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Monstres, nos semblables, nos frères

La Gorgone Méduse, le serpent de mer, le Golem, King Kong et Quasimodo ont rendez-vous à la Maisons d’Ailleurs où s’ouvre «Je est un monstre». Sous la houlette des dessinateurs Laurent Durieux et Benjamin Lacombe, l’exposition réfléchit à ces figures de l’altérité qui nous ressemblent

La créature de Frankenstein, vue par Laurent Durieux. — © Laurent Durieux
La créature de Frankenstein, vue par Laurent Durieux. — © Laurent Durieux

Ils se tapissent au creux des nuits trop longues, ils rampent sous le lit des gosses, ils hantent l’âme inquiète du singe nu, les monstres… Minotaure et Léviathan, cyclope et loup-garou, savants fous et lézard atomique, kraken et Wampas des plaines de Hoth, ils viennent de la nuit des temps et peuplent déjà les mondes futurs. Ils prennent leurs aises à la Maison d’Ailleurs.

Le musée de la science-fiction, de l’utopie et des voyages extraordinaires réfléchit aux différents sens acquis au cours des âges par ces figures dérogeant aux normes esthétiques et morales. Dans La Parade monstrueuse, l’étude richement illustrée qui accompagne l’exposition, Marc Atallah note que les monstres antiques évoquent «le comportement problématique des hommes, les monstres médiévaux incarnent la moralité des parents, les monstres fictionnels effleurent nos propres monstruosités». Convaincu qu’«oser l’aventure du monstre, c’est se confronter à soi-même», le directeur de la Maison d’Ailleurs emprunte à Arthur Rimbaud son illustre formule, «Je est un autre». L’équation de la schizophrénie devient Je est un monstre, inscrite au fronton du labyrinthe où le visiteur est invité à se mirer.

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Cétacés cuirassés

Le mot «monstre» hésite entre deux étymologies latines, monstrare (montrer) et monere (avertir), qui traduisent une ambivalence millénaire. Le monstre est celui qu’on montre du doigt et celui qui prévient d’un danger. Puisque au XIXe siècle les nains, les géants et la femme à barbe étaient exhibés dans les foires, c’est un bateleur de cirque qui accueille le chaland à l’entrée du cabinet yverdonnois des curiosités où s’exposent les «figures de l’écart». Projetée au plafond, une ancienne carte de l’Islande présente sur ses bordures une armada de cétacés cuirassés aux défenses acérées, histoire de rappeler que la menace vient des confins.

Les monstres diffèrent d’une culture à l’autre, le yokai, petit fantôme japonais, n’ayant rien à voir avec le bigfoot, gros poilu américain. Ils évoluent avec le temps. Les chimères grecques, la sirène au corps d’oiseau ou le faune aux pattes de bouc, se posent en émissaires de l’extraordinaire, invitent à explorer les franges du monde. «Le cyclope ne faisait pas peur aux Grecs, rappelle Marc Atallah. Il était un indicateur de civilité. Ne craignant pas les dieux et mangeant comme une bête, il est un barbare dont l’œil unique atteste d’une vue étriquée.»

Le Moyen Age établit la nature diabolique du monstre. Les bancroches et les éclopés ont forcément maille à partir avec le Malin. Ils portent les stigmates des errements de leurs mères. Bienvenue dans la galerie des sorcières, toutes ces femmes qui, de Lilith, la première compagne d’Adam trop insoumise pour lui plaire, à Lisbeth, la petite sorcière imaginée par Benjamin Lacombe, ont été persécutées pour leur ambition, leur intelligence ou leur rousseur… Leurs portraits s’affichent derrière les barreaux de l’exclusion. Mais qui est derrière les barreaux? Les savantes et les rebelles vilipendées par l’ordre moral masculin ou les badauds secrètement épris de norme?

Iguanodon géant

Qui sont les monstres? Quasimodo le bossu difforme ou l’archidiacre Frollo, pervers et manipulateur? Le pauvre hère ramené d’entre les morts, que Laurent Durieux représente, bouleversant d’humanité, une marguerite à la main, ou le Dr Frankenstein, archétype du savant fou ivre d’un rêve prométhéen? Godzilla, l’iguanodon géant qui fait trembler le Japon, ou la bombe atomique qui l’irradie après avoir calciné Hiroshima? Les freaks, Schlitzie le microcéphale, Harry le lilliputien, Elisabeth la femme-cigogne, ou la belle écuyère qui les rejette cruellement dans La Monstrueuse Parade de Tod Browning? Le Joker, tel que l’incarne Joaquin Phoenix dans le film de Todd Phillips, ou la société monstrueuse qui a enfanté cet exterminateur?

Je est un monstre s’élabore autour des travaux de deux dessinateurs, Benjamin Lacombe et Laurent Durieux. Le premier, émule de Tim Burton, est actif dans le domaine de l’illustration et du livre pour enfants. Il réinvente avec élégance et sensualité Alice au pays des merveilles, Le Magicien d’Oz ou les Contes d’Edgar Allan Poe dans des couleurs sombres et vives. Le second crée des affiches alternatives pour des films cultes et des classiques du cinéma, passant de l’humble crayonné à la technologie informatique de pointe, avant de retourner à l’artisanat de la sérigraphie.

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Petite cyclope

Il en va des monstres comme de l’érotisme: ils sont plus excitants suggérés qu’exposés frontalement. Autrement dit, le dragon d’Excalibur (John Boorman, 1981), réduit à un banc de brouillard, est autrement impressionnant que Smaug dans Le Hobbit de Peter Jackson, un million d’écailles tricotées à l’ordinateur. Comment les deux artistes abordent-ils la dialectique de l’ostentation virtuose et de la litote évocatrice?

Benjamin Lacombe souscrit au principe de l’effacement: «Ce dont on a le plus peur, c’est l’inconnu, c’est ce qui se tapit dans l’ombre. Le premier Alien évite de montrer la créature. Le plus terrifiant dans Les Dents de la mer, ce n’est pas le requin, mais la trace de sang qu’il laisse sur l’eau.» Cela dit, le travail du dessinateur français n’a pas pour but de faire peur mais de traiter de la différence. L’affiche de l’exposition en témoigne: la bouille souriante et gourmande de la petite cyclope posée sur le toit de la Maison d’Ailleurs n’inspire que de la tendresse.

Laurent Durieux rappelle qu’«il est toujours plus effrayant de voir l’ombre d’un monstre que le monstre lui-même». L’affichiste belge le démontre avec son évocation du Silence des agneaux. On ne voit pas la muselière du cannibale, mais un mannequin de couturière posé sur une table, devant une fenêtre ouvrant sur un paysage suburbain affreusement banal. Dans le camaïeu gris, un losange orangé se détache sur l’épaule droite. Remonte alors le souvenir de l’autre tueur en série, Buffalo Bill, qui a pour dessein de se tailler un costume en peau de femmes… Quant à l’affiche de Jaws, elle ne montre pas l’aileron du requin fendant la mer, mais son contrechamp: la plage où s’entasse la classe moyenne américaine. Soit la véritable monstruosité…

«Je est un monstre». Maison d’Ailleurs, Yverdon-les-Bains, jusqu’au 24 octobre 2021, ma-di 11h-18h.

«La Parade monstrueuse. Frankenstein, Dracula, King Kong, Godzilla… la naissance des monstres modernes», ouvrage collectif, Cernunnos, 26 pages.

La créature de Frankenstein, vue par Laurent Durieux. — © Laurent Durieux
La créature de Frankenstein, vue par Laurent Durieux. — © Laurent Durieux