"L'ambiguïté est la clef de l'oeuvre de Genet"

Le poète, dramaturge et romancier Jean Genet (1910 - 1986), photographié le 1er janvier 1957. ©Getty -  Hulton Deutsch
Le poète, dramaturge et romancier Jean Genet (1910 - 1986), photographié le 1er janvier 1957. ©Getty - Hulton Deutsch
Le poète, dramaturge et romancier Jean Genet (1910 - 1986), photographié le 1er janvier 1957. ©Getty - Hulton Deutsch
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A l’occasion des 35 ans de la mort de Jean Genet, le critique littéraire Gilles Philippe revient sur les textes non expurgés publiés dans la Pléiade « Romans et Poèmes » qui paraît aujourd’hui.

Avec
  • Gilles Philippe Professeur de linguistique française à l’université de Lausanne, auteur de plusieurs livres sur l’histoire des imaginaires langagiers et des pratiques stylistiques aux 19e et 20e siècles, dont « French Style. L’accent français de la prose anglaise », ed.

A l'occasion des 35 ans de la mort de Jean Genet, les romans et poèmes de l'auteur sortent en Pléiade ce jeudi 29 avril. Gilles Philippe, critique littéraire signe avec Emmanuelle Lambert l'appareil critique de cette nouvelle édition. Au micro de Marie Sorbier, il revient sur sa décision de publier, contrairement à l'usage, les textes originaux, c'est-à-dire non expurgés, ceux qu'avaient lus, par exemple, Cocteau et Sartre, les deux grands soutiens littéraires de Jean Genet. 

Si la règle usuelle pour les éditions de la Pléiade est de publier les textes dans leur état considéré comme final, prêt à rentrer dans la postérité, cette contrainte s'est allégée au cours des dernières années. Pour Jean Genet, Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe ont décidé de revenir aux éditions clandestines : celles que l'auteur avait fait paraître sous le manteau avant qu'elles soit publiées chez Gallimard dans les années 1950. Pour être édité par cette maison, Genet avait expurgé son texte d'éléments sexuels, narratifs, digressifs et politiques.

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Genet a adapté son oeuvre à un lectorat qui n'était pas prêt à l'accepter dans sa version originale. Considérant qu'aujourd'hui nous sommes prêt à entendre ces choses, il était fondamental de revenir au premier état des oeuvres, aux éditions clandestines. Il s'agit d'être fidèle à Genet, et de permettre aux lecteurs qui vont le découvrir par la Pléiade d'être dans la même situation que l'ont été Cocteau et Sartre : un choc esthétique, éthique et stylistique.                  
Gilles Philippe

En 1964, Jean Genet affirmait : "Je n'ai jamais cherché à faire partie de la littérature française". Gilles Philippe finit son introduction à la Pléiade de Genet ainsi : "Il était donc temps de rendre le nom de Genet à son origine souterraine et agressive". En quoi une Pléiade peut-elle être la réponse à ces deux injonctions ?

Genet n'a jamais pensé faire partie de quoi que ce soit. Il a toujours détesté être assimilé à un groupe, à une classe sociale, à un milieu. Il se revendiquait des voleurs et de la marge. L'idée même de "faire partie" lui était insupportable.                  
Gilles Philippe

Néanmoins, s'il y a bien une oeuvre qui dialogue avec la littérature française et contre elle, c'est celle de Jean Genet. Un substrat littéraire y est extrêmement présent. Quoiqu'il ait pu en dire plus tard, il a voulu faire partie de la littérature française.                  
Gilles Philippe

Cette inscription dans la littérature française se manifeste chez Genet en ce qu'il revendique des maîtres comme André Gide, mais aussi des grands poètes du 19ème siècle comme Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, ainsi qu'une littérature populaire. Jean Genet, explique Gilles Philippe, est notamment venu à la littérature par le choc esthétique qu'a produit chez lui la découverte de la poésie de Ronsard. Un héritage qui contraste l'image de mauvais garçon auteur de livres pornographiques souvent associée à Genet. 

Genet était déjà décalé quand ses oeuvres de théâtre étaient rentrées dans la Pléiade il y a quelques années. C'est un cas tout à fait à part. C'est la première fois qu'on voit sur le papier bible de la Pléiade des mots obscènes que nous sommes habitués à entendre dans la rue, pas sur ce papier où nous lisons Racine, Pascal et Flaubert.                  
Gilles Philippe

Dans les textes de Genet comme dans ses intentions, Gilles Philippe perçoit une permanente ambiguïté. Est-ce cet équilibre instable entre deux pôles irréconciliables qui continue de fasciner les lecteurs aujourd'hui ? L'oeuvre de Genet a été entourée de plusieurs polémiques. Si le débat sur son antisémitisme représente la profonde ambiguïté d'un auteur qui ne veut pas avoir de place, elle frappe tout autant sur le plan stylistique de son écriture. La langue de Genet se revendique d'un certain classicisme dans l'héritage de Ronsard et Racine, tout en manifestant une volonté d'utiliser un langage obscène et argotique dans des phrases particulièrement soignées. 

Cette ambiguïté est la clef de l'oeuvre. Il l'a toujours conçue comme ça. Genet est né sans place : abandonné par sa mère après sa naissance, placé dans une famille, refusant d'obéir aux usages élémentaires comme la sécurité sociale ou la politesse. Cette non-place se trouve partout dans son oeuvre qui revendique l'ambiguïté comme un principe éthique, mais aussi esthétique.                
Gilles Philippe

La lutte sociale est un des grands thèmes qui parcourt l'oeuvre de Genet. Son style précis, élégant et flamboyant peut-il s'apparenter à une stratégie qui consisterait à parler la langue de la classe dominante pour mieux l'agresser ? 

Genet a bien dit : "Je ne pouvais agresser l'ennemi que dans sa langue", mais selon Gilles Philippe, la langue de Genet n'est pas celle de ses ennemis. Elle ne correspond en rien à l'idéal stylistique de son temps. C'est une langue baroque à une époque qui ne l'est plus. De 1942 à 1948, Genet écrit ses romans et poèmes, faisant preuve d'une productivité spectaculaire. En plus des 1500 pages de texte rassemblées dans la Pléiade, de nombreux travaux n'ont jamais été publiés, achevés ou retrouvés, sans compter l'oeuvre théâtrale à laquelle est consacrée un autre volume de la Pléiade.

La langue de l'ennemi, c'est un mythe que Genet s'est construit pour lui-même. Il avait besoin d'écrire contre. Cette langue de l'ennemi est aussi sa propre langue, artificielle, esthétisée, pleine de préciosités, qui n'est pas la langue des notaires de province qu'il prétend agresser dans son aventure stylistique. Là encore, on a de l'ambiguïté : il est sincère quand il dit que c'est la langue de l'ennemi, et en même temps, c'est la langue de Genet.                
Gilles Philippe

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