Les petits plats des grands-ducs

Scène tirée de « Faits et dits mémorables » de Valère Maxime. Enluminure du Maître de l’Alexandre de Wauquelin (Bruges), vers 1460. © Bibliothèque nationale de France

Êtes-vous plutôt dauphin bouilli, queue de castor ou navet? Au Moyen Âge, la réponse à cette question dépendait de son rang. Une chercheuse de l’UNIL fait l’inventaire de ces nourritures médiévales, que l’on pratiquait parfois à côté de chez nous, dans un livre savoureux.

«Volailles rôties: oies grasses et chapons de première qualité en sauce, faisans, perdrix et lapins en sauce dorée (cameline), pigeons avec du sel fin, héron». Quel menu! Pas du tout! Simplement le premier mets, sur six, qui accompagne les rôtis entiers, du second service de viande, servi simultanément avec celui de poisson, d’un banquet à la cour d’Amédée VIII de Savoie au XVe siècle. Dauphins et lamproies (venues d’Avignon) y côtoient pâtés de bœuf de «haute graisse», chevreau en sauce verte et autre cochon de lait en sauce cameline.

«À la fin du Moyen Âge, si l’on fait partie de l’élite, c’est par une multiplication de viandes non seulement en quantité, mais aussi en qualité et en diversité, que l’on montre son statut social», souligne Eva Pibiri, maître d’enseignement et de recherche en histoire médiévale à la Faculté des lettres de l’UNIL. Dans L’eau à la bouche, livre tiré d’une exposition présentée au château de Chillon, la chercheuse raconte la richesse de la cuisine médiévale grâce à l’étude de traités de cuisine, de textes comptables et de chroniques de l’époque. Exquis.

Quand le castor devient poisson 

Le calendrier liturgique faisait se suivre les jours gras et les périodes de jeûne. Jamais de viande le vendredi, les vigiles des fêtes religieuses, ni pendant le Carême. Seul le poisson était permis. Et pourquoi pas… le castor! «La queue de castor était un met régional dans le nord de l’Allemagne, souligne Eva Pibiri. C’était aussi un joli tour de passe-passe de la part de certains moines soumis en permanence au régime maigre, qui pouvaient ainsi varier leur quotidien. Cet animal amphibie garde la queue sous l’eau, ce qui signifie qu’elle pouvait être consommée. Au Moyen Âge, on se posait de nombreuses questions sur ces êtres considérés comme hybrides. Où les classer? D’ailleurs, le castor était souvent représenté avec une queue couverte d’écailles.»

Les aliments étaient classés selon la théorie des humeurs. Déjà présente dans l’Antiquité, et très prisée durant le Moyen Âge y compris par les médecins, elle donnait à chaque aliment une composante spécifique: froide, humide, sèche ou chaude. «Les viandes rouges étaient connotées comme chaudes et risquaient d’exciter charnellement ou de rendre colérique et violent, indique la chercheuse. L’alimentation monastique les proscrit. En revanche, le poisson et la viande blanche étaient froides, donc propres à la consommation des religieux, car elles ne risquaient pas de les échauffer.» 

Eva Pibiri. Maître d’enseignement et de recherche en histoire médiévale (Faculté des lettres). Nicole Chuard © UNIL

Déguster des oiseaux pour se rapprocher de Dieu 

Les philosophes médiévaux chérissent la grande chaîne de l’être. Il s’agit d’une hiérarchie des créatures vivantes. «Plus proche est-on du ciel, plus proche l’est-on de Dieu et plus proche serait-on de la perfection, explique l’historienne. La noblesse préfère ingérer des oiseaux qui volent haut plutôt que des navets et des racines qui poussent sous terre et que l’on retrouve dans l’assiette des gens du peuple. On mange selon son rang social. Le gibier par exemple, qui ne peut être chassé que sur les terrains des nobles et qui leur est destiné, n’est pas accessible aux paysans.» Toutefois, la médiéviste note que ces pratiques ont des limites. «Cela comporte des problèmes de logique alimentaire. Qui est le roi des animaux du ciel? L’aigle impérial. Mais il n’est pas consommé habituellement au Moyen Âge. En revanche, on en fait un symbole héraldique majeur. Le dauphin, lui, roi des animaux de la mer, est à la fois savouré et utilisé comme emblème du fils aîné du roi de France, par exemple. La grande chaîne de l’être n’est pas applicable à la lettre.»

Si les hérons, cygnes, pélicans ou paons ne sont pas succulents à déguster, ils sont très appréciés par les nobles pour leur aspect esthétique. Et parfois, il suffit d’un peu tricher, comme le signale Maître Chiquart, cuisinier à la cour d’Amédée VIII de Savoie, dans Du fait de cuisine, écrit en 1420 et conservé à Sion. Lors d’un banquet, pour épater les convives, du paon est annoncé. «Sa viande est dure, raconte la chercheuse. Maître Chiquart prescrit alors de la remplacer par une oie juteuse que l’on va revêtir des plumes du paon, plus majestueux. Il appelle cela «Sur le vif», comme s’il était vivant. C’est un exercice difficile, un travail énorme pour le cuisinier, mais qui montre la qualité de sa cuisine et de son art. Son but est de présenter un plat délicieux, très beau et susciter l’admiration des convives.»

La couleur de l’argent

Au début du Moyen Âge, les élites mangeaient beaucoup quand les moins fortunés avaient du mal à trouver de quoi se nourrir à cause des périodes de disette. Lorsque la situation sanitaire et économique s’est améliorée, au XIIIe siècle, que les plus pauvres ont pu commencer à manger à leur faim, les nobles ont dû trouver une nouvelle façon de se démarquer socialement. «À partir du XIVe siècle, la qualité et la diversité vont faire la différence entre les tables, et non plus seulement la quantité, relève Eva Pibiri. Notamment une grande variété au niveau des viandes proposées. Dans les banquets, inutile de chercher des légumes variés, ils sont quasiment absents, si ce n’est une sauce verte, destinée à embellir l’assiette, qui sera composée d’herbettes.» 

Les sauces brillent dans cet étalage de richesses. «Elles sont décrites par leur couleur et réalisées avec des épices hors de prix, comme le safran et la cannelle. Elles permettent de se démarquer des bouillies de fèves brunâtres des plus pauvres. La recherche esthétique prend de l’ampleur à cette époque. On mange d’abord avec les yeux.» Ces épices viennent d’Orient, où les médiévaux situent le paradis terrestre, qui a donné naissance à des légendes fabuleuses. La cannelle serait par exemple sortie du nid du phénix, cet oiseau capable de renaître de ses cendres qui symbolise la résurrection du Christ. «Au XIVe siècle, pour le sénéchal de Champagne Jean de Joinville, la cannelle viendrait des filets des pêcheurs qui en récoltent les précieux bâtons tombés dans le Nil grâce aux vents du paradis terrestre. Ces récits répondent tous à un besoin d’aventure des médiévaux et leur confèrent un avant-goût de l’Eden.»

Viande trop fraîche et sucre digestif

Contrairement à une idée reçue, les épices ne cachent pas le goût de la nourriture au Moyen Âge, tient à clarifier la spécialiste. «On savait exactement comment manger la viande. Et si vous aviez eu de la viande pourrie, vous n’y auriez pas mis des épices qui coûtent une fortune. C’est impensable. D’autant plus qu’à cette période, la viande fraîche était consommée au plus vite, si on ne voulait pas la laisser au fumoir ou au saloir. Il en allait de même pour le poisson.» Les indigents se contentaient de chairs fumées et séchées, moins chères, qui se conservaient plus facilement.

À noter que le sucre était considéré comme une épice au Moyen Âge. Il était notamment utilisé pour confire des fruits qui pouvaient être servis à la fin du repas. «Avec de l’hypocras, ajoute la médiéviste. Cela faisait partie des boutehors, qui terminaient le repas et favorisaient la digestion. On pensait que ce vin sucré et épicé favorisait la digestion. Cette composante médicale était teintée d’une composante sociale.» 

Toutes ces denrées transitaient par la Via Francigena, un vaste réseau routier, reliant le Nord et le Sud de l’Europe, qui passait par le château de Chillon. «Depuis le XIIe siècle, les Savoie y ont installé un péage où les marchandises sont taxées. Des quantités importantes, que l’on connaît grâce aux textes comptables, y défilaient chaque année. Le médiéviste Franco Morenzoni a recensé 100 000 litres de vin, 54 à 84 tonnes de sel marin, 770 kilos de safran, 16 900 fromages, etc.» Mais aucune attestation de banquets n’a été découverte à Chillon même.

Des codes à respecter

Dès l’arrivée de la courtoisie, on ne se mouche pas à table, on ne se sert pas dans le tranchoir du voisin, on mange avec trois doigts et l’on pique les viandes, prédécoupées par un écuyer tranchant, au couteau. Les tables d’honneur mangent chaud, les autres, plus éloignées des cuisines, reçoivent des mets tièdes voire froids. «L’utilisation de la fourchette est encore très marginale à la fin du Moyen Âge, remarque Eva Pibiri. Elle est toutefois plus présente en Italie au XIVe siècle déjà.» Pourquoi donc? «Parce qu’elle était, étonnamment, plus pratique pour attraper les pâtes glissantes et brûlantes, qu’on ne consommait pas encore ici…»

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L’eau à la bouche. Boire et manger au Moyen Âge. Catal­ogue de l’expo­sition du château de Chillon (14.09.2018 – 28.04.2019). Par Eva Pibiri. Fondation du château de Chillon (2018), 114 p.

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