Ici l’ombre


Il y a, dit-on, des idées dans l’air. Alors que pendant des générations, seule la lumière avait intéressé les historiens, les études sur l’ombre prolifèrent comme champignons après la pluie depuis les essais inauguraux de Michael Baxandall et Ernst Gombrich, parus en 1995. Ce paradoxe est d’autant plus étonnant que la lumière est en soi invisible, révélée seulement par les objets qu’elle éclaire, tandis que c’est son absence qui en dessine la forme et les contours. Mais si disserter sur l’ombre est une chose, monter une exposition en est une autre, bien plus difficile, l’obtention des prêts et le transport des œuvres posant des problèmes redoutables. Aussi faut-il féliciter Sylvie Wuhrmann d’avoir réussi à rassembler à l’Hermitage un ensemble aussi riche et stimulant.

Certes, il ne pouvait être question, par exemple, de déplacer des panneaux de Conrad Witz, l’un des premiers inventeurs de la figuration des ombres, ou de convoquer Georges de La Tour, le maître des nocturnes à la chandelle. On ne trouvera donc pas ici les pionniers, qui au XVème siècle se répartissent entre l’Italie du Nord, la Provence et les Pays-Bas. Et si les dramaturgies caravagesques ne sont représentées que par des épigones, Rembrandt ne l’est que par deux gravures. 

Mais la moisson est généreuse, et les expositions thématiques ont le mérite de réserver des surprises. Celle-ci s’inscrit dans la suite logique d’une série sur la syntaxe picturale, inaugurée par les Fenêtres, présentées naguère à l’Hermitage. Vaste programme, , comme disait l’autre. Aussi fallait-il faire des choix, et l’on ne saurait reprocher aux commissaires d’avoir renoncé à certains chapitres, les usages de l’ombre en architecture, en astronomie, en typographie, dans la presse ou sur la scène par exemple. 

Petit traité des ombres

On peut en distinguer quatre sortes. L’ombre propre sert à modeler l’objet, à lui conférer son volume. “Il faut que ça tourne” fut longtemps un mot d’ordre dans les ateliers. L’ombre portée, elle, permet de détacher un volume d’un plan et de le situer dans l’espace: la contiguïté de l’ombre et des pieds de l’astronaute prouve qu’il a bel et bien marché sur la lune. Le contre-jour implique l’interposition d’un corps opaque entre la source lumineuse et le spectateur ou le plan de projection dans les physionotraces, dispositifs construits pour dessiner des silhouettes. Enfin l’ombre diffuse, ou pénombre, permet elle aussi de suggérer la profondeur. Quant au clair-obscur ou chiaroscuro, termeconfus et jamais défini, illustré dans l’expositionpar le caravagisme et les nocturnes, il désigne un effet de contraste lumineux qui peut englober toutes les autres espèces d’ombres. 

Mais c’est surtout l’ombre portée ou projetée, la plus complexe, qui a nourri tant l’imaginaire poétique que les recherches en géométrie descriptive, documentées ici par quelques traités scientifiques. Les ombres solaires, de par la distance infinie de l’origine des rayons, diffèrent de celles provoquées par une éclairage proche et qui entraîne la divergence des lignes de fuite. D’où l’opposition entre perspectives isométriques (fondées sur le parallélisme) et l’anamorphose (distance courte et point de vue décalé, cause de déformations). C’est ainsi que certains artifices optiques mis en œuvre de nos jours au théâtre (ombres géantes, distorsions, ruptures d’échelle) ont intéressé depuis longtemps les peintres. Dans une charmante composition du Danois Wilhelm Bendz, on ne compte pas moins de quatre sources lumineuses ! Il est également fréquent que celles-ci soient occultées, masquées ou situées hors champ, ce qui peut être aussi le cas de l’objet porteur d’ombre, tel le voilier dans le tableau de Joaquin Sorolla y Bastida qui figure sur l’affiche de l’exposition. Enfin, ce sont encore les ombres portées qui ont suscité certaines spéculations sur la quatrième dimension, et l’on trouvera à ce propos dans le catalogue un excellent article de Didier Seminsur l’ombre chez Marcel Duchamp.

Une ombre peut se projeter sur un plan, mur ou sol, mais aussi sur un volume, et celui-ci peut être le corps humain. C’est ce qui a intéressé Man Ray, entre autres. La section consacrée à la photographie est sans doute la plus riche et la plus cohérente de l’exposition. Et ce n’est que justice, puisqu’il s’agit d’un art littéralement consubstantiel à l’ombre, fondé dès l’origine sur le principe de la projection et de l’empreinte par Fox Talbot, l’auteur du fameux The Pencil olNature et inventeur du calotype ou négatif ainsi que de la photo par contact. Sa lointaine descendance est évoquée ici par les “rayogrammes” de Man Ray, “schadogrammes” de Christian Schad, et autres photogrammes de Raoul Hausmann ou Maurice Tabard. (On aurait pu y ajouter le Grand herbier d’ombre de Lourdes Castro, présenté à la Fondation Gulbenkian en 2009). Du pictorialisme à la straight photography, les trois S, Steichen, Stieglitz et Strand sont également présents. 

Le topos de l’ombre du photographe dans la photo semble répondre au thème de l’autoportrait de la première salle, où l’ombre signifie la mélancolie, attribut traditionnel de l’artiste. Mais les autoportraits de profil sont rares, car ils nécessitent un jeu complexe de miroirs. Et la proximité du style de celui de Jan Lievens avec la manière du premier Rembrandt permet de se demander s’il ne s’agit pas plutôt d’un portrait ou de la copie d’un portrait peint par ce dernier, les deux artistes étant alors très proches et s’étant parfois représentés l’un l’autre.

Jeux d’ombres

Le succès des silhouettes (rien à voir avec l’exposition du Musée historique de Lausanne!) ouvre un autre chapitre, du traité de physionomie de Lavater jusqu’au au théâtre d’ombres du cabaret du Chat noir à Montmartre. On notera que l’invention du physionotrace par Gilles-Louis Chrétien et les découpages de Jean Hubert sont contemporains et relèvent du même paradigme. Et si l’ombre est longtemps restée absente des peintures orientales, ce sont les théâtres d’ombres, chinois ou indonésiens, qui ont paradoxalement inspiré l’Occident. Etonnant retour des choses, des graveurs japonais semblent avoir à leur tour été influencés par les fameuses silhouettes européennes.

Si l’émancipation de l’ombre portée, tantôt perdue, volée, vendue ou retrouvée, lui aura valu une belle carrière littéraire, la conquête de son autonomie lui confère également diverses fonctions dans les arts visuels. Elle peut s’y faire menaçante, trompeuse, tentatrice, fantastique, ludique, expressive ou comique. Toujours éloquente, elle peut aussi assumer un rôle de sémaphore, attirer l’attention sur un détail, comme le geste du prédicateur gravé par Rembrandt, ou la main du joueur de luth de d’Antiveduto Gramatica. Dans le domaine de la caricature, brièvement présenté, l’ombre rencontre un succès garanti, et si Daumier est absent ici, on se consolera avec le savoureux cortège de Grandville, dont les ombres développent un commentaire impertinent sur les travers sociaux.

L’accrochage est passionnant, et fait réfléchir. Quelques réserves cependant. La justification du choix de certains tableaux semble parfois ne tenir qu’au prêt de collections particulières, et le débat sur la couleur des ombres aurait mérité un traitement plus judicieux: la question est distincte de celle du divisionnisme, et Goethe avait compris le rôle des complémentaires avant Chevreul ou Delacroix.Pour le Surréalisme, on regrettera peut-être l’absence de Tanguy ou des ombres métaphysiques de Chirico, voire de celles, menteuses, de Magritte, agents privilégiés de sa “trahison des images”, et l’on devra se contenter d’une ombre molle de Dali. Mais si la qualité est parfois variable, on retiendra surtout les nombreux chefs-d’œuvre, qui ne sont pas toujours le fait de noms les plus connus. Ainsi les tableaux de Hans Emmenegger ou de Sorolla y Bastida, voire l’extraordinaire Création de la lumière de John Martin exécutée par la technique de la manière noire, suffiraient à justifier une visite de l’exposition !

L’un de ses atouts consiste en la mise en évidence de continuités à travers les âges, comme certaines réminiscences du mythe platonicien de la caverne. C’est ainsi que la séquence de la jeune Corinthienne dessinant l’ombre de son ami sur le départ, imaginée par Pline, se retrouve inversée en 1840 dans un charmant tableau de Christian Wilhelm Eckersberg, qui réunit l’ombre des deux amants dans une anamorphose, tandis que deux vidéos recycleront à leur tour le thème de Dibutade. On remarquera aussi que Vittore Grubicy de Dragon accroche à l’ancienne un cartellino en trompe-l’œil sur un paysage, que l’autoportrait de Warhol ne fait que reprendre le procédé du dessin par la seule ombre des lavis de Poussin, et que les sphères de Sol LeWitt semblent faire écho aux raisins de De Piles, antérieurs de près de trois siècles.

Une sérigraphie sur verre de Daniela Droz (2018) vient rappeler la solidarité qui lie ombre et transparence. Quant à l’intrigant double carrousel optique de Markus Raetz, qui fait tourner le profil négatif d’une tête découpé dans des plaques de métal en lui restituant son volume, il renvoie à la fois aux silhouettes chères à Lavater et au vieux Phénakisticope, ancêtre du cinéma. Le septième art, lui, sera traité à la Cinémathèque, mais le mouvement est introduit à l’Hermitage par une installation mobile de Boltanski, variation sur le thème traditionnel de la Danse macabre. Last but not least, le parcours s’achève sur un dispositif époustouflant, signé Tim Noble & Sue Webster, qui fait apparaître l’ombre fantomatique d’un homme à partir d’un amas informe de débris éclairés par un projecteur. Magique !

Joseph Wright of Derby, Claude Monet, Edward Steichen ou Niklaus Stöcklin ont, chacun à sa manière, couplé l’ombre et le reflet, qui entretiennent des rapports symboliques comme Dibutade et Narcisse, héros mythiques des origines de la peinture. Un savant dessin de J.E. Hummel juxtapose fenêtres, ombres et miroirs. La fascination exercée par l’ombre tient à son ambivalence, richesse qu’elle partage avec l’iconographie spéculaire. Un nouveau thème d’exposition pour l’Hermitage ? Après la fenêtre et l’ombre, pourquoi pas le miroir dans la peinture ? Une belle trilogie. 

Philippe Junod, professeur honoraire d’histoire de l’art à l’Université de Lausanne

P.S. Une ombre célèbre, qui a fait couler beaucoup d’encre, celle du clou en trompe-l’œil qu’un Braque malicieux a dissimulé dans un tableau en 1910, Violon et broc, est visible dans la superbe exposition cubiste du Musée de Bâle, prolongée jusqu’au 18 août.

Ombres, de la Renaissance à nos jours. Exposition à l’Hermitage, jusqu’au 27 octobre 2019.

Photo: Tim Noble & Sue Webster, Jungman,  2012


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