Mystères et poésie du silence au Musée Rath à Genève


Encore une “idée dans l’air”. Le silence est à la mode. Un colloque international et interdisciplinaire de cinq jours a eu lieu en mai dernier à Marseille sur le thème “Faire silence“. Une exposition qui vient de se terminer au Musée de la communication à Berne portait le titre de Sounds of silence et proposait des excursions dans des Lieux de silence. Et un article sur “Le silence du David du Bernin” est publié dans le dernier numéro de la revue Artibus et historia. A Genève, l’exposition du Musée Rath s’intitule à son tour Silences. Et tout ça dans un monde de plus en plus bruyant et bavard !

Les origines du thème remontent à l’Antiquité. Dans le cadre du débat sur le parangonne, ou comparaison des arts, on s’est plu dès la Renaissance à citer l’adage d’Horace, ut pictura poses, mais aussi ce mot attribué par Plutarque à Simonide de Céos: « La poésie est une peinture parlante, la peinture une poésie muette ». Et Pline, dans son éloge du peintre Apelle, mentionnait parmi les choses irreprésentables, “ce qui ne peut se peindre”, la foudre, les éclairs et le tonnerre. Depuis lors, bien des artistes ont tenté de relever le défi de la figuration du son, et toute l’iconographie musicale en témoigne. 

Le parcours de l’exposition débute avec une vidéo désopilante de Camille Lobet. Filmé de face, un chef dirige un orchestre qu’on ne voit ni n’entend. A son côté, une performeuse traduit en langage des sourds un spectacle qu’elle voit mais n’entend pas. L’absence du son acquiert ici une puissance expressive inégalable.

La première salle représente le silence par son contraire: le bruit. Un éclat de rire, un combat de samouraïs, une bataille navale, une scène de chasse. Curieusement, on y trouve aussi l’admirable autoportrait de Marguerite Burnat-Provins, qui remplace les allégories du silence d’Auguste Préault, Fernand Khnopff, Lucien Lévy-Dhurmer ou Odilon Redon qui auraient pu l’encadrer. On regrettera seulement que Le silence d’Henri Martin ne lui tienne pas compagnie, placé qu’il est ailleurs, on ne sait trop pourquoi, dans une section réservée à la mélancolie. La suivante, titrée “Vie silencieuse”, est consacrée au thème de la lecture, ainsi qu’au genre de la nature morte en raison de son appellation en anglais et dans les langues germaniques (Still Life, Stilleben). On y rencontre aussi une Jeune femme à la fontaine de Corot, artiste qu’on retrouvera plus loin, de même que les natures mortes en vanités. Le chapitre “Non-dit” permet de revoir la magnifique série complète des Intimités de Vallotton. 

Mais bientôt, la cohérence commence à vaciller. Quel sens y a-t-il à juxtaposer sur une même cimaise un Gleyre (Hercule chez Omphale), un Mattia Preti (Retour du fils prodigue) et un Léopold Robert (Idylle à Ischia)? Le “Silence sacré” rassemble ensuite diverses scènes religieuses, où apparaissent quelques vedettes comme Ribera, Georges de la Tour (une copie) ou Rembrandt (une eau-forte). Mais on y voit aussi un Saint Jérôme écoutant les trompettes du Jugement dernier ! Où est ici le silence ? On le trouvera peut-être plus facilement dans la section 7, intitulée “Poésie du silence”, qui réunit Music, Hammershøi et Morandi. C’est l’occasion de s’interroger sur la genèse de cette étiquette, banalisée aujourd’hui, de “peintres du silence”, que Bernard Blatter au Musée Jenisch avait appliquée entre autres à Music ou aux héritiers de Morandi. La salle consacrée aux “Partitions du silence” n’est guère plus convaincante, même si elle permet de retrouver de beaux dessins d’Appia, qui peinent pourtant à dialoguer avec une Armoirede Christian Marclay ou une Sirène musicienne peinte sur un vase grec. Quant à la catégorie de “Paysages silencieux”, le moins qu’on puisse dire est qu’elle est généreuse, et l’on se demande en vain lesquels (à part les vues urbaines) ne seraient pas silencieux …

L’exposition thématique est un exercice passionnant mais périlleux. En l’occurrence, le silence a décidément trop bon dos, et le concept ne tient pas la route. La métaphore, qui se réduit à un simple oxymore quand on parle de poésie ou de musique du silence, ne constitue pas ici un outil pertinent de sélection ni d’articulation. Catégories floues et rapprochements saugrenus débouchent parfois sur un invraisemblable coq-à-l’âne. Quant au catalogue, il ne contient aucune notice digne de ce nom et les commentaires imprimés en gros caractères, qui se veulent poétiques, risquent d’apparaître comme une occasion manquée de faire silence. Heureusement qu’en fin de volume, deux articles sérieux sauvent la mise. 

Mais si la cohérence est absente de l’accrochage, le plaisir est promis à celui qui renoncera à comprendre pourquoi tel ou tel tableau se trouve dans cette galère. Car les découvertes ne manquent pas, et la beauté est presque toujours au rendez-vous. Il faut absolument aller voir cette exposition, ne serait-ce que pour saisir l’occasion d’admirer des chefs-d’œuvre provenant de divers musées ou collections. On retiendra entre autres un très beau Stoskopff, venu tout droit de Strasbourg, ou un rare Lubin Baugin d’Orléans. Et aussi, par chance, quelques trésors du MAH, comme la délicieuse petite version du Mont Rose de Calame ou l’un des derniers paysages de Hodler.

Si le silence est d’or, la parole n’est pas toujours d’argent. L’art qui s’affirme aujourd’hui comme “contemporain” est trop souvent bavard et ignore le conseil de Gœthe, qui demandait à l’artiste de s’exprimer par l’image plutôt que par le discours: “Bilde, Künstler, rede nicht. “Tel n’est heureusement pas le cas des œuvres choisies ici dans le cadre d’une louable tentative de faire dialoguer l’ancien et le moderne. La virtuosité anachronique de la Vanitas aux cornichons de Mat Collingshaw, dernier repas d’un condamné à mort, confère au trompe-l’œil des maîtres hollandais une actualité bouleversante. Un long travelling muet de Mark Lewis retient l’attention par son tempo adagio. Et l’installation énigmatique d’Alexandre Joly, dont la Barque traduit en lumière les vibrations du son, interpelle le spectateur. “Une exposition qui fera du bruit”, annonçait la publicité. Pourvu qu’on puisse encore s’entendre…

Philippe Junod

Silences, Genève, Musée Rath, jusqu’au 27 octobre.

Illustration: Marguerite Burnat-Provins, Autoportrait, c. 1900, Sion, Musée d’art du Valais.

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