Publicité

Le stoïcien contemporain? Un être serein qui s’engage pour le bien commun

Se savoir humble et en même temps puissant pour améliorer la vie des gens, tel est l’enseignement d’Epictète, de Sénèque et de Marc-Aurèle. Depuis vingt ans, le stoïcisme gagne en notoriété. Rencontre avec le philosophe stoïcien Maël Goarzin

Zénon de Kition, le fondateur du stoïcisme. — © Alamy Stock Photo
Zénon de Kition, le fondateur du stoïcisme. — © Alamy Stock Photo

Lorsqu’elle a perdu Michel Berger, en 1992, puis, cinq ans après, leur fille Pauline, atteinte de mucoviscidose, France Gall a trouvé un réconfort dans les Consolations de Sénèque. Pareil pour Nicolas Sarkozy. La lecture des Lettres à Lucilius, recommandée par un ami, l’a aidé à «un moment difficile de sa vie». Le stoïcisme, art de la mise à distance émotionnelle, est une magnifique boîte à outils pour panser les plaies, mais ce n’est pas tout, assure Maël Goarzin, docteur en philosophie à l’Université de Lausanne et cofondateur de Stoa Gallica, une association qui promeut ce courant au quotidien.

«Au-delà du développement personnel, le stoïcisme prône un engagement dans la cité. Contrairement aux Epicuriens qui, dans l’Antiquité, se sont retranchés dans leur jardin, les Stoïciens sont restés parmi les hommes pour améliorer les choses en leur pouvoir.»

Lire aussi: De Sloterdijk à Bourg, PhilExpo22 va parler vrai

Dans le cadre de PhilExpo22, le premier festival de philosophie qui couvre l’ensemble de la Suisse, Maël Goarzin et Blaise-Alexandre Le Comte animent ce mardi 10 maià la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne un café philosophique où ils poseront précisément cette question: «Comment passer de la théorie à la pratique et agir dans la société avec bonne volonté et engagement?»

Le Temps: Depuis une vingtaine d’années, le stoïcisme est en vogue comme soutien dans le chagrin. Quels sont ses fondements?

Maël Goarzin: Cet enseignement repose sur trois piliers qui, en effet, apaisent l’âme. D’une part, dit Epictète, il faut exercer son jugement sans préjugés. C’est-à-dire juger les choses au plus près de ce qu’elles sont et non de ce qu’on imagine d’elles. Ensuite, il faut tempérer ses désirs et les porter sur des objectifs réalistes, sinon, si on vise par exemple l’immortalité, on risque une certaine frustration! Or, ce que recherche par-dessus tout le stoïcien, c’est l’ataraxie ou l’absence de troubles.

Et le troisième pilier?

Agir de manière juste, dans un esprit communautaire et distinguer ce qui, dans l’action, dépend de nous ou non. Epictète prend l’exemple de la flèche. L’archer a beau soigner son geste et lancer sa flèche à la perfection, il n’est pas à l’abri d’un coup de vent. Ainsi, le stoïcien doit agir du mieux qu’il peut, toujours dans l’intérêt commun, mais aussi accepter que le résultat ne soit pas à la hauteur de ce qu’il espérait.

Comment cela se traduit-il sur le plan politique?

Par une participation active à la vie politique et sociale de sa commune, son canton, son pays. Mais aussi en étant utile à sa famille, ses amis, ses collègues, etc. Tout ce qui concourt au bon fonctionnement de la cité et à l’amélioration des régimes politiques et des conditions sociales est encouragé. Voilà pourquoi l’éducation des citoyens à la vertu, à la justice en particulier, est au centre de nos préoccupations.

Cela dit, comme il s’agit de partir de l’existant et de l’améliorer, le stoïcien est un réformateur, non un révolutionnaire. Lorsqu’il était empereur, Marc-Aurèle n’a, par exemple, pas aboli l’esclavage mais a édicté des lois pour adoucir la condition des esclaves.

Le stoïcien n’est pas dans le feu et la fougue, donc…

(Rires.) Ah ça non! Plutôt dans l’exigence et le contrôle! Mais il éprouve de la joie profonde quand il a agi pour le bien commun (ce qui dépend de lui), quel que soit le résultat de son action (qui ne dépend pas de lui). Il est conscient de l’imperfection des lois de son pays et utilise les moyens légaux à disposition pour améliorer les choses, se contentant de petits progrès.

Le stoïcisme est par contre une source idéale de soulagement…

Oui, car cette philosophie établit au moins trois domaines, indépendants de notre volonté, dans lesquels il est bon de «lâcher prise»: le corps – le handicap et la mort, par exemple, ne relèvent pas de notre ressort; la richesse – le Grec Epictète était un esclave, donc pauvre, alors que Sénèque était un riche Romain; l’important, ce n’est pas l’argent, mais l’usage que l’on en fait. Et enfin, la renommée – on n’est pas responsable de la manière dont les autres nous regardent, nul besoin dès lors de s’en soucier.

Lire également: Face au virus, les stoïciens auraient prôné la liberté de ne pas subir

Oui, mais si quelqu’un est pauvre, malade et seul, quel réconfort peut-il trouver dans le stoïcisme?

Tout d’abord, accepter les événements dont il n’est pas responsable. Pauvreté, maladie, exil, handicap ou toute autre tuile ne nous empêchent pas d’être heureux.

Ensuite, compter sur le soutien amical de son entourage. De l’Antiquité à nos jours, les stoïciens ont toujours été très soudés. A l’époque antique, ils s’apportaient assistance mutuelle, puisque l’idée de base est de traiter l’autre comme soi-même. Aujourd’hui, dans l’association Stoa Gallica que nous avons créée et le groupe Facebook qui y est associé, de nombreuses personnes apprécient cette écoute et cet enseignement qui dit et répète: «Concentre-toi sur ce que tu peux changer et accepte le reste avec sérénité.»

Lire aussi: Addictions, la force du groupe pour s’en sortir

Il y a beaucoup de similitudes avec le message chrétien, non?

Oui, d’ailleurs Montaigne était à la fois chrétien et stoïcien. La grande différence, c’est que le stoïcisme ne souscrit pas aux vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité, et ne croit pas en une figure transcendante comme le Dieu des religions monothéistes. Dans un principe immanent, le stoïcien est une partie du Tout de l’univers et possède en lui-même toutes les ressources nécessaires à son salut.

Puisque le courant invite à améliorer les choses, à commencer par soi-même, quels sont les exercices préconisés?

Il y a d’abord l’examen de conscience quotidien. Tous les soirs, l’empereur Marc-Aurèle passait en revue ce qu’il avait fait dans la journée et évaluait là où il avait bien agi et là où il avait manqué à son devoir. Il y a ensuite, le matin, la prévision des maux. Sorte de préparation mentale aux difficultés qui vont surgir dans la journée et qui permet d’y réagir avec sérénité. Par exemple, chaque matin, on peut se préparer à être bousculé dans le métro, de sorte que, lorsque cela arrive, on évite de s’énerver.

Un entraînement «ès détachement»?

Oui, pour mieux prendre soin de ce qui nous entoure. Un autre exercice est le regard d’en haut. On prend un événement, comme la guerre ces jours, et on le remet dans un contexte plus large, en le considérant sur dix ans, cent ans. Ça permet de dédramatiser l’objet et de livrer un meilleur jugement. Marc-Aurèle avait coutume d’envisager la longue liste des empereurs avant lui pour se remettre à sa juste place.

Lire encore: Les philosophes? Des coachs au quotidien

Cette technique suppose des connaissances. Est-ce que le stoïcisme est réservé à une élite?

Non, parce qu’on peut très bien exercer ce regard d’en haut en admirant les photos prises depuis l’espace par le spationaute Thomas Pesquet, par exemple, ou en allant simplement sur Google Maps. On pointe son quartier et on dézoome à l’échelle de sa ville, son canton, son pays, jusqu’à la Terre vue d’en haut afin de constater sa petitesse dans l’univers.

Pour lutter contre la charge symbolique de certains objets dits «sacrés», on peut aussi les réduire à leur réalité physique. Ainsi, pour ne pas céder au piège du bling-bling, lorsque Marc-Aurèle revêtait la robe pourpre d’empereur, symbole de son pouvoir, il la définissait par ce qu’elle était réellement: un tissu de laine de mouton teinté avec du sang de coquillage.

Il n’y a donc pas de place pour le rêve et le merveilleux chez les stoïciens? Ce n’est pas très glamour…

En effet, mais c’est à ce prix qu’on se détache de la gloire et de la richesse, qui peuvent pourrir la vie. Et encore une fois, notre enseignement, qui préconise le jugement correct, l’action juste et le désir tempéré, offre, une fois ces trois piliers appliqués, une joie profonde et une grande sérénité.

Quels sont les points de friction de ce courant antique avec les métaphysiques qui ont émergé ensuite?

Il y en a au moins deux. D’une part, les stoïciens croient à la providence, à un ordre rationnel de l’Univers et rejettent la notion de hasard et d’indétermination que l’on retrouve dans de nombreuses écoles philosophiques modernes. Ensuite, ce courant rejette l’inconscient. Pour le stoïcien, tout est raison, d’où l’idée que chaque individu peut agir sur ses désirs et ses passions.

Lire aussi: La faille du complotiste? «Son doute autodestructeur»

L’inconscient est une donne incontournable de notre psyché contemporaine. Vous qui êtes stoïcien, comment faites-vous pour réconcilier ces contraires?

Je suis encore en questionnement (rires)! Disons que j’admets qu’on soit agi par des émotions, certains biais cognitifs et tout un tas de motivations qui nous échappent, mais j’estime qu’on peut quand même travailler sur nos jugements et nos désirs et vivre ainsi de manière toujours plus consciente et cohérente.

Après, il faut être clair. Le stoïcisme est un idéal auquel on aspire, mais on peut aussi avoir nos moments de faiblesse. D’ailleurs, Sénèque ne rejetait pas complètement les moments de détente, car il savait qu’un peu de légèreté améliore la condition humaine!