Histoire d’une notion. L’intelligence artificielle n’existe pas. Le titre de cet ouvrage (First, 288 p., 17,95 €) a de quoi étonner, en ces temps où les technologies d’IA, portées par des progrès impressionnants, ne cessent de faire les gros titres. D’autant plus quand on y regarde de plus près : le livre est signé Luc Julia, cocréateur de Siri, l’une des intelligences artificielles les plus célèbres au monde ! « En 1956, on a décidé d’appeler ça de l’intelligence artificielle, alors que ça n’a rien à voir avec de l’intelligence », assume le chercheur, aujourd’hui vice-président de l’innovation chez Samsung.
Dans son ouvrage, il fait référence à la conférence du Dartmouth College, organisée cette année-là aux Etats-Unis par les pionniers Marvin Minsky et John McCarthy, qui introduisent la notion d’intelligence artificielle. « Elle désigne alors une discipline scientifique qui a pour but de décomposer l’intelligence en fonctions élémentaires, au point qu’on puisse fabriquer un ordinateur pour les simuler », explique Jean-Gabriel Ganascia, chercheur au Laboratoire informatique de Sorbonne-Université (LIP6) et président du comité d’éthique du CNRS. Un domaine d’étude scientifique, donc. Problème : « On a commencé à fantasmer sur le mot, constate Luc Julia, sur l’idée qu’on pourrait créer quelque chose proche de nous qui nous remplacerait, voire nous contrôler. Alors que c’est l’inverse : c’est nous qui contrôlons l’IA ! Cette IA dont on parle à longueur de journée n’est qu’un outil, comme un bon marteau ou un couteau. »
« Erreur sémantique »
Le malentendu réside notamment dans l’emploi du mot « intelligence ». « En appelant un logiciel “intelligence artificielle”, on présuppose que l’intelligence peut être un comportement simulé, qui ne consisterait qu’en un échange d’informations – c’est la théorie de la cybernétique, explique Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs (Musée de la science-fiction à Yverdon-les-Bains, en Suisse) et professeur de littérature à l’université de Lausanne. Dans les années 1950, qui sont aussi les années des tests de QI [quotient intellectuel ], si vous calculez vite, vous êtes considéré comme intelligent. Or, ce terme peut vouloir dire plusieurs choses : être cultivé, savoir créer des liens, se comporter “en bonne intelligence”… La capacité de calcul n’est qu’une petite partie de tout ça. » A cause de cette « erreur sémantique, poursuit-il, les gens ont l’impression que l’IA fonctionne comme nous, et tendent à projeter les comportements problématiques d’humains sur la machine ». Luc Julia souligne aussi la responsabilité « des médias et d’Hollywood, qui trouvent ça sexy et sensationnaliste ». « Robocop, Her… C’est plus sympa de parler de ça que de mathématiques et de statistiques ».
Car c’est avant tout de cela dont il s’agit. Or, même au sein de la communauté scientifique, la définition même de l’IA ne génère pas toujours un consensus. « Je me suis rendu compte en 2017, quand Axelle Lemaire [secrétaire d’Etat au numérique de 2014 à 2017] a lancé la stratégie nationale en intelligence artificielle : il fallait définir l’IA et les scientifiques avaient une acception très différente du terme », s’étonne encore Jean-Gabriel Ganascia. Pour Luc Julia, la définition est très large : « C’est une machine qui me permet de projeter un certain niveau de mon intellectualisation d’une tâche, et on fait ça depuis la nuit des temps », explique-t-il, citant la machine à calculer de Pascal, en 1642. « Tout ce qui est mathématiques et logique et statistiques, c’est de l’IA. Siri, comme Google Maps, c’est de l’IA. Les robots un peu stupides qui vissent une vis, c’est de l’IA. Tout ce qu’on crée aujourd’hui en technologie, c’est de l’IA ! »
A chacun de voir s’il préfère s’en revendiquer… Ou non. Les start-up cherchant à faire parler d’elles aiment affirmer qu’elles font de l’IA pour surfer sur la mode et attirer les investisseurs, note Jean-Gabriel Ganascia. « A l’inverse, j’ai vu des mathématiciens nier leur lien avec l’intelligence artificielle », qui peut être associée à quelque chose de moins noble pour certains d’entre eux.
« En se focalisant sur l’IA comme potentiel destructeur de l’humanité, on ne se focalise pas sur la vraie problématique »,
Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs (Suisse)
Faut-il alors changer d’expression ? La question s’est posée, « notamment dans les années 1990 », précise le chercheur, également auteur du roman Ce matin, maman a été téléchargée (Buchet-Chastel, 224 p., 14 €), sous le nom de plume de Gabriel Naëj. « Certains préféraient parler d’“informatique avancée” ou d’“intelligence augmentée” », qui permettent en plus de conserver l’acronyme « IA ». Luc Julia penche pour cette dernière expression, en soulignant que « c’est notre intelligence à nous qui est augmentée ». Mais, reconnaît-il, « c’est compliqué de changer de terme maintenant, c’est entré dans le langage courant, c’est utilisé depuis soixante ans… C’est l’image qu’il y a dans la tête des gens qu’il faut changer. On a fait une erreur dans le terme, maintenant il faut expliquer ce qu’il y a derrière ».
D’autant plus qu’en se focalisant sur des dangers d’une « intelligence artificielle » relevant davantage du fantasme de science-fiction que de la réalité, d’autres débats bien actuels ont, eux, tendance à être relégués au second plan. Comme, parmi d’autres exemples, les techniques de surveillance rendues possibles par ces technologies. A l’instar de la vidéosurveillance « intelligente », utilisée pour détecter automatiquement, comme à Hongkong, les visages, mais aussi certains comportements « suspects ».
« En se focalisant sur l’IA comme potentiel destructeur de l’humanité, on ne se focalise pas sur la vraie problématique », estime Marc Atallah. Pour lui, la question la plus importante est : « Pourquoi accepte-t-on de vivre dans une société où l’être humain est en permanence traqué par des logiciels à des fins de marketing ? » Un monde rendu possible par l’IA. « Plutôt que de spéculer sur l’avenir, la vraie question est que sommes-nous en train de vivre maintenant ? »
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