Une critique de l’Eglise, rarement du Christ

L’affiche de «Le Nouvel Evangile» de Milo Rau (actuellement en salles) «s’inspire de la Cène dans ses décors plus que dans la gestuelle, en faisant incarner toute l’assemblée par des personnes de couleur», analyse Valentine Robert. / © Vinca Film
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L’affiche de «Le Nouvel Evangile» de Milo Rau (actuellement en salles) «s’inspire de la Cène dans ses décors plus que dans la gestuelle, en faisant incarner toute l’assemblée par des personnes de couleur», analyse Valentine Robert.
© Vinca Film

Une critique de l’Eglise, rarement du Christ

Détournement
La représentation du dernier repas du Christ par Léonard de Vinci fait partie de ces visuels que tout le monde ou presque reconnaît instantanément. C’est ce qui en fait, aujourd’hui, un sujet de réinterprétation idéal.

«Que ce soit en image ou au cinéma, lorsque l’on détourne une œuvre, il y a toujours un jeu entre fidélité et rupture», explique Valentine Robert, maître d’enseignement et de recherche en histoire et esthétique du cinéma (UNIL). La part de fidélité permet de renvoyer au modèle, alors que les écarts sont porteurs de sens et de renversements symboliques. «La référence iconographique doit être reconnue pour que le détournement fonctionne», souligne Nathalie Dietschy, professeure assistante à la section d’histoire de l’art de l’Université de Lausanne. Les deux chercheuses conviennent du statut emblématique qu’a la Cène (1498) de Léonard de Vinci à cet égard. Si l’œuvre de la Renaissance suit précisément les textes bibliques, c’est avant tout en tant que référence artistique qu’elle fait l’objet de reprises et de détournements.

«Aujourd’hui encore, cette œuvre est un modèle, même dans des pays qui ne sont pas de culture judéo-chrétienne. Des artistes chinois par exemple confient s’en être inspirés pour réaliser leurs propres versions», relate Nathalie Dietschy. «Certaines images christiques ayant marqué la culture visuelle et conduit à de nombreuses reprises ne font d’ailleurs référence à aucun texte en particulier. C’est le cas des pietà», souligne Valentine Robert.

Une star de son époque

«Ce qui a permis à La Cène de Léonard d’atteindre un tel statut de référence, c’est la notoriété phénoménale dont l’artiste jouissait déjà à l'époque», explique Valentine Robert. «Alors que l’œuvre originale se trouve dans un couvent peu accessible, des copies circulent moins de deux ans après que Léonard de Vinci a terminé l’œuvre. Cette composition est donc rapidement et largement connue, gravée, diffusée.»

Alors que le thème de la cène n’est pas nouveau, il était courant dans les réfectoires de monastères, la vision qu’en livre Léonard marque notamment par les attitudes expressives des disciples. L’artiste dépeint l’instant dramatique où Jésus annonce que l’un d’eux le trahira. «La gestuelle et le décor sont par ailleurs hautement symboliques, recelant des codes et mystères qui fascinent jusqu’à aujourd’hui (le Da Vinci Code en témoigne)», affirme Valentine Robert. Dès les premiers films autour de 1900, la composition de Léonard est utilisée comme un modèle pour mettre en scène cet épisode biblique. «Mais ce n’est pas la seule référence picturale», ajoute la chercheuse. «On était alors friand de tableaux vivants. Certains films reconstituent par exemple la cène en imitant les illustrations bibliques de Gustave Doré ou de James Tissot», ajoute-t-elle. 

Une critique de l’Eglise

«Au sein des divers détournements de la cène, la figure du Christ prend différents visages. Toutefois ces réinterprétations ne visent pas spécifiquement Jésus, mais remettent en cause l’Eglise, ou abordent des problématiques politiques et sociales qui bousculent la religion», explique Nathalie Dietschy.

«La série ‹Ecce homo›, qui relate des épisodes de la vie de Jésus transposés dans le milieu LGBT, installe des drag queens à la table de la cène, dont la composition s’inspire non pas de l’œuvre de Léonard, mais de la version qu’en a donné Juan de Juanes. Cette série a suscité de vives réactions, son auteure, Elisabeth Ohlson Wallin, qui est croyante, s’est attachée à inclure la communauté homosexuelle au sein de la tradition iconographique chrétienne. Son geste vise à rendre visibles des personnes encore marginalisées», poursuit Nathalie Dietschy.

Il n’est pas rare que l’artiste se représente lui-même ou elle-même dans le rôle du Christ. Originaire de Samoa, Greg Semu a pour sa part incarné le Christ dans son interprétation de la cène transformée en repas cannibale, «une critique du colonialisme et des stéréotypes associés aux indigènes sur les îles du Pacifique».

Si ces reprises de la cène peuvent être l’occasion de critiques à l’encontre de l’Eglise, «le Christ y incarne souvent une figure d’ouverture et d’intégration», constate Nathalie Dietschy

Revendications féministes

Les clips font également appel à des références iconographiques. «Le clip de la chanson d’Ariana Grande God is a Woman réinterprète au féminin les figures sacrées de l’histoire de l’art. Sa prestation aux MTV Video Music Awards en 2018 reconstituait la Cène de Léonard avec des femmes uniquement», rappelle Valentine Robert qui poursuit: «Cette mise en scène permettait d’intégrer la tradition artistique et religieuse tout en introduisant un élément de rupture. En changeant le sexe des participants au dernier repas, l’artiste dénonçait l’invisibilisation des femmes.» Il ne s’agit d’ailleurs pas de la seule relecture féministe de ce thème, loin s’en faut. Dans les années 1970, l’artiste Judy Chicago a réalisé une installation composée d’une tablée où chaque assiette était décorée d’un motif végétal plus ou moins évocateur d’une vulve. «Cette œuvre féministe intitulée The dinner party ne constitue pas une reprise de la Cène de Léonard, mais elle la repense très librement sous la forme d'un hommage aux femmes qui ont marqué l'histoire des mythes et des civilisations», explique Nathalie Dietschy.