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150 ans après sa naissanceLes gens parlent beaucoup de Proust sans le lire

Portrait de Marcel Proust (1871-1922) quittant le Musée du Jeu de Paume en mai ou avril 1921, quelques mois avant sa mort.

Le temps ne pèse pas sur Marcel Proust (1871-1922), centre de gravité d’une actualité multiple. Sa commémoration s’étoffe de feuillets inédits d’«À la recherche du temps perdu», d’un touffu Cahier de l’Herne. Les 150 ans de la naissance du grand homme sont encore marqués par une ligne de fauteuils, «Les Assises du temps perdu», du designer Anthony Guerrée. L’inventeur de Combray provoque même une petite polémique entre Paris et la Suisse romande entre deux auteurs dissertant sur le même personnage de la Recherche, Vinteuil.

Pourtant, le professeur Antonio Rodriguez, féru de ce monument qu’il dépoussière à longueur de séminaires à l’Université de Lausanne en tant que professeur associé à la faculté des Lettres, constate: «Les gens en parlent beaucoup sans le lire, voilà le problème!» Et de pester contre les chapelles: «Moi, j’aurais tendance à aimer voir du monde dans les cathédrales, il faut forcer le portail! Voyez le potentiel de cette œuvre, sa capacité notamment à rassembler les expressions les plus cosmopolites.» Parole à la défense.

Antonio Rodriguez, professeur à l’Université de Lausanne, organisateur de séminaires sur Marcel Proust mais aussi instigateur du Printemps de la Poésie, ici en 2018.

Céline voyait en Proust «d’infinis tortillages». Comment convaincre du contraire?

Très souvent, je constate la culpabilité d’étudiants en lettres qui ne sont pas arrivés à le lire. D’autres se sentent bloqués par des murs d’érudition. D’avoir traversé une œuvre procure un sentiment d’intimité exclusive, je le comprends… mais pousse au régime de la terreur! Moi, je conseille une lecture sur deux ou trois ans, dans l’intégralité. Au lieu de dire, prenons un petit extrait et un jour, vous aurez peut-être le goût de l’ensemble, il faut oser cette vision panoramique de «La recherche» avec ses pages magiques et ses répétitions, ses leitmotivs sur la jalousie, l’homosexualité, cet effet choral.

N’est-ce pas ainsi que peut piquer son humour?

Proust a le sens de métaphores extraordinaires, de la formule qui cueille comme un coup de fouet au milieu de ses rêveries qui refusent l’action, réfugiées dans la description. Dans une époque aussi bousculée que la nôtre, c’est tout un laboratoire à expérimenter. Car ce travail prodigieux, planifié de l’ouverture, «Du côté de chez Swann», à la clôture du «Temps retrouvé», s’offre sans effort, avec une ampleur qui voit le narrateur célébrer le roman même qu’il donne à lire. Alors que ses protagonistes ratent leurs amours, leurs destins, l’écrivain va réussir en allant au bout de son livre.

L’auteur de «À la recherche du temps perdu», publié en 7 tomes dont le premier à compte d’auteur, ensuite chez Gallimard qui le vit couronné d’un Prix Goncourt, une saga achevée peu avant la mort de Marcel Proust en 1922. Portrait non daté.

Romanesque en diable, Proust boucle son roman et meurt.

Avec ce roman absolu, Proust porte son tombeau. Son écriture veut absorber tous les arts, peinture, musique, etc.! Il veut se sentir exister grâce à cette cathédrale de mémoire croisée, comme un piège à lecteurs dont il est le porteur unique, «ici et maintenant».

Pourquoi alors reste-t-il moderne?

Paradoxalement, Proust n’a jamais été dans l’air du temps. Ainsi, il n’évoque pas les Picasso ou Modigliani, les avant-gardistes à Montmartre ou Montparnasse qu’il aurait pu côtoyer, mais plutôt les impressionnistes de la fin du XIXe s. «Entre deux siècles», comme le qualifie Antoine Compagnon dans un essai, il s’attache à révéler son livre intérieur, des hiéroglyphes, comme il dit, qu’il est le seul à pouvoir traduire. Et qui lui donneront à comprendre la société.

Que pensez-vous du Proust désormais revendiqué en icône queer?

Il y a quelques années, la question de l’homosexualité, l’inversion comme la nomme Proust, passait inaperçue. Nous travaillons en séminaire sur la figure de l’androgyne, sur l’antisémitisme aussi. Lui-même, juif par sa mère, homosexuel, doit se confronter à la lecture biographique de son œuvre, à la crainte d’être rangé dans un pôle, du rejet. Là encore, il est passionnant de voir comment il dégage une dynamique stylistique pour surmonter les problèmes de toute une époque. Ça se voit dans «Le temps retrouvé», qui donne l’impression que chacun est homosexuel! Proust se refuse à être un porte-flambeau mais son style indirect n’est pas moins efficace que l’approche d’un Jean Cocteau, son contemporain. Tout un théâtre de points de vue sur l’homosexualité s’y expose, compose une vision globale, articulée, de la société.

Qu’espérer pour le centenaire de sa mort l’an prochain?

De nos jours, les approches, cet angle queer notamment, se sont diversifiées, et c’est heureux. Fatalement, il y aura des découvertes, pas tant au niveau des manuscrits que des manières de lire. C’est une invitation à regarder la lumière mouvante à travers le vitrail comme il le suggérait.