On a (peut-être pas) marché sur la Lune

«?Buzz?» Aldrin. L’astronaute américain marche sur la Lune, le 20 juillet 1969. En 2002, ce dernier a frappé le conspirationniste Bart Sibrel, qui le traitait de lâche et de menteur.
© Bridgeman Images

Parmi les innombrables théories du complot, celle qui tente d’expliquer que l’équipage d’Apollo XI n’a pas été sur la Lune en juillet 1969, il y a bientôt cinquante ans, est l’une des plus incroyables. Elle en dit long sur l’efficacité de ces « rhétoriques du complot ». Texte Jocelyn Rochat

C’est l’une des théories du complot les plus abracadabrantesques. Et pourtant, de récents sondages rapportent que 11% des Suisses (Sotomo 2018) et 9% des Français (Ifop 2019) croient que les astronautes américains n’ont jamais mis le pied sur la Lune. Au moment où la Terre s’apprête à commémorer les 50 ans de l’alunissage du module lunaire Eagle, et du «petit pas pour l’homme et grand pas pour l’humanité» effectué par Neil Armstrong, le 20 juillet 1969, cette relecture paranoïaque de l’histoire interloque.

Comment peut-on SÉRIEUSEMENT imaginer que tout a été inventé et filmé dans un studio par – choisissez votre réalisateur préféré – Stanley Kubrick dans la base secrète Area 51 ou l’homme à la cigarette, le grand méchant de la série X-Files? C’est ce mystère qui a intéressé le linguiste Thierry Herman, maître d’enseignement et de recherche à l’UNIL, qui a publié plusieurs articles et multiplié les conférences sur le sujet.

«Ces théories du complot sont des machines à produire de l’argumentation, qui sont extrêmement résistantes aux critiques ; en tant que spécialiste de la rhétorique et de l’argumentation, ça me fascine, confie Thierry Herman. Si ça marche aussi bien, c’est parce que les théories du complot sont d’abord de très bonnes histoires. Ce n’est pas un hasard si elles ont donné lieu à de nombreuses adaptations hollywoodiennes. Depuis le film Capricorn One de 1978, qui s’est appuyé sur ces théories, on les a vues fleurir dans la culture populaire. La fiction est devenue un marchepied pour ces scénarios alternatifs. Cela crée une forme d’entraide réciproque?: des théories alimentent des films qui permettent à ces complots de se répandre encore plus.»

Mécanique efficace
Pour convaincre «un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé», selon la formule à succès du générique de la série TV Les Envahisseurs, les théories complotistes recourent à une mécanique très efficace que Thierry Herman appelle «la rhétorique du complot». Il l’a notamment analysée dans un «documentaire» à succès, intitulé Théorie de la conspiration: avons-nous été sur la Lune qui a été diffusé pour la première fois aux États-Unis, sur la chaîne Fox TV, en 2001. Et qui tourne désormais en boucle sur Internet.

«L’hypothèse de départ est saugrenue, mais plausible, rappelle Thierry Herman. Dans le contexte de la guerre froide, le débarquement des Américains sur la Lune semble presque trop beau pour être vrai. Jusqu’à cet alunissage de 1969, c’étaient les Soviétiques qui menaient la course à l’espace. Ils ont placé le premier satellite en orbite, Spoutnik, envoyé le premier chien dans l’espace, Laïka, puis le premier homme, Youri Gagarine.» Ils étaient invariablement les pionniers et Houston avait un problème. Comment tenir les promesses de John F. Kennedy, qui, en 1961, a annoncé le débarquement des Américains sur la Lune, «avant la fin de la décennie, pas parce que ces choses sont faciles, mais parce que ces choses sont difficiles»?

On comprend dès lors que «des esprits méfiants aient pu percevoir cet alunissage subit comme trop beau, trop parfait, trop bien exécuté, trop incroyable, bref, trop beau pour être vrai», relève Thierry Herman. Le «C’est trop beau pour être vrai» est d’ailleurs un déclencheur de théoriciens du complot, «qui ne croient ni au hasard ni aux coïncidences», précise le linguiste de l’UNIL. Dans les relectures complotistes de l’actualité ou de l’Histoire, «rien n’arrive jamais par accident. Les apparences sont toujours trompeuses. Tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées, que l’on peut retrouver, par exemple en répondant à la question: à qui profite le crime? Il y a souvent des raisonnements rétroactifs, en forme de: X a profité de l’événement, donc X a forcément causé l’événement.»

Pour autant, Thierry Herman ne considère pas les amateurs de théories du complot comme «de doux dingues qui prennent des vessies pour des lanternes. Ces adeptes d’une explication alternative raisonnent de manière très fine, et utilisent une argumentation serrée, souvent décalquée sur la démarche scientifique, avec, notamment, un appareil de notes très développé.» Démonstration avec le Moon Hoax, le complot lunaire.

Le film diffusé en 2001 sur Fox TV commence par introduire un expert, la source du documentaire. Dans ce cas, Gorge profonde s’appelle Bill Kaysing. Il est présenté comme «ingénieur et analyste» à Rocketdyne, l’entreprise qui a conçu les fusées Apollo. Ce que le «documentaire» omet de préciser, c’est que Kaysing est titulaire d’une licence ès Lettres et qu’il a travaillé chez Rocketdyne comme rédacteur et bibliothécaire. Très loin, donc, de l’ingénierie. Cela n’empêche pas le «documentaire» de promouvoir Kaysing du rôle d’ingénieur à celui d’ «enquêteur». C’est par ces yeux que nous allons découvrir les invraisemblances d’une histoire que nous croyions connaître par cœur.

La force du documentaire consiste à reprendre les inoubliables images officielles des astronautes sur la Lune, pour y détecter plusieurs «preuves» de la supercherie. Par exemple qu’il n’y a pas d’étoiles dans le ciel noir intégral, derrière les astronautes, sur toutes les images expédiées de la Lune. Autre «preuve», il n’y a pas de cratère sous le module spatial qui s’est posé dans la Mer de Tranquillité, alors que le sol de notre satellite aurait logiquement dû être brûlé et soufflé par les puissants moteurs du véhicule spatial. Enfin, et c’est devenu l’argument le plus célèbre en faveur de cette théorie du complot, «on voit le drapeau américain flotter alors qu’il n’y a pas d’air sur la Lune».

Comme le film défend une thèse, le complot, les explications de la NASA à ces différentes anomalies ne sont jamais présentées. Personne n’y explique que le drapeau flotte parce que, à ce moment-là, l’astronaute est en train de le manipuler pour le planter dans le sol et que, autre caractéristique lunaire, l’absence d’atmosphère amplifie les mouvements du drapeau.

Thierry Herman. Maître d’enseignement et de recherche à l’École de français langue étrangère (Faculté des lettres).
Nicole Chuard © UNIL

Instiller le doute
Grâce à ce choc des images soigneusement ré-orchestré, le documentaire instille le doute, et laisse progressivement croire que la vérité est ailleurs. «Au niveau de l’argumentation, la méthode consiste à requalifier des invraisemblances en preuves», note Thierry Herman. Une méthode qui n’aurait aucune efficacité si l’on avait affaire à quelque chose d’absolument invraisemblable. Ce qui n’est pas le cas. Car de «vrais» complots existent. «C’est arrivé dans l’Histoire, et c’est pour cela que l’on peut imaginer plein de faux complots», sourit le chercheur de l’UNIL.

Des complots, il y en a eu de nombreux aux États-Unis dans les années 60. Passons sur le cas de l’assassinat du président Kennedy, encore en débat chez les historiens, pour mentionner les tentatives d’assassinat de la CIA contre Fidel Castro (entre 24 et 638 tentatives). Ou les négations obstinées de l’existence de la base militaire secrète Area 51, qui est bien visible sur le logiciel Google Earth depuis 2004. Ou le Watergate, et le petit mensonge sur l’accident de Roswell, qui n’était pas un ballon-sonde, comme l’ont prétendu les autorités durant cinquante ans, avant d’admettre qu’il s’agissait d’un appareil secret destiné à surveiller depuis les États-Unis d’éventuels essais nucléaires soviétiques.

Cette liste non exhaustive de théories du complot, toutes validées après des années de mensonges, expliquent que des individus inquiets aient vu apparaître des MIB, les Men in Black, des hommes portant des costards noirs, qui seraient des agents du Gouvernement américain chargés de faire disparaître les preuves des différents complots (une autre théorie du complot reprise par Hollywood qui revient dans les cinémas cet été). Derrière ces complots, il y aurait invariablement la patte du Gouvernement. «Cette mise en cause de l’État est une évolution récente des théories complotistes, analyse Thierry Herman. Pendant longtemps, ces scénarios mettaient en accusation des minorités, comme les Juifs ou les francs-maçons. Mais, désormais, les théories qui fleurissent sur Internet sont plutôt liées à l’appareil d’État, qui serait aidé par des médias et des scientifiques, bref, qu’on assisterait à un complot des élites pour défendre les théories officielles.

Difficile, dans ce contexte où de vrais complots côtoient d’innombrables faux, de combattre ces récits alternatifs. « Je pense qu’on ne peut pas tuer une théorie du complot, estime Thierry Herman. C’est sans fin, c’est une hydre. Vous coupez une tête à un endroit et ça repousse ailleurs. À tel point que la NASA a songé à publier un contre-argumentaire, avant de renoncer, de peur de donner encore plus de visibilité à ces scénarios et d’alimenter encore la machine à fantasmes.»

Et, quand bien même on parviendrait à argumenter là-contre, il resterait cette difficulté majeure. «Les théories du complot sont de bonnes histoires.» Pas étonnant que l’on trouve des gens qui aient envie d’y croire.

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