurs,
assis loin de la table, bombaient la poitrine et écartaient les
coudes, par crainte de tacher leur redingote.

Ah! tonnerre! quel trou dans la blanquette! Si l'on ne parlait guère,
on mastiquait ferme. Le saladier se creusait, une cuiller plantée dans
la sauce épaisse, une bonne sauce jaune qui tremblait comme une gelée.
Là dedans, on péchait les morceaux de veau; et il y en avait toujours,
le saladier voyageait de main en main, les visages se penchaient et
cherchaient des champignons. Les grands pains, posés contre le mur,
derrière les convives, avaient l'air de fondre. Entre les bouchées, on
entendait les culs des verres retomber sur la table. La sauce était un
peu trop salée, il fallut quatre litres pour noyer cette bougresse de
blanquette, qui s'avalait comme une crème et qui vous mettait un
incendie dans le ventre. Et l'on n'eut pas le temps de souffler,
l'épinée de cochon, montée sur un plat creux, flanquée de grosses
pommes de terre rondes, arrivait au milieu d'un nuage. Il y eut un
cri. Sacré nom! c'était trouvé! Tout le monde aimait ça. Pour le coup,
on allait se mettre en appétit; et chacun suivait le plat d'un oeil
oblique, en essuyant son couteau sur son pain, afin d'être prêt. Puis,
lorsqu'on se fut servi, on se poussa du coude, on parla, la bouche
pleine. Hein? quel beurre, cette épinée! quelque chose de doux et de
solide qu'on sentait couler le long de son boyau, jusque dans ses
bottes. Les pommes de terre étaient un sucre. Ça n'était pas salé;
mais, juste à cause des pommes de terre, ça demandait un coup
d'arrosoir toutes les minutes. On cassa le goulot à quatre nouveaux
litres. Les assiettes furent si proprement torchées, qu'on n'en
changea pas pour manger les pois au lard. Oh! les légumes ne tiraient
pas à conséquence. On gobait ça à pleine cuiller, en s'amusant. De la
vraie gourmandise enfin, comme qui dirait le plaisir des dames. Le
meilleur, dans les pois, c'étaient les lardons, grillés à point, puant
le sabot de cheval. Deux litres suffirent.

-- Maman! maman! cria tout à coup Nana, c'est Augustine qui met ses
mains dans mon assiette!

-- Tu m'embêtes! fiche-lui une claque! répondit Gervaise, en train de
se bourrer de petits pois.

Dans la pièce voisine, à la table des enfants, Nana faisait la
maîtresse de maison. Elle s'était assise à côté de Victor et avait
placé son frère Étienne près de la petite Pauline; comme ça, ils
jouaient au ménage, ils étaient des mariés en partie de plaisir.
D'abord, Nana avait servi ses invités très gentiment, avec des mines
souriantes de grande personne; mais elle venait de céder à son amour
des lardons, elle les avait tous gardés pour elle. Ce louchon
d'Augustine, qui rôdait sournoisement autour des enfants, profitait de
ça pour prendre les lardons à pleine main, sous prétexte de refaire le
partage. Nana, furieuse, la mordit au poignet.

-- Ah! tu sais, murmura Augustine, je vais rapporter à ta mère
qu'après la blanquette tu as dit à Victor de t'embrasser.

Mais tout rentra dans l'ordre, Gervaise et maman Coupeau arrivaient
pour débrocher l'oie. A la grande table, on respirait, renversé sur
les dossiers des chaises. Les hommes déboutonnaient leur gilet, les
dames s'essuyaient la figure avec leur serviette. Le repas fut comme
interrompu; seuls, quelques convives, les mâchoires en branle,
continuaient à avaler de grosses bouchées de pain, sans même s'en
apercevoir. On laissait la nourriture se tasser, on attendait. La
nuit, lentement, était tombée; un jour sale, d'un gris de cendre,
s'épaississait derrière les rideaux. Quand Augustine posa deux lampes
allumées, une à chaque bout de la table, la débandade du couvert
apparut sous la vive clarté, les assiettes et les fourchettes grasses,
la nappe tachée de vin, couverte de miettes. On étouffait dans l'odeur
forte qui montait. Cependant, les nez se tournaient vers la cuisine, à
certaines bouffées chaudes.

-- Peut-on vous donner un coup de main? cria Virginie.

Elle quitta sa chaise, passa dans la pièce voisine. Toutes les femmes,
une à une, la suivirent. Elles entourèrent la rôtissoire, elles
regardèrent avec un intérêt profond Gervaise et maman Coupeau qui
tiraient sur la bête. Puis, une clameur s'éleva, où l'on distinguait
les voix aiguës et les sauts de joie des enfants. Et il y eut une
rentrée triomphale: Gervaise portait l'oie, les bras raidis, la face
suante, épanouie dans un large rire silencieux; les femmes marchaient
derrière elle, riaient comme elle; tandis que Nana, tout au bout, les
yeux démesurément ouverts, se haussait pourvoir. Quand l'oie fut sur
la table, énorme, dorée, ruisselante de jus, on ne l'attaqua pas tout
de suite. C'était un étonnement, une surprise respectueuse, qui avait
coupé la voix à la société. On se la montrait avec des clignements
d'yeux et des hochements de menton. Sacré mâtin! quelle dame! quelles
cuisses et quel ventre!

-- Elle ne s'est pas engraissée à lécher les murs, celle-là! dit
Boche.

Alors, on entra dans des détails sur la bête. Gervaise précisa des
faits: la bête était la plus belle pièce qu'elle eût trouvée chez le
marchand de volailles du faubourg Poissonnière; elle pesait douze
livres et demie à la balance du charbonnier; on avait brûlé un
boisseau de charbon pour la faire cuire, et elle venait de rendre
trois bols de graisse. Virginie l'interrompit pour se vanter d'avoir
vu la bête crue: on l'aurait mangée comme ça, disait-elle, tant la
peau était fine et blanche, une peau de blonde, quoi! Tous les hommes
riaient avec une gueulardise polissonne, qui leur gonflait les lèvres.
Cependant, Lorilleux et madame Lorilleux pinçaient le nez, suffoqués
de voir une oie pareille sur la table de la Banban.

-- Eh bien! voyons, on ne va pas la manger entière, finit par dire la
blanchisseuse. Qui est-ce qui coupe?... Non, non, pas moi! C'est trop
gros, ça me fait peur.

Coupeau s'offrait. Mon Dieu! c'était bien simple: on empoignait les
membres, on tirait dessus; les morceaux restaient bons tout de même.
Mais on se récria, on reprit de force le couteau de cuisine au
zingueur; quand il découpait, il faisait un vrai cimetière dans le
plat. Pendant un moment, on chercha un homme de bonne volonté. Enfin,
madame Lerat dit d'une voix aimable:

-- Écoutez, c'est à monsieur Poisson... certainement, à monsieur
Poisson...

Et, comme la société semblait ne pas comprendre, elle ajouta avec une
intention plus flatteuse encore:

-- Bien sûr, c'est à monsieur Poisson, qui a l'usage des armes.

Et elle passa au sergent de ville le couteau de cuisine qu'elle tenait
à la main. Toute la table eut un rire d'aise et d'approbation. Poisson
inclina la tête avec une raideur militaire et prit l'oie devant lui.
Ses voisines, Gervaise et madame Boche, s'écartèrent, firent de la
place à ses coudes. Il découpait lentement, les gestes élargis, les
yeux fixés sur la bête, comme pour la clouer au fond du plat. Quand il
enfonça le couteau dans la carcasse, qui craqua, Lorilleux eut un élan
de patriotisme. Il cria:

-- Hein! si c'était un Cosaque!

-- Est-ce que vous vous êtes battu avec des Cosaques, monsieur
Poisson? demanda madame Boche.

-- Non, avec des Bédouins, répondit le sergent de ville, qui détachait
une aile. Il n'y a plus de Cosaques.

Mais un gros silence se fit. Les têtes s'allongeaient, les regards
suivaient le couteau. Poisson ménageait une surprise. Brusquement, il
donna un dernier coup; l'arrière-train de la bête se sépara et se tint
debout, le croupion en l'air: c'était le bonnet d'évêque. Alors,
l'admiration éclata. Il n'y avait que les anciens militaires pour être
aimables en société. Cependant, l'oie venait de laisser échapper un
flot de jus par le trou béant de son derrière; et Boche rigolait.

-- Moi, je m'abonne, murmura-t-il, pour qu'on me fasse comme ça pipi
dans la bouche.

-- Oh! le sale! crièrent les dames. Faut-il être sale!

-- Non, je ne connais pas d'homme aussi dégoûtant! dit madame Boche,
plus furieuse que les autres. Tais-toi, entends-tu! Tu dégoûterais une
armée... Vous savez que c'est pour tout manger!

A ce moment, Clémence répétait, au milieu du bruit, avec insistance:

-- Monsieur Poisson, écoutez, monsieur Poisson... Vous me garderez le
croupion, n'est-ce pas?

-- Ma chère, le croupion vous revient de droit, dit madame Lerat, de
son air discrètement égrillard.

Pourtant, l'oie était découpée. Le sergent de ville, après avoir
laissé la société admirer le bonnet d'évêque pendant quelques minutes,
venait d'abattre les morceaux et de les ranger autour du plat. On
pouvait se servir. Mais les dames, qui dégrafaient leur robe, se
plaignaient de la chaleur. Coupeau cria qu'on était chez soi, qu'il
emmiellait les voisins; et il ouvrit toute grande la porte de la rue,
la noce continua au milieu du roulement des fiacres et de la
bousculade des passants sur les trottoirs. Alors, les mâchoires
reposées, un nouveau trou dans l'estomac, on recommença à dîner, on
tomba sur l'oie furieusement. Rien qu'à attendre et à regarder
découper la bête, disait ce farceur de Boche, ça lui avait fait
descendre la blanquette et l'épinée dans les mollets.

Par exemple, il y eut là un fameux coup de fourchette; c'est-à-dire
que personne de la société ne se souvenait de s'être jamais collé une
pareille indigestion sur la conscience. Gervaise, énorme, tassée sur
les coudes, mangeait de gros morceaux de blanc, ne parlant pas, de
peur de perdre une bouchée; et elle était seulement un peu honteuse
devant Goujet, ennuyée de se montrer ainsi, gloutonne comme une
chatte. Goujet, d'ailleurs, s'emplissait trop lui-même, à la voir
toute rose de nourriture. Puis, dans sa gourmandise, elle restait si
gentille et si bonne! Elle ne parlait pas, mais elle se dérangeait à
chaque instant, pour soigner le père Bru et lui passer quelque chose
de délicat sur son assiette. C'était même touchant de regarder cette
gourmande s'enlever un bout d'aile de la bouche, pour le donner au
vieux, qui ne semblait pas connaisseur et qui avalait tout, la tête
basse, abêti de tant bâfrer, lui dont le gésier avait perdu le goût du
pain. Les Lorilleux passaient leur rage sur le rôti; ils en prenaient
pour trois jours, ils auraient englouti le plat, la table et la
boutique, afin de ruiner la Banban du coup. Toutes les dames avaient
voulu de la carcasse; la carcasse, c'est le morceau des dames. Madame
Lerat, madame Boche, madame Putois grattaient des os, tandis que maman
Coupeau, qui adorait le cou, eu arrachait la viande avec ses deux
dernières dents. Virginie, elle, aimait la peau, quand elle était
rissolée, et chaque convive lui passait sa peau, par galanterie; si
bien que Poisson jetait à sa femme des regards sévères, en lui
ordonnant de s'arrêter, parce qu'elle en avait assez comme ça: une
fois déjà, pour avoir trop mangé d'oie rôtie, elle était restée quinze
jours au lit, le ventre enflé. Mais Coupeau se fâcha et servit un haut
de cuisse à Virginie, criant que, tonnerre de Dieu! si elle ne le
décrottait pas, elle n'était pas une femme. Est-ce que l'oie avait
jamais fait du mal à quelqu'un? Au contraire, l'oie guérissait les
maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert. Lui, en
aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé; et, pour crâner, il
s'enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant, Clémence
achevait son croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres, en se
tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait tout
bas des indécences. Ah! nom de Dieu! oui, on s'en flanqua une bosse!
Quand on y est, on y est, n'est-ce pas? et si l'on ne se paie qu'un
gueuleton par-ci par-là, on serait joliment godiche de ne pas s'en
fourrer jusqu'aux oreilles. Vrai, on voyait les bedons se gonfler à
mesure. Les dames étaient grosses. Ils pétaient dans leur peau, les
sacrés goinfres! La bouche ouverte, le menton barbouillé de graisse,
ils avaient des faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu'on
aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité.

Et le vin donc, mes enfants! ça coulait autour de la table comme l'eau
coule à la Seine. Un vrai ruisseau, lorsqu'il a plu et que la terre a
soif. Coupeau versait de haut, pour voir le jet rouge écumer; et quand
un litre était vide, il faisait la blague de retourner le goulot et de
le presser du geste familier aux femmes qui traient les vaches. Encore
une négresse qui avait la gueule cassée! Dans un coin de la boutique,
le tas des négresses mortes grandissait, un cimetière de bouteilles
sur lequel on poussait les ordures de la nappe. Madame Putois ayant
demandé de l'eau, le zingueur indigné venait d'enlever lui-même les
carafes. Est-ce que les honnêtes gens buvaient de l'eau? Elle voulait
donc avoir des grenouilles dans l'estomac? Et les verres se vidaient
d'une lampée, on entendait le liquide jeté d'un trait tomber dans la
gorge, avec le bruit des eaux de pluie le long des tuyaux de descente,
les jours d'orage. Il pleuvait du piqueton, quoi? un piqueton qui
avait d'abord un goût de vieux tonneau, mais auquel on s'habituait
joliment, à ce point qu'il finissait par sentir la noisette. Ah! Dieu
de Dieu! les jésuites avaient beau dire, le jus de la treille était
tout de même une fameuse invention! La société riait, approuvait; car,
enfin, l'ouvrier n'aurait pas pu vivre sans le vin, le papa Noé devait
avoir planté la vigne pour les zingueurs, les tailleurs et les
forgerons. Le vin décrassait et reposait du travail, mettait le feu au
ventre des fainéants; puis, lorsque le farceur vous jouait des tours,
eh bien! le roi n'était pas votre oncle, Paris vous appartenait. Avec
ça que l'ouvrier, échiné, sans le sou, méprisé par les bourgeois,
avait tant de sujets de gaieté, et qu'on était bienvenu de lui
reprocher une cocarde de temps à autre, prise à la seule fin de voir
la vie en rose! Hein! à cette heure, justement, est-ce qu'on ne se
fichait pas de l'empereur? Peut-être bien que l'empereur lui aussi
était rond, mais ça n'empêchait pas, on se fichait de lui, on le
défiait bien d'être plus rond et de rigoler davantage. Zut pour les
aristos! Coupeau envoyait le monde à la balançoire. Il trouvait les
femmes chouettes, il tapait sur sa poche où trois sous se battaient,
en riant comme s'il avait remué des pièces de cent sous à la pelle.
Goujet lui-même, si sobre d'habitude, se piquait le nez. Les yeux de
Boche se rapetissaient, ceux de Lorilleux devenaient pâles, tandis que
Poisson roulait des regards de plus en plus sévères dans sa face
bronzée d'ancien soldat. Ils étaient déjà soûls comme des tiques. Et
les dames avaient leur pointe, oh! une culotte encore légère, le vin
pur aux joues, avec un besoin de se déshabiller qui leur faisait
enlever leur fichu; seule, Clémence commençait à n'être plus
convenable. Mais, brusquement, Gervaise se souvint des six bouteilles
de vin cacheté; elle avait oublié de les servir avec l'oie; elle les
apporta, on emplit les verres. Alors, Poisson se souleva et dit, son
verre à la main:

-- Je bois à la santé de la patronne.

Toute la société, avec un fracas de chaises remuées, se mit debout;
les bras se tendirent, les verres se choquèrent, au milieu d'une
clameur.

-- Dans cinquante ans d'ici! cria Virginie.

-- Non, non, répondit Gervaise émue et souriante, je serais trop
vieille. Allez, il vient un jour où l'on est content de partir.

Cependant, par la porte grande ouverte, le quartier regardait et était
de la noce. Des passants s'arrêtaient dans le coup de lumière élargi
sur les pavés, et riaient d'aise, avoir ces gens avaler de si bon
coeur. Les cochers, penchés sur leurs sièges, fouettant leurs rosses,
jetaient un regard, lâchaient une rigolade: « Dis donc, tu ne paies
rien?... Ohé! la grosse mère, je vas chercher l'accoucheuse!... » Et
l'odeur de l'oie réjouissait et épanouissait la rue; les garçons de
l'épicier croyaient manger de la bête, sur le trottoir d'en face; la
fruitière et la tripière, à chaque instant, venaient se planter devant
leur boutique, pour renifler en l'air, en se léchant les lèvres.
Positivement, la rue crevait d'indigestion. Mesdames Cudorge, la mère
et la fille, les marchandes de parapluies d'à côté, qu'on n'apercevait
jamais, traversèrent la chaussée l'une derrière l'autre, les yeux en
coulisse, rouges comme si elles avaient fait des crêpes. Le petit
bijoutier, assis à son établi, ne pouvait plus travailler, soûl
d'avoir compté les litres, très excité au milieu de ses coucous
joyeux. Oui, les voisins en fumaient! criait Coupeau. Pourquoi donc se
serait-on caché? La société, lancée, n'avait plus honte de se montrer
à table; au contraire, ça la flattait et réchauffait, ce monde
attroupé, béant de gourmandise; elle aurait voulu enfoncer la
devanture, pousser le couvert jusqu'à la chaussée, se payer là le
dessert, sous le nez du public, dans le branle du pavé. On n'était pas
dégoûtant à voir, n'est-ce pas? Alors, on n'avait pas besoin de
s'enfermer comme des égoïstes. Coupeau, voyant le petit horloger
cracher là-bas des pièces de dix sous, lui montra de loin une
bouteille; et, l'autre ayant accepté de la tête, il lui porta la
bouteille et un verre. Une fraternité s'établissait avec la rue. On
trinquait à ceux qui passaient. On appelait les camarades qui avaient
l'air bon zig. Le gueuleton s'étalait, gagnait de proche en proche,
tellement que le quartier de la Goutte-d'Or entier sentait la
boustifaille et se tenait le ventre, dans un bacchanal de tous les
diables.

Depuis un instant, madame Vigouroux, la charbonnière, passait et
repassait devant la porte.

-- Eh! madame Vigouroux! madame Vigouroux! hurla la société.

Elle entra, avec un rire de bête, débarbouillée, grasse à crever son
corsage. Les hommes aimaient à la pincer, parce qu'ils pouvaient la
pincer partout, sans jamais rencontrer un os. Boche la fit asseoir
près de lui; et, tout de suite, sournoisement, il prit son genou, sous
la table. Mais elle, habituée à ça, vidait tranquillement un verre de
vin, en racontant que les voisins étaient aux fenêtres, et que des
gens, dans la maison, commençaient à se fâcher.

-- Oh! ça, c'est notre affaire, dit madame Boche. Nous sommes les
concierges, n'est-ce pas? Eh bien, nous répondons de la
tranquillité... Qu'ils viennent se plaindre, nous les recevrons
joliment.

Dans la pièce du fond, il venait d'y avoir une bataille furieuse entre
Nana et Augustine, à propos de la rôtissoire, que toutes les deux
voulaient torcher. Pendant un quart d'heure, la rôtissoire avait
rebondi sur le carreau, avec un bruit de vieille casserole.
Maintenant, Nana soignait le petit Victor, qui avait un os d'oie dans
le gosier; elle lui fourrait les doigts sous le menton, en le forçant
à avaler de gros morceaux de sucre, comme médicament. Ça ne
l'empêchait pas de surveiller la grande table. Elle venait à chaque
instant demander du vin, du pain, de la viande, pour Étienne et
Pauline.

-- Tiens! crève! lui disait sa mère. Tu me ficheras la paix,
peut-être!

Les enfants ne pouvaient plus avaler, mais ils mangeaient tout de
même, en tapant leur fourchette sur un air de cantique, afin de
s'exciter.

Au milieu du bruit, cependant, une conversation s'était engagée entre
le père Bru et maman Coupeau. Le vieux, que la nourriture et le vin
laissaient blême, parlait de ses fils morts en Crimée. Ah! si les
petits avaient vécu, il aurait eu du pain tous les jours. Mais maman
Coupeau, la langue un peu épaisse, se penchant, lui disait:

-- On a bien du tourment avec les enfants, allez! Ainsi, moi, j'ai
l'air d'être heureuse ici, n'est-ce pas? eh bien! je pleure plus d'une
fois... Non, ne souhaitez pas d'avoir des enfants.

Le père Bru hochait la tête.

-- On ne veut plus de moi nulle part pour travailler, murmura-t-il. Je
suis trop vieux. Quand j'entre dans un atelier, les jeunes rigolent et
me demandent si c'est moi qui ai verni les bottes d'Henri IV...
L'année dernière, j'ai encore gagné trente sous par jour à peindre un
pont; il fallait rester sur le dos, avec la rivière qui coulait en
bas. Je tousse depuis ce temps... Aujourd'hui, c'est fini, on m'a mis
à la porte de partout.

Il regarda ses pauvres mains raidies et ajouta:

-- Ça se comprend, puisque je ne suis bon à rien. Ils ont raison, je
ferais comme eux... Voyez-vous, le malheur, c'est que je ne sois pas
mort. Oui, c'est ma faute. On doit se coucher et crever, quand on ne
peut plus travailler.

-- Vraiment, dit Lorilleux qui écoutait, je ne comprends pas comment
le gouvernement ne vient pas au secours des invalides du travail... Je
lisais ça l'autre jour dans un journal.

Mais Poisson crut devoir défendre le gouvernement.

-- Les ouvriers ne sont pas des soldats, déclara-t-il. Les Invalides
sont pour les soldats... Il ne faut pas demander des choses
impossibles.

Le dessert était servi. Au milieu, il y avait un gâteau de Savoie, en
forme de temple, avec un dôme à côtes de melon; et, sur le dôme, se
trouvait plantée une rose artificielle, près de laquelle se balançait
un papillon en papier d'argent, au bout d'un fil de fer. Deux gouttes
de gomme, au coeur de la fleur, imitaient deux gouttes de rosée. Puis,
à gauche, un morceau de fromage blanc nageait dans un plat creux;
tandis que, dans un autre plat, à droite, s'entassaient de grosses
fraises meurtries dont le jus coulait. Pourtant, il restait de la
salade, de larges feuilles de romaine trempées d'huile.

-- Voyons, madame Boche, dit obligeamment Gervaise, encore un peu de
salade. C'est votre passion, je le sais.

-- Non, non, merci! j'en ai jusque-là, répondit la concierge.

La blanchisseuse s'étant tournée du côté de Virginie, celle-ci fourra
son doigt dans sa bouche, comme pour toucher la nourriture.

-- Vrai, je suis pleine, murmura-t-elle. Il n'y a plus de place. Une
bouchée n'entrerait pas.

-- Oh! en vous forçant un peu, reprit Gervaise qui souriait. On a
toujours un petit trou. La salade, ça se mange sans faim... Vous
n'allez pas laisser perdre de la romaine?

-- Vous la mangerez confite demain, dit madame Lerat. C'est meilleur
confit.

Ces dames soufflaient, en regardant d'un air de regret le saladier.
Clémence raconta qu'elle avait un jour avalé trois bottes de cresson à
son déjeuner. Madame Putois était plus forte encore, elle prenait des
têtes de romaine sans les éplucher; elle les broutait comme ça, à la
croque-au-sel. Toutes auraient vécu de salade, s'en seraient payé des
baquets. Et, cette conversation aidant, ces dames finirent le
saladier.

-- Moi, je me mettrais à quatre pattes dans un pré, répétait la
concierge, la bouche pleine.

Alors, on ricana devant le dessert. Ça ne comptait pas, le dessert. Il
arrivait un peu tard, mais ça ne faisait rien, on allait tout de même
le caresser. Quand on aurait dû éclater comme des bombes, on ne
pouvait pas se laisser embêter par des fraises et du gâteau.
D'ailleurs, rien ne pressait, on avait le temps, la nuit entière si
l'on voulait. En attendant, on emplit les assiettes de fraises et de
fromage blanc. Les hommes allumaient des pipes; et, comme les
bouteilles cachetées étaient vides, ils revenaient aux litres, ils
buvaient du vin en fumant. Mais on voulut que Gervaise coupât tout de
suite le gâteau de Savoie. Poisson, très galant, se leva pour prendre
la rose, qu'il offrit à la patronne, aux applaudissements de la
société. Elle dut l'attacher avec une épingle, sur le sein gauche, du
côté du coeur. A chacun de ses mouvements, le papillon voltigeait.

-- Dites donc! s'écria Lorilleux, qui venait de faire une découverte,
mais c'est sur votre établi que nous mangeons!... Ah bien! on n'a
peut-être jamais autant travaillé dessus!

Cette plaisanterie méchante eut un grand succès. Les allusions
spirituelles se mirent à pleuvoir: Clémence n'avalait plus une
cuillerée de fraises, sans dire qu'elle donnait un coup de fer; madame
Lerat prétendait que le fromage blanc sentait l'amidon; tandis que
madame Lorilleux, entre ses dents, répétait que c'était trouvé,
bouffer si vite l'argent, sur les planches où l'on avait eu tant de
peine à le gagner. Une tempête de rires et de cris montait.

Mais, brusquement, une voix forte imposa silence à tout le monde.
C'était Boche, debout, prenant un air déhanché et canaille, qui
chantait le Volcan d'amour ou le Troupier séduisant.

     C'est moi, Blavin, que je séduis les belles...

Un tonnerre de bravos accueillit le premier couplet. Oui, oui, on
allait chanter! Chacun dirait la sienne. C'était plus amusant que
tout. Et la société s'accouda sur la table, se renversa contre les
dossiers des chaises, hochant le menton aux bons endroits, buvant un
coup aux refrains. Cet animal de Boche avait la spécialité des
chansons comiques. Il aurait fait rire les carafes, quand il imitait
le tourlourou, les doigts écartés, le chapeau en arrière. Tout de
suite après le Volcan d'amour, il entama la Baronne de Follebiche,
un de ses succès. Lorsqu'il arriva au troisième couplet, il se
retourna vers Clémence, il murmura d'une voix ralentie et voluptueuse:

     La baronne avait du monde,
     Mais c'étaient ses quatre soeurs,
     Dont trois brunes, l'autre blonde,
     Qu'avaient huit-z-yeux ravisseurs.

Alors, la société, enlevée, alla au refrain. Les hommes marquaient la
mesure à coups de talons. Les dames avaient pris leur couteau et
tapaient en cadence sur leur verre. Tous gueulaient:

     Sapristi! qu'est-ce qui paiera
     La goutte à la pa.., à la pa.. pa..,
     Sapristi! qu'est-ce qui paiera
     La goutte à la pa.., à la patrou..ou..ouille!

Les vitres de la boutique sonnaient, le grand souffle des chanteurs
faisait envoler les rideaux de mousseline. Cependant, Virginie avait
déjà disparu deux fois, et s'était, en rentrant, penchée à l'oreille
de Gervaise, pour lui donner tout bas un renseignement. La troisième
fois, lorsqu'elle revint, au milieu du tapage, elle lui dit:

-- Ma chère, il est toujours chez François, il fait semblant de lire
le journal... Bien sûr, il y a quelque coup de mistoufle.

Elle parlait de Lantier. C'était lui qu'elle allait ainsi guetter. A
chaque nouveau rapport, Gervaise devenait grave.

-- Est-ce qu'il est soûl? demanda-t-elle à Virginie.

-- Non, répondit la grande brune. Il a l'air rassis. C'est ça surtout
qui est inquiétant. Hein! pourquoi reste-t-il chez le marchand de vin,
s'il est rassis?.... Mon Dieu! mon Dieu! pourvu qu'il n'arrive rien!

La blanchisseuse, très inquiète, la supplia de se taire. Un profond
silence, tout d'un coup, s'était fait. Madame Putois venait de se
lever et chantait: A l'abordage! Les convives, muets et recueillis,
la regardaient; même Poisson avait posé sa pipe au bord de la table,
pour mieux l'entendre. Elle se tenait raide, petite et rageuse, la
face blême sous son bonnet noir; elle lançait son poing gauche en
avant avec une fierté convaincue, en grondant d'une voix plus grosse
qu'elle:

     Qu'un forban téméraire
     Nous chasse vent arrière!
     Malheur au flibustier!
     Pour lui point de quartier!
     Enfants, aux caronades!
     Rhum à pleines rasades!
     Pirates et forbans
     Sont gibiers de haubans!

Ça, c'était du sérieux. Mais, sacré mâtin! ça donnait une vraie idée
de la chose. Poisson, qui avait voyagé sur mer, dodelinait de la tête
pour approuver les détails. On sentait bien, d'ailleurs, que cette
chanson-là était dans le sentiment de madame Putois. Coupeau se pencha
pour raconter comment madame Putois avait un soir, rue Poulet,
souffleté quatre hommes qui voulaient la déshonorer.

Cependant, Gervaise, aidée de maman Coupeau, servit le café, bien
qu'on mangeât encore du gâteau de Savoie. On ne la laissa pas se
rasseoir; on lui criait que c'était son tour. Et elle se défendit, la
figure blanche, l'air mal à son aise; même on lui demanda si l'oie ne
l'incommodait pas, par hasard. Alors, elle dit: Ah! laissez-moi
dormir! d'une voix faible et douce; quand elle arrivait au refrain, à
ce souhait d'un sommeil peuplé de beaux rêves, ses paupières se
fermaient un peu, son regard noyé se perdait dans le noir, du côté de
la rue. Tout de suite après, Poisson salua les dames d'un brusque
signe de tête et entonna une chanson à boire, les Vins de France;
mais il chantait comme une seringue; le dernier couplet seul, le
couplet patriotique, eut du succès, parce qu'en parlant du drapeau
tricolore, il leva son verre très haut, le balança et finit par le
vider au fond de sa bouche grande ouverte. Puis, des romances se
succédèrent; il fut question de Venise et des gondoliers dans la
barcarole de madame Boche, de Séville et des Andalouses dans le boléro
de madame Lorilleux, tandis que Lorilleux alla jusqu'à parler des
parfums de l'Arabie, à propos des amours de Fatma la danseuse. Autour
de la table grasse, dans l'air épaissi d'un souffle d'indigestion,
s'ouvraient des horizons d'or, passaient des cous d'ivoire, des
chevelures d'ébène, des baisers sous la lune aux sons des guitares,
des bayadères semant sous leurs pas une pluie de perles et de
pierreries; elles hommes fumaient béatement leurs pipes, les dames
gardaient un sourire inconscient de jouissance, tous croyaient être
là-bas, en train de respirer de bonnes odeurs. Lorsque Clémence se mit
à roucouler: Faites un nid, avec un tremblement de la gorge, ça
causa aussi beaucoup de plaisir; car ça rappelait la campagne, les
oiseaux légers, les danses sous la feuillée, les fleurs au calice de
miel, enfin ce qu'on voyait au bois de Vincennes, les jours où l'on
allait tordre le cou à un lapin. Mais Virginie ramena la rigolade avec
Mon petit riquiqui; elle imitait la vivandière, une main repliée sur
la hanche, le coude arrondi; elle versait la goutte de l'autre main,
dans le vide, en tournant le poignet. Si bien que la société supplia
alors maman Coupeau de chanter la Souris. La vieille femme refusait,
jurant qu'elle ne savait pas cette polissonnerie-là. Pourtant, elle
commença de son filet de voix cassé; et son visage ridé, aux petits
yeux vifs, soulignait les allusions, les terreurs de mademoiselle Lise
serrant ses jupes à la vue de la souris. Toute la table riait; les
femmes ne pouvaient pas tenir leur sérieux, jetant à leurs voisins des
regards luisants; ce n'était pas sale, après tout, il n'y avait pas de
mots crus. Boche, pour dire le vrai, faisait la souris le long des
mollets de la charbonnière. Ça aurait pu devenir du vilain, si Goujet,
sur un coup d'oeil de Gervaise, n'avait ramené le silence et le
respect avec les Adieux d'Abd-el-Kader, qu'il grondait de sa voix de
basse. Celui-là possédait un creux solide, par exemple! Ça sortait de
sa belle barbe jaune étalée, comme d'une trompette en cuivre. Quand il
lança le cri: « O ma noble compagne! » en parlant de la noire jument
du guerrier, les coeurs battirent, on l'applaudit sans attendre la
fin, tant il avait crié fort.

-A vous, père Bru, à vous! dit maman Coupeau. Chantez la vôtre. Les
anciennes sont les plus jolies, allez!

Et la société se tourna vers le vieux, insistant, l'encourageant. Lui,
engourdi, avec son masque immobile de peau tannée, regardait le monde,
sans paraître comprendre. On lui demanda s'il connaissait les Cinq
voyelles. Il baissa le menton; il ne se rappelait plus; toutes les
chansons du bon temps se mêlaient dans sa caboche. Comme on se
décidait à le laisser tranquille, il parut se souvenir, et bégaya
d'une voix caverneuse:

     Trou la la, trou la la,
     Trou la, trou la, trou la la!

Sa face s'animait, ce refrain devait éveiller en lui de lointaines
gaietés, qu'il goûtait seul, écoutant sa voix de plus en plus sourde,
avec un ravissement d'enfant.

     Trou la la, trou la la,
     Trou la, trou la, trou la la!

-- Dites donc, ma chère, vint murmurer Virginie à l'oreille de
Gervaise, vous savez que j'en arrive encore. Ça me taquinait... Eh
bien! Lantier a filé de chez François.

-- Vous ne l'avez pas rencontré dehors? demanda la blanchisseuse.

-- Non, j'ai marché vite, je n'ai pas eu l'idée de voir.

Mais Virginie, qui levait les yeux, s'interrompit et poussa un soupir
étouffé.

-- Ah! mon Dieu!... Il est là, sur le trottoir d'en face; il regarde
ici.

Gervaise, toute saisie, hasarda un coup d'oeil. Du monde s'était
amassé dans la rue, pour entendre la société chanter. Les garçons
épiciers, la tripière, le petit horloger faisaient un groupe,
semblaient être au spectacle. Il y avait des militaires, des bourgeois
en redingote, trois petites filles de cinq ou six ans, se tenant par
la main, très graves, émerveillées. Et Lantier, en effet, se trouvait
planté là au premier rang, écoutant et regardant d'un air tranquille.
Pour le coup, c'était du toupet. Gervaise sentit un froid lui monter
des jambes au coeur, et elle n'osait plus bouger, pendant que le père
Bru continuait:

     Trou la la, trou la la,
     Trou la, trou la, trou la la!

-- Ah bien! non, mon vieux, il y en a assez! dit Coupeau. Est-ce que
vous la savez tout entière?... Vous nous la chanterez un autre jour,
hein! quand nous serons trop gais.

Il y eut des rires. Le vieux resta court, fit de ses yeux pâles le
tour de la table, et reprit son air de brute songeuse. Le café était
bu, le zingueur avait redemandé du vin. Clémence venait de se remettre
à manger des fraises. Pendant un instant, les chansons cessèrent, on
parlait d'une femme qu'on avait trouvée pendue le matin, dans la
maison d'à côté. C'était le tour de madame Lerat, mais il lui fallait
des préparatifs. Elle trempa le coin de sa serviette dans un verre
d'eau et se l'appliqua sur les tempes, parce qu'elle avait trop chaud.
Ensuite, elle demanda une larme d'eau-de-vie, la but, s'essuya
longuement les lèvres.

-- L'Enfant du bon Dieu, n'est-ce pas? murmura-t-elle, l'Enfant du
bon Dieu...

Et, grande, masculine, avec son nez osseux et ses épaules carrées de
gendarme, elle commença:

     L'enfant perdu que sa mère abandonne,
     Trouve toujours un asile au saint lieu.
     Dieu qui le voit le défend de son trône.
     L'enfant perdu, c'est l'enfant du bon Dieu.

Sa voix tremblait sur certains mots, traînait en notes mouillées; elle
levait en coin ses yeux vers le ciel, pendant que sa main droite se
balançait devant sa poitrine et s'appuyait sur son coeur, d'un geste
pénétré. Alors, Gervaise, torturée par la présence de Lantier, ne put
retenir ses pleurs; il lui semblait que la chanson disait son
tourment, qu'elle était cette enfant perdue, abandonnée, dont le bon
Dieu allait prendre la défense. Clémence, très soûle, éclata
brusquement en sanglots; et, la tête tombée au bord de la table, elle
étouffait ses hoquets dans la nappe. Un silence frissonnant régnait.
Les dames avaient tiré leur mouchoir, s'essuyaient les yeux, la face
droite, en s'honorant de leur émotion. Les hommes, le front penché,
regardaient fixement devant eux, les paupières battantes. Poisson,
étranglant et serrant les dents, cassa à deux reprises des bouts de
pipe, et les cracha par terre, sans cesser de fumer. Boche, qui avait
laissé sa main sur le genou de la charbonnière, ne la pinçait plus,
pris d'un remords et d'un respect vagues; tandis que deux grosses
larmes descendaient le long de ses joues. Ces noceurs-là étaient
raides comme la justice et tendres comme des agneaux. Le vin leur
sortait par les yeux, quoi! Quand le refrain recommença, plus ralenti
et plus larmoyant, tous se lâchèrent, tous viaupèrent dans leurs
assiettes, se déboutonnant le ventre, crevant d'attendrissement.

Mais Gervaise et Virginie, malgré elles, ne quittaient plus du regard
le trottoir d'en face. Madame Boche, à son tour, aperçut Lantier, et
laissa échapper un léger cri, sans cesser de se barbouiller de ses
larmes. Alors, toutes trois eurent des figures anxieuses, en
échangeant d'involontaires signes de tête. Mon Dieu! si Coupeau se
retournait, si Coupeau voyait l'autre! Quelle tuerie! quel carnage! Et
elles firent si bien, que le zingueur leur demanda:

-- Qu'est-ce que vous regardez donc?

Il se pencha, il reconnut Lantier.

-- Nom de Dieu! c'est trop fort, murmura-t-il. Ah! le sale mufe, ah!
le sale mufe... Non, c'est trop fort, ça va finir...

Et, comme il se levait en bégayant des menaces atroces, Gervaise le
supplia à voix basse.

-- Écoute, je t'en supplie... Laisse le couteau... Reste à ta place,
ne fais pas un malheur.

Virginie dut lui enlever le couteau qu'il avait pris sur la table.
Mais elle ne put l'empêcher de sortir et de s'approcher de Lantier. La
société, dans son émotion croissante, ne voyait rien, pleurait plus
fort, pendant que madame Lerat chantait, avec une expression
déchirante:

     Orpheline, on l'avait perdue,
     Et sa voix n'était entendue
     Que des grands arbres et du vent.

Le dernier vers passa comme un souffle lamentable de tempête. Madame
Putois, en train de boire, fut si touchée, qu'elle renversa son vin
sur la nappe. Cependant, Gervaise demeurait glacée, un poing serré
contre la bouche pour ne pas crier, clignant les paupières
d'épouvante, s'attendant à voir, d'une seconde à l'autre, l'un des
deux hommes, là-bas, tomber assommé au milieu de la rue. Virginie et
madame Boche suivaient aussi la scène, profondément intéressées.
Coupeau, surpris par le grand air, avait failli s'asseoir dans le
ruisseau, en voulant se jeter sur Lantier. Celui-ci, les mains dans
les poches, s'était simplement écarté. Et les deux hommes maintenant
s'engueulaient, le zingueur surtout habillait l'autre proprement, le
traitait de cochon malade, parlait de lui manger les tripes. On
entendait le bruit enragé des voix, on distinguait des gestes furieux,
comme s'ils allaient se dévisser les bras, à force de claques.
Gervaise défaillait, fermait les yeux, parce que ça durait trop
longtemps et qu'elle les croyait toujours sur le point de s'avaler le
nez, tant ils se rapprochaient, la figure dans la figure. Puis, comme
elle n'entendait plus rien, elle rouvrit les yeux, elle resta toute
bête, en les voyant causer tranquillement.

La voix de madame Lerat s'élevait, roucoulante et pleurarde,
commençant un couplet:

     Le lendemain, à demi morte,
     On recueillit la pauvre enfant...

-- Y a-t-il des femmes qui sont garces, tout de même! dit madame
Lorilleux, au milieu de l'approbation générale.

Gervaise avait échangé un regard avec madame Boche et Virginie. Ça
s'arrangeait donc? Coupeau et Lantier continuaient de causer au bord
du trottoir. Ils s'adressaient encore des injures, mais amicalement.
Ils s'appelaient « sacré animal », d'un ton où perçait une pointe de
tendresse. Comme on les regardait, ils finirent par se promener
doucement côte à côte, le long des maisons, tournant sur eux-mêmes
tous les dix pas. Une conversation très-vive s'était engagée.
Brusquement, Coupeau parut se fâcher de nouveau, tandis que l'autre
refusait, se faisait prier. Et ce fut le zingueur qui poussa Lantier
et le força à traverser la rue, pour entrer dans la boutique.

-- Je vous dis que c'est de bon coeur! criait-il. Vous boirez un verre
de vin... Les hommes sont des hommes, n'est-ce pas? On est fait pour
se comprendre...

Madame Lerat achevait le dernier refrain. Les dames répétaient toutes
ensemble, en roulant leurs mouchoirs:

      L'enfant perdu, c'est l'enfant du bon Dieu.

On complimenta beaucoup la chanteuse, qui s'assit en affectant d'être
brisée. Elle demanda à boire quelque chose, parce qu'elle mettait trop
de sentiment dans cette chanson-là, et qu'elle avait toujours peur de
se décrocher un nerf. Toute la table, cependant, fixait les yeux sur
Lantier, assis paisiblement à côté de Coupeau, mangeant déjà la
dernière part du gâteau de Savoie, qu'il trempait dans un verre de
vin. En dehors de Virginie et de madame Boche, personne ne le
connaissait. Les Lorilleux flairaient bien quelque mic-mac; mais ils
ne savaient pas, ils avaient pris un air pincé. Goujet, qui s'était
aperçu de l'émotion de Gervaise, regardait le nouveau venu de travers.
Comme un silence gêné se faisait, Coupeau dit simplement:

-- C'est un ami.

Et, s'adressant à sa femme:

-- Voyons, remue-toi donc!... Peut-être qu'il y a encore du café
chaud.

Gervaise les contemplait l'un après l'autre, douce et stupide.
D'abord, quand son mari avait poussé son ancien amant dans la
boutique, elle s'était pris la tête entre les deux poings, du même
geste instinctif que les jours de gros orage, à chaque coup de
tonnerre. Ça ne lui semblait pas possible; les murs allaient tomber et
écraser tout le monde. Puis, en voyant les deux hommes assis, sans que
même les rideaux de mousseline eussent bougé, elle avait subitement
trouvé ces choses naturelles. L'oie la gênait un peu; elle en avait
trop mangé, décidément, et ça l'empêchait de penser. Une paresse
heureuse l'engourdissait, la tenait tassée au bord de la table, avec
le seul besoin de n'être pas embêtée. Mon Dieu! à quoi bon se faire de
la bile, lorsque les autres ne s'en font pas, et que les histoires
paraissent s'arranger d'elles-mêmes, à la satisfaction générale? Elle
se leva pour aller voir s'il restait du café.

Dans la pièce du fond, les enfants dormaient. Ce louchon d'Augustine
les avait terrorisés pendant tout le dessert, leur chipant leurs
fraises, les intimidant par des menaces abominables. Maintenant, elle
était très malade, accroupie sur un petit banc, la figure blanche,
sans rien dire. La grosse Pauline avait laissé tomber sa tête contre
l'épaule d'Étienne, endormi lui-même au bord de la table. Nana se
trouvait assise sur la descente de lit, auprès de Victor, qu'elle
tenait contre elle, un bras passé autour de son cou; et, ensommeillée,
les yeux fermés, elle répétait d'une voix faible et continue:

-- Oh! maman, j'ai bobo... oh! maman, j'ai bobo...

-- Pardi! murmura Augustine, dont la tête roulait sur les épaules, ils
sont paf; ils ont chanté comme les grandes personnes.

Gervaise reçut un nouveau coup, à la vue d'Étienne. Elle se sentit
étouffer, en songeant que le père de ce gamin était là, à côté, en
train de manger du gâteau, sans qu'il eût seulement témoigné le désir
d'embrasser le petit. Elle fut sur le point de réveiller Étienne, de
l'apporter dans ses bras. Puis, une fois encore, elle trouva très bien
la façon tranquille dont s'arrangeaient les choses. Il n'aurait pas
été convenable, sûrement, de troubler la fin du dîner. Elle revint
avec la cafetière et servit un verre de café à Lantier, qui d'ailleurs
ne semblait pas s'occuper d'elle.

-- Alors, c'est mon tour, bégayait Coupeau d'une voix pâteuse. Hein!
on me garde pour la bonne bouche... Eh bien! je vais vous dire Qué
cochon d'enfant!

-- Oui, oui, Qué cochon d'enfant! criait toute la table.

Le vacarme reprenait, Lantier était oublié. Les dames apprêtèrent
leurs verres et leurs couteaux, pour accompagner le refrain. On riait
à l'avance, en regardant le zingueur, qui se calait sur les jambes
d'un air canaille. Il prit une voix enrouée de vieille femme.

     Tous les matins, quand je m'lève,
     J'ai l'coeur sens sus d'sous;
     J'l'envoi' chercher contr' la Grève
     Un poisson d' quatr' sous.
     Il rest' trois quarts d'heure en route,
     Et puis, en r'montant,
     I' m' lich' la moitié d' ma goutte:
     Qué cochon d'enfant!

Et les dames, tapant sur leur verre, reprirent en choeur, au milieu
d'une gaieté formidable:

     Qué cochon d'enfant!
     Qué cochon d'enfant!

La rue de la Goutte-d'Or elle-même, maintenant, s'en mêlait. Le
quartier chantait Qué cochon d'enfant! En face, le petit horloger,
les garçons épiciers, la tripière, la fruitière, qui savaient la
chanson, allaient au refrain, en s'allongeant des claques pour rire.
Vrai, la rue finissait par être soûle; rien que l'odeur de noce qui
sortait de chez les Coupeau, faisait festonner les gens sur les
trottoirs. Il faut dire qu'à cette heure ils étaient joliment soûls,
là dedans. Ça grandissait petit à petit, depuis le premier coup de vin
pur après le potage. A présent, c'était le bouquet, tous braillant,
tous éclatant de nourriture, dans la buée rousse des deux lampes qui
charbonnaient. La clameur de cette rigolade énorme couvrait le
roulement des dernières voitures. Deux sergents de ville, croyant à
une émeute, accoururent; mais, en apercevant Poisson, ils eurent un
petit salut d'intelligence. Ils s'éloignèrent lentement, côte à côte,
le long des maisons noires.

Coupeau en était à ce couplet:

     L' dimanche, à la P'tit'-Villette,
     Après la chaleur,
     J'allons chez mon oncl' Tinette,
     Qu'est maîtr' vidangeur.
     Pour avoir des noyaux d' c'rise,
     En nous en r'tournant.
     I' s'roul' dans la marchandise:
     Qué cochon d'enfant!
     Qué cochon d'enfant!

Alors, la maison craqua, un tel gueulement monta dans l'air tiède et
calme de la nuit, que ces gueulards-là s'applaudirent eux-mêmes, car
il ne fallait pas espérer de pouvoir gueuler plus fort.

Personne de la société ne parvint jamais à se rappeler au juste
comment la noce se termina. Il devait être très tard, voilà tout,
parce qu'il ne passait plus un chat dans la rue. Peut-être bien, tout
de même, qu'on avait dansé autour de la table, en se tenant par les
mains. Ça se noyait dans un brouillard jaune, avec des figures rouges
qui sautaient, la bouche fendue d'une oreille à l'autre. Pour sûr, on
s'était payé du vin à la française vers la fin; seulement, on ne
savait plus si quelqu'un n'avait pas fait la farce de mettre du sel
dans les verres. Les enfants devaient s'être déshabillés et couchés
seuls. Le lendemain, madame Boche se vantait d'avoir allongé deux
calottes à Boche, dans un coin, où il causait de trop près avec la
charbonnière; mais Boche, qui ne se souvenait de rien, traitait ça de
blague. Ce que chacun déclarait peu propre, c'était la conduite de
Clémence, une fille à ne pas inviter, décidément; elle avait fini par
montrer tout ce qu'elle possédait, et s'était trouvée prise de mal de
coeur, au point d'abîmer entièrement un des rideaux de mousseline. Les
hommes, au moins, sortaient dans la rue; Lorilleux et Poisson,
l'estomac dérangé, avaient filé raide jusqu'à la boutique du
charcutier. Quand on a été bien élevé, ça se voit toujours. Ainsi, ces
dames, madame Putois, madame Lerat et Virginie, incommodées par la
chaleur, étaient simplement allées dans la pièce du fond ôter leur
corset; même Virginie avait voulu s'étendre sur le lit, l'affaire d'un
instant, pour empêcher les mauvaises suites. Puis, la société semblait
avoir fondu, les uns s'effaçant derrière les autres, tous
s'accompagnant, se noyant au fond du quartier noir, dans un dernier
vacarme, une dispute enragée des Lorilleux, un « trou la la, trou la
la », entêté et lugubre du père Bru. Gervaise croyait bien que Goujet
s'était mis à sangloter en partant; Coupeau chantait toujours; quant à
Lantier, il avait dû rester jusqu'à la fin, elle sentait même encore
un souffle dans ses cheveux, à un moment, mais elle ne pouvait pas
dire si ce souffle venait de Lantier ou de la nuit chaude.

Cependant, comme madame Lerat refusait de retourner aux Batignolles à
cette heure, on enleva du lit un matelas qu'on étendit pour elle dans
un coin de la boutique, après avoir poussé la table. Elle dormit là,
au milieu des miettes du dîner. Et, toute la nuit, dans le sommeil
écrasé des Coupeau, cuvant la fête, le chat d'une voisine qui avait
profité d'une fenêtre ouverte, croqua les os de l'oie, acheva
d'enterrer la bête, avec le petit bruit de ses dents fines.

Le samedi suivant, Coupeau, qui n'était pas rentré dîner, amena
Lantier vers dix heures. Ils avaient mangé ensemble des pieds de
mouton, chez Thomas, à Montmartre.

-- Faut pas gronder, la bourgeoise, dit le zingueur. Nous sommes
sages, tu vois... Oh! il n'y a pas de danger avec lui; il vous met
droit dans le bon chemin.

Et il raconta comment ils s'étaient rencontrés rue Rochechouart. Après
le dîner, Lantier avait refusé une consommation au café de la Boule
noire, en disant que, lorsqu'on était marié avec une femme gentille
et honnête, on ne devait pas gouaper dans tous les bastringues.
Gervaise écoutait avec un petit sourire. Bien sûr, non, elle ne
songeait pas à gronder; elle se sentait trop gênée. Depuis la fête,
elle s'attendait bien à revoir son ancien amant un jour ou l'autre;
mais, à pareille heure, au moment de se mettre au lit, l'arrivée
brusque des deux hommes l'avait surprise; et, les mains tremblantes,
elle rattachait son chignon roulé dans son cou.

-- Tu ne sais pas, reprit Coupeau, puisqu'il a eu la délicatesse de
refuser dehors une consommation, tu vas nous payer la goutte... Ah! tu
nous dois bien ça!

Les ouvrières étaient parties depuis longtemps. Maman Coupeau et Nana
venaient de se coucher. Alors, Gervaise, qui tenait déjà un volet
quand ils avaient paru, laissa la boutique ouverte, apporta sur un
coin de l'établi des verres et le fond d'une bouteille de cognac.
Lantier restait debout, évitait de lui adresser directement la parole.
Pourtant, quand elle le servit, il s'écria:

-- Une larme seulement, madame, je vous prie.

Coupeau les regarda, s'expliqua très carrément. Ils n'allaient pas
faire les dindes, peut-être! Le passé était le passé, n'est-ce pas? Si
on conservait de la rancune après des neuf ans et des dix ans, on
finirait par ne plus voir personne. Non, non, il avait le coeur sur la
main, lui! D'abord, il savait à qui il avait affaire, à une brave
femme et à un brave homme, à deux amis, quoi! Il était tranquille, il
connaissait leur honnêteté.

-- Oh! bien sûr... bien sûr... répétait Gervaise, les paupières
baissées, sans comprendre ce qu'elle disait.

-- C'est une soeur, maintenant, rien qu'une soeur! murmura à son tour
Lantier.

-- Donnez-vous la main, nom de Dieu! cria Coupeau, et foutons-nous des
bourgeois! Quand on a de ça dans le coco, voyez-vous, on est plus
chouette que les millionnaires. Moi, je mets l'amitié avant tout,
parce que l'amitié, c'est l'amitié, et qu'il n'y a rien au-dessus.

Il s'enfonçait de grands coups de poing dans l'estomac, l'air si ému,
qu'ils durent le calmer. Tous trois, en silence, trinquèrent et burent
leur goutte. Gervaise put alors regarder Lantier à son aise; car, le
soir de la fête, elle l'avait vu dans un brouillard. Il s'était
épaissi, gras et rond, les jambes et les bras lourds, à cause de sa
petite taille. Mais sa figure gardait de jolis traits sous la
bouffissure de sa vie de fainéantise; et comme il soignait toujours
beaucoup ses minces moustaches, on lui aurait donné juste son âge,
trente-cinq ans. Ce jour-là, il portait un pantalon gris et un paletot
gros bleu comme un monsieur, avec un chapeau rond; même il avait une
montre et une chaîne d'argent, à laquelle pendait une bague, un
souvenir.

-- Je m'en vais, dit-il. Je reste au diable.

Il était déjà sur le trottoir, lorsque le zingueur le rappela pour lui
faire promettre de ne plus passer devant la porte sans leur dire un
petit bonjour. Cependant, Gervaise, qui venait de disparaître
doucement, rentra en poussant devant elle Étienne, en manches de
chemise, la face déjà endormie. L'enfant souriait, se frottait les
yeux. Mais quand il aperçut Lantier, il resta tremblant et gêné,
coulant des regards inquiets du côté de sa mère et de Coupeau.

-- Tu ne reconnais pas ce monsieur? demanda celui-ci.

L'enfant baissa la tête sans répondre. Puis, il eut un léger signe
pour dire qu'il reconnaissait le monsieur.

-- Eh bien! ne fais pas la bête, va l'embrasser.

Lantier, grave et tranquille, attendait. Lorsque Étienne se décida à
s'approcher, il se courba, tendit les deux joues, puis posa lui-même
un gros baiser sur le front du gamin. Alors, celui-ci osa regarder son
père. Mais, tout d'un coup, il éclata en sanglots, il se sauva comme
un fou, débraillé, grondé par Coupeau qui le traitait de sauvage.

-- C'est l'émotion, dit Gervaise, pâle et secouée elle-même.

-- Oh! il est très doux, très gentil d'habitude, expliquait Coupeau.
Je l'ai crânement élevé, vous verrez... Il s'habituera à vous. Il faut
qu'il connaisse les gens... Enfin, quand il n'y aurait eu que ce
petit, on ne pouvait pas rester toujours brouillé, n'est-ce pas? Nous
aurions dû faire ça pour lui il y a beaux jours, car je donnerais
plutôt ma tête à couper que d'empêcher un père de voir son enfant.

Là-dessus, il parla d'achever la bouteille de cognac. Tous trois
trinquèrent de nouveau. Lantier ne s'étonnait pas, avait un beau
calme. Avant de s'en aller, pour rendre ses politesses au zingueur, il
voulut absolument fermer la boutique avec lui. Puis, tapant dans ses
mains par propreté, il souhaita une bonne nuit au ménage.

-- Dormez bien. Je vais tâcher de pincer l'omnibus... Je vous promets
de revenir bientôt.

A partir de cette soirée, Lantier se montra souvent rue de la
Goutte-d'Or. Il se présentait quand le zingueur était là, demandant de
ses nouvelles dès la porte, affectant d'entrer uniquement pour lui.
Puis, assis contre la vitrine, toujours en paletot, rasé et peigné, il
causait poliment, avec les manières d'un homme qui aurait reçu de
l'instruction. C'est ainsi que les Coupeau apprirent peu à peu des
détails sur sa vie. Pendant les huit dernières années, il avait un
moment dirigé une fabrique de chapeaux; et quand on lui demandait
pourquoi il s'était retiré, il se contentait de parler de la
coquinerie d'un associé, un compatriote, une canaille qui avait mangé
la maison avec les femmes. Mais son ancien titre de patron restait sur
toute sa personne comme une noblesse à laquelle il ne pouvait plus
déroger. Il se disait sans cesse près de conclure une affaire superbe,
des maisons de chapellerie devaient l'établir, lui confier des
intérêts énormes. En attendant, il ne faisait absolument rien, se
promenait au soleil, les mains dans les poches, ainsi qu'un bourgeois.
Les jours où il se plaignait, si l'on se risquait à lui indiquer une
manufacture demandant des ouvriers, il semblait pris d'une pitié
souriante, il n'avait pas envie de crever la faim, en s'échinant pour
les autres. Ce gaillard-là, toutefois, comme disait Coupeau, ne vivait
pas de l'air du temps. On! c'était un malin, il savait s'arranger, il
bibelotait quelque commerce, car enfin il montrait une figure de
prospérité, il lui fallait bien de l'argent pour se payer du linge
blanc et des cravates de fils de famille. Un matin, le zingueur
l'avait vu se faire cirer, boulevard Montmartre. La vraie vérité était
que Lantier, très bavard sur les autres, se taisait ou mentait quand
il s'agissait de lui. Il ne voulait même pas dire où il demeurait.
Non, il logeait chez un ami, là-bas, au diable, le temps de trouver
une belle situation; et il défendait aux gens de venir le voir, parce
qu'il n'y était jamais.

-- On rencontre dix positions pour une, expliquait-il souvent.
Seulement, ce n'est pas la peine d'entrer dans des boîtes où l'on ne
restera pas vingt-quatre heures... Ainsi, j'arrive un lundi chez
Champion, à Montrouge. Le soir, Champion m'embête sur la politique; il
n'avait pas les mêmes idées que moi. Eh bien! le mardi matin, je
filais, attendu que nous ne sommes plus au temps des esclaves et que
je ne veux pas me vendre pour sept francs par jour.

On était alors dans les premiers jours de novembre. Lantier apporta
galamment des bouquets de violettes, qu'il distribuait à Gervaise et
aux deux ouvrières. Peu à peu, il multiplia ses visites, il vint
presque tous les jours. Il paraissait vouloir faire la conquête de la
maison, du quartier entier; et il commença par séduire Clémence et
madame Putois, auxquelles il témoignait, sans distinction d'âge, les
attentions les plus empressées. Au bout d'un mois, les deux ouvrières
l'adoraient. Les Boche, qu'il flattait beaucoup en allant les saluer
dans leur loge, s'extasiaient sur sa politesse. Quant aux Lorilleux,
lorsqu'ils surent quel était ce monsieur, arrivé au dessert, le jour
de la fête, ils vomirent d'abord mille horreurs contre Gervaise, qui
osait introduire ainsi son ancien individu dans son ménage. Mais, un
jour, Lantier monta chez eux, se présenta si bien en leur commandant
une chaîne pour une dame de sa connaissance, qu'ils lui dirent de
s'asseoir et le gardèrent une heure, charmés de sa conversation; même,
ils se demandaient comment un homme si distingué avait pu vivre avec
la Banban. Enfin, les visites du chapelier chez les Coupeau
n'indignaient plus personne et semblaient naturelles, tant il avait
réussi à se mettre dans les bonnes grâces de toute la rue de la
Goutte-d'Or. Goujet seul restait sombre. S'il se trouvait là, quand
l'autre arrivait, il prenait la porte, pour ne pas être obligé de lier
connaissance avec ce particulier.

Cependant, au milieu de cette coqueluche de tendresse pour Lantier,
Gervaise, les premières semaines, vécut dans un grand trouble. Elle
éprouvait au creux de l'estomac cette chaleur dont elle s'était sentie
brûlée, le jour des confidences de Virginie. Sa grande peur venait de
ce qu'elle redoutait d'être sans force, s'il la surprenait un soir
toute seule et s'il s'avisait de l'embrasser. Elle pensait trop à lui,
elle restait trop pleine de lui. Mais, lentement, elle se calma, en le
voyant si convenable, ne la regardant pas en face, ne la touchant pas
du bout des doigts, quand les autres avaient le dos tourné. Puis,
Virginie, qui semblait lire en elle, lui faisait honte de ses vilaines
pensées. Pourquoi tremblait-elle? On ne pouvait pas rencontrer un
homme plus gentil. Bien sûr, elle n'avait plus rien à craindre. Et la
grande brune manoeuvra un jour de façon à les pousser tous deux dans
un coin et à mettre la conversation sur le sentiment. Lantier déclara
d'une voix grave, en choisissant les termes, que son coeur était mort,
qu'il voulait désormais se consacrer uniquement au bonheur de son
fils. Il ne parlait jamais de Claude, qui était toujours dans le Midi.
Il embrassait Étienne sur le front tous les soirs, ne savait que lui
dire si l'enfant restait là, l'oubliait pour entrer en compliments
avec Clémence. Alors, Gervaise, tranquillisée, sentit mourir en elle
le passé. La présence de Lantier usait ses souvenirs de Plassans et de
l'hôtel Boncoeur. A le voir sans cesse, elle ne le rêvait plus. Même
elle se trouvait prise d'une répugnance à la pensée de leurs anciens
rapports. Oh! c'était fini, bien fini. S'il osait un jour lui demander
ça, elle lui répondrait par une paire de claques, elle instruirait
plutôt son mari. Et, de nouveau, elle songeait sans remords, avec une
douceur extraordinaire, à la bonne amitié de Goujet.

En arrivant un matin à l'atelier, Clémence raconta qu'elle avait
rencontré la veille, vers onze heures, monsieur Lantier donnant le
bras à une femme. Elle disait cela en mots très sales, avec de la
méchanceté par-dessous, pour voir la tête de la patronne. Oui,
monsieur Lantier grimpait la rue Notre-Dame de Lorette; la femme était
blonde, un de ces chameaux du boulevard à moitié crevés, le derrière
nu sous leur robe de soie. Et elle les avait suivis, par blague. Le
chameau était entré chez un charcutier acheter des crevettes et du
jambon. Puis, rue de La Rochefoucauld, monsieur Lantier avait posé sur
le trottoir, devant la maison, le nez en l'air, en attendant que la
petite, montée toute seule, lui eût fait par la fenêtre le signe de la
rejoindre. Mais Clémence eût beau ajouter des commentaires dégoûtants,
Gervaise continuait à repasser tranquillement une robe blanche. Par
moments, l'histoire lui mettait aux lèvres un petit sourire. Ces
Provençaux, disait-elle, étaient tous enragés après les femmes; il
leur en fallait quand même; ils en auraient ramassé sur une pelle dans
un tas d'ordures. Et, le soir, quand le chapelier arriva, elle s'amusa
des taquineries de Clémence, qui l'intriguait avec sa blonde.
D'ailleurs, il semblait flatté d'avoir été aperçu. Mon Dieu! c'était
une ancienne amie, qu'il voyait encore de temps à autre, lorsque ça ne
devait déranger personne; une fille très chic, meublée en palissandre,
et il citait d'anciens amants à elle, un vicomte, un grand marchand de
faïence, le fils d'un notaire. Lui, aimait les femmes qui embaument.
Il poussait sous le nez de Clémence son mouchoir, que la petite lui
avait parfumé, lorsque Étienne rentra. Alors, il prit son air grave,
il baisa l'enfant, en ajoutant que la rigolade ne tirait pas à
conséquence et que son coeur était mort. Gervaise, penchée sur son
ouvrage, hocha la tête d'un air d'approbation. Et ce fut encore
Clémence qui porta la peine de sa méchanceté, car elle avait bien
senti Lantier la pincer déjà deux ou trois fois, sans avoir l'air, et
elle crevait de jalousie de ne pas puer le musc comme le chameau du
boulevard.

Quand le printemps revint, Lantier, tout à fait de la maison parla
d'habiter le quartier, afin d'être plus près de ses amis. Il voulait
une chambre meublée dans une maison propre. Madame Boche, Gervaise
elle-même, se mirent en quatre pour lui trouver ça. On fouilla les
rues voisines. Mais il était trop difficile, il désirait une grande
cour, il demandait un rez-de-chaussée, enfin toutes les commodités
imaginables. Et maintenant, chaque soir, chez les Coupeau, il semblait
mesurer la hauteur des plafonds, étudier la distribution des pièces,
convoiter un logement pareil. Oh! il n'aurait pas demandé autre chose,
il se serait volontiers creusé un trou dans ce coin tranquille et
chaud. Puis, il terminait chaque fois son examen par cette phrase:

-- Sapristi, vous êtes joliment bien, tout de même!

Un soir, comme il avait dîné là et qu'il lâchait sa phrase au dessert,
Coupeau, qui s'était mis à le tutoyer, lui cria brusquement:

-- Faut rester ici, ma vieille, si le coeur t'en dit... On
s'arrangera...

Et il expliqua que la chambre au linge sale, nettoyée, ferait une
jolie pièce. Étienne coucherait dans la boutique, sur un matelas jeté
par terre, voilà tout.

-- Non, non, dit Lantier, je ne puis pas accepter. Ça vous gênerait
trop. Je sais que c'est de bon coeur, mais on aurait trop chaud les
uns sur les autres... Puis, vous savez, chacun sa liberté. Il me
faudrait traverser votre chambre, et ça ne serait pas toujours drôle.

-- Ah! l'animal! reprit le zingueur étranglant de rire, tapant sur la
table pour s'éclaircir la voix, il songe toujours aux bêtises!...
Mais, bougre de serin, on est inventif! Pas vrai? il y a deux
fenêtres, dans la pièce. Eh bien! on en colle une par terre, on en
fait une porte. Alors, comprends-tu, tu entres par la cour, nous
bouchons même cette porte de communication, si ça nous plaît. Ni vu ni
connu, tu es chez toi, nous sommes chez nous.

Il y eut un silence. Le chapelier murmurait:

-- Ah! oui, de cette façon, je ne dis pas... Et encore non, je serais
trop sur votre dos.

Il évitait de regarder Gervaise. Mais il attendait évidemment un mot
de sa part pour accepter. Celle-ci était très contrariée de l'idée de
son mari; non pas que la pensée de voir Lantier demeurer chez eux la
blessât ni l'inquiétât beaucoup; mais elle se demandait où elle
mettrait son linge sale. Cependant, la zingueur faisait valoir les
avantages de l'arrangement. Le loyer de cinq cents francs avait
toujours été un peu fort. Eh bien! le camarade leur paierait la
chambre toute meublée vingt francs par mois; ce ne serait pas cher
pour lui, et ça les aiderait au moment du terme. Il ajouta qu'il se
chargeait de manigancer, sous leur lit, une grande caisse où tout le
linge sale du quartier pourrait tenir. Alors, Gervaise hésita, parut
consulter du regard maman Coupeau, que Lantier avait conquise depuis
des mois, en lui apportant des boules de gomme pour son catarrhe.

-- Vous ne nous gêneriez pas, bien sûr, finit-elle par dire. Il y
aurait moyen de s'organiser...

-- Non, non, merci, répéta le chapelier. Vous êtes trop gentils, ce
serait abuser.

Coupeau, cette fois, éclata. Est-ce qu'il allait faire son andouille
encore longtemps? Quand on lui disait que c'était de bon coeur! Il
leur rendrait service, là, comprenait-il! Puis, d'une voix furibonde,
il gueula:

-- Étienne! Étienne!

Le gamin s'était endormi sur la table. Il leva la tête en sursaut.
-- Écoute, dis-lui que tu le veux... Oui, à ce monsieur-là... Dis-lui
bien fort: Je le veux!

-- Je le veux! bégaya Étienne, la bouche empâtée de sommeil.

Tout le monde se mit à rire. Mais Lantier reprit bientôt son air grave
et pénétré. Il serra la main de Coupeau, par-dessus la table, en
disant:

-- J'accepte... C'est de bonne amitié de part et d'autre, n'est-ce
pas? Oui, j'accepte pour l'enfant.

Dès le lendemain, le propriétaire, M. Marescot, étant venu passer une
heure dans la loge des Boche, Gervaise lui parla de l'affaire. Il se
montra d'abord inquiet, refusant, se fâchant, comme si elle lui avait
demandé d'abattre toute une aile de sa maison. Puis, après une
inspection minutieuse des lieux, lorsqu'il eut regardé en l'air pour
voir si les étages supérieurs n'allaient pas être ébranlés, il finit
par donner l'autorisation, mais à la condition de ne supporter aucuns
frais; et les Coupeau durent lui signer un papier, dans lequel ils
s'engageaient à rétablir les choses en l'état, à l'expiration de leur
bail. Le soir même, le zingueur amena des camarades, un maçon, un
menuisier, un peintre, de bons zigs qui feraient cette bricole-là
après leur journée, histoire de rendre service. La pose de la nouvelle
porte, le nettoyage de la pièce, n'en coûtèrent pas moins une centaine
de francs, sans compter les litres dont on arrosa la besogne. Le
zingueur dit aux camarades qu'il leur paierait ça plus tard, avec le
premier argent de son locataire. Ensuite, il fut question de meubler
la pièce. Gervaise y laissa l'armoire de maman Coupeau; elle ajouta
une table et deux chaises, prises dans sa propre chambre; il lui
fallut enfin acheter une table-toilette et un lit, avec la literie
complète, en tout cent trente francs, qu'elle devait payer à raison de
dix francs par mois. Si, pendant une dizaine de mois, les vingt francs
de Lantier se trouvaient mangés à l'avance par les dettes contractées,
plus tard il y aurait un joli bénéfice.

Ce fut dans les premiers jours de juin que l'installation du chapelier
eut lieu. La veille, Coupeau avait offert d'aller avec lui chercher sa
malle, pour lui éviter les trente sous d'un fiacre. Mais l'autre était
resté gêné, disant que sa malle pesait trop lourd, comme s'il avait
voulu cacher jusqu'au dernier moment l'endroit où il logeait. Il
arriva dans l'après-midi, vers trois heures. Coupeau ne se trouvait
pas là. Et Gervaise, à la porte de la boutique, devint toute pâle, en
reconnaissant la malle sur le fiacre. C'était leur ancienne malle,
celle avec laquelle elle avait fait le voyage de Plassans, aujourd'hui
écorchée, cassée, tenue par des cordes. Elle la voyait revenir comme
souvent elle l'avait rêvé, et elle pouvait s'imaginer que le même
fiacre, le fiacre où cette garce de brunisseuse s'était fichue d'elle,
la lui rapportait. Cependant, Boche donnait un coup de main à Lantier.
La blanchisseuse les suivit, muette, un peu étourdie. Quand ils eurent
déposé leur fardeau au milieu de la chambre, elle dit pour parler:

-- Hein? voilà une bonne affaire de faite?

Puis, se remettant, voyant que Lantier, occupé à dénouer les cordes,
ne la regardait seulement pas, elle ajouta:

-- Monsieur Boche, vous allez boire un coup.

Et elle alla chercher un litre et des verres. Justement, Poisson, en
tenue, passait sur le trottoir. Elle lui adressa un petit signe,
clignant les yeux, avec un sourire. Le sergent de ville comprit
parfaitement. Quand il était de service, et qu'on battait de l'oeil,
ça voulait dire qu'on lui offrait un verre de vin. Même, il se
promenait des heures devant la blanchisseuse, à attendre qu'elle
battît de l'oeil. Alors, pour ne pas être vu, il passait par la cour,
il sifflait son verre en se cachant.

-- Ah! ah! dit Lantier, quand il le vit entrer, c'est vous, Badingue!

Il l'appelait Badingue par blague, pour se ficher de l'empereur.
Poisson acceptait ça de son air raide, sans qu'on pût savoir si ça
l'embêtait au fond. D'ailleurs, les deux hommes, quoique séparés par
leurs convictions politiques, étaient devenus très bons amis.

-- Vous savez que l'empereur a été sergent de ville à Londres, dit à
son tour Boche. Oui, ma parole! il ramassait les femmes soûles.

Gervaise pourtant avait rempli trois verres sur la table. Elle, ne
voulait pas boire, se sentait le coeur tout barbouillé. Mais elle
restait, regardant Lantier enlever les dernières cordes, prise du
besoin de savoir ce que contenait la malle. Elle se souvenait, dans un
coin, d'un tas de chaussettes, de deux chemises sales, d'un vieux
chapeau. Est-ce que ces choses étaient encore là? est-ce qu'elle
allait retrouver les loques du passé? Lantier, avant de soulever le
couvercle, prit son verre et trinqua.

-- A votre santé.

-- A la vôtre, répondirent Boche et Poisson.

La blanchisseuse remplit de nouveau les verres. Les trois hommes
s'essuyaient les lèvres de la main. Enfin, le chapelier ouvrit la
malle. Elle était pleine d'un pêle-mêle de journaux, de livres, de
vieux vêtements, de linge en paquets. Il en tira successivement une
casserole, une paire de bottes, un buste de Ledru-Rollin avec le nez
cassé, une chemise brodée, un pantalon de travail. Et Gervaise,
penchée, sentait monter une odeur de tabac, une odeur d'homme
malpropre, qui soigne seulement le dessus, ce qu'on voit de sa
personne. Non, le vieux chapeau n'était plus dans le coin de gauche.
Il y avait là une pelote qu'elle ne connaissait pas, quelque cadeau de
femme. Alors, elle se calma, elle éprouva une vague tristesse,
continuant à suivre les objets, en se demandant s'ils étaient de son
temps ou du temps des autres.

-- Dites donc, Badingue, vous ne connaissez pas ça? reprit Lantier.

Il lui mettait sous le nez un petit livre imprimé à Bruxelles: les
Amours de Napoléon III, orné de gravures. On y racontait, entre
autres anecdotes, comment l'empereur avait séduit la fille d'un
cuisinier, âgée de treize ans; et l'image représentait Napoléon III,
les jambes nues, ayant gardé seulement le grand cordon de la Légion
d'honneur, poursuivant une gamine qui se dérobait à sa luxure.

-- Ah! c'est bien ça! s'écria Boche, dont les instincts sournoisement
voluptueux étaient flattés. Ça arrive toujours comme ça!

Poisson restait saisi, consterné; et il ne trouvait pas un mot pour
défendre l'empereur. C'était dans un livre, il ne pouvait pas dire
non. Alors, Lantier lui poussant toujours l'image sous le nez d'un air
goguenard, il laissa échapper ce cri, en arrondissant les bras:

-- Eh bien, après? Est-ce que ce n'est pas dans la nature?

Lantier eut le bec cloué par cette réponse. Il rangea ses livres et
ses journaux sur une planche de l'armoire; et comme il paraissait
désolé de ne pas avoir une petite bibliothèque, pendue au-dessus de la
table, Gervaise promit de lui en procurer une. Il possédait
l'Histoire de dix ans, de Louis Blanc, moins le premier volume,
qu'il n'avait jamais eu d'ailleurs, les Girondins, de Lamartine, en
livraisons à deux sous, les Mystères de Paris et le Juif-Errant,
d'Eugène Sue, sans compter un tas de bouquins philosophiques et
humanitaires, ramassés chez les marchands de vieux clous. Mais il
couvait surtout ses journaux d'un regard attendri et respectueux.
C'était une collection faite par lui, depuis des années. Chaque fois
qu'au café il lisait dans un journal un article réussi et selon ses
idées, il achetait le journal, il le gardait. Il en avait ainsi un
paquet énorme, de toutes les dates et de tous les titres, empilés sans
ordre aucun. Quand il eut sorti ce paquet du fond de la malle, il
donna dessus des tapes amicales, en disant aux deux autres:

-- Vous voyez ça? eh bien, c'est à papa, personne ne peut se flatter
d'avoir quelque chose d'aussi chouette... Ce qu'il y a là dedans, vous
ne vous l'imaginez pas. C'est-à-dire que, si on appliquait la moitié
de ces idées, ça nettoierait du coup la société. Oui, votre empereur
et tous ses roussins boiraient un bouillon...

Mais il fut interrompu par le sergent de ville, dont les moustaches et
l'impériale rouges remuaient dans sa face blême.

-- Et l'armée, dites donc qu'est-ce que vous en faites?

Alors, Lantier s'emporta. Il criait en donnant des coups de poing sur
ses journaux:

-- Je veux la suppression du militarisme, la fraternité des peuples...
Je veux l'abolition des privilèges, des titres et des monopoles... Je
veux l'égalité des salaires, la répartition des bénéfices, la
glorification du prolétariat... Toutes les libertés, entendez-vous!
toutes!... Et le divorce!

-- Oui, oui, le divorce, pour la morale! appuya Boche.

Poisson avait pris un air majestueux. Il répondit:

-- Pourtant, si je n'en veux pas de vos libertés, je suis bien libre.

-- Si vous n'en voulez pas, si vous n'en voulez pas... bégaya Lantier,
que la passion étranglait. Non, vous n'êtes pas libre!... Si vous n'en
voulez pas, je vous foutrai à Cayenne, moi! oui, à Cayenne, avec votre
empereur et tous les cochons de sa bande!

Ils s'empoignaient ainsi, à chacune de leurs rencontres. Gervaise, qui
n'aimait pas les discussions, intervenait d'ordinaire. Elle sortit de
la torpeur où la plongeait la vue de la malle, toute pleine du parfum
gâté de son ancien amour; et elle montra les verres aux trois hommes.

-- C'est vrai, dit Lantier, subitement calmé, prenant son verre. A la
vôtre.

-- A la vôtre, répondirent Boche et Poisson, qui trinquèrent avec lui.

Cependant, Boche se dandinait, travaillé par une inquiétude, regardant
le sergent de ville du coin de l'oeil.

-- Tout ça entre nous, n'est-ce pas, monsieur Poisson? murmura-t-il
enfin. On vous montre et on vous dit des choses...

Mais Poisson ne le laissa pas achever. Il mit la main sur son coeur,
comme pour expliquer que tout restait là. Il n'allait pas moucharder
des amis, bien sûr. Coupeau étant arrivé, on vida un second litre. Le
sergent de ville fila ensuite par la cour, reprit sur le trottoir sa
marche raide et sévère, à pas comptés.

Dans les premiers temps, tout fut en l'air chez la blanchisseuse.
Lantier avait bien sa chambre séparée, son entrée, sa clef; mais,
comme au dernier moment on s'était décidé à ne pas condamner la porte
de communication, il arrivait que, le plus souvent, il passait par la
boutique. Le linge sale aussi embarrassait beaucoup Gervaise, car son
mari ne s'occupait pas de la grande caisse dont il avait parlé; et
elle se trouvait réduite à fourrer le linge un peu partout, dans les
coins, principalement sous son lit, ce qui manquait d'agrément pendant
les nuits d'été. Enfin, elle était très ennuyée d'avoir chaque soir à
faire le lit d'Étienne au beau milieu de la boutique; lorsque les
ouvrières veillaient, l'enfant dormait sur une chaise, en attendant.
Aussi Goujet lui ayant parlé d'envoyer Étienne à Lille, où son ancien
patron, un mécanicien, demandait des apprentis, elle fut séduite par
ce projet, d'autant plus que le gamin, peu heureux à la maison,
désireux d'être son maître, la suppliait de consentir. Seulement, elle
craignait un refus net de la part de Lantier. Il était venu habiter
chez eux, uniquement pour se rapprocher de son fils; il n'allait pas
vouloir le perdre juste quinze jours après son installation. Pourtant,
quand elle lui parla en tremblant de l'affaire, il approuva beaucoup
l'idée, disant que les jeunes ouvriers ont besoin de voir du pays. Le
matin où Étienne partit, il lui fit un discours sur ses droits, puis
il l'embrassa, il déclama:

-- Souviens-toi que le producteur n'est pas un esclave, mais que
quiconque n'est pas un producteur est un frelon.

Alors, le train train de la maison reprit, tout se calma et s'assoupit
dans de nouvelles habitudes. Gervaise s'était accoutumée à la
débandade du linge sale, aux allées et venues de Lantier. Celui-ci
parlait toujours de ses grandes affaires; il sortait parfois, bien
peigné, avec du linge blanc, disparaissait, découchait même, puis
rentrait en affectant d'être éreinté, d'avoir la tête cassée, comme
s'il venait de discuter, vingt-quatre heures durant, les plus graves
intérêts. La vérité était qu'il la coulait douce. Oh! il n'y avait pas
de danger qu'il empoignât des durillons aux mains! Il se levait
d'ordinaire vers dix heures, faisait une promenade l'après-midi, si la
couleur du soleil lui plaisait, ou bien, les jours de pluie, restait
dans la boutique où il parcourait son journal. C'était son milieu, il
crevait d'aise parmi les jupes, se fourrait au plus épais des femmes,
adorant leurs gros mots, les poussant à en dire, tout en gardant
lui-même un langage choisi; et ça expliquait pourquoi il aimait tant à
se frotter aux blanchisseuses, des filles pas bégueules. Lorsque
Clémence lui dévidait son chapelet, il demeurait tendre et souriant,
en tordant ses minces moustaches. L'odeur de l'atelier, ces ouvrières
en sueur qui tapaient les fers de leurs bras nus, tout ce coin pareil
à une alcôve où traînait le déballage des dames du quartier, semblait
être pour lui le trou rêvé, un refuge longtemps cherché de paresse et
de jouissance.

Dans les premiers temps, Lantier mangeait chez François, au coin de la
rue des Poissonniers. Mais, sur les sept jours de la semaine, il
dînait avec les Coupeau trois et quatre fois; si bien qu'il finit par
leur offrir de prendre pension chez eux: il leur donnerait quinze
francs chaque samedi. Alors, il ne quitta plus la maison, il
s'installa tout à fait. On le voyait du matin au soir aller de la
boutique à la chambre du fond, en bras de chemise, haussant la voix,
ordonnant; il répondait même aux pratiques, il menait la baraque. Le
vin de François lui ayant déplu, il persuada à Gervaise d'acheter
désormais son vin chez Vigouroux, le charbonnier d'à côté, dont il
allait pincer la femme avec Boche, en faisant les commandes. Puis, ce
fut le pain de Coudeloup qu'il trouva mal cuit; et il envoya Augustine
chercher le pain à la boulangerie viennoise du faubourg Poissonnière,
chez Meyer. Il changea aussi Lehongre, l'épicier, et ne garda que le
boucher de la rue Polonceau, le gros Charles, à cause de ses opinions
politiques. Au bout d'un mois, il voulut mettre toute la cuisine à
l'huile. Comme disait Clémence, en le blaguant, la tache d'huile
reparaissait quand même chez ce sacré Provençal. Il faisait lui-même
les omelettes, des omelettes retournées des deux côtés, plus rissolées
que des crêpes, si fermes qu'on aurait dit des galettes. Il
surveillait maman Coupeau, exigeant les biftecks très cuits, pareils à
des semelles de soulier, ajoutant de l'ail partout, se fâchant si l'on
coupait de la fourniture dans la salade, des mauvaises herbes,
criait-il, parmi lesquelles pouvait bien se glisser du poison. Mais
son grand régal était un certain potage, du vermicelle cuit à l'eau,
très épais, où il versait la moitié d'une bouteille d'huile. Lui seul
en mangeait avec Gervaise, parce que les autres, les Parisiens, pour
s'être un jour risqués à y goûter, avaient failli rendre tripes et
boyaux.

Peu à peu, Lantier en était venu également à s'occuper des affaires de
la famille. Comme les Lorilleux rechignaient toujours pour sortir de
leur poche les cent sous de la maman Coupeau, il avait expliqué qu'on
pouvait leur intenter un procès. Est-ce qu'ils se fichaient du monde!
c'étaient dix francs qu'ils devaient donner par mois! Et il montait
lui-même chercher les dix francs, d'un air si hardi et si aimable, que
la chaîniste n'osait pas les refuser. Maintenant, madame Lerat, elle
aussi, donnait deux pièces de cent sous. Maman Coupeau aurait baisé
les mains de Lantier, qui jouait en outre le rôle de grand arbitre,
dans les querelles de la vieille femme et de Gervaise. Quand la
blanchisseuse, prise d'impatience, rudoyait sa belle-mère, et que
celle-ci allait pleurer dans son lit, il les bousculait toutes les
deux, les forçait à s'embrasser, en leur demandant si elles croyaient
amuser le monde avec leurs bons caractères. C'était comme Nana: on
l'élevait joliment mal, à son avis. En cela, il n'avait pas tort, car
lorsque le père tapait dessus, la mère soutenait la gamine, et lorsque
la mère à son tour cognait, le père faisait une scène. Nana, ravie de
voir ses parents se manger, se sentant excusée à l'avance, commettait
les cent dix-neuf coups. A présent, elle avait inventé d'aller jouer
dans la maréchalerie en face; elle se balançait la journée entière aux
brancards des charrettes; elle se cachait avec des bandes de voyous au
fond de la cour blafarde, éclairée du feu rouge de la forge; et,
brusquement, elle reparaissait, courant, criant, dépeignée et
barbouillée, suivie de la queue des voyous, comme si une volée des
marteaux venait de mettre ces saloperies d'enfants en fuite. Lantier
seul pouvait la gronder; et encore elle savait joliment le prendre.
Cette merdeuse de dix ans marchait comme une dame devant lui, se
balançait, le regardait de côté, les yeux déjà pleins de vice. Il
avait fini par se charger de son éducation: il lui apprenait à danser
et à parler patois.

Une année s'écoula de la sorte. Dans le quartier, on croyait que
Lantier avait des rentes, car c'était la seule façon de s'expliquer le
grand train des Coupeau. Sans doute, Gervaise continuait à gagner de
l'argent; mais maintenant qu'elle nourrissait deux hommes à ne rien
faire, la boutique pour sûr ne pouvait suffire; d'autant plus que la
boutique devenait moins bonne, des pratiques s'en allaient, les
ouvrières godaillaient du matin au soir. La vérité était que Lantier
ne payait rien, ni loyer ni nourriture. Les premiers mois, il avait
donné des acomptes; puis, il s'était contenté de parler d'une grosse
somme qu'il devait toucher, grâce à laquelle il s'acquitterait plus
tard, en un coup. Gervaise n'osait plus lui demander un centime. Elle
prenait le pain, le vin, la viande à crédit. Les notes montaient
partout, ça marchait par des trois francs et des quatre francs chaque
jour. Elle n'avait pas allongé un sou au marchand de meubles ni aux
trois camarades, le maçon, le menuisier et le peintre. Tout ce monde
commençait à grogner, on devenait moins poli pour elle dans les
magasins. Mais elle était comme grisée par la fureur de la dette; elle
s'étourdissait, choisissait les choses les plus chères, se lâchait
dans sa gourmandise depuis qu'elle ne payait plus; et elle restait
très-honnête au fond, rêvant de gagner du matin au soir des centaines
de francs, elle ne savait pas trop de quelle façon, pour distribuer
des poignées de pièces de cent sous à ses fournisseurs. Enfin, elle
s'enfonçait, et à mesure qu'elle dégringolait, elle parlait d'élargir
ses affaires. Pourtant, vers le milieu de l'été, la grande Clémence
était partie, parce qu'il n'y avait pas assez de travail pour deux
ouvrières et qu'elle attendait son argent pendant des semaines. Au
milieu de cette débâcle, Coupeau et Lantier se faisaient des joues.
Les gaillards, attablés jusqu'au menton, bouffaient la boutique,
s'engraissaient de la ruine de l'établissement; et ils s'excitaient
l'un l'autre à mettre les morceaux doubles, et ils se tapaient sur le
ventre en rigolant, au dessert, histoire de digérer plus vite.

Dans le quartier, le grand sujet de conversation était de savoir si
réellement Lantier s'était remis avec Gervaise. Là-dessus, les avis se
partageaient. A entendre les Lorilleux, la Banban faisait tout pour
repincer le chapelier, mais lui ne voulait plus d'elle, la trouvait
trop décatie, avait en ville des petites filles d'une frimousse
autrement torchée. Selon les Boche, au contraire, la blanchisseuse,
dès la première nuit, s'en était allée retrouver son ancien époux,
aussitôt que ce jeanjean de Coupeau avait ronflé. Tout ça, d'une façon
comme d'une autre, ne semblait guère propre; mais il y a tant de
saletés dans la vie, et de plus grosses, que les gens finissaient par
trouver ce ménage à trois naturel, gentil même, car on ne s'y battait
jamais et les convenances étaient gardées. Certainement, si l'on avait
mis le nez dans d'autres intérieurs du quartier, on se serait
empoisonné davantage. Au moins, chez les Coupeau, ça sentait les bons
enfants. Tous les trois se livraient à leur petite cuisine, se
culottaient et couchotaient ensemble à la papa, sans empêcher les
voisins de dormir. Puis, le quartier restait conquis par les bonnes
manières de Lantier. Cet enjôleur fermait le bec à toutes les
bavardes. Même, dans le doute où l'on se trouvait de ses rapports avec
Gervaise, quand la fruitière niait les rapports devant la tripière,
celle-ci semblait dire que c'était vraiment dommage, parce qu'enfin ça
rendait les Coupeau moins intéressants.

Cependant, Gervaise vivait, tranquille de ce côté, ne pensait guère à
ces ordures. Les choses en vinrent au point qu'on l'accusa de manquer
de coeur. Dans la famille on ne comprenait pas sa rancune contre le
chapelier. Madame Lerat, qui adorait se fourrer entre les amoureux,
venait tous les soirs; et elle traitait Lantier d'homme irrésistible,
dans les bras duquel les dames les plus huppées devaient tomber.
Madame Boche n'aurait pas répondu de sa vertu, si elle avait eu dix
ans de moins. Une conspiration sourde, continue, grandissait, poussait
lentement Gervaise, comme si toutes les femmes, autour d'elle, avaient
dû se satisfaire, en lui donnant un amant. Mais Gervaise s'étonnait,
ne découvrait pas chez Lantier tant de séductions. Sans doute, il
était changé à son avantage: il portait toujours un paletot, il avait
pris de l'éducation dans les cafés et dans les réunions politiques.
Seulement, elle qui le connaissait bien, lui voyait jusqu'à l'âme par
les deux trous de ses yeux, et retrouvait là un tas de choses, dont
elle gardait un léger frisson. Enfin, si ça plaisait tant aux autres,
pourquoi les autres ne se risquaient-elles pas à tâter du monsieur? Ce
fut ce qu'elle laissa entendre un jour à Virginie, qui se montrait la
plus chaude. Alors, madame Lerat et Virginie, pour lui monter la tête,
lui racontèrent les amours de Lantier et de la grande Clémence. Oui,
elle ne s'était aperçue de rien; mais, dès qu'elle sortait pour une
course, le chapelier emmenait l'ouvrière dans sa chambre. Maintenant,
on les rencontrait ensemble, il devait l'aller voir chez elle.

-- Eh bien? dit la blanchisseuse, la voix un peu tremblante, qu'est-ce
que ça peut me faire?

Et elle regardait les yeux jaunes de Virginie, où des étincelles d'or
luisaient, comme dans ceux des chats. Cette femme lui en voulait donc,
qu'elle tâchait de la rendre jalouse? Mais la couturière prit son air
bête, en répondant:

-- Ça ne peut rien vous faire, bien sûr... Seulement, vous devriez lui
conseiller de lâcher cette fille avec laquelle il aura du désagrément.

Le pis était que Lantier se sentait soutenu et changeait de manières à
l'égard de Gervaise. Maintenant, quand il lui donnait une poignée de
mains, il lui gardait un instant les doigts entre les siens. Il la
fatiguait de son regard, fixait sur elle des yeux hardis, où elle
lisait nettement ce qu'il lui demandait. S'il passait derrière elle,
il enfonçait les genoux dans ses jupes, soufflait sur son cou, comme
pour l'endormir. Pourtant, il attendit encore, avant d'être brutal et
de se déclarer. Mais, un soir, se trouvant seul avec elle, il la
poussa devant lui sans dire une parole, l'accula tremblante contre le
mur, au fond de la boutique, et là voulut l'embrasser. Le hasard fit
que Goujet entra juste à ce moment. Alors, elle se débattit,
s'échappa. Et tous trois échangèrent quelques mots, comme si de rien
n'était. Goujet, la face toute blanche, avait baissé le nez, en
s'imaginant qu'il les dérangeait, qu'elle venait de se débattre pour
ne pas être embrassée devant le monde.

Le lendemain, Gervaise piétina dans la boutique, très malheureuse,
incapable de repasser un mouchoir; elle avait besoin de voir Goujet,
de lui expliquer comment Lantier la tenait contre le mur. Mais, depuis
qu'Étienne était à Lille, elle n'osait plus entrer à la forge, où
Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, l'accueillait, avec des rires sournois.
Pourtant, l'après-midi, cédant à son envie, elle prit un panier vide,
elle partit sous le prétexte d'aller prendre des jupons chez sa
pratique de la rue des Portes-Blanches. Puis, quand elle fut rue
Marcadet, devant la fabrique de boulons, elle se promena à petits pas,
comptant sur une bonne rencontre. Sans doute, de son côté, Goujet
devait l'attendre, car elle n'était pas là depuis cinq minutes, qu'il
sortit comme par hasard.

-- Tiens! vous êtes en course, dit-il en souriant faiblement; vous
rentrez chez vous...

Il disait ça pour parler. Gervaise tournait justement le dos à la rue
des Poissonniers. Et ils montèrent vers Montmartre, côte à côte, sans
se prendre le bras. Ils devaient avoir la seule idée de s'éloigner de
la fabrique, pour ne pas paraître se donner des rendez-vous devant la
porte. La tête basse, ils suivaient la chaussée défoncée, au milieu du
ronflement des usines. Puis, à deux cents pas, naturellement, comme
s'ils avaient connu l'endroit, ils filèrent à gauche, toujours
silencieux, et s'engagèrent dans un terrain vague. C'était, entre une
scierie mécanique et une manufacture de boutons, une bande de prairie
restée verte, avec des plaques jaunes d'herbe grillée; une chèvre,
attachée à un piquet, tournait en bêlant; au fond, un arbre mort
s'émiettait au grand soleil.

-- Vrai! murmura Gervaise, on se croirait à la campagne.

Ils allèrent s'asseoir sous l'arbre mort. La blanchisseuse mit son
panier à ses pieds. En face d'eux, la butte Montmartre étageait ses
rangées de hautes maisons jaunes et grises, dans des touffes de maigre
verdure; et, quand ils renversaient la tête davantage, ils
apercevaient le large ciel d'une pureté ardente sur la ville, traversé
au nord par un vol de petits nuages blancs. Mais la vive lumière les
éblouissait, ils regardaient au ras de l'horizon plat les lointains
crayeux des faubourgs, ils suivaient surtout la respiration du mince
tuyau de la scierie mécanique, qui soufflait des jets de vapeur. Ces
gros soupirs semblaient soulager leur poitrine oppressée.

-- Oui, reprit Gervaise embarrassée par leur silence, je me trouvais
en course, j'étais sortie...

Après avoir tant souhaité une explication, tout d'un coup elle n'osait
plus parler. Elle était prise d'une grande honte. Et elle sentait
bien, cependant, qu'ils étaient venus là d'eux-mêmes, pour causer de
ça; même ils en causaient, sans avoir besoin de prononcer une parole.
L'affaire de la veille restait entre eux comme un poids qui les
gênait.

Alors, prise d'une tristesse atroce, les larmes aux yeux, elle raconta
l'agonie de madame Bijard, sa laveuse, morte le matin, après
d'épouvantables douleurs.

-- Ça venait d'un coup de pied que lui avait allongé Bijard,
disait-elle d'une voix douce et monotone. Le ventre a enflé. Sans
doute, il lui avait cassé quelque chose à l'intérieur. Mon Dieu! en
trois jours, elle a été tortillée... Ah! il y a, aux galères, des
gredins qui n'en ont pas tant fait. Mais la justice aurait trop de
besogne, si elle s'occupait des femmes crevées par leurs maris. Un
coup de pied de plus ou de moins, n'est-ce pas? ça ne compte pas,
quand on en reçoit tous les jours. D'autant plus que la pauvre femme
voulait sauver son homme de l'échafaud et expliquait qu'elle s'était
abîmé le ventre en tombant sur un baquet... Elle a hurlé toute la nuit
avant de passer.

Le forgeron se taisait, arrachait des herbes dans ses poings crispés.

-- Il n'y a pas quinze jours, continua Gervaise, elle avait sevré son
dernier, le petit Jules; et c'est encore une chance, car l'enfant ne
pâtira pas... N'importe, voilà cette gamine de Lalie chargée de deux
mioches. Elle n'a pas huit ans, mais elle est sérieuse et raisonnable
comme une vraie mère. Avec ça, son père la roue de coups... Ah bien!
on rencontre des êtres qui sont nés pour souffrir.

Goujet la regarda et dit brusquement, les lèvres tremblantes:

-- Vous m'avez fait de la peine, hier, oh! oui, beaucoup de peine...

Gervaise, pâlissant, avait joint les mains. Mais lui, continuait:

-- Je sais, ça devait arriver... Seulement, vous auriez dû vous
confier à moi, m'avouer ce qu'il en était, pour ne pas me laisser dans
des idées...

Il ne put achever. Elle s'était levée, en comprenant que Goujet la
croyait remise avec Lantier, comme le quartier l'affirmait. Et, les
bras tendus, elle cria:

-- Non, non, je vous jure... Il me poussait, il allait m'embrasser,
c'est vrai; mais sa figure n'a pas même touché la mienne, et c'était
la première fois qu'il essayait... Oh! tenez, sur ma vie, sur celle de
mes enfants, sur tout ce que j'ai de plus sacré!

Cependant, le forgeron hochait la tête. Il se méfiait, parce que les
femmes disent toujours non. Gervaise alors devint très grave, reprit
lentement:

-- Vous me connaissez, monsieur Goujet, je ne suis guère menteuse...
Eh bien! non, ça n'est pas, ma parole d'honneur!... Jamais ça ne sera,
entendez-vous? jamais! Le jour où ça arriverait, je deviendrais la
dernière des dernières, je ne mériterais plus l'amitié d'un honnête
homme comme vous.

Et elle avait, en parlant, une si belle figure, toute pleine de
franchise, qu'il lui prit la main et la fit rasseoir. Maintenant, il
respirait à l'aise, il riait en dedans. C'était la première fois qu'il
lui tenait ainsi la main et qu'il la serrait dans la sienne. Tous deux
restèrent muets. Au ciel, le vol de nuages blancs nageait avec une
lenteur de cygne. Dans le coin du champ, la chèvre, tournée vers eux,
les regardait en poussant à de longs intervalles réguliers un bêlement
très doux. Et, sans se lâcher les doigts, les yeux noyés
d'attendrissement, ils se perdaient au loin, sur la pente de
Montmartre blafard, au milieu delà haute futaie des cheminées d'usines
rayant l'horizon, dans cette banlieue plâtreuse et désolée, où les
bosquets verts des cabarets borgnes les touchaient jusqu'aux larmes.

-- Votre mère m'en veut, je le sais, reprit Gervaise à voix basse. Ne
dites pas non... Nous vous devons tant d'argent!

Mais lui, se montra brutal, pour la faire taire. Il lui secoua la
main, à la briser. Il ne voulait pas qu'elle parlât de l'argent. Puis,
il hésita, il bégaya enfin:

-- Écoutez, il y a longtemps que je songe à vous proposer une
chose.... Vous n'êtes pas heureuse. Ma mère assure que la vie tourne
mal pour vous...

Il s'arrêta, un peu étouffé.

-- Eh bien! il faut nous en aller ensemble.

Elle le regarda, ne comprenant pas nettement d'abord, surprise par
cette rude déclaration d'un amour dont il n'avait jamais ouvert les
lèvres.

-- Comment ça? demanda-t-elle.

-- Oui, continua-t-il la tête basse, nous nous en irions, nous
vivrions quelque part, en Belgique si vous voulez... C'est presque mon
pays... En travaillant tous les deux, nous serions vite à notre aise.

Alors, elle devint très rouge. Il l'aurait prise contre lui pour
l'embrasser, qu'elle aurait eu moins de honte. C'était un drôle de
garçon tout de même, de lui proposer un enlèvement, comme cela se
passe dans les romans et dans la haute société. Ah bien! autour
d'elle, elle voyait des ouvriers faire la cour à des femmes mariées;
mais ils ne les menaient pas même à Saint-Denis, ça se passait sur
place, et carrément.

-- Ah! monsieur Goujet, monsieur Goujet... murmurait-elle, sans
trouver autre chose.

-- Enfin, voilà, nous ne serions que tous les deux, reprit-il. Les
autres me gênent, vous comprenez?... Quand j'ai de l'amitié pour une
personne, je ne peux pas voir cette personne avec d'autres.

Mais elle se remettait, elle refusait maintenant, d'un air
raisonnable.

-- Ce n'est pas possible, monsieur Goujet. Ce serait très mal... Je
suis mariée, n'est-ce pas? j'ai des enfants... Je sais bien que vous
avez de l'amitié pour moi et que je vous fais de la peine. Seulement,
nous aurions des remords, nous ne goûterions pas de plaisir... Moi
aussi, j'éprouve de l'amitié pour vous, j'en éprouve trop pour vous
laisser commettre des bêtises. Et ce seraient des bêtises, bien sûr...
Non, voyez-vous, il vaut mieux demeurer comme nous sommes. Nous nous
estimons, nous nous trouvons d'accord de sentiment. C'est beaucoup, ça
m'a soutenue plus d'une fois. Quand on reste honnête, dans notre
position, on en est joliment récompensé.

Il hochait la tête, en l'écoutant. Il l'approuvait, il ne pouvait pas
dire le contraire. Brusquement, dans le grand jour, il la prit entre
ses bras, la serra à l'écraser, lui posa un baiser furieux sur le cou,
comme s'il avait voulu lui manger la peau. Puis, il la lâcha, sans
demander autre chose; et il ne parla plus de leur amour. Elle se
secouait, elle ne se fâchait pas, comprenant que tous deux avaient
bien gagné ce petit plaisir.

Le forgeron, cependant, secoué de la tête aux pieds par un grand
frisson, s'écartait d'elle, pour ne pas céder à l'envie de la
reprendre; et il se traînait sur les genoux, ne sachant à quoi occuper
ses mains, cueillant des fleurs de pissenlits, qu'il jetait de loin
dans son panier. Il y avait là, au milieu de la nappe d'herbe brûlée,
des pissenlits jaunes superbes. Peu à peu, ce jeu le calma, l'amusa.
De ses doigts raidis par le travail du marteau, il cassait
délicatement les fleurs, les lançait une à une, et ses yeux de bon
chien riaient, lorsqu'il ne manquait pas la corbeille. La
blanchisseuse s'était adossée à l'arbre mort, gaie et reposée,
haussant la voix pour se faire entendre, dans l'haleine forte de la
scierie mécanique. Quand ils quittèrent le terrain vague, côte à côte,
en causant d'Étienne, qui se plaisait beaucoup à Lille, elle emporta
son panier plein de fleurs de pissenlits.

Au fond, Gervaise ne se sentait pas devant Lantier si courageuse
qu'elle le disait. Certes, elle était bien résolue à ne pas lui
permettre de la toucher seulement du bout des doigts; mais elle avait
peur, s'il la touchait jamais, de sa lâcheté ancienne, de cette
mollesse et de cette complaisance auxquelles elle se laissait aller,
pour faire plaisir au monde. Lantier, pourtant, ne recommença pas sa
tentative. Il se trouva plusieurs fois seul avec elle et se tint
tranquille. Il semblait maintenant occupé de la tripière, une femme de
quarante-cinq ans, très bien conservée. Gervaise, devant Goujet,
parlait de la tripière, afin de le rassurer. Elle répondait à Virginie
et à madame Lerat, quand cellesci faisaient l'éloge du chapelier,
qu'il pouvait bien se passer de son admiration, puisque toutes les
voisines avaient des béguins pour lui.

Coupeau, dans le quartier, gueulait que Lantier était un ami, un vrai.
On pouvait baver sur leur compte, lui savait ce qu'il savait, se
fichait du bavardage, du moment où il avait l'honnêteté de son côté.
Quand ils sortaient tous les trois, le dimanche, il obligeait sa femme
et le chapelier à marcher devant lui, bras dessus, bras dessous,
histoire de crâner dans la rue; et il regardait les gens, tout prêt à
leur administrer un va-te-laver, s'ils s'étaient permis la moindre
rigolade. Sans doute, il trouvait Lantier un peu fiérot, l'accusait de
faire sa Sophie devant le vitriol, le blaguait parce qu'il savait lire
et qu'il parlait comme un avocat. Mais, à part ça, il le déclarait un
bougre à poils. On n'en aurait pas trouvé deux aussi solides dans la
Chapelle. Enfin, ils se comprenaient, ils étaient bâtis l'un pour
l'autre. L'amitié avec un homme, c'est plus solide que l'amour avec
une femme.

Il faut dire une chose, Coupeau et Lantier se payaient ensemble des
noces à tout casser. Lantier, maintenant, empruntait de l'argent à
Gervaise, des dix francs, des vingt francs, quand il sentait de la
monnaie dans la maison. C'était toujours pour ses grandes affaires.
Puis, ces jours-là, il débauchait Coupeau, parlait d'une longue
course, l'emmenait; et, attablés nez à nez au fond d'un restaurant
voisin, ils se flanquaient par le coco des plats qu'on ne peut manger
chez soi, arrosés de vin cacheté. Le zingueur aurait préféré des
ribotes dans le chic bon enfant; mais il était impressionné par les
goûts d'aristo du chapelier, qui trouvait sur la carte des noms de
sauces extraordinaires. On n'avait pas idée d'un homme si douillet, si
difficile. Ils sont tous comme ça, paraît-il, dans le Midi. Ainsi, il
ne voulait rien d'échauffant, il discutait chaque fricot, au point de
vue de la santé, faisant remporter la viande lorsqu'elle lui semblait
trop salée ou trop poivrée. C'était encore pis pour les courants
d'air, il en avait une peur bleue, il engueulait tout l'établissement,
si une porte restait entr'ouverte. Avec ça, très chien, donnant deux
sous au garçon pour des repas de sept et huit francs. N'importe, on
tremblait devant lui, on les connaissait bien sur les boulevards
extérieurs, des Batignolles à Belleville. Ils allaient, grande rue des
Batignolles, manger des tripes à la mode de Caen, qu'on leur servait
sur de petits réchauds. En bas de Montmartre, ils trouvaient les
meilleures huîtres du quartier, à la Ville de Bar-le-Duc. Quand ils
se risquaient en haut de la butte, jusqu'au Moulin de la Galette, on
leur faisait sauter un lapin. Rue des Martyrs, les Lilas avaient la
spécialité de la tête de veau; tandis que, chaussée Clignancourt, les
restaurants du Lion d'Or et des Deux Marronniers leur donnaient
des rognons sautés à se lécher les doigts. Mais ils tournaient plus
souvent à gauche, du côté de Belleville, avaient leur table gardée aux
Vendanges de Bourgogne, au Cadran Bleu, au Capucin, des maisons
de confiance, où l'on pouvait demander de tout, les yeux fermés.
C'étaient des parties sournoises, dont ils parlaient le lendemain
matin à mots couverts, en chipotant les pommes de terre de Gervaise.
Même un jour, dans un bosquet du Moulin de la Galette, Lantier amena
une femme, avec laquelle Coupeau le laissa au dessert.

Naturellement, oh ne peut pas nocer et travailler. Aussi, depuis
l'entrée du chapelier dans le ménage, le zingueur, qui fainéantait
déjà pas mal, en était arrivé à ne plus toucher un outil. Quand il se
laissait encore embaucher, las de traîner ses savates, le camarade le
relançait au chantier, le blaguait à mort en le trouvant pendu au bout
de sa corde à noeuds comme un jambon fumé; et il lui criait de
descendre prendre un canon. C'était réglé, le zingueur lâchait
l'ouvrage, commençait une bordée qui durait des journées et des
semaines. Oh! par exemple, des bordées fameuses, une revue générale de
tous les mastroquets du quartier, la soûlerie du matin cuvée à midi et
repincée le soir, les tournées de casse-poitrine se succédant, se
perdant dans la nuit, pareilles aux lampions d'une fête, jusqu'à ce
que la dernière chandelle s'éteignît avec le dernier verre! Cet animal
de chapelier n'allait jamais jusqu'au bout. Il laissait l'autre
s'allumer, le lâchait, rentrait en souriant de son air aimable. Lui,
se piquait le nez proprement, sans qu'on s'en aperçût. Quand on le
connaissait bien, ça se voyait seulement à ses yeux plus minces et à
ses manières plus entreprenantes auprès des femmes. Le zingueur, au
contraire, devenait dégoûtant, ne pouvait plus boire sans se mettre
dans un état ignoble. Ainsi, vers les premiers jours de novembre,
Coupeau tira une bordée qui finit d'une façon tout à fait sale pour
lui et pour les autres. La veille, il avait trouvé de l'ouvrage.
Lantier, cette fois-là, était plein de beaux sentiments; il prêchait
le travail, attendu que le travail ennoblit l'homme. Même, le matin,
il se leva à la lampe, il voulut accompagner son ami au chantier,
gravement, honorant en lui l'ouvrier vraiment digne de ce nom. Mais,
arrivés devant la Petite-Civette qui ouvrait, ils entrèrent prendre
une prune, rien qu'une, dans le seul but d'arroser ensemble la ferme
résolution d'une bonne conduite. En face du comptoir, sur un banc,
Bibi-la-Grillade, le dos contre le mur, fumait sa pipe d'un air
maussade.

-- Tiens! Bibi qui fait sa panthère, dit Coupeau. On a donc la flemme,
ma vieille?

-- Non, non, répondit le camarade en s'étirant les bras. Ce sont les
patrons qui vous dégoûtent... J'ai lâché le mien hier... Tous de la
crapule, de la canaille...

Et Bibi-la-Grillade accepta une prune. Il devait être là, sur le banc,
à attendre une tournée. Cependant, Lantier défendait les patrons; ils
avaient parfois joliment du mal, il en savait quelque chose, lui qui
sortait des affaires. De la jolie fripouille, les ouvriers! toujours
en noce, se fichant de l'ouvrage, vous lâchant au beau milieu d'une
commande, reparaissant quand leur monnaie est nettoyée. Ainsi, il
avait eu un petit Picard, dont la toquade était de se trimballer en
voiture; oui, dès qu'il touchait sa semaine, il prenait des fiacres
pendant des journées. Est-ce que c'était là un goût de travailleur?
Puis, brusquement, Lantier se mit à attaquer aussi les patrons. Oh! il
voyait clair, il disait ses vérités à chacun. Une sale race après
tout, des exploiteurs sans vergogne, des mangeurs de monde. Lui, Dieu
merci! pouvait dormir la conscience tranquille, car il s'était
toujours conduit en ami avec ses hommes, et avait préféré ne pas
gagner des millions comme les autres.

-- Filons, mon petit, dit-il en s'adressant à Coupeau. Il faut être
sage, nous serions en retard.

Bibi-la-Grillade, les bras ballants, sortit avec eux. Dehors, le jour
se levait à peine, un petit jour sali par le reflet boueux du pavé; il
avait plu la veille, il faisait très doux. On venait d'éteindre les
becs de gaz; la rue des Poissonniers, où des lambeaux de nuit
étranglés par les maisons flottaient encore, s'emplissait du sourd
piétinement des ouvriers descendant vers Paris. Coupeau, son sac de
zingueur passé à l'épaule, marchait de l'air esbrouffeur d'un citoyen
qui est d'attaque, une fois par hasard. Il se tourna, il demanda:

-- Bibi, veux-tu qu'on t'embauche? le patron m'a dit d'amener un
camarade, si je pouvais.

-- Merci, répondit Bibi-la-Grillade, je me purge... Faut proposer ça à
Mes-Bottes, qui cherchait hier une baraque... Attends, Mes-Bottes est
bien sûr là dedans.

Et, comme ils arrivaient au bas de la rue, ils aperçurent en effet
Mes-Bottes chez le père Colombe. Malgré l'heure matinale, l'Assommoir
flambait, les volets enlevés, le gaz allumé. Lantier resta sur la
porte, en recommandant à Coupeau de se dépêcher, parce qu'ils avaient
tout juste dix minutes.

-- Comment! tu vas chez ce roussin de Bourguignon! cria Mes-Bottes,
quand le zingueur lui eut parlé. Plus souvent qu'on me pince dans
cette boîte! Non, j'aimerais mieux tirer la langue jusqu'à l'année
prochaine... Mais, mon vieux, tu ne resteras pas là trois jours, c'est
moi qui te le dis!

-- Vrai, une sale boîte? demanda Coupeau inquiet.

-- Oh! tout ce qu'il y a de plus sale... On ne peut pas bouger. Le
singe est sans cesse sur votre dos. Et avec ça des manières, une
bourgeoise qui vous traite de soûlard, une boutique où il est défendu
de cracher... Je les ai envoyés dinguer le premier soir, tu comprends.

-- Bon! me voilà prévenu. Je ne mangerai pas chez eux un boisseau de
sel... J'en vais tâter ce matin; mais si le patron m'embête, je te le
ramasse et je te l'asseois sur sa bourgeoise, tu sais, collés comme
une paire de soles!

Le zingueur secouait la main du camarade, pour le remercier de son bon
renseignement, et il s'en allait, quand Mes-Bottes se fâcha. Tonnerre
de Dieu! est-ce que le Bourguignon allait les empêcher de boire la
goutte? Les hommes n'étaient plus des hommes, alors? Le singe pouvait
bien attendre cinq minutes. Et Lantier entra pour accepter la tournée,
les quatre ouvriers se tinrent debout devant le comptoir. Cependant,
Mes-Bottes, avec ses souliers éculés, sa blouse noire d'ordures, sa
casquette aplatie sur le sommet du crâne, gueulait fort et roulait des
yeux de maître dans l'Assommoir. Il venait d'être proclamé empereur
des pochards et roi des cochons, pour avoir mangé une salade de
hannetons vivants et mordu dans un chat crevé.

-- Dites donc, espèce de Borgia! cria-t-il au père Colombe, donnez-moi
de la jaune, de votre pissat d'âne premier numéro.

Et quand le père Colombe, blême et tranquille dans son tricot bleu,
eut empli les quatre verres, ces messieurs les vidèrent d'une lampée,
histoire de ne pas laisser le liquide s'éventer.

-- Ça fait tout de même du bien où ça passe, murmura Bibi-la-Grillade.

Mais cet animal de Mes-Bottes en racontait une comique. Le vendredi,
il était si soûl, que les camarades lui avaient scellé sa pipe dans le
bec avec une poignée de plâtre. Un autre en serait crevé, lui gonflait
le dos et se pavanait.

-- Ces messieurs ne renouvellent pas? demanda le père Colombe de sa
voix grasse.

-- Si, redoublez-nous ça, dit Lantier. C'est mon tour.

Maintenant, on causait des femmes. Bibi-la-Grillade, le dernier
dimanche, avait mené sa scie à Montrouge, chez une tante. Coupeau
demanda des nouvelles de la Malle des Indes, une blanchisseuse de
Chaillot, connue dans l'établissement. On allait boire, quand
Mes-Bottes, violemment, appela Goujet et Lorilleux qui passaient.
Ceux-ci vinrent jusqu'à la porte et refusèrent d'entrer. Le forgeron
ne sentait pas le besoin de prendre quelque chose. Le chaîniste,
blafard, grelottant, serrait dans sa poche les chaînes d'or qu'il
reportait; et il toussait, il s'excusait, en disant qu'une goutte
d'eau-de-vie le mettait sur le flanc.

-- En voilà des cafards! grogna Mes-Bottes. Ça doit licher dans les
coins.

Et quand il eut mis le nez dans son verre, il attrapa le père Colombe.

-- Vieille drogue, tu as changé de litre!... Tu sais, ce n'est pas
avec moi qu'il faut maquiller ton vitriol!

Le jour avait grandi, une clarté louche éclairait l'Assommoir, dont le
patron éteignait le gaz. Coupeau, pourtant, excusait son beau-frère,
qui ne pouvait pas boire, ce dont, après tout, on n'avait pas à lui
faire un crime. Il approuvait même Goujet, attendu que c'était un
bonheur de ne jamais avoir soif. Et il parlait d'aller travailler,
lorsque Lantier, avec son grand air d'homme comme il faut, lui
infligea une leçon: on payait sa tournée, au moins, avant de se
cavaler; on ne lâchait pas dos amis comme un pleutre, même pour se
rendre à son devoir.

-- Est-ce qu'il va nous bassiner longtemps avec son travail! cria
Mes-Bottes.

-- Alors, c'est la tournée de monsieur? demanda le père Colombe à
Coupeau.

Celui-ci paya sa tournée. Mais, quand vint le tour de
Bibi-la-Grillade, il se pencha à l'oreille du patron, qui refusa d'un
lent signe de tête. Mes-Bottes comprit et se remit à invectiver cet
entortillé de père Colombe. Comment! une bride de son espèce se
permettait de mauvaises manières à l'égard d'un camarade! Tous les
marchands de coco faisaient l'oeil! Il fallait venir dans les mines à
poivre pour être insulté! Le patron restait calme, se balançait sur
ses gros poings, au bord du comptoir, en répétant poliment:

-- Prêtez de l'argent à monsieur, ce sera plus simple.

-- Nom de Dieu! oui, je lui en prêterai, hurla Mes-Bottes. Tiens!
Bibi, jette-lui sa monnaie à travers la gueule, à ce vendu!

Puis, lancé, agacé par le sac que Coupeau avait gardé à son épaule, il
continua, en s'adressant au zingueur:

-- T'as l'air d'une nourrice. Lâche ton poupon. Ça rend bossu.

Coupeau hésita un instant; et, paisiblement, comme s'il s'était décidé
après de mûres réflexions, il posa son sac par terre, en disant:

-- Il est trop tard, à cette heure. J'irai chez Bourguignon après le
déjeuner. Je dirai que ma bourgeoise a eu des coliques.... Écoutez,
père Colombe, je laisse mes outils sous cette banquette, je les
reprendrai à midi.

Lantier, d'un hochement de tête, approuva cet arrangement. On doit
travailler, ça ne fait pas un doute; seulement, quand on se trouve
avec des amis, la politesse passe avant tout. Un désir de godaille les
avait peu à peu chatouillés et engourdis tous les quatre, les mains
lourdes, se tâtant du regard. Et, dès qu'ils eurent cinq heures de
flâne devant eux, ils furent pris brusquement d'une joie bruyante, ils
s'allongèrent des claques, se gueulèrent des mots de tendresse dans la
figure, Coupeau surtout, soulagé, rajeuni, qui appelait les autres
« ma vieille branche! » On se mouilla encore d'une tournée générale;
puis, on alla à la Puce qui renifle, un petit bousingot où il y
avait un billard. Le chapelier fit un instant son nez, parce que
c'était une maison pas très propre: le schnick y valait un franc le
litre, dix sous une chopine en deux verres, et la société de l'endroit
avait commis tant de saletés sur le billard, que les billes y
restaient collées. Mais, la partie une fois engagée, Lantier, qui
avait un coup de queue extraordinaire, retrouva sa grâce et sa belle
humeur, développant son torse, accompagnant d'un effet de hanches
chaque carambolage.

Lorsque vint l'heure du déjeuner, Coupeau eut une idée. Il tapa des
pieds, en criant:

-- Faut aller prendre Bec-Salé. Je sais où il travaille... Nous
l'emmènerons manger des pieds à la poulette chez la mère Louis.

L'idée fut acclamée. Oui, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, devait avoir
besoin de manger des pieds à la poulette. Ils partirent. Les rues
étaient jaunes, une petite pluie tombait; mais ils avaient déjà trop
chaud à l'intérieur pour sentir ce léger arrosage sur leurs abatis.
Coupeau les mena rue Marcadet, à la fabrique de boulons. Comme ils
arrivaient une grosse demi-heure avant la sortie, le zingueur donna
deux sous à un gamin pour entrer dire à Bec-Salé que sa bourgeoise se
trouvait mal et le demandait tout de suite. Le forgeron parut
aussitôt, en se dandinant, l'air bien calme, le nez flairant un
gueuleton.

-- Ah! les cheulards! dit-il, dès qu'il les aperçut cachés sous une
porte. J'ai senti ça... Hein? qu'est-ce qu'on mange?

Chez la mère Louis, tout en suçant les petits os des pieds, on tapa de
nouveau sur les patrons. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, racontait qu'il
y avait une commande pressée dans sa boîte. Oh! le singe était coulant
pour le quart d'heure; on pouvait manquer à l'appel, il restait
gentil, il devait s'estimer encore bien heureux quand on revenait.
D'abord, il n'y avait pas de danger qu'un patron osât jamais flanquer
dehors Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, parce qu'on n'en trouvait plus,
des cadets de sa capacité. Après les pieds, on mangea une omelette.
Chacun but son litre. La mère Louis faisait venir son vin de
l'Auvergne, un vin couleur de sang qu'on aurait coupé au couteau. Ça
commençait à être drôle, la bordée s'allumait.

-- Qu'est-ce qu'il a, à m'emmoutarder, cet encloué de singe? cria
Bec-Salé au dessert. Est-ce qu'il ne vient pas d'avoir l'idée
d'accrocher une cloche dans sa baraque? Une cloche, c'est bon pour des
esclaves... Ah bien! elle peut sonner, aujourd'hui! Du tonnerre si
l'on me repince à l'enclume! Voilà cinq jours que je me la foule, je
puis bien le balancer... S'il me fiche un abatage, je l'envoie à
Chaillot.

-- Moi, dit Coupeau d'un air important, je suis obligé de vous lâcher,
je vais travailler. Oui, j'ai juré à ma femme... Amusez-vous, je reste
de coeur avec les camaros, vous savez.

Les autres blaguaient. Mais lui, semblait si décidé, que tous
l'accompagnèrent, quand il parla d'aller chercher ses outils chez le
père Colombe. Il prit son sac sous la banquette, le posa devant lui,
pendant qu'on buvait une dernière goutte. A une heure, la société
s'offrait encore des tournées. Alors, Coupeau, d'un geste d'ennui,
reporta les outils sous la banquette; ils le gênaient, il ne pouvait
pas s'approcher du comptoir sans buter dedans. C'était trop bête, il
irait le lendemain chez Bourguignon. Les quatre autres, qui se
disputaient à propos de la question des salaires, ne s'étonnèrent pas,
lorsque le zingueur, sans explication, leur proposa un petit tour sur
le boulevard, pour se dérouiller les jambes. La pluie avait cessé. Le
petit tour se borna à faire deux cents pas sur une même file, les bras
ballants; et ils ne trouvaient plus un mot, surpris par l'air, ennuyés
d'être dehors. Lentement, sans avoir seulement à se consulter du
coude, ils remontèrent d'instinct la rue des Poissonniers, où ils
entrèrent chez François prendre un canon de la bouteille. Vrai, ils
avaient besoin de ça pour se remettre. On tournait trop à la tristesse
dans la rue, il y avait une boue à ne pas flanquer un sergent de ville
à la porte. Lantier poussa les camarades dans le cabinet, un coin
étroit occupé par une seule table, et qu'une cloison aux vitres
dépolies séparait de la salle commune. Lui, d'ordinaire, se piquait le
nez dans les cabinets, parce que c'était plus convenable. Est-ce que
les camarades n'étaient pas bien là? On se serait cru chez soi, on y
aurait fait dodo sans se gêner. Il demanda le journal, l'étala tout
grand, le parcourut, les sourcils froncés. Coupeau et Mes-Bottes
avaient commencé un piquet. Deux litres et cinq verres traînaient sur
la table.

-- Eh bien? qu'est-ce qu'ils chantent, dans ce papier-là? demanda
Bibi-la-Grillade au chapelier.

Il ne répondit pas tout de suite. Puis, sans lever les yeux:

-- Je tiens la Chambre. En voilà des républicains de quatre sous, ces
sacrés fainéants de la gauche! Est-ce que le peuple les nomme pour
baver leur eau sucrée!... Il croit en Dieu, celui-là, et il fait des
mamours à ces canailles de ministres! Moi, si j'étais nommé, je
monterais à la tribune et je dirais: Merde! Oui, pas davantage, c'est
mon opinion!

-- Vous savez que Badinguet s'est fichu des claques avec sa
bourgeoise, l'autre soir, devant toute sa cour, raconta Bec-Salé, dit
Boit-sans-Soif. Ma parole d'honneur! Et à propos de rien, en
s'asticotant. Badinguet était éméché.

-- Lâchez-nous donc le coude, avec votre politique! cria le zingueur.
Lisez les assassinats, c'est plus rigolo.

Et revenant à son jeu, annonçant une tierce au neuf et trois dames:

-- J'ai une tierce à l'égout et trois colombes... Les crinolines ne me
quittent pas.

On vida les verres. Lantier se mit à lire tout haut:

« Un crime épouvantable, vient de jeter l'effroi dans la commune de
Gaillon (Seine-et-Marne). Un fils a tué son père à coups de bêche,
pour lui voler trente sous... »

Tous poussèrent un cri d'horreur. En voilà un, par exemple, qu'ils
seraient allés voir raccourcir avec plaisir! Non, la guillotine, ce
n'était pas assez; il aurait fallu le couper en petits morceaux. Une
histoire d'infanticide les révolta également; mais le chapelier, très
moral, excusa la femme en mettant tous les torts du côté de son
séducteur; car, enfin, si une crapule d'homme n'avait pas fait un
gosse à cette malheureuse, elle n'aurait pas pu en jeter un dans les
lieux d'aisances. Mais ce qui les enthousiasma, ce furent les exploits
du marquis de T..... sortant d'un bal à deux heures du matin et se
défendant contre trois mauvaises gouapes, boulevard des Invalides;
sans même retirer ses gants, il s'était débarrassé des deux premiers
scélérats avec des coups de tête dans le ventre, et avait conduit le
troisième au poste, par une oreille. Hein? quelle poigne! C'était
embêtant qu'il fût noble.

-- Écoutez ça maintenant, continua Lantier. Je passe aux nouvelles de
la haute. « La comtesse de Brétigny marie sa fille aînée au jeune
baron de Valançay, aide de camp de Sa Majesté. Il y a, dans la
corbeille, pour plus de trois cent mille francs de dentelle... »

-- Qu'est-ce que ça nous fiche! interrompit Bibi-la-Grillade. On ne
leur demande pas la couleur de leur chemise... La petite a beau avoir
de la dentelle, elle n'en verra pas moins la lune par le même trou que
les autres.

Comme Lantier faisait mine d'achever sa lecture, Bec-Salé, dit
Boit-sans-Soif, lui enleva le journal et s'assit dessus, en disant:

-- Ah! non, assez!... Le voilà au chaud... Le papier, ce n'est bon
qu'à ça.

Cependant, Mes-Bottes, qui regardait son jeu, donnait un coup de poing
triomphant sur la table. Il faisait quatre-vingt-treize.

-- J'ai la Révolution, cria-t-il. Quinte mangeuse, portant son point
dans l'herbe à la vache... Vingt, n'est-ce pas?... Ensuite, tierce
major dans les vitriers, vingt-trois; trois boeufs, vingt-six; trois
larbins, vingt-neuf; trois borgnes, quatre-vingt-douze... Et je joue
An un de la République, quatre-vingt-treize.

-- T'es rincé, mon vieux, crièrent les autres à Coupeau.

On commanda deux nouveaux litres. Les verres ne désemplissaient plus,
la soûlerie montait. Vers cinq heures, ça commençait à devenir
dégoûtant, si bien que Lantier se taisait et songeait à filer; du
moment où l'on gueulait et où l'on fichait le vin par terre, ce
n'était plus son genre. Justement, Coupeau se leva pour faire le signe
de croix des pochards. Sur la tête il prononça Montpernasse, à
l'épaule droite Menilmonte, à l'épaule gauche la Courtille, au milieu
du ventre Bagnolet, et dans le creux de l'estomac trois fois Lapin
sauté. Alors, le chapelier, profitant de la clameur soulevée par cet
exercice, prit tranquillement la porte. Les camarades ne s'aperçurent
même pas de son départ. Lui, avait déjà un joli coup de sirop. Mais,
dehors, il se secoua, il retrouva son aplomb; et il regagna
tranquillement la boutique, où il raconta à Gervaise que Coupeau était
avec des amis.

Deux jours se passèrent. Le zingueur n'avait pas reparu. Il roulait
dans le quartier, on ne savait pas bien où. Des gens, pourtant,
disaient l'avoir vu chez la nièce Baquet, au Papillon, au Petit
bonhomme qui tousse. Seulement, les uns assuraient qu'il était seul,
tandis que les autres l'avaient rencontré en compagnie de sept ou huit
soûlards de son espèce. Gervaise haussait les épaules d'un air
résigné. Mon Dieu! c'était une habitude à prendre. Elle ne courait pas
après son homme; même, si elle l'apercevait chez un marchand de vin,
elle faisait un détour, pour ne pas le mettre en colère; et elle
attendait qu'il rentrât, écoutant la nuit s'il ne ronflait pas à la
porte. Il couchait sur un tas d'ordures, sur un banc, dans un terrain
vague, en travers d'un ruisseau. Le lendemain, avec son ivresse mal
cuvée de la veille, il repartait, tapait aux volets des consolations,
se lâchait de nouveau dans une course furieuse, au milieu des petits
verres, des canons et des litres, perdant et retrouvant ses amis,
poussant des voyages dont il revenait plein de stupeur, voyant danser
les rues, tomber la nuit et naître le jour, sans autre idée que de
boire et de cuver sur place. Lorsqu'il cuvait, c'était fini. Gervaise
alla pourtant, le second jour, à l'Assommoir du père Colombe, pour
savoir; on l'y avait revu cinq fois, on ne pouvait pas lui en dire
davantage. Elle dut se contenter d'emporter les outils, restés sous la
banquette.

Lantier, le soir, voyant la blanchisseuse ennuyée, lui proposa de la
conduire au café-concert, histoire de passer un moment agréable. Elle
refusa d'abord, elle n'était pas en train de rire. Sans cela, elle
n'aurait pas dit non, car le chapelier lui faisait son offre d'un air
trop honnête pour qu'elle se méfiât de quelque traîtrise. Il semblait
s'intéresser à son malheur et se montrait vraiment paternel. Jamais
Coupeau n'avait découché deux nuits. Aussi, malgré elle, toutes les
dix minutes, venait-elle se planter sur la porte sans lâcher son fer,
regardant aux deux bouts de la rue si son homme n'arrivait pas. Ça la
tenait dans les jambes, à ce qu'elle disait, des picotements qui
l'empêchaient de rester en place. Bien sûr, Coupeau pouvait se démolir
un membre, tomber sous une voiture et y rester: elle serait joliment
débarrassée, elle se défendait de garder dans le coeur la moindre
amitié pour un sale personnage de cette espèce. Mais, à la fin,
c'était agaçant de toujours se demander s'il rentrerait ou s'il ne
rentrerait pas. Et, lorsqu'on alluma le gaz, comme Lantier lui parlait
de nouveau du café-concert, elle accepta. Après tout, elle se trouvait
trop bête de refuser un plaisir, lorsque son mari, depuis trois jours,
menait une vie de polichinelle. Puisqu'il ne rentrait pas, elle aussi
allait sortir. La cambuse brûlerait, si elle voulait. Elle aurait
fichu en personne le feu au bazar, tant l'embêtement de la vie
commençait à lui monter au nez.

On dîna vite. En partant au bras du chapelier, à huit heures, Gervaise
pria maman Coupeau et Nana de se mettre au lit tout de suite. La
boutique était fermée. Elle s'en alla par la porte de la cour et donna
la clef à madame Boche, en lui disant que si son cochon rentrait, elle
eût l'obligeance de le coucher. Le chapelier l'attendait sous la
porte, bien mis, sifflant un air. Elle avait sa robe de soie. Ils
suivirent doucement le trottoir, serrés l'un contre l'autre, éclairés
par les coups de lumière des boutiques, qui les montraient se parlant
à demi-voix, avec un sourire.

Le café-concert était boulevard de Rochechouart, un ancien petit café
qu'on avait agrandi sur une cour, par une baraque en planches. A la
porte, un cordon de boules de verre dessinait un portique lumineux. De
longues affiches, collées sur des panneaux de bois, se trouvaient
posées par terre, au ras du ruisseau.

-- Nous y sommes, dit Lantier. Ce soir, débuts de mademoiselle Amanda,
chanteuse de genre.

Mais il aperçut Bibi-la-Grillade, qui lisait également l'affiche. Bibi
avait un oeil au beurre noir, quelque coup de poing attrapé la veille.

-- Eh bien! et Coupeau? demanda le chapelier, en cherchant autour de
lui, vous avez donc perdu Coupeau?

-- Oh! il y a beau temps, depuis hier, répondit l'autre. On s'est
allongé un coup de tampon, en sortant de chez la mère Baquet. Moi, je
n'aime pas les jeux de mains... Vous savez, c'est avec le garçon de la
mère Baquet qu'on a eu des raisons, par rapport à un litre qu'il
voulait nous faire payer deux fois... Alors, j'ai filé, je suis aller
schloffer un brin.

Il bâillait encore, il avait dormi dix-huit heures. D'ailleurs, il
était complètement dégrisé, l'air abêti, sa vieille veste pleine de
duvet; car il devait s'être couché dans son lit tout habillé.

-- Et vous ne savez pas où est mon mari, monsieur? interrogea la
blanchisseuse.

-- Mais non, pas du tout... Il était cinq heures, quand nous avons
quitté la mère Baquet. Voilà!... Il a peut-être bien descendu la rue.
Oui, même je crois l'avoir vu entrer au Papillon avec un cocher...
Oh! que c'est bête! Vrai, on est bon à tuer!

Lantier et Gervaise passèrent une très agréable soirée au
café-concert. A onze heures, lorsqu'on ferma les portes, ils revinrent
en se baladant, sans se presser. Le froid piquait un peu, le monde se
retirait par bandes; et il y avait des filles qui crevaient de rire,
sous les arbres, dans l'ombre, parce que les hommes rigolaient de trop
près. Lantier chantait entre ses dents une des chansons de
mademoiselle Amanda: C'est dans l'nez qu'ça me chatouille. Gervaise,
étourdie, comme grise, reprenait le refrain. Elle avait eu très chaud.
Puis, les deux consommations qu'elle avait bues lui tournaient sur le
coeur, avec la fumée des pipes et l'odeur de toute cette société
entassée. Mais elle emportait surtout une vive impression de
mademoiselle Amanda. Jamais elle n'aurait osé se mettre nue comme ça
devant le public. Il fallait être juste, cette dame avait une peau à
faire envie. Et elle écoutait, avec une curiosité sensuelle, Lantier
donner des détails sur la personne en question, de l'air d'un monsieur
qui lui aurait compté les côtes en particulier.

-- Tout le monde dort, dit Gervaise, après avoir sonné trois fois,
sans que les Boche eussent tiré le cordon.

La porte s'ouvrit, mais le porche était noir, et quand elle frappa à
la vitre de la loge pour demander sa clef, la concierge ensommeillée
lui cria une histoire à laquelle elle n'entendit rien d'abord. Enfin,
elle comprit que le sergent de ville Poisson avait ramené Coupeau dans
un drôle d'état, et que la clef devait être sur la serrure.

-Fichtre! murmura Lantier, quand ils furent entrés, qu'est-ce qu'il a
donc fait ici? C'est une vraie infection.

En effet, ça puait ferme. Gervaise, qui cherchait des allumettes,
marchait dans du mouillé. Lorsqu'elle fut parvenue à allumer une
bougie, ils eurent devant eux un joli spectacle. Coupeau avait rendu
tripes et boyaux; il y en avait plein la chambre; le lit en était
emplâtré, le tapis également, et jusqu'à la commode qui se trouvait
éclaboussée. Avec ça, Coupeau, tombé du lit où Poisson devait l'avoir
jeté, ronflait là dedans, au milieu de son ordure. Il s'y étalait,
vautré comme un porc, une joue barbouillée, soufflant son haleine
empestée par sa bouche ouverte, balayant de ses cheveux déjà gris la
mare élargie autour de sa tête.

-- Oh! le cochon! le cochon! répétait Gervaise indignée, exaspérée. Il
a tout sali... Non, un chien n'aurait pas fait ça, un chien crevé est
plus propre.

Tous deux n'osaient bouger, ne savaient où poser le pied. Jamais le
zingueur n'était revenu avec une telle culotte et n'avait mis la
chambre dans une ignominie pareille. Aussi, cette vue-là portait un
rude coup au sentiment que sa femme pouvait encore éprouver pour lui.
Autrefois, quand il rentrait éméché ou poivré, elle se montrait
complaisante et pas dégoûtée. Mais, à cette heure, c'était trop, son
coeur se soulevait. Elle ne l'aurait pas pris avec des pincettes.
L'idée seule que la peau de ce goujat toucherait sa peau, lui causait
une répugnance, comme si on lui avait demandé de s'allonger à côté
d'un mort, abîmé par une vilaine maladie.

-- Il faut pourtant que je me couche, murmura-t-elle. Je ne puis pas
retourner coucher dans la rue... Oh! je lui passerai plutôt sur le
corps.

Elle tâcha d'enjamber l'ivrogne et dut se retenir à un coin de la
commode, pour ne pas glisser dans la saleté. Coupeau barrait
complètement le lit. Alors, Lantier, qui avait un petit rire en voyant
bien qu'elle ne ferait pas dodo sur son oreiller cette nuit-là, lui
prit une main, en disant d'une voix basse et ardente:

-- Gervaise... écoute, Gervaise...

Mais elle avait compris, elle se dégagea, éperdue, le tutoyant à son
tour, comme jadis.

-- Non, laisse-moi... Je t'en supplie, Auguste, rentre dans ta
chambre... Je vais m'arranger, je monterai dans le lit par les
pieds...

-- Gervaise, voyons, ne fais pas la bête, répétait-il. Ça sent trop
mauvais, tu ne peux pas rester... Viens. Qu'est-ce que tu crains? Il
ne nous entend pas, va!

Elle luttait, elle disait non de la tête, énergiquement. Dans son
trouble, comme pour montrer qu'elle resterait là, elle se
déshabillait, jetait sa robe de soie sur une chaise, se mettait
violemment en chemise et en jupon, toute blanche, le cou et les bras
nus. Son lit était à elle, n'est-ce pas? elle voulait coucher dans son
lit. A deux reprises, elle tenta encore de trouver un coin propre et
de passer. Mais Lantier ne se lassait pas, la prenait à la taille, en
disant des choses pour lui mettre le feu dans le sang. Ah! elle était
bien plantée, avec un loupiat de mari par devant, qui l'empêchait de
se fourrer honnêtement sous sa couverture, avec un sacré salaud
d'homme par derrière, qui songeait uniquement à profiter de son
malheur pour la ravoir! Comme le chapelier haussait la voix, elle le
supplia de se taire. Et elle écouta, l'oreille tendue vers le cabinet
où couchaient Nana et maman Coupeau. La petite et la vieille devaient
dormir, on entendait une respiration forte.

-- Auguste, laisse-moi, tu vas les réveiller, reprit-elle, les mains
jointes. Sois raisonnable. Un autre jour, ailleurs... Pas ici, pas
devant ma fille...

Il ne parlait plus, il restait souriant; et, lentement, il la baisa
sur l'oreille, ainsi qu'il la baisait autrefois pour la taquiner, et
l'étourdir. Alors, elle fut sans force, elle sentit un grand
bourdonnement, un grand frisson descendre dans sa chair. Pourtant,
elle fit de nouveau un pas. Et elle dut reculer. Ce n'était pas
possible, la dégoûtation était si grande, l'odeur devenait telle,
qu'elle se serait elle-même mal conduite dans ses draps. Coupeau,
comme sur de la plume, assommé par l'ivresse, cuvait sa bordée, les
membres morts, la gueule de travers. Toute la rue aurait bien pu
entrer embrasser sa femme, sans qu'un poil de son corps en remuât.

-- Tant pis, bégayait-elle, c'est sa faute, je ne puis pas... Ah! mon
Dieu! ah! mon Dieu! il me renvoie de mon lit, je n'ai plus de lit...
Non, je ne puis pas, c'est sa faute.

Elle tremblait, elle perdait la tête. Et, pendant que Lantier la
poussait dans sa chambre, le visage de Nana apparut à la porte vitrée
du cabinet, derrière un carreau. La petite venait de se réveiller et
de se lever doucement, en chemise, pâle de sommeil. Elle regarda son
père roulé dans son vomissement; puis, la figure collée contre la
vitre, elle resta là, à attendre que le jupon de sa mère eût disparu
chez l'autre homme, en face. Elle était toute grave. Elle avait de
grands yeux d'enfant vicieuse, allumés d'une curiosité sensuelle.

Cet hiver-là, maman Coupeau faillit passer, dans une crise
d'étouffement. Chaque année, au mois de décembre, elle était sûre que
son asthme la collait sur le dos pour des deux et trois semaines. Elle
n'avait plus quinze ans, elle devait en avoir soixante-treize à la
Saint-Antoine. Avec ça, très patraque, râlant pour un rien, quoique
grosse et grasse. Le médecin annonçait qu'elle s'en irait en toussant,
le temps de crier: Bonsoir, Jeanneton, la chandelle est éteinte!

Quand elle était dans son lit, maman Coupeau devenait mauvaise comme
la gale. Il faut dire que le cabinet où elle couchait avec Nana
n'avait rien de gai. Entre le lit de la petite et le sien, se trouvait
juste la place de deux chaises. Le papier des murs, un vieux papier
gris déteint, pendait en lambeaux. La lucarne ronde, près du plafond,
laissait tomber un jour louche et pâle de cave. On se faisait joliment
vieux là dedans, surtout une personne qui ne pouvait pas respirer. La
nuit encore, lorsque l'insomnie la prenait, elle écoutait dormir la
petite, et c'était une distraction. Mais, dans le jour, comme on ne
lui tenait pas compagnie du matin au soir, elle grognait, elle
pleurait, elle répétait toute seule pendant des heures, en roulant sa
tête sur l'oreiller:

-- Mon Dieu! que je suis malheureuse!... Mon Dieu! que je suis
malheureuse!... En prison, oui, c'est en prison qu'ils me feront
mourir!

Et, dès qu'une visite lui arrivait, Virginie ou madame Boche, pour lui
demander comment allait la santé, elle ne répondait pas, elle entamait
tout de suite le chapitre de ses plaintes.

-- Ah! il est cher, le pain que je mange ici! Non, je ne souffrirais
pas autant chez des étrangers!... Tenez, j'ai voulu avoir une tasse de
tisane, eh bien! on m'en a apporté plein un pot à eau, une manière de
me reprocher d'en trop boire... C'est comme Nana, cette enfant que
j'ai élevée, elle se sauve nu-pieds, le matin, et je ne la revois
plus. On croirait que je sens mauvais. Pourtant, la nuit, elle dort
joliment, elle ne se réveillerait pas une seule fois pour me demander
si je souffre... Enfin, je les embarrasse, ils attendent que je crève.
Oh! ce sera bientôt fait. Je n'ai plus de fils, cette coquine de
blanchisseuse me l'a pris. Elle me battrait, elle m'achèverait, si
elle n'avait pas peur de la justice.

Gervaise, en effet, se montrait un peu rude par moments. La baraque
tournait mal, tout le monde s'y aigrissait et s'envoyait promener au
premier mot. Coupeau, un matin qu'il avait les cheveux malades,
s'était écrié: « La vieille dit toujours qu'elle va mourir, et elle ne
meurt jamais! » parole qui avait frappé maman Coupeau au coeur. On lui
reprochait ce qu'elle coûtait, on disait tranquillement que, si elle
n'était plus là, il y aurait une grosse économie. A la vérité, elle ne
se conduisait pas non plus comme elle aurait dû. Ainsi, quand elle
voyait sa fille aînée, madame Lerat, elle pleurait misère, accusait
son fils et sa belle-fille de la laisser mourir de faim, tout ça pour
lui tirer une pièce de vingt sous, qu'elle dépensait en gourmandises.
Elle faisait aussi des cancans abominables avec les Lorilleux, en leur
racontant à quoi passaient leurs dix francs, aux fantaisies de la
blanchisseuse, des bonnets neufs, des gâteaux mangés dans les coins,
des choses plus sales même qu'on n'osait pas dire. A deux ou trois
reprises, elle faillit faire battre toute la famille. Tantôt elle
était avec les uns, tantôt elle était avec les autres; enfin, ça
devenait un vrai gâchis.

Au plus fort de sa crise, cet hiver-là, une après-midi que madame
Lorilleux et madame Lerat s'étaient rencontrées devant son lit, maman
Coupeau cligna les yeux, pour leur dire de se pencher. Elle pouvait à
peine parler. Elle souffla, à voix basse:

-- C'est du propre!... Je les ai entendus cette nuit. Oui, oui, la
Banban et le chapelier... Et ils menaient un train! Coupeau est joli.
C'est du propre!

Elle raconta, par phrases courtes, toussant et étouffant, que son fils
avait dû rentrer ivre-mort, la veille. Alors, comme elle ne dormait
pas, elle s'était très bien rendu compte de tous les bruits, les pieds
nus de la Banban trottant sur le carreau, la voix sifflante du
chapelier qui l'appelait, la porte de communication poussée doucement,
et le reste. Ça devait avoir duré jusqu'au jour, elle ne savait pas
l'heure au juste, parce que, malgré ses efforts, elle avait fini par
s'assoupir.

-- Ce qu'il y a de plus dégoûtant, c'est que Nana aurait pu entendre,
continua-t-elle. Justement, elle a été agitée toute la nuit, elle qui
d'habitude dort à poings fermés; elle sautait, elle se retournait,
comme s'il y avait eu de la braise dans son lit.

Les deux femmes ne parurent pas surprises.

-- Pardi! murmura madame Lorilleux, ça doit avoir commencé le premier
jour... Du moment où ça plaît à Coupeau, nous n'avons pas à nous en
mêler. N'importe! ce n'est guère honorable pour la famille.

-- Moi, si j'étais là, expliqua madame Lerat en pinçant les lèvres, je
lui ferais une peur, je lui crierais quelque chose, n'importe quoi: Je
te vois! ou bien: V'là les gendarmes!... La domestique d'un médecin
m'a dit que son maître lui avait dit que ça pouvait tuer raide une
femme, dans un certain moment. Et si elle restait sur la place,
n'est-ce pas? ce serait bien fait, elle se trouverait punie par où
elle aurait péché.

Tout le quartier sut bientôt que, chaque nuit, Gervaise allait
retrouver Lantier. Madame Lorilleux, devant les voisines, avait une
indignation bruyante; elle plaignait son frère, ce jeanjean que sa
femme peignait en jaune de la tête aux pieds; et, à l'entendre, si
elle entrait encore dans un pareil bazar, c'était uniquement pour sa
pauvre mère, qui se trouvait forcée de vivre au milieu de ces
abominations. Alors, le quartier tomba sur Gervaise. Ça devait être
elle qui avait débauché le chapelier. On voyait ça dans ses yeux. Oui,
malgré les vilains bruits, ce sacré sournois de Lantier restait gobé,
parce qu'il continuait ses airs d'homme comme il faut avec tout le
monde, marchant sur les trottoirs en lisant le journal, prévenant et
galant auprès des dames, ayant toujours à donner des pastilles et des
fleurs. Mon Dieu! lui, faisait son métier de coq; un homme est un
homme, on ne peut pas lui demander de résister aux femmes qui se
jettent à son cou. Mais elle, n'avait pas d'excuse; elle déshonorait
la rue de la Goutte-d'Or. Et les Lorilleux, comme parrain et marraine,
attiraient Nana chez eux pour avoir des détails. Quand ils la
questionnaient d'une façon détournée, la petite prenait son air bêta,
répondait en éteignant la flamme de ses yeux sous ses longues
paupières molles.

Au milieu de cette indignation publique, Gervaise vivait tranquille,
lasse et un peu endormie. Dans les commencements, elle s'était trouvée
bien coupable, bien sale, et elle avait eu un dégoût d'elle-même.
Quand elle sortait de la chambre de Lantier, elle se lavait les mains,
elle mouillait un torchon et se frottait les épaules à les écorcher,
comme pour enlever son ordure. Si Coupeau cherchait alors à
plaisanter, elle se fâchait, courait en grelottant s'habiller au fond
de la boutique; et elle ne tolérait pas davantage que le chapelier la
touchât, lorsque son mari venait de l'embrasser. Elle aurait voulu
changer de peau en changeant d'homme. Mais, lentement, elle
s'accoutumait. C'était trop fatigant de se débarbouiller chaque fois.
Ses paresses l'amollissaient, son besoin d'être heureuse lui faisait
tirer tout le bonheur possible de ses embêtements. Elle était
complaisante pour elle et pour les autres, tâchait uniquement
d'arranger les choses de façon à ce que personne n'eût trop d'ennui.
N'est-ce pas? pourvu que son mari et son amant fussent contents, que
la maison marchât son petit train-train régulier, qu'on rigolât du
matin au soir, tous gras, tous satisfaits de la vie et se la coulant
douce, il n'y avait vraiment pas de quoi se plaindre. Puis, après
tout, elle ne devait pas tant faire de mal, puisque ça s'arrangeait si
bien, à la satisfaction d'un chacun; on est puni d'ordinaire, quand on
fait le mal. Alors, son dévergondage avait tourné à l'habitude.
Maintenant, c'était réglé comme le boire et le manger; chaque fois que
Coupeau rentrait soûl, elle passait chez Lantier, ce qui arrivait au
moins le lundi, le mardi et le mercredi de la semaine. Elle partageait
ses nuits. Même, elle avait fini, lorsque le zingueur simplement
ronflait trop fort, par le lâcher au beau milieu du sommeil, et allait
continuer son dodo tranquille sur l'oreiller du voisin. Ce n'était pas
qu'elle éprouvât plus d'amitié pour le chapelier. Non, elle le
trouvait seulement plus propre, elle se reposait mieux dans sa
chambre, où elle croyait prendre un bain. Enfin, elle ressemblait aux
chattes qui aiment à se coucher en rond sur le linge blanc.

Maman Coupeau n'osa jamais parler de ça nettement. Mais, après une
dispute, quand la blanchisseuse l'avait secouée, la vieille ne
ménageait pas les allusions. Elle disait connaître des hommes joliment
bêtes et des femmes joliment coquines; et elle mâchait d'autres mots
plus vifs, avec la verdeur de parole d'une ancienne giletière. Les
premières fois, Gervaise l'avait regardée fixement, sans répondre.
Puis, tout en évitant elle aussi de préciser, elle se défendit, par
des raisons dites en général. Quand une femme avait pour homme un
soûlard, un saligaud qui vivait dans la pourriture, cette femme était
bien excusable de chercher de la propreté ailleurs. Elle allait plus
loin, elle laissait entendre que Lantier était son mari autant que
Coupeau, peut-être même davantage. Est-ce qu'elle ne l'avait pas connu
à quatorze ans? est-ce qu'elle n'avait pas deux enfants de lui? Eh
bien! dans ces conditions, tout se pardonnait, personne ne pouvait lui
jeter la pierre. Elle se disait dans la loi de la nature. Puis, il ne
fallait pas qu'on l'ennuyât. Elle aurait vite fait d'envoyer à chacun
son paquet. La rue de la Goutte-d'Or n'était pas si propre! La petite
madame Vigouroux faisait la cabriole du matin au soir dans son
charbon. Madame Lehongre, la femme de l'épicier, couchait avec son
beau-frère, un grand baveux qu'on n'aurait pas ramassé sur une pelle.
L'horloger d'en face, ce monsieur pincé, avait failli passer aux
assises, pour une abomination; il allait avec sa propre fille, une
effrontée qui roulait les boulevards. Et, le geste élargi, elle
indiquait le quartier entier, elle en avait pour une heure rien qu'à
étaler le linge sale de tout ce peuple, les gens couchés comme des
bêtes, en tas, pères, mères, enfants, se roulant dans leur ordure. Ah!
elle en savait, la cochonnerie pissait de partout, ça empoisonnait les
maisons d'alentour! Oui, oui, quelque chose de propre que l'homme et
la femme, dans ce coin de Paris, où l'on est les uns sur les autres, à
cause de la misère! On aurait mis les deux sexes dans un mortier,
qu'on en aurait tiré pour toute marchandise de quoi fumer les
cerisiers de la plaine Saint-Denis.

-- Ils feraient mieux de ne pas cracher en l'air, ça leur retombe sur
le nez, criait-elle, quand on la poussait à bout. Chacun dans son
trou, n'est-ce pas? Qu'ils laissent vivre les braves gens à leur
façon, s'ils veulent vivre à la leur... Moi, je trouve que tout est
bien, mais à la condition de ne pas être traînée dans le ruisseau par
des gens qui s'y promènent, la tête la première.

Et, maman Coupeau s'étant un jour montrée plus claire, elle lui avait
dit, les dents serrées:

-- Vous êtes dans votre lit, vous profitez de ça... Écoutez, vous avez
tort, vous voyez bien que je suis gentille, car jamais je ne vous ai
jeté à la figure votre vie, à vous! Oh! je sais, une jolie vie, des
deux ou trois hommes, du vivant du père Coupeau... Non, ne toussez
pas, j'ai fini de causer. C'est seulement pour vous demander de me
ficher la paix, voilà tout!

La vieille femme avait manqué étouffer. Le lendemain, Goujet étant
venu réclamer le linge de sa mère pendant une absence de Gervaise,
maman Coupeau l'appela et le garda longtemps assis devant son lit.
Elle connaissait bien l'amitié du forgeron, elle le voyait sombre et
malheureux depuis quelque temps, avec le soupçon des vilaines choses
qui se passaient. Et, pour bavarder, pour se venger de la dispute de
la veille, elle lui apprit la vérité crûment, en pleurant, en se
plaignant, comme si la mauvaise conduite de Gervaise lui faisait
surtout du tort. Lorsque Goujet sortit du cabinet, il s'appuyait aux
murs, suffoquant de chagrin. Puis, au retour de la blanchisseuse,
maman Coupeau lui cria qu'on la demandait tout de suite chez madame
Goujet, avec le linge repassé ou non; et elle était si animée, que
Gervaise flaira les cancans, devina la triste scène et le crève-coeur
dont elle se trouvait menacée.

Très pâle, les membres cassés à l'avance, elle mit le linge dans un
panier, elle partit. Depuis des années, elle n'avait pas rendu un sou
aux Goujet. La dette montait toujours à quatre cent vingt-cinq francs.
Chaque fois, elle prenait l'argent du blanchissage, en parlant de sa
gêne. C'était une grande honte pour elle, parce qu'elle avait l'air de
profiter de l'amitié du forgeron pour le jobarder. Coupeau, moins
scrupuleux maintenant, ricanait, disait qu'il avait bien dû lui pincer
la taille dans les coins, et qu'alors il était payé. Mais elle, malgré
le commerce où elle était tombée avec Lantier, se révoltait, demandait
à son mari s'il voulait déjà manger de ce pain-là. Il ne fallait pas
mal parler de Goujet devant elle; sa tendresse pour le forgeron lui
restait comme un coin de son honneur. Aussi, toutes les fois qu'elle
reportait le linge chez ces braves gens, se trouvait-elle prise d'un
serrement au coeur, dès la première marche de l'escalier.

-- Ah! c'est vous enfin! lui dit sèchement madame Goujet, en lui
ouvrant la porte. Quand j'aurai besoin de la mort, je vous l'enverrai
chercher.

Gervaise entra, embarrassée, sans oser même balbutier une excuse. Elle
n'était plus exacte, ne venait jamais à l'heure, se faisait attendre
des huit jours. Peu à peu, elle s'abandonnait à un grand désordre.

-- Voilà une semaine que je compte sur vous, continua la dentellière.
Et vous mentez avec ça, vous m'envoyez votre apprentie me raconter des
histoires: on est après mon linge, on va me le livrer le soir même, ou
bien c'est un accident, le paquet qui est tombé dans un seau. Moi,
pendant ce temps-là, je perds ma journée, je ne vois rien arriver et
je me tourmente l'esprit. Non, vous n'êtes pas raisonnable... Voyons,
qu'est-ce que vous avez, dans ce panier! Est-ce tout, au moins!
M'apportez-vous la paire de draps que vous me gardez depuis un mois,
et la chemise qui est restée en arrière, au dernier blanchissage?

-- Oui, oui, murmura Gervaise, la chemise y est. La voici.

Mais madame Goujet se récria. Cette chemise n'était pas à elle, elle
n'en voulait pas. On lui changeait son linge, c'était le comble! Déjà,
l'autre semaine, elle avait eu deux mouchoirs qui ne portaient pas sa
marque. Ça ne la ragoûtait guère, du linge venu elle ne savait d'où.
Puis, enfin, elle tenait à ses affaires.

-- Et les draps? reprit-elle. Ils sont perdus, n'est-ce pas?... Eh
bien ma petite, il faudra vous arranger, mais je les veux quand même
demain matin, entendez-vous!

Il y eut un silence. Ce qui achevait de troubler Gervaise, c'était de
sentir, derrière elle, la porte de la chambre de Goujet entr'ouverte.
Le forgeron devait être là, elle le devinait; et quel ennui, s'il
écoutait tous ces reproches mérités, auxquels elle ne pouvait rien
répondre! Elle se faisait très souple, très douce, courbant la tête,
posant le linge sur le lit le plus vivement possible. Mais ça se gâta
encore, quand madame Goujet se mit à examiner les pièces une à une.
Elle les prenait, les rejetait, en disant:

-- Ah! vous perdez joliment la main. On ne peut plus vous faire des
compliments tous les jours... Oui, vous salopez, vous cochonnez
l'ouvrage, à cette heure... Tenez, regardez-moi ce devant de chemise,
il est brûlé, le fer a marqué sur les plis. Et les boutons, ils sont
tous arrachés. Je ne sais pas comment vous vous arrangez, il ne reste
jamais un bouton... Oh! par exemple, voilà une camisole que je ne vous
paierai pas. Voyez donc ça? La crasse y est, vous l'avez étalée
simplement. Merci! si le linge n'est même plus propre...

Elle s'arrêta, comptant les pièces. Puis, elle s'écria:

-- Comment! c'est ce que vous apportez?...Il manque deux paires de
bas, six serviettes, une nappe, des torchons... Vous vous moquez de
moi, alors! Je vous ai fait dire de tout me rendre, repassé ou non. Si
dans une heure votre apprentie n'est pas ici avec le reste, nous nous
fâcherons, madame Coupeau, je vous en préviens.

A ce moment, Goujet toussa dans sa chambre. Gervaise eut un léger
tressaillement. Comme on la traitait devant lui, mon Dieu! Et elle
resta au milieu de la chambre, gênée, confuse, attendant le linge
sale. Mais, après avoir arrêté le compte, madame Goujet avait
tranquillement repris sa place près de la fenêtre, travaillant au
raccommodage d'un châle de dentelle.

-- Et le linge? demanda timidement la blanchisseuse.

-- Non, merci, répondit la vieille femme, il n'y a rien cette semaine.

Gervaise pâlit. On lui retirait la pratique. Alors, elle perdit
complètement la tête, elle dut s'asseoir sur une chaise, parce que ses
jambes s'en allaient sous elle. Et elle ne chercha pas à se défendre,
elle trouva seulement cette phrase:

-- Monsieur Goujet est donc malade?

Oui, il était souffrant, il avait dû rentrer au lieu de se rendre à la
forge, et il venait de s'étendre sur son lit pour se reposer. Madame
Goujet causait gravement, en robe noire comme toujours, sa face
blanche encadrée dans sa coiffe monacale. On avait encore baissé la
journée des boulonniers; de neuf francs, elle était tombée à sept
francs, à cause des machines qui maintenant faisaient toute la
besogne. Et elle expliquait qu'ils économisaient sur tout; elle
voulait de nouveau laver son linge elle-même. Naturellement, ce serait
bien tombé, si les Coupeau lui avaient rendu l'argent prêté par son
fils. Mais ce n'était pas elle qui leur enverrait les huissiers,
puisqu'ils ne pouvaient pas payer. Depuis qu'elle parlait de la dette,
Gervaise, la tête basse, semblait suivre le jeu agile de son aiguille
reformant les mailles une à une.

-- Pourtant, continuait la dentellière, en vous gênant un peu, vous
arriveriez à vous acquitter. Car, enfin, vous mangez très bien, vous
dépensez beaucoup, j'en suis sûre... Quand vous nous donneriez
seulement dix francs chaque mois...

Elle fut interrompue par la voix de Goujet qui l'appelait.

-- Maman! maman!

Et, lorsqu'elle revint s'asseoir, presque tout de suite, elle changea
de conversation. Le forgeron l'avait sans doute suppliée de ne pas
demander de l'argent à Gervaise. Mais, malgré elle, au bout de cinq
minutes, elle parlait de nouveau de la dette. Oh! elle avait prévu ce
qui arrivait, le zingueur buvait la boutique, et il mènerait sa femme
loin. Aussi jamais son fils n'aurait prêté les cinq cents francs, s'il
l'avait écoutée. Aujourd'hui, il serait marié, il ne crèverait pas de
tristesse, avec la perspective d'être malheureux toute sa vie. Elle
s'animait, elle devenait très dure, accusant clairement Gervaise de
s'être entendue avec Coupeau pour abuser de son bêta d'enfant. Oui, il
y avait des femmes qui jouaient l'hypocrisie pendant des années et
dont la mauvaise conduite finissait par éclater au grand jour.

-- Maman! maman! appela une seconde fois la voix de Goujet, plus
violemment.

Elle se leva, et, quand elle reparut, elle dit, en se remettant à sa
dentelle:

-- Entrez, il veut vous voir.

Gervaise, tremblante, laissa la porte ouverte. Cette scène
l'émotionnait, parce que c'était comme un aveu de leur tendresse
devant madame Goujet. Elle retrouva la petite chambre tranquille,
tapissée d'images, avec son lit de fer étroit, pareille à la chambre
d'un garçon de quinze ans. Ce grand corps de Goujet, les membres
cassés par la confidence de maman Coupeau, était allongé sur le lit,
les yeux rouges, sa belle barbe jaune encore mouillée. Il devait avoir
défoncé son oreiller de ses poings terribles, dans le premier moment
de rage, car la toile fendue laissait couler la plume.

-- Écoutez, maman a tort, dit-il à la blanchisseuse d'une voix presque
basse. Vous ne me devez rien, je ne veux pas qu'on parle de ça.

Il s'était soulevé, il la regardait. De grosses larmes aussitôt
remontèrent à ses yeux.

-- Vous souffrez, monsieur Goujet? murmura-t-elle. Qu'est-ce que vous
avez, je vous en prie?

-- Rien, merci. Je me suis trop fatigué hier. Je vais dormir un peu.

Puis, son coeur se brisa, il ne put retenir ce cri:

-- Ah! mon Dieu! mon Dieu! jamais ça ne devait être, jamais! Vous
aviez juré. Et ça est, maintenant, ça est!... Ah! mon Dieu! ça me fait
trop de mal, allez-vous-en!

Et, de la main, il la renvoyait, avec une douceur suppliante. Elle
n'approcha pas du lit, elle s'en alla, comme il le demandait, stupide,
n'ayant rien à lui dire pour le soulager. Dans la pièce d'à côté, elle
reprit son panier; et elle ne sortait toujours pas, elle aurait voulu
trouver un mot. Madame Goujet continuait son raccommodage, sans lever
la tête. Ce fut elle qui dit enfin:

-- Eh bien! bonsoir, renvoyez-moi mon linge, nous compterons plus
tard.

-- Oui, c'est ça, bonsoir, balbutia Gervaise.

Elle referma la porte lentement, avec un dernier coup d'oeil dans ce
ménage propre, rangé, où il lui semblait laisser quelque chose de son
honnêteté. Elle revint à la boutique de l'air bête des vaches qui
rentrent chez elles, sans s'inquiéter du chemin. Maman Coupeau, sur
une chaise, près de la mécanique, quittait son lit pour la première
fois. Mais la blanchisseuse ne lui fit pas même un reproche; elle
était trop fatiguée, les os malades comme si on l'avait battue; elle
pensait que la vie était trop dure à la fin, et qu'à moins de crever
tout de suite, on ne pouvait pourtant pas s'arracher le coeur
soi-même.

Maintenant, Gervaise se moquait de tout. Elle avait un geste vague de
la main pour envoyer coucher le monde. A chaque nouvel ennui, elle
s'enfonçait dans le seul plaisir de faire ses trois repas par jour. La
boutique aurait pu crouler; pourvu qu'elle ne fût pas dessous, elle
s'en serait allée volontiers, sans une chemise. Et la boutique
croulait, pas tout d'un coup, mais un peu matin et soir. Une à une,
les pratiques se fâchaient et portaient leur linge ailleurs. M.
Madinier, mademoiselle Remanjou, les Boche eux-mêmes, étaient
retournés chez madame Fauconnier, où ils trouvaient plus d'exactitude.
On finit par se lasser de réclamer une paire de bas pendant trois
semaines et de remettre des chemises avec les taches de graisse de
l'autre dimanche. Gervaise, sans perdre un coup de dents, leur criait
bon voyage, les arrangeait d'une propre manière, en se disant joliment
contente de ne plus avoir à fouiller dans leur infection. Ah bien!
tout le quartier pouvait la lâcher, ça la débarrasserait d'un beau tas
d'ordures; puis, ce serait toujours de l'ouvrage de moins. En
attendant, elle gardait seulement les mauvaises payes, les rouleuses,
les femmes comme madame Gaudron, dont pas une blanchisseuse de la rue
Neuve ne voulait laver le linge, tant il puait. La boutique était
perdue, elle avait dû renvoyer sa dernière ouvrière, madame Putois;
elle restait seule avec son apprentie, ce louchon d'Augustine, qui
bêtissait en grandissant; et encore, à elles deux, elles n'avaient pas
toujours de l'ouvrage, elles traînaient leur derrière sur les
tabourets durant des après-midi entières. Enfin, un plongeon complet.
Ça sentait la ruine.

Naturellement, à mesure que la paresse et la misère entraient, la
malpropreté entrait aussi. On n'aurait pas reconnu cette belle
boutique bleue, couleur du ciel, qui était jadis l'orgueil de
Gervaise. Les boiseries et les carreaux de la vitrine, qu'on oubliait
de laver, restaient du haut en bas éclaboussés par la crotte des
voitures. Sur les planches, à la tringle de laiton, s'étalaient trois
guenilles grises, laissées par des clientes mortes à l'hôpital. Et
c'était plus minable encore à l'intérieur: l'humidité des linges
séchant au plafond avait décollé le papier; la perse pompadour étalait
des lambeaux qui pendaient pareils à des toiles d'araignée lourdes de
poussière; la mécanique, cassée, trouée à coups de tisonnier, mettait
dans son coin les débris de vieille fonte d'un marchand de
bric-à-brac; l'établi semblait avoir servi de table à toute une
garnison, taché de café et de vin, emplâtré de confiture, gras des
lichades du lundi. Avec ça, une odeur d'amidon aigre, une puanteur
faite de moisi, de graillon et de crasse. Mais Gervaise se trouvait
très bien là dedans. Elle n'avait pas vu la boutique se salir; elle
s'y abandonnait et s'habituait au papier déchiré, aux boiseries
graisseuses, comme elle en arrivait à porter des jupes fendues et à ne
plus se laver les oreilles. Même la saleté était un nid chaud où elle
jouissait de s'accroupir. Laisser les choses à la débandade, attendre
que la poussière bouchât les trous et mît un velours partout, sentir
la maison s'alourdir autour de soi dans un engourdissement de
fainéantise, cela était une vraie volupté dont elle se grisait. Sa
tranquillité d'abord; le reste, elle s'en battait l'oeil. Les dettes,
toujours croissantes pourtant, ne la tourmentaient plus. Elle perdait
de sa probité; on paierait ou on ne paierait pas, la chose restait
vague, et elle préférait ne pas savoir. Quand on lui fermait un crédit
dans une maison, elle en ouvrait un autre dans la maison d'à côté.
Elle brûlait le quartier, elle avait des poufs tous les dix pas. Rien
que dans la rue de la Goutte-d'Or, elle n'osait plus passer devant le
charbonnier, ni devant l'épicier, ni devant la fruitière; ce qui lui
faisait faire le tour par la rue des Poissonniers, quand elle allait
au lavoir, une trotte de dix bonnes minutes. Les fournisseurs venaient
la traiter de coquine. Un soir, l'homme qui avait vendu les meubles de
Lantier, ameuta les voisins; il gueulait qu'il la trousserait et se
paierait sur la bête, si elle ne lui allongeait pas sa monnaie. Bien
sûr, de pareilles scènes la laissaient tremblante; seulement, elle se
secouait comme un chien battu, et c'était fini, elle n'en dînait pas
plus mal, le soir. En voilà des insolents qui l'embêtaient! elle
n'avait point d'argent, elle ne pouvait pas en fabriquer, peut-être!
Puis, les marchands volaient assez, ils étaient faits pour attendre.
Et elle se rendormait dans son trou, en évitant de songer à ce qui
arriverait forcément un jour. Elle ferait le saut, parbleu! mais,
jusque-là, elle entendait ne pas être taquinée.

Pourtant, maman Coupeau était remise. Pendant une année encore, la
maison boulotta. L'été, naturellement, il y avait toujours un peu plus
de travail, les jupons blancs et les robes de percale des baladeuses
du boulevard extérieur. Ça tournait à la dégringolade lente, le nez
davantage dans la crotte chaque semaine, avec des hauts et des bas
cependant, des soirs où l'on se frottait le ventre devant le buffet
vide, et d'autres où l'on mangeait du veau à crever. On ne voyait plus
que maman Coupeau sur les trottoirs, cachant des paquets sous son
tablier, allant d'un pas de promenade au Mont-de-Piété de la rue
Polonceau. Elle arrondissait le dos, avait la mine confite et
gourmande d'une dévote qui va à la messe; car elle ne détestait pas
ça, les tripotages d'argent l'amusaient, ce bibelotage de marchande à
la toilette chatouillait ses passions de vieille commère. Les employés
de la rue Polonceau la connaissaient bien; ils l'appelaient la mère
« Quatre francs », parce qu'elle demandait toujours quatre francs,
quand ils en offraient trois, sur ses paquets gros comme deux sous de
beurre. Gervaise aurait bazardé la maison; elle était prise de la rage
du clou, elle se serait tondu la tête, si on avait voulu lui prêter
sur ses cheveux. C'était trop commode, on ne pouvait pas s'empêcher
d'aller chercher là de la monnaie, lorsqu'on attendait après un pain
de quatre livres. Tout le saint-frusquin y passait, le linge, les
habits, jusqu'aux outils et aux meubles. Dans les commencements, elle
profitait des bonnes semaines, pour dégager, quitte à rengager la
semaine suivante. Puis, elle se moqua de ses affaires, les laissa
perdre, vendit les reconnaissances. Une seule chose lui fendit le
coeur, ce fut de mettre sa pendule en plan, pour payer un billet de
vingt francs à un huissier qui venait la saisir. Jusque-là, elle avait
juré de mourir plutôt de faim que de toucher à sa pendule. Quand maman
Coupeau l'emporta, dans une petite caisse à chapeau, elle tomba sur
une chaise, les bras mous, les yeux mouillés, comme si on lui enlevait
sa fortune. Mais, lorsque maman Coupeau reparut avec vingt-cinq
francs, ce prêt inespéré, ces cinq francs de bénéfice la consolèrent;
elle renvoya tout de suite la vieille femme chercher quatre sous de
goutte dans un verre, à la seule fin de fêter la pièce de cent sous.
Souvent maintenant, lorsqu'elles s'entendaient bien ensemble, elles
lichaient ainsi la goutte, sur un coin de l'établi, un mêlé, moitié
eau-de-vie et moitié cassis. Maman Coupeau avait un chic pour
rapporter le verre plein dans la poche de son tablier, sans renverser
une larme. Les voisins n'avaient pas besoin de savoir, n'est-ce pas?
La vérité était que les voisins savaient parfaitement. La fruitière,
la tripière, les garçons épiciers disaient: « Tiens! la vieille va
chez ma tante, » ou bien: « Tiens! la vieille rapporte son riquiqui
dans sa poche. » Et, comme de juste, ça montait encore le quartier
contre Gervaise. Elle bouffait tout, elle aurait bientôt fait
d'achever sa baraque. Oui, oui, plus que trois ou quatre bouchées, la
place serait nette comme torchette.

Au milieu de ce démolissement général, Coupeau prospérait. Ce sacré
soiffard se portait comme un charme. Le pichenet et le vitriol
l'engraissaient, positivement. Il mangeait beaucoup, se fichait de cet
efflanqué de Lorilleux qui accusait la boisson de tuer les gens, lui
répondait en se tapant sur le ventre, la peau tendue par la graisse,
pareille à là peau d'un tambour. Il lui exécutait là-dessus une
musique, les vêpres de la gueule, des roulements et des battements de
grosse caisse à faire la fortune d'un arracheur de dents. Mais
Lorilleux, vexé de ne pas avoir de ventre, disait que c'était de la
graisse jaune, de la mauvaise graisse. N'importe, Coupeau se soûlait
davantage, pour sa santé. Ses cheveux poivre et sel, en coup de vent,
flambaient comme un brûlot. Sa face d'ivrogne, avec sa mâchoire de
singe, se culottait, prenait des tons de vin bleu. Et il restait un
enfant de la gaieté; il bousculait sa femme, quand elle s'avisait de
lui conter ses embarras. Est-ce que les hommes sont faits pour
descendre dans ces embêtements? La cambuse pouvait manquer de pain, ça
ne le regardait pas. Il lui fallait sa pâtée matin et soir, et il ne
s'inquiétait jamais d'où elle lui tombait. Lorsqu'il passait des
semaines sans travailler, il devenait plus exigeant encore.
D'ailleurs, il allongeait toujours des claques amicales sur les
épaules de Lantier. Bien sûr, il ignorait l'inconduite de sa femme; du
moins des personnes, les Boche, les Poisson, juraient leurs grands
dieux qu'il ne se doutait de rien, et que ce serait un grand malheur,
s'il apprenait jamais la chose. Mais madame Lerat, sa propre soeur,
hochait la tête, racontait qu'elle connaissait des maris auxquels ça
ne déplaisait pas. Une nuit, Gervaise elle-même, qui revenait de la
chambre du chapelier, était restée toute froide en recevant, dans
l'obscurité, une tape sur le derrière; puis, elle avait fini par se
rassurer, elle croyait s'être cognée contre le bateau du lit. Vrai, la
situation était trop terrible; son mari ne pouvait pas s'amuser à lui
faire des blagues.

Lantier, lui non plus, ne dépérissait pas. Il se soignait beaucoup,
mesurait son ventre à la ceinture de son pantalon, avec la continuelle
crainte d'avoir à resserrer ou à desserrer la boucle; il se trouvait
très bien, il ne voulait ni grossir ni mincir, par coquetterie. Cela
le rendait difficile sur la nourriture, car il calculait tous les
plats de façon à ne pas changer sa taille. Même quand il n'y avait pas
un sou à la maison, il lui fallait des oeufs, des côtelettes, des
choses nourrissantes et légères. Depuis qu'il partageait la patronne
avec le mari, il se considérait comme tout à fait de moitié dans le
ménage; il ramassait les pièces de vingt sous qui traînaient, menait
Gervaise au doigt et à l'oeil, grognait, gueulait, avait l'air plus
chez lui que le zingueur. Enfin, c'était une baraque qui avait deux
bourgeois. Et le bourgeois d'occasion, plus malin, tirait à lui la
couverture, prenait le dessus du panier de tout, de la femme, de la
table et du reste. Il écrémait les Coupeau, quoi! Il ne se gênait plus
pour battre son beurre en public. Nana restait sa préférée, parce
qu'il aimait les petites filles gentilles. Il s'occupait de moins en
moins d'Étienne, les garçons, selon lui, devant savoir se débrouiller.
Lorsqu'on venait demander Coupeau, on le trouvait toujours là, en
pantoufles, en manches de chemise, sortant de l'arrière-boutique avec
la tête ennuyée d'un mari qu'on dérange; et il répondait pour Coupeau,
il disait que c'était la même chose.

Entre ces deux messieurs, Gervaise ne riait pas tous les jours. Elle
n'avait pas à se plaindre de sa santé, Dieu merci! Elle aussi devenait
trop grasse. Mais deux hommes sur le dos, à soigner et à contenter, ça
dépassait ses forces, souvent. Ah! Dieu de Dieu! un seul mari vous
esquinte déjà assez le tempérament! Le pis était qu'ils s'entendaient
très bien, ces mâtins-là. Jamais ils ne se disputaient; ils se
ricanaient dans la figure, le soir, après le dîner, les coudes posés
au bord de la table; ils se frottaient l'un contre l'autre toute la
journée, comme les chats qui cherchent et cultivent leur plaisir. Les
jours où ils rentraient furieux, c'était sur elle qu'ils tombaient.
Allez-y! tapez sur la bête! Elle avait bon dos; ça les rendait
meilleurs camarades de gueuler ensemble. Et il ne fallait pas qu'elle
s'avisât de se rebéquer. Dans les commencements, quand l'un criait,
elle suppliait l'autre du coin de l'oeil, pour en tirer une parole de
bonne amitié. Seulement, ça ne réussissait guère. Elle filait doux
maintenant, elle pliait ses grosses épaules, ayant compris qu'ils
s'amusaient à la bousculer, tant elle était ronde, une vraie boule.
Coupeau, très mal embouché, la traitait avec des mots abominables.
Lantier, au contraire, choisissait ses sottises, allait chercher des
mots que personne ne dit et qui la blessaient plus encore.
Heureusement, on s'accoutume à tout; les mauvaises paroles, les
injustices des deux hommes finissaient par glisser sur sa peau fine
comme sur une toile cirée. Elle en était même arrivée à les préférer
en colère, parce que, les fois où ils faisaient les gentils, ils
l'assommaient davantage, toujours après elle, ne lui laissant plus
repasser un bonnet tranquillement. Alors, ils lui demandaient des
petits plats, elle devait saler et ne pas saler, dire blanc et dire
noir, les dorloter, les coucher l'un après l'autre dans du coton. Au
bout de la semaine, elle avait la tête et les membres cassés, elle
restait hébétée, avec des yeux de folle. Ça use une femme, un métier
pareil.

Oui, Coupeau et Lantier l'usaient, c'était le mot; ils la brûlaient
par les deux bouts, comme on dit de la chandelle. Bien sûr, le
zingueur manquait d'instruction; mais le chapelier en avait trop, ou
du moins il avait une instruction comme les gens pas propres ont une
chemise blanche avec de la crasse par-dessous. Une nuit, elle rêva
qu'elle était au bord d'un puits; Coupeau la poussait d'un coup de
poing, tandis que Lantier lui chatouillait les reins pour la faire
sauter plus vite. Eh bien! ça ressemblait à sa vie. Ah! elle était à
bonne école, ça n'avait rien d'étonnant, si elle s'avachissait. Les
gens du quartier ne se montraient guère justes, quand ils lui
reprochaient les vilaines façons qu'elle prenait, car son malheur ne
venait pas d'elle. Parfois, lorsqu'elle réfléchissait, un frisson lui
courait sur la peau. Puis, elle pensait que les choses auraient pu
tourner plus mal encore. Il valait mieux avoir deux hommes, par
exemple, que de perdre les deux bras. Et elle trouvait sa position
naturelle, une position comme il y en a tant; elle tâchait de
s'arranger là dedans un petit bonheur. Ce qui prouvait combien ça
devenait popote et bonhomme, c'était qu'elle ne détestait pas plus
Coupeau que Lantier. Dans une pièce, à la Gaîté, elle avait vu une
garce qui abominait son mari et l'empoisonnait, à cause de son amant;
et elle s'était fâchée, parce qu'elle ne sentait rien de pareil dans
son coeur. Est-ce qu'il n'était pas plus raisonnable de vivre en bon
accord tous les trois? Non, non, pas de ces bêtises-là; ça dérangeait
la vie, qui n'avait déjà rien de bien drôle. Enfin, malgré les dettes,
malgré la misère qui les menaçait, elle se serait déclarée très
tranquille, très contente, si le zingueur et le chapelier l'avaient
moins échinée et moins engueulée.

Vers l'automne, malheureusement, le ménage se gâta encore. Lantier
prétendait maigrir, faisait un nez qui s'allongeait chaque jour. Il
renaudait à propos de tout, renâclait sur les potées de pommes de
terre, une ratatouille dont il ne pouvait pas manger, disait-il, sans
avoir des coliques. Les moindres bisbilles, maintenant, finissaient
par des attrapages, où l'on se jetait la débine de la maison à la
tête; et c'était le diable pour se rabibocher, avant d'aller pioncer
chacun dans son dodo. Quand il n'y a plus de son, les ânes se battent,
n'est-ce pas? Lantier flairait la panne; ça l'exaspérait de sentir la
maison déjà mangée, si bien nettoyée, qu'il voyait le jour où il lui
faudrait prendre son chapeau et chercher ailleurs la niche et la
pâtée. Il était bien accoutumé à son trou, ayant pris là ses petites
habitudes, dorloté par tout le monde; un vrai pays de cocagne, dont il
ne remplacerait jamais les douceurs. Dame! on ne peut pas s'être empli
jusqu'aux oreilles et avoir encore les morceaux sur son assiette. Il
se mettait en colère contre son ventre, après tout, puisque la maison
à cette heure était dans son ventre. Mais il ne raisonnait point
ainsi; il gardait aux autres une fière rancune de s'être laissé
rafaler en deux ans. Vrai, les Coupeau n'étaient guère râblés. Alors,
il cria que Gervaise manquait d'économie. Tonnerre de Dieu! qu'est-ce
qu'on allait devenir? Juste les amis le lâchaient, lorsqu'il était sur
le point de conclure une affaire superbe, six mille francs
d'appointements dans une fabrique, de quoi mettre toute la petite
famille dans le luxe.

En décembre, un soir, on dîna par coeur. Il n'y avait plus un radis.
Lantier, très sombre, sortait de bonne heure, battait le pavé pour
trouver une autre cambuse, où l'odeur de la cuisine déridât les
visages. Il restait des heures à réfléchir, près de la mécanique.
Puis, tout d'un coup, il montra une grande amitié pour les Poisson. Il
ne blaguait plus le sergent de ville en l'appelant Badingue, allait
jusqu'à lui concéder que l'empereur était un bon garçon, peut-être. Il
paraissait surtout estimer Virginie, une femme de tête, disait-il, et
qui saurait joliment mener sa barque. C'était visible, il les
pelotait. Même on pouvait croire qu'il voulait prendre pension chez
eux. Mais il avait une caboche à double fond, beaucoup plus compliquée
que ça. Virginie lui ayant dit son désir de s'établir marchande de
quelque chose, il se roulait devant elle, il déclarait ce projet-là
très fort. Oui, elle devait être bâtie pour le commerce, grande,
avenante, active. Oh! elle gagnerait ce qu'elle voudrait. Puisque
l'argent était prêt depuis longtemps, l'héritage d'une tante, elle
avait joliment raison de lâcher les quatre robes qu'elle bâclait par
saison, pour se lancer dans les affaires; et il citait des gens en
train de réaliser des fortunes, la fruitière du coin de la rue, une
petite marchande de faïence du boulevard extérieur; car le moment
était superbe, on aurait vendu les balayures des comptoirs. Cependant,
Virginie hésitait; elle cherchait une boutique à louer, elle désirait
ne pas quitter le quartier. Alors, Lantier l'emmena dans les coins,
causa tout bas avec elle pendant des dix minutes. Il semblait lui
pousser quelque chose de force, et elle ne disait plus non, elle avait
l'air de l'autoriser à agir. C'était comme un secret entre eux, avec
des clignements d'yeux, des mots rapides, une sourde machination qui
se trahissait jusque dans leurs poignées de mains. Dès ce moment, le
chapelier, en mangeant son pain sec, guetta les Coupeau de son regard
en dessous, redevenu très parleur, les étourdissant de ses jérémiades
continues. Toute la journée, Gervaise marchait dans cette misère qu'il
étalait complaisamment. Il ne parlait pas pour lui, grand Dieu! Il
crèverait la faim avec les amis tant qu'on voudrait. Seulement, la
prudence exigeait qu'on se rendît compte au juste de la situation. On
devait pour le moins cinq cents francs dans le quartier, au boulanger,
au charbonnier, à l'épicier et aux autres. De plus, on se trouvait en
retard de deux termes, soit encore deux cent cinquante francs; le
propriétaire, M. Marescot, parlait même de les expulser, s'ils ne le
payaient pas avant le 1er janvier. Enfin, le Mont-de-Piété avait tout
pris, on n'aurait pas pu y porter pour trois francs de bibelots,
tellement le lavage du logement était sérieux; les clous restaient aux
murs, pas davantage, et il y en avait bien deux livres de trois sous.
Gervaise, empêtrée là dedans, les bras cassés par cette addition, se
fâchait, donnait des coups de poing sur la table, ou bien finissait
par pleurer comme une bête. Un soir, elle cria:

-- Je file demain, moi!... J'aime mieux mettre la clef sous la porte
et coucher sur le trottoir, que de continuer à vivre dans des transes
pareilles.

-- Il serait plus sage, dit sournoisement Lantier, de céder le bail,
si l'on trouvait quelqu'un... Lorsque vous serez décidés tous les deux
à lâcher la boutique...

Elle l'interrompit avec plus de violence:

-- Mais tout de suite, tout de suite!... Ah! je serais joliment
débarrassée!

Alors, le chapelier se montra très pratique. En cédant le bail, on
obtiendrait sans doute du nouveau locataire les deux termes en retard.
Et il se risqua à parler des Poisson, il rappela que Virginie
cherchait un magasin; la boutique lui conviendrait peut-être. Il se
souvenait à présent de lui en avoir entendu souhaiter une toute
semblable. Mais la blanchisseuse, au nom de Virginie, avait subitement
repris son calme. On verrait; on parlait toujours de planter là son
chez soi dans la colère, seulement la chose ne semblait pas si facile,
quand on réfléchissait.

Les jours suivants, Lantier eut beau recommencer ses litanies,
Gervaise répondait qu'elle s'était vue plus bas et s'en était tirée.
La belle avance, lorsqu'elle n'aurait plus sa boutique! Ça ne lui
donnerait pas du pain. Elle allait, au contraire, reprendre des
ouvrières et se faire une nouvelle clientèle. Elle disait cela pour se
débattre contre les bonnes raisons du chapelier, qui la montrait par
terre, écrasée sous les frais, sans le moindre espoir de remonter sur
sa bête. Mais il eut la maladresse de prononcer encore le nom de
Virginie, et elle s'entêta alors furieusement. Non, non, jamais! Elle
avait toujours douté du coeur de Virginie; si Virginie ambitionnait la
boutique, c'était pour l'humilier. Elle l'aurait cédée peut-être à la
première femme dans la rue, mais pas à cette grande hypocrite qui
attendait certainement depuis des années de lui voir faire le saut.
Oh! ça expliquait tout. Elle comprenait à présent pourquoi des
étincelles jaunes s'allumaient dans les yeux de chat de cette margot.
Oui, Virginie gardait sur la conscience la fessée du lavoir, elle
mijotait sa rancune dans la cendre. Eh bien, elle agirait prudemment
en mettant sa fessée sous verre, si elle ne voulait pas en recevoir
une seconde. Et ça ne serait pas long, elle pouvait apprêter son
pétard. Lantier, devant ce débordement de mauvaises paroles, remoucha
d'abord Gervaise; il l'appela tête de pioche, boîte à ragots, madame
Pétesec, et s'emballa au point de traiter Coupeau lui-même de
pedzouille, en l'accusant de ne pas savoir faire respecter un ami par
sa femme. Puis, comprenant que la colère allait tout compromettre, il
jura qu'il ne s'occuperait jamais plus des histoires des autres, car
on en est trop mal récompensé; et il parut, en effet, ne pas pousser
davantage à la cession du bail, guettant une occasion pour reparler de
l'affaire et décider la blanchisseuse.

Janvier était arrivé, un sale temps, humide et froid. Maman Coupeau,
qui avait toussé et étouffé tout décembre, dut se coller dans le lit,
après les Rois. C'était sa rente; chaque hiver, elle attendait ça.
Mais, cet hiver, autour d'elle, on disait qu'elle ne sortirait plus de
sa chambre que les pieds en avant; et elle avait, à la vérité, un
fichu râle qui sonnait joliment le sapin, grosse et grasse pourtant,
avec un oeil déjà mort et la moitié de la figure tordue. Bien sûr, ses
enfants ne l'auraient pas achevée; seulement, elle traînait depuis si
longtemps, elle était si encombrante, qu'on souhaitait sa mort, au
fond, comme une délivrance pour tout le monde. Elle-même serait
beaucoup plus heureuse, car elle avait fait son temps, n'est-ce pas?
et quand on a fait son temps, on n'a rien à regretter. Le médecin,
appelé une fois, n'était même pas revenu. On lui donnait de la tisane,
histoire de ne pas l'abandonner complètement. Toutes les heures, on
entrait voir si elle vivait encore. Elle ne parlait plus, tant elle
suffoquait; mais, de son oeil resté bon, vivant et clair, elle
regardait fixement les personnes; et il y avait bien des choses dans
cet oeil-là, des regrets du bel âge, des tristesses à voir les siens
si pressés de se débarrasser d'elle, des colères contre cette vicieuse
de Nana qui ne se gênait plus, la nuit, pour aller guetter en chemise
par la porte vitrée.

Un lundi soir, Coupeau rentra paf. Depuis que sa mère était en danger,
il vivait dans un attendrissement continu. Quand il fut couché,
ronflant à poings fermés, Gervaise tourna encore un instant. Elle
veillait maman Coupeau une partie de la nuit. D'ailleurs, Nana se
montrait très brave, couchait toujours auprès de la vieille, en disant
que, si elle l'entendait mourir, elle avertirait bien tout le monde.
Cette nuit-là, comme la petite dormait et que la malade semblait
sommeiller paisiblement, la blanchisseuse finit par céder à Lantier,
qui l'appelait de sa chambre, où il lui conseillait de venir se
reposer un peu. Ils gardèrent seulement une bougie allumée, posée à
terre, derrière l'armoire. Mais, vers trois heures, Gervaise sauta
brusquement du lit, grelottante, prise d'une angoisse. Elle avait cru
sentir un souffle froid lui passer sur le corps. Le bout de bougie
était brûlé, elle renouait ses jupons dans l'obscurité, étourdie, les
mains fiévreuses. Ce fut seulement dans le cabinet, après s'être
cognée aux meubles, qu'elle put allumer une petite lampe. Au milieu du
silence écrasé des ténèbres, les ronflements du zingueur mettaient
seuls deux notes graves. Nana, étalée sur le dos, avait un petit
souffle, entre ses lèvres gonflées. Et Gervaise, ayant baissé la lampe
qui faisait danser de grandes ombres, éclaira le visage de maman
Coupeau, la vit toute blanche, la tête roulée sur l'épaule, avec les
yeux ouverts. Maman Coupeau était morte.

Doucement, sans pousser un cri, glacée et prudente, la blanchisseuse
revint dans la chambre de Lantier. Il s'était rendormi. Elle se
pencha, en murmurant:

-- -Dis donc, c'est fini, elle est morte.

Tout appesanti de sommeil, mal éveillé, il grogna d'abord:

-- Fiche-moi la paix, couche-toi... Nous ne pouvons rien lui faire, si
elle est morte.

Puis, il se leva sur un coude, demandant:

-- Quelle heure est-il?

-- Trois heures.

-- Trois heures seulement! Couche-toi donc. Tu vas prendre du mal...
Lorsqu'il fera jour, on verra.

Mais elle ne l'écoutait pas, elle s'habillait complètement. Lui,
alors, se recolla sous la couverture, le nez contre la muraille, en
parlant de la sacrée tête des femmes. Est-ce que c'était pressé
d'annoncer au monde qu'il y avait un mort dans le logement? Ça
manquait de gaieté au milieu de la nuit, et il était exaspéré de voir
son sommeil gâté par des idées noires. Cependant, quand elle eut
reporté dans sa chambre ses affaires, jusqu'à ses épingles à cheveux,
elle s'assit chez elle, sanglotant à son aise, ne craignant plus
d'être surprise avec le chapelier. Au fond, elle aimait bien maman
Coupeau, elle éprouvait un gros chagrin, après n'avoir ressenti, dans
le premier moment, que de la peur et de l'ennui, en lui voyant choisir
si mal son heure pour s'en aller. Et elle pleurait toute seule, très
fort dans le silence, sans que le zingueur cessât de ronfler; il
n'entendait rien, elle l'avait appelé et secoué, puis elle s'était
décidée à le laisser tranquille, en réfléchissant que ce serait un
nouvel embarras, s'il se réveillait. Comme elle retournait auprès du
corps, elle trouva Nana sur son séant, qui se frottait les yeux. La
petite comprit, allongea le menton pour mieux voir sa grand'mère, avec
sa curiosité de gamine vicieuse; elle ne disait rien, elle était un
peu tremblante, étonnée et satisfaite en face de cette mort qu'elle se
promettait depuis deux jours, comme une vilaine chose, cachée et
défendue aux enfants; et, devant ce masque blanc, aminci au dernier
hoquet par la passion de la vie, ses prunelles de jeune chatte
s'agrandissaient, elle avait cet engourdissement de l'échine dont elle
était clouée derrière les vitres de la porte, quand elle allait
moucharder là ce qui ne regarde pas les morveuses.

-- Allons, lève-toi, lui dit sa mère à voix basse. Je ne veux pas que
tu restes.

Elle se laissa couler du lit à regret, tournant la tête, ne quittant
pas la morte du regard. Gervaise était fort embarrassée d'elle, ne
sachant où la mettre, en attendant le jour. Elle se décidait à la
faire habiller, lorsque Lantier, en pantalon et en pantoufles, vint la
rejoindre; il ne pouvait plus dormir, il avait un peu honte de sa
conduite. Alors, tout s'arrangea.

-- Qu'elle se couche dans mon lit, murmura-t-il. Elle aura de la
place.

Nana leva sur sa mère et sur Lantier ses grands yeux clairs, en
prenant son air bête, son air du jour de l'an, quand on lui donnait
des pastilles de chocolat. Et on n'eut pas besoin de la pousser, bien
sûr; elle trotta en chemise, ses petons nus effleurant à peine le
carreau; elle se glissa comme une couleuvre dans le lit, qui était
encore tout chaud, et s'y tint allongée, enfoncée, son corps fluet
bossuant à peine la couverture. Chaque fois que sa mère entra, elle la
vit les yeux luisants dans sa face muette, ne dormant pas, ne bougeant
pas, très rouge et paraissant réfléchir à des affaires.

Cependant, Lantier avait aidé Gervaise à habiller maman Coupeau; et ce
n'était pas une petite besogne, car la morte pesait son poids. Jamais
on n'aurait cru que cette vieille-là était si grasse et si blanche.
Ils lui avaient mis des bas, un jupon blanc, une camisole, un bonnet;
enfin son linge le meilleur. Coupeau ronflait toujours, deux notes,
l'une grave, qui descendait, l'autre sèche, qui remontait; on aurait
dit de la musique d'église, accompagnant les cérémonies du vendredi
saint. Aussi, quand la morte fut habillée et proprement étendue sur
son lit, Lantier se versa-t-il un verre de vin, pour se remettre, car
il avait le coeur à l'envers. Gervaise fouillait dans la commode,
cherchant un petit crucifix en cuivre, apporté par elle de Plassans;
mais elle se rappela que maman Coupeau elle-même devait l'avoir vendu.
Ils avaient allumé le poêle. Ils passèrent le reste de la nuit, à
moitié endormis sur des chaises, achevant le litre entamé, embêtés et
se boudant, comme si c'était de leur faute.

Vers sept heures, avant le jour, Coupeau se réveilla enfin. Quand il
apprit le malheur, il resta l'oeil sec d'abord, bégayant, croyant
vaguement qu'on lui faisait une farce. Puis, il se jeta par terre, il
alla tomber devant la morte; et il l'embrassait, il pleurait comme un
veau, avec de si grosses larmes, qu'il mouillait le drap en s'essuyant
les joues. Gervaise s'était remise à sangloter, très touchée de la
douleur de son mari, raccommodée avec lui; oui, il avait le fond
meilleur qu'elle ne le croyait. Le désespoir de Coupeau se mêlait à un
violent mal aux cheveux. Il se passait les doigts dans les crins, il
avait la bouche pâteuse des lendemains de culotte, encore un peu
allumé malgré ses dix heures de sommeil. Et il se plaignait, les
poings serrés. Nom de Dieu! sa pauvre mère qu'il aimait tant, la voilà
qui était partie! Ah! qu'il avait mal au crâne, ça l'achèverait! Une
vraie perruque de braise sur sa tête, et son coeur avec ça qu'on lui
arrachait maintenant! Non, le sort n'était pas juste de s'acharner
ainsi après un homme!

-- Allons, du courage, mon vieux, dit Lantier en le relevant. Il faut
se remettre.

Il lui versait un verre de vin, mais Coupeau refusa de boire.

-- Qu'est-ce que j'ai donc? j'ai du cuivre dans le coco... C'est
maman, c'est quand je l'ai vue, j'ai eu le goût du cuivre...Maman, mon
Dieu! maman, maman...

Et il recommença à pleurer comme un enfant. Il but tout de même le
verre de vin, pour éteindre le feu qui lui brûlait la poitrine.
Lantier fila bientôt, sous le prétexte d'aller prévenir la famille et
de passer à la mairie faire la déclaration. Il avait besoin de prendre
l'air. Aussi ne se pressa-t-il pas, fumant des cigarettes, goûtant le
froid vif de la matinée. En sortant de chez madame Lerat, il entra
même dans une crèmerie des Batignolles prendre une tasse de café bien
chaud. Et il resta là une bonne heure, à réfléchir.

Cependant, dès neuf heures, la famille se trouva réunie dans la
boutique, dont on laissait les volets fermés. Lorilleux ne pleura pas;
d'ailleurs, il avait de l'ouvrage pressé, il remonta presque tout de
suite à son atelier, après s'être dandiné un instant avec une figure
de circonstance. Madame Lorilleux et madame Lerat avaient embrassé les
Coupeau et se tamponnaient les yeux, où de petites larmes roulaient.
Mais la première, quand elle eut jeté un coup d'oeil rapide autour de
la morte, haussa brusquement la voix pour dire que ça n'avait pas de
bon sens, que jamais on ne laissait auprès d'un corps une lampe
allumée; il fallait de la chandelle, et l'on envoya Nana acheter un
paquet de chandelles, des grandes. Ah bien! on pouvait mourir chez la
Banban, elle vous arrangerait d'une drôle de façon! Quelle cruche, ne
pas savoir seulement se conduire avec un mort! Elle n'avait donc
enterré personne dans sa vie? Madame Lerat dut monter chez les
voisines pour emprunter un crucifix; elle en rapporta un trop grand,
une croix de bois noir où était cloué un Christ de carton peint, qui
barra toute la poitrine de maman Coupeau, et dont le poids semblait
l'écraser. Ensuite, on chercha de l'eau bénite; mais personne n'en
avait, ce fut Nana qui courut de nouveau jusqu'à l'église en prendre
une bouteille. En un tour de main, le cabinet eut une autre tournure;
sur une petite table, une chandelle brûlait, à côté d'un verre plein
d'eau bénite, dans lequel trempait une branche de buis. Maintenant, si
du monde venait, ce serait propre, au moins. Et l'on disposa les
chaises en rond, dans la boutique, pour recevoir.

Lantier rentra seulement à onze heures. Il avait demandé des
renseignements au bureau des pompes funèbres.

-- La bière est de douze francs, dit-il. Si vous voulez avoir une
messe, ce sera dix francs de plus. Enfin, il y a le corbillard, qui se
paie suivant les ornements...

-- Oh! c'est bien inutile, murmura madame Lorilleux, en levant la tête
d'un air surpris et inquiet. On ne ferait pas revenir maman, n'est-ce
pas?... Il faut aller selon sa bourse.

-- Sans doute, c'est ce que je pense, reprit le chapelier. J'ai
seulement pris les chiffres pour votre gouverne... Dites-moi ce que
vous désirez; après le déjeuner, j'irai commander.

On parlait à demi-voix, dans le petit jour qui éclairait la pièce par
les fentes des volets. La porte du cabinet restait grande ouverte; et,
de cette ouverture béante, sortait le gros silence de la mort. Des
rires d'enfants montaient dans la cour, une ronde de gamines tournait,
au pâle soleil d'hiver. Tout à coup, on entendit Nana, qui s'était
échappée de chez les Boche, où on l'avait envoyée. Elle commandait de
sa voix aiguë, et les talons battaient les pavés, tandis que ces
paroles chantées s'envolaient avec un tapage d'oiseaux braillards:

     Notre âne, notre âne,
     Il a mal à la patte.
     Madame lui a fait faire
     Un joli patatoire,
     Et des souliers lilas, la, la,
     Et des souliers lilas!

Gervaise attendit pour dire à son tour:

-- Nous ne sommes pas riches, bien sûr; mais nous voulons encore nous
conduire proprement... Si maman Coupeau ne nous a rien laissé, ce
n'est pas une raison pour la jeter dans la terre comme un chien....
Non, il faut une messe, avec un corbillard assez gentil....

-- Et qui est-ce qui paiera? demanda violemment madame Lorilleux. Pas
nous, qui avons perdu de l'argent la semaine dernière; pas vous non
plus, puisque vous êtes ratissés.... Ah! vous devriez voir pourtant où
ça vous a conduits, de chercher à épater le monde!

Coupeau, consulté, bégaya, avec un geste de profonde indifférence; il
se rendormait sur sa chaise. Madame Lerat dit qu'elle paierait sa
part. Elle était de l'avis de Gervaise, on devait se montrer propre.
Alors, toutes deux, sur un bout de papier, elles calculèrent: en tout,
ça monterait à quatre-vingt-dix francs environ, parce qu'elles se
décidèrent, après une longue explication, pour un corbillard orné d'un
étroit lambrequin.

-- Nous sommes trois, conclut la blanchisseuse. Nous donnerons chacune
trente francs. Ce n'est pas la ruine.

Mais madame Lorilleux éclata, furieuse.

-- Eh bien! moi, je refuse, oui, je refuse!... Ce n'est pas pour les
trente francs. J'en donnerais cent mille, si je les avais, et s'ils
devaient ressusciter maman.... Seulement, je n'aime pas les
orgueilleux. Vous avez une boutique, vous rêvez de crâner devant le
quartier. Mais nous n'entrons pas là dedans, nous autres. Nous ne
posons pas.... Oh! vous vous arrangerez. Mettez des plumes sur le
corbillard, si ça vous amuse.

-- On ne vous demande rien, finit par répondre Gervaise. Lorsque je
devrais me vendre moi-même, je ne veux avoir aucun reproche à me
faire. J'ai nourri maman Coupeau sans vous, je l'enterrerai bien sans
vous... Déjà une fois, je ne vous l'ai pas mâché: je ramasse les chats
perdus, ce n'est pas pour laisser votre mère dans la crotte.

Alors, madame Lorilleux pleura, et Lantier dut l'empêcher de partir.
La querelle devenait si bruyante, que madame Lerat, poussant des chut!
énergiques, crut devoir aller doucement dans le cabinet, et jeta sur
la morte un regard fâché et inquiet, comme si elle craignait de la
trouver éveillée, écoutant ce qu'on discutait à côté d'elle. A ce
moment, la ronde des petites filles reprenait dans la cour, le filet
de voix perçant de Nana dominait les autres.

     Notre âne, notre âne,
     Il a bien mal au ventre.
     Madame lui a fait faire
     Un joli ventrouilloire,
     Et des souliers lilas, la, la,
     Et des souliers lilas!

-- Mon Dieu! que ces enfants sont énervants, avec leur chanson! dit à
Lantier Gervaise toute secouée et près de sangloter d'impatience et de
tristesse. Faites-les donc taire, et reconduisez Nana chez la
concierge à coups de pied quelque part!

Madame Lerat et madame Lorilleux s'en allèrent déjeuner en promettant
de revenir. Les Coupeau se mirent à table, mangèrent de la
charcuterie, mais sans faim, en n'osant seulement pas taper leur
fourchette. Ils étaient très ennuyés, hébétés, avec cette pauvre maman
Coupeau qui leur pesait sur les épaules et leur paraissait emplir
toutes les pièces. Leur vie se trouvait dérangée. Dans le premier
moment, ils piétinaient sans trouver les objets, ils avaient une
courbature, comme au lendemain d'une noce. Lantier reprit tout de
suite la porte pour retourner aux pompes funèbres, emportant les
trente francs de madame Lerat et soixante francs que Gervaise était
allée emprunter à Goujet, en cheveux, pareille à une folle.
L'après-midi, quelques visites arrivèrent, des voisines mordues de
curiosité, qui se présentaient soupirant, roulant des yeux éplorés;
elles entraient dans le cabinet, dévisageaient la morte, en faisant un
signe de croix et en secouant le brin de buis trempé d'eau bénite;
puis, elles s'asseyaient dans la boutique, où elles parlaient de la
chère femme, interminablement, sans se lasser de répéter la même
phrase pendant des heures. Mademoiselle Remanjou avait remarqué que
son oeil droit était resté ouvert, madame Gaudron s'entêtait à lui
trouver une belle carnation pour son âge, et madame Fauconnier restait
stupéfaite de lui avoir vu manger son café, trois jours auparavant.
Vrai, on claquait vite, chacun pouvait graisser ses bottes. Vers le
soir, les Coupeau commençaient à en avoir assez. C'était une trop
grande affliction pour une famille, de garder un corps si longtemps.
Le gouvernement aurait bien dû faire une autre loi là-dessus. Encore
toute une soirée, toute une nuit et toute une matinée, non! ça ne
finirait jamais. Quand on ne pleure plus, n'est-ce pas? le chagrin
tourne à l'agacement, on finirait par mal se conduire. Maman Coupeau,
muette et raide au fond de l'étroit cabinet, se répandait de plus en
plus dans le logement, devenait d'un poids qui crevait le monde. Et la
famille, malgré elle, reprenait son train-train, perdait de son
respect.

-- Vous mangerez un morceau avec nous, dit Gervaise à madame Lerat et
à madame Lorilleux, lorsqu'elles reparurent. Nous sommes trop tristes,
nous ne nous quitterons pas.

On mit le couvert sur l'établi. Chacun, en voyant les assiettes,
songeait aux gueuletons qu'on avait faits là. Lantier était de retour.
Lorilleux descendit. Un pâtissier venait d'apporter une tourte, car la
blanchisseuse n'avait pas la tête à s'occuper de cuisine. Comme on
s'asseyait, Boche entra dire que M. Marescot demandait à se présenter,
et le propriétaire se présenta, très grave, avec sa large décoration
sur sa redingote. Il salua en silence, alla droit au cabinet, où il
s'agenouilla. Il était d'une grande piété; il pria d'un air recueilli
de curé, puis traça une croix en l'air, en aspergeant le corps avec la
branche de buis. Toute la famille, qui avait quitté la table, se
tenait debout, fortement impressionnée. M. Marescot, ayant achevé ses
dévotions, passa dans la boutique et dit aux Coupeau:

-- Je suis venu pour les deux loyers arriérés. Êtes-vous en mesure?

-- Non, monsieur, pas tout à fait, balbutia Gervaise, très contrariée
d'entendre parler de ça devant les Lorilleux. Vous comprenez, avec le
malheur qui nous arrive...

-- Sans doute, mais chacun a ses peines, reprit le propriétaire en
élargissant ses doigts immenses d'ancien ouvrier. Je suis bien fâché,
je ne puis attendre davantage... Si je ne suis pas payé après-demain
matin, je serai forcé d'avoir recours à une expulsion.

Gervaise joignit les mains, les larmes aux yeux, muette et
l'implorant. D'un hochement énergique de sa grosse tête osseuse, il
lui fit comprendre que les supplications étaient inutiles. D'ailleurs,
le respect dû aux morts interdisait toute discussion. Il se retira
discrètement, à reculons.

-- Mille pardons de vous avoir dérangés, murmura-t-il. Après-demain
matin, n'oubliez pas.

Et, comme en s'en allant il passait de nouveau devant le cabinet, il
salua une dernière fois le corps d'une génuflexion dévote, à travers
la porte grande ouverte.

On mangea d'abord vite, pour ne pas paraître y prendre du plaisir.
Mais, arrivé au dessert, on s'attarda, envahi d'un besoin de
bien-être. Par moments, la bouche pleine, Gervaise ou l'une des deux
soeurs se levait, allait jeter un coup d'oeil dans le cabinet, sans
même lâcher sa serviette; et quand elle se rasseyait, achevant sa
bouchée, les autres la regardaient une seconde, pour voir si tout
marchait bien, à côté. Puis, les dames se dérangèrent moins souvent,
maman Coupeau fut oubliée. On avait fait un baquet de café, et du
très-fort, afin de se tenir éveillé toute la nuit. Les Poisson vinrent
sur les huit heures. On les invita à en boire un verre. Alors,
Lantier, qui guettait le visage de Gervaise, parut saisir une occasion
attendue par lui depuis le matin. A propos de la saleté des
propriétaires qui entraient demander de l'argent dans les maisons où
il y avait un mort, il dit brusquement:

-- C'est un jésuite, ce salaud, avec son air de servir la messe!...
Mais, moi, à votre place, je lui planterais là sa boutique.

Gervaise, éreintée de fatigue, molle et énervée, répondit en
s'abandonnant:

-- Oui, bien sûr, je n'attendrai pas les hommes de loi.... Ah! j'en ai
plein le dos, plein le dos. Les Lorilleux, jouissant à l'idée que la
Banban n'aurait plus de magasin, l'approuvèrent beaucoup. On ne se
doutait pas de ce que coûtait une boutique. Si elle ne gagnait que
trois francs chez les autres, au moins elle n'avait pas de frais, elle
ne risquait pas de perdre de grosses sommes. Ils firent répéter cet
argument-là à Coupeau, en le poussant; il buvait beaucoup, il se
maintenait dans un attendrissement continu, pleurant tout seul dans
son assiette. Comme la blanchisseuse semblait se laisser convaincre,
Lantier cligna les yeux, en regardant les Poisson. Et la grande
Virginie intervint, se montra très aimable.

-- Vous savez, on pourrait s'entendre. Je prendrais la suite du bail,
j'arrangerais votre affaire avec le propriétaire... Enfin, vous seriez
toujours plus tranquille.

-- Non, merci, déclara Gervaise, qui se secoua, comme prise d'un
frisson. Je sais où trouver les termes, si je veux. Je travaillerai;
j'ai mes deux bras, Dieu merci! pour me tirer d'embarras.

-- On causera de ça plus tard, se hâta de dire le chapelier. Ce n'est
pas convenable, ce soir... Plus tard, demain, par exemple.

A ce moment, madame Lerat, qui était allée dans le cabinet, poussa un
léger cri. Elle avait eu peur, parce qu'elle avait trouvé la chandelle
éteinte, brûlée jusqu'au bout. Tout le monde s'occupa à en rallumer
une autre; et l'on hochait la tête, en répétant que ce n'était pas bon
signe, quand la lumière s'éteignait auprès d'un mort.

La veillée commença. Coupeau s'était allongé, pas pour dormir,
disait-il, pour réfléchir; et il ronflait cinq minutes après.
Lorsqu'on envoya Nana coucher chez les Boche, elle pleura; elle se
régalait depuis le matin, à l'espoir d'avoir bien chaud dans le grand
lit de son bon ami Lantier. Les Poisson restèrent jusqu'à minuit. On
avait fini par faire du vin à la française, dans un saladier, parce
que le café donnait trop sur les nerfs de ces dames. La conversation
tournait aux effusions tendres. Virginie parlait de la campagne: elle
aurait voulu être enterrée au coin d'un bois avec des fleurs des
champs sur sa tombe. Madame Lerat gardait déjà, dans son armoire, le
drap pour l'ensevelir, et elle le parfumait toujours d'un bouquet de
lavande; elle tenait à avoir une bonne odeur sous le nez, quand elle
mangerait les pissenlits par la racine. Puis, sans transition, le
sergent de ville raconta qu'il avait arrêté une grande belle fille le
matin, qui venait de voler dans la boutique d'un charcutier; en la
déshabillant chez le commissaire, on lui avait trouvé dix saucissons
pendus autour du corps, devant et derrière. Et, madame Lorilleux ayant
dit d'un air de dégoût qu'elle n'en mangerait pas, de ces
saucissons-là, la société s'était mise à rire doucement. La veillée
s'égaya, en gardant les convenances.

Mais comme on achevait le vin à la française, un bruit singulier, un
ruissellement sourd, sortit du. cabinet. Tous levèrent la tête, se
regardèrent.

-- Ce n'est rien, dit tranquillement Lantier, en baissant la voix.
Elle se vide.

L'explication fit hocher la tête, d'un air rassuré, et la compagnie
reposa les verres sur la table.

Enfin, les Poisson se retirèrent. Lantier partit avec eux: il allait
chez un ami, disait-il, pour laisser son lit aux dames, qui pourraient
s'y reposer une heure, chacune à son tour. Lorilleux monta se coucher
tout seul, en répétant que ça ne lui était pas arrivé depuis son
mariage. Alors, Gervaise et les deux soeurs, restées avec Coupeau
endormi, s'organisèrent auprès du poêle, sur lequel elles tinrent du
café chaud. Elles étaient, là, pelotonnées, pliées en deux, les mains
sous leur tablier, le nez au-dessus du feu, à causer très bas, dans le
grand silence du quartier. Madame Lorilleux geignait: elle n'avait pas
de robe noire, elle aurait pourtant voulu éviter d'en acheter une, car
ils étaient bien gênés, bien gênés; et elle questionna Gervaise,
demandant si maman Coupeau ne laissait pas une jupe noire, cette jupe
qu'on lui avait donnée pour sa fête. Gervaise dut aller chercher la
jupe. Avec un pli à la taille, elle pourrait servir. Mais madame
Lorilleux voulait aussi du vieux linge, parlait du lit, de l'armoire,
des deux chaises, cherchait des yeux les bibelots qu'il fallait
partager. On manqua se fâcher. Madame Lerat mit la paix; elle était
plus juste: les Coupeau avaient eu la charge de la mère, ils avaient
bien gagné ses quatre guenilles. Et, toutes trois, elles s'assoupirent
de nouveau au-dessus du poêle, dans des ragots monotones. La nuit leur
semblait terriblement longue. Par moments, elles se secouaient,
buvaient du café, allongeaient la tête dans le cabinet, où la
chandelle, qu'on ne devait pas moucher, brûlait avec une flamme rouge
et triste, grossie par les champignons charbonneux de la mèche. Vers
le matin, elles grelottaient, malgré la forte chaleur du poêle. Une
angoisse, une lassitude d'avoir trop causé, les suffoquaient, la
langue sèche, les yeux malades. Madame Lerat se jeta sur le lit de
Lantier et ronfla comme un homme; tandis que les deux autres, la tête
tombée et touchant les genoux, dormaient devant le feu. Au petit jour,
un frisson les réveilla. La chandelle de maman Coupeau venait encore
de s'éteindre. Et, comme, dans l'obscurité, le ruissellement sourd
recommençait, madame Lorilleux donna l'explication à voix haute, pour
se tranquilliser elle-même.

-- Elle se vide, répéta-t-elle, en allumant une autre chandelle.

L'enterrement était pour dix heures et demie. Une jolie matinée, à
mettre avec la nuit et avec la journée de la veille! C'est-à-dire que
Gervaise, tout en n'ayant pas un sou, aurait donné cent francs à celui
qui serait venu prendre maman Coupeau trois heures plus tôt. Non, on a
beau aimer les gens, ils sont trop lourds, quand ils sont morts; et
même plus on les aime, plus on voudrait se vite débarrasser d'eux.

Une matinée d'enterrement est par bonheur pleine de distractions. On a
toutes sortes de préparatifs à faire. On déjeuna d'abord. Puis, ce fut
justement le père Bazouge, le croque-mort du sixième, qui apporta la
bière et le sac de son. Il ne dessoûlait pas, ce brave homme. Ce
jour-là, à huit heures, il était encore tout rigolo d'une cuite prise
la veille.

-- Voilà, c'est pour ici, n'est-ce pas? dit-il.

Et il posa la bière, qui eut un craquement de boîte neuve.

Mais, comme il jetait à côté le sac de son, il resta les yeux
écarquillés, la bouche ouverte, en apercevant Gervaise devant lui.

-- Pardon, excuse, je me trompe, balbutia-t-il. On m'avait dit que
c'était pour chez vous.

Il avait déjà repris le sac, la blanchisseuse dut lui crier:

-- Laissez donc ça, c'est pour ici.

-- Ah! tonnerre de Dieu! faut s'expliquer! reprit-il en se tapant sur
la cuisse. Je comprends, c'est la vieille...

Gervaise était devenue toute blanche. Le père Bazouge avait apporté la
bière pour elle. Il continuait se montrant galant, cherchant à
s'excuser:

-- N'est-ce pas? on racontait hier qu'il y en avait une de partie, au
rez-de-chaussée. Alors, moi, j'avais cru... Vous savez, dans notre
métier, ces choses-là, ça entre par une oreille et ça sort par
l'autre... Je vous fais tout de même mon compliment. Hein? le plus
tard, c'est encore le meilleur, quoique la vie ne soit pas toujours
drôle, ah! non, par exemple!

Elle l'écoutait, se reculait, avec la peur qu'il ne la saisît de ses
grandes mains sales, pour l'emporter dans sa boîte. Déjà une fois, le
soir de ses noces, il lui avait dit en connaître des femmes, qui le
remercieraient, s'il montait les prendre. Eh bien! elle n'en était pas
là, ça lui faisait froid dans l'échine. Son existence s'était gâtée,
mais elle ne voulait pas s'en aller si tôt; oui, elle aimait mieux
crever la faim pendant des années, que de crever la mort, l'histoire
d'une seconde.

-- Il est poivre, murmura-t-elle d'un air de dégoût mêlé d'épouvante.
L'administration devrait au moins ne pas envoyer des pochards. On paye
assez cher.

Alors, le croque-mort se montra goguenard et insolent.

-- Dites donc, ma petite mère, ce sera pour une autre fois. Tout à
votre service, entendez-vous! Vous n'avez qu'à me faire signe. C'est
moi qui suis le consolateur des dames... Et ne crache pas sur le père
Bazouge, parce qu'il en a tenu dans ses bras de plus chic que toi, qui
se sont laissé arranger sans se plaindre, bien contentes de continuer
leur dodo à l'ombre.

-- Taisez-vous, père Bazouge! dit sévèrement Lorilleux, accouru au
bruit des voix. Ce ne sont pas des plaisanteries convenables. Si l'on
se plaignait, vous seriez renvoyé... Allons, fichez le camp, puisque
vous ne respectez pas les principes.

Le croque-mort s'éloigna, mais on l'entendit longtemps sur le
trottoir, qui bégayait:

-- De quoi, les principes!... Il n'y a pas de principes... il n'y a
pas de principes... il n'y a que l'honnêteté!

Enfin, dix heures sonnèrent. Le corbillard était en retard. Il y avait
déjà du monde dans la boutique, des amis et des voisins, M. Madinier,
Mes-Bottes, madame Gaudron, mademoiselle Remanjou; et, toutes les
minutes, entre les volets fermés, par l'ouverture béante de la porte,
une tête d'homme ou de femme s'allongeait, pour voir si ce lambin de
corbillard n'arrivait pas. La famille, réunie dans la pièce du fond,
donnait des poignées de mains. De courts silences se faisaient, coupés
de chuchotements rapides, une attente agacée et fiévreuse, avec des
courses brusques de robe, madame Lorilleux qui avait oublié son
mouchoir, ou bien madame Lerat qui cherchait un paroissien à
emprunter. Chacun, en arrivant, apercevait au milieu du cabinet,
devant le lit, la bière ouverte; et, malgré soi, chacun restait à
l'étudier du coin de l'oeil, calculant que jamais la grosse maman
Coupeau ne tiendrait là dedans. Tout le monde se regardait, avec cette
pensée dans les yeux, sans se la communiquer. Mais, il y eut une
poussée à la porte de la rue. M. Madinier vint annoncer d'une voix
grave et contenue, en arrondissant les bras:

-- Les voici!

Ce n'était pas encore le corbillard. Quatre croque-morts entrèrent à
la file, d'un pas pressé, avec leurs faces rouges et leurs mains
gourdes de déménageurs, dans le noir pisseux de leurs vêtements, usés
et blanchis au frottement des bières. Le père Bazouge marchait le
premier, très soûl et très convenable; dès qu'il était à la besogne,
il retrouvait son aplomb. Ils ne prononcèrent pas un mot, la tête un
peu basse, pesant déjà maman Coupeau du regard. Et ça ne traîna pas,
la pauvre vieille fut emballée, le temps d'éternuer. Le plus petit, un
jeune qui louchait, avait vidé le son dans le cercueil, et l'étalait
en le pétrissant, comme s'il voulait faire du pain. Un autre, un grand
maigre celui-là, l'air farceur, venait d'étendre le drap par-dessus.
Puis, une, deux, allez-y! tous les quatre saisirent le corps,
l'enlevèrent, deux aux pieds, deux à la tête. On ne retourne pas plus
vite une crêpe. Les gens qui allongeaient le cou purent croire que
maman Coupeau était sautée d'elle-même dans la boîte. Elle avait
glissé là comme chez elle, oh! tout juste, si juste, qu'on avait
entendu son frôlement contre le bois neuf. Elle touchait de tous les
côtés, un vrai tableau dans un cadre. Mais enfin elle y tenait, ce qui
étonna les assistants; bien sûr, elle avait dû diminuer depuis la
veille. Cependant les croque-morts s'étaient relevés et attendaient;
le petit louche prit le couvercle, pour inviter la famille à faire les
derniers adieux; tandis que Bazouge mettait des clous dans sa bouche
et apprêtait le marteau. Alors, Coupeau, ses deux soeurs, Gervaise,
d'autres encore, se jetèrent à genoux, embrassèrent la maman qui s'en
allait, avec de grosses larmes, dont les gouttes chaudes tombaient et
roulaient sur ce visage raidi, froid comme une glace. Il y avait un
bruit prolongé de sanglots. Le couvercle s'abattit, le père Bazouge
enfonça ses clous avec le chic d'un emballeur, deux coups pour chaque
pointe; et personne ne s'écouta pleurer davantage dans ce vacarme de
meuble qu'on répare. C'était fini. On partait.

-- S'il est possible de faire tant d'esbrouffe, dans un moment pareil!
dit madame Lorilleux à son mari, en apercevant le corbillard devant la
porte.

Le corbillard révolutionnait le quartier. La tripière appelait les
garçons de l'épicier, le petit horloger était sorti sur le trottoir,
les voisins se penchaient aux fenêtres. Et tout ce monde causait du
lambrequin à franges de coton blanches. Ah! les Coupeau auraient mieux
fait de payer leurs dettes! Mais, comme le déclaraient les Lorilleux,
lorsqu'on a de l'orgueil, ça sort partout et quand même.

-- C'est honteux! répétait au même instant Gervaise, en parlant du
chaîniste et de sa femme. Dire que ces rapiats n'ont pas même apporté
un bouquet de violettes pour leur mère!

Les Lorilleux, en effet, étaient venus les mains vides. Madame Lerat
avait donné une couronne de fleurs artificielles. Et l'on mit encore
sur la bière une couronne d'immortelles et un bouquet achetés par les
Coupeau. Les croque-morts avaient dû donner un fameux coup d'épaule
pour hisser et charger le corps. Le cortège fut lent à s'organiser.
Coupeau et Lorilleux, en redingote, le chapeau à la main, conduisaient
le deuil; le premier dans son attendrissement que deux verres de vin
blanc, le matin, avaient entretenu, se tenait au bras de son
beau-frère, les jambes molles et les cheveux malades. Puis marchaient
les hommes, M. Madinier, très grave, tout en noir, Mes-Bottes, un
paletot sur sa blouse, Boche, dont le pantalon jaune fichait un
pétard, Lantier, Gaudron, Bibi-la-Grillade, Poisson, d'autres encore.
Les dames arrivaient ensuite, au premier rang madame Lorilleux qui
traînait la jupe retapée de la morte, madame Lerat cachant sous un
châle son deuil improvisé, un caraco garni de lilas, et à la file
Virginie, madame Gaudron, madame Fauconnier, mademoiselle Remanjou,
tout le reste de la queue. Quand le corbillard s'ébranla et descendit
lentement la rue de la Goutte-d'Or, au milieu des signes de croix et
des coups de chapeau, les quatre croque-morts prirent la tête, deux en
avant, les deux autres à droite et à gauche. Gervaise était restée
pour fermer la boutique. Elle confia Nana à madame Boche, et elle
rejoignit le convoi en courant, pendant que la petite, tenue par la
concierge, sous le perche, regardait d'un oeil profondément intéressé
sa grand'mère disparaître au fond de la rue, dans cette belle voiture.

Juste au moment où la blanchisseuse essoufflée rattrapait la queue,
Goujet arrivait de son côté. Il se mit avec les hommes; mais il se
retourna, et la salua d'un signe de tête, si doucement, qu'elle se
sentit tout d'un coup très malheureuse et qu'elle fut reprise par les
larmes. Elle ne pleurait plus seulement maman Coupeau, elle pleurait
quelque chose d'abominable, qu'elle n'aurait pas pu dire, et qui
l'étouffait. Durant tout le trajet, elle tint son mouchoir appuyé
contre ses yeux. Madame Lorilleux, les joues sèches et enflammées, la
regardait de côté, en ayant l'air de l'accuser de faire du genre.

A l'église, la cérémonie fut vite bâclée. La messe traîna pourtant un
peu, parce que le prêtre était très vieux. Mes-Bottes et
Bibi-la-Grillade avaient préféré rester dehors, à cause de la quête.
M. Madinier, tout le temps, étudia les curés, et il communiquait à
Lantier ses observations: ces farceurs-là, en crachant leur latin, ne
savaient seulement pas ce qu'ils dégoisaient; ils vous enterraient une
personne comme ils vous l'auraient baptisée ou mariée, sans avoir dans
le coeur le moindre sentiment. Puis, M. Madinier blâma ce tas de
cérémonies, ces lumières, ces voix tristes, cet étalage devant les
familles. Vrai, on perdait les siens deux fois, chez soi et à
l'église. Et tous les hommes lui donnaient raison, car ce fut encore
un moment pénible, lorsque, la messe finie, il y eut un barbottement
de prières, et que les assistants durent défiler devant le corps, en
jetant de l'eau bénite. Heureusement, le cimetière n'était pas loin,
le petit cimetière de la Chapelle, un bout de jardin qui s'ouvrait sur
la rue Marcadet. Le cortège y arriva débandé, tapant les pieds, chacun
causant de ses affaires. La terre dure sonnait, on aurait volontiers
battu la semelle. Le trou béant, près duquel on avait posé la bière,
était déjà tout gelé, blafard et pierreux comme une carrière à plâtre;
et les assistants, rangés autour des monticules de gravats, ne
trouvaient pas drôle d'attendre par un froid pareil, embêtés aussi de
regarder le trou. Enfin, un prêtre en surplis sortit d'une
maisonnette, il grelottait, on voyait son haleine fumer, à chaque « de
profundis » qu'il lâchait. Au dernier signe de croix, il se sauva,
sans avoir envie de recommencer. Le fossoyeur prit sa pelle; mais, à
cause de la gelée, il ne détachait que de grosses mottes, qui
battaient une jolie musique là-bas au fond, un vrai bombardement sur
le cercueil, une enfilade de coups de canon à croire que le bois se
fendait. On a beau être égoïste, cette musique-là vous casse
l'estomac. Les larmes recommencèrent. On s'en allait, on était dehors,
qu'on entendait encore les détonations. Mes-Bottes, soufflant dans ses
doigts, fit tout haut une remarque: Ah! tonnerre de Dieu! non! la
pauvre maman Coupeau n'allait pas avoir chaud!

-- Mesdames et la compagnie, dit le zingueur aux quelques amis restés
dans la rue avec la famille, si vous voulez bien nous permettre de
vous offrir quelque chose...

Et il entra le premier chez un marchand de vin de la rue Marcadet, A
la descente du cimetière. Gervaise, demeurée sur le trottoir, appela
Goujet qui s'éloignait, après l'avoir saluée d'un nouveau signe de
tête. Pourquoi n'acceptait-il pas un verre de vin? Mais il était
pressé, il retournait à l'atelier. Alors, ils se regardèrent un moment
sans rien dire.

-- Je vous demande pardon pour les soixante francs, murmura enfin la
blanchisseuse. J'étais comme une folle, j'ai songé à vous...

-- Oh! il n'y a pas de quoi, vous êtes pardonnée, interrompit le
forgeron. Et, vous savez, tout à votre service, s'il vous arrivait un
malheur... Mais n'en dites rien à maman, parce qu'elle a ses idées, et
que je ne veux pas la contrarier.

Elle le regardait toujours; et, en le voyant si bon, si triste, avec
sa belle barbe jaune, elle fut sur le point d'accepter son ancienne
proposition, de s'en aller avec lui, pour être heureux ensemble
quelque part. Puis, il lui vint une autre mauvaise pensée, celle de
lui emprunter ses deux termes, à n'importe quel prix. Elle tremblait,
elle reprit d'une voix caressante:

-- Nous ne sommes pas fâchés, n'est-ce pas?

Lui, hocha la tête, en répondant:

-- Non, bien sûr, jamais nous ne serons fâchés... Seulement, vous
comprenez, tout est fini.

Et il s'en alla à grandes enjambées, laissant Gervaise étourdie,
écoutant sa dernière parole battre dans ses oreilles avec un
bourdonnement de cloche. En entrant chez le marchand de vin, elle
entendait sourdement au fond d'elle: « Tout est fini, eh bien! « tout
est fini; je n'ai plus rien à faire, moi, si tout est fini! » Elle
s'assit, elle avala une bouchée de pain et de fromage, vida un verre
plein qu'elle trouva devant elle.

C'était, au rez-de-chaussée, une longue salle à plafond bas, occupée
par deux grandes tables. Des litres, des quarts de pain, de larges
triangles de brie sur trois assiettes, s'étalaient à la file. La
société mangeait sur le pouce, sans nappe et sans couverts. Plus loin,
près du poêle qui ronflait, les quatre croque-morts achevaient de
déjeuner.

-- Mon Dieu! expliquait M. Madinier, chacun son tour. Les vieux font
de la place aux jeunes.... Ça va vous sembler bien vide, votre
logement, quand vous rentrerez.

-- Oh! mon frère donne congé, dit vivement madame Lorilleux. C'est une
ruine, cette boutique.

On avait travaillé Coupeau. Tout le monde le poussait à céder le bail.
Madame Lerat elle-même, très bien avec Lantier et Virginie depuis
quelque temps, chatouillée par l'idée qu'ils devaient avoir un béguin
l'un pour l'autre, parlait de faillite et de prison, en prenant des
airs effrayés. Et, brusquement, le zingueur se fâcha, son
attendrissement tournait à la fureur, déjà trop arrosé de liquide.

-- Écoute, cria-t-il dans le nez de sa femme, je veux que tu
m'écoutes! Ta sacrée tête fait toujours des siennes. Mais, cette fois,
je suivrai ma volonté, je t'avertis!

-- Ah bien! dit Lantier, si jamais on la réduit par de bonnes paroles!
Il faudrait un maillet pour lui entrer ça dans le crâne.

Et tous deux tapèrent un instant sur elle. Ça n'empêchait pas les
mâchoires de fonctionner. Le brie disparaissait, les litres coulaient
comme des fontaines. Cependant, Gervaise mollissait sous les coups.
Elle ne répondait rien, la bouche toujours pleine, se dépêchant, comme
si elle avait eu très faim. Quand ils se lassèrent, elle leva
doucement la tête, elle dit:

-- En voilà assez, hein? Je m'en fiche pas mal de la boutique! Je n'en
veux plus... Comprenez-vous, je m'en fiche! Tout est fini!

Alors, on redemanda du fromage et du pain, on causa sérieusement. Les
Poisson prenaient le bail et offraient de répondre des deux termes
arriérés. D'ailleurs, Boche acceptait l'arrangement, d'un air
d'importance, au nom du propriétaire. Il loua même, séance tenante, un
logement aux Coupeau, le logement vacant du sixième, dans le corridor
des Lorilleux. Quant à Lantier, mon Dieu! il voulait bien garder sa
chambre, si cela ne gênait pas les Poisson. Le sergent de ville
s'inclina, ça ne le gênait pas du tout; on s'entend toujours entre
amis, malgré les idées politiques. Et Lantier, sans se mêler davantage
de la cession, en homme qui a conclu enfin sa petite affaire, se
confectionna une énorme tartine de fromage de Brie; il se renversait,
il la mangeait dévotement, le sang sous la peau, brûlant d'une joie
sournoise, clignant les yeux pour guigner tour à tour Gervaise et
Virginie.

-- Eh! père Bazouge! appela Coupeau, venez donc boire un coup. Nous ne
sommes pas fiers, nous sommes tous des travailleurs.

Les quatre croque-morts, qui s'en allaient, rentrèrent pour trinquer
avec la société. Ce n'était pas un reproche, mais la dame de tout à
l'heure pesait son poids et valait bien un verre de vin. Le père
Bazouge regardait fixement la blanchisseuse, sans lâcher un mot
déplacé. Elle se leva, mal à l'aise, elle quitta les hommes qui
achevaient de se cocarder. Coupeau, soûl comme une grive, recommençait
à viauper et disait que c'était le chagrin.

Le soir, quand Gervaise se retrouva chez elle, elle resta abêtie sur
une chaise. Il lui semblait que les pièces étaient désertes et
immenses. Vrai, ça faisait un fameux débarras. Mais elle n'avait bien
sûr pas laissé que maman Coupeau au fond du trou, dans le petit jardin
de la rue Marcadet. Il lui manquait trop de choses, ça devait être un
morceau de sa vie à elle, et sa boutique, et son orgueil de patronne,
et d'autres sentiments encore, qu'elle avait enterrés ce jour-là. Oui,
les murs étaient nus, son coeur aussi, c'était un déménagement
complet, une dégringolade dans le fossé. Et elle se sentait trop
lasse, elle se ramasserait plus tard, si elle pouvait.

A dix heures, en se déshabillant, Nana pleura, trépigna. Elle voulait
coucher dans le lit de maman Coupeau. Sa mère essaya de lui faire
peur; mais la petite était trop précoce, les morts lui causaient
seulement une grosse curiosité; si bien que, pour avoir la paix, on
finit par lui permettre de s'allonger à la place de maman Coupeau.
Elle aimait les grands lits, cette gamine; elle s'étalait, elle se
roulait. Cette nuit-là, elle dormit joliment bien, dans la bonne
chaleur et les chatouilles du matelas de plume.

Le nouveau logement des Coupeau se trouvait au sixième, escalier B.
Quand on avait passé devant mademoiselle Remanjou, on prenait le
corridor, à gauche. Puis, il fallait encore tourner. La première porte
était celle des Bijard. Presque en face, dans un trou sans air, sous
un petit escalier qui montait à la toiture, couchait le père Bru. Deux
logements plus loin, on arrivait chez Bazouge. Enfin, contre Bazouge,
c'étaient les Coupeau, une chambre et un cabinet donnant sur la cour.
Et il n'y avait plus, au fond du couloir, que deux ménages, avant
d'être chez les Lorilleux, tout au bout.

Une chambre et un cabinet, pas plus. Les Coupeau perchaient là,
maintenant. Et encore la chambre était-elle large comme la main. Il
fallait y faire tout, dormir, manger et le reste. Dans le cabinet, le
lit de Nana tenait juste; elle devait se déshabiller chez son père et
sa mère, et on laissait la porte ouverte, la nuit, pour qu'elle
n'étouffât pas. C'était si petit, que Gervaise avait cédé des affaires
aux Poisson en quittant la boutique, ne pouvant tout caser. Le lit, la
table, quatre chaises, le logement était plein. Même le coeur crevé,
n'ayant pas le courage de se séparer de sa commode, elle avait
encombré le carreau de ce grand coquin de meuble, qui bouchait la
moitié de la fenêtre. Un des battants se trouvait condamné, ça
enlevait de la lumière et de la gaieté. Quand elle voulait regarder
dans la cour, comme elle devenait très grosse, elle n'avait pas la
place de ses coudes, elle se penchait de biais, le cou tordu, pour
voir.

Les premiers jours, la blanchisseuse s'asseyait et pleurait. Ça lui
semblait trop dur, de ne plus pouvoir se remuer chez elle, après avoir
toujours été au large. Elle suffoquait, elle restait à la fenêtre
pendant des heures, écrasée entre le mur et la commode, à prendre des
torticolis. Là seulement elle respirait. La cour, pourtant, ne lui
inspirait guère que des idées tristes. En face d'elle, du côté du
soleil, elle apercevait son rêve d'autrefois, cette fenêtre du
cinquième où des haricots d'Espagne, à chaque printemps, enroulaient
leurs tiges minces sur un berceau de ficelles. Sa chambre, à elle,
était du côté de l'ombre, les pots de réséda y mouraient en huit
jours. Ah! non, la vie ne tournait pas gentiment, ce n'était guère
l'existence qu'elle avait espérée. Au lieu d'avoir des fleurs sur sa
vieillesse, elle roulait dans les choses qui ne sont pas propres. Un
jour, en se penchant, elle eut une drôle de sensation, elle crut se
voir en personne là-bas, sous le porche, près de la loge du concierge,
le nez en l'air, examinant la maison pour la première fois; et ce saut
de treize ans en arrière lui donna un élancement au coeur. La cour
n'avait pas changé, les façades nues à peine plus noires et plus
lépreuses; une puanteur montait des plombs rongés de rouille; aux
cordes des croisées, séchaient des linges, des couches d'enfant
emplâtrées d'ordure; en bas, le pavé défoncé restait sali des
escarbilles de charbon du serrurier et des copeaux du menuisier; même,
dans le coin humide de la fontaine, une mare coulée de la teinturerie
avait une belle teinte bleue, d'un bleu aussi tendre que le bleu de
jadis. Mais elle, à cette heure, se sentait joliment changée et
décatie. Elle n'était plus en bas, d'abord, la figure vers le ciel,
contente et courageuse, ambitionnant un bel appartement. Elle était
sous les toits, dans le coin des pouilleux, dans le trou le plus sale,
à l'endroit où l'on ne recevait jamais la visite d'un rayon. Et ça
expliquait ses larmes, elle ne pouvait pas être enchantée de son sort.

Cependant, lorsque Gervaise se fut un peu accoutumée, les
commencements du ménage, dans le nouveau logement, ne se présentèrent
pas mal. L'hiver était presque fini, les quatre sous des meubles cédés
à Virginie avaient facilité l'installation. Puis, dès les beaux jours,
il arriva une chance, Coupeau se trouva embauché pour aller travailler
en province, à Étampes; et là, il fit près de trois mois, sans se
soûler, guéri un moment par l'air de la campagne. On ne se doute pas
combien ça désaltère les pochards, de quitter l'air de Paris, où il y
a dans les rues une vraie fumée d'eau-de-vie et de vin. A son retour,
il était frais comme une rose, et il rapportait quatre cents francs,
avec lesquels ils payèrent les deux termes arriérés de la boutique,
dont les Poisson avaient répondu, ainsi que d'autres petites dettes du
quartier, les plus criardes. Gervaise déboucha deux ou trois rues où
elle ne passait plus. Naturellement, elle s'était mise repasseuse à la
journée. Madame Fauconnier, très bonne femme pourvu qu'on la flattât,
avait bien voulu la reprendre. Elle lui donnait même trois francs,
comme à une première ouvrière, par égard pour son ancienne position de
patronne. Aussi le ménage semblait-il devoir boulotter. Même, avec du
travail et de l'économie, Gervaise voyait le jour où ils pourraient
tout payer et s'arranger un petit train-train supportable. Seulement,
elle se promettait ça, dans la fièvre de la grosse somme gagnée par
son mari. A froid, elle acceptait le temps comme il venait, elle
disait que les belles choses ne duraient pas.

Ce dont les Coupeau eurent le plus à souffrir alors, ce fut de voir
les Poisson s'installer dans leur boutique. Ils n'étaient point trop
jaloux de leur naturel, mais on les agaçait, on s'émerveillait exprès
devant eux sur les embellissements de leurs successeurs. Les Boche,
surtout les Lorilleux, ne tarissaient pas. A les entendre, jamais on
n'aurait vu une boutique plus belle. Et ils parlaient de l'état de
saleté où les Poisson avaient trouvé les lieux, ils racontaient que le
lessivage seul était monté à trente francs. Virginie, après des
hésitations, s'était décidée pour un petit commerce d'épicerie fine,
des bonbons, du chocolat, du café, du thé. Lantier lui avait vivement
conseillé ce commerce, car il y avait, disait-il, des sommes énormes à
gagner dans la friandise. La boutique fut peinte en noir, et relevée
de filets jaunes, deux couleurs distinguées. Trois menuisiers
travaillèrent huit jours à l'agencement des casiers, des vitrines, un
comptoir avec des tablettes pour les bocaux, comme chez les
confiseurs. Le petit héritage, que Poisson tenait en réserve, dut être
rudement écorné. Mais Virginie triomphait, et les Lorilleux, aidés des
portiers, n'épargnaient pas à Gervaise un casier, une vitrine, un
bocal, amusés quand ils voyaient sa figure changer. On a beau n'être
pas envieux, on rage toujours quand les autres chaussent vos souliers
et vous écrasent.

Il y avait aussi une question d'homme par-dessous. On affirmait que
Lantier avait quitté Gervaise. Le quartier déclarait ça très bien.
Enfin, ça mettait un peu de morale dans la rue. Et tout l'honneur de
la séparation revenait à ce finaud de chapelier, que les dames
gobaient toujours. On donnait des détails, il avait dû calotter la
blanchisseuse pour la faire tenir tranquille, tant elle était acharnée
après lui. Naturellement, personne ne disait la vérité vraie; ceux qui
auraient pu la savoir, la jugeaient trop simple et pas assez
intéressante. Si l'on voulait, Lantier avait en effet quitté Gervaise,
en ce sens qu'il ne la tenait plus à sa disposition, le jour et la
nuit; mais il montait pour sûr la voir au sixième, quand l'envie l'en
prenait, car mademoiselle Remanjou le rencontrait sortant de chez les
Coupeau à des heures peu naturelles. Enfin, les rapports continuaient,
de bric et de broc, va comme je te pousse, sans que l'un ni l'autre y
eût beaucoup de plaisir; un reste d'habitude, des complaisances
réciproques, pas davantage. Seulement, ce qui compliquait la
situation, c'était que le quartier, maintenant, fourrait Lantier et
Virginie dans la même paire de draps. Là encore le quartier se
pressait trop. Sans doute, le chapelier chauffait la grande brune; et
ça se trouvait indiqué, puisqu'elle remplaçait Gervaise en tout et
pour tout, dans le logement. Il courait justement une blague; on
prétendait qu'une nuit il était allé chercher Gervaise sur l'oreiller
du voisin, et qu'il avait ramené et gardé Virginie sans la reconnaître
avant le petit jour, à cause de l'obscurité. L'histoire faisait
rigoler, mais il n'était réellement pas si avancé, il se permettait à
peine de lui pincer les hanches. Les Lorilleux n'en parlaient pas
moins devant la blanchisseuse des amours de Lantier et de madame
Poisson avec attendrissement, espérant la rendre jalouse. Les Boche,
eux aussi, laissaient entendre que jamais ils n'avaient vu un plus
beau couple. Le drôle, dans tout ça, c'était que la rue de la
Goutte-d'Or ne semblait pas se formaliser du nouveau ménage à trois;
non, la morale, dure pour Gervaise, se montrait douce pour Virginie.
Peut-être l'indulgence souriante de la rue venait-elle de ce que le
mari était sergent de ville.

Heureusement, la jalousie ne tourmentait guère Gervaise. Les
infidélités de Lantier la laissaient bien calme, parce que son coeur,
depuis longtemps, n'était plus pour rien dans leurs rapports. Elle
avait appris, sans chercher à les savoir, des histoires malpropres,
des liaisons du chapelier avec toutes sortes de filles, les premiers
chiens coiffés qui passaient dans la rue; et ça lui faisait si peu
d'effet, qu'elle avait continué d'être complaisante, sans même trouver
en elle assez de colère pour rompre. Cependant, elle n'accepta pas si
aisément le nouveau béguin de son amant. Avec Virginie, c'était autre
chose. Ils avaient inventé ça dans le seul but de la taquiner tous les
deux; et si elle se moquait de la bagatelle, elle tenait aux égards.
Aussi, lorsque madame Lorilleux ou quelque autre méchante bête
affectait en sa présence de dire que Poisson ne pouvait plus passer
sous la porte Saint-Denis, devenait-elle toute blanche, la poitrine
arrachée, une brûlure dans l'estomac. Elle pinçait les lèvres, elle
évitait de se fâcher, ne voulant pas donner ce plaisir à ses ennemis.
Mais elle dut quereller Lantier, car mademoiselle Remanjou crut
distinguer le bruit d'un soufflet, une après-midi; d'ailleurs, il y
eut certainement une brouille, Lantier cessa de lui parler pendant
quinze jours, puis il revint le premier, et le train-train parut
recommencer, comme si de rien n'était. La blanchisseuse préférait en
prendre son parti, reculant devant un crêpage de chignons, désireuse
de ne pas gâter sa vie davantage. Ah! elle n'avait plus vingt ans,
elle n'aimait plus les hommes, au point de distribuer des fessées pour
leurs beaux yeux et de risquer le poste. Seulement, elle additionnait
ça avec le reste.

Coupeau blaguait. Ce mari commode, qui n'avait pas voulu voir le
cocuage chez lui, rigolait à mort de la paire de cornes de Poisson.
Dans son ménage, ça ne comptait pas; mais, dans le ménage des autres,
ça lui semblait farce, et il se donnait un mal du diable pour guetter
ces accidents-là, quand les dames des voisins allaient regarder la
feuille à l'envers. Quel jean-jean, ce Poisson! et ça portait une
épée, ça se permettait de bousculer le monde sur les trottoirs! Puis,
Coupeau poussait le toupet jusqu'à plaisanter Gervaise. Ah bien! son
amoureux la lâchait joliment! Elle n'avait pas de chance: une première
fois, les forgerons ne lui avaient pas réussi, et, pour la seconde,
c'étaient les chapeliers qui lui claquaient dans la main. Aussi, elle
s'adressait aux corps d'états pas sérieux. Pourquoi ne prenait-elle
pas un maçon, un homme d'attache, habitué à gâcher solidement son
plâtre? Bien sûr, il disait ces choses en manière de rigolade, mais
Gervaise n'en devenait pas moins toute verte, parce qu'il la fouillait
de ses petits yeux gris, comme s'il avait voulu lui entrer les paroles
avec une vrille. Lorsqu'il abordait le chapitre des saletés, elle ne
savait jamais s'il parlait pour rire ou pour de bon. Un homme qui se
soûle d'un bout de l'année à l'autre n'a plus la tête à lui, et il y a
des maris, très jaloux à vingt ans, que la boisson rend très coulants
à trente sur le chapitre de la fidélité conjugale.

Il fallait voir Coupeau crâner dans la rue de la Goutte-d'Or! Il
appelait Poisson le cocu. Ça leur clouait le bec, aux bavardes! Ce
n'était plus lui, le cocu. Oh! il savait ce qu'il savait. S'il avait
eu l'air de ne pas entendre, dans le temps, c'était apparemment qu'il
n'aimait pas les potins. Chacun connaît son chez soi et se gratte où
ça le démange. Ça ne le démangeait pas, lui; il ne pouvait pas se
gratter, pour faire plaisir au monde. Eh bien! et le sergent de ville,
est-ce qu'il entendait? Pourtant ça y était, cette fois; on avait vu
les amoureux, il ne s'agissait plus d'un cancan en l'air. Et il se
fâchait, il ne comprenait pas comment un homme, un fonctionnaire du
gouvernement, souffrait chez lui un pareil scandale. Le sergent de
ville devait aimer la resucée des autres, voilà tout. Les soirs où
Coupeau s'ennuyait, seul avec sa femme dans leur trou, sous les toits,
ça ne l'empêchait pas de descendre chercher Lantier et de l'amener de
force. Il trouvait la cambuse triste, depuis que le camarade n'était
plus là. Il le raccommodait avec Gervaise, s'il les voyait en froid.
Tonnerre de Dieu! est-ce qu'on n'envoie pas le monde à la balançoire,
est-ce qu'il est défendu de s'amuser comme on l'entend? Il ricanait,
des idées larges s'allumaient dans ses yeux vacillants de pochard, des
besoins de tout partager avec le chapelier, pour embellir la vie. Et
c'était surtout ces soirs-là que Gervaise ne savait plus s'il parlait
pour rire ou pour de bon.

Au milieu de ces histoires, Lantier faisait le gros dos. Il se
montrait paternel et digne. A trois reprises, il avait empêché des
brouilles entre les Coupeau et les Poisson. Le bon accord des deux
ménages entrait dans son contentement. Grâce aux regards tendres et
fermes dont il surveillait Gervaise et Virginie, elles affectaient
toujours l'une pour l'autre une grande amitié. Lui, régnant sur la
blonde et sur la brune, avec une tranquillité de pacha, s'engraissait
de sa roublardise. Ce mâtin-là digérait encore les Coupeau qu'il
mangeait déjà les Poisson. Oh! ça ne le gênait guère; une boutique
avalée, il entamait une seconde boutique. Enfin, il n'y a que les
hommes de cette espèce qui aient de la chance.

Ce fut cette année-là, en juin, que Nana fit sa première communion.
Elle allait sur ses treize ans, grande déjà comme une asperge montée,
avec un air d'effronterie; l'année précédente, on l'avait renvoyée du
catéchisme, à cause de sa mauvaise conduite; et, si le curé
l'admettait cette fois, c'était de peur de ne pas la voir revenir et
de lâcher sur le pavé une païenne de plus. Nana dansait de joie en
pensant à la robe blanche. Les Lorilleux, comme parrain et marraine,
avaient promis la robe, un cadeau dont ils parlaient dans toute la
maison; madame Lerat devait donner le voile et le bonnet, Virginie la
bourse, Lantier le paroissien; de façon que les Coupeau attendaient la
cérémonie sans trop s'inquiéter. Même les Poisson, qui voulaient
pendre la crémaillère, choisirent justement cette occasion, sans doute
sur le conseil du chapelier. Ils invitèrent les Coupeau et les Boche,
dont la petite faisait aussi sa première communion. Le soir, on
mangerait chez eux un gigot et quelque chose autour.

Justement, la veille, au moment où Nana émerveillée regardait les
cadeaux étalés sur la commode, Coupeau rentra dans un état abominable.
L'air de Paris le reprenait. Et il attrapa sa femme et l'enfant, avec
des raisons d'ivrogne, des mots dégoûtants qui n'étaient pas à dire
dans la situation. D'ailleurs, Nana elle-même devenait mal embouchée,
au milieu des conversations sales qu'elle entendait continuellement.
Les jours de dispute, elle traitait très bien sa mère de chameau et de
vache.

-- Et du pain! gueulait le zingueur. Je veux ma soupe, tas de
rosses!... En voilà des femelles avec leurs chiffons! Je m'assois sur
les affutiaux, vous savez, si je n'ai pas ma soupe!

-- Quel lavement, quand il est paf! murmura Gervaise impatientée.

Et, se tournant vers lui:

-- Elle chauffe, tu nous embêtes.

Nana faisait la modeste, parce qu'elle trouvait ça gentil, ce jour-là.
Elle continuait à regarder les cadeaux sur la commode, en affectant de
baisser les yeux et de ne pas comprendre les vilains propos de son
père. Mais le zingueur était joliment taquin, les soirs de ribotte. Il
lui parlait dans le cou.

-- Je t'en ficherai, des robes blanches! Hein? c'est encore pour te
faire des nichons dans ton corsage avec des boules de papier, comme
l'autre dimanche?.. Oui, oui, attends un peu! Je te vois bien
tortiller ton derrière. Ça te chatouille, les belles frusques. Ça te
monte le coco... Veux-tu décaniller de là, bougre de chenillon! Retire
tes patoches, colle-moi ça dans un tiroir, ou je te débarbouille avec!

Nana, la tête basse, ne répondait toujours rien. Elle avait pris le
petit bonnet de tulle, elle demandait à sa mère combien ça coûtait.
Et, comme Coupeau allongeait la main pour arracher le bonnet, ce fut
Gervaise qui le repoussa en criant:

-- Mais laisse-la donc, cette enfant! elle est gentille, elle ne fait
rien de mal.

Alors le zingueur lâcha tout son paquet.

-- Ah! les garces! La mère et la fille, ça fait la paire. Et c'est du
propre d'aller manger le bon Dieu en guignant les hommes. Ose donc
dire le contraire, petite salope!... Je vas t'habiller avec un sac,
nous verrons si ça te grattera la peau. Oui, avec un sac, pour vous
dégoûter, toi et tes curés. Est-ce que j'ai besoin qu'on te donne du
vice?... Nom de Dieu! voulez-vous m'écouter, toutes les deux!

Et, du coup, Nana furieuse se tourna, pendant que Gervaise devait
étendre les bras, afin de protéger les affaires que Coupeau parlait de
déchirer. L'enfant regarda son père fixement; puis, oubliant la
modestie recommandée par son confesseur:

-- Cochon! dit-elle, les dents serrées.

Dès que le zingueur eut mangé sa soupe, il ronfla. Le lendemain, il
s'éveilla très bon enfant. Il avait un reste de la veille, tout juste
de quoi être aimable. Il assista à la toilette de la petite, attendri
par la robe blanche, trouvant qu'un rien du tout donnait à cette
vermine un air de vraie demoiselle. Enfin, comme il le disait, un
père, en un pareil jour, était naturellement fier de sa fille. Et il
fallait voir le chic de Nana, qui avait des sourires embarrassés de
mariée, dans sa robe trop courte. Quand on descendit et qu'elle
aperçut sur le seuil de la loge Pauline, également habillée, elle
s'arrêta, l'enveloppa d'un regard clair, puis se montra très bonne, en
la trouvant moins bien mise qu'elle, arrangée comme un paquet. Les
deux familles partirent ensemble pour l'église. Nana et Pauline
marchaient les premières, le paroissien à la main, retenant leurs
voiles que le vent gonflait; et elles ne causaient pas, crevant de
plaisir à voir les gens sortir des boutiques, faisant une moue dévote
pour entendre dire sur leur passage qu'elles étaient bien gentilles.
Madame Boche et madame Lorilleux s'attardaient, parce qu'elles se
communiquaient leurs réflexions sur la Banban, une mange-tout, dont la
fille n'aurait jamais communié si les parents ne lui avaient tout
donné, oui, tout, jusqu'à une chemise neuve, par respect pour la
sainte table. Madame Lorilleux s'occupait surtout de la robe, son
cadeau à elle, foudroyant Nana et l'appelant « grande sale », chaque
fois que l'enfant ramassait la poussière avec sa jupe, en s'approchant
trop des magasins.

A l'église, Coupeau pleura tout le temps. C'était bête, mais il ne
pouvait se retenir. Ça le saisissait, le curé faisant les grands bras,
les petites filles pareilles à des anges défilant les mains jointes;
et la musique des orgues lui barbottait dans le ventre, et la bonne
odeur de l'encens l'obligeait à renifler, comme si on lui avait poussé
un bouquet dans la figure. Enfin, il voyait bleu, il était pincé au
coeur. Il y eut particulièrement un cantique, quelque chose de suave,
pendant que les gamines avalaient le bon Dieu, qui lui sembla couler
dans son cou, avec un frisson tout le long de l'échine. Autour de lui,
d'ailleurs, les personnes sensibles trempaient aussi leur mouchoir.
Vrai, c'était un beau jour, le plus beau jour de la vie. Seulement, au
sortir de l'église, quand il alla prendre un canon avec Lorilleux, qui
était resté les yeux secs et qui le blaguait, il se fâcha, il accusa
les corbeaux de brûler chez eux des herbes du diable pour amollir les
hommes. Puis, après tout, il ne s'en cachait pas, ses yeux avaient
fondu, ça prouvait simplement qu'il n'avait pas un pavé dans la
poitrine. Et il commanda une autre tournée.

Le soir, la crémaillère fut très gaie, chez les Poisson. L'amitié
régna sans un accroc, d'un bout à l'autre du repas. Lorsque les
mauvais jours arrivent, on tombe ainsi sur de bonnes soirées, des
heures où l'on s'aime entre gens qui se détestent. Lantier, ayant à sa
gauche Gervaise et Virginie à sa droite, se montra aimable pour toutes
les deux, leur prodiguant des tendresses de coq qui veut la paix dans
son poulailler. En face, Poisson gardait sa rêverie calme et sévère de
sergent de ville, son habitude de ne penser à rien, les yeux voilés,
pendant ses longues factions sur les trottoirs. Mais les reines de la
fête furent les deux petites, Nana et Pauline, auxquelles on avait
permis de ne pas se déshabiller; elles se tenaient raides, de crainte
de tacher leurs robes blanches, et on leur criait, à chaque bouchée,
de lever le menton, pour avaler proprement. Nana, ennuyée, finit par
baver tout son vin sur son corsage; ce fut une affaire, on la
déshabilla, on lava immédiatement le corsage dans un verre d'eau.

Puis, au dessert, on causa sérieusement de l'avenir des enfants.
Madame Boche avait fait son choix, Pauline allait entrer dans un
atelier de reperceuses sur or et sur argent; on gagnait là dedans des
cinq et six francs. Gervaise ne savait pas encore, Nana ne montrait
aucun goût. Oh! elle galopinait, elle montrait ce goût; mais, pour le
reste, elle avait des mains de beurre.

-- Moi, à votre place, dit madame Lerat, j'en ferais une fleuriste.
C'est un état propre et gentil.

-- Les fleuristes, murmura Lorilleux, toutes des Marie-couche-toi-là.

-- Eh bien! et moi? reprit la grande veuve, les lèvres pincées. Vous
êtes galant. Vous savez, je ne suis pas une chienne, je ne me mets pas
les pattes en l'air, quand on siffle!

Mais toute la société la fit taire.

-- Madame Lerat, oh! madame Lerat!

Et on lui indiquait du coin de l'oeil les deux premières communiantes
qui se fourraient le nez dans leurs verres pour ne pas rire. Par
convenance, les hommes eux-mêmes avaient choisi jusque-là les mots
distingués. Mais madame Lerat n'accepta pas la leçon. Ce qu'elle
venait de dire, elle l'avait entendu dans les meilleures sociétés.
D'ailleurs, elle se flattait de savoir sa langue; on lui faisait
souvent compliment de la façon dont elle parlait de tout, même devant
des enfants, sans jamais blesser la décence.

-- Il y a des femmes très bien parmi les fleuristes, apprenez ça!
criait-elle. Elles sont faites comme les autres femmes, elles n'ont
pas de la peau partout, bien sûr. Seulement, elles se tiennent, elles
choisissent avec goût, quand elles ont une faute à faire... Oui, ça
leur vient des fleurs. Moi, c'est ce qui m'a conservée...

-- Mon Dieu! interrompit Gervaise, je n'ai pas de répugnance pour les
fleurs. Il faut que ça plaise à Nana, pas davantage; on ne doit pas
contrarier les enfants sur la vocation... Voyons, Nana, ne fais pas la
bête, réponds. Ça te plaît-il, les fleurs?

La petite, penchée au-dessus de son assiette, ramassait des miettes de
gâteau avec son doigt mouillé, qu'elle suçait ensuite. Elle ne se
dépêcha pas. Elle avait son rire vicieux.

-- Mais oui, maman, ça me plaît, finit-elle par déclarer.

Alors, l'affaire fut tout de suite arrangée. Coupeau voulut bien que
madame Lerat emmenât l'enfant à son atelier, rue du Caire, dès le
lendemain. Et la société parla gravement des devoirs de la vie. Boche
disait que Nana et Pauline étaient des femmes, maintenant qu'elles
avaient communié. Poisson ajoutait qu'elles devaient désormais savoir
faire la cuisine, raccommoder les chaussettes, conduire une maison. On
leur parla même de leur mariage et des enfants qui leur pousseraient
un jour. Les gamines écoutaient et rigolaient en dessous, se
frottaient l'une contre l'autre, le coeur gonflé d'être des femmes,
rouges et embarrassées dans leurs robes blanches. Mais ce qui les
chatouilla le plus, ce fut lorsque Lantier les plaisanta, en leur
demandant si elles n'avaient pas déjà des petits maris. Et l'on fit
avouer de force à Nana qu'elle aimait bien Victor Fauconnier, le fils
de la patronne de sa mère.

-- Ah bien! dit madame Lorilleux devant les Boche, comme on partait,
c'est notre filleule, mais du moment où ils en font une fleuriste,
nous ne voulons plus entendre parler d'elle. Encore une roulure pour
les boulevards... Elle leur chiera du poivre, avant six mois.

En remontant se coucher, les Coupeau convinrent que tout avait bien
marché et que les Poisson n'étaient pas de méchantes gens. Gervaise
trouvait même la boutique proprement arrangée. Elle s'attendait à
souffrir, en passant ainsi la soirée dans son ancien logement, où
d'autres se carraient à cette heure; et elle restait surprise de
n'avoir pas ragé une seconde. Nana, qui se déshabillait, demanda à sa
mère si la robe de la demoiselle du second, qu'on avait mariée lé mois
dernier, était en mousseline comme la sienne.

Mais ce fut là le dernier beau jour du ménage. Deux années
s'écoulèrent, pendant lesquelles ils s'enfoncèrent de plus en plus.
Les hivers surtout les nettoyaient. S'ils mangeaient du pain au beau
temps, les fringales arrivaient avec la pluie et le froid, les danses
devant le buffet, les dîners par coeur, dans la petite Sibérie de leur
cambuse. Ce gredin de décembre entrait chez eux par-dessous la porte,
et il apportait tous les maux, le chômage des ateliers, les
fainéantises engourdies des gelées, la misère noire des temps humides.
Le premier hiver, ils firent encore du feu quelquefois, se pelotonnant
autour du poêle, aimant mieux avoir chaud que de manger; le second
hiver, le poêle ne se dérouilla seulement pas, il glaçait la pièce de
sa mine lugubre de borne de fonte. Et ce qui leur cassait les jambes,
ce qui les exterminait, c'était par-dessus tout de payer leur terme.
Oh! le terme de janvier, quand il n'y avait pas un radis à la maison
et que le père Boche présentait la quittance! Ça soufflait davantage
de froid, une tempête du Nord. M. Marescot arrivait, le samedi
suivant, couvert d'un bon paletot, ses grandes pattes fourrées dans
des gants de laine; et il avait toujours le mot d'expulsion à la
bouche, pendant que la neige tombait dehors, comme si elle leur
préparait un lit sur le trottoir, avec des draps blancs. Pour payer le
terme, ils auraient vendu de leur chair. C'était le terme qui vidait
le buffet et le poêle. Dans la maison entière, d'ailleurs, une
lamentation montait. On pleurait à tous les étages, une musique de
malheur ronflant le long de l'escalier et des corridors. Si chacun
avait eu un mort chez lui, ça n'aurait pas produit un air d'orgues
aussi abominable. Un vrai jour du jugement dernier, la fin des fins,
la vie impossible, l'écrasement du pauvre monde. La femme du troisième
allait faire huit jours au coin de la rue Belhomme. Un ouvrier, le
maçon du cinquième, avait volé chez son patron.

Sans doute, les Coupeau devaient s'en prendre à eux seuls. L'existence
a beau être dure, on s'en tire toujours, lorsqu'on a de l'ordre et de
l'économie, témoin les Lorilleux qui allongeaient leurs termes
régulièrement, pliés dans des morceaux de papier sales; mais, ceux-là,
vraiment, menaient une vie d'araignées maigres, à dégoûter du travail.
Nana ne gagnait encore rien, dans les fleurs; elle dépensait même pas
mal pour son entretien. Gervaise, chez madame Fauconnier, finissait
par être mal regardée. Elle perdait de plus en plus la main, elle
bousillait l'ouvrage, au point que la patronne l'avait réduite à
quarante sous, le prix des gâcheuses. Avec ça, très fière, très
susceptible, jetant à la tête de tout le monde son ancienne position
de femme établie. Elle manquait des journées, elle quittait l'atelier,
par coup de tête: ainsi, une fois, elle s'était trouvée si vexée de
voir madame Fauconnier prendre madame Putois chez elle, et de
travailler ainsi coude à coude avec son ancienne ouvrière, qu'elle
n'avait pas reparu de quinze jours. Après ces foucades, on la
reprenait par charité, ce qui l'aigrissait davantage. Naturellement,
au bout de la semaine, la paye n'était pas grasse; et, comme elle le
disait amèrement, c'était elle qui finirait un samedi par en redevoir
à la patronne. Quant à Coupeau, il travaillait peut-être, mais alors
il faisait, pour sûr, cadeau de son travail au gouvernement; car
Gervaise, depuis l'embauchage d'Étampes, n'avait pas revu la couleur
de sa monnaie. Les jours de sainte-touche, elle ne lui regardait plus
les mains, quand il rentrait. Il arrivait les bras ballants, les
goussets vides, souvent même sans mouchoir; mon Dieu! oui, il avait
perdu son tire-jus, ou bien quelque fripouille de camarade le lui
avait fait. Les premières fois, il établissait des comptes, il
inventait des craques, des dix francs pour une souscription, des vingt
francs coulés de sa poche par un trou qu'il montrait, des cinquante
francs dont il arrosait des dettes imaginaires. Puis, il ne s'était
plus gêné. L'argent s'évaporait, voilà! Il ne l'avait plus dans la
poche, il l'avait dans le ventre, une autre façon pas drôle de le
rapporter à sa bourgeoise. La blanchisseuse, sur les conseils de
madame Boche, allait bien parfois guetter son homme à la sortie de
l'atelier, pour pincer le magot tout frais pondu; mais ça ne
l'avançait guère, des camarades prévenaient Coupeau, l'argent filait
dans les souliers ou dans un porte-monnaie moins propre encore. Madame
Boche était très maline sur ce chapitre, parce que Boche lui faisait
passer au bleu des pièces de dix francs, des cachettes destinées à
payer des lapins aux dames aimables de sa connaissance; elle visitait
les plus petits coins de ses vêtements, elle trouvait généralement la
pièce qui manquait à l'appel dans la visière de la casquette, cousue
entre le cuir et l'étoffe. Ah! ce n'était pas le zingueur qui ouatait
ses frusques avec de l'or! Lui, se le mettait sous la chair. Gervaise
ne pouvait pourtant pas prendre ses ciseaux et lui découdre la peau du
ventre.

Oui, c'était la faute du ménage, s'il dégringolait de saison en
saison. Mais ce sont de ces choses qu'on ne se dit jamais, surtout
quand on est dans la crotte. Ils accusaient la malechance, ils
prétendaient que Dieu leur en voulait. Un vrai bousin, leur chez eux,
à cette heure. La journée entière, ils s'empoignaient. Pourtant, ils
ne se tapaient pas encore, à peine quelques claques parties toutes
seules dans le fort des disputes. Le plus triste était qu'ils avaient
ouvert la cage à l'amitié, les sentiments s'étaient envolés comme des
serins. La bonne chaleur des pères, des mères et des enfants, lorsque
ce petit monde se tient serré, en tas, se retirait d'eux, les laissait
grelottants, chacun dans son coin. Tous les trois, Coupeau, Gervaise,
Nana, restaient pareils à des crins, s'avalant pour un mot, avec de la
haine plein les yeux; et il semblait que quelque chose avait cassé, le
grand ressort de la famille, la mécanique qui, chez les gens heureux,
fait battre les coeurs ensemble. Ah! bien sûr, Gervaise n'était plus
remuée comme autrefois, quand elle voyait Coupeau au bord des
gouttières, à des douze et des quinze mètres du trottoir. Elle ne
l'aurait pas poussé elle-même; mais s'il était tombé naturellement, ma
foi! ça aurait débarrassé la surface de la terre d'un pas grand'chose.
Les jours où le torchon brûlait, elle criait qu'on ne le lui
rapporterait donc jamais sur une civière. Elle attendait ça, ce serait
son bonheur qu'on lui rapporterait. A quoi servait-il, ce soûlard? à
la faire pleurer, à lui manger tout, à la pousser au mal. Eh bien! des
hommes si peu utiles, on les jetait le plus vite possible dans le
trou, on dansait sur eux la polka de la délivrance. Et lorsque la mère
disait: Tue! la fille répondait: Assomme! Nana lisait les accidents,
dans le journal, avec des réflexions de fille dénaturée. Son père
avait une telle chance, qu'un omnibus l'avait renversé, sans seulement
le dessoûler. Quand donc crèvera-t-il, cette rosse?

Au milieu de cette existence enragée par la misère, Gervaise souffrait
encore des faims qu'elle entendait râler autour d'elle. Ce coin de la
maison était le coin des pouilleux, où trois ou quatre ménages
semblaient s'être donné le mot pour ne pas avoir du pain tous les
jours. Les portes avaient beau s'ouvrir, elles ne lâchaient guère
souvent des odeurs de cuisine. Le long du corridor, il y avait un
silence de crevaison, et les murs sonnaient creux, comme des ventres
vides. Par moments, des danses s'élevaient, des larmes de femmes, des
plaintes de mioches affamés, des familles qui se mangeaient pour
tromper leur estomac. On était là dans une crampe au gosier générale,
bâillant par toutes ces bouches tendues; et les poitrines se
creusaient, rien qu'à respirer cet air, où les moucherons eux-mêmes
n'auraient pas pu vivre, faute de nourriture. Mais la grande pitié de
Gervaise était surtout le père Bru, dans son trou, sous le petit
escalier. Il s'y retirait comme une marmotte, s'y mettait en boule,
pour avoir moins froid; il restait des journées sans bouger, sur un
tas de paille. La faim ne le faisait même plus sortir, car c'était
bien inutile d'aller gagner dehors de l'appétit, lorsque personne ne
l'avait invité en ville. Quand il ne reparaissait pas de trois ou
quatre jours, les voisins poussaient sa porte, regardaient s'il
n'était pas fini. Non, il vivait quand même, pas beaucoup, mais un
peu, d'un oeil seulement; jusqu'à la mort qui l'oubliait! Gervaise,
dès qu'elle avait du pain, lui jetait des croûtes. Si elle devenait
mauvaise et détestait les hommes, à cause de son mari, elle plaignait
toujours bien sincèrement les animaux; et le père Bru, ce pauvre
vieux, qu'on laissait crever, parce qu'il ne pouvait plus tenir un
outil, était comme un chien pour elle, une bête hors de service, dont
les équarrisseurs ne voulaient même pas acheter la peau ni la graisse.
Elle en gardait un poids sur le coeur, de le savoir continuellement
là, de l'autre côté du corridor, abandonné de Dieu et des hommes, se
nourrissant uniquement de lui-même, retournant à la taille d'un
enfant, ratatiné et desséché à la manière des oranges qui se
racornissent sur les cheminées.

La blanchisseuse souffrait également beaucoup du voisinage de Bazouge,
le croque-mort. Une simple cloison, très-mince, séparait les deux
chambres. Il ne pouvait pas se mettre un doigt dans la bouche sans
qu'elle l'entendît. Dès qu'il rentrait, le soir, elle suivait malgré
elle son petit ménage, le chapeau de cuir noir sonnant sourdement sur
la commode comme une pelletée de terre, le manteau noir accroché et
frôlant le mur avec le bruit d'ailes d'un oiseau de nuit, toute la
défroque noire jetée au milieu de la pièce et l'emplissant d'un
déballage de deuil. Elle l'écoutait piétiner, s'inquiétait au moindre
de ses mouvements, sursautait s'il se tapait dans un meuble ou s'il
bousculait sa vaisselle. Ce sacré soûlard était sa préoccupation, une
peur sourde mêlée à une envie de savoir. Lui, rigolo, le sac plein
tous les jours, la tête sens devant dimanche, toussait, crachait,
chantait la mère Godichon, lâchait des choses pas propres, se battait
avec les quatre murailles avant de trouver son lit. Et elle restait
toute pâle, à se demander quel négoce il menait là; elle avait des
imaginations atroces, elle se fourrait dans la tête qu'il devait avoir
apporté un mort et qu'il le remisait sous son lit. Mon Dieu! les
journaux racontaient bien une anecdote, un employé des pompes funèbres
qui collectionnait chez lui les cercueils des petits enfants, histoire
de s'éviter de la peine et de faire une seule course au cimetière.
Pour sûr, quand Bazouge arrivait, ça sentait le mort à travers la
cloison. On se serait cru logé devant le Père-Lachaise, en plein
royaume des taupes. Il était effrayant, cet animal, à rire
continuellement tout seul, comme si sa profession l'égayait. Même,
quand il avait fini son sabbat et qu'il tombait sur le dos, il
ronflait d'une façon extraordinaire, qui coupait la respiration à la
blanchisseuse. Pendant des heures, elle tendait l'oreille, elle
croyait que des enterrements défilaient chez le voisin.

Oui, le pis était que, dans ses terreurs, Gervaise se trouvait attirée
jusqu'à coller son oreille contre le mur, pour mieux se rendre compte.
Bazouge lui faisait l'effet que les beaux hommes font aux femmes
honnêtes: elles voudraient les tâter, mais elles n'osent pas; la bonne
éducation les retient. Eh bien! si la peur ne l'avait pas retenue,
Gervaise aurait voulu tâter la mort, voir comment c'était bâti. Elle
devenait si drôle par moments, l'haleine suspendue, attentive,
attendant le mot du secret dans un mouvement de Bazouge, que Coupeau
lui demandait en ricanant si elle avait un béguin pour le croque-mort
d'à côté. Elle se fâchait, parlait de déménager, tant ce voisinage la
répugnait; et, malgré elle, dès que le vieux arrivait avec son odeur
de cimetière, elle retombait à ses réflexions, et prenait l'air allumé
et craintif d'une épouse qui rêve de donner des coups de canif dans le
contrat. Ne lui avait-il pas offert deux fois de l'emballer, de
l'emmener avec lui quelque part, sur un dodo où la jouissance du
sommeil est si forte, qu'on oublie du coup toutes les misères?
Peut-être était-ce en effet bien bon. Peu à peu, une tentation plus
cuisante lui venait d'y goûter. Elle aurait voulu essayer pour quinze
jours, un mois. Oh! dormir un mois, surtout en hiver, le mois du
terme, quand les embêtements de la vie la crevaient! Mais ce n'était
pas possible, il fallait continuer de dormir toujours, si l'on
commençait à dormir une heure; et cette pensée la glaçait, son béguin
de la mort s'en allait, devant l'éternelle et sévère amitié que
demandait la terre.

Cependant, un soir de janvier, elle cogna des deux poings contre la
cloison. Elle avait passé une semaine affreuse, bousculée par tout le
monde, sans le sou, à bout de courage. Ce soir-là, elle n'était pas
bien, elle grelottait la fièvre et voyait danser des flammes. Alors,
au lieu de se jeter par la fenêtre, comme elle en avait eu l'envie un
moment, elle se mit à taper et à appeler:

-- Père Bazouge! père Bazouge!

Le croque-mort ôtait ses souliers en chantant: Il était trois belles
filles. L'ouvrage avait dû marcher dans la journée, car il paraissait
plus ému encore que d'habitude.

-- Père Bazouge! père Bazouge! cria Gervaise en haussant la voix.

Il ne l'entendait donc pas? Elle se donnait tout de suite, il pouvait
bien la prendre à son cou et l'emporter où il emportait ses autres
femmes, les pauvres et les riches qu'il consolait. Elle souffrait de
sa chanson: Il était trois belles filles, parce qu'elle y voyait le
dédain d'un homme qui a trop d'amoureuses.

-- Quoi donc? quoi donc? bégaya Bazouge, qui est-ce qui se trouve
mal?... On y va, la petite mère!

Mais, à cette voix enrouée, Gervaise s'éveilla comme d'un cauchemar.
Qu'avait-elle fait? elle avait tapé à la cloison, bien sûr. Alors ce
fut un vrai coup de bâton sur ses reins, le trac lui serra les fesses,
elle recula en croyant voir les grosses mains du croque-mort passer au
travers du mur pour la saisir par la tignasse. Non, non, elle ne
voulait pas, elle n'était pas prête. Si elle avait frappé, ce devait
être avec le coude, en se retournant, sans en avoir l'idée. Et une
horreur lui montait des genoux aux épaules, à la pensée de se voir
trimballer entre les bras du vieux, toute raide, la figure blanche
comme une assiette.

-- Eh bien! il n'y a plus personne? reprit Bazouge dans le silence.
Attendez, on est complaisant pour les dames.

-- Rien, ce n'est rien, dit enfin la blanchisseuse d'une voix
étranglée. Je n'ai besoin de rien. Merci.

Pendant que le croque-mort s'endormait en grognant, elle demeura
anxieuse, l'écoutant, n'osant remuer, de peur qu'il ne s'imaginât
l'entendre frapper de nouveau. Elle se jurait bien de faire attention
maintenant. Elle pouvait râler, elle ne demanderait pas du secours au
voisin. Et elle disait cela pour se rassurer, car à certaines heures,
malgré son taf, elle gardait toujours son béguin épouvanté.

Dans son coin de misère, au milieu de ses soucis et de ceux des
autres, Gervaise trouvait pourtant un bel exemple de courage chez les
Bijard. La petite Lalie, cette gamine de huit ans, grosse comme deux
sous de beurre, soignait le ménage avec une propreté de grande
personne; et la besogne était rude, elle avait la charge de deux
mioches, son frère Jules et sa soeur Henriette, des mômes de trois ans
et de cinq ans, sur lesquels elle devait veiller toute la journée,
même en balayant et en lavant la vaisselle. Depuis que le père Bijard
avait tué sa bourgeoise d'un coup de pied dans le ventre, Lalie
s'était faite la petite mère de tout ce monde. Sans rien dire,
d'elle-même, elle tenait la place de la morte, cela au point que sa
bête brute de père, pour compléter sans doute la ressemblance,
assommait aujourd'hui la fille comme il avait assommé la maman
autrefois. Quand il revenait soûl, il lui fallait des femmes à
massacrer. Il ne s'apercevait seulement pas que Lalie était toute
petite; il n'aurait pas tapé plus fort sur une vieille peau. D'une
claque, il lui couvrait la figure entière, et la chair avait encore
tant de délicatesse, que les cinq doigts restaient marqués pendant
deux jours. C'étaient des tripotées indignes, des trépignées pour un
oui, pour un non, un loup enragé tombant sur un pauvre petit chat,
craintif et câlin, maigre à faire pleurer, et qui recevait ça avec ses
beaux yeux résignés, sans se plaindre. Non, jamais Lalie ne se
révoltait. Elle pliait un peu le cou, pour protéger son visage; elle
se retenait de crier, afin de ne pas révolutionner la maison. Puis,
quand le père était las de l'envoyer promener à coups de soulier aux
quatre coins de la pièce, elle attendait d'avoir la force de se
ramasser; et elle se remettait au travail, débarbouillait ses enfants,
faisait la soupe, ne laissait pas un grain de poussière sur les
meubles. Ça rentrait dans sa tâche de tous les jours d'être battue.

Gervaise s'était prise d'une grande amitié pour sa voisine. Elle la
traitait en égale, en femme d'âge, qui connaît l'existence. Il faut
dire que Lalie avait une mine pâle et sérieuse, avec une expression de
vieille fille. On lui aurait donné trente ans, quand on l'entendait
causer. Elle savait très bien acheter, raccommoder, tenir son chez
elle, et elle parlait des enfants comme si elle avait eu déjà deux ou
trois couches dans sa vie. A huit ans, cela faisait sourire les gens
de l'entendre; puis, on avait la gorge serrée, on s'en allait pour ne
pas pleurer. Gervaise l'attirait le plus possible, lui donnait tout ce
qu'elle pouvait, du manger, des vieilles robes. Un jour, comme elle
lui essayait un ancien caraco à Nana, elle était restée suffoquée, en
lui voyant l'échine bleue, le coude écorché et saignant encore, toute
sa chair d'innocente martyrisée et collée aux os. Eh bien! le père
Bazouge pouvait apprêter sa boîte, elle n'irait pas loin de ce
train-là! Mais la petite avait prié la blanchisseuse de ne rien dire.
Elle ne voulait pas qu'on embêtât son père à cause d'elle. Elle le
défendait, assurait qu'il n'aurait pas été méchant, s'il n'avait pas
bu. Il était fou, il ne savait plus. Oh! elle lui pardonnait, parce
qu'on doit tout pardonner aux fous.

Depuis lors, Gervaise veillait, tâchait d'intervenir, dès qu'elle
entendait le père Bijard monter l'escalier. Mais, la plupart du temps,
elle attrapait simplement quelque torgnole pour sa part. Dans la
journée, quand elle entrait, elle trouvait souvent Lalie attachée au
pied du lit de fer; une idée du serrurier, qui, avant de sortir, lui
ficelait les jambes et le ventre avec de la grosse corde, sans qu'on
pût savoir pourquoi; une toquade de cerveau dérangé par la boisson,
histoire sans doute de tyranniser la petite, même lorsqu'il n'était
plus là. Lalie, raide comme un pieu, avec des fourmis dans les jambes,
restait au poteau pendant des journées entières; même elle y resta une
nuit, Bijard ayant oublié de rentrer. Quand Gervaise, indignée,
parlait de la détacher, elle la suppliait de ne pas déranger une
corde, parce que son père devenait furieux, s'il ne retrouvait pas les
noeuds faits de la même façon. Vrai, elle n'était pas mal, ça la
reposait; et elle disait cela en souriant, ses courtes jambes de
chérubin enflées et mortes. Ce qui la chagrinait, c'était que ça
n'avançait guère l'ouvrage, d'être collée à ce lit, en face de la
débandade du ménage. Son père aurait bien dû inventer autre chose.
Elle surveillait tout de même ses enfants, se faisait obéir, appelait
près d'elle Henriette et Jules pour les moucher. Comme elle avait les
mains libres, elle tricotait en attendant d'être délivrée, afin de ne
pas perdre complètement son temps. Et elle souffrait surtout, lorsque
Bijard la déficelait; elle se traînait un bon quart d'heure par terre,
ne pouvant se tenir debout, à cause du sang qui ne circulait plus.

Le serrurier avait aussi imaginé un autre petit jeu. Il mettait des
sous à rougir dans le poêle, puis les posait sur un coin de la
cheminée. Et il appelait Lalie, il lui disait d'aller chercher deux
livres de pain. La petite, sans défiance, empoignait les sous,
poussait un cri, les jetait en secouant sa menotte brûlée. Alors, il
entrait en rage. Qui est-ce qui lui avait fichu une voirie pareille!
Elle perdait l'argent, maintenant! Et il menaçait de lui enlever le
troufignon, si elle ne ramassait pas l'argent tout de suite. Quand la
petite hésitait, elle recevait un premier avertissement, une beigne
d'une telle force qu'elle en voyait trente-six chandelles. Muette,
avec deux grosses larmes au bord des yeux, elle ramassait les sous et
s'en allait, en les faisant sauter dans le creux de sa main, pour les
refroidir.

Non, jamais on ne se douterait des idées de férocité qui peuvent
pousser au fond d'une cervelle de pochard. Une après-midi, par
exemple, Lalie, après avoir tout rangé, jouait avec ses enfants. La
fenêtre était ouverte, il y avait un courant d'air, et le vent
engouffré dans le corridor poussait la porte par légères secousses.

-- C'est monsieur Hardi, disait la petite. Entrez donc, monsieur
Hardi. Donnez-vous donc la peine d'entrer.

Et elle faisait des révérences devant la porte, elle saluait le vent.
Henriette et Jules, derrière elle, saluaient aussi, ravis de ce
jeu-là, se tordant de rire comme si on les avait chatouillés. Elle
était toute rose de les voir s'amuser de si bon coeur, elle y prenait
même du plaisir pour son compte, ce qui lui arrivait le trente-six de
chaque mois.

-- Bonjour, monsieur Hardi. Comment vous portez-vous, monsieur Hardi?

Mais une main brutale poussa la porte, le père Bijard entra. Alors, la
scène changea, Henriette et Jules tombèrent sur leur derrière, contre
le mur; tandis que Lalie, terrifiée, restait au beau milieu d'une
révérence. Le serrurier tenait un grand fouet de charretier tout neuf,
à long manche de bois blanc, à lanière de cuir terminée par un bout de
ficelle mince. Il posa ce fouet dans le coin du lit, il n'allongea pas
son coup de soulier habituel à la petite, qui se garait déjà en
présentant les reins. Un ricanement montrait ses dents noires, et il
était très gai, très soûl, la trogne allumée d'une idée de rigolade.

-- Hein? dit-il, tu fais la traînée, bougre de trognon! Je t'ai
entendue danser d'en bas.. Allons, avance! Plus près, nom de Dieu! et
en face; je n'ai pas besoin de renifler ton moutardier. Est-ce que je
te touche, pour trembler comme un quiqui?... Ôte-moi mes souliers.

Lalie, épouvantée de ne pas recevoir sa tatouille, redevenue toute
pâle, lui ôta ses souliers. Il s'était assis au bord du lit, il se
coucha habillé, resta les yeux ouverts, à suivre les mouvements de la
petite dans la pièce. Elle tournait, abêtie sous ce regard, les
membres travaillés peu à peu d'une telle peur, qu'elle finit par
casser une tasse. Alors, sans se déranger, il prit le fouet, il le lui
montra.

-- Dis donc, le petit veau, regarde ça; c'est un cadeau, pour toi.
Oui, c'est encore cinquante sous que tu me coûtes... Avec ce
joujou-là, je ne serai plus obligé de courir, et tu auras beau te
fourrer dans les coins. Veux-tu essayer?... Ah! tu casses les
tasses!... Allons, houp! danse donc, fais donc des révérences à
monsieur Hardi!

Il ne se souleva seulement pas, vautré sur le dos, la tête enfoncée
dans l'oreiller, faisant claquer le grand fouet par la chambre, avec
un vacarme de postillon qui lance ses chevaux. Puis, abattant le bras,
il cingla Lalie au milieu du corps, l'enroula, la déroula comme une
toupie. Elle tomba, voulut se sauver à quatre pattes; mais il la
cingla de nouveau et la remit debout.

-- Hop! hop! gueulait-il, c'est la course des bourriques!... Hein?
très chouette, le matin, en hiver; je fais dodo, je ne m'enrhume pas,
j'attrape les veaux de loin, sans écorcher mes engelures. Dans ce
coin-là, touchée, margot! Et dans cet autre coin, touchée aussi! Et
dans cet autre, touchée encore! Ah! si tu te fourres sous le lit, je
cogne avec le manche... Hop! hop! à dada! à dada!

Une légère écume lui venait aux lèvres, ses yeux jaunes sortaient de
leurs trous noirs. Lalie, affolée, hurlante, sautait aux quatre angles
de la pièce, se pelotonnait par terre, se collait contre les murs;
mais la mèche mince du grand fouet l'atteignait partout, claquant à
ses oreilles avec des bruits de pétard, lui pinçant la chair de
longues brûlures. Une vraie danse de bête à qui on apprend des tours.
Ce pauvre petit chat valsait, fallait voir! les talons en l'air comme
les gamines qui jouent à la corde et qui crient: Vinaigre! Elle ne
pouvait plus souffler, rebondissant d'elle-même ainsi qu'une balle
élastique, se laissant taper, aveuglée, lasse d'avoir cherché un trou.
Et son loup de père triomphait, l'appelait vadrouille, lui demandait
si elle en avait assez et si elle comprenait suffisamment qu'elle
devait lâcher l'espoir de lui échapper, à cette heure.

Mais Gervaise, tout d'un coup, entra, attirée par les hurlements de la
petite. Devant un pareil tableau, elle fut prise d'une indignation
furieuse.

-- Ah! la saleté d'homme! cria-t-elle. Voulez-vous bien la laisser,
brigand! Je vais vous dénoncer à la police, moi!

Bijard eut un grognement d'animal qu'on dérange. Il bégaya:

-- Dites donc, vous, la Tortillard! mêlez-vous un peu de vos affaires.
Il faut peut-être que je mette des gants pour la trifouiller... C'est
à la seule fin de l'avertir, vous voyez bien, histoire simplement de
lui montrer que j'ai le bras long.

Et il lança un dernier coup de fouet qui atteignit Lalie au visage. La
lèvre supérieure fut fendue, le sang coula. Gervaise avait pris une
chaise, voulait tomber sur le serrurier. Mais la petite tendait vers
elle des mains suppliantes, disait que ce n'était rien, que c'était
fini. Elle épongeait le sang avec le coin de son tablier, et faisait
taire ses enfants qui pleuraient à gros sanglots, comme s'ils avaient
reçu la dégelée de coups de fouet.

Lorsque Gervaise songeait à Lalie, elle n'osait plus se plaindre. Elle
aurait voulu avoir le courage de cette bambine de huit ans, qui en
endurait à elle seule autant que toutes les femmes de l'escalier
réunies. Elle l'avait vue au pain sec pendant trois mois, ne mangeant
pas même des croûtes à sa faim, si maigre et si affaiblie, qu'elle se
tenait aux murs pour marcher; et, quand elle lui portait des restants
de viande en cachette, elle sentait son coeur se fendre, en la
regardant avaler avec de grosses larmes silencieuses, par petits
morceaux, parce que son gosier rétréci ne laissait plus passer la
nourriture. Toujours tendre et dévouée malgré ça, d'une raison
au-dessus de son âge, remplissant ses devoirs de petite mère, jusqu'à
mourir de sa maternité, éveillée trop tôt dans son innocence frôle de
gamine. Aussi Gervaise prenait-elle exemple sur cette chère créature
de souffrance et de pardon, essayant d'apprendre d'elle à taire son
martyre. Lalie gardait seulement son regard muet, ses grands yeux
noirs résignés, au fond desquels on ne devinait qu'une nuit d'agonie
et de misère. Jamais une parole, rien que ses grands yeux noirs,
ouverts largement.

C'est que, dans le ménage des Coupeau, le vitriol de l'Assommoir
commençait à faire aussi son ravage. La blanchisseuse voyait arriver
l'heure où son homme prendrait un fouet comme Bijard, pour mener la
danse. Et le malheur qui la menaçait, la rendait naturellement plus
sensible encore au malheur de la petite. Oui, Coupeau filait un
mauvais coton. L'heure était passée où le cric lui donnait des
couleurs. Il ne pouvait plus se taper sur le torse, et crâner, en
disant que le sacré chien l'engraissait; car sa vilaine graisse jaune
des premières années avait fondu, et il tournait au sécot, il se
plombait, avec des tons verts de macchabée pourrissant dans une mare.
L'appétit, lui aussi, était rasé. Peu à peu, il n'avait plus eu de
goût pour le pain, il en était même arrivé à cracher sur le fricot. On
aurait pu lui servir la ratatouille la mieux accommodée, son estomac
se barrait, ses dents molles refusaient de mâcher. Pour se soutenir,
il lui fallait sa chopine d'eau-de-vie par jour; c'était sa ration,
son manger et son boire, la seule nourriture qu'il digérât. Le matin,
dès qu'il sautait du lit, il restait un gros quart d'heure plié en
deux, toussant et claquant des os, se tenant la tête et lâchant de la
pituite, quelque chose d'amer comme chicotin qui lui ramonait la
gorge. Ça ne manquait jamais, on pouvait apprêter Thomas à l'avance.
Il ne retombait d'aplomb sur ses pattes qu'après son premier verre de
consolation, un vrai remède dont le feu lui cautérisait les boyaux.
Mais, dans la journée, les forces reprenaient. D'abord, il avait senti
des chatouilles, des picotements sur la peau, aux pieds et aux mains;
et il rigolait, il racontait qu'on lui faisait des minettes, que sa
bourgeoise devait mettre du poil à gratter entre les draps. Puis, ses
jambes étaient devenues lourdes, les chatouilles avaient fini par se
changer en crampes abominables qui lui pinçaient la viande comme dans
un étau. Ça, par exemple, lui semblait moins drôle. Il ne riait plus,
s'arrêtait court sur le trottoir, étourdi, les oreilles bourdonnantes,
les yeux aveuglés d'étincelles. Tout lui paraissait jaune, les maisons
dansaient, il festonnait trois secondes, avec la peur de s'étaler.
D'autres fois, l'échine au grand soleil, il avait un frisson, comme
une eau glacée qui lui aurait coulé des épaules au derrière. Ce qui
l'enquiquinait le plus, c'était un petit tremblement de ses deux
mains; la main droite surtout devait avoir commis un mauvais coup,
tant elle avait des cauchemars. Nom de Dieu! il n'était donc plus un
homme, il tournait à la vieille femme! Il tendait furieusement ses
muscles, il empoignait son verre, pariait de le tenir immobile, comme
au bout d'une main de marbre; mais, le verre, malgré son effort,
dansait le chahut, sautait à droite, sautait à gauche, avec un petit
tremblement pressé et régulier. Alors, il se le vidait dans le coco,
furieux, gueulant qu'il lui en faudrait des douzaines et qu'ensuite il
se chargeait de porter un tonneau sans remuer un doigt. Gervaise lui
disait au contraire de ne plus boire, s'il voulait cesser de trembler.
Et il se fichait d'elle, il buvait des litres à recommencer
l'expérience, s'enrageant, accusant les omnibus qui passaient de lui
bousculer son liquide.

Au mois de mars, Coupeau rentra un soir trempé jusqu'aux os; il
revenait avec Mes-Bottes de Mont-rouge, où ils s'étaient flanqué une
ventrée de soupe à l'anguille; et il avait reçu une averse, de la
barrière des Fourneaux à la barrière Poissonnière, un fier ruban de
queue. Dans la nuit, il fut pris d'une sacrée toux; il était très
rouge, galopé par une fièvre de cheval, battant des flancs comme un
soufflet crevé. Quand le médecin des Boche l'eut vu le matin, et qu'il
lui eut écouté dans le dos, il branla la tête, il prit Gervaise à part
pour lui conseiller de faire porter tout de suite son mari à
l'hôpital. Coupeau avait une fluxion de poitrine.

Et Gervaise ne se fâcha pas, bien sûr. Autrefois, elle se serait
plutôt fait hacher que de confier son homme aux carabins. Lors de
l'accident, rue de la Nation, elle avait mangé leur magot, pour le
dorloter. Mais ces beaux sentiments-là n'ont qu'un temps, lorsque les
hommes tombent dans la crapule. Non, non, elle n'entendait plus se
donner un pareil tintouin. On pouvait le lui prendre et ne jamais le
rapporter, elle dirait un grand merci. Pourtant, quand le brancard
arriva et qu'on chargea Coupeau comme un meuble, elle devint toute
pâle, les lèvres pincées; et si elle rognonnait et trouvait toujours
que c'était bien fait, son coeur n'y était plus, elle aurait voulu
avoir seulement dix francs dans sa commode, pour ne pas le laisser
partir. Elle l'accompagna à Lariboisière, regarda les infirmiers le
coucher, au bout d'une grande salle où les malades à la file, avec des
mines de trépassés, se soulevaient et suivaient des yeux le camarade
qu'on amenait; une jolie crevaison-là dedans, une odeur de fièvre à
suffoquer et une musique de poitrinaire à vous faire cracher vos
poumons; sans compter que la salle avait l'air d'un petit
Père-Lachaise, bordée de lits tout blancs, une vraie allée de
tombeaux. Puis, comme il restait aplati sur son oreiller, elle fila,
ne trouvant pas un mot, n'ayant malheureusement rien dans la poche
pour le soulager. Dehors, en face de l'hôpital, elle se retourna, elle
jeta un coup d'oeil sur le monument. Et elle pensait aux jours
d'autrefois, lorsque Coupeau, perché au bord des gouttières, posait
là-haut ses plaques de zinc, en chantant dans le soleil. Il ne buvait
pas alors, il avait une peau de fille. Elle, de sa fenêtre de l'hôtel
Boncoeur, le cherchait, l'apercevait au beau milieu du ciel; et tous
les deux agitaient des mouchoirs, s'envoyaient des risettes par le
télégraphe. Oui, Coupeau avait travaillé là-haut, en ne se doutant
guère qu'il travaillait pour lui. Maintenant, il n'était plus sur les
toits, pareil à un moineau rigoleur et putassier; il était dessous, il
avait bâti sa niche à l'hôpital, et il y venait crever, la couenne
râpeuse. Mon Dieu, que le temps des amours semblait loin, aujourd'hui!

Le surlendemain, lorsque Gervaise se présenta pour avoir des
nouvelles, elle trouva le lit vide. Une soeur lui expliqua qu'on avait
dû transporter son mari à l'asile Sainte-Anne, parce que, la veille,
il avait tout d'un coup battu la campagne. Oh! un déménagement
complet, des idées de se casser la tête contre le mur, des hurlements
qui empêchaient les autres malades de dormir. Ça venait de la boisson,
paraissait-il. La boisson, qui couvait dans son corps, avait profité,
pour lui attaquer et lui tordre les nerfs, de l'instant où la fluxion
de poitrine le tenait sans forces sur le dos. La blanchisseuse rentra
bouleversée. Son homme était fou à cette heure! La vie allait devenir
drôle, si on le lâchait. Nana criait qu'il fallait le laisser à
l'hôpital, parce qu'il finirait par les massacrer toutes les deux.

Le dimanche seulement, Gervaise put se rendre à Sainte-Anne. C'était
un vrai voyage. Heureusement, l'omnibus du boulevard Rochechouart à la
Glacière passait près de l'asile. Elle descendit rue de la Santé, elle
acheta deux oranges pour ne pas entrer les mains vides. Encore un
monument, avec des cours grises, des corridors interminables, une
odeur de vieux remèdes rances, qui n'inspirait pas précisément la
gaieté. Mais, quand on l'eut fait entrer dans une cellule, elle fut
toute surprise de voir Coupeau presque gaillard. Il était justement
sur le trône, une caisse de bois très propre, qui ne répandait pas la
moindre odeur; et ils rirent de ce qu'elle le trouvait en fonction,
son trou de balle au grand air. N'est-ce pas? on sait bien ce que
c'est qu'un malade. Il se carrait là-dessus comme un pape, avec son
bagou d'autrefois. Oh! il allait mieux, puisque ça reprenait son
cours.

-- Et la fluxion? demanda la blanchisseuse.

-- Emballée! répondit-il. Ils m'ont retiré ça avec la main. Je tousse
encore un peu, mais c'est la fin du ramonage.

Puis, au moment de quitter le trône pour se refourrer dans son lit, il
rigola de nouveau.

-- T'as le nez solide, t'as pas peur de prendre une prise, toi!

Et ils s'égayèrent davantage. Au fond, ils avaient de la joie. C'était
par manière de se témoigner leur contentement sans faire de phrases,
qu'ils plaisantaient ainsi ensemble sur la plus fine. Il faut avoir eu
des malades pour connaître le plaisir qu'on éprouve à les revoir bien
travailler de tous les côtés.

Quand il fut dans son lit, elle lui donna les deux oranges, ce qui lui
causa un attendrissement. Il redevenait gentil, depuis qu'il buvait de
la tisane et qu'il ne pouvait plus laisser son coeur sur les comptoirs
des mastroquets. Elle finit par oser lui parler de son coup de
marteau, surprise de l'entendre raisonner comme au bon temps.

-- Ah! oui, dit-il en se blaguant lui-même, j'ai joliment rabâché!...
Imagine-toi, je voyais des rats, je courais à quatre pattes pour leur
mettre un grain de sel sous la queue. Et toi, tu m'appelais, des
hommes voulaient t'y faire passer. Enfin, toutes sortes de bêtises,
des revenants en plein jour... Oh! je me souviens très bien, la
caboche est encore solide... A présent, c'est fini, je rêvasse en
m'endormant, j'ai des cauchemars, mais tout le monde a des cauchemars.

Gervaise resta près de lui jusqu'au soir. Quand l'interne vint, à la
visite de six heures, il lui fit étendre les mains; elles ne
tremblaient presque plus, à peine un frisson qui agitait le bout des
doigts. Cependant, comme la nuit tombait, Coupeau fut peu à peu pris
d'une inquiétude. Il se leva deux fois sur son séant, regardant par
terre, dans les coins d'ombre de la pièce. Brusquement, il allongea le
bras et parut écraser une bête contre le mur.

-- Qu'est-ce donc? demanda Gervaise, effrayée.

-- Les rats, les rats, murmura-t-il.

Puis, après un silence, glissant au sommeil, il se débattit, en
lâchant des mots entrecoupés.

-- Nom de Dieu! ils me trouent la pelure!... Oh! les sales bêtes!...
Tiens bon! serre tes jupes! méfie-toi du salopiaud, derrière toi!...
Sacré tonnerre, la voilà culbutée, et ces mufes qui rigolent!... Tas
de mufes! tas de fripouilles! tas de brigands!

Il lançait des claques dans le vide, tirait sa couverture, la roulait
en tapon contre sa poitrine, comme pour la protéger contre les
violences des hommes barbus qu'il voyait. Alors, un gardien étant
accouru, Gervaise se retira, toute glacée par cette scène. Mais,
lorsqu'elle revint, quelques jours plus tard, elle trouva Coupeau
complètement guéri. Les cauchemars eux-mêmes s'en étaient allés; il
avait un sommeil d'enfant, il dormait ses dix heures sans bouger un
membre. Aussi permit-on à sa femme de l'emmener. Seulement, l'interne
lui dit à la sortie les bonnes paroles d'usage, en lui conseillant de
les méditer. S'il recommençait à boire, il retomberait et finirait par
y laisser sa peau. Oui, ça dépendait uniquement de lui. Il avait vu
comme on redevenait gaillard et gentil, quand on ne se soûlait pas. Eh
bien! il devait continuer à la maison sa vie sage de Sainte-Anne,
s'imaginer qu'il était sous clef et que les marchands de vin
n'existaient plus.

-- Il a raison, ce monsieur, dit Gervaise dans l'omnibus qui les
ramenait rue de la Goutte-d'Or.

-- Sans doute qu'il a raison, répondit Coupeau.

Puis, après avoir songé une minute, il reprit:

-- Oh! tu sais, un petit verre par-ci par-là, ça ne peut pourtant pas
tuer un homme, ça fait digérer.

Et, le soir même, il but un petit verre de cric, pour la digestion.
Pendant huit jours, il se montra cependant assez raisonnable. Il était
très traqueur au fond, il ne se souciait pas de finir à Bicêtre. Mais
sa passion l'emportait, le premier petit verre le conduisait malgré
lui à un deuxième, à un troisième, à un quatrième; et, dès la fin de
la quinzaine, il avait repris sa ration ordinaire, sa chopine de
tord-boyaux par jour. Gervaise, exaspérée, aurait cogné. Dire qu'elle
était assez bête pour avoir rêvé de nouveau une vie honnête, quand
elle l'avait vu dans tout son bon sens à l'asile! Encore une heure de
joie envolée, la dernière bien sûr! Oh! maintenant, puisque rien ne
pouvait le corriger, pas même la peur de sa crevaison prochaine, elle
jurait de ne plus se gêner; le ménage irait à la six-quatre-deux, elle
s'en battait l'oeil; et elle parlait de prendre, elle aussi, du
plaisir où elle en trouverait. Alors, l'enfer recommença, une vie
enfoncée davantage dans la crotte, sans coin d'espoir ouvert sur une
meilleure saison. Nana, quand son père l'avait giflée, demandait
furieusement pourquoi cette rosse n'était pas restée à l'hôpital. Elle
attendait de gagner de l'argent, disait-elle, pour lui payer de
l'eau-de-vie et le faire crever plus vite. Gervaise, de son côté, un
jour que Coupeau regrettait leur mariage, s'emporta. Ah! elle lui
avait apporté la resucée des autres, ah! elle s'était fait ramasser
sur le trottoir, en l'enjôlant par ses mines de rosière! Nom d'un
chien! il ne manquait pas d'aplomb! Autant de paroles, autant de
menteries. Elle ne voulait pas de lui. voilà la vérité. Il se traînait
à ses pieds pour la décider, pendant qu'elle lui conseillait de bien
réfléchir. Et si c'était à refaire, comme elle dirait non! elle se
laisserait plutôt couper un bras. Oui, elle avait vu la lune, avant
lui; mais une femme qui a vu la lune et qui est travailleuse, vaut
mieux qu'un faignant d'homme qui salit son honneur et celui de sa
famille dans tous les mannezingues. Ce jour-là, pour la première fois,
chez les Coupeau, on se flanqua une volée en règle, on se tapa même si
dur, qu'un vieux parapluie et le balai furent cassés.

Et Gervaise tint parole. Elle s'avachit encore; elle manquait
l'atelier plus souvent, jacassait des journées entières, devenait
molle comme une chiffe à la besogne. Quand une chose lui tombait des
mains, ça pouvait bien rester par terre, ce n'était pas elle qui se
serait baissée pour la ramasser. Les côtes lui poussaient en long.
Elle voulait sauver son lard. Elle en prenait à son aise et ne donnait
plus un coup de balai que lorsque les ordures manquaient de la faire
tomber. Les Lorilleux, maintenant, affectaient de se boucher le nez,
en passant devant sa chambre; une vraie poison, disaient-ils. Eux,
vivaient en sournois, au fond du corridor, se garant de toutes ces
misères qui piaulaient dans ce coin de la maison, s'enfermant pour ne
pas avoir à prêter des pièces de vingt sous. Oh! des bons coeurs, des
voisins joliment obligeants! oui, c'était le chat! On n'avait qu'à
frapper et à demander du feu, ou une pincée de sel, ou une carafe
d'eau, on était sûr de recevoir tout de suite la porte sur le nez.
Avec ça, des langues de vipère. Ils criaient qu'ils ne s'occupaient
jamais des autres, quand il était question de secourir leur prochain;
mais ils s'en occupaient du matin au soir, dès qu'il s'agissait de
mordre le monde à belles dents. Le verrou poussé, une couverture
accrochée pour boucher les fentes et le trou de la serrure, ils se
régalaient de potins, sans quitter leurs fils d'or une seconde. La
dégringolade de la Banban surtout les faisait ronronner la journée
entière, comme des matous qu'on caresse. Quelle dèche, quel
décatissage, mes amis! Ils la guettaient aller aux provisions et
rigolaient du tout petit morceau de pain qu'elle rapportait sous son
tablier. Ils calculaient les jours où elle dansait devant le buffet.
Ils savaient, chez elle, l'épaisseur de la poussière, le nombre
d'assiettes sales laissées en plan, chacun des abandons croissants de
la misère et de la paresse. Et ses toilettes donc, des guenilles
dégoûtantes qu'une chiffonnière n'aurait pas ramassées! Dieu de Dieu!
il pleuvait drôlement sur sa mercerie, à cette belle blonde, cette
cato qui tortillait tant son derrière, autrefois, dans sa belle
boutique bleue. Voilà où menaient l'amour de la fripe, les lichades et
les gueuletons. Gervaise, qui se doutait de la façon dont ils
l'arrangeaient, ôtait ses souliers, collait son oreille contre leur
porte; mais la couverture l'empêchait d'entendre. Elle les surprit
seulement un jour en train de l'appeler « la grand'tétasse », parce
que sans doute son devant de gilet était un peu fort, malgré la
mauvaise nourriture qui lui vidait la peau. D'ailleurs, elle les avait
quelque part; elle continuait à leur parler, pour éviter les
commentaires, n'attendant de ces salauds que des avanies, mais n'ayant
même plus la force de leur répondre et de les lâcher là comme un
paquet de sottises. Et puis, zut! elle demandait son plaisir, rester
en tas, tourner ses pouces, bouger quand il s'agissait de prendre du
bon temps, pas davantage.

Un samedi, Coupeau lui avait promis de la mener au Cirque. Voir des
dames galoper sur des chevaux et sauter dans des ronds de papier,
voilà au moins qui valait la peine de se déranger. Coupeau justement
venait de faire une quinzaine, il pouvait se fendre de quarante sous;
et même ils devaient manger tous les deux dehors, Nana ayant à veiller
très tard ce soir-là chez son patron pour une commande pressée. Mais,
à sept heures, pas de Coupeau; à huit heures, toujours personne.
Gervaise était furieuse. Son soûlard fricassait pour sûr la quinzaine
avec les camarades, chez les marchands de vin du quartier. Elle avait
lavé un bonnet, et s'escrimait, depuis le matin, sur les trous d'une
vieille robe, voulant être présentable. Enfin, vers neuf heures,
l'estomac vide, bleue de colère, elle se décida à descendre, pour
chercher Coupeau dans les environs.

-- C'est votre mari que vous demandez? lui cria madame Boche, en
l'apercevant la figure à l'envers. Il est chez le père Colombe. Boche
vient de prendre des cerises avec lui.

Elle dit merci. Elle fila raide sur le trottoir, en roulant l'idée de
sauter aux yeux de Coupeau. Une petite pluie fine tombait, ce qui
rendait la promenade encore moins amusante. Mais, quand elle fut
arrivée devant l'Assommoir, la peur de la danser elle-même, si elle
taquinait son homme, la calma brusquement et la rendit prudente. La
boutique flambait, son gaz allumé, les flammes blanches comme des
soleils, les fioles et les bocaux illuminant les murs de leurs verres
de couleur. Elle resta là un instant, l'échine tendue, l'oeil
appliquée contre la vitre, entre deux bouteilles de l'étalage, à
guigner Coupeau, dans le fond de la salle; il était assis avec des
camarades, autour d'une petite table de zinc, tous vagues et bleuis
par la fumée des pipes; et, comme on ne les entendait pas gueuler, ça
faisait un drôle d'effet de les voir se démancher, le menton en avant,
les yeux sortis de la figure. Était-il Dieu possible que des hommes
pussent lâcher leurs femmes et leur chez eux pour s'enfermer ainsi
dans un trou où ils étouffaient! La pluie lui dégouttait le long du
cou; elle se releva, elle s'en alla sur le boulevard extérieur,
réfléchissant, n'osant pas entrer. Ah bien! Coupeau l'aurait joliment
reçue, lui qui ne voulait pas être relancé! Puis, vrai, ça ne lui
semblait guère la place d'une femme honnête. Cependant, sous les
arbres trempés, un léger frisson la prenait, et elle songeait,
hésitante encore, qu'elle était pour sûr en train de pincer quelque
bonne maladie. Deux fois, elle retourna se planter devant la vitre,
son oeil collé de nouveau, vexée de retrouver ces sacrés pochards à
couvert, toujours gueulant et buvant. Le coup de lumière de
l'Assommoir se reflétait dans les flaques des pavés, où la pluie
mettait un frémissement de petits bouillons. Elle se sauvait, elle
pataugeait là-dedans, dès que la porte s'ouvrait et retombait, avec le
claquement de ses bandes de cuivre. Enfin, elle s'appela trop bête,
elle poussa la porte et marcha droit à la table de Coupeau. Après
tout, n'est-ce pas? c'était son mari qu'elle venait demander; et elle
y était autorisée, puisqu'il avait promis, ce soir-là, de la mener au
Cirque. Tant pis! elle n'avait pas envie de fondre comme un pain de
savon, sur le trottoir.

-- Tiens! c'est toi, la vieille! cria le zingueur, qu'un ricanement
étranglait. Ah! elle est farce, par exemple!... Hein? pas vrai, elle
est farce!

Tous riaient, Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade, Bec-Salé, dit
Boit-sans-Soif. Oui, ça leur semblait farce; et ils n'expliquaient pas
pourquoi. Gervaise restait debout, un peu étourdie. Coupeau lui
paraissant très gentil, elle se risqua à dire:

-- Tu sais, nous allons là-bas. Faut nous cavaler. Nous arriverons
encore à temps pour voir quelque chose.

-- Je ne peux pas me lever, je suis collé, oh! sans blague, reprit
Coupeau qui rigolait toujours. Essaye, pour te renseigner; tire-moi le
bras, de toutes tes forces, nom de Dieu! plus fort que ça, ohé,
hisse!... Tu vois, c'est ce roussin de père Colombe qui m'a vissé sur
sa banquette.

Gervaise s'était prêtée à ce jeu; et, quand elle lui lâcha le bras,
les camarades trouvèrent la blague si bonne, qu'ils se jetèrent les
uns sur les autres, braillant et se frottant les épaules comme des
ânes qu'on étrille. Le zingueur avait la bouche fendue par un tel
rire, qu'on lui voyait jusqu'au gosier.

-- Fichue bête! dit-il enfin, tu peux bien t'asseoir une minute. On
est mieux là qu'à barboter dehors... Eh bien! oui, je ne suis pas
rentré, j'ai eu des affaires. Quand tu feras ton nez, ça n'avancera à
rien... Reculez-vous donc, vous autres.

-- Si madame voulait accepter mes genoux, ça serait plus tendre, dit
galamment Mes-Bottes.

Gervaise, pour ne pas se faire remarquer, prit une chaise et s'assit à
trois pas de la table. Elle regarda ce que buvaient les hommes, du
casse-gueule qui luisait, pareil à de l'or, dans les verres; il y en
avait une petite mare coulée sur la table, et Bec-Salé, dit
Boit-sans-Soif, tout en causant, trempait son doigt, écrivait un nom
de femme: Eulalie, en grosses lettres. Elle trouva Bibi-la-Grillade
joliment ravagé, plus maigre qu'un cent de clous. Mes-Bottes avait un
nez qui fleurissait, un vrai dahlia bleu de Bourgogne. Ils étaient
très sales tous les quatre, avec leurs ordures de barbes raides et
pisseuses comme des balais à pot de chambre, étalant des guenilles de
blouses, allongeant des pattes noires aux ongles en deuil. Mais, vrai,
on pouvait encore se montrer dans leur société, car s'ils
gobelottaient depuis six heures, ils restaient tout de même comme il
faut, juste à ce point où l'on charme ses puces. Gervaise en vit deux
autres devant le comptoir en train de se gargariser, si pafs, qu'ils
se jetaient leur petit verre sous le menton, et imbibaient leur
chemise, en croyant se rincer la dalle. Le gros père Colombe, qui
allongeait ses bras énormes, les porte-respect de son établissement,
versait tranquillement les tournées. Il faisait très chaud, la fumée
des pipes montait dans la clarté aveuglante du gaz, où elle roulait
comme une poussière, noyant les consommateurs d'une buée, lentement
épaissie; et, de ce nuage, un vacarme sortait, assourdissant et
confus, des voix cassées, des chocs de verre, des jurons et des coups
de poing semblables à des détonations. Aussi Gervaise avait-elle pris
sa figure en coin de rue, car une pareille vue n'est pas drôle pour
une femme, surtout quand elle n'en a pas l'habitude; elle étouffait,
les yeux brûlés, la tête déjà alourdie par l'odeur d'alcool qui
s'exhalait de la salle entière. Puis, brusquement, elle eut la
sensation d'un malaise plus inquiétant derrière son dos. Elle se
tourna, elle aperçut l'alambic, la machine à soûler, fonctionnant sous
le vitrage de l'étroite cour, avec la trépidation profonde de sa
cuisine d'enfer. Le soir, les cuivres étaient plus mornes, allumés
seulement sur leur rondeur d'une large étoile rouge; et l'ombre de
l'appareil, contre la muraille du fond, dessinait des abominations,
des figures avec des queues, des monstres ouvrant leurs mâchoires
comme pour avaler le monde.

-- Dis donc, Marie-bon-Bec, ne fais pas ta gueule! cria Coupeau. Tu
sais, à Chaillot les rabat-joie!... Qu'est-ce que tu veux boire?

-- Rien, bien sûr, répondit la blanchisseuse. Je n'ai pas dîné, moi.

-- Eh bien! raison de plus; ça soutient, une goutte de quelque chose.

Mais, comme elle ne se déridait pas, Mes-Bottes se montra galant de
nouveau.

-- Madame doit aimer les douceurs, murmura-t-il.

-- J'aime les hommes qui ne se soûlent pas, reprit-elle en se fâchant.
Oui, j'aime qu'on rapporte sa paie et qu'on soit de parole, quand on a
fait une promesse.

-- Ah! c'est ça qui te chiffonne! dit le zingueur, sans cesser de
ricaner. Tu veux ta part. Alors, grande cruche, pourquoi refuses-tu
une consommation?... Prends donc, c'est tout bénéfice.

Elle le regarda fixement, l'air sérieux, avec un pli qui lui
traversait le front d'une raie noire. Et elle répondit d'une voix
lente:

-- Tiens! tu as raison, c'est une bonne idée. Comme ça, nous boirons
la monnaie ensemble.

Bibi-la-Grillade se leva pour aller lui chercher un verre d'anisette.
Elle approcha sa chaise, elle s'attabla. Pendant qu'elle sirotait son
anisette, elle eut tout d'un coup un souvenir, elle se rappela la
prune qu'elle avait mangée avec Coupeau, jadis, près de la porte,
lorsqu'il lui faisait la cour. En ce temps-là, elle laissait la sauce
des fruits à l'eau-de-vie. Et, maintenant, voici qu'elle se remettait
aux liqueurs. Oh! elle se connaissait, elle n'avait pas pour deux
liards de volonté. On n'aurait eu qu'à lui donner une chiquenaude sur
les reins pour l'envoyer faire une culbute dans la boisson. Même ça
lui semblait très bon, l'anisette, peut-être un peu trop doux, un peu
écoeurant. Et elle suçait son verre, en écoutant Bec-Salé, dit
Boit-sans-Soif, raconter sa liaison avec la grosse Eulalie, celle qui
vendait du poisson dans la rue, une femme rudement maligne, une
particulière qui le flairait chez les marchands de vin, tout en
poussant sa voiture, le long des trottoirs; les camarades avaient beau
l'avertir et le cacher, elle le pinçait souvent, elle lui avait même,
la veille, envoyé une limande par la figure, pour lui apprendre à
manquer l'atelier. Par exemple, ça, c'était drôle. Bibi-la-Grillade et
Mes-Bottes, les côtes crevées de rire, appliquaient des claques sur
les épaules de Gervaise, qui rigolait enfin, comme chatouillée et
malgré elle; et ils lui conseillaient d'imiter la grosse Eulalie,
d'apporter ses fers et de repasser les oreilles de Coupeau sur le zinc
des mastroquets.

-- Ah bien! merci, cria Coupeau qui retourna le verre d'anisette vidé
par sa femme, tu vous pompes joliment ça! Voyez donc, la coterie, ça
ne lanterne guère.

-- Madame redouble? demanda Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif.

Non, elle en avait assez. Elle hésitait pourtant. L'anisette lui
barbouillait le coeur. Elle aurait plutôt pris quelque chose de raide
pour se guérir l'estomac. Et elle jetait des regards obliques sur la
machine à soûler, derrière elle. Cette sacrée marmite, ronde comme un
ventre de chaudronnière grasse, avec son nez qui s'allongeait et se
tortillait, lui soufflait un frisson dans les épaules, une peur mêlée
d'un désir. Oui, on aurait dit la fressure de métal d'une grande
gueuse, de quelque sorcière qui lâchait goutte à goutte le feu de ses
entrailles. Une jolie source de poison, une opération qu'on aurait dû
enterrer dans une cave, tant elle était effrontée et abominable! Mais
ça n'empêchait pas, elle aurait voulu mettre son nez là dedans,
renifler l'odeur, goûter à la cochonnerie, quand même sa langue brûlée
aurait dû en peler du coup comme une orange.

-- Qu'est-ce que vous buvez donc là? demanda-t-elle sournoisement aux
hommes, l'oeil allumé par la belle couleur d'or de leurs verres.

-- Ça, ma vieille, répondit Coupeau, c'est le camphre du papa
Colombe... Fais pas la bête, n'est-ce pas? On va t'y faire goûter.

Et lorsqu'on lui eut apporté un verre de vitriol, et que sa mâchoire
se contracta, à la première gorgée, le zingueur reprit, en se tapant
sur les cuisses:

-- Hein! ça te rabote le sifflet!... Avale d'une lampée. Chaque
tournée retire un écu de six francs de la poche du médecin.

Au deuxième verre, Gervaise ne sentit plus la faim qui la tourmentait.
Maintenant, elle était raccommodée avec Coupeau, elle ne lui en
voulait plus de son manque de parole. Ils iraient au Cirque une autre
fois; ce n'était pas si drôle, des faiseurs de tours qui galopaient
sur des chevaux. Il ne pleuvait pas chez le père Colombe, et si la
paie fondait dans le fil-en-quatre, on se la mettait sur le torse au
moins, on la buvait limpide et luisante comme du bel or liquide. Ah!
elle envoyait joliment flûter le monde! La vie ne lui offrait pas tant
de plaisirs; d'ailleurs, ça lui semblait une consolation d'être de
moitié dans le nettoyage de la monnaie. Puisqu'elle était bien,
pourquoi donc ne serait-elle pas restée? On pouvait tirer le canon,
elle n'aimait plus bouger, quand elle avait fait son tas. Elle
mijotait dans une bonne chaleur, son corsage collé à son dos, envahie
d'un bien-être qui lui engourdissait les membres. Elle rigolait toute
seule, les coudes sur la table, les yeux perdus, très amusée par deux
clients, un gros mastoc et un nabot, à une table voisine, en train de
s'embrasser comme du pain, tant ils étaient gris. Oui, elle riait à
l'Assommoir, à la pleine lune du père Colombe, une vraie vessie de
saindoux, aux consommateurs fumant leur brûle-gueule, criant et
crachant, aux grandes flammes du gaz qui allumaient les glaces et les
bouteilles de liqueur. L'odeur ne la gênait plus; au contraire, elle
avait des chatouilles dans le nez, elle trouvait que ça sentait bon;
ses paupières se fermaient un peu, tandis qu'elle respirait
très-court, sans étouffement, goûtant la jouissance du lent sommeil
dont elle était prise. Puis, après son troisième petit verre, elle
laissa tomber son menton sur ses mains, elle ne vit plus que Coupeau
et les camarades; et elle demeura nez à nez avec eux, tout près, les
joues chauffées par leur haleine, regardant leurs barbes sales, comme
si elle en avait compté les poils. Ils étaient très-soûls, à cette
heure. Mes-Bottes bavait, la pipe aux dents, de l'air muet et grave
d'un boeuf assoupi. Bibi-la-Grillade racontait une histoire, la façon
dont il vidait un litre d'un trait, en lui fichant un tel baiser à la
régalade, qu'on lui voyait le derrière. Cependant, Bec-Salé, dit
Boit-sans-Soif, était allé chercher le tourniquet sur le comptoir et
jouait des consommations avec Coupeau.

-- Deux cents!.. T'es rupin, tu amènes les gros numéros à tous coups.

La plume du tourniquet grinçait, l'image de la Fortune, une grande
femme rouge, placée sous un verre, tournait et ne mettait plus au
milieu qu'une tache ronde, pareille à une tache de vin.

-- Trois cent cinquante!... T'as donc marché dedans, bougre de lascar!
Ah! zut! je ne joue plus!

Et Gervaise s'intéressait au tourniquet. Elle soiffait à tirelarigot,
et appelait Mes-Bottes « mon fiston ». Derrière elle, la machine à
soûler fonctionnait toujours, avec son murmure de ruisseau souterrain;
et elle désespérait de l'arrêter, de l'épuiser, prise contre elle
d'une colère sombre, ayant des envies de sauter sur le grand alambic
comme sur une bête, pour le taper à coups de talon et lui crever le
ventre. Tout se brouillait, elle voyait la machine remuer, elle se
sentait prise par ses pattes de cuivre, pendant que le ruisseau
coulait maintenant au travers de son corps.

Puis, la salle dansa, avec les becs de gaz qui filaient comme des
étoiles. Gervaise était poivre. Elle entendait une discussion furieuse
entre Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, et cet encloué de père Colombe. En
voilà un voleur de patron qui marquait à la fourchette! On n'était
pourtant pas à Bondy. Mais, brusquement, il y eut une bousculade, des
hurlements, un vacarme de tables renversées. C'était le père Colombe
qui flanquait la société dehors, sans se gêner, en un tour de main.
Devant la porte, on l'engueula, on l'appela fripouille. Il pleuvait
toujours, un petit vent glacé soufflait. Gervaise perdit Coupeau, le
retrouva et le perdit encore. Elle voulait rentrer, elle tâtait les
boutiques pour reconnaître son chemin. Cette nuit soudaine l'étonnait
beaucoup. Au coin de la rue des Poissonniers, elle s'assit dans le
ruisseau, elle se crut au lavoir. Toute l'eau qui coulait lui tournait
la tête et la rendait très malade. Enfin, elle arriva, elle fila raide
devant la porte des concierges, chez lesquels elle vit parfaitement
les Lorilleux et les Poisson attablés, qui firent des grimaces de
dégoût en l'apercevant dans ce bel état.

Jamais elle ne sut comment elle avait monté les six étages. En haut,
au moment où elle prenait le corridor, la petite Lalie, qui entendait
son pas, accourut, les bras ouverts dans un geste de caresse, riant et
disant:

-- Madame Gervaise, papa n'est pas rentré, venez donc voir dormir mes
enfants.... Oh! ils sont gentils!

Mais, en face du visage hébété de la blanchisseuse, elle recula et
trembla. Elle connaissait ce souffle d'eau-de-vie, ces yeux pâles,
cette bouche convulsée. Alors, Gervaise passa en trébuchant, sans dire
un mot, pendant que la petite, debout sur le seuil de sa porte, la
suivait de son regard noir, muet et grave.

Nana grandissait, devenait garce. A quinze ans, elle avait poussé
comme un veau, très blanche de chair, très grasse, si dodue même qu'on
aurait dit une pelote. Oui, c'était ça, quinze ans, toutes ses dents
et pas de corset. Une vraie frimousse de margot, trempée dans du lait,
une peau veloutée de pêche, un nez drôle, un bec rose, des quinquets
luisants auxquels les hommes avaient envie d'allumer leur pipe. Son
tas de cheveux blonds, couleur d'avoine fraîche, semblait lui avoir
jeté de la poudre d'or sur les tempes, des taches de rousseur, qui lui
mettaient là une couronne de soleil. Ah! une jolie pépée, comme
disaient les Lorilleux, une morveuse qu'on aurait encore dû moucher et
dont les grosses épaules avaient les rondeurs pleines, l'odeur mûre
d'une femme faite.

Maintenant, Nana ne fourrait plus des boules de papier dans son
corsage. Des nichons lui étaient venus, une paire de nichons de satin
blanc tout neufs. Et ça ne l'embarrassait guère, elle aurait voulu en
avoir plein les bras, elle rêvait des tétais de nounou, tant la
jeunesse est gourmande et inconsidérée. Ce qui la rendait surtout
friande, c'était une vilaine habitude qu'elle avait prise de sortir un
petit bout de sa langue entre ses quenottes blanches. Sans doute, en
se regardant dans les glaces, elle s'était trouvée gentille ainsi.
Alors, tout le long de la journée, pour faire la belle, elle tirait la
langue.

-- Cache donc ta menteuse! lui criait sa mère.

Et il fallait souvent que Coupeau s'en mêlât, tapant du poing,
gueulant avec des jurons:

-- Veux-tu bien rentrer ton chiffon rouge!

Nana se montrait très coquette. Elle ne se lavait pas toujours les
pieds, mais elle prenait ses bottines si étroites, qu'elle souffrait
le martyre dans la prison de Saint-Crépin; et si on l'interrogeait, en
la voyant devenir violette, elle répondait qu'elle avait des coliques,
pour ne pas confesser sa coquetterie. Quand le pain manquait à la
maison, il lui était difficile de se pomponner. Alors, elle faisait
des miracles, elle rapportait des rubans de l'atelier, elle
s'arrangeait des toilettes, des robes sales couvertes de noeuds et de
bouffettes. L'été était la saison de ses triomphes. Avec une robe de
percale de six francs, elle passait tous ses dimanches, elle
emplissait le quartier de la Goutte-d'Or de sa beauté blonde. Oui, on
la connaissait des boulevards extérieurs aux fortifications, et de la
chaussée de Clignancourt à la grande rue de la Chapelle. On l'appelait
« la petite poule », parce qu'elle avait vraiment la chair tendre et
l'air frais d'une poulette.

Une robe surtout lui alla à la perfection. C'était une robe blanche à
pois roses, très simple, sans garniture aucune. La jupe, un peu
courte, dégageait ses pieds; les manches, largement ouvertes et
tombantes, découvraient ses bras jusqu'aux coudes; l'encolure du
corsage, qu'elle ouvrait en coeur avec des épingles, dans un coin noir
de l'escalier, pour éviter les calottes du père Coupeau, montrait la
neige de son cou et l'ombre dorée de sa gorge. Et rien autre, rien
qu'un ruban rosé noué autour de ses cheveux blonds, un ruban dont les
bouts s'envolaient sur sa nuque. Elle avait là dedans une fraîcheur de
bouquet. Elle sentait bon la jeunesse, le nu de l'enfant et de la
femme.

Les dimanches furent pour elle, à cette époque, des journées de
rendez-vous avec la foule, avec tous les hommes qui passaient et qui
la reluquaient. Elle les attendait la semaine entière, chatouillée de
petits désirs, étouffant, prise d'un besoin de grand air, de promenade
au soleil, dans la cohue du faubourg endimanché. Dès le matin, elle
s'habillait, elle restait des heures en chemise devant le morceau de
glace accroché au-dessus de la commode; et, comme toute la maison
pouvait la voir par la fenêtre, sa mère se fâchait, lui demandait si
elle n'avait pas bientôt fini de se promener en panais. Mais, elle,
tranquille, se collait des accroche-coeur sur le front avec de l'eau
sucrée, recousait les boutons de ses bottines ou faisait un point à sa
robe, les jambes nues, la chemise glissée des épaules, dans le
désordre de ses cheveux ébouriffés. Ah! elle était chouette, comme ça!
disait le père Coupeau, qui ricanait et la blaguait; une vraie
Madeleine-la-Désolée! Elle aurait pu servir de femme sauvage et se
montrer pour deux sous. Il lui criait: « Cache donc ta viande, que je
mange mon pain! » Et elle était adorable, blanche et fine sous le
débordement de sa toison blonde, rageant si fort que sa peau en
devenait rose, n'osant répondre à son père et cassant son fil entre
ses dents, d'un coup sec et furieux, qui secouait d'un frisson sa
nudité de belle fille.

Puis, aussitôt après le déjeuner, elle filait, elle descendait dans la
cour. La paix chaude du dimanche endormait la maison; en bas, les
ateliers étaient fermés; les logements bâillaient par leurs croisées
ouvertes, montraient des tables déjà mises pour le soir, qui
attendaient les ménages, entrain de gagner de l'appétit sur les
fortifications; une femme, au troisième, employait la journée à laver
sa chambre, roulant son lit, bousculant ses meubles, chantant pendant
des heures la même chanson, sur un ton doux et pleurard. Et, dans le
repos des métiers, au milieu de la cour vide et sonore, des parties de
volant s'engageaient entre Nana, Pauline et d'autres grandes filles.
Elles étaient cinq ou six, poussées ensemble, qui devenaient les
reines de la maison et se partageaient les oeillades des messieurs.
Quand un homme traversait la cour, des rires flûtés montaient, les
froufrous de leurs jupes amidonnées passaient comme un coup de vent.
Au-dessus d'elles, l'air des jours de fête flambait, brûlant et lourd,
comme amolli de paresse et blanchi par la poussière des promenades.

Mais les parties de volants n'étaient qu'une frime pour s'échapper.
Brusquement, la maison tombait à un grand silence. Elles venaient de
se glisser dans la rue et de gagner les boulevards extérieurs. Alors,
toutes les six, se tenant par les bras, occupant la largeur des
chaussées, s'en allaient, vêtues de clair, avec leurs rubans noués
autour de leurs cheveux nus. Les yeux vifs, coulant de minces regards
par le coin pincé des paupières, elles voyaient tout, elles
renversaient le cou pour rire, en montrant le gras du menton. Dans les
gros éclats de gaieté, lorsqu'un bossu passait ou qu'une vieille femme
attendait son chien au coin des bornes, leur ligne se brisait, les
unes restaient en arrière, tandis que les autres les tiraient
violemment; et elles balançaient les hanches, se pelotonnaient, se
dégingandaient, histoire d'attrouper le monde et de faire craquer leur
corsage sous leurs formes naissantes. La rue était à elles; elles y
avaient grandi, en relevant leurs jupes le long des boutiques; elles
s'y retroussaient encore jusqu'aux cuisses, pour rattacher leurs
jarretières. Au milieu de la foule lente et blême, entre les arbres
grêles des boulevards, leur débandade courait ainsi, de la barrière
Rochechouart à la barrière Saint-Denis, bousculant les gens, coupant
les groupes en zigzag, se retournant et lâchant des mots dans les
fusées de leurs rires. Et leurs robes envolées laissaient, derrière
elles, l'insolence de leur jeunesse; elles s'étalaient en plein air,
sous la lumière crue, d'une grossièreté ordurière de voyoux,
désirables et tendres comme des vierges qui reviennent du bain, la
nuque trempée.

Nana prenait le milieu, avec sa robe rose, qui s'allumait dans le
soleil. Elle donnait le bras à Pauline, dont la robe, des fleurs
jaunes sur un fond blanc, flambait aussi, piquée de petites flammes.
Et comme elles étaient les plus grosses toutes les deux, les plus
femmes et les plus effrontées, elles menaient la bande, elles se
rengorgeaient sous les regards et les compliments. Les autres, les
gamines, faisaient des queues à droite et à gauche, en tâchant de
s'enfler pour être prises au sérieux. Nana et Pauline avaient, dans le
fond, des plans très compliqués de ruses coquettes. Si elles couraient
à perdre haleine, c'était histoire de montrer leurs bas blancs et de
faire flotter les rubans de leurs chignons. Puis, quand elles
s'arrêtaient, en affectant de suffoquer, la gorge renversée et
palpitante, on pouvait chercher, il y avait bien sûr par là une de
leurs connaissances, quelque garçon du quartier; et elles marchaient
languissamment alors, chuchotant et riant entre elles, guettant, les
yeux en dessous. Elles se cavalaient surtout pour ces rendez-vous du
hasard, au milieu des bousculades de la chaussée. De grands garçons
endimanchés, en veste et en chapeau rond, les retenaient un instant au
bord du ruisseau, à rigoler et à vouloir leur pincer la taille. Des
ouvriers de vingt ans, débraillés dans des blouses grises, causaient
lentement avec elles, les bras croisés, leur soufflant au nez la fumée
de leurs brûle-gueule. Ça ne tirait pas à conséquence, ces gamins
avaient poussé en même temps qu'elles sur le pavé. Mais, dans le
nombre, elles choisissaient déjà. Pauline rencontrait toujours un des
fils de madame Gaudron, un menuisier de dix-sept ans, qui lui payait
des pommes. Nana apercevait du bout d'une avenue à l'autre Victor
Fauconnier, le fils de la blanchisseuse, avec lequel elle s'embrassait
dans les coins noirs. Et ça n'allait pas plus loin, elles avaient trop
de vice pour faire une bêtise sans savoir. Seulement, on en disait de
raides.

Puis, quand le soleil tombait, la grande joie de ces mâtines était de
s'arrêter aux faiseurs de tours. Des escamoteurs, des hercules
arrivaient, qui étalaient sur la terre de l'avenue un tapis mangé
d'usure. Alors, les badauds s'attroupaient, un cercle se formait,
tandis que le saltimbanque, au milieu, jouait des muscles dans son
maillot fané. Nana et Pauline restaient des heures debout, au plus
épais de la foule. Leurs belles robes fraîches s'écrasaient entre les
paletots et les bourgerons sales. Leurs bras nus, leur cou nu, leurs
cheveux nus, s'échauffaient sous les baleines empestées, dans une
odeur de vin et de sueur. Et elles riaient, amusées, sans un dégoût,
plus rosés et comme sur leur fumier naturel. Autour d'elles, les gros
mots partaient, des ordures toutes crues, des réflexions d'hommes
soûls. C'était leur langue, elles savaient tout, elles se retournaient
avec un sourire, tranquilles d'impudeur, gardant la pâleur délicate de
leur peau de satin.

La seule chose qui les contrariait était de rencontrer leurs pères,
surtout quand ils avaient bu. Elles veillaient et s'avertissaient.

-- Dis donc, Nana, criait tout d'un coup Pauline, voilà le père
Coupeau!

-- Ah bien! il n'est pas poivre, non, c'est que je tousse! disait Nana
embêtée. Moi, je m'esbigne, vous savez! Je n'ai pas envie qu'il secoue
mes puces... Tiens! il a piqué une tête! Dieu de Dieu, s'il pouvait se
casser la gueule!

D'autres fois, lorsque Coupeau arrivait droit sur elle, sans lui
laisser le temps de se sauver, elle s'accroupissait, elle murmurait:

-- Cachez-moi donc, vous autres!... Il me cherche, il a promis de
m'enlever le ballon, s'il me pinçait encore à traîner ma peau.

Puis, lorsque l'ivrogne les avait dépassées, elle se relevait, et
toutes le suivaient en pouffant de rire. Il la trouvera! il ne la
trouvera pas! C'était un vrai jeu de cache-cache. Un jour pourtant,
Boche était venu chercher Pauline par les deux oreilles, et Coupeau
avait ramené Nana à coups de pied au derrière.

Le jour baissait, elles faisaient un dernier tour de balade, elles
rentraient dans le crépuscule blafard, au milieu de la foule éreintée.
La poussière de l'air s'était épaissie, et pâlissait le ciel lourd.
Rue de la Goutte-d'Or, on aurait dit un coin de province, avec les
commères sur les portes, des éclats de voix coupant le silence tiède
du quartier vide de voitures. Elles s'arrêtaient un instant dans la
cour, reprenaient les raquettes, tâchaient de faire croire qu'elles
n'avaient pas bougé de là. Et elles remontaient chez elles, en
arrangeant une histoire, dont elles ne se servaient souvent pas,
lorsqu'elles trouvaient leurs parents trop occupés à s'allonger des
gifles, pour une soupe mal salée ou pas assez cuite.

Maintenant, Nana était ouvrière, elle gagnait quarante sous chez
Titreville, la maison de la rue du Caire où elle avait fait son
apprentissage. Les Coupeau ne voulaient pas la changer, pour qu'elle
restât sous la surveillance de madame Lerat, qui était première dans
l'atelier depuis dix ans. Le matin, pendant que la mère regardait
l'heure au coucou, la petite partait toute seule, l'air gentil, serrée
aux épaules par sa vieille robe noire trop étroite et trop courte; et
madame Lerat était chargée de constater l'heure de son arrivée,
qu'elle disait ensuite à Gervaise. On lui donnait vingt minutes pour
aller de la rue de la Goutte-d'Or à la rue du Caire, ce qui était
suffisant, car ces tortillons de filles ont des jambes de cerf. Des
fois, elle arrivait juste, mais si rouge, si essoufflée, qu'elle
venait bien sûr de dégringoler de la barrière en dix minutes, après
avoir musé en chemin. Le plus souvent, elle avait sept minutes, huit
minutes de retard; et, jusqu'au soir, elle se montrait très câline
pour sa tante, avec des yeux suppliants, tâchant ainsi de la toucher
et de l'empêcher de parler. Madame Lerat, qui comprenait la jeunesse,
mentait aux Coupeau, mais en sermonnant Nana dans des bavardages
interminables, où elle parlait de sa responsabilité et des dangers
qu'une jeune fille courait sur le pavé de Paris. Ah! Dieu de Dieu! la
poursuivait-on assez elle-même! Elle couvait sa nièce de ses yeux
allumés de continuelles préoccupations polissonnes, elle restait tout
échauffée à l'idée de garder et de mijoter l'innocence de ce pauvre
petit chat.

-- Vois-tu, lui répétait-elle, il faut tout me dire. Je suis trop
bonne pour toi, je n'aurais plus qu'à me jeter à la Seine, s'il
t'arrivait un malheur... Entends-tu, mon petit chat, si des hommes te
parlaient, il faudrait tout me répéter, tout, sans oublier un mot...
Hein? on ne t'a encore rien dit, tu me le jures?

Nana riait alors d'un rire qui lui pinçait drôlement la bouche. Non,
non, les hommes ne lui parlaient pas. Elle marchait trop vite. Puis,
qu'est-ce qu'ils lui auraient dit? elle n'avait rien à démêler avec
eux, peut-être! Et elle expliquait ses retards d'un air de niaise:
elle s'était arrêtée pour regarder les images, ou bien elle avait
accompagné Pauline qui savait des histoires. On pouvait la suivre, si
on ne la croyait pas: elle ne quittait même jamais le trottoir de
gauche; et elle filait joliment, elle devançait toutes les autres
demoiselles, comme une voiture. Un jour, à la vérité, madame Lerat
l'avait surprise, rue du Petit-Carreau, le nez en l'air, riant avec
trois autres traînées de fleuristes, parce qu'un homme se faisait la
barbe, à une fenêtre; mais la petite s'était fâchée, en jurant qu'elle
entrait justement chez le boulanger du coin acheter un pain d'un sou.

-- Oh! je veille, n'ayez pas peur, disait la grande veuve aux Coupeau.
Je vous réponds d'elle comme de moi-même. Si un salaud voulait
seulement la pincer, je me mettrais plutôt en travers.

L'atelier, chez Titreville, était une grande pièce à l'entresol, avec
un large établi posé sur des tréteaux, occupant tout le milieu. Le
long des quatre murs vides, dont le papier d'un gris pisseux montrait
le plâtre par des éraflures, s'allongeaient des étagères encombrées de
vieux cartons, de paquets, de modèles de rebut oubliés là sous une
épaisse couche de poussière. Au plafond, le gaz avait passé comme un
badigeon de suie. Les deux fenêtres s'ouvraient si larges, que les
ouvrières, sans quitter l'établi, voyaient défiler le monde sur le
trottoir d'en face.

Madame Lerat, pour donner l'exemple, arrivait la première. Puis, la
porte battait pendant un quart d'heure, tous les petits bonnichons de
fleuristes entraient à la débandade, suantes, décoiffées. Un matin de
juillet, Nana se présenta la dernière, ce qui d'ailleurs était assez
dans ses habitudes.

-- Ah bien! dit-elle, ce ne sera pas malheureux quand j'aurai voiture!

Et, sans même ôter son chapeau, un caloquet noir qu'elle appelait sa
casquette et qu'elle était lasse de retaper, elle s'approcha de la
fenêtre, se pencha à droite et à gauche, pour voir dans la rue.

-- Qu'est-ce que tu regardes donc? lui demanda madame Lerat, méfiante.
Est-ce que ton père t'a accompagnée?

-- Non, bien sûr, répondit Nana tranquillement. Je ne regarde rien...
Je regarde qu'il fait joliment chaud. Vrai, il y a de quoi vous donner
du mal à vous faire courir ainsi.

La matinée fut d'une chaleur étouffante. Les ouvrières avaient baissé
les jalousies, entre lesquelles elles mouchardaient le mouvement de la
rue; et elles s'étaient enfin mises au travail, rangées des deux côtés
de la table, dont madame Lerat occupait seule le haut bout. Elles
étaient huit, ayant chacune devant soi son pot à colle, sa pince, ses
outils et sa pelote à gaufrer. Sur l'établi traînait un fouillis de
fils de fer, de bobines, d'ouate, de papier vert et de papier marron,
de feuilles et de pétales taillés dans de la soie, du satin ou du
velours. Au milieu, dans le goulot d'une grande carafe, une fleuriste
avait fourré un petit bouquet de deux sous, qui se fanait depuis la
veille à son corsage.

-- Ah! vous ne savez pas, dit Léonie, une jolie brune, en se penchant
sur sa pelote où elle gaufrait des pétales de rosé, eh bien! cette
pauvre Caroline est joliment malheureuse avec ce garçon qui venait
l'attendre le soir.

Nana, en train de couper de minces bandes de papier vert, s'écria:

-- Pardi! un homme qui lui fait des queues tous les jours!

L'atelier fut pris d'une gaieté sournoise, et madame Lerat dut se
montrer sévère. Elle pinça le nez, en murmurant:

-- Tu es propre, ma fille, tu as de jolis mots! Je rapporterai ça à
ton père, nous verrons si ça lui plaira.

Nana gonfla les joues, comme si elle retenait un grand rire. Ah bien!
son père! il en disait d'autres! Mais Léonie, tout d'un coup, souffla
très bas et très vite:

-- Eh! méfiez-vous! la patronne!

En effet, madame Titreville, une longue femme sèche, entrait. Elle se
tenait d'ordinaire en bas, dans le magasin. Les ouvrières la
craignaient beaucoup, parce qu'elle ne plaisantait jamais. Elle fit
lentement le tour de l'établi, au-dessus duquel maintenant toutes les
nuques restaient penchées, silencieuses et actives. Elle traita une
ouvrière de sabot, l'obligea à recommencer une marguerite. Puis, elle
s'en alla de l'air raide dont elle était venue.

-- Houp! houp! répéta Nana, au milieu d'un grognement général.

-- Mesdemoiselles, vraiment, mesdemoiselles! dit madame Lerat qui
voulut prendre un air de sévérité, vous me forcerez à des mesures...

Mais on ne l'écoutait pas, on ne la craignait guère. Elle se montrait
trop tolérante, chatouillée parmi ces petites qui avaient de la
rigolade plein les yeux, les prenant à part pour leur tirer les vers
du nez sur leurs amants, leur faisant même les cartes, lorsqu'un bout
de l'établi était libre. Sa peau dure, sa carcasse de gendarme
tressautait d'une joie dansante de commère, dès qu'on était sur le
chapitre de la bagatelle. Elle se blessait seulement des mots crus;
pourvu qu'on n'employât pas les mots crus, on pouvait tout dire.

Vrai! Nana complétait à l'atelier une jolie éducation! Oh! elle avait
des dispositions, bien sûr. Mais ça l'achevait, la fréquentation d'un
tas de filles déjà éreintées de misère et de vice. On était là les
unes sur les autres, on se pourrissait ensemble; juste l'histoire des
paniers de pommes, quand il y a des pommes gâtées. Sans doute, on se
tenait devant la société, on évitait de paraître trop rosse de
caractère, trop dégoûtante d'expressions. Enfin, on posait pour la
demoiselle comme il faut. Seulement, à l'oreille, dans les coins, les
saletés marchaient bon train. On ne pouvait pas se trouver deux
ensemble, sans tout de suite se tordre de rire, en disant des
cochonneries. Puis, on s'accompagnait le soir; c'étaient alors des
confidences, des histoires à faire dresser les cheveux, qui
attardaient sur les trottoirs les deux gamines, allumées au milieu des
coudoiements de la foule. Et il y avait encore, pour les filles
restées sages comme Nana, un mauvais air à l'atelier, l'odeur de
bastringue et de nuits peu catholiques, apportée par les ouvrières
coureuses, dans leurs chignons mal rattachés, dans leurs jupes si
fripées qu'elles semblaient avoir couché avec. Les paresses molles des
lendemains de noce, les yeux culottés, ce noir des yeux que madame
Lerat appelait honnêtement les coups de poing de l'amour, les
déhanchements, les voix enrouées, soufflaient une perversion au-dessus
de l'établi, parmi l'éclat et la fragilité des fleurs artificielles.
Nana reniflait, se grisait, lorsqu'elle sentait à côté d'elle une
fille qui avait déjà vu le loup. Longtemps elle s'était mise auprès de
la grande Lisa, qu'on disait grosse; et elle coulait des regards
luisants sur sa voisine, comme si elle s'était attendue à la voir
enfler et éclater tout d'un coup. Pour apprendre du nouveau, ça
paraissait difficile. La gredine savait tout, avait tout appris sur le
pavé de la rue de la Goutte-d'Or. A l'atelier, simplement, elle voyait
faire, il lui poussait peu à peu l'envie et le toupet de faire à son
tour.

-- On étouffe, murmura-t-elle en s'approchant d'une fenêtre comme pour
baisser davantage la jalousie.

Mais elle se pencha, regarda de nouveau à droite et à gauche. Au même
instant, Léonie, qui guettait un homme, arrêté sur le trottoir d'en
face, s'écria:

-- Qu'est-ce qu'il fait là, ce vieux? Il y a un quart d'heure qu'il
espionne ici.

-- Quelque matou, dit madame Lerat. Nana, veux-tu bien venir
t'asseoir! Je t'ai défendu de rester à la fenêtre.

Nana reprit les queues de violettes qu'elle roulait, et tout l'atelier
s'occupa de l'homme. C'était un monsieur bien vêtu, en paletot, d'une
cinquantaine d'années; il avait une face blême, très sérieuse et très
digne, avec un collier de barbe grise, correctement taillé. Pendant
une heure, il resta devant la boutique d'un herboriste, levant les
yeux sur les jalousies de l'atelier. Les fleuristes poussaient des
petits rires, qui s'étouffaient dans le bruit de la rue; et elles se
courbaient, très affairées, au-dessus de l'ouvrage, avec des coups
d'oeil, pour ne pas perdre de vue le monsieur.

-- Tiens! fit remarquer Léonie, il a un lorgnon. Oh! c'est un homme
chic... Il attend Augustine, bien sûr.

Mais Augustine, une grande blonde laide, répondit aigrement qu'elle
n'aimait pas les vieux. Et madame Lerat, hochant la tête, murmura avec
son sourire pincé, plein de sous-entendu:

-- Vous avez tort, ma chère; les vieux sont plus tendres.

A ce moment, la voisine de Léonie, une petite personne grasse, lui
lâcha dans l'oreille une phrase; et Léonie, brusquement, se renversa
sur sa chaise, prise d'un accès de fou rire, se tordant, jetant des
regards vers le monsieur et riant plus fort. Elle bégayait:

-- C'est ça, oh! c'est ça!... Ah! cette Sophie, est-elle sale!

-- Qu'est-ce qu'elle a dit? qu'est-ce qu'elle a dit? demandait tout
l'atelier brûlant de curiosité.

Léonie essuyait les larmes de ses yeux, sans répondre. Quand elle fut
un peu calmée, elle se remit à gaufrer, en déclarant:

-- Ça ne peut pas se répéter.

On insistait, elle refusait de la tête, reprise par des bouffées de
gaieté. Alors Augustine, sa voisine de gauche, la supplia de le lui
dire tout bas. Et Léonie, enfin, voulut bien le lui dire, les lèvres
contre l'oreille. Augustine se renversa, se tordit à son tour. Puis,
elle-même répéta la phrase, qui courut ainsi d'oreille à oreille, au
milieu des exclamations et des rires étouffés. Lorsque toutes
connurent la saleté de Sophie, elles se regardèrent, elles éclatèrent
ensemble, un peu rouges et confuses pourtant. Seule, madame Lerat ne
savait pas. Elle était très vexée.

-- C'est bien mal poli ce que vous faites là, mesdemoiselles,
dit-elle. On ne se parle jamais tout bas, quand il y a du monde...
Quelque indécence, n'est-ce pas? Ah! c'est du propre!

Elle n'osa pourtant pas demander qu'on lui répétât la saleté de
Sophie, malgré son envie furieuse de la connaître. Mais, pendant un
instant, le nez baissé, faisant de la dignité, elle se régala de la
conversation des ouvrières. Une d'elles ne pouvait lâcher un mot, le
mot le plus innocent, à propos de son ouvrage par exemple, sans
qu'aussitôt les autres y entendissent malice; elles détournaient le
mot de son sens, lui donnaient une signification cochonne, mettaient
des allusions extraordinaires sous des paroles simples comme
celles-ci: « Ma pince est fendue, » ou bien: « Qui est-ce qui a
fouillé dans mon petit pot? » Et elles rapportaient tout au monsieur
qui faisait le pied de grue en face, c'était le monsieur qui arrivait
quand même au bout des allusions. Ah! les oreilles devaient lui
corner! Elles finissaient par dire des choses très bêtes, tant elles
voulaient être malignes. Mais ça ne les empêchait pas de trouver ce
jeu-là bien amusant, excitées, les yeux fous, allant de plus fort en
plus fort. Madame Lerat n'avait pas à se fâcher, on ne disait rien de
cru. Elle-même les fit toutes se rouler, en demandant:

-- Mademoiselle Lisa, mon feu est éteint, passez-moi le vôtre.

-- Ah! le feu de madame Lerat qui est éteint! cria l'atelier.

Elle voulut commencer une explication.

-- Quand vous aurez mon âge, mesdemoiselles...

Mais on ne l'écoutait pas, on parlait d'appeler le monsieur pour
rallumer le feu de madame Lerat.

Dans cette bosse de rires, Nana rigolait, il fallait voir! Aucun mot à
double entente ne lui échappait. Elle en lâchait, elle-même de raides,
en les appuyant du menton, rengorgée et crevant d'aise. Elle était
dans le vice comme un poisson dans l'eau. Et elle roulait très bien
ses queues de violettes, tout en se tortillant sur sa chaise. Oh! un
chic épatant, pas même le temps de rouler une cigarette. Rien que le
geste de prendre une mince bande de papier vert, et allez-y! le papier
filait et enveloppait le laiton; puis, une goutte de gomme en haut
pour coller, c'était fait, c'était un brin de verdure frais et
délicat, bon à mettre sur les appas des dames. Le chic était dans les
doigts, dans ces doigts minces de gourgandine, qui semblaient
désossés, souples et câlins. Elle n'avait pu apprendre que ça du
métier. On lui donnait à faire toutes les queues de l'atelier, tant
elle les faisait bien.

Cependant, le monsieur du trottoir d'en face s'en était allé.
L'atelier se calmait, travaillait dans la grosse chaleur. Quand sonna
midi, l'heure du déjeuner, toutes se secouèrent. Nana, qui s'était
précipitée vers la fenêtre, leur cria qu'elle allait descendre faire
les commissions, si elles voulaient. Et Léonie lui commanda deux sous
de crevettes, Augustine un cornet de pommes de terre frites, Lisa une
botte de radis, Sophie une saucisse. Puis, comme elle descendait,
madame Lerat qui, trouvait drôle son amour pour la fenêtre, ce
jour-là, dit en la rattrapant de ses grandes jambes:

-- Attends donc, je vais avec toi, j'ai besoin de quelque chose.

Mais voilà que, dans l'allée, elle aperçut le monsieur planté comme un
cierge, en train de jouer de la prunelle avec Nana! La petite devint
très rouge. Sa tante lui prit le bras d'une secousse, la fît trotter
sur le pavé, tandis que le particulier emboîtait le pas. Ah! le matou
venait pour Nana! Eh bien! c'était gentil, à quinze ans et demi, de
traîner ainsi des hommes à ses jupes! Et madame Lerat, vivement, la
questionnait. Oh! mon Dieu! Nana ne savait pas; il la suivait depuis
cinq jours seulement, elle ne pouvait plus mettre le nez dehors, sans
le rencontrer dans ses jambes; elle le croyait dans le commerce, oui,
un fabricant de boutons en os. Madame Lerat fut très impressionnée.
Elle se retourna, guigna le monsieur du coin de l'oeil.

-- On voit bien qu'il a le sac, murmura-t-elle. Écoute, mon petit
chat, il faudra tout me dire. Maintenant, tu n'as plus rien à
craindre.

En causant, elles couraient de boutique en boutique, chez le
charcutier, chez la fruitière, chez le rôtisseur. Et les commissions,
dans des papiers gras, s'empilaient sur leurs mains. Mais elles
restaient aimables, se dandinant, jetant derrière elles de légers
rires et des oeillades luisantes. Madame Lerat elle-même prenait des
grâces, faisait la jeune fille, à cause du fabricant de boutons qui
les suivait toujours.

-- Il est très distingué, déclara-t-elle en rentrant dans l'allée.
S'il avait seulement des intentions honnêtes...

Puis, comme elles montaient l'escalier, elle parut brusquement se
souvenir.

-- A propos, dis-moi donc ce que ces demoiselles se sont dit à
l'oreille; tu sais, la saleté de Sophie?

Et Nana ne fit pas de façon. Seulement, elle prit madame Lerat par le
cou, la força à redescendre deux marches, parce que, vrai, ça ne
pouvait pas se répéter tout haut, même dans un escalier. Et elle
souffla le mot. C'était si gros, que la tante se contenta de hocher la
tête, en arrondissant les yeux et en tordant la bouche. Enfin, elle
savait, ça ne la démangeait plus.

Les fleuristes déjeunaient sur leurs genoux, pour ne pas salir
l'établi. Elles se dépêchaient d'avaler, ennuyées de manger, préférant
employer l'heure du repas à regarder les gens qui passaient ou à se
faire des confidences dans les coins. Ce jour-là, on tâcha de savoir
où se cachait le monsieur de la matinée; mais, décidément, il avait
disparu. Madame Lerat et Nana se jetaient des coups d'oeil, les lèvres
cousues. Et il était déjà une heure dix, les ouvrières ne paraissaient
pas pressées de reprendre leurs pinces, lorsque Léonie, d'un bruit des
lèvres, du prrrout! dont les ouvriers peintres s'appellent, signala
l'approche de la patronne. Aussitôt, toutes furent sur leurs chaises,
le nez dans l'ouvrage. Madame Titreville entra et fit le tour,
sévèrement.

A partir de ce jour, madame Lerat se régala de la première histoire de
sa nièce. Elle ne la lâchait plus, l'accompagnait matin et soir, en
mettant en avant sa responsabilité. Ça ennuyait bien un peu Nana; mais
ça la gonflait tout de même, d'être gardée comme un trésor; et les
conversations qu'elles avaient dans les rues toutes les deux, avec le
fabricant de boutons derrière elles, l'échauffaient et lui donnaient
plutôt l'envie de faire le saut. Oh! sa tante comprenait le sentiment;
même le fabricant de boutons, ce monsieur âgé déjà et si convenable,
l'attendrissait, car enfin le sentiment chez les personnes mûres a
toujours des racines plus profondes. Seulement, elle veillait. Oui, il
lui passerait plutôt sur le corps avant d'arriver à la petite. Un
soir, elle s'approcha du monsieur et lui envoya raide comme balle que
ce qu'il faisait là n'était pas bien. Il la salua poliment, sans
répondre, en vieux rocantin habitué aux rebuffades des parents. Elle
ne pouvait vraiment pas se fâcher, il avait de trop bonnes manières.
Et c'étaient des conseils pratiques sur l'amour, des allusions sur les
salopiauds d'hommes, toutes sortes d'histoires de margots qui
s'étaient bien repenties d'y avoir passé, dont Nana sortait
languissante, avec des yeux de scélératesse dans son visage blanc.

Mais, un jour, rue du Faubourg-Poissonnière, le fabricant de boutons
avait osé allonger son nez entre la nièce et la tante, pour murmurer
des choses qui n'étaient pas à dire. Et madame Lerat, effrayée,
répétant qu'elle n'était même plus tranquille pour elle, lâcha tout le
paquet à son frère. Alors ce fut un autre train. Il y eut, chez les
Coupeau, de jolis charivaris. D'abord, le zingueur flanqua une
tripotée à Nana. Qu'est-ce qu'on lui apprenait? cette gueuse-là
donnait dans les vieux! Ah bien! qu'elle se laissât surprendre à se
faire relicher dehors, elle était sûre de son affaire, il lui
couperait le cou un peu vivement! Avait-on jamais vu! une morveuse qui
se mêlait de déshonorer la famille! Et il la secouait, en disant, nom
de Dieu! qu'elle eût à marcher droit, car ce serait lui qui la
surveillerait à l'avenir. Dès qu'elle rentrait, il la visitait, il la
regardait bien en face, pour deviner si elle ne rapportait pas une
souris sur l'oeil, un de ces petits baisers qui se fourrent là sans
bruit. Il la flairait, la retournait. Un soir, elle reçut encore une
danse, parce qu'il lui avait trouvé une tache noire au cou. La mâtine
osait dire que ce n'était pas un suçon! oui, elle appelait ça un bleu,
tout simplement un bleu que Léonie lui avait fait en jouant. Il lui en
donnerait des bleus, il l'empêcherait bien de rouscailler, lorsqu'il
devrait lui casser les pattes. D'autres fois, quand il était de belle
humeur, il se moquait d'elle, il la blaguait. Vrai! un joli morceau
pour les hommes, une sole tant elle était plate, et avec ça des
salières aux épaules, grandes à y fourrer le poing! Nana, battue pour
les vilaines choses qu'elle n'avait pas commises, traînée dans la
crudité des accusations abominables de son père, montrait la
soumission sournoise et furieuse des bêtes traquées.

-- Laisse-la donc tranquille! répétait Gervaise plus raisonnable. Tu
finiras par lui en donner l'envie, à force de lui en parler.

Ah! oui, par exemple, l'envie lui en venait! C'est-à-dire que ça lui
démangeait par tout le corps, de se cavaler et d'y passer, comme
disait le père Coupeau. Il la faisait trop vivre dans cette idée-là,
une fille honnête s'y serait allumée. Même, avec sa façon de gueuler,
il lui apprit des choses qu'elle ne savait pas encore, ce qui était
bien étonnant. Alors, peu à peu, elle prit de drôles de manières. Un
matin, il l'aperçut qui fouillait dans un papier, pour se coller
quelque chose sur la frimousse. C'était de la poudre de riz, dont elle
emplâtrait par un goût pervers le satin si délicat de sa peau. Il la
barbauilla avec le papier, à lui écorcher la figure, en la traitant de
fille de meunier. Une autre fois, elle rapporta des rubans rouges pour
retaper sa casquette, ce vieux chapeau noir qui lui faisait tant de
honte. Et il lui demanda furieusement d'où venaient ces rubans. Hein?
c'était sur le dos qu'elle avait gagné ça! Ou bien elle les avait
achetés à la foire d'empoigne? Salope ou voleuse, peut-être déjà
toutes les deux. A plusieurs reprises, il lui vit ainsi dans les mains
des objets gentils, une bague de cornaline, une paire de manches avec
une petite dentelle, un de ces coeurs en doublé, des « Tâtez-y », que
les filles se mettent entre les deux nénais. Coupeau voulait tout
piler; mais elle défendait ses affaires avec rage: c'était à elle, des
dames les lui avaient données, ou encore elle avait fait des échanges
à l'atelier. Par exemple, le coeur, elle l'avait trouvé rue d'Aboukir.
Lorsque son père écrasa son coeur d'un coup de talon, elle resta toute
droite, blanche et crispée, tandis qu'une révolte intérieure la
poussait à se jeter sur lui, pour lui arracher quelque chose. Depuis
deux ans, elle rêvait d'avoir ce coeur, et voilà qu'on le lui
aplatissait! Non, elle trouvait ça trop fort, ça finirait à la fin!

Cependant, Coupeau mettait plus de taquinerie que d'honnêteté dans la
façon dont il entendait mener Nana au doigt et à l'oeil. Souvent, il
avait tort, et ses injustices exaspéraient la petite. Elle en vint à
manquer l'atelier; puis, quand le zingueur lui administra sa roulée,
elle se moqua de lui, elle répondit qu'elle ne voulait plus retourner
chez Titreville, parce qu'on la plaçait près d'Augustine, qui bien sûr
devait avoir mangé ses pieds, tant elle trouillotait du goulot. Alors,
Coupeau la conduisit lui-même rue du Caire, en priant la patronne de
la coller toujours à côté d'Augustine, par punition. Chaque matin,
pendant quinze jours, il prit la peine de descendre de la barrière
Poissonnière pour accompagner Nana jusqu'à la porte de l'atelier. Et
il restait cinq minutes sur le trottoir, afin d'être certain qu'elle
était entrée. Mais, un matin, comme il s'était arrêté avec un camarade
chez un marchand de vin de la rue Saint-Denis, il aperçut la mâtine,
dix minutes plus tard, qui filait vite vers le bas de la rue, en
secouant son panier aux crottes. Depuis quinze jours, elle le faisait
poser, elle montait deux étages au lieu d'entrer chez Titreville, et
s'asseyait sur une marche, en attendant qu'il fût parti. Lorsque
Coupeau voulut s'en prendre à madame Lerat, celle-ci lui cria très
vertement qu'elle n'acceptait pas la leçon: elle avait dit à sa nièce
tout ce qu'elle devait dire contre les hommes, ce n'était pas sa faute
si la gamine gardait du goût pour ces salopiauds; maintenant, elle
s'en lavait les mains, elle jurait de ne plus se mêler de rien, parce
qu'elle savait ce qu'elle savait, des cancans dans la famille, oui,
des personnes qui osaient l'accuser de se perdre avec Nana et de
goûter un sale plaisir à lui voir exécuter sous ses yeux le grand
écart. D'ailleurs, Coupeau apprit de la patronne que Nana était
débauchée par une autre ouvrière, ce petit chameau de Léonie, qui
venait de lâcher les fleurs pour faire la noce. Sans doute l'enfant,
gourmande seulement de galette et de vacherie dans les rues, aurait
encore pu se marier avec une couronne d'oranger sur la tête. Mais,
fichtre! il fallait se presser joliment si l'on voulait la donner à un
mari sans rien de déchiré, propre et en bon état, complète enfin ainsi
que les demoiselles qui se respectent.

Dans la maison, rue de la Goutte-d'Or, on parlait du vieux de Nana,
comme d'un monsieur que tout le monde connaissait. Oh! il restait très
poli, un peu timide même, mais entêté et patient en diable, la suivant
à dix pas d'un air de toutou obéissant. Des fois même, il entrait
jusque dans la cour. Madame Gaudron le rencontra un soir sur le palier
du second, qui filait le long de la rampe, le nez baissé, allumé et
peureux. Et les Lorilleux menaçaient de déménager si leur chiffon de
nièce amenait encore des hommes à son derrière, car ça devenait
dégoûtant, l'escalier en était plein, on ne pouvait plus descendre
sans en voir à toutes les marches, en train de renifler et d'attendre;
vrai, on aurait cru qu'il y avait une bête en folie, dans ce coin de
la maison. Les Boche s'apitoyaient sur le sort de ce pauvre monsieur,
un homme si respectable, qui se toquait d'une petite coureuse. Enfin!
c'était un commerçant, ils avaient vu sa fabrique de boutons boulevard
de la Villette, il aurait pu faire un sort à une femme, s'il était
tombé sur une fille honnête. Grâce aux détails donnés par les
concierges, tous les gens du quartier, les Lorilleux eux-mêmes,
montraient la plus grande considération pour le vieux, quand il
passait sur les talons de Nana, la lèvre pendante dans sa face blême,
avec son collier de barbe grise, correctement taillé.

Pendant le premier mois, Nana s'amusa joliment de son vieux. Il
fallait le voir, toujours en petoche autour d'elle. Un vrai
fouille-au-pot, qui tâtait sa jupe par derrière, dans la foule, sans
avoir l'air de rien. Et ses jambes! des cotrets de charbonnier, de
vraies allumettes! Plus de mousse sur le caillou, quatre cheveux
frisant à plat dans le cou, si bien qu'elle était toujours tentée de
lui demander l'adresse du merlan qui lui faisait la raie. Ah! quel
vieux birbe! il était rien folichon!

Puis, à le retrouver sans cesse là, il ne lui parut plus si drôle.
Elle avait une peur sourde de lui, elle aurait crié s'il s'était
approché. Souvent, lorsqu'elle s'arrêtait devant un bijoutier, elle
l'entendait tout d'un coup qui lui bégayait des choses dans le dos. Et
c'était vrai ce qu'il disait; elle aurait bien voulu avoir une croix
avec un velours au cou, ou encore de petites boucles d'oreille de
corail, si petites, qu'on croirait des gouttes de sang. Même, sans
ambitionner des bijoux, elle ne pouvait vraiment pas rester un
guenillon, elle était lasse de se retaper avec la gratte des ateliers
de la rue du Caire, elle avait surtout assez de sa casquette, ce
caloquet sur lequel les fleurs chipées chez Titreville faisaient un
effet de gringuenaudes pendues comme des sonnettes au derrière d'un
pauvre homme. Alors, trottant dans la boue, éclaboussée par les
voitures, aveuglée par le resplendissement des étalages, elle avait
des envies qui la tortillaient à l'estomac, ainsi que des fringales,
des envies d'être bien mise, de manger dans les restaurants, d'aller
au spectacle, d'avoir une chambre à elle avec de beaux meubles. Elle
s'arrêtait toute pâle de désir, elle sentait monter du pavé de Paris
une chaleur le long de ses cuisses, un appétit féroce de mordre aux
jouissances dont elle était bousculée, dans la grande cohue des
trottoirs. Et, ça ne manquait jamais, justement à ces moments là, son
vieux lui coulait à l'oreille des propositions. Ah! comme elle lui
aurait tapé dans la main, si elle n'avait pas eu peur de lui, une
révolte intérieure qui la raidissait dans ses refus, furieuse et
dégoûtée de l'inconnu de l'homme, malgré tout son vice.

Mais, lorsque l'hiver arriva, l'existence devint impossible chez les
Coupeau. Chaque soir, Nana recevait sa raclée: Quand le père était las
de la battre, la mère lui envoyait des torgnoles, pour lui apprendre à
bien se conduire. Et c'étaient souvent des danses générales; dès que
l'un tapait, l'autre la défendait, si bien que tous les trois
finissaient par se rouler sur le carreau, au milieu de la vaisselle
cassée. Avec ça, on ne mangeait point à sa faim, on crevait de froid.
Si la petite s'achetait quelque chose de gentil, un noeud de ruban,
des boutons de manchette, les parents le lui confisquaient et allaient
le laver. Elle n'avait rien à elle que sa rente de calottes avant de
se fourrer dans le lambeau de drap, où elle grelottait sous son petit
jupon noir qu'elle étalait pour toute couverture. Non, cette sacrée
vie-là ne pouvait pas continuer, elle ne voulait point y laisser sa
peau. Son père, depuis longtemps, ne comptait plus; quand un père se
soûle comme le sien se soûlait, ce n'est pas un père, c'est une sale
bête dont on voudrait bien être débarrassé. Et, maintenant, sa mère
dégringolait à son tour dans son amitié. Elle buvait, elle aussi. Elle
entrait par goût chercher son homme chez le père Colombe, histoire de
se faire offrir des consommations; et elle s'attablait très bien, sans
afficher des airs dégoûtés comme la première fois, sifflant les verres
d'un trait, traînant ses coudes pendant des heures et sortant de là
avec les yeux hors de la tête. Lorsque Nana, en passant devant
l'Assommoir, apercevait sa mère au fond, le nez dans la goutte,
avachie au milieu des engueulades des hommes, elle était prise d'une
colère bleue, parce que la jeunesse, qui a le bec tourné à une autre
friandise, ne comprend pas la boisson. Ces soirs-là, elle avait un
beau tableau, le papa pochard, la maman pocharde, an tonnerre de Dieu
de cambuse où il n'y avait pas de pain et qui empoisonnait la liqueur.
Enfin, une sainte ne serait pas restée là dedans. Tant pis! si elle
prenait de la poudre d'escampette un de ces jours, ses parents
pourraient bien faire leur mea culpa et dire qu'ils l'avaient
eux-mêmes poussée dehors.

Un samedi, Nana trouva en rentrant son père et sa mère dans un état
abominable. Coupeau, tombé en travers du lit, ronflait. Gervaise,
tassée sur une chaise, roulait la tête avec des yeux vagues et
inquiétants ouverts sur le vide. Elle avait oublié de faire chauffer
le dîner, un restant de ragoût. Une chandelle, qu'elle ne mouchait
pas, éclairait la misère honteuse du taudis.

-- C'est toi, chenillon? bégaya Gervaise. Ah bien! ton père va te
ramasser!

Nana ne répondait pas, restait toute blanche, regardait le poêle
froid, la table sans assiettes, la pièce lugubre où cette paire de
soûlards mettaient l'horreur blême de leur hébétement. Elle n'ôta pas
son chapeau, fit le tour de la chambre; puis, les dents serrées, elle
rouvrit la porte, elle s'en alla.

-- Tu redescends? demanda sa mère, sans pouvoir tourner la tête.

-- Oui, j'ai oublié quelque chose. Je vais remonter... Bonsoir.

Et elle ne revint pas. Le lendemain, les Coupeau, dessoûlés, se
battirent, en se jetant l'un à l'autre à la figure l'envolement de
Nana. Ah! elle était loin, si elle courait toujours! Comme on dit aux
enfants pour les moineaux, les parents pouvaient aller lui mettre un
grain de sel au derrière, ils la rattraperaient peut-être. Ce fut un
grand coup qui écrasa encore Gervaise; car elle sentit très bien,
malgré son avachissement, que la culbute de sa petite, en train de se
faire caramboler, l'enfonçait davantage, seule maintenant, n'ayant
plus d'enfant à respecter, pouvant se lâcher aussi bas qu'elle
tomberait. Oui, ce chameau dénaturé lui emportait le dernier morceau
de son honnêteté dans ses jupons sales. Et elle se grisa trois jours,
furieuse, les poings serrés, la bouche enflée de mots abominables
contre sa garce de fille. Coupeau, après avoir roulé les boulevards
extérieurs et regardé sous le nez tous les torchons qui passaient,
fumait de nouveau sa pipe, tranquille comme Baptiste; seulement, quand
il était à table, il se levait parfois, les bras en l'air, un couteau
au poing, en criant qu'il était déshonoré; et il se rasseyait pour
finir sa soupe.

Dans la maison, où chaque mois des filles s'envolaient comme des
serins dont on laisserait les cages ouvertes, l'accident des Coupeau
n'étonna personne. Mais les Lorilleux triomphaient. Ah! ils l'avaient
prédit que la petite leur chierait du poivre! C'était mérité, toutes
les fleuristes tournaient mal. Les Boche et les Poisson ricanaient
également, en faisant une dépense et un étalage extraordinaires de
vertu. Seul, Lantier défendait sournoisement Nana. Mon Dieu! sans
doute, déclarait-il de son air puritain, une demoiselle qui se
cavalait offensait toutes les lois; puis, il ajoutait, avec une flamme
dans le coin des yeux, que, sacredié! la gamine était aussi trop jolie
pour foutre la misère à son âge.

-- Vous ne savez pas? cria un jour madame Lorilleux dans la loge des
Boche, où la coterie prenait du café, eh bien! vrai comme la lumière
du jour nous éclaire, c'est la Banban qui a vendu sa fille... Oui,
elle l'a vendue, et j'ai des preuves!... Ce vieux, qu'on rencontrait
matin et soir dans l'escalier, il montait déjà donner des acomptes. Ça
crevait les yeux. Et, hier donc! quelqu'un les a aperçus ensemble à
l'Ambigu, la donzelle et son matou..... Ma parole d'honneur! ils sont
ensemble, vous voyez bien!

On acheva le café, en discutant ça. Après tout, c'était possible, il
se passait des choses encore plus fortes. Et, dans le quartier, les
gens les mieux posés finirent par répéter que Gervaise avait vendu sa
fille.

Gervaise, maintenant, traînait ses savates, en se fichant du monde. On
l'aurait appelée voleuse, dans la rue, qu'elle ne se serait pas
retournée. Depuis un mois, elle ne travaillait plus chez madame
Fauconnier, qui avait dû la flanquer à la porte, pour éviter des
disputes. En quelques semaines, elle était entrée chez huit
blanchisseuses; elle faisait deux ou trois jours dans chaque atelier,
puis elle recevait son paquet, tellement elle cochonnait l'ouvrage,
sans soin, malpropre, perdant la tête jusqu'à oublier son métier.
Enfin, se sentant gâcheuse, elle venait de quitter le repassage, elle
lavait à la journée, au lavoir de la rue Neuve; patauger, se battre
avec la crasse, redescendre dans ce que le métier a de rude et de
facile, ça marchait encore, ça l'abaissait d'un cran sur la pente de
sa dégringolade. Par exemple, le lavoir ne l'embellissait guère. Un
vrai chien crotté, quand elle sortait de là dedans, trempée, montrant
sa chair bleuie. Avec ça, elle grossissait toujours, malgré ses danses
devant le buffet vide, et sa jambe se tortillait si fort, qu'elle ne
pouvait plus marcher près de quelqu'un, sans manquer de le jeter par
terre, tant elle boitait.

Naturellement, lorsqu'on se décatit à ce point, tout l'orgueil de la
femme s'en va. Gervaise avait mis sous elle ses anciennes fiertés, ses
coquetteries, ses besoins de sentiments, de convenances et d'égards.
On pouvait lui allonger des coups de soulier partout, devant et
derrière, elle ne les sentait pas, elle devenait trop flasque et trop
molle. Ainsi, Lantier l'avait complètement lâchée; il ne la pinçait
même plus pour la forme; et elle semblait ne s'être pas aperçue de
cette fin d'une longue liaison, lentement traînée et dénouée dans une
lassitude mutuelle. C'était, pour elle, une corvée de moins. Même les
rapports de Lantier et de Virginie la laissaient parfaitement calme,
tant elle avait une grosse indifférence pour toutes ces bêtises dont
elle rageait si fort autrefois. Elle leur aurait tenu la chandelle,
s'ils avaient voulu. Personne maintenant n'ignorait la chose, le
chapelier et l'épicière menaient un beau train. Ça leur était trop
commode aussi, ce cornard de Poisson avait tous les deux jours un
service de nuit, qui le faisait grelotter sur les trottoirs déserts,
pendant que sa femme et le voisin, à la maison, se tenaient les pieds
chauds. Oh! ils ne se pressaient pas, ils entendaient sonner lentement
ses bottes, le long de la boutique, dans la rue noire et vide, sans
pour cela hasarder leurs nez hors de la couverture. Un sergent de
ville ne connaît que son devoir, n'est-ce pas? et ils restaient
tranquillement jusqu'au jour à lui endommager sa propriété, pendant
que cet homme sévère veillait sur la propriété des autres. Tout le
quartier de la Goutte-d'Or rigolait de cette bonne farce. On trouvait
drôle le cocuage de l'autorité. D'ailleurs, Lantier avait conquis ce
coin-là. La boutique et la boutiquière allaient ensemble. Il venait de
manger une blanchisseuse; à présent, il croquait une épicière; et s'il
s'établissait à la file des mercières, des papetières, des modistes,
il était de mâchoires assez larges pour les avaler.

Non, jamais on n'a vu un homme se rouler comme ça dans le sucre.
Lantier avait joliment choisi son affaire en conseillant à Virginie un
commerce de friandises. Il était trop Provençal pour ne pas adorer les
douceurs; c'est-à-dire qu'il aurait vécu de pastilles, de boules de
gomme, de dragées et de chocolat. Les dragées surtout, qu'il appelait
des « amandes sucrées », lui mettaient une petite mousse aux lèvres,
tant elles lui chatouillaient la gargamelle. Depuis un an, il ne
vivait plus que de bonbons. Il ouvrait les tiroirs, se fichait des
culottes tout seul, quand Virginie le priait de garder la boutique.
Souvent, en causant, devant des cinq ou six personnes, il ôtait le
couvercle d'un bocal du comptoir, plongeait la main, croquait quelque
chose; le bocal restait ouvert et se vidait. On ne faisait plus
attention à ça, une manie, disait-il. Puis, il avait imaginé un rhume
perpétuel, une irritation de la gorge, qu'il parlait d'adoucir. Il ne
travaillait toujours pas, avait en vue des affaires de plus en plus
considérables; pour lors, il mijotait une invention superbe, le
chapeau-parapluie, un chapeau qui se transformait sur la tête en
rifflard, aux premières gouttes d'une averse; et il promettait à
Poisson une moitié des bénéfices, il lui empruntait même des pièces de
vingt francs, pour les expériences. En attendant, la boutique fondait
sur sa langue; toutes les marchandises y passaient, jusqu'aux cigares
en chocolat et aux pipes de caramel rouge. Quand il crevait de
sucreries, et que, pris de tendresse, il se payait une dernière
lichade sur la patronne, dans un coin, celle-ci le trouvait tout
sucré, les lèvres comme des pralines. Un homme joliment gentil à
embrasser! Positivement, il devenait tout miel. Les Boche disaient
qu'il lui suffisait de tremper son doigt dans son café, pour en faire
un vrai sirop.

Lantier, attendri par ce dessert continu, se montrait. paternel pour
Gervaise. Il lui donnait des conseils, la grondait de ne plus aimer le
travail. Que diable! une femme, à son âge, devait savoir se retourner!
Et il l'accusait d'avoir toujours été gourmande. Mais, comme il faut
tendre la main aux gens, même lorsqu'ils ne le méritent guère, il
tâchait de lui trouver de petits travaux. Ainsi, il avait décidé
Virginie à faire venir Gervaise une fois par semaine pour laver la
boutique et les chambres; ça la connaissait, l'eau de potasse; et,
chaque fois, elle gagnait trente sous. Gervaise arrivait le samedi
matin, avec un seau et sa brosse, sans paraître souffrir de revenir
ainsi faire une sale et humble besogne, la besogne des torchons de
vaisselle, dans ce logement où elle avait trôné en belle patronne
blonde. C'était un dernier aplatissement, la fin de son orgueil.

Un samedi, elle eut joliment du mal. Il avait plu trois jours, les
pieds des pratiques semblaient avoir apporté dans le magasin toute la
boue du quartier. Virginie était au comptoir, en train de faire la
dame, bien peignée, avec un petit col et des manches de dentelle. A
côté d'elle, sur l'étroite banquette de moleskine rouge, Lantier se
prélassait, l'air chez lui, comme le vrai patron de la baraque; et il
envoyait négligemment la main dans un bocal de pastilles à la menthe,
histoire de croquer du sucre, par habitude.

-- Dites donc, madame Coupeau! cria Virginie qui suivait le travail de
la laveuse, les lèvres pincées, vous laissez de la crasse, là-bas,
dans ce coin. Frottez-moi donc un peu mieux ça!

Gervaise obéit. Elle retourna dans le coin, recommença à laver.
Agenouillée par terre, au milieu de l'eau sale, elle se pliait en
deux, les épaules saillantes, les bras violets et raidis. Son vieux
jupon trempé lui collait aux fesses. Elle faisait sur le parquet un
tas de quelque chose de pas propre, dépeignée, montrant par les trous
de sa camisole l'enflure de son corps, un débordement de chairs molles
qui voyageaient, roulaient et sautaient, sous les rudes secousses de
sa besogne; et elle suait tellement, que, de son visage inondé,
pissaient de grosses gouttes.

-- Plus on met de l'huile de coude, plus ça reluit, dit
sentencieusement Lantier, la bouche pleine de pastilles.

Virginie, renversée avec un air de princesse, les yeux demi-clos,
suivait toujours le lavage, lâchait des réflexions.

-- Encore un peu à droite. Maintenant, faites bien attention à la
boiserie... Vous savez, je n'ai pas été très contente, samedi dernier.
Les taches étaient restées.

Et tous les deux, le chapelier et l'épicière, se carraient davantage,
comme sur un trône, tandis que Gervaise se traînait à leurs pieds,
dans la boue noire. Virginie devait jouir, car ses yeux de chat
s'éclairèrent un instant d'étincelles jaunes, et elle regarda Lantier
avec un sourire mince. Enfin, ça la vengeait donc de l'ancienne fessée
du lavoir, qu'elle avait toujours gardée sur la conscience!

Cependant, un léger bruit de scie venait de la pièce du fond, lorsque
Gervaise cessait de frotter. Par la porte ouverte, on apercevait, se
détachant sur le jour blafard de la cour, le profil de Poisson, en
congé ce jour-là, et profitant de son loisir pour se livrer à sa
passion des petites boîtes. Il était assis devant une table et
découpait, avec un soin extraordinaire, des arabesques dans l'acajou
d'une caisse à cigare.

-- Écoutez, Badingue! cria Lantier, qui s'était remis à lui donner ce
surnom, par amitié; je retiens votre boîte, un cadeau pour une
demoiselle.

Virginie le pinça, mais le chapelier galamment sans cesser de sourire,
lui rendit le bien pour le mal, en faisant la souris le long de son
genou, sous le comptoir; et il retira sa main d'une façon naturelle,
lorsque le mari leva la tête, montrant son impériale et ses moustaches
rouges, hérissées dans sa face terreuse.

-- Justement, dit le sergent de ville, je travaillais à votre
intention, Auguste. C'était un souvenir d'amitié.

-- Ah! fichtre alors, je garderai votre petite machine! reprit Lantier
en riant. Vous savez, je me la mettrai au cou avec un ruban.

Puis, brusquement, comme si cette idée en éveillait une autre:

-- A propos! s'écria-t-il, j'ai rencontré Nana, hier soir.

Du coup, l'émotion de cette nouvelle assit Gervaise dans la mare d'eau
sale qui emplissait la boutique. Elle demeura suante, essoufflée, avec
sa brosse à la main.

-- Ah! murmura-t-elle simplement.

-- Oui, je descendais la rue des Martyrs, je regardais une petite qui
se tortillait au bras d'un vieux, devant moi, et je me disais: Voilà
un troufignon que je connais... Alors, j'ai redoublé le pas, je me
suis trouvé nez à nez avec ma sacrée Nana... Allez, vous n'avez pas à
la plaindre, elle est bien heureuse, une jolie robe de laine sur le
dos, une croix d'or au cou, et l'air drôlichon avec ça!

-- Ah! répéta Gervaise d'une voix plus sourde.

Lantier, qui avait fini les pastilles, prit un sucre d'orge dans un
autre bocal.

-- Elle a un vice, cette enfant! continua-t-il. Imaginez-vous qu'elle
m'a fait signe de la suivre, avec un aplomb boeuf. Puis, elle a remisé
son vieux quelque part, dans un café... Oh! épatant, le vieux! vidé,
le vieux!... Et elle est revenue me rejoindre sous une porte. Un vrai
serpent! gentille, et faisant sa tata, et vous lichant comme un petit
chien! Oui, elle m'a embrassé, elle a voulu savoir des nouvelles de
tout le monde... Enfin, j'ai été bien content de la rencontrer.

-- Ah! dit une troisième fois Gervaise.

Elle se tassait, elle attendait toujours. Sa fille n'avait donc pas eu
une parole pour elle? Dans le silence, on entendait de nouveau la scie
de Poisson. Lantier, égayé, suçait rapidement son sucre d'orge, avec
un sifflement des lèvres.

-- Eh bien! moi, je puis la voir, je passerai de l'autre côté de la
rue, reprit Virginie, qui venait encore de pincer le chapelier d'une
main féroce. Oui, le rouge me monterait au front, d'être saluée en
public par une de ces filles... Ce n'est pas parce que vous êtes là,
madame Coupeau, mais votre fille est une jolie pourriture. Poisson en
ramasse tous les jours qui valent davantage.

Gervaise ne disait rien, ne bougeait pas, les yeux fixes dans le vide.
Elle finit par hocher lentement la tête, comme pour répondre aux idées
qu'elle gardait en elle, pendant que le chapelier, la mine friande,
murmurait:

-- De cette pourriture-là, on s'en ficherait volontiers des
indigestions. C'est tendre comme du poulet...

Mais l'épicière le regardait d'un air si terrible, qu'il dut
s'interrompre et l'apaiser par une gentillesse. Il guetta le sergent
de ville, l'aperçut le nez sur sa petite boîte, et profita de ça pour
fourrer le sucre d'orge dans la bouche de Virginie. Alors, celle-ci
eut un rire complaisant. Puis, elle tourna sa colère contre la
laveuse.

-- Dépêchez-vous un peu, n'est-ce pas? Ça n'avance guère la besogne,
de rester là comme une borne... Voyons, remuez-vous, je n'ai pas envie
de patauger dans l'eau jusqu'à ce soir.

Et elle ajouta plus bas, méchamment:

-- Est-ce que c'est ma faute si sa fille fait la noce!

Sans doute, Gervaise n'entendit pas. Elle s'était remise à frotter le
parquet, l'échine cassée, aplatie par terre et se traînant avec des
mouvements engourdis de grenouille. De ses deux mains, crispées sur le
bois de la brosse, elle poussait devant elle un flot noir, dont les
éclaboussures la mouchetaient de boue, jusque dans ses cheveux. Il n'y
avait plus qu'à rincer, après avoir balayé les eaux sales au ruisseau.

Cependant, au bout d'un silence, Lantier qui s'ennuyait haussa la
voix.

-- Vous ne savez pas, Badingue, cria-t-il, j'ai vu votre patron hier,
rue de Rivoli. Il est diablement ravagé, il n'en a pas pour six mois
dans le corps... Ah! dame! avec la vie qu'il fait!

Il parlait de l'empereur. Le sergent de ville répondit d'un ton sec,
sans lever les yeux:

-- Si vous étiez le gouvernement, vous ne seriez pas si gras.

-- Oh! mon bon, si j'étais le gouvernement, reprit le chapelier en
affectant une brusque gravité, les choses iraient un peu mieux, je
vous en flanque mon billet... Ainsi, leur politique extérieure, vrai!
ça fait suer, depuis quelque temps. Moi, moi qui vous parle, si je
connaissais seulement un journaliste, pour l'inspirer de mes idées...

Il s'animait, et comme il avait fini de croquer son sucre d'orge, il
venait d'ouvrir un tiroir, dans lequel il prenait des morceaux de pâte
de guimauve, qu'il gobait en gesticulant.

-- C'est bien simple... Avant tout, je reconstituerais la Pologne, et
j'établirais un grand État Scandinave, qui tiendrait en respect le
géant du Nord... Ensuite, je ferais une république de tous les petits
royaumes allemands... Quant à l'Angleterre, elle n'est guère à
craindre; si elle bougeait, j'enverrais cent mille hommes dans
l'Inde... Ajoutez que je reconduirais, la crosse dans le dos, le Grand
Turc à la Mecque, et le pape à Jérusalem... Hein? l'Europe serait vite
propre. Tenez! Badingue, regardez un peu...

Il s'interrompit pour prendre à poignée cinq ou six morceaux de pâte
de guimauve.

-- Eh bien! ce ne serait pas plus long que d'avaler ça.

Et il jetait, dans sa bouche ouverte, les morceaux les uns après les
autres.

-- L'empereur a un autre plan, dit le sergent de ville, au bout de
deux grandes minutes de réflexion.

-- Laissez donc! reprit violemment le chapelier. On le connaît, son
plan! L'Europe se fiche de nous... Tous les jours, les larbins des
Tuileries ramassent votre patron sous la table, entre deux gadoues du
grand monde.

Mais Poisson s'était levé. Il s'avança et mit la main sur son coeur,
en disant:

-- Vous me blessez, Auguste. Discutez sans faire de personnalités.

Virginie alors intervint, en les priant de lui flanquer la paix. Elle
avait l'Europe quelque part. Comment deux hommes qui partageaient tout
le reste, pouvaient-ils s'attraper sans cesse à propos de la
politique? Ils mâchèrent un instant de sourdes paroles. Puis, le
sergent de ville, pour montrer qu'il n'avait pas de rancune, apporta
le couvercle de sa petite boîte, qu'il venait de terminer; on lisait
dessus, en lettres marquetées: A Auguste, souvenir d'amitié.
Lantier, très flatté, se renversa, s'étala, si bien qu'il était
presque sur Virginie. Et le mari regardait ça, avec son visage couleur
de vieux mur, dans lequel ses yeux troubles ne disaient rien; mais les
poils rouges de ses moustaches remuaient tout seuls par moments, d'une
drôle de façon, ce qui aurait pu inquiéter un homme moins sûr de son
affaire que le chapelier.

Cet animal de Lantier avait ce toupet tranquille qui plaît aux dames.
Comme Poisson tournait le dos, il lui poussa l'idée farce de poser un
baiser sur l'oeil gauche de madame Poisson. D'ordinaire, il montrait
une prudence sournoise; mais, quand il s'était disputé pour la
politique, il risquait tout, histoire d'avoir raison sur la femme. Ces
caresses goulues, chipées effrontément derrière le sergent de ville,
le vengeaient de l'Empire, qui faisait de la France une maison à gros
numéro. Seulement, cette fois, il avait oublié la présence de
Gervaise. Elle venait de rincer et d'essuyer la boutique, elle se
tenait debout près du comptoir, à attendre qu'on lui donnât ses trente
sous. Le baiser sur l'oeil la laissa très calme, comme une chose
naturelle dont elle ne devait pas se mêler. Virginie parut un peu
embêtée. Elle jeta les trente sous sur le comptoir, devant Gervaise.
Celle-ci ne bougea pas, ayant l'air d'attendre toujours, secouée
encore par le lavage, mouillée et laide comme un chien qu'on tirerait
d'un égout.

-- Alors, elle ne vous a rien dit? demanda-t-elle enfin au chapelier.

-- Qui ça? cria-t-il. Ah! oui, Nana!... Mais non, rien autre chose. La
  gueuse a une bouche! un petit pot de fraise!

Et Gervaise s'en alla avec ses trente sous dans la main. Ses savates
éculées crachaient comme des pompes, de véritables souliers à musique,
qui jouaient un air en laissant sur le trottoir les empreintes
mouillées de leurs larges semelles.

Dans le quartier, les soûlardes de son espèce racontaient maintenant
qu'elle buvait pour se consoler de la culbute de sa fille. Elle-même,
quand elle sifflait son verre de rogome sur le comptoir, prenait des
airs de drame, se jetait ça dans le plomb en souhaitant que ça la fît
crever. Et, les jours où elle rentrait ronde comme une bourrique, elle
bégayait que c'était le chagrin. Mais les gens honnêtes haussaient les
épaules; on la connaît celle-là, de mettre les culottes de poivre
d'Assommoir sur le compte du chagrin; en tous cas, ça devait s'appeler
du chagrin en bouteille. Sans doute, au commencement, elle n'avait pas
digéré la fugue de Nana. Ce qui restait en elle d'honnêteté se
révoltait; puis, généralement, une mère n'aime pas à se dire que sa
demoiselle, juste à la minute, se fait peut-être tutoyer par le
premier venu. Mais elle était déjà trop abêtie, la tête malade et le
coeur écrasé, pour garder longtemps cette honte. Chez elle, ça entrait
et ça sortait. Elle restait très bien des huit jours sans songer à sa
gourgandine; et, brusquement, une tendresse ou une colère
l'empoignait, des fois à jeun, des fois le sac plein, un besoin
furieux de pincer Nana dans un petit endroit, où elle l'aurait
peut-être embrassée, peut-être rouée de coups, selon son envie du
moment. Elle finissait par n'avoir plus une idée bien nette de
l'honnêteté. Seulement, Nana était à elle, n'est-ce pas? Eh bien!
lorsqu'on a une propriété, on ne veut pas la voir s'évaporer.

Alors, dès que ces pensées la prenaient, Gervaise regardait dans les
rues avec des yeux de gendarme. Ah! si elle avait aperçu son ordure,
comme elle l'aurait raccompagnée à la maison! On bouleversait le
quartier, cette année-là. On perçait le boulevard Magenta et le
boulevard Ornano, qui emportaient l'ancienne barrière Poissonnière et
trouaient le boulevard extérieur. C'était à ne plus s'y reconnaître.
Tout un côté de la rue des Poissonniers était par terre. Maintenant,
de la rue de la Goutte-d'Or, on voyait une immense éclaircie, un coup
de soleil et d'air libre; et, à la place des masures qui bouchaient la
vue de ce côté, s'élevait, sur le boulevard Ornano, un vrai monument,
une maison à six étages, sculptée comme une église, dont les fenêtres
claires, tendues de rideaux brodés, sentaient la richesse. Cette
maison-là, toute blanche, posée juste en face de la rue, semblait
l'éclairer d'une enfilade de lumière. Même, chaque jour, elle faisait
disputer Lantier et Poisson. Le chapelier ne tarissait pas sur les
démolitions de Paris; il accusait l'empereur de mettre partout des
palais, pour renvoyer les ouvriers en province; et le sergent de
ville, pâle d'une colère froide, répondait qu'au contraire l'empereur
songeait d'abord aux ouvriers, qu'il raserait Paris, s'il le fallait,
dans le seul but de leur donner du travail. Gervaise, elle aussi, se
montrait ennuyée de ces embellissements, qui lui dérangeaient le coin
noir de faubourg auquel elle était accoutumée. Son ennui venait de ce
que, précisément, le quartier s'embellissait à l'heure où elle-même
tournait à la ruine. On n'aime pas, quand on est dans la crotte,
recevoir un rayon en plein sur la tête. Aussi, les jours où elle
cherchait Nana, rageait-elle d'enjamber des matériaux, de patauger le
long des trottoirs en construction, de butter contre des palissades.
La belle bâtisse du boulevard Ornano la mettait hors des gonds. Des
bâtisses pareilles, c'était pour des catins comme Nana.

Cependant, elle avait eu plusieurs fois des nouvelles de la petite. Il
y a toujours de bonnes langues qui sont pressées de vous faire un
mauvais compliment. Oui, on lui avait conté que la petite venait de
planter là son vieux, un beau coup de fille sans expérience. Elle
était très bien chez ce vieux, dorlotée, adorée, libre même, si elle
avait su s'y prendre. Mais la jeunesse est bête, elle devait s'en être
allée avec quelque godelureau, on ne savait pas bien au juste. Ce qui
semblait certain, c'était qu'une après-midi, sur la place de la
Bastille, elle avait demandé à son vieux trois sous pour un petit
besoin, et que le vieux l'attendait encore. Dans les meilleures
compagnies, on appelle ça pisser à l'anglaise. D'autres personnes
juraient l'avoir aperçue depuis, pinçant un chahut au Grand Salon de
la Folie, rue de la Chapelle. Et ce fut alors que Gervaise s'imagina
de fréquenter les bastringues du quartier. Elle ne passa plus devant
la porte d'un bal sans entrer. Coupeau l'accompagnait. D'abord, ils
firent simplement le tour des salles, en dévisageant les traînées qui
se trémoussaient. Puis, un soir, ayant de la monnaie, ils
s'attablèrent et burent un saladier de vin à la française, histoire de
se rafraîchir et d'attendre voir si Nana ne viendrait pas. Au bout
d'un mois, ils avaient oublié Nana, ils se payaient le bastringue pour
leur plaisir, aimant regarder les danses. Pendant des heures, sans
rien se dire, ils restaient le coude sur la table, hébétés au milieu
du tremblement du plancher, s'amusant sans doute au fond à suivre de
leurs yeux pâles les roulures de barrière, dans l'étouffement et la
clarté rouge de la salle.

Justement, un soir de novembre, ils étaient entrés au Grand Salon de
la Folie pour se réchauffer. Dehors, un petit frisquet coupait en
deux la figure des passants. Mais la salle était bondée. Il y avait là
dedans un grouillement du tonnerre de Dieu, du monde à toutes les
tables, du monde au milieu, du monde en l'air, un vrai tas de
charcuterie; oui, ceux qui aimaient les tripes à la mode de Caen,
pouvaient se régaler. Quand ils eurent fait deux fois le tour sans
trouver une table, ils prirent le parti de rester debout, à attendre
qu'une société eût débarrassé le plancher. Coupeau se dandinait sur
ses pieds, en blouse sale, en vieille casquette de drap sans visière,
aplatie au sommet du crâne. Et, comme il barrait le passage, il vit un
petit jeune homme maigre qui essuyait la manche de son paletot, après
lui avoir donné un coup de coude.

-- Dites donc! cria-t-il, furieux, en retirant son brûle-gueule de sa
bouche noire, vous ne pourriez pas demander excuse?... Et ça fait le
dégoûté encore, parce qu'on porte une blouse!

Le jeune homme s'était retourné, toisant le zingueur, qui continuait:

-- Apprends un peu, bougre de greluchon, que la blouse est le plus
beau vêtement, oui! le vêtement du travail!... Je vas t'essuyer, moi,
si tu veux, avec une paire de claques... A-t-on jamais vu des tantes
pareilles qui insultent l'ouvrier!

Gervaise tâchait vainement de le calmer. Il s'étalait dans ses
guenilles, il tapait sur sa blouse, en gueulant:

-- Là dedans, il y a la poitrine d'un homme!

Alors, le jeune homme se perdit au milieu de la foule, en murmurant:

-- En voilà un sale voyou!

Coupeau voulut le rattraper. Plus souvent qu'il se laissât mécaniser
par un paletot! Il n'était seulement pas payé, celui-là! Quelque
pelure d'occasion pour lever une femme sans lâcher un centime. S'il le
retrouvait, il le collait à genoux et lui faisait saluer la blouse.
Mais l'étouffement était trop grand, on ne pouvait pas marcher.
Gervaise et lui tournaient avec lenteur autour des danses; un triple
rang de curieux s'écrasaient, les faces allumées, lorsqu'un homme
s'étalait ou qu'une dame montrait tout en levant la jambe; et, comme
ils étaient petits l'un et l'autre, ils se haussaient sur les pieds,
pour voir quelque chose, les chignons et les chapeaux qui sautaient.
L'orchestre, de ses instruments de cuivre fêlés, jouait furieusement
un quadrille, une tempête dont la salle tremblait; tandis que les
danseurs, tapant des pieds, soulevaient une poussière qui alourdissait
le flamboiement du gaz. La chaleur était à crever.

-- Regarde donc! dit tout d'un coup Gervaise.

-- Quoi donc!

-- -Ce caloquet de velours, là-bas.

Ils se grandirent. C'était, à gauche, un vieux chapeau de velours
noir, avec deux plumes déguenillées qui se balançaient; un vrai plumet
de corbillard. Mais ils n'apercevaient toujours que ce chapeau,
dansant un chahut de tous les diables, cabriolant, tourbillonnant,
plongeant et jaillissant. Ils le perdaient parmi la débandade enragée
des têtes, et ils le retrouvaient, se balançant au-dessus des autres,
d'une effronterie si drôle, que les gens, autour d'eux, rigolaient,
rien qu'à regarder ce chapeau danser, sans savoir ce qu'il y avait
dessous.

-- Eh bien? demanda Coupeau.

-- Tu ne reconnais pas ce chignon-là? murmura Gervaise, étranglée. Ma
tête à couper que c'est elle!

Le zingueur, d'une poussée, écarta la foule. Nom de Dieu! oui, c'était
Nana! Et dans une jolie toilette encore! Elle n'avait plus sur le
derrière qu'une vieille robe de soie, toute poissée d'avoir essuyé les
tables des caboulots, et dont les volants arrachés dégobillaient de
partout. Avec ça, en taille, sans un bout de châle sur les épaules,
montrant son corsage nu aux boutonnières craquées. Dire que cette
gueuse-là avait eu un vieux rempli d'attentions, et qu'elle en était
tombée à ce point, pour suivre quelque marlou qui devait la battre!
N'importe, elle restait joliment fraîche et friande, ébouriffée comme
un caniche, et le bec rose sous son grand coquin de chapeau.

-- Attends, je vais te la faire danser! reprit Coupeau.

Nana ne se méfiait pas, naturellement. Elle se tortillait, fallait
voir! Et des coups de derrière à gauche, et des coups de derrière à
droite, des révérences qui la cassaient en deux, des battements de
pieds jetés, dans la figure de son cavalier, comme si elle allait se
fendre! On faisait cercle, on l'applaudissait; et, lancée, elle
ramassait ses jupes, les retroussait jusqu'aux genoux, toute secouée
par le branle du chahut, fouettée et tournant pareille à une toupie,
s'abattant sur le plancher dans de grands écarts qui l'aplatissaient,
puis reprenant une petite danse modeste, avec un roulement de hanches
et de gorge d'un chic épatant. C'était à l'emporter dans un coin pour
la manger de caresses.

Cependant, Coupeau, tombant en plein dans la pastourelle, dérangeait
la figure et recevait des bourrades.

-- Je vous dis que c'est ma fille! cria-t-il. Laissez-moi passer!

Nana, précisément, s'en allait à reculons, balayant le parquet avec
ses plumes, arrondissant son postérieur et lui donnant de petites
secousses, pour que ce fût plus gentil. Elle reçut un maître coup de
soulier, juste au bon endroit, se releva et devint toute pâle en
reconnaissant son père et sa mère. Pas de chance, par exemple!

-- A la porte! hurlaient les danseurs.

Mais Coupeau, qui venait de retrouver dans le cavalier de sa fille le
jeune homme maigre au paletot, se fichait pas mal du monde.

-- Oui, c'est nous! gueulait-il. Hein! tu ne t'attendais pas... Ah!
c'est ici qu'on te pince, et avec un blanc-bec qui m'a manqué de
respect tout à l'heure!

Gervaise, les dents serrées, le poussa, en disant:

-- Tais-toi!... Il n'y a pas besoin de tant d'explications.

Et, s'avançant, elle flanqua à Nana deux gifles soignées. La première
mit de côté le chapeau à plumes, la seconde resta marquée en rouge sur
la joue blanche comme un linge. Nana, stupide, les reçut sans pleurer,
sans se rebiffer. L'orchestre continuait, la foule se fâchait et
répétait violemment:

-- A la porte! à la porte!

-- Allons, file! reprit Gervaise; marche devant! et ne t'avise pas de
te sauver, ou je te fais coucher en prison!

Le petit jeune homme avait prudemment disparu. Alors, Nana marcha
devant, très raide, encore dans la stupeur de sa mauvaise chance.
Quand elle faisait mine de rechigner, une calotte par derrière la
remettait dans le chemin de la porte. Et ils sortirent ainsi tous les
trois, au milieu des plaisanteries et des huées de la salle, tandis
que l'orchestre achevait la pastourelle, avec un tel tonnerre que les
trombones semblaient cracher des boulets.

La vie recommença. Nana, après avoir dormi douze heures dans son
ancien cabinet, se montra très gentille pendant une semaine. Elle
s'était rafistolé une petite robe modeste, elle portait un bonnet dont
elle nouait les brides sous son chignon. Même, prise d'un beau feu,
elle déclara qu'elle voulait travailler chez elle; on gagnait ce qu'on
voulait chez soi, puis on n'entendait pas les saletés de l'atelier; et
elle chercha de l'ouvrage, elle s'installa sur une table avec ses
outils, se levant à cinq heures, les premiers jours, pour rouler ses
queues de violettes. Mais, quand elle en eut livré quelques grosses,
elle s'étira les bras devant la besogne, les mains tordues de crampes,
ayant perdu l'habitude des queues et suffoquant de rester enfermée,
elle qui s'était donné un si joli courant d'air de six mois. Alors, le
pot à colle sécha, les pétales et le papier vert attrapèrent des
taches de graisse, le patron vint trois fois lui-même faire des scènes
en réclamant ses fournitures perdues. Nana se traînait, empochait
toujours des tatouilles de son père, s'empoignait avec sa mère matin
et soir, des querelles où les deux femmes se jetaient à la tête des
abominations. Ça ne pouvait pas durer; le douzième jour, la garce
fila, emportant pour tout bagage sa robe modeste à son derrière et son
bonnichon sur l'oreille. Les Lorilleux, que le retour et le repentir
de la petite laissaient pincés, faillirent s'étaler les quatre fers en
l'air, tant ils crevèrent de rire. Deuxième représentation, éclipse
second numéro, les demoiselles pour Saint-Lazare, en voiture! Non,
c'était trop comique. Nana avait un chic pour se tirer les pattes! Ah
bien! si les Coupeau voulaient la garder maintenant, ils n'avaient
plus qu'à lui coudre son affaire et à la mettre en cage!

Les Coupeau, devant le monde, affectèrent d'être bien débarrassés. Au
fond, ils rageaient. Mais la rage n'a toujours qu'un temps. Bientôt,
ils apprirent, sans même cligner un oeil, que Nana roulait le
quartier. Gervaise, qui l'accusait de faire ça pour les déshonorer, se
mettait au-dessus des potins; elle pouvait rencontrer sa donzelle dans
la rue, elle ne se salirait seulement pas la main à lui envoyer une
baffre; oui, c'était bien fini, elle l'aurait trouvée en train de
crever par terre, la peau nue sur le pavé, qu'elle serait passée sans
dire que ce chameau venait de ses entrailles. Nana allumait tous les
bals des environs. On la connaissait de la Reine-Blanche au Grand
Salon de la Folie. Quand elle entrait à l'Elysée-Montmartre, on
montait sur les tables pour lui voir faire, à la pastourelle,
l'écrevisse qui renifle. Comme on l'avait flanquée deux fois dehors,
au Château-Rouge, elle rôdait seulement devant la porte, en
attendant des personnes de sa connaissance. La Boule-Noire, sur le
boulevard, et le Grand-Turc, rue des Poissonniers, étaient des
salles comme il faut où elle allait lorsqu'elle avait du linge. Mais,
de tous les bastringues du quartier, elle préférait encore le Bal de
l'Ermitage, dans une cour humide, et le Bal Robert, impasse du
Cadran, deux infectes petites salles éclairées par une demi-douzaine
de quinquets, tenues à la papa, tous contents et tous libres, si bien
qu'on laissait les cavaliers et leurs dames s'embrasser au fond, sans
les déranger. Et Nana avait des hauts et des bas, de vrais coups de
baguette, tantôt nippée comme une femme chic, tantôt balayant la
crotte comme une souillon. Ah! elle menait une belle vie!

Plusieurs fois, les Coupeau crurent apercevoir leur fille dans des
endroits pas propres. Ils tournaient le dos, ils décampaient d'un
autre côté, pour ne pas être obligés de la reconnaître. Ils n'étaient
plus d'humeur à se faire blaguer de toute une salle, pour ramener chez
eux une voirie pareille. Mais, un soir, vers dix heures, comme ils se
couchaient, on donna des coups de poing dans la porte. C'était Nana
qui, tranquillement, venait demander à coucher; et dans quel état, bon
Dieu! nu-tête, une robe en loques, des bottines éculées, une toilette
à se faire ramasser et conduire au Dépôt. Elle reçut une rossée,
naturellement; puis, elle tomba goulûment sur un morceau de pain dur,
et s'endormit, éreintée, avec une dernière bouchée aux dents. Alors,
ce train-train continua. Quand la petite se sentait un peu requinquée,
elle s'évaporait un matin. Ni vu ni connu! l'oiseau était parti. Et
des semaines, des mois s'écoulaient, elle semblait perdue, lorsqu'elle
reparaissait tout d'un coup, sans jamais dire d'où elle arrivait, des
fois sale à ne pas être prise avec des pincettes, et égratignée du
haut en bas du corps, d'autres fois bien mise, mais si molle et vidée
par la noce, qu'elle ne tenait plus debout. Les parents avaient dû
s'accoutumer. Les roulées n'y faisaient rien. Ils la trépignaient, ce
qui ne l'empêchait pas de prendre leur chez eux comme une auberge, où
l'on couchait à la semaine. Elle savait qu'elle payait son lit d'une
danse, elle se tâtait et venait recevoir la danse, s'il y avait
bénéfice pour elle. D'ailleurs, on se lasse de taper. Les Coupeau
finissaient par accepter les bordées de Nana. Elle rentrait, ne
rentrait pas, pourvu qu'elle ne laissât pas la porte ouverte, ça
suffisait. Mon Dieu! l'habitude use l'honnêteté comme autre chose.

Une seule chose mettait Gervaise hors d'elle. C'était lorsque sa fille
reparaissait avec des robes à queue et des chapeaux couverts de
plumes. Non, ce luxe-là, elle ne pouvait pas l'avaler. Que Nana fît la
noce, si elle voulait; mais, quand elle venait chez sa mère, qu'elle
s'habillât au moins comme une ouvrière doit être habillée. Les robes à
queue faisaient une révolution dans la maison: les Lorilleux
ricanaient; Lantier, tout émoustillé, tournait autour de la petite,
pour renifler sa bonne odeur; les Boche avaient défendu à Pauline de
fréquenter cette rouchie, avec ses oripeaux. Et Gervaise se fâchait
également des sommeils écrasés de Nana, lorsque, après une de ses
fugues, elle dormait jusqu'à midi, dépoitraillée, le chignon défait et
plein encore d'épingles à cheveux, si blanche, respirant si court,
qu'elle semblait morte. Elle la secouait des cinq ou six fois dans la
matinée, en la menaçant de lui flanquer sur le ventre une potée d'eau.
Cette belle fille fainéante, à moitié nue, toute grasse de vice,
l'exaspérait en cuvant ainsi l'amour dont sa chair semblait gonflée,
sans pouvoir même se réveiller. Nana ouvrait un oeil, le refermait,
s'étalait davantage.

Un jour, Gervaise qui lui reprochait sa vie crûment, et lui demandait
si elle donnait dans les pantalons rouges, pour rentrer cassée à ce
point, exécuta enfin sa menace en lui secouant sa main mouillée sur le
corps. La petite, furieuse, se roula dans le drap, en criant:

-- En voilà assez, n'est-ce pas? maman! Ne causons pas des hommes, ça
vaudra mieux. Tu as fait ce que tu as voulu, je fais ce que je veux.

-- Comment? comment? bégaya la mère.

-- Oui, je ne t'en ai jamais parlé, parce que ça ne me regardait pas;
mais tu ne te gênais guère, je t'ai vue assez souvent te promener en
chemise, en bas, quand papa ronflait... Ça ne te plaît plus
maintenant, mais ça plaît aux autres. Fiche-moi la paix, fallait pas
me donner l'exemple!

Gervaise resta toute pâle, les mains tremblantes, tournant sans savoir
ce qu'elle faisait, pendant que Nana, aplatie sur la gorge, serrant
son oreiller entre ses bras, retombait dans l'engourdissement de son
sommeil de plomb.

Coupeau grognait, n'ayant même plus l'idée d'allonger des claques. Il
perdait la boule, complètement. Et, vraiment, il n'y avait pas à le
traiter de père sans moralité, car la boisson lui ôtait toute
conscience du bien et du mal.

Maintenant, c'était réglé. Il ne dessoûlait pas de six mois, puis il
tombait et entrait à Sainte-Anne; une partie de campagne pour lui. Les
Lorilleux disaient que monsieur le duc de Tord-Boyaux se rendait dans
ses propriétés. Au bout de quelques semaines, il sortait de l'asile,
réparé, recloué, et recommençait à se démolir, jusqu'au jour où, de
nouveau sur le flanc, il avait encore besoin d'un raccommodage. En
trois ans, il entra ainsi sept fois à Sainte-Anne. Le quartier
racontait qu'on lui gardait sa cellule. Mais le vilain de l'histoire
était que cet entêté soûlard se cassait davantage chaque fois, si bien
que, de rechute en rechute, on pouvait prévoir la cabriole finale, le
dernier craquement de ce tonneau malade dont les cercles pétaient les
uns après les autres.

Avec ça, il oubliait d'embellir; un revenant à regarder! Le poison le
travaillait rudement. Son corps imbibé d'alcool se ratatinait comme
les foetus qui sont dans des bocaux, chez les pharmaciens. Quand il se
mettait devant une fenêtre, on apercevait le jour au travers de ses
côtes, tant il était maigre. Les joues creuses, les yeux dégouttants,
pleurant assez de cire pour fournir une cathédrale, il ne gardait que
sa truffe de fleurie, belle et rouge, pareille à un oeillet au milieu
de sa trogne dévastée. Ceux qui savaient son âge, quarante ans sonnés,
avaient un petit frisson, lorsqu'il passait, courbé, vacillant, vieux
comme les rues. Et le tremblement de ses mains redoublait, sa main
droite surtout battait tellement la breloque, que, certains jours, il
devait prendre son verre dans ses deux poings, pour le porter à ses
lèvres. Oh! ce nom de Dieu de tremblement! c'était la seule chose qui
le taquinât encore, au milieu de sa vacherie générale! On l'entendait
grogner des injures féroces contre ses mains. D'autres fois, on le
voyait pendant des heures en contemplation devant ses mains qui
dansaient, les regardant sauter comme des grenouilles, sans rien dire,
ne se fâchant plus, ayant l'air de chercher quelle mécanique
intérieure pouvait leur faire faire joujou de la sorte; et, un soir,
Gervaise l'avait trouvé ainsi, avec deux grosses larmes qui coulaient
sur ses joues cuites de pochard.

Le dernier été, pendant lequel Nana traîna chez ses parents les restes
de ses nuits, fut surtout mauvais pour Coupeau. Sa voix changea
complètement, comme si le fil-en-quatre avait mis une musique nouvelle
dans sa gorge. Il devint sourd d'une oreille. Puis, en quelques jours,
sa vue baissa; il lui fallait tenir la rampe de l'escalier, s'il ne
voulait pas dégringoler. Quant à sa santé, elle se reposait, comme on
dit. Il avait des maux de tête abominables, des étourdissements qui
lui faisaient voir trente-six chandelles. Tout d'un coup, des douleurs
aiguës le prenaient dans les bras et dans les jambes; il pâlissait, il
était obligé de s'asseoir, et restait sur une chaise hébété pendant
des heures; même, après une de ces crises, il avait gardé son bras
paralysé tout un jour. Plusieurs fois, il s'alita; il se pelotonnait,
se cachait sous le drap, avec le souffle fort et continu d'un animal
qui souffre. Alors, les extravagances de Sainte-Anne recommençaient.
Méfiant, inquiet, tourmenté d'une fièvre ardente, il se roulait dans
des rages folles, déchirait ses blouses, mordait les meubles de sa
mâchoire convulsée; ou bien il tombait à un grand attendrissement,
lâchant des plaintes de fille, sanglotant et se lamentant de n'être
aimé par personne. Un soir, Gervaise et Nana, qui rentraient ensemble,
ne le trouvèrent plus dans son lit. À sa place, il avait couché le
traversin. Et, quand elles le découvrirent, caché entre le lit et le
mur, il claquait des dents, il racontait que des hommes allaient venir
l'assassiner. Les deux femmes durent le recoucher et le rassurer comme
un enfant.

Coupeau ne connaissait qu'un remède, se coller sa chopine de cric, un
coup de bâton dans l'estomac, qui le mettait debout. Tous les matins,
il guérissait ainsi sa pituite. La mémoire avait filé depuis
longtemps, son crâne était vide; et il ne se trouvait pas plus tôt sur
les pieds, qu'il blaguait la maladie. Il n'avait jamais été malade.
Oui, il en était à ce point où l'on crève en disant qu'on se porte
bien. D'ailleurs, il déménageait aussi pour le reste. Quand Nana
rentrait, après des six semaines de promenade, il semblait croire
qu'elle revenait d'une commission dans le quartier. Souvent, accrochée
au bras d'un monsieur, elle le rencontrait et rigolait, sans qu'il la
reconnût. Enfin, il ne comptait plus, elle se serait assise sur lui,
si elle n'avait pas trouvé de chaise.

Ce fut aux premières gelées que Nana s'esbigna une fois encore, sous
le prétexte d'aller voir chez la fruitière s'il y avait des poires
cuites. Elle sentait l'hiver, elle ne voulait pas claquer des dents
devant le poêle éteint. Les Coupeau la traitèrent simplement de rosse,
parce qu'ils attendaient les poires. Sans doute elle rentrerait;
l'autre hiver, elle était bien restée trois semaines pour descendre
chercher deux sous de tabac. Mais les mois s'écoulèrent, la petite ne
reparaissait plus. Cette fois, elle avait dû prendre un fameux galop.
Lorsque juin arriva, elle ne revint pas davantage avec le soleil.
Décidément, c'était fini, elle avait trouvé du pain blanc quelque
part. Les Coupeau, un jour de dèche, vendirent le lit de fer de
l'enfant, six francs tout ronds qu'ils burent à Saint-Ouen. Ça les
encombrait, ce lit.

En juillet, un matin, Virginie appela Gervaise qui passait, et la pria
de donner un coup de main pour la vaisselle, parce que la veille
Lantier avait amené deux amis à régaler. Et, comme Gervaise lavait la
vaisselle, une vaisselle joliment grasse du gueuleton du chapelier,
celui-ci, en train de digérer encore dans la boutique, cria tout d'un
coup:

-- Vous ne savez pas, la mère! j'ai vu Nana, l'autre jour.

Virginie, assise au comptoir, l'air soucieux en face des bocaux et des
tiroirs qui se vidaient, hocha furieusement la tête. Elle se retenait,
pour ne pas, en lâcher trop long; car ça finissait par sentir mauvais.
Lantier voyait Nana bien souvent. Oh! elle n'en aurait pas mis la main
au feu, il était homme à faire pire, quand une jupe lui trottait dans
la tête. Madame Lerat, qui venait d'entrer, très liée en ce moment
avec Virginie dont elle recevait les confidences, fit sa moue pleine
de gaillardise, en demandant:

-- Dans quel sens l'avez-vous vue?

-- Oh! dans le bon sens, répondit le chapelier, très flatté, riant et
frisant ses moustaches. Elle était en voiture; moi, je pataugeais sur
le pavé... Vrai, je vous le jure! Il n'y aurait pas à se défendre, car
les fils de famille qui la tutoient de près sont bigrement heureux!

Son regard s'était allumé, il se tourna vers Gervaise, debout au fond
de la boutique, en train d'essuyer un plat.

-- Oui, elle était en voiture, et une toilette d'un chic!... Je ne la
reconnaissais pas, tant elle ressemblait à une dame de la haute, les
quenottes blanches dans sa frimousse fraîche comme une fleur. C'est
elle qui m'a envoyé une risette avec son gant... Elle a fait un
vicomte, je crois. Oh! très lancée! Elle peut se ficher de nous tous,
elle a du bonheur par-dessus la tête, cette gueuse!... L'amour de
petit chat! non, vous n'avez pas idée d'un petit chat pareil!

Gervaise essuyait toujours son plat, bien qu'il fût net et luisant
depuis longtemps. Virginie réfléchissait, inquiète de deux billets
qu'elle ne savait pas comment payer le lendemain; tandis que Lantier,
gros et gras, suant le sucre dont il se nourrissait, emplissait de son
enthousiasme pour les petits trognons bien mis la boutique d'épicerie
fine, mangée déjà aux trois quarts, et où soufflait une odeur de
ruine. Oui, il n'avait plus que quelques pralines à croquer, quelques
sucres d'orge à sucer, pour nettoyer le commerce des Poisson. Tout
d'un coup, il aperçut, sur le trottoir d'en face, le sergent de ville
qui était de service et qui passait boutonné, l'épée battant la
cuisse. Et ça l'égaya davantage. Il força Virginie à regarder son
mari.

-- Ah bien! murmura-t-il, il a une bonne tête ce matin, Badingue!...
Attention! il serre trop les fesses, il a dû se faire coller un oeil
de verre quelque part, pour surprendre son monde.

Quand Gervaise remonta chez elle, elle trouva Coupeau assis au bord du
lit, dans l'hébétement d'une de ses crises. Il regardait le carreau de
ses yeux morts. Alors, elle s'assit elle-même sur une chaise, les
membres cassés, les mains tombées le long de sa jupe sale. Et, pendant
un quart d'heure, elle resta en face de lui, sans rien dire.

-- J'ai eu des nouvelles, murmura-t-elle enfin. On a vu ta fille...
Oui, ta fille est très chic et n'a plus besoin de toi. Elle est
joliment heureuse, celle-là, par exemple!... Ah! Dieu de Dieu! je
donnerais gros pour être à sa place.

Coupeau regardait toujours le carreau. Puis, il leva sa face ravagée,
il eut un rire d'idiot, en bégayant:

-- Dis donc, ma biche, je ne te retiens pas... T'es pas encore trop
mal, quand tu te débarbouilles. Tu sais, comme on dit, il n'y a pas si
vieille marmite qui ne trouve son couvercle... Dame! si ça devait
mettre du beurre dans les épinards!

Ce devait être le samedi après le terme, quelque chose comme le 12 ou
le 13 janvier, Gervaise ne savait plus au juste. Elle perdait la
boule, parce qu'il y avait des siècles qu'elle ne s'était rien mis de
chaud dans le ventre. Ah! quelle semaine infernale! un ratissage
complet, deux pains de quatre livres le mardi qui avaient duré
jusqu'au jeudi, puis une croûte sèche retrouvée la veille, et pas une
miette depuis trente-six heures, une vraie danse devant le buffet! Ce
qu'elle savait, par exemple, ce qu'elle sentait sur son dos, c'était
le temps de chien, un froid noir, un ciel barbouillé comme le cul
d'une poêle, crevant d'une neige qui s'entêtait à ne pas tomber. Quand
on a l'hiver et la faim dans les tripes, on peut serrer sa ceinture,
ça ne vous nourrit guère.

Peut-être, le soir, Coupeau rapporterait-il de l'argent. Il disait
qu'il travaillait. Tout est possible, n'est-ce pas? et Gervaise,
attrapée pourtant bien des fois, avait fini par compter sur cet
argent-là. Elle, après toutes sortes d'histoires, ne trouvait plus
seulement un torchon à laver dans le quartier; même une vieille dame
dont elle faisait le ménage, venait de la flanquer dehors, en
l'accusant de boire ses liqueurs. On ne voulait d'elle nulle part,
elle était brûlée; ce qui l'arrangeait dans le fond, car elle en était
tombée à ce point d'abrutissement, où l'on préfère crever que de
remuer ses dix doigts. Enfin, si Coupeau rapportait sa paie, on
mangerait quelque chose de chaud. Et, en attendant, comme midi n'avait
pas sonné, elle restait allongée sur la paillasse, parce qu'on a moins
froid et moins faim, lorsqu'on est allongé.

Gervaise appelait ça la paillasse; mais, à la vérité, ça n'était qu'un
tas de paille dans un coin. Peu à peu, le dodo avait filé chez les
revendeurs du quartier. D'abord, les jours de débine, elle avait
décousu le matelas, où elle prenait des poignées de laine, qu'elle
sortait dans son tablier et vendait dix sous la livre, rue Belhomme.
Ensuite, le matelas vidé, elle s'était fait trente sous de la toile,
un matin, pour se payer du café. Les oreillers avaient suivi, puis le
traversin. Restait le bois de lit, qu'elle ne pouvait mettre sous son
bras, à cause des Boche, qui auraient ameuté la maison, s'ils avaient
vu s'envoler la garantie du propriétaire. Et cependant, un soir, aidée
de Coupeau, elle guetta les Boche en train de gueuletonner, et
déménagea le lit tranquillement, morceau par morceau, les bateaux, les
dossiers, le cadre de fond. Avec les dix francs de ce lavage, ils
fricotèrent trois jours. Est-ce que la paillasse ne suffisait pas?
Même la toile était allée rejoindre celle du matelas; ils avaient
ainsi achevé de manger le dodo, en se donnant une indigestion de pain,
après une fringale de vingt-quatre heures. On poussait la paille d'un
coup de balai, le poussier était toujours retourné, et ça n'était pas
plus sale qu'autre chose.

Sur le tas de paille, Gervaise, tout habillée, se tenait en chien de
fusil, les pattes ramenées sous sa guenille de jupon, pour avoir plus
chaud. Et, pelotonnée, les yeux grands ouverts, elle remuait des idées
pas drôles, ce jour-là. Ah! non, sacré mâtin! on ne pouvait continuer
ainsi à vivre sans manger! Elle ne sentait plus sa faim; seulement,
elle avait un plomb dans l'estomac, tandis que son crâne lui semblait
vide. Bien sûr, ce n'était pas aux quatre coins de la turne qu'elle
trouvait des sujets de gaieté! Un vrai chenil, maintenant, où les
levrettes qui portent des paletots, dans les rues, ne seraient pas
demeurées en peinture. Ses yeux pâles regardaient les murailles nues.
Depuis longtemps ma tante avait tout pris. Il restait la commode, la
table et une chaise; encore le marbre et les tiroirs de la commode
s'étaient-ils évaporés par le même chemin que le bois de lit. Un
incendie n'aurait pas mieux nettoyé ça, les petits bibelots avaient
fondu, à commencer par la toquante, une montre de douze francs,
jusqu'aux photographies de la famille, dont une marchande lui avait
acheté les cadres; une marchande bien complaisante, chez laquelle elle
portait une casserole, un fer à repasser, un peigne, et qui lui
allongeait cinq sous, trois sous, deux sous, selon l'objet, de quoi
remonter avec un morceau de pain. A présent, il ne restait plus qu'une
vieille paire de mouchettes cassée, dont la marchande lui refusait un
sou. Oh! si elle avait su à qui vendre les ordures, la poussière et la
crasse, elle aurait vite ouvert boutique, car la chambre était d'une
jolie saleté! Elle n'apercevait que des toiles d'araignée, dans les
coins, et les toiles d'araignée sont peut-être bonnes pour les
coupures, mais il n'y a pas encore de négociant qui les achète. Alors,
la tête tournée, lâchant l'espoir de faire du commerce, elle se
recroquevillait davantage sur sa paillasse, elle préférait regarder
par la fenêtre le ciel chargé de neige, un jour triste qui lui glaçait
la moelle des os.

Que d'embêtements! A quoi bon se mettre dans tous ses états et se
turlupiner la cervelle? Si elle avait pu pioncer au moins! Mais sa
pétaudière de cambuse lui trottait par la tête. M. Marescot, le
propriétaire, était venu lui-même, la veille, leur dire qu'il les
expulserait, s'ils n'avaient pas payé les deux termes arriérés dans
les huit jours. Eh bien! il les expulserait, ils ne seraient
certainement pas plus mal sur le pavé! Voyez-vous ce sagouin avec son
pardessus et ses gants de laine, qui montait leur parler des termes,
comme s'ils avaient eu un boursicot caché quelque part! Nom d'un
chien! au lieu de se serrer le gaviot, elle aurait commencé par se
coller quelque chose dans les badigoinces! Vrai, elle le trouvait trop
rossard, cet entripaillé, elle l'avait où vous savez, et profondément
encore! C'était comme sa bête brute de Coupeau, qui ne pouvait plus
rentrer sans lui tomber sur le casaquin: elle le mettait dans le même
endroit que le propriétaire. A cette heure, son endroit devait être
bigrement large, car elle y envoyait tout le monde, tant elle aurait
voulu se débarrasser du monde et de la vie. Elle devenait un vrai
grenier à coups de poing. Coupeau avait un gourdin qu'il appelait son
éventail à bourrique; et il éventait la bourgeoise, fallait voir! des
suées abominables, dont elle sortait en nage. Elle, pas trop bonne non
plus, mordait et griffait. Alors, on se trépignait dans la chambre
vide, des peignées à se faire passer le goût du pain. Mais elle
finissait par se ficher des dégelées comme du reste. Coupeau pouvait
faire la Saint-Lundi des semaines entières, tirer des bordées qui
duraient des mois, rentrer fou de boisson et vouloir la réguiser, elle
s'était habituée, elle le trouvait tannant, pas davantage. Et c'était
ces jours-là qu'elle l'avait dans le derrière. Oui, dans le derrière,
son cochon d'homme! dans le derrière, les Lorilleux, les Boche et les
Poisson! dans le derrière, le quartier qui la méprisait! Tout Paris y
entrait, et elle l'y enfonçait d'une tape, avec un geste de suprême
indifférence, heureuse et vengée pourtant de le fourrer là.

Par malheur, si l'on s'accoutume à tout, on n'a pas encore pu prendre
l'habitude de ne point manger. C'était uniquement là ce qui défrisait
Gervaise. Elle se moquait d'être la dernière des dernières, au fin
fond du ruisseau, et de voir les gens s'essuyer, quand elle passait
près d'eux. Les mauvaises manières ne la gênaient plus, tandis que la
faim lui tordait toujours les boyaux. Oh! elle avait dit adieu aux
petits plats, elle était descendue à dévorer tout ce qu'elle trouvait.
Les jours de noce, maintenant, elle achetait chez le boucher des
déchets de viande à quatre sous la livre, las de traîner et de noircir
dans une assiette; et elle mettait ça avec une potée de pommes de
terre, qu'elle touillait au fond d'un poêlon. Ou bien elle fricassait
un coeur de boeuf, un rata dont elle se léchait les lèvres. D'autres
fois, quand elle avait du vin, elle se payait une trempette, une vraie
soupe de perroquet. Les deux sous de fromage d'Italie, les boisseaux
de pommes blanches, les quarts de haricots secs cuits dans leur jus,
étaient encore des régals qu'elle ne pouvait plus se donner souvent.
Elle tombait aux arlequins, dans les gargots borgnes, où, pour un sou,
elle avait des tas d'arêtes de poisson mêlées à des rognures de rôti
gâté. Elle tombait plus bas, mendiait chez un restaurateur charitable
les croûtes des clients, et faisait une panade, en les laissant
mitonner le plus longtemps possible sur le fourneau d'un voisin. Elle
en arrivait, les matins de fringale, à rôder avec les chiens, pour
voir aux portes des marchands, avant le passage des boueux; et c'était
ainsi qu'elle avait parfois des plats de riches, des melons pourris,
des maquereaux tournés, des côtelettes dont elle visitait le manche,
par crainte des asticots. Oui, elle en était là; ça répugne les
délicats, cette idée; mais si les délicats n'avaient rien tortillé de
trois jours, nous verrions un peu s'ils bouderaient contre leur
ventre; ils se mettraient à quatre pattes et mangeraient aux ordures
comme les camarades. Ah! la crevaison des pauvres, les entrailles
vides qui crient la faim, le besoin des bêtes claquant des dents et
s'empiffrant de choses immondes, dans ce grand Paris si doré et si
flambant! Et dire que Gervaise s'était fichu des ventrées d'oie
grasse! Maintenant, elle pouvait s'en torcher le nez. Un jour, Coupeau
lui ayant chipé deux bons de pain pour les revendre et les boire, elle
avait failli le tuer d'un coup de pelle, affamée, enragée par le vol
de ce morceau de pain.

Cependant, à force de regarder le ciel blafard, elle s'était endormie
d'un petit sommeil pénible. Elle rêvait que ce ciel chargé de neige
crevait sur elle, tant le froid la pinçait. Brusquement, elle se mit
debout, réveillée en sursaut par un grand frisson d'angoisse. Mon
Dieu! est-ce qu'elle allait mourir? Grelottante, hagarde, elle vit
qu'il faisait jour encore. La nuit ne viendrait donc pas! Comme le
temps est long, quand on n'a rien dans le ventre! Son estomac
s'éveillait, lui aussi, et la torturait. Tombée sur la chaise, la tête
basse, les mains entre les cuisses pour se réchauffer, elle calculait
déjà le dîner, dès que Coupeau apporterait l'argent: un pain, un
litre, deux portions de gras-double à la lyonnaise. Trois heures
sonnèrent au coucou du père Bazouge. Il n'était que trois heures.
Alors elle pleura. Jamais elle n'aurait la force d'attendre sept
heures. Elle avait un balancement de tout son corps, le dandinement
d'une petite fille qui berce sa grosse douleur, pliée en deux,
s'écrasant l'estomac, pour ne plus le sentir. Ah! il vaut mieux
accoucher que d'avoir faim! Et, ne se soulageant pas, prise d'une
rage, elle se leva, piétina, espérant rendormir sa faim comme un
enfant qu'on promène. Pendant une demi-heure, elle se cogna aux quatre
coins de la chambre vide. Puis, tout d'un coup, elle s'arrêta, les
yeux fixes. Tant pis! ils diraient ce qu'ils diraient, elle leur
lécherait les pieds s'ils voulaient, mais elle allait emprunter dix
sous aux Lorilleux.

L'hiver, dans cet escalier de la maison, l'escalier des pouilleux,
c'étaient de continuels emprunts de dix sous, de vingt sous, des
petits services que ces meurt-de-faim se rendaient les uns aux autres.
Seulement, on serait plutôt mort que de s'adresser aux Lorilleux,
parce qu'on les savait trop durs à la détente. Gervaise, en allant
frapper chez eux, montrait un beau courage. Elle avait si peur, dans
le corridor, qu'elle éprouva ce brusque soulagement des gens qui
sonnent chez les dentistes.

-- Entrez! cria la voix aigre du chaîniste.

Comme il faisait bon, là dedans! La forge flambait, allumait l'étroit
atelier de sa flamme blanche, pendant que madame Lorilleux mettait à
recuire une pelote de fil d'or. Lorilleux, devant son établi, suait,
tant il avait, chaud, en train de souder des maillons au chalumeau. Et
ça sentait bon, une soupe aux choux mijotait sur le poêle, exhalant
une vapeur qui retournait le coeur de Gervaise et la faisait
s'évanouir.

-- Ah! c'est vous, grogna madame Lorilleux, sans lui dire seulement de
s'asseoir. Qu'est-ce que vous voulez?

Gervaise ne répondit pas. Elle n'était pas trop mal avec les
Lorilleux, cette semaine-là. Mais la demande des dix sous lui restait
dans la gorge, parce qu'elle venait d'apercevoir Boche, carrément
assis près du poêle, en train de faire des cancans. Il avait un air de
se ficher du monde, cet animal! Il riait comme un cul, le trou de la
bouche arrondi, et les joues tellement bouffies qu'elles lui cachaient
le nez; un vrai cul, enfin!

-- Qu'est-ce que vous voulez? répéta Lorilleux.

-- Vous n'avez pas vu Coupeau? finit par balbutier Gervaise. Je le
croyais ici.

Les chaînistes et le concierge ricanèrent. Non, bien sûr, ils
n'avaient pas vu Coupeau. Ils n'offraient pas assez de petits verres
pour voir Coupeau comme ça. Gervaise fit un effort et reprit en
bégayant:

-- C'est qu'il m'avait promis de rentrer... Oui, il doit m'apporter de
l'argent... Et comme j'ai absolument besoin de quelque chose...

Un gros silence régna. Madame Lorilleux éventait rudement le feu de la
forge, Lorilleux avait baissé le nez sur le bout de chaîne qui
s'allongeait entre ses doigts, tandis que Boche gardait son rire de
pleine lune, le trou de la bouche si rond, qu'on éprouvait l'envie d'y
fourrer le doigt, pour voir.

-- Si j'avais seulement dix sous, murmura Gervaise à voix basse.

Le silence continua.

-- Vous ne pourriez pas me prêter dix sous?... Oh! je vous les
rendrais ce soir!

Madame Lorilleux se tourna et la regarda fixement. En voilà une
peloteuse qui venait les empaument Aujourd'hui, elle les tapait de dix
sous, demain ce serait de vingt, et il n'y avait plus de raison pour
s'arrêter. Non, non, pas de ça. Mardi, s'il fait chaud!

-- Mais, ma chère, cria-t-elle, vous savez bien que nous n'avons pas
d'argent! Tenez, voilà la doublure de ma poche. Vous pouvez nous
fouiller... Ce serait de bon coeur, naturellement.

-- Le coeur y est toujours, grogna Lorilleux; seulement, quand on ne
peut pas, on ne peut pas.

Gervaise, très humble, les approuvait de la tête. Cependant, elle ne
s'en allait pas, elle guignait l'or du coin de l'oeil, les liasses
d'or pendues au mur, le fil d'or que la femme tirait à la filière de
toute la force de ses petits bras, les maillons d'or en tas sous les
doigts noueux du mari. Et elle pensait qu'un bout de ce vilain métal
noirâtre aurait suffi pour se payer un bon dîner. Ce jour-là,
l'atelier avait beau être sale, avec ses vieux fers, sa poussière de
charbon, sa crasse des huiles mal essuyées, elle le voyait
resplendissant de richesses, comme la boutique d'un changeur. Aussi se
risqua-t-elle à répéter, doucement:

-- Je vous les rendrais, je vous les rendrais, bien sûr... Dix sous,
ça ne vous gênerait pas.

Elle avait le coeur tout gonflé, en ne voulant pas avouer qu'elle se
brossait le ventre depuis la veille. Puis, elle sentit ses jambes qui
se cassaient, elle eut peur de fondre en larmes, bégayant encore:

-- Vous seriez si gentils!... Vous ne pouvez pas savoir... Oui, j'en
suis là, mon Dieu, j'en suis là...

Alors, les Lorilleux pincèrent les lèvres et échangèrent un mince
regard. La Banban mendiait, à cette heure! Eh bien! le plongeon était
complet. C'est eux qui n'aimaient pas ça! S'ils avaient su, ils se
seraient barricadés, parce qu'on doit toujours être sur l'oeil avec
les mendiants, des gens qui s'introduisent dans les appartements sous
des prétextes, et qui filent en déménageant les objets précieux.
D'autant plus que, chez eux, il y avait de quoi voler; on pouvait
envoyer les doigts partout, et en emporter des trente et des quarante
francs, rien qu'en fermant le poing. Déjà, plusieurs fois, ils
s'étaient méfiés, en remarquant la drôle de figure de Gervaise, quand
elle se plantait devant l'or. Cette fois, par exemple, ils allaient la
surveiller. Et, comme elle s'approchait davantage, les pieds sur la
claie de bois, le chaîniste lui cria rudement, sans répondre davantage
à sa demande:

-- Dites donc! faites un peu attention, vous allez encore emporter des
brins d'or à vos semelles... Vrai, on dirait que vous avez là-dessous
de la graisse, pour que ça colle.

Gervaise, lentement, recula. Elle s'était appuyée un instant à une
étagère, et, voyant madame Lorilleux lui examiner les mains, elle les
ouvrit toutes grandes, les montra, disant de sa voix molle, sans se
fâcher, en femme tombée qui accepte tout:

-- Je n'ai rien pris, vous pouvez regarder.

Et elle s'en alla, parce que l'odeur forte de la soupe aux choux et la
bonne chaleur de l'atelier la rendaient trop malade.

Ah! pour le coup, les Lorilleux ne la retinrent pas! Bon voyage, du
diable s'ils lui ouvraient encore! Ils avaient assez vu sa figure, ils
ne voulaient pas chez eux de la misère des autres, quand cette misère
était méritée. Et ils se laissèrent aller à une grosse jouissance
d'égoïsme, en se trouvant calés, bien au chaud, avec la perspective
d'une fameuse soupe. Boche aussi s'étalait, enflant encore ses joues,
si bien que son rire devenait malpropre. Ils se trouvaient tous
joliment vengés des anciennes manières de la Banban, de la boutique
bleue, des gueuletons, et du reste. C'était trop réussi, ça prouvait
où conduisait l'amour de la frigousse. Au rencart les gourmandes, les
paresseuses et les dévergondées!

-- Que ça de genre! ça vient quémander des dix sous! s'écria madame
Lorilleux derrière le dos de Gervaise. Oui, je t'en fiche, je vas lui
prêter dix sous tout de suite, pour qu'elle aille boire la goutte!

Gervaise traîna ses savates dans le corridor, alourdie, pliant les
épaules. Quand elle fut à sa porte, elle n'entra pas, sa chambre lui
faisait peur. Autant marcher, elle aurait plus chaud et prendrait
patience. En passant, elle allongea le cou dans la niche du père Bru,
sous l'escalier; encore un, celui-là, qui devait avoir un bel appétit,
car il déjeunait et dînait par coeur depuis trois jours; mais il
n'était pas là, il n'y avait que son trou, et elle éprouva une
jalousie, en s'imaginant qu'on pouvait l'avoir invité quelque part.
Puis, comme elle arrivait devant les Bijard, elle entendit des
plaintes, elle entra, la clef étant toujours sur la serrure.

-- Qu'est-ce qu'il y a donc? demanda-t-elle.

La chambre était très propre. On voyait bien que Lalie avait, le matin
encore, balayé et rangé les affaires. La misère avait beau souffler là
dedans, emporter les frusques, étaler sa ribambelle d'ordures, Lalie
venait derrière, et récurait tout, et donnait aux choses un air
gentil. Si ce n'était pas riche, ça sentait bon la ménagère, chez
elle. Ce jour-là, ses deux enfants, Henriette et Jules, avaient trouvé
de vieilles images, qu'ils découpaient tranquillement dans un coin.
Mais Gervaise fut toute surprise de trouver Lalie couchée, sur son
étroit lit de sangle, le drap au menton, très pâle. Elle couchée, par
exemple! elle était donc bien malade!

-- Qu'est-ce que vous avez? répéta Gervaise, inquiète.

Lalie ne se plaignit plus. Elle souleva lentement ses paupières
blanches, et voulut sourire de ses lèvres qu'un frisson convulsait.

-- Je n'ai rien, souffla-t-elle très bas, oh! bien vrai, rien du tout.

Puis, les yeux refermés, avec un effort:

-- J'étais trop fatiguée tous ces jours-ci, alors je fiche la paresse,
je me dorlote, vous voyez.

Mais son visage de gamine, marbré de taches livides, prenait une telle
expression de douleur suprême, que Gervaise, oubliant sa propre
agonie, joignit les mains et tomba à genoux près d'elle. Depuis un
mois, elle la voyait se tenir aux murs pour marcher, pliée en deux par
une toux qui sonnait joliment le sapin. La petite ne pouvait même plus
tousser. Elle eut un hoquet, des filets de sang coulèrent aux coins de
sa bouche.

-- Ce n'est pas ma faute, je ne me sens guère forte, murmura-t-elle
comme soulagée. Je me suis traînée, j'ai mis un peu d'ordre... C'est
assez propre, n'est-ce pas?... Et je voulais nettoyer les vitres, mais
les jambes m'ont manqué. Est-ce bête! Enfin, quand on a fini, on se
couche.

Elle s'interrompit, pour dire:

-- Voyez donc si mes enfants ne se coupent pas avec leurs ciseaux.

Et elle se tut, tremblante, écoutant un pas lourd qui montait
l'escalier. Brutalement, le père Bijard poussa la porte. Il avait son
coup de bouteille comme à l'ordinaire, les yeux flambants de la folie
furieuse du vitriol. Quand il aperçut Lalie couchée, il tapa sur ses
cuisses avec un ricanement, il décrocha le grand fouet, en grognant:

-- Ah! nom de Dieu, c'est trop fort! nous allons rire!... Les vaches
se mettent à la paille en plein midi, maintenant!... Est-ce que tu te
moques des paroissiens, sacré faignante?... Allons, houp! décanillons!

Il faisait déjà claquer le fouet au-dessus du lit. Mais l'enfant,
suppliante, répétait:

-- Non, papa, je t'en prie, ne frappe pas... Je te jure que tu aurais
du chagrin.... Ne frappe pas.

-- Veux-tu sauter, gueula-t-il plus fort, ou je te chatouille les
côtes!... Veux-tu sauter, bougre de rosse!

Alors, elle dit doucement:

-- Je ne puis pas, comprends-tu?... Je vais mourir.

Gervaise s'était jetée sur Bijard et lui arrachait le fouet. Lui,
hébété, restait devant le lit de sangle. Qu'est-ce qu'elle chantait
là, cette morveuse? Est-ce qu'on meurt si jeune, quand on n'a pas été
malade! Quelque frime pour se faire donner du sucre! Ah! il allait se
renseigner, et si elle mentait!

-- Tu verras, c'est la vérité, continuait-elle. Tant que j'ai pu, je
vous ai évité de la peine... Sois gentil, à cette heure, et dis-moi
adieu, papa.

Bijard tortillait son nez, de peur d'être mis dedans. C'était pourtant
vrai qu'elle avait une drôle de figure, une figure allongée et
sérieuse de grande personne. Le souffle de la mort, qui passait dans
la chambre, le dessoûlait. Il promena un regard autour de lui, de
l'air d'un homme tiré d'un long sommeil, vit le ménage en ordre, les
deux enfants débarbouillés, en train de jouer et de rire. Et il tomba
sur une chaise, balbutiant:

-- Notre petite mère, notre petite mère...

Il ne trouvait que ça, et c'était déjà bien tendre pour Lalie, qui
n'avait jamais été tant gâtée. Elle consola son père. Elle était
surtout ennuyée de s'en aller ainsi, avant d'avoir élevé tout à fait
ses enfants. Il en prendrait soin, n'est-ce pas? Elle lui donna de sa
voix mourante des détails sur la façon de les arranger, de les tenir
propres. Lui, abruti, repris par les fumées de l'ivresse, roulait la
tête en la regardant passer de ses yeux ronds. Ça remuait en lui
toutes sortes de choses; mais il ne trouvait plus rien, et avait la
couenne trop brûlée pour pleurer.

-- Écoute encore, reprit Lalie après un silence. Nous devons quatre
francs sept sous au boulanger; il faudra payer ça... Madame Gaudron a
un fer à nous que tu lui réclameras.... Ce soir, je n'ai pas pu faire
de la soupe, mais il reste du pain, et tu mettras chauffer les pommes
de terre...

Jusqu'à son dernier râle, ce pauvre chat restait la petite mère de
tout son monde. En voilà une qu'on ne remplacerait pas, bien sûr! Elle
mourait d'avoir eu à son âge la raison d'une vraie mère, la poitrine
encore trop tendre et trop étroite pour contenir une aussi large
maternité. Et, s'il perdait ce trésor, c'était bien la faute de sa
bête féroce de père. Après avoir tué la maman d'un coup de pied,
est-ce qu'il ne venait pas de massacrer la fille! Les deux bons anges
seraient dans la fosse, et lui n'aurait plus qu'à crever comme un
chien au coin d'une borne.

Gervaise, cependant, se retenait pour ne pas éclater en sanglots. Elle
tendait les mains, avec le désir de soulager l'enfant; et, comme le
lambeau de drap glissait, elle voulut le rabattre et arranger le lit.
Alors, le pauvre petit corps de la mourante apparut. Ah! Seigneur!
quelle misère et quelle pitié! Les pierres auraient pleuré. Lalie
était toute nue, un reste de camisole aux épaules en guise de chemise;
oui, toute nue, et d'une nudité saignante et douloureuse de martyre.
Elle n'avait plus de chair, les os trouaient la peau. Sur les côtes,
de minces zébrures violettes descendaient jusqu'aux cuisses, les
cinglements du fouet imprimés là tout vifs. Une tache livide cerclait
le bras gauche, comme si la mâchoire d'un étau avait broyé ce membre
si tendre, pas plus gros qu'une allumette. La jambe droite montrait
une déchirure mal fermée, quelque mauvais coup rouvert chaque matin en
trottant pour faire le ménage. Des pieds à la tête, elle n'était qu'un
noir. Oh! ce massacre de l'enfance, ces lourdes pattes d'homme
écrasant cet amour de qui-qui, cette abomination de tant de faiblesse
râlant sous une pareille croix! On adore dans les églises des saintes
fouettées dont la nudité est moins pure. Gervaise, de nouveau, s'était
accroupie, ne songeant plus à tirer le drap, renversée par la vue de
ce rien du tout pitoyable, aplati au fond du lit; et ses lèvres
tremblantes cherchaient des prières.

-- Madame Coupeau, murmura la petite, je vous en prie...

De ses bras trop courts, elle cherchait à rabattre le drap, toute
pudique, prise de honte pour son père. Bijard, stupide, les yeux sur
ce cadavre qu'il avait fait, roulait toujours la tête, du mouvement
ralenti d'un animal qui a de l'embêtement.

Et quand elle eut recouvert Lalie, Gervaise ne put rester là
davantage. La mourante s'affaiblissait, ne parlant plus, n'ayant que
son regard, son ancien regard noir de petite fille résignée et
songeuse, qu'elle fixait sur ses deux enfants, en train de découper
leurs images. La chambre s'emplissait d'ombre, Bijard cuvait sa bordée
dans l'hébétement de cette agonie. Non, non, la vie était trop
abominable! Ah! quelle sale chose! ah! quelle sale chose! Et Gervaise
partit, descendit l'escalier, sans savoir, la tête perdue, si gonflée
d'emmerdement qu'elle se serait volontiers allongée sous les roues
d'un omnibus, pour en finir.

Tout en courant, en bougonnant contre le sacré sort, elle se trouva
devant la porte du patron, où Coupeau prétendait travailler. Ses
jambes l'avaient conduite là, son estomac reprenait sa chanson, la
complainte de la faim en quatre-vingt-dix couplets, une complainte
qu'elle savait par coeur. De cette manière, si elle pinçait Coupeau à
la sortie, elle mettrait la main sur la monnaie, elle achèterait les
provisions. Une petite heure d'attente au plus, elle avalerait bien
encore ça, elle qui se suçait les pouces depuis la veille.

C'était rue de la Charbonnière, à l'angle de la rue de Chartres, un
fichu carrefour dans lequel le vent jouait aux quatre coins. Nom d'un
chien! il ne faisait pas chaud, à arpenter le pavé. Encore si l'on
avait eu des fourrures! Le ciel restait d'une vilaine couleur de
plomb, et la neige, amassée là-haut, coiffait le quartier d'une
calotte de glace. Rien ne tombait, mais il y avait un gros silence en
l'air, qui apprêtait pour Paris un déguisement complet, une jolie robe
de bal, blanche et neuve. Gervaise levait le nez, en priant le bon
Dieu de ne pas lâcher sa mousseline tout de suite. Elle tapait des
pieds, regardait une boutique d'épicier, en face, puis tournait les
talons, parce que c'était inutile de se donner trop faim à l'avance.
Le carrefour n'offrait pas de distractions. Les quelques passants
filaient raide, entortillés dans des cache-nez; car, naturellement, on
ne flâne pas, quand le froid vous serre les fesses. Cependant,
Gervaise aperçut quatre ou cinq femmes qui montaient la garde comme
elle, à la porte du maître zingueur; encore des malheureuses, bien
sûr, des épouses guettant la paie, pour l'empêcher de s'envoler chez
le marchand de vin. Il y avait une grande haridelle, une figure de
gendarme, collée contre le mur, prête à sauter sur le dos de son
homme. Une petite, toute noire, l'air humble et délicat, se promenait
de l'autre côté de la chaussée. Une autre, empotée, avait amené ses
deux mioches, qu'elle traînait à droite et à gauche, grelottant et
pleurant. Et toutes, Gervaise comme ses camarades de faction,
passaient et repassaient, en se jetant des coups d'oeil obliques, sans
se parler. Une agréable rencontre, ah! oui, je t'en fiche! Elles
n'avaient pas besoin de lier connaissance, pour connaître leur numéro.
Elles logeaient toutes à la même enseigne chez misère et compagnie. Ça
donnait plus froid encore, de les voir piétiner et se croiser
silencieusement, dans cette terrible température de janvier.

Pourtant, pas un chat ne sortait de chez le patron. Enfin, un ouvrier
parut, puis deux, puis trois; mais ceux-là, sans doute, étaient de
bons zigs, qui rapportaient fidèlement leur prêt, car ils eurent un
hochement de tête en apercevant les ombres rôdant devant l'atelier. La
grande haridelle se collait davantage à côté de la porte; et, tout
d'un coup, elle tomba sur un petit homme pâlot, en train d'allonger
prudemment la tête. Oh! ce fut vite réglé! elle le fouilla, lui
ratissa la monnaie. Pincé, plus de braise, pas de quoi boire une
goutte! Alors, le petit homme, vexé et désespéré, suivit son gendarme
en pleurant de grosses larmes d'enfant. Des ouvriers sortaient
toujours, et comme la forte commère, avec ses deux mioches, s'était
approchée, un grand brun, l'air roublard, qui l'aperçut, rentra
vivement pour prévenir le mari; lorsque celui-ci arriva en se
dandinant, il avait étouffé deux roues de derrière, deux belles pièces
de cent sous neuves, une dans chaque soulier. Il prit l'un de ses
gosses sur son bras, il s'en alla en contant des craques à sa
bourgeoise qui le querellait. Il y en avait de rigolos, sautant d'un
bond dans la rue, pressés de courir béquiller leur quinzaine avec les
amis. Il y en avait aussi de lugubres, la mine rafalée, serrant dans
leur poing crispé les trois ou quatre journées sur quinze qu'ils
avaient faites, se traitant de faignants, faisant des serments
d'ivrogne. Mais le plus triste, c'était la douleur de la petite femme
noire, humble et délicate: son homme, un beau garçon, venait de se
cavaler sous son nez, si brutalement, qu'il avait failli la jeter par
terre; et elle rentrait seule, chancelant le long des boutiques,
pleurant toutes les larmes de son corps.

Enfin, le défilé avait cessé. Gervaise, droite au milieu de la rue,
regardait la porte. Ça commençait à sentir mauvais. Deux ouvriers
attardés se montrèrent encore, mais toujours pas de Coupeau. Et, comme
elle demandait aux ouvriers si Coupeau n'allait pas sortir, eux qui
étaient à la couleur, lui répondirent en blaguant que le camarade
venait tout juste de filer avec Lantimêche par une porte de derrière,
pour mener les poules pisser. Gervaise comprit. Encore une menterie de
Coupeau, elle pouvait aller voir s'il pleuvait! Alors, lentement,
traînant sa paire de ripatons éculés, elle descendit la rue de la
Charbonnière. Son dîner courait joliment devant elle, et elle le
regardait courir, dans le crépuscule jaune, avec un petit frisson.
Cette fois, c'était fini. Pas un fifrelin, plus un espoir, plus que de
la nuit et de la faim. Ah! une belle nuit de crevaison, cette nuit
sale qui tombait sur ses épaules!

Elle montait lourdement la rue des Poissonniers, lorsqu'elle entendit
la voix de Coupeau. Oui, il était là, à la Petite-Civette, en train
de se faire payer une tournée par Mes-Bottes. Ce farceur de
Mes-Bottes, vers la fin de l'été, avait eu le truc d'épouser pour de
vrai une dame, très décatie déjà, mais qui possédait de beaux restes;
oh! une dame de la rue des Martyrs, pas de la gnognotte de barrière.
Et il fallait voir cet heureux mortel, vivant en bourgeois, les mains
dans les poches, bien vêtu, bien nourri. On ne le reconnaissait plus,
tellement il était gras. Les camarades disaient que sa femme avait de
l'ouvrage tant qu'elle voulait chez des messieurs de sa connaissance.
Une femme comme ça et une maison de campagne, c'est tout ce qu'on peut
désirer pour embellir la vie. Aussi Coupeau guignait-il Mes-Bottes
avec admiration. Est-ce que le lascar n'avait pas jusqu'à une bague
d'or au petit doigt!

Gervaise posa la main sur l'épaule de Coupeau, au moment où il sortait
de la Petite-Civette.

-- Dis donc, j'attends, moi... J'ai faim. C'est tout ce que tu paies?

Mais il lui riva son clou de la belle façon.

-- T'as faim, mange ton poing!... Et garde l'autre pour demain!

C'est lui qui trouvait ça patagueule, de jouer le drame devant le
monde! Eh bien! quoi! il n'avait pas travaillé, les boulangers
pétrissaient tout de même. Elle le prenait peut-être pour un
dépuceleur de nourrices, à venir l'intimider avec ses histoires.

-- Tu veux donc que je vole? murmura-t-elle d'une voix sourde.

Mes-Bottes se caressait le menton d'un air conciliant.

-- Non, ça, c'est défendu, dit-il. Mais quand une femme sait se
retourner...

Et Coupeau l'interrompit pour crier bravo! Oui, une femme devait
savoir se retourner. Mais la sienne avait toujours été une guimbarde,
un tas. Ce serait sa faute, s'ils crevaient sur la paille. Puis, il
retomba dans son admiration devant Mes-Bottes. Était-il assez
suiffard, l'animal! Un vrai propriétaire; du linge blanc et des
escarpins un peu chouettes! Fichtre! ce n'était pas de la ripopée! En
voilà un au moins dont la bourgeoise menait bien la barque!

Les deux hommes descendaient vers le boulevard extérieur. Gervaise les
suivait. Au bout d'un silence, elle reprit, derrière Coupeau:

-- J'ai faim, tu sais... J'ai compté sur toi. Faut me trouver quelque
chose à claquer.

Il ne répondit pas, et elle répéta sur un ton navrant d'agonie:

-- Alors, c'est tout ce que tu paies?

-- Mais, nom de Dieu! puisque je n'ai rien! gueula-t-il, en se
retournant furieusement. Lâche-moi, n'est-ce pas? ou je cogne!

Il levait déjà le poing. Elle recula et parut prendre une décision.

-- Va, je te laisse, je trouverai bien un homme.

Du coup, le zingueur rigola. Il affectait de prendre la chose en
blague, il la poussait, sans en avoir l'air. Par exemple, c'était une
riche idée! Le soir, aux lumières, elle pouvait encore faire des
conquêtes. Si elle levait un homme, il lui recommandait le restaurant
du Capucin, où il y avait des petits cabinets dans lesquels on
mangeait parfaitement. Et, comme elle s'en allait sur le boulevard
extérieur, blême et farouche, il lui cria encore:

-- Écoute donc, rapporte-moi du dessert, moi j'aime les gâteaux... Et,
si ton monsieur est bien nippé, demande-lui un vieux paletot, j'en
ferai mon beurre.

Gervaise, poursuivie par ce bagou infernal, marchait vite. Puis, elle
se trouva seule au milieu de la foule, elle ralentit le pas. Elle
était bien résolue. Entre voler et faire ça, elle aimait mieux faire
ça, parce qu'au moins elle ne causerait du tort à personne. Elle
n'allait jamais disposer que de son bien. Sans doute, ce n'était guère
propre; mais le propre et le pas propre se brouillaient dans sa
caboche, à cette heure; quand on crève de faim, on ne cause pas tant
philosophie, on mange le pain qui se présente. Elle était remontée
jusqu'à la chaussée Clignancourt. La nuit n'en finissait plus
d'arriver. Alors, en attendant, elle suivit les boulevards, comme une
dame qui prend l'air avant de rentrer pour la soupe.

Ce quartier où elle éprouvait une honte, tant il embellissait,
s'ouvrait maintenant de toutes parts au grand air. Le boulevard
Magenta, montant du coeur de Paris, et le boulevard Ornano, s'en
allant dans la campagne, l'avaient troué à l'ancienne barrière, un
fier abatis de maisons, deux vastes avenues encore blanches de plâtre,
qui gardaient à leurs flancs les rues du Faubourg-Poissonnière et des
Poissonniers, dont les bouts s'enfonçaient, écornés, mutilés, tordus
comme des boyaux sombres. Depuis longtemps, la démolition du mur de
l'octroi avait déjà élargi les boulevards extérieurs, avec les
chaussées latérales et le terre-plein au milieu pour les piétons,
planté de quatre rangées de petits platanes. C'était un carrefour
immense débouchant au loin sur l'horizon, par des voies sans fin,
grouillantes de foule, se noyant dans le chaos perdu des
constructions. Mais, parmi les hautes maisons neuves, bien des masures
branlantes restaient debout; entre les façades sculptées, des
enfoncements noirs se creusaient, des chenils bâillaient, étalant les
loques de leurs fenêtres. Sous le luxe montant de Paris, la misère du
faubourg crevait et salissait ce chantier d'une ville nouvelle, si
hâtivement bâtie.

Perdue dans la cohue du large trottoir, le long des petits platanes,
Gervaise se sentait seule et abandonnée. Ces échappées d'avenues, tout
là-bas, lui vidaient l'estomac davantage; et dire que, parmi ce flot
de monde, où il y avait pourtant des gens à leur aise, pas un chrétien
ne devinait sa situation et ne lui glissait dix sous dans la main!
Oui, c'était trop grand, c'était trop beau, sa tête tournait et ses
jambes s'en allaient, sous ce pan démesuré de ciel gris, tendu
au-dessus d'un si vaste espace. Le crépuscule avait cette sale couleur
jaune des crépuscules parisiens, une couleur qui donne envie de mourir
tout de suite, tellement la vie des rues semble laide. L'heure
devenait louche, les lointains se brouillaient d'une teinte boueuse.
Gervaise, déjà lasse, tombait justement en plein dans la rentrée des
ouvriers. A cette heure, les dames en chapeau, les messieurs bien mis
habitant les maisons neuves, étaient noyés au milieu du peuple, des
processions d'hommes et de femmes encore blêmes de l'air vicié des
ateliers. Le boulevard Magenta et la rue du Faubourg-Poissonnière en
lâchaient des bandes, essoufflées de la montée. Dans le roulement plus
assourdi des omnibus et des fiacres, parmi les baquets, les
tapissières, les fardiers, qui rentraient vides et au galop, un
pullulement toujours croissant de blouses et de bourgerons couvrait la
chaussée. Les commissionnaires revenaient, leurs crochets sur les
épaules. Deux ouvriers, allongeant le pas, faisaient côte à côte de
grandes enjambées, en parlant très fort, avec des gestes, sans se
regarder; d'autres, seuls, en paletot et en casquette, marchaient au
bord du trottoir, le nez baissé; d'autres venaient par cinq ou six, se
suivant et n'échangeant pas une parole, les mains dans les poches, les
yeux pâles. Quelques-uns gardaient leurs pipes éteintes entre les
dents. Des maçons, dans un sapin, qu'ils avaient frété à quatre, et
sur lequel dansaient leurs auges, passaient en montrant leurs faces
blanches aux portières. Des peintres balançaient leurs pots à couleur;
un zingueur rapportait une longue échelle, dont il manquait d'éborgner
le monde; tandis qu'un fontainier, attardé, avec sa boîte sur le dos,
jouait l'air du bon roi Dagobert dans sa petite trompette, un air de
tristesse au fond du crépuscule navré. Ah! la triste musique, qui
semblait accompagner le piétinement du troupeau, les bêtes de somme se
traînant, éreintées! Encore une journée de finie! Vrai, les journées
étaient longues et recommençaient trop souvent. A peine le temps de
s'emplir et de cuver son manger, il faisait déjà grand jour, il
fallait reprendre son collier de misère. Les gaillards pourtant
sifflaient, tapant des pieds, filant raides, le bec tourné vers la
soupe. Et Gervaise laissait couler la cohue, indifférente aux chocs,
coudoyée à droite, coudoyée à gauche, roulée au milieu du flot; car
les hommes n'ont pas le temps de se montrer galants, quand ils sont
cassés en deux de fatigue et galopés par la faim.

Brusquement, en levant les yeux, la blanchisseuse aperçut devant elle
l'ancien hôtel Boncoeur. La petite maison, après avoir été un café
suspect, que la police avait fermé, se trouvait abandonnée, les volets
couverts d'affiches, la lanterne cassée, s'émiettant et se pourrissant
du haut en bas sous la pluie, avec les moisissures de son ignoble
badigeon lie de vin. Et rien ne paraissait changé autour d'elle. Le
papetier et le marchand de tabac étaient toujours là. Derrière,
par-dessus les constructions basses, on apercevait encore des façades
lépreuses de maisons à cinq étages, haussant leurs grandes silhouettes
délabrées. Seul, le bal du Grand-Balcon n'existait plus; dans la
salle aux dix fenêtres flambantes venait de s'établir une scierie de
sucre, dont on entendait les sifflements continus. C'était pourtant
là, au fond de ce bouge de l'hôtel Boncoeur, que toute la sacrée vie
avait commencé. Elle restait debout, regardant la fenêtre du premier,
où une persienne arrachée pendait, et elle se rappelait sa jeunesse
avec Lantier, leurs premiers attrapages, la façon dégoûtante dont il
l'avait lâchée. N'importe, elle était jeune, tout ça lui semblait gai,
vu de loin. Vingt ans seulement, mon Dieu! et elle tombait au
trottoir. Alors, la vue de l'hôtel lui fit mal, elle remonta le
boulevard du côté de Montmartre.

Sur les tas de sable, entre les bancs, des gamins jouaient encore,
dans la nuit croissante. Le défilé continuait, les ouvrières
passaient, trottant, se dépêchant, pour rattraper le temps perdu aux
étalages; une grande, arrêtée, laissait sa main dans celle d'un
garçon, qui l'accompagnait à trois portes de chez elle; d'autres, en
se quittant, se donnaient des rendez-vous pour la nuit, au Grand
Salon de la Folie ou à la Boule noire. Au milieu des groupes, des
ouvriers à façon s'en retournaient, leurs toilettes pliées sous le
bras. Un fumiste, attelé à des bricoles, tirant une voiture remplie de
gravats, manquait de se faire écraser par un omnibus. Cependant, parmi
la foule plus rare, couraient des femmes en cheveux, redescendues
après avoir allumé le feu, et se hâtant pour le dîner; elles
bousculaient le monde, se jetaient chez les boulangers et les
charcutiers, repartaient sans traîner, avec des provisions dans les
mains. Il y avait des petites filles de huit ans, envoyées en
commission, qui s'en allaient le long des boutiques, serrant sur leur
poitrine de grands pains de quatre livres aussi hauts qu'elles,
pareils à de belles poupées jaunes, et qui s'oubliaient pendant des
cinq minutes devant des images, la joue appuyée contre leurs grands
pains. Puis, le flot s'épuisait, les groupes s'espaçaient, le travail
était rentré; et, dans les flamboiements du gaz, après la journée
finie, montait la sourde revanche des paresses et des noces qui
s'éveillaient.

Ah! oui, Gervaise avait fini sa journée! Elle était plus éreintée que
tout ce peuple de travailleurs, dont le passage venait de la secouer.
Elle pouvait se coucher là et crever, car le travail ne voulait plus
d'elle, et elle avait assez peiné dans son existence, pour dire: « A
qui le tour? moi, j'en ai ma claque! » Tout le monde mangeait, à cette
heure. C'était bien la fin, le soleil avait soufflé sa chandelle, la
nuit serait longue. Mon Dieu! s'étendre à son aise et ne plus se
relever, penser qu'on a remisé ses outils pour toujours et qu'on fera
la vache éternellement! Voilà qui est bon, après s'être esquintée
pendant vingt ans! Et Gervaise, dans les crampes qui lui tordaient
l'estomac, pensait malgré elle aux jours de fête, aux gueuletons et
aux rigolades de sa vie. Une fois surtout, par un froid de chien, un
jeudi de la mi-carême, elle avait joliment nocé. Elle était bien
gentille, blonde et fraîche, en ce temps-là. Son lavoir, rue Neuve,
l'avait nommée reine, malgré sa jambe. Alors, on s'était baladé sur
les boulevards, dans des chars ornés de verdure, au milieu du beau
monde qui la reluquait joliment. Des messieurs mettaient leurs
lorgnons comme pour une vraie reine. Puis, le soir, on avait fichu un
balthazar à tout casser, et jusqu'au jour on avait joué des guiboles.
Reine, oui, reine! avec une couronne et une écharpe, pendant
vingt-quatre heures, deux fois le tour du cadran! Et, alourdie, dans
les tortures de sa faim, elle regardait par terre, comme si elle eût
cherché le ruisseau où elle avait laissé choir sa majesté tombée.

Elle leva de nouveau les yeux. Elle se trouvait en face des abattoirs
qu'on démolissait; la façade éventrée montrait des cours sombres,
puantes, encore humides de sang. Et, lorsqu'elle eut redescendu le
boulevard, elle vit aussi l'hôpital de Lariboisière, avec son grand
mur gris, au-dessus duquel se dépliaient en éventail les ailes mornes,
percées de fenêtres régulières; une porte, dans la muraille,
terrifiait le quartier, la porte des morts, dont le chêne solide, sans
une fissure, avait la sévérité et le silence d'une pierre tombale.
Alors, pour s'échapper, elle poussa plus loin, elle descendit jusqu'au
pont du chemin de fer. Les hauts parapets de forte tôle boulonnée lui
masquaient la voie; elle distinguait seulement, sur l'horizon lumineux
de Paris, l'angle élargi de la gare, une vaste toiture, noire de la
poussière du charbon; elle entendait, dans ce vaste espace clair, des
sifflets de locomotives, les secousses rythmées des plaques
tournantes, toute une activité colossale et cachée. Puis, un train
passa, sortant de Paris, arrivant avec l'essoufflement de son baleine
et son roulement peu à peu enflé. Et elle n'aperçut de ce train qu'un
panache blanc, une brusque bouffée qui déborda du parapet et se
perdit. Mais le pont avait tremblé, elle-même restait dans le branle
de ce départ à toute vapeur. Elle se tourna, comme pour suivre la
locomotive invisible, dont le grondement se mourait. De ce côté, elle
devinait la campagne, le ciel libre, au fond d'une trouée, avec de
hautes maisons à droite et à gauche, isolées, plantées sans ordre,
présentant des façades, des murs non crépis, des murs peints de
réclames géantes, salis de la même teinte jaunâtre par la suie des
machines. Oh! si elle avait pu partir ainsi, s'en aller là-bas, en
dehors de ces maisons de misère et de souffrance! Peut-être
aurait-elle recommencé à vivre. Puis, elle se retourna lisant
stupidement les affiches collées contre la tôle. Il y en avait de
toutes les couleurs. Une, petite, d'un joli bleu, promettait cinquante
francs de récompense pour une chienne perdue. Voilà une bête qui avait
dû être aimée!

Gervaise reprit lentement sa marche. Dans le brouillard d'ombre
fumeuse qui tombait, les becs de gaz s'allumaient; et ces longues
avenues, peu à peu noyées et devenues noires, reparaissaient toutes
braisillantes, s'allongeant encore et coupant la nuit, jusqu'aux
ténèbres perdues de l'horizon. Un grand souffle passait, le quartier
élargi enfonçait des cordons de petites flammes sous le ciel immense
et sans lune. C'était l'heure, où d'un bout à l'autre des boulevards,
les marchands de vin, les bastringues, les bousingots, à la file,
flambaient gaiement dans la rigolade des premières tournées et du
premier chahut. La paie de grande quinzaine emplissait le trottoir
d'une bousculade de gouapeurs tirant une bordée. Ça sentait dans l'air
la noce, une sacrée noce, mais gentille encore. un commencement
d'allumage, rien de plus. On s'empiffrait au fond des gargotes; par
toutes les vitres éclairées, on voyait des gens manger, la bouche
pleine, riant sans même prendre la peine d'avaler. Chez les marchands
de vin, des pochards s'installaient déjà, gueulant et gesticulant. Et
un bruit du tonnerre de Dieu montait, des voix glapissantes, des voix
grasses, au milieu du continuel roulement des pieds sur le trottoir.
« Dis donc! viens-tu becqueter?... Arrive, clampin! je paie un canon
de la bouteille... Tiens! v'là Pauline! ah bien! non, on va rien se
tordre! » Les portes battaient, lâchant des odeurs de vin et des
bouffées de cornet à pistons. On faisait queue devant l'Assommoir du
père Colombe, allumé comme une cathédrale pour une grand'messe; et,
nom de Dieu! on aurait dit une vraie cérémonie, car les bons zigs
chantaient là dedans avec des mines de chantres au lutrin, les joues
enflées, le bedon arrondi. On célébrait la Sainte-Touche, quoi! une
sainte bien aimable, qui doit tenir la caisse au paradis. Seulement, à
voir avec quel entrain ça débutait, les petits rentiers, promenant
leurs épouses, répétaient en hochant la tête qu'il y aurait bigrement
des hommes soûls dans Paris, cette nuit-là. Et la nuit était très
sombre, morte et glacée, au-dessus de ce bousin, trouée uniquement par
les lignes de feu des boulevards, aux quatre points du ciel.

Plantée devant l'Assommoir, Gervaise songeait. Si elle avait eu deux
sous, elle serait entrée boire la goutte. Peut-être qu'une goutte lui
aurait coupé la faim. Ah! elle en avait bu des gouttes! Ça lui
semblait bien bon tout de même. Et, de loin, elle contemplait la
machine à soûler, en sentant que son malheur venait de là, et en
faisant le rêve de s'achever avec de l'eau-de-vie, le jour où elle
aurait de quoi. Mais un frisson lui passa dans les cheveux, elle vit
que la nuit était noire. Allons, la bonne heure arrivait. C'était
l'instant d'avoir du coeur et de se montrer gentille, si elle ne
voulait pas crever au milieu de l'allégresse générale. D'autant plus
que de voir les autres bâfrer ne lui remplissait pas précisément le
ventre. Elle ralentit encore le pas, regarda autour d'elle. Sous les
arbres, traînait une ombre plus épaisse. Il passait peu de monde, des
gens pressés, traversant vivement le boulevard. Et, sur ce large
trottoir sombre et désert, où venaient mourir les gaietés des
chaussées voisines, des femmes, debout, attendaient. Elles restaient
de longs moments immobiles, patientes, raidies comme les petits
platanes maigres; puis, lentement, elles se mouvaient, traînaient
leurs savates sur le sol glacé, faisaient dix pas et s'arrêtaient de
nouveau, collées à la terre. Il y en avait une, au tronc énorme, avec
des jambes et des bras d'insecte, débordante et roulante, dans une
guenille de soie noire, coiffée d'un foulard jaune; il y en avait une
autre, grande, sèche, en cheveux, qui avait un tablier de bonne; et
d'autres encore, des vieilles replâtrées, des jeunes très sales, si
sales, si minables, qu'un chiffonnier ne les aurait pas ramassées.
Gervaise, pourtant, ne savait pas, tâchait d'apprendre, en faisant
comme elles. Une émotion de petite fille la serrait à la gorge; elle
ne sentait pas si elle avait honte, elle agissait dans un vilain rêve.
Pendant un quart d'heure, elle se tint toute droite. Des hommes
filaient, sans tourner la tête. Alors, elle se remua à son tour, elle
osa accoster un homme qui sifflait, les mains dans les poches, et elle
murmura d'une voix étranglée:

-- Monsieur, écoutez donc...

L'homme la regarda de côté et s'en alla en sifflant plus fort.

Gervaise s'enhardissait. Et elle s'oublia dans l'âpreté de cette
chasse, le ventre creux, s'acharnant après son dîner qui courait
toujours. Longtemps, elle piétina, ignorante de l'heure et du chemin.
Autour d'elle, les femmes muettes et noires, sous les arbres,
voyageaient, enfermaient leur marche dans le va-et-vient régulier des
bêtes en cage. Elles sortaient de l'ombre, avec une lenteur vague
d'apparitions; elles passaient dans le coup de lumière d'un bec de
gaz, où leur masque blafard nettement surgissait; et elles se noyaient
de nouveau, reprises par l'ombre, balançant la raie blanche de leur
jupon, retrouvant le charme frissonnant des ténèbres du trottoir. Des
hommes se laissaient arrêter, causaient pour la blague, repartaient en
rigolant. D'autres, discrets, effacés, s'éloignaient, à dix pas
derrière une femme. Il y avait de gros murmures, des querelles à voix
étouffée, des marchandages furieux, qui tombaient tout d'un coup à de
grands silences. Et Gervaise, aussi loin qu'elle s'enfonçait, voyait
s'espacer ces factions de femme dans la nuit, comme si, d'un bout à
l'autre des boulevards extérieurs, des femmes fussent plantées.
Toujours, à vingt pas d'une autre, elle en apercevait une autre. La
file se perdait, Paris entier était gardé. Elle, dédaignée,
s'enrageait, changeait de place, allait maintenant de la chaussée de
Clignancourt à la grande rue de la Chapelle.

-- Monsieur, écoutez donc...

Mais les hommes passaient. Elle partait des abattoirs, dont les
décombres puaient le sang. Elle donnait un regard à l'ancien hôtel
Boncoeur, fermé et louche. Elle passait devant l'hôpital de
Lariboisière comptait machinalement le long des façades les fenêtres
éclairées, brûlant comme des veilleuses d'agonisant, avec des lueurs
pâles et tranquilles. Elle traversait le pont du chemin de fer, dans
le branle des trains, grondant et déchirant l'air du cri désespéré de
leurs sifflets. Oh! que la nuit faisait toutes ces choses tristes!
Puis, elle tournait sur ses talons, elle s'emplissait les yeux des
mêmes maisons, du défilé toujours semblable de ce bout d'avenue; et
cela à dix, à vingt reprises, sans relâche, sans un repos d'une minute
sur un banc. Non, personne ne voulait d'elle. Sa honte lui semblait
grandir de ce dédain. Elle descendait encore vers l'hôpital, elle
remontait vers les abattoirs. C'était sa promenade dernière, des cours
sanglantes où l'on assommait, aux salles blafardes où la mort
raidissait les gens dans les draps de tout le monde. Sa vie avait tenu
là.

-- Monsieur, écoutez donc...

Et, brusquement, elle aperçut son ombre par terre. Quand elle
approchait d'un bec de gaz, l'ombre vague se ramassait et se
précisait, une ombre énorme, trapue, grotesque tant elle était ronde.
Cela s'étalait, le ventre, la gorge, les hanches, coulant et flottant
ensemble. Elle louchait si fort de la jambe, que, sur le sol, l'ombre
faisait la culbute à chaque pas; un vrai guignol! Puis, lorsqu'elle
s'éloignait, le guignol grandissait, devenait géant, emplissait le
boulevard, avec des révérences qui lui cassaient le nez contre les
arbres et contre les maisons. Mon Dieu! qu'elle était drôle et
effrayante! Jamais elle n'avait si bien compris son avachissement.
Alors, elle ne put s'empêcher de regarder ça, attendant les becs de
gaz, suivant des yeux le chahut de son ombre. Ah! elle avait là une
belle gaupe qui marchait à côté d'elle! Quelle touche! Ça devait
attirer les hommes tout de suite. Et elle baissait la voix, elle
n'osait plus que bégayer dans le dos des passants:

-- Monsieur, écoutez donc...

Cependant, il devait être très tard. Ça se gâtait, dans le quartier.
Les gargots étaient fermés, le gaz rougissait chez les marchands de
vin, d'où sortaient des voix empâtées d'ivresse. La rigolade tournait
aux querelles et aux coups. Un grand diable dépenaillé gueulait: « Je
vas te démolir, numérote tes os! » Une fille s'était empoignée avec
son amant, à la porte d'un bastringue, l'appelant sale mufe et cochon
malade, tandis que l'amant répétait: « Et ta soeur? » sans trouver
autre chose. La soûlerie soufflait dehors un besoin de s'assommer,
quelque chose de farouche, qui donnait aux passants plus rares des
visages pâles et convulsés. Il y eut une bataille, un soûlard tomba
pile, les quatre fers en l'air, pendant que son camarade, croyant lui
avoir réglé son compte, fuyait en tapant ses gros souliers. Des bandes
braillaient de sales chansons, de grands silences se faisaient, coupés
par des hoquets et des chutes sourdes d'ivrognes. La noce de la
quinzaine finissait toujours ainsi, le vin coulait si fort depuis six
heures, qu'il allait se promener sur les trottoirs. Oh! de belles
fusées, des queues de renard élargies au beau milieu du pavé, que les
gens attardés et délicats étaient obligés d'enjamber, pour ne pas
marcher dedans! Vrai, le quartier était propre! Un étranger, qui
serait venu le visiter avant le balayage du matin, en aurait emporté
une jolie idée. Mais, à cette heure, les soûlards étaient chez eux,
ils se fichaient de l'Europe. Nom de Dieu! les couteaux sortaient des
poches et la petite fête s'achevait dans le sang. Des femmes
marchaient vite, des hommes rôdaient avec des yeux de loup, la nuit
s'épaississait, gonflée d'abominations.

Gervaise allait toujours, gambillant, remontant et redescendant avec
la seule pensée de marcher sans cesse. Des somnolences la prenaient,
elle s'endormait, bercée par sa jambe; puis, elle regardait en sursaut
autour d'elle, et elle s'apercevait qu'elle avait fait cent pas sans
connaissance, comme morte. Ses pieds à dormir debout s'élargissaient
dans ses savates trouées. Elle ne se sentait plus, tant elle était
lasse et vide. La dernière idée nette qui l'occupât, fut que sa garce
de fille, au même instant, mangeait peut-être des huîtres. Ensuite,
tout se brouilla, elle resta les yeux ouverts, mais il lui fallait
faire un trop grand effort pour penser. Et la seule sensation qui
persistait en elle, au milieu de l'anéantissement de son être, était
celle d'un froid de chien, d'un froid aigu et mortel comme jamais elle
n'en avait éprouvé. Bien sûr, les morts n'ont pas si froid dans la
terre. Elle souleva pesamment la tête, elle reçut au visage un
cinglement glacial. C'était la neige qui se décidait enfin à tomber du
ciel fumeux, une neige fine, drue, qu'un léger vent soufflait en
tourbillons. Depuis trois jours, on l'attendait. Elle tombait au bon
moment.

Alors, dans cette première rafale, Gervaise, réveillée, marcha plus
vite. Des hommes couraient, se hâtaient de rentrer, les épaules déjà
blanches. Et, comme elle en voyait un qui venait lentement sous les
arbres, elle s'approcha, elle dit encore:

-- Monsieur, écoutez donc...

L'homme s'était arrêté. Mais il n'avait pas semblé entendre. Il
tendait la main, il murmurait d'une voix basse:

-- La charité, s'il vous plaît...

Tous deux se regardèrent. Ah! mon Dieu! ils en étaient là, le père Bru
mendiant, madame Coupeau faisant le trottoir! Ils demeuraient béants
en face l'un de l'autre. A cette heure, ils pouvaient se donner la
main. Toute la soirée, le vieil ouvrier avait rôdé, n'osant aborder le
monde; et la première personne qu'il arrêtait, était une meurt-de-faim
comme lui. Seigneur! n'était-ce pas une pitié? avoir travaillé
cinquante ans, et mendier! s'être vue une des plus fortes
blanchisseuses de la rue de la Goutte-d'Or, et finir au bord du
ruisseau! Ils se regardaient toujours. Puis, sans rien se dire, ils
s'en allèrent chacun de son côté, sous la neige qui les fouettait.

C'était une vraie tempête. Sur ces hauteurs, au milieu de ces espaces
largement ouverts, la neige fine tournoyait, semblait soufflée à la
fois des quatre points du ciel. On ne voyait pas à dix pas, tout se
noyait dans cette poussière volante. Le quartier avait disparu, le
boulevard paraissait mort, comme si la rafale venait de jeter le
silence de son drap blanc sur les hoquets des derniers ivrognes.
Gervaise, péniblement, allait toujours, aveuglée, perdue. Elle
touchait les arbres pour se retrouver. A mesure qu'elle avançait, les
becs de gaz sortaient de la pâleur de l'air, pareils à des torches
éteintes. Puis, tout d'un coup, lorsqu'elle traversait un carrefour,
ces lueurs elles-mêmes manquaient; elle était prise et roulée dans un
tourbillon blafard, sans distinguer rien qui pût la guider. Sous elle,
le sol fuyait, d'une blancheur vague. Des murs gris l'enfermaient. Et,
quand elle s'arrêtait, hésitante, tournant la tête, elle devinait,
derrière ce voile de glace, l'immensité des avenues, les files
interminables des becs de gaz, tout cet infini noir et désert de Paris
endormi.

Elle était là, à la rencontre du boulevard extérieur et des boulevards
de Magenta et d'Ornano, rêvant de se coucher par terre, lorsqu'elle
entendit un bruit de pas. Elle courut, mais la neige lui bouchait les
yeux, et les pas s'éloignaient, sans qu'elle pût saisir s'ils allaient
à droite ou à gauche. Enfin elle aperçut les larges épaules d'un
homme, une tache sombre et dansante, s'enfonçant dans un brouillard.
Oh! celui-là, elle le voulait, elle ne le lâcherait pas! Et elle
courut plus fort, elle l'atteignit, le prit par la blouse.

-- Monsieur, monsieur, écoutez donc...

L'homme se tourna, c'était Goujet.

Voilà qu'elle raccrochait la Gueule-d'Or, maintenant! Mais
qu'avait-elle donc fait au bon Dieu, pour être ainsi torturée jusqu'à
la fin? C'était le dernier coup, se jeter dans les jambes du forgeron,
être vue par lui au rang des roulures de barrière, blême et
suppliante. Et ça se passait sous un bec de gaz, elle apercevait son
ombre difforme qui avait l'air de rigoler sur la neige, comme une
vraie caricature. On aurait dit une femme soûle. Mon Dieu! ne pas
avoir une lichette de pain, ni une goutte de vin dans le corps, et
être prise pour une femme soûle! C'était sa faute, pourquoi se
soûlait-elle? Bien sûr, Goujet croyait qu'elle avait bu et qu'elle
faisait une sale noce.

Goujet, cependant, la regardait, tandis que la neige effeuillait des
pâquerettes dans sa belle barbe jaune. Puis, comme elle baissait la
tête en reculant, il la retint.

-- Venez, dit-il.

Et il marcha le premier. Elle le suivit. Tous deux traversèrent le
quartier muet, filant sans bruit le long des murs. La pauvre madame
Goujet était morte au mois d'octobre, d'un rhumatisme aigu. Goujet
habitait toujours la petite maison de la rue Neuve, sombre et seul. Ce
jour-là, il s'était attardé à veiller un camarade blessé. Quand il eut
ouvert la porte et allumé une lampe, il se tourna vers Gervaise,
restée humblement sur le palier. Il dit très bas, comme si sa mère
avait encore pu l'entendre:

-- Entrez.

La première chambre, celle de madame Goujet, était conservée
pieusement dans l'état où elle l'avait laissée. Près de la fenêtre,
sur une chaise, le tambour se trouvait posé, à côté du grand fauteuil
qui semblait attendre la vieille dentellière. Le lit était fait, et
elle aurait pu se coucher, si elle avait quitté le cimetière pour
venir passer la soirée avec son enfant. La chambre gardait un
recueillement, une odeur d'honnêteté et de bonté.

-- Entrez, répéta plus haut le forgeron.

Elle entra, peureuse, de l'air d'une fille qui se coule dans un
endroit respectable. Lui, était tout pâle et tout tremblant,
d'introduire ainsi une femme chez sa mère morte. Ils traversèrent la
pièce à pas étouffés, comme pour éviter la honte d'être entendus.
Puis, quand il eut poussé Gervaise dans sa chambre, il ferma la porte.
Là, il était chez lui. C'était l'étroit cabinet qu'elle connaissait,
une chambre de pensionnaire, avec un petit lit de fer garni de rideaux
blancs. Contre les murs, seulement, les images découpées s'étaient
encore étalées et montaient jusqu'au plafond. Gervaise, dans cette
pureté, n'osait avancer, se retirait loin de la lampe. Alors, sans une
parole, pris d'une rage, il voulut la saisir et l'écraser entre ses
bras. Mais elle défaillait, elle murmura:

-- Oh! mon Dieu!... oh! mon Dieu!...

Le poêle, couvert de poussière de coke, brûlait encore, et un restant
de ragoût, que le forgeron avait laissé au chaud, en croyant rentrer,
fumait devant le cendrier. Gervaise, dégourdie par la grosse chaleur,
se serait mise à quatre pattes pour manger dans le poêlon. C'était
plus fort qu'elle, son estomac se déchirait, et elle se baissa, avec
un soupir. Mais Goujet avait compris. Il posa le ragoût sur la table,
coupa du pain, lui versa à boire.

-- Merci! merci! disait-elle. Oh! que vous êtes bon! Merci!

Elle bégayait, elle ne pouvait plus prononcer les mots. Lorsqu'elle
empoigna la fourchette, elle tremblait tellement qu'elle la laissa
retomber. La faim qui l'étranglait lui donnait un branle sénile de la
tête. Elle dut prendre avec les doigts. A la première pomme de terre
qu'elle se fourra dans la bouche, elle éclata en sanglots. De grosses
larmes roulaient le long de ses joues, tombaient sur son pain. Elle
mangeait toujours, elle dévorait goulûment son pain trempé de ses
larmes, soufflant très-fort, le menton convulsé. Goujet la força à
boire, pour qu'elle n'étouffât pas; et son verre eut un petit
claquement contre ses. dents.

-- Voulez-vous encore du pain? demandait-il à demi-voix.

Elle pleurait, elle disait non, elle disait oui, elle ne savait pas.
Ah! Seigneur! que cela est bon et triste de manger, quand on crève!

Et lui, debout en face d'elle, la contemplait. Maintenant, il la
voyait bien, sous la vive clarté de l'abat-jour. Comme elle était
vieillie et dégommée! La chaleur fondait la neige sur ses cheveux et
ses vêtements, elle ruisselait. Sa pauvre tête branlante était toute
grise, des mèches grises que le vent avait envolées. Le cou engoncé
dans les épaules, elle se tassait, laide et grosse à donner envie de
pleurer. Et il se rappelait leurs amours, lorsqu'elle était toute
rose, tapant ses fers, montrant le pli de bébé qui lui mettait un si
joli collier au cou. Il allait, dans ce temps, la reluquer pendant des
heures, satisfait de la voir. Plus tard, elle était venue à la forge,
et là ils avaient goûté de grosses jouissances, tandis qu'il frappait
sur son fer et qu'elle restait dans la danse de son marteau. Alors,
que de fois il avait mordu son oreiller, la nuit, en souhaitant de la
tenir ainsi dans sa chambre! Oh! il l'aurait cassée, s'il l'avait
prise, tant il la désirait! Et elle était à lui, à cette heure, il
pouvait la prendre. Elle achevait son pain, elle torchait ses larmes
au fond du poêlon, ses grosses larmes silencieuses qui tombaient
toujours dans son manger.

Gervaise se leva. Elle avait fini. Elle demeura un instant la tête
basse, gênée, ne sachant pas s'il voulait d'elle. Puis, croyant voir
une flamme s'allumer dans ses yeux, elle porta la main à sa camisole,
elle ôta le premier bouton. Mais Goujet s'était mis à genoux, il lui
prenait les mains, en disant doucement:

-- Je vous aime, madame Gervaise, oh! je vous aime encore et malgré
tout, je vous le jure!

-- Ne dites pas cela, monsieur Goujet! s'écria-t-elle, affolée de le
voir ainsi à ses pieds. Non, ne dites pas cela, vous me faites trop de
peine!

Et comme il répétait qu'il ne pouvait pas avoir deux sentiments dans
sa vie, elle se désespéra davantage.

-- Non, non, je ne veux plus, j'ai trop de honte... pour l'amour de
Dieu! relevez-vous. C'est ma place, d'être par terre.

Il se releva, il était tout frissonnant, et d'une voix balbutiante:

-- Voulez-vous me permettre de vous embrasser?

Elle, éperdue de surprise et d'émotion, ne trouvait pas une parole.
Elle dit oui de la tête. Mon Dieu! elle était à lui, il pouvait faire
d'elle ce qu'il lui plairait. Mais il allongeait seulement les lèvres.

-- Ça suffit entre nous, madame Gervaise, murmura-t-il. C'est toute
notre amitié, n'est-ce pas?

Il la baisa sur le front, sur une mèche de ses cheveux gris. Il
n'avait embrassé personne, depuis que sa mère était morte. Sa bonne
amie Gervaise seule, lui restait dans l'existence. Alors, quand il
l'eut baisée avec tant de respect, il s'en alla à reculons tomber en
travers de son lit, la gorge crevée de sanglots. Et Gervaise ne put
pas demeurer là plus longtemps; c'était trop triste et trop
abominable, de se retrouver dans ces conditions, lorsqu'on s'aimait.
Elle lui cria:

-- Je vous aime, monsieur Goujet, je vous aime bien aussi... Oh! ce
n'est pas possible, je comprends... Adieu, adieu, car ça nous
étoufferait tous les deux.

Et elle traversa en courant la chambre de madame Goujet, elle se
retrouva sur le pavé. Quand elle revint à elle, elle avait sonné rue
de la Goutte-d'Or, Boche tirait le cordon. La maison était toute
sombre. Elle entra là dedans, comme dans son deuil. A cette heure de
nuit, le porche, béant et délabré, semblait une gueule ouverte. Dire
que jadis elle avait ambitionné un coin de cette carcasse de caserne!
Ses oreilles étaient donc bouchées, qu'elle n'entendait pas à cette
époque la sacrée musique de désespoir qui ronflait derrière les murs!
Depuis le jour où elle y avait fichu les pieds, elle s'était mise à
dégringoler. Oui, ça devait porter malheur, d'être ainsi les uns sur
les autres, dans ces grandes gueuses de maisons ouvrières; on y
attraperait le choléra de la misère. Ce soir-là, tout le monde
paraissait crevé. Elle écoutait seulement les Boche ronfler, à droite;
tandis que Lantier et Virginie, à gauche, faisaient un ronron, comme
des chats qui ne dorment pas et qui ont chaud, les yeux fermés. Dans
la cour, elle se crut au milieu d'un vrai cimetière; la neige faisait
par terre un carré pâle; les hautes façades montaient, d'un gris
livide, sans une lumière, pareilles à des pans de ruine; et pas un
soupir, l'ensevelissement de tout un village raidi de froid et de
faim. Il lui fallut enjamber un ruisseau noir, une mare lâchée par la
teinturerie, fumant et s'ouvrant un lit boueux dans la blancheur de la
neige. C'était une eau couleur de ses pensées. Elles avaient coulé,
les belles eaux bleu tendre et rose tendre!

Puis, en montant les six étages, dans l'obscurité, elle ne put
s'empêcher de rire; un vilain rire, qui lui faisait du mal. Elle se
souvenait de son idéal, anciennement: travailler tranquille, manger
toujours du pain, avoir un trou un peu propre pour dormir, bien élever
ses enfants, ne pas être battue, mourir dans son lit. Non, vrai,
c'était comique, comme tout ça se réalisait! Elle ne travaillait plus,
elle ne mangeait plus, elle dormait sur l'ordure, sa fille courait le
guilledou, son mari lui flanquait des tatouilles; il ne lui restait
qu'à crever sur le pavé, et ce serait tout de suite, si elle trouvait
le courage de se flanquer par la fenêtre, en rentrant chez elle.
N'aurait-on pas dit qu'elle avait demandé au ciel trente mille francs
de rente et des égards? Ah! vrai, dans cette vie, on a beau être
modeste, on peut se fouiller! Pas même la pâtée et la niche, voilà le
sort commun. ce qui redoublait son mauvais rire, c'était de se
rappeler son bel espoir de se retirer à la campagne, après vingt ans
de repassage. Eh bien! elle y allait, à la campagne. Elle voulait son
coin de verdure au Père-Lachaise.

Lorsqu'elle s'engagea dans le corridor, elle était comme folle. Sa
pauvre tête tournait. Au fond, sa grosse douleur venait d'avoir dit un
adieu éternel au forgeron. C'était fini entre eux, ils ne se
reverraient jamais. Puis, là-dessus, toutes les autres idées de
malheur arrivaient et achevaient de lui casser le crâne. En passant,
elle allongea le nez chez les Bijard, elle aperçut Lalie morte, l'air
content d'être allongée, en train de se dorloter pour toujours. Ah
bien! les enfants avaient plus de chance que les grandes personnes!
Et, comme la porte du père Bazouge laissait passer une raie de
lumière, elle entra droit chez lui, prise d'une rage de s'en aller par
le même voyage que la petite.

Ce vieux rigolo de père Bazouge était revenu, cette nuit-là, dans un
état de gaieté extraordinaire. Il avait pris une telle culotte, qu'il
ronflait par terre, malgré la température; et ça ne l'empêchait pas de
faire sans doute un joli rêve, car il semblait rire du ventre, en
dormant. La camoufle, restée allumée, éclairait sa défroque, son
chapeau noir aplati dans un coin, son manteau noir qu'il avait tiré
sur ses genoux, comme un bout de couverture.

Gervaise, en l'apercevant, venait tout d'un coup de se lamenter si
fort, qu'il se réveilla.

-- Nom de Dieu! fermez donc la porte! Ça fiche un froid!... Hein!
c'est vous!... Qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce que vous voulez?

Alors, Gervaise, les bras tendus, ne sachant plus ce qu'elle bégayait,
se mit à le supplier avec passion.

-- Oh! emmenez-moi, j'en ai assez, je veux m'en aller... Il ne faut
pas me garder rancune. Je ne savais pas, mon Dieu! On ne sait jamais,
tant qu'on n'est pas prête... Oh! oui, l'on est content d'y passer un
jour!...Emmenez-moi, emmenez-moi, je vous crierai merci!

Et elle se mettait à genoux, toute secouée d'un désir qui la
pâlissait. Jamais elle ne s'était ainsi roulée aux pieds d'un homme.
La trogne du père Bazouge, avec sa bouche tordue et son cuir encrassé
par la poussière des enterrements, lui semblait belle et
resplendissante comme un soleil. Cependant, le vieux, mal éveillé,
croyait à quelque mauvaise farce.

-- Dites donc, murmurait-il, il ne faut pas me la faire!

-- Emmenez-moi, répéta plus ardemment Gervaise. Vous vous rappelez, un
soir, j'ai cogné à la cloison; puis, j'ai dit que ce n'était pas vrai,
parce que j'étais encore trop bête... Mais, tenez! donnez vos mains,
je n'ai plus peur! Emmenez-moi faire dodo, vous sentirez si je
remue... Oh! je n'ai que cette envie, oh! je vous aimerai bien!

Bazouge, toujours galant, pensa qu'il ne devait pas bousculer une dame
qui semblait avoir un tel béguin pour lui. Elle déménageait, mais elle
avait tout de même de beaux restes, quand elle se montait.

-- Vous êtes joliment dans le vrai, dit-il d'un air convaincu; j'en ai
encore emballé trois, aujourd'hui, qui m'auraient donné un fameux
pourboire, si elles avaient pu envoyer la main à la poche...
Seulement, ma petite mère, ça ne peut pas s'arranger comme ça...

-- Emmenez-moi, emmenez-moi, criait toujours Gervaise, je veux m'en
aller...

-- Dame! il y a une petite opération auparavant... Vous savez, couic!

Et il fit un effort de la gorge, comme s'il avalait sa langue. Puis,
trouvant la blague bonne, il ricana.

Gervaise s'était relevée lentement. Lui non plus ne pouvait donc rien
pour elle? Elle rentra dans sa chambre, stupide, et se jeta sur sa
paille, en regrettant d'avoir mangé. Ah! non, par exemple, la misère
ne tuait pas assez vite.

Coupeau tira une bordée, cette nuit-là. Le lendemain, Gervaise reçut
dix francs de son fils Étienne, qui était mécanicien dans un chemin de
fer; le petit lui envoyait des pièces de cent sous de temps à autre
sachant qu'il n'y avait pas gras à la maison. Elle mit un pot-au-feu
et le mangea toute seule, car cette rosse de Coupeau ne rentra pas
davantage le lendemain. Le lundi personne, le mardi personne encore.
Toute la semaine se passa. Ah! nom d'un chien! si une dame l'avait
enlevé, c'est ça qui aurait pu s'appeler une chance! Mais, juste le
dimanche, Gervaise reçut un papier imprimé, qui lui fit peur d'abord,
parce qu'on aurait dit une lettre du commissaire de police. Puis, elle
se rassura, c'était simplement pour lui apprendre que son cochon était
en train de crever à Sainte-Anne. Le papier disait ça plus poliment,
seulement ça revenait au même. Oui, c'était bien une dame qui avait
enlevé Coupeau, et cette dame s'appelait Sophie Tourne-de-l'oeil, la
dernière bonne amie des pochards.

Ma foi, Gervaise ne se dérangea pas. Il connaissait le chemin, il
reviendrait bien tout seul de l'asile; on l'y avait tant de fois
guéri, qu'on lui ferait une fois de plus la mauvaise farce de le
remettre sur ses pattes. Est-ce qu'elle ne venait pas d'apprendre le
matin même que, pendant huit jours, on avait aperçu Coupeau, rond
comme une balle, roulant les marchands de vin de Belleville, en
compagnie de Mes-Bottes! Parfaitement, c'était même Mes-Bottes qui
finançait; il avait dû jeter le grappin sur le magot de sa bourgeoise,
des économies gagnées au joli jeu que vous savez. Ah! ils buvaient là
du propre argent, capable de flanquer toutes les mauvaises maladies!
Tant mieux, si Coupeau en avait empoigné des coliques! Et Gervaise
était surtout furieuse, en songeant que ces deux bougres d'égoïstes
n'auraient seulement pas songé à venir la prendre pour lui payer une
goutte. A-t-on jamais vu! une noce de huit jours, et pas une
galanterie aux dames! Quand on boit seul, on crève seul, voilà!

Pourtant, le lundi, comme Gervaise avait un bon petit repas pour le
soir, un reste de haricots et une chopine, elle se donna le prétexte
qu'une promenade lui ouvrirait l'appétit. La lettre de l'asile, sur la
commode, l'embêtait. La neige avait fondu, il faisait un temps de
demoiselle, gris et doux, avec un fond vif dans l'air qui
ragaillardissait. Elle partit à midi, car la course était longue; il
fallait traverser Paris, et sa gigue restait toujours en retard. Avec
ça, il y avait une suée de monde dans les rues; mais le monde
l'amusait, elle arriva très gentiment. Lorsqu'elle se fut nommée, on
lui en raconta une raide: il paraît qu'on avait repêché Coupeau au
Pont-Neuf; il s'était élancé par-dessus le parapet, en croyant voir un
homme barbu qui lui barrait le chemin. Un joli saut, n'est-ce pas? et
quant à savoir comment Coupeau se trouvait sur le Pont-Neuf, c'était
une chose qu'il ne pouvait pas expliquer lui-même.

Cependant, un gardien conduisit Gervaise. Elle montait un escalier,
lorsqu'elle entendit des gueulements qui lui donnèrent froid aux os.

-- Hein? il en fait, une musique! dit le gardien.

-- Qui donc? demanda-t-elle.

-- Mais votre homme! Il gueule comme ça depuis avant-hier. Et il
danse, vous allez voir.

Ah! mon Dieu! quelle vue! Elle resta saisie. La cellule était
matelassée du haut en bas; par terre, il y avait deux paillassons,
l'un sur l'autre; et, dans un coin, s'allongeaient un matelas et un
traversin, pas davantage. Là dedans, Coupeau dansait et gueulait. Un
vrai chienlit de la Courtille, avec sa blouse en lambeaux et ses
membres qui battaient l'air; mais un chienlit pas drôle, oh! non, un
chienlit dont le chahut effrayant vous faisait dresser tout le poil du
corps. Il était déguisé en un-qui-va-mourir. Cré nom! quel cavalier
seul! Il butait contre la fenêtre, s'en retournait à reculons, les
bras marquant la mesure, secouant les mains, comme s'il avait voulu se
les casser et les envoyer à la figure du monde. On rencontre des
farceurs dans les bastringues, qui imitent ça; seulement, ils
l'imitent mal, il faut voir sauter ce rigodon des soûlards, si l'on
veut juger quel chic ça prend, quand c'est exécuté pour de bon. La
chanson a son cachet aussi, une engueulade continue de carnaval, une
bouche grande ouverte lâchant pendant des heures les mêmes notes de
trombone enroué. Coupeau, lui, avait le cri d'une bête dont on a
écrasé la patte. Et, en avant l'orchestre, balancez vos dames!

-- Seigneur! qu'est-ce qu'il a donc?... qu'est-ce qu'il a donc?...
répétait Gervaise, prise de taf.

Un interne, un gros garçon blond et rose, en tablier blanc,
tranquillement assis, prenait des notes. Le cas était curieux,
l'interne ne quittait pas le malade.

-- Restez un instant, si vous voulez, dit-il à la blanchisseuse; mais
tenez-vous tranquille... Essayez de lui parler, il ne vous reconnaîtra
pas.

Coupeau, en effet, ne parut même pas apercevoir sa femme. Elle l'avait
mal vu en entrant, tant il se disloquait. Quand elle le regarda sous
le nez, les bras lui tombèrent. Était-ce Dieu possible qu'il eût une
figure pareille, avec du sang dans les yeux et des croûtes plein les
lèvres? Elle ne l'aurait bien sûr pas reconnu. D'abord, il faisait
trop de grimaces, sans dire pourquoi, la margoulette tout d'un coup à
l'envers, le nez froncé, les joues tirées, un vrai museau d'animal. Il
avait la peau si chaude, que l'air fumait autour de lui; et son cuir
était comme verni, ruisselant d'une sueur lourde qui dégoulinait. Dans
sa danse de chicard enragé, on comprenait tout de même qu'il n'était
pas à son aise, la tête lourde, avec des douleurs dans les membres.

Gervaise s'était rapprochée de l'interne, qui battait un air du bout
des doigts sur le dossier de sa chaise.

-- Dites donc, monsieur, c'est sérieux alors, cette fois?

L'interne hocha la tête sans répondre.

-- Dites donc, est-ce qu'il ne jacasse pas tout bas?... Hein? vous
entendez, qu'est-ce que c'est?

-- Des choses qu'il voit, murmura le jeune homme. Taisez-vous,
laissez-moi écouter.

Coupeau parlait d'une voix saccadée. Pourtant, une flamme de rigolade
lui éclairait les yeux. Il regardait par terre, à droite, à gauche, et
tournait, comme s'il avait flâné au bois de Vincennes, en causant tout
seul.

-- Ah! ça, c'est gentil, c'est pommé... Il y a des chalets, une vraie
foire. Et de la musique un peu chouette! Quel balthazar! ils cassent
les pots, là dedans... Très chic! V'la que ça s'illumine; des ballons
rouges en l'air, et ça saute, et ça file!... Oh! oh! que de lanternes
dans les arbres!... Il fait joliment bon! Ça pisse de partout, des
fontaines, des cascades, de l'eau qui chante, oh! d'une voix d'enfant
de choeur... Épatant! les cascades!

Et il se redressait, comme pour mieux entendre la chanson délicieuse
de l'eau; il aspirait l'air fortement, croyant boire la pluie fraîche
envolée des fontaines. Mais, peu à peu, sa face reprit une expression
d'angoisse. Alors, il se courba, il fila plus vite le long des murs de
la cellule, avec de sourdes menaces.

-- Encore des fourbis, tout ça!... Je me méfiais... Silence, tas de
gouapes! Oui, vous vous fichez de moi. C'est pour me turlupiner que
vous buvez et que vous braillez là dedans avec vos traînées... Je vas
vous démolir, moi, dans votre chalet!... Nom de Dieu! voulez-vous me
foutre la paix!

Il serrait les poings; puis, il poussa un cri rauque, il s'aplatit en
courant. Et il bégayait, les dents claquant d'épouvante:

-- C'est pour que je me tue. Non, je ne me jetterai pas!... Toute
cette eau, ça signifie que je n'ai pas de coeur. Non, je ne me
jetterai pas!

Les cascades, qui fuyaient à son approche, s'avançaient quand il
reculait. Et, tout d'un coup, il regarda stupidement autour de lui, il
balbutia, d'une voix à peine distincte:

-- Ce n'est pas possible, on a embauché des physiciens contre moi!

-- Je m'en vais, monsieur, bonsoir! dit Gervaise à l'interne. Ça me
retourne trop, je reviendrai.

Elle était blanche. Coupeau continuait son cavalier seul, de la
fenêtre au matelas, et du matelas à la fenêtre, suant, s'échinant,
battant la même mesure. Alors, elle se sauva. Mais elle eut beau
dégringoler l'escalier, elle entendit jusqu'en bas le sacré chahut de
son homme. Ah! mon Dieu! qu'il faisait bon dehors, on respirait!

Le soir, toute la maison de la Goutte-d'Or causait de l'étrange
maladie du père Coupeau. Les Boche, qui traitaient la Banban
par-dessous la jambe maintenant, lui offrirent pourtant un cassis dans
leur loge, histoire d'avoir des détails. Madame Lorilleux arriva,
madame Poisson aussi. Ce furent des commentaires interminables. Boche
avait connu un menuisier qui s'était mis tout nu dans la rue
Saint-Martin, et qui était mort en dansant la polka; celui-là buvait
de l'absinthe. Ces dames se tortillèrent de rire, parce que ça leur
semblait drôle tout de même, quoique triste. Puis, comme on ne
comprenait pas bien, Gervaise repoussa le monde, cria pour avoir de la
place; et, au milieu de la loge, tandis que les autres regardaient,
elle fit Coupeau, braillant, sautant, se démanchant avec des grimaces
abominables. Oui, parole d'honneur! c'était tout à fait ça! Alors, les
autres s'épatèrent: pas possible! un homme n'aurait pas duré trois
heures à un commerce pareil. Eh bien! elle le jurait sur ce qu'elle
avait de plus sacré, Coupeau durait depuis la veille, trente-six
heures déjà. On pouvait aller y voir, d'ailleurs, si on ne la croyait
pas. Mais madame Lorilleux déclara que, merci bien! elle était revenue
de Sainte-Anne; elle empêcherait même Lorilleux d'y ficher les pieds.
Quant à Virginie, dont la boutique tournait de plus mal en plus mal,
et qui avait une figure d'enterrement, elle se contenta de murmurer
que la vie n'était pas toujours gaie, ah! sacredié, non! On acheva le
cassis, Gervaise souhaita le bonsoir à la compagnie. Lorsqu'elle ne
parlait plus, elle prenait tout de suite la tête d'un ahuri de
Chaillot, les yeux grands ouverts. Sans doute elle voyait son homme en
train de valser. Le lendemain, en se levant, elle se promit de ne plus
aller là-bas. A quoi bon? Elle ne voulait pas perdre la boule, à son
tour. Cependant, toutes les dix minutes, elle retombait dans ses
réflexions, elle était sortie, comme on dit. Ça serait curieux
pourtant, s'il faisait toujours ses ronds de jambe. Quand midi sonna,
elle ne put tenir davantage, elle ne s'aperçut pas de la longueur du
chemin, tant le désir et la peur de ce qui l'attendait lui occupaient
la cervelle.

Oh! elle n'eut pas besoin de demander des nouvelles. Dès le bas de
l'escalier, elle entendit la chanson de Coupeau. Juste le même air,
juste la même danse. Elle pouvait croire qu'elle venait de descendre à
la minute, et qu'elle remontait. Le gardien de la veille, qui portait
des pots de tisane dans le corridor, cligna de l'oeil en la
rencontrant, pour se montrer aimable.

-- Alors, toujours! dit-elle.

-- Oh! toujours! répondit-il sans s'arrêter.

Elle entra, mais elle se tint dans le coin de la porte, parce qu'il y
avait du monde avec Coupeau. L'interne blond et rose était debout,
ayant cédé sa chaise à un vieux monsieur décoré, chauve et la figure
en museau de fouine. C'était bien sûr le médecin en chef, car il avait
des regards minces et perçants comme des vrilles. Tous les marchands
de mort subite vous ont de ces regards-là.

Gervaise, d'ailleurs, n'était pas venue pour ce monsieur, et elle se
haussait derrière son crâne, mangeant Coupeau des yeux. Cet enragé
dansait et gueulait plus fort que la veille. Elle avait bien vu,
autrefois, à des bals de la mi-carême, des garçons de lavoir solides
s'en donner pendant toute une nuit; mais jamais, au grand jamais, elle
ne se serait imaginée qu'un homme pût prendre du plaisir si longtemps;
quand elle disait prendre du plaisir, c'était une façon de parler, car
il n'y a pas de plaisir à faire malgré soi des sauts de carpe, comme
si on avait avalé une poudrière. Coupeau, trempé de sueur, fumait
davantage, voilà tout. Sa bouche semblait plus grande, à force de
crier. Oh! les dames enceintes faisaient bien de rester dehors. Il
avait tant marché du matelas à la fenêtre, qu'on voyait son petit
chemin à terre; le paillasson était mangé par ses savates.

Non, vrai, ça n'offrait rien de beau, et Gervaise, tremblante, se
demandait pourquoi elle était revenue. Dire que, la veille au soir,
chez les Boche, on l'accusait d'exagérer le tableau! Ah bien! elle
n'en avait pas fait la moitié assez! Maintenant, elle voyait mieux
comment Coupeau s'y prenait, elle ne l'oublierait jamais plus, les
yeux grands ouverts sur le vide. Pourtant, elle saisissait des
phrases, entre l'interne et le médecin. Le premier donnait des détails
sur la nuit, avec des mots qu'elle ne comprenait pas. Toute la nuit,
son homme avait causé et pirouetté, voilà ce que ça signifiait au
fond. Puis, le vieux monsieur chauve, pas très-poli d'ailleurs, parut
enfin s'apercevoir de sa présence; et, quand l'interne lui eut dit
qu'elle était la femme du malade, il se mit à l'interroger, d'un air
méchant de commissaire de police.

-- Est-ce que le père de cet homme buvait?

-- Oui, monsieur, un petit peu, comme tout le monde... Il s'est tué en
dégringolant d'un toit, un jour de ribote.

-- Est-ce que sa mère buvait?

-- Dame! monsieur, comme tout le monde, vous savez, une goutte par-ci,
une goutte par-là... Oh! la famille est très bien!... Il y a eu un
frère, mort très jeune dans des convulsions.

Le médecin la regardait de son oeil perçant. Il reprit, de sa voix
brutale:

-- Vous buvez aussi, vous?

Gervaise bégaya, se défendit, posa la main sur son coeur pour donner
sa parole sacrée.

-- Vous buvez! Prenez garde, voyez où mène la boisson... Un jour ou
l'autre, vous mourrez ainsi.

Alors, elle resta collée contre le mur. Le médecin avait tourné le
dos. Il s'accroupit, sans s'inquiéter s'il ne ramassait pas la
poussière du paillasson avec sa redingote; il étudia longtemps le
tremblement de Coupeau, l'attendant au passage, le suivant du regard.
Ce jour-là, les jambes sautaient à leur tour, le tremblement était
descendu des mains dans les pieds; un vrai polichinelle, dont on
aurait tiré les fils, rigolant des membres, le tronc raide comme du
bois. Le mal gagnait petit à petit. On aurait dit une musique sous la
peau; ça partait toutes les trois ou quatre secondes, roulait un
instant; puis ça s'arrêtait et ça reprenait, juste le petit frisson
qui secoue les chiens perdus, quand ils ont froid l'hiver, sous une
porte. Déjà le ventre et les épaules avaient un frémissement d'eau sur
le point de bouillir. Une drôle de démolition tout de même, s'en aller
en se tordant, comme une fille à laquelle les chatouilles font de
l'effet!

Coupeau, cependant, se plaignait d'une voix sourde. Il semblait
souffrir beaucoup plus que la veille. Ses plaintes entrecoupées
laissaient deviner toutes sortes de maux. Des milliers d'épingles le
piquaient. Il avait partout sur la peau quelque chose de pesant; une
bête froide et mouillée se traînait sur ses cuisses et lui enfonçait
des crocs dans la chair. Puis, c'étaient d'autres bêtes qui se
collaient à ses épaules, en lui arrachant le dos à coups de griffes.

-- J'ai soif, oh! j'ai soif! grognait-il continuellement.

L'interne prit un pot de limonade sur une planchette et le lui donna.
Il saisit le pot à deux mains, aspira goulûment une gorgée, en
répandant la moitié du liquide sur lui; mais il cracha tout de suite
la gorgée, avec un dégoût furieux, en criant:

-- Nom de Dieu! c'est de l'eau-de-vie!

Alors, l'interne, sur un signe du médecin, voulut lui faire boire de
l'eau, sans lâcher la carafe. Cette fois, il avala la gorgée, en
hurlant, comme s'il avait avalé du feu.

-- C'est de l'eau-de-vie, nom de Dieu! c'est de l'eau-de-vie!

Depuis la veille, tout ce qu'il buvait était de l'eau-de-vie. Ça
redoublait sa soif, et il ne pouvait plus boire, parce que tout le
brûlait. On lui avait apporté un potage, mais on cherchait à
l'empoisonner bien sûr, car ce potage sentait le vitriol. Le pain
était aigre et gâté. Il n'y avait que du poison autour de lui. La
cellule puait le soufre. Même il accusait des gens de frotter des
allumettes sous son nez pour l'empester.

Le médecin venait de se relever et écoutait Coupeau, qui maintenant
voyait de nouveau des fantômes en plein midi. Est-ce qu'il ne croyait
pas apercevoir sur les murs des toiles d'araignée grandes comme des
voiles de bateau! Puis, ces toiles devenaient des filets avec des
mailles qui se rétrécissaient et s'allongeaient, un drôle de joujou!
Des boules noires voyageaient dans les mailles, de vraies boules
d'escamoteur, d'abord grosses comme des billes, puis grosses comme des
boulets; et elles enflaient, et elles maigrissaient, histoire
simplement de l'embêter. Tout d'un coup, il cria:

-- Oh! les rats, v'là les rats, à cette heure!

C'étaient les boules qui devenaient des rats. Ces sales animaux
grossissaient, passaient à travers le filet, sautaient sur le matelas,
où ils s'évaporaient. Il y avait aussi un singe, qui sortait du mur,
qui rentrait dans le mur, en s'approchant chaque fois si près de lui,
qu'il reculait, de peur d'avoir le nez croqué. Brusquement, ça changea
encore; les murs devaient cabrioler, car il répétait, étranglé de
terreur et de rage:

-- C'est ça, aïe donc! secouez-moi, je m'en fiche!... Aïe donc! la
cambuse! aïe donc! par terre!... Oui, sonnez les cloches, tas de
corbeaux! jouez de l'orgue pour m'empêcher d'appeler la garde!... Et
ils ont mis une machine derrière le mur, ces racailles! Je l'entends
bien, elle ronfle, ils vont nous faire sauter... Au feu! nom de Dieu!
au feu. On crie au feu! voilà que ça flambe. Oh! ça s'éclaire, ça
s'éclaire! tout le ciel brûle, des feux rouges, des feux verts, des
feux jaunes... A moi! au secours! au feu!

Ses cris se perdaient dans un râle. Il ne marmottait plus que des mots
sans suite, une écume à la bouche, le menton mouillé de salive. Le
médecin se frottait le nez avec le doigt, un tic qui lui était sans
doute habituel, en face des cas graves. Il se tourna vers l'interne,
lui demanda à demi-voix:

-- Et la température, toujours quarante degrés, n'est-ce pas?

-- Oui, monsieur.

Le médecin fit une moue. Il demeura encore là deux minutes, les yeux
fixés sur Coupeau. Puis, il haussa les épaules, en ajoutant:

-- Le même traitement, bouillon, lait, limonade citrique, extrait mou
de quinquina en potion... Ne le quittez pas, et faites-moi appeler.

Il sortit, Gervaise le suivit, pour lui demander s'il n'y avait plus
d'espoir. Mais il marchait si raide dans le corridor, qu'elle n'osa
pas l'aborder. Elle resta plantée là un instant, hésitant à rentrer
voir son homme. La séance lui semblait déjà joliment rude. Comme elle
l'entendait crier encore que la limonade sentait l'eau de-vie, ma foi!
elle fila, ayant assez d'une représentation. Dans les rues, le galop
des chevaux et le bruit des voitures lui firent croire que tout
Sainte-Anne était à ses trousses. Et ce médecin qui l'avait menacée!
Vrai, elle croyait déjà avoir la maladie.

Naturellement, rue de la Goutte-d'Or, les Boche et les autres
l'attendaient. Dès qu'elle parut sous la porte, on l'appela dans la
loge. Eh bien! est-ce que le père Coupeau durait toujours? Mon Dieu!
oui, il durait toujours. Boche semblait stupéfait et consterné: il
avait parié un litre que le père Coupeau n'irait pas jusqu'au soir.
Comment! il durait encore! Et toute la société s'étonnait, en se
tapant sur les cuisses. En voilà un gaillard qui résistait! Madame
Lorilleux calcula les heures: trente-six heures et vingt-quatre
heures, soixante heures. Sacré mâtin! soixante heures déjà qu'il
jouait des quilles et de la gueule! On n'avait jamais vu un pareil
tour de force. Mais Boche qui riait jaune à cause de son litre,
questionnait Gervaise d'un air de doute, en lui demandant si elle
était bien sûre qu'il n'eût pas défilé la parade derrière son dos. Oh!
non, il sautait trop fort, il n'en avait pas envie. Alors, Boche,
insistant davantage, la pria de refaire un peu comme il faisait, pour
voir. Oui, oui, encore un peu! à la demande générale! la société lui
disait qu'elle serait bien gentille, car justement il y avait là deux
voisines, qui n'avaient pas vu la veille, et qui venaient de descendre
exprès pour assister au tableau. Le concierge criait au monde de se
ranger, les gens débarrassaient le milieu de la loge, en se poussant
du coude, avec un frémissement de curiosité. Cependant, Gervaise
baissait la tête. Vrai, elle craignait de se rendre malade. Pourtant,
désirant prouver que ce n'était pas histoire de se faire prier, elle
commença deux ou trois petits sauts; mais elle devint toute chose,
elle se rejeta en arrière; parole d'honneur, elle ne pouvait pas! Un
murmure de désappointement courut: c'était dommage, elle imitait ça à
la perfection. Enfin, si elle ne pouvait pas! Et, comme Virginie
retournait à sa boutique, on oublia le père Coupeau, pour causer
vivement du ménage Poisson, une pétaudière maintenant; la veille, les
huissiers étaient venus; le sergent de ville allait perdre sa place;
quant à Lantier, il tournait autour de la fille du restaurant d'à
côté, une femme magnifique, qui parlait de s'établir tripière. Dame!
on en rigolait, on voyait déjà une tripière installée dans la
boutique; après la friandise, le solide. Ce cocu de Poisson avait une
bonne tête, dans tout ça; comment diable un homme dont le métier était
d'être malin, se montrait-il si godiche chez lui? Mais on se tut
brusquement, en apercevant Gervaise, qu'on ne regardait plus, et qui
s'essayait toute seule au fond de la loge, tremblant des pieds et des
mains, faisant Coupeau. Bravo! c'était ça, on n'en demandait pas
davantage. Elle resta hébétée, ayant l'air de sortir d'un rêve. Puis,
elle fila raide. Bien le bonsoir, la compagnie! elle montait pour
tâcher de dormir.

Le lendemain, les Boche la virent partir à midi, comme les deux autres
jours. Ils lui souhaitaient bien de l'agrément. Ce jour-là, à
Sainte-Anne, le corridor tremblait des gueulements et des coups de
talon de Coupeau. Elle tenait encore la rampe de l'escalier, qu'elle
l'entendit hurler:

-- En v'là des punaises!... Rappliquez un peu par ici, que je vous
désosse!... Ah! ils veulent m'escoffier, ah! les punaises! Je suis
plus rupin que vous tous! Décarrez, nom de Dieu!

Un instant, elle souffla devant la porte. Il se battait donc avec une
armée! Quand elle entra, ça croissait et ça embellissait. Coupeau
était fou furieux, un échappé de Charenton! Il se démenait au milieu
de la cellule, envoyant les mains partout, sur lui, sur les murs, par
terre, culbutant, tapant dans le vide; et il voulait ouvrir la
fenêtre, et il se cachait, se défendait, appelait, répondait, tout
seul pour faire ce sabbat, de l'air exaspéré d'un homme cauchemardé
par une flopée de monde. Puis, Gervaise comprit qu'il s'imaginait être
sur un toit, en train de poser des plaques de zinc. Il faisait le
soufflet avec sa bouche, il remuait des fers dans le réchaud, se
mettait à genoux, pour passer le pouce sur les bords du paillasson, en
croyant qu'il le soudait. Oui, son métier lui revenait, au moment de
crever; et s'il gueulait si fort, s'il se crochait sur son toit,
c'était que des mufes l'empêchaient d'exécuter proprement son travail.
Sur tous les toits voisins, il y avait de la fripouille qui le
mécanisait. Avec ça, ces blagueurs lui lâchaient des bandes de rats
dans les jambes. Ah! les sales bêtes, il les voyait toujours! Il avait
beau les écraser, en frottant son pied sur le sol de toutes ses
forces, il en passait de nouvelles ribambelles, le toit en était noir.
Est-ce qu'il n'y avait pas dés araignées aussi! Il serrait rudement
son pantalon pour tuer contre sa cuisse de grosses araignées, qui
s'étaient fourrées là. Sacré tonnerre! il ne finirait jamais sa
journée, on voulait le perdre, son patron allait l'envoyer à Mazas.
Alors, en se dépêchant, il crut qu'il avait une machine à vapeur dans
le ventre; la bouche grande ouverte, il soufflait de la fumée, une
fumée épaisse qui emplissait la cellule et qui sortait par la fenêtre;
et, penché, soufflant toujours, il regardait dehors le ruban de fumée
se dérouler, monter dans le ciel, où il cachait le soleil.

-- Tiens! cria-t-il, c'est la bande de la chaussée Clignancourt,
déguisée en ours, avec des flafla...

Il restait accroupi devant la fenêtre, comme s'il avait suivi un
cortège dans une rue, du haut d'une toiture.

-- V'la la cavalcade, des lions et des panthères qui font des
grimaces... Il y a des mômes habillés en chiens et en chats... Il y a
la grande Clémence, avec sa tignasse pleine de plumes. Ah! sacredié!
elle fait la culbute, elle montre tout ce qu'elle a!.. Dis donc, ma
biche, faut nous carapatter... Eh! bougres de roussins, voulez-vous
bien ne pas la prendre!... Ne tirez pas, tonnerre! ne tirez pas...

Sa voix montait, rauque, épouvantée, et il se baissait vivement,
répétant que la rousse et les pantalons rouges étaient en bas, des
hommes qui le visaient avec des fusils. Dans le mur, il voyait le
canon d'un pistolet braqué sur sa poitrine. On venait lui reprendre la
fille.

-- Ne tirez pas, nom de Dieu! ne tirez pas...

Puis, les maisons s'effondraient, il imitait le craquement d'un
quartier qui croule; et tout disparaissait, tout s'envolait. Mais il
n'avait pas le temps de souffler, d'autres tableaux passaient, avec
une mobilité extraordinaire. Un besoin furieux de parler lui
emplissait la bouche de mots, qu'il lâchait sans suite, avec un
barbotement de la gorge. Il haussait toujours la voix.

-- Tiens, c'est toi, bonjour!... Pas de blague! ne me fais pas manger
tes cheveux.

Et il passait la main devant son visage, il soufflait pour écarter des
poils. L'interne l'interrogea.

-- Qui voyez-vous donc?

-- Ma femme, pardi!

Il regardait le mur, tournant le dos à Gervaise.

Celle-ci eut un joli trac, et elle examina aussi le mur, pour voir si
elle ne s'apercevait pas. Lui, continuait de causer.

-- Tu sais, ne m'embobine pas... Je ne veux pas qu'on m'attache...
Fichtre! te voilà belle, t'as une toilette chic. Où as-tu gagné ça,
vache! Tu viens de la retape, chameau! Attends un peu que je
t'arrange!... Hein? tu caches ton monsieur derrière tes jupes.
Qu'est-ce que c'est que celui-là? Fais donc la révérence, pour voir...
Nom de Dieu! c'est encore lui!

D'un saut terrible, il alla se heurter la tête contre la muraille;
mais la tenture rembourrée amortit le coup. On entendit seulement le
rebondissement de son corps sur le paillasson, où la secousse l'avait
jeté.

-- Qui voyez-vous donc? répéta l'interne.

-- Le chapelier! le chapelier! hurlait Coupeau.

Et, l'interne ayant interrogé Gervaise, celle-ci bégaya sans pouvoir
répondre, car cette scène remuait en elle tous les embêtements de sa
vie. Le zingueur allongeait les poings.

-- A nous deux, mon cadet! Faut que je te nettoie à la fin! Ah! tu
viens tout de go, avec cette drogue au bras, pour te ficher de moi en
public. Eh bien! je vas t'estrangouiller, oui, oui, moi! et sans
mettre des gants encore!... Ne fais pas le fendant... Empoche ça. Et
atout! atout! atout!

Il lançait ses poings dans le vide. Alors, une fureur s'empara de lui.
Ayant rencontré le mur en reculant, il crut qu'on l'attaquait par
derrière. Il se retourna, s'acharna sur la tenture. Il bondissait,
sautait d'un coin à un autre, tapait du ventre, des fesses, d'une
épaule, roulait, se relevait. Ses os mollissaient, ses chairs avaient
un bruit d'étoupes mouillées. Et il accompagnait ce joli jeu de
menaces atroces, de cris gutturaux et sauvages. Cependant, la bataille
devait mal tourner pour lui, car sa respiration devenait courte, ses
yeux sortaient de leurs orbites; et il semblait peu à peu pris d'une
lâcheté d'enfant.

-- A l'assassin! à l'assassin!... Foutez le camp, tous les deux. Oh!
les salauds, ils rigolent. La voilà les quatre fers en l'air, cette
garce!... Il faut qu'elle y passe, c'est décidé... Ah! le brigand, il
la massacre! Il lui coupe une quille avec son couteau. L'autre quille
est par terre, le ventre est en deux, c'est plein de sang... Oh! mon
Dieu, oh! mon Dieu, oh! mon Dieu...

Et, baigné de sueur, les cheveux dressés sur le front, effrayant, il
s'en alla à reculons, en agitant violemment les bras, comme pour
repousser l'abominable scène. Il jeta deux plaintes déchirantes, il
s'étala à la renverse sur le matelas, dans lequel ses talons s'étaient
empêtrés.

-- Monsieur, monsieur, il est mort! dit Gervaise les mains jointes.

L'interne s'était avancé, tirant Coupeau au milieu du matelas. Non, il
n'était pas mort. On l'avait déchaussé; ses pieds nus passaient, au
bout; et ils dansaient tout seuls, l'un à côté de l'autre, en mesure,
d'une petite danse pressée et régulière.

Justement, le médecin entra. Il amenait deux collègues, un maigre et
un gras, décorés comme lui. Tous les trois se penchèrent, sans rien
dire, regardant l'homme partout; puis, rapidement, à demi-voix, ils
causèrent. Ils avaient découvert l'homme des cuisses aux épaules,
Gervaise voyait, en se haussant, ce torse nu étalé. Eh bien c'était
complet, le tremblement était descendu des bras et monté des jambes,
le tronc lui-même entrait en gaieté, à cette heure! Positivement, le
polichinelle rigolait aussi du ventre. C'étaient des risettes le long
des côtes, un essoufflement de la berdouille, qui semblait crever de
rire. Et tout marchait, il n'y avait pas à dire! les muscles se
faisaient vis-à-vis, la peau vibrait comme un tambour, les poils
valsaient en se saluant. Enfin, ça devait être le grand branle-bas,
comme qui dirait le galop de la fin, quand le jour paraît et que tous
les danseurs se tiennent par la patte en tapant du talon.

-- Il dort, murmura le médecin en chef.

Et il fit remarquer la figure de l'homme aux deux autres. Coupeau, les
paupières closes, avait de petites secousses nerveuses qui lui
tiraient toute la face. Il était plus affreux encore, ainsi écrasé, la
mâchoire saillante, avec le masque déformé d'un mort qui aurait eu des
cauchemars. Mais les médecins, ayant aperçu les pieds, vinrent mettre
leurs nez dessus, d'un air de profond intérêt. Les pieds dansaient
toujours. Coupeau avait beau dormir, les pieds dansaient! Oh! leur
patron pouvait ronfler, ça ne les regardait pas, ils continuaient leur
train-train, sans se presser ni se ralentir. De vrais pieds
mécaniques, des pieds qui prenaient leur plaisir où ils le trouvaient.

Pourtant, Gervaise, ayant vu les médecins poser leurs mains sur le
torse de son homme, voulut le tâter elle aussi. Elle s'approcha
doucement, lui appliqua sa main sur une épaule. Et elle la laissa une
minute. Mon Dieu! qu'est-ce qui se passait donc là dedans? Ça dansait
jusqu'au fond de la viande; les os eux-mêmes devaient sauter. Des
frémissements, des ondulations arrivaient de loin, coulaient pareils à
une rivière, sous la peau. Quand elle appuyait un peu, elle sentait
les cris de souffrance de la moelle. A l'oeil nu, on voyait seulement
les petites ondes creusant des fossettes, comme à la surface d'un
tourbillon; mais, dans l'intérieur, il devait y avoir un joli ravage.
Quel sacré travail! un travail de taupe! C'était le vitriol de
l'Assommoir qui donnait là-bas des coups de pioche. Le corps entier en
était saucé, et dame! il fallait que ce travail s'achevât, endettant,
emportant Coupeau, dans le tremblement général et continu de toute la
carcasse.

Les médecins s'en étaient allés. Au bout d'une heure, Gervaise, restée
avec l'interne, répéta à voix basse:

-- Monsieur, monsieur, il est mort...

Mais l'interne, qui regardait les pieds, dit non de la tête. Les pieds
nus, hors du lit, dansaient toujours. Ils n'étaient guère propres, et
ils avaient les ongles longs. Des heures encore passèrent. Tout d'un
coup, ils se raidirent, immobiles. Alors, l'interne se tourna vers
Gervaise, en disant:

-- Ça y est.

La mort seule avait arrêté les pieds.

Quand Gervaise rentra rue de la Goutte-d'Or, elle trouva chez les
Boche un tas de commères qui jabotaient d'une voix allumée. Elle crut
qu'on l'attendait pour avoir des nouvelles, comme les autres jours.

-- Il est claqué, dit-elle en poussant la porte tranquillement, la
mine éreintée et abêtie.

Mais on ne l'écoutait pas. Toute la maison était en l'air. Oh! une
histoire impayable! Poisson avait pigé sa femme avec Lantier. On ne
savait pas au juste les choses, parce que chacun racontait ça à sa
manière. Enfin, il était tombé sur leur dos au moment où les deux
autres ne l'attendaient pas. Même on ajoutait des détails que les
dames se répétaient en pinçant les lèvres. Une vue pareille,
naturellement, avait fait sortir Poisson de son caractère. Un vrai
tigre! Cet homme, peu causeur, qui semblait marcher avec un bâton dans
le derrière, s'était mis à rugir et à bondir. Puis, on n'avait plus
rien entendu. Lantier devait avoir expliqué l'affaire au mari.
N'importe, ça ne pouvait plus aller loin. Et Boche annonçait que la
fille du restaurant d'à côté prenait décidément la boutique, pour y
installer une triperie. Ce roublard de chapelier adorait les tripes.

Cependant, Gervaise, en voyant arriver madame Lorilleux avec madame
Lerat, répéta mollement:

-- Il est claqué... Mon Dieu! quatre jours à gigoter et à gueuler...

Alors, les deux soeurs ne purent pas faire autrement que de tirer
leurs mouchoirs. Leur frère avait eu bien des torts, mais enfin
c'était leur frère. Boche haussa les épaules, en disant assez haut
pour être entendu de tout le monde:

-- Bah! c'est un soûlard de moins!

Depuis ce jour, comme Gervaise perdait la tête souvent, une des
curiosités de la maison était de lui voir faire Coupeau. On n'avait
plus besoin de la prier, elle donnait le tableau gratis, tremblement
des pieds et des mains, lâchant de petits cris involontaires. Sans
doute elle avait pris ce tic-là à Sainte-Anne, en regardant trop
longtemps son homme. Mais elle n'était pas chanceuse, elle n'en
crevait pas comme lui. Ça se bornait à des grimaces de singe échappé,
qui lui faisaient jeter des trognons de choux par les gamins, dans les
rues.

Gervaise dura ainsi pendant des mois. Elle dégringolait plus bas
encore, acceptait les dernières avanies, mourait un peu de faim tous
les jours. Dès qu'elle possédait quatre sous, elle buvait et battait
les murs. On la chargeait des sales commissions du quartier. Un soir,
on avait parié qu'elle ne mangerait pas quelque chose de dégoûtant; et
elle l'avait mangé, pour gagner dix sous. M. Marescot s'était décidé à
l'expulser de la chambre du sixième. Mais, comme on venait de trouver
le père Bru mort dans son trou, sous l'escalier, le propriétaire avait
bien voulu lui laisser cette niche. Maintenant, elle habitait la niche
du père Bru. C'était là dedans, sur de la vieille paille, qu'elle
claquait du bec, le ventre vide et les os glacés. La terre ne voulait
pas d'elle, apparemment. Elle devenait idiote, elle ne songeait
seulement pas à se jeter du sixième sur le pavé de la cour, pour en
finir. La mort devait la prendre petit à petit, morceau par morceau,
en la traînant ainsi jusqu'au bout dans la sacrée existence qu'elle
s'était faite. Même on ne sut jamais au juste de quoi elle était
morte. On parla d'un froid et chaud. Mais la vérité était qu'elle s'en
allait de misère, des ordures et des fatigues de sa vie gâtée. Elle
creva d'avachissement, selon le mot des Lorilleux. Un matin, comme ça
sentait mauvais dans le corridor, on se rappela qu'on ne l'avait pas
vue depuis deux jours; et on la découvrit déjà verte, dans sa niche.

Justement, ce fut le père Bazouge qui vint, avec la caisse des pauvres
sous le bras, pour l'emballer. Il était encore joliment soûl, ce
jour-là, mais bon zig tout de même, et gai comme un pinson. Quand il
eut reconnu la pratique à laquelle il avait affaire, il lâcha des
réflexions philosophiques, en préparant son petit ménage.

-- Tout le monde y passe.... On n'a pas besoin de se bousculer, il y a
de la place pour tout le monde... Et c'est bête d'être pressé, parce
qu'on arrive moins vite... Moi, je ne demande pas mieux que de faire
plaisir. Les uns veulent, les autres ne veulent pas. Arrangez un peu
ça, pour voir... En v'là une qui ne voulait pas, puis elle a voulu.
Alors, on l'a fait attendre... Enfin, ça y est, et, vrai! elle l'a
gagné! Allons-y gaiement!

Et, lorsqu'il empoigna Gervaise dans ses grosses mains noires, il fut
pris d'une tendresse, il souleva doucement cette femme qui avait eu un
si long béguin pour lui. Puis, en l'allongeant au fond de la bière
avec un soin paternel, il bégaya, entre deux hoquets:

-- Tu sais... écoute bien... c'est moi, Bibi-la-Gaieté, dit le
consolateur des dames... Va, t'es heureuse. Fais dodo, ma belle!