Mettre le temps en boîte(s)

Une exposition et un livre pour illustrer les relations étonnantes entre l’horlogerie suisse et la fabrication d’appareils photo légendaires.

Un séminaire, un livre et une expo illustrant les rapports entre la photographie et l’horlogerie, c’est le projet codirigé par Olivier Lugon, en collaboration avec Luc Debraine et le Musée suisse de l’appareil photographique à Vevey, où le livre sera présenté le 17 mars 2022.

Le professeur Olivier Lugon est un passionné de photographie, il en a fait sa spécialité académique et vient d’associer ses étudiantes et étudiants à la réalisation d’une exposition qui se tient jusqu’au 21 août 2022 dans le très joli Musée suisse de l’appareil photographique à Vevey. Les crises de l’horlogerie suisse ont amené de nombreux acteurs du secteur (des grandes marques aux fournisseurs de petits composants) à investir un autre territoire moderne exigeant précision, raffinement, miniaturisation, automatisation : celui de l’appareil photographique.

Ce qui frappe à la lecture des divers articles rassemblés dans l’ouvrage dirigé par Olivier Lugon et Luc Debraine (directeur du musée veveysan), c’est que ces réalisations souvent luxueuses, toujours audacieuses et parfois même hasardeuses, ont pour plusieurs d’entre elles buté sur l’écueil de la commercialisation. La réussite fut aussi au rendez-vous, on y reviendra.

La photographie subreptice

La Suisse ne fut pas le seul pays à tenter d’hybrider l’image du temps et le temps de l’image. On songe par exemple à la pseudo-montre… qui montre non pas l’heure, mais permet de photographier les gens à leur insu en faisant mine de consulter sa montre de gousset. L’exposition veveysanne permet de remonter le temps puisque cet appareil Ticka était fabriqué en Angleterre au début du XXe siècle. On peut admirer aussi un élégant appareil photo bracelet conçu en Allemagne au sortir de la Seconde Guerre mondiale. La vogue de la photographie subreptice épouse les besoins de l’espionnage mais séduit aussi de riches amateurs.

«Toutes les heures blessent, et la dernière tue»

Anonyme

La photographie, associée désormais dans le grand public à la téléphonie mobile plus qu’à l’horlogerie, donne l’impression de pouvoir démultiplier les instants photographiques à l’infini. Pourtant, et Luc Debraine le rappelle avec Roland Barthes, un sujet pris pour objet de la photographie peut éprouver « une microexpérience de la mort ». Il cite aussi Susan Sontag, pour qui « toutes les photos sont des memento mori », et ce rappel est encore plus brutal s’agissant de l’horloge, écrit-il. Voir des devises horlogères assassines comme «Toutes les heures blessent, et la dernière tue» ou encore le fameux et plus plaisant «Carpe diem».

Un bijou d’appareil photographique

Cette mention d’un temps très mesuré qu’il faut dédier à la prière et au labeur ponctue la vie dans les monastères médiévaux avant d’envahir l’espace séculier dès le XIVe siècle, décrit Olivier Lugon. Au tournant du XXe siècle, la Suisse calviniste représente 90% du marché horloger, précise-t-il. Ce créneau helvétique (essentiellement Genève et l’arc jurassien) peut bénéficier d’une main-d’œuvre féminine et même enfantine à domicile ; la décentralisation, la diversification des savoir-faire et l’accent porté très tôt sur l’élégance, via la réclame publicitaire, permettent de développer une image très forte mais régulièrement ébranlée par les assauts industriels de la concurrence. La mesure du temps ne suffit plus, il s’agit de développer aussi une « horlogerie des images » et plusieurs horlogers vont s’y employer, souvent à la demande de l’étranger.

Inventé par un Anglais, l’appareil Compass (l’exposition en comporte un magnifique exemplaire argenté sur son petit trépied) est si compliqué qu’il exige le savoir-faire des horlogers helvétiques. Ce sera LeCoultre (Jaeger-LeCoultre dès 1937). « Construit comme une montre », dira le slogan, et la réclame mettra en valeur le thème de la main soignée pouvant exhiber aussi bien une Reverso (montre dont le cadran se tourne pour échapper aux coups en jouant au polo…) qu’un appareil photographique Compass. Mais « la convergence technologique et le génie créatif se heurtent aux réalités du marché », écrit joliment le professeur Pierre-Yves Donzé, l’un des auteurs invités à participer à l’ouvrage précité.

Eisenhower et Picasso

Le mythe de la « caméra des horlogers suisses » ne va pas s’arrêter là et pourra engranger un vrai succès commercial grâce à l’appareil Alpa, au nom si bien trouvé même s’il est fabriqué dans le Jura par la firme Pignons et non au pied du Cervin. C’est l’un des premiers appareils reflex grâce auquel ce que l’œil voit dans le viseur correspond bien au résultat final à l’image. Il séduira le président Eisenhower et permettra au photographe David Douglas Duncan de réaliser 8000 clichés reproduisant des toiles méconnues de Picasso, apprend-on sous la plume de quatre étudiantes et étudiants ayant participé au séminaire « Photographie et horlogerie », dirigé par Olivier Lugon au printemps 2020.

Dans un film d’Alfred Hitchcock

Un flashback s’impose pour aller en 1936 en Argovie, où la manufacture Michel met au point un appareil à déclenchement automatique pour pigeons voyageurs, à voir évidemment dans l’exposition. Entre le cerf-volant photographique des années 1880 et la caméra des drones, eux aussi séparés de leur opérateur humain, cette invention aux visées avant tout militaires a fait long feu, trop incertaine car livrée aux aléas du vol d’un oiseau…

Un autre temps (celui des années 1960) nous revient à l’image avec le film Topaz (L’Étau), où un appareil Tessina (Siegrist & Cie à Soleure) se retrouve au centre d’une affaire d’espionnage à Cuba, et on pense à tous ces objets prétextes utilisés par Alfred Hitchcock juste pour déployer l’action autour d’eux et qu’il nommait ses MacGuffin. En tout cas, le joli Tessina avec son choix de couleurs était porté au poignet, avec parfois l’ajout d’une vraie montre amovible, ou au bout d’une chaînette autour du cou, et connut un vrai succès dans les sphères clandestines : un de ces appareils fut saisi sur les agents chargés du cambriolage du Parti démocrate dans l’affaire du Watergate en 1972 et, comme le raconte Olivier Lugon, les fabricants suisses passaient par un revendeur en Allemagne de l’Ouest pour fournir la Stasi…

Le chronométrage visuel

Last but not least : le « photofinish » de la coentreprise Swiss Timing fondée en 1972 par Omega et Longines et intégrée à Swatch Group en 1983. La Suisse s’illustre toujours dans ce domaine après qu’elle a été coiffée au poteau par le Japon pour la production de masse des appareils photo intégrant l’électronique.

« Ce que vous voyez ici, c’est du temps ; l’image semble déployer à nos yeux une portion d’espace comme dans une photo conventionnelle mais ne montre en réalité que la ligne d’arrivée, le passage de chaque coureur visible sur ce document est donc étalé uniquement dans le temps, avec les différences infinitésimales entre les premiers qui se jettent la poitrine en avant », décrit Olivier Lugon.

Un seul et même document peut d’ailleurs permettre de visualiser le passage de chaque concurrent en donnant leur classement alors qu’ils ont franchi différentes lignes d’arrivée physiques sur la planète. La révolution numérique a permis d’abolir les égalités instantanément sur une ligne d’arrivée réelle ou même virtuelle, et d’offrir ainsi un élément visuel et horloger essentiel aux événements sportifs retransmis à des millions de téléspectateurs. À vérifier soi-même au musée.

Photographie & horlogerie

Exposition au Musée suisse de l’appareil photographique : du mardi au dimanche de 11h à 17h30 à Vevey.

Ouvrage collectif aux éditions Infolio, sous la direction de Luc Debraine et Olivier Lugon, 2022. Ce livre sera présenté le 17 mars à 18 heures au musée.