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Vingt spectacles indispensables pour un XXIe siècle sous tension

Quelque 45 journalistes, critiques, directrices et directeurs de théâtre ou universitaires ont établi chacun leur panthéon, «vingt spectacles pour le XXIe siècle». Ils sacrent l'Italien Romeo Castellucci et son sidérant «Inferno». Leur palmarès célèbre un théâtre écorché et généreux qui colle à l'époque

«INFERNO» de Romeo Castellucci, librement inspiré de La Divine Comedie de Dante (Creation 2008). — © Victor/ArtComPress via Leemage
«INFERNO» de Romeo Castellucci, librement inspiré de La Divine Comedie de Dante (Creation 2008). — © Victor/ArtComPress via Leemage

Dans le long hiver que traversent les théâtres, l’éclat de nos mémoires. C’était en mars passé et les salles étaient condamnées à baisser le rideau. Le Covid-19 interdisait déjà les assemblées, ce plaisir ancestral de se retrouver entre inconnus et de se sentir soudés par une même présence, celle de comédiennes et de comédiens qui jouent un peu de la grande aventure humaine sur les planches.

C’est au cœur de ce premier sevrage et alors même qu’on n’imaginait pas une nouvelle extinction des feux à l’automne qu’est né le désir d’une consultation auprès de 45 spectatrices-spectateurs ardents. L’idée? Distinguer 20 spectacles qui seraient l’étoffe du XXIe siècle théâtral. L’enjeu? Célébrer un art aujourd’hui exsangue et rappeler qu’un acteur, qu’une actrice, sont des porteurs de flambeaux et que leur chaleur manque. Plus encore, nous avons voulu manifester qu’un grand spectacle ne change certes pas le monde, mais qu’il donne à jouir de sa matière et en ce sens renouvelle le regard que nous portons sur nos histoires.

Nous avons constitué un jury (la liste est fournie en bas de cet article) formé de critiques romands et français, de journalistes, d’essayistes, de professeurs d’université, de programmatrices et de programmateurs, bref, des opiomanes du beau geste.

Chacun a composé son palmarès, 20 perles mnémo-sensorielles par juré, soit 900 titres en tout, autant de stations chavirées dans le vent des souvenirs. Les règles étaient simples: la pièce devait avoir été vue entre 2000 et 2020 dans notre aire francophone, surtitrée si elle était en langue étrangère. Nos grands électeurs avaient la possibilité de nommer plusieurs œuvres d’un même créateur.

Faut-il y voir la marque d’une urgence? Tous ont répondu avec un enthousiasme magnifique, enrichissant souvent leurs listes de commentaires personnels et lumineux. Leur palmarès que vous découvrez là – 22 œuvres en réalité, pour tenir compte des spectacles arrivés ex aequo –  est un antidote au spleen qui ankylose les âmes. Bientôt, la servante, cette lampe discrète qui protège les coulisses, se rallumera et nos nuits retrouveront leur folle allure.

Lire aussi: ««Inferno» de Castellucci? Une plénitude absolue» 

Le palmarès de notre jury

Inferno, d’après La Divine Comédie de Dante, Romeo Castellucci, chorégraphie de Cindy Van Acker, Festival d’Avignon, 2008. 13 voix

Inferno, morceaux choisis

What If They Went to Moscow?,  d’après Les Trois sœurs d’Anton Tchekhov, Christiane Jatahy, présenté à la Comédie de Genève en novembre 2018. 11 voix

What if They Went to Moscow?, extrait

(A)pollonia, d’après Eschyle, Euripide, Hanna Krall, Jonathan Littell, J.M. Coetzee, spectacle de Krzysztof Warlikowski, Festival d’Avignon, 2009. 10 voix

(A)pollonia, extrait

La Casa de la Fuerza, Angelica Liddell, Festival d’Avignon, 2010. 10 voix

La Casa de la Fuerza, extrait

Ça ira (1), fin de Louis, de Joël Pommerat, à l’affiche de la Comédie de Genève en 2017. 9 voix

Ça ira (1), fin de Louis, extrait

Lire aussi: La France révolutionnaire, le prodige de Joël Pommerat

Please, continue (Hamlet), Yan Duyvendak et Roger Bernat, création au Grü, Genève, 2011. 9 voix

Au cœur du procès d’Hamlet, extrait

The Encounter, Simon McBurney, Théâtre de Vidy, septembre 2015. 9 voix

The Encounter, extrait

Lire aussi: Simon McBurney, l’épopée d’un acteur au coeur de l’Amazonie

4.48 Psychose, texte de Sarah Kane, monté par Claude Régy, avec Isabelle Huppert, Paris, Bouffes du Nord, 2002, puis Comédie de Genève. 8 voix

Claude Régy raconte la genèse de «4.48 Psychose»

Phèdre, Jean Racine, monté par Patrice Chéreau, Théâtre de l’Odéon, Paris, janvier 2003. 8 voix

Dominique Blanc dans le rôle de Phèdre

Eraritjaritjaka, d’après Elias Canetti, par Heiner Goebbels, Théâtre de Vidy, 2004. 8 voix

Au cœur de la maison mystérieuse d’«Eraritjaritjaka»

Tous des oiseaux, de et par Wajdi Mouawad, Paris, Théâtre de la Colline, novembre 2017. 8 voix

Tous des oiseaux, extrait

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Clôture de l’amour, de et par Pascal Rambert, Festival d’Avignon, 2011. 8 voix

Audrey Bonnet et Stanislas Nordey, une rixe amoureuse

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Richard III, Shakespeare, par Thomas Ostermeier, Festival d’Avignon, 2015. 7 voix

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Lars Eidinger, un fauve au service de Richard III

Le cercle de craie caucasien, Bertolt Brecht, par Benno Besson, Théâtre de Vidy, mai 2001. 7 voix

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Schutz vor der Zukunft (Se protéger de l’avenir), Christoph Marthaler, Festival d’Avignon, 2010. 7 voix

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King Kong Théorie, de Virginie Despentes, par Emilie Charriot, Arsenic, Lausanne, 2014. 6 voix

King Kong Théorie, extrait

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Un Ennemi du peuple, Henrik Ibsen, par Thomas Ostermeier, Festival d’Avignon, 2012. 6 voix

Un extrait d’«Un Ennemi du peuple»

La Chambre d’Isabella, par Jan Lauwers et la Needcompany, Festival d’Avignon, 2004. 6 voix

«La Chambre d’Isabella» sous la loupe de la critique

La magnétique Viviane de Muynck dans «La Chambre d’Isabella»

Idiot! Parce que nous aurions dû nous aimer, Fedor Dostoïevski, par Vincent Macaigne, Théâtre de Vidy, 2014. 6 voix

«L’Idiot» en mode punk, extrait

Lire aussi: Notre critique d’«Idiot! Parce que nous aurions dû nous aimer»

Le Sang des promesses (Littoral, Incendies, Forêts), de et par Wajdi Mouawad, Festival d’Avignon, 2009. 6 voix

«Le Sang des promesses» vu par la Télévision québécoise

Les Damnés, d’après Luchino Visconti, par Ivo van Hove, Festival d’Avignon 2016. 6 voix

«Les Damnés», extrait d’une passion sulfureuse

Lire aussi: Notre critique des «Damnés» au Festival d’Avignon

By Heart, de et par Tiago Rodrigues, Lisbonne, 2015. 6 voix

Lire aussi:  Tiago Rodrigues, le cœur et la raison

Tiago Rodrigues raconte la genèse de «By Heart»

De Romeo Castellucci à Christiane Jatahy, le siècle des écorchés

Le sacre d’un poète des matières. Le jury du Temps a distingué l’Italien Romeo Castellucci, artiste qui pétrit la glaise de nos mythes, s’enracine dans la lettre pour qu’éclosent sur scène des visions fantastiques. Né dans la cour d’honneur du Palais des Papes au Festival d’Avignon en 2008, son Inferno, d’après La Divine Comédie de Dante, recueille 13 voix. Une œuvre au noir qui marque le règne d’Hortense Archambault et de Vincent Baudriller à la tête du festival.

Le triomphe de Romeo Castellucci est encore renforcé par 33 nominations – pour d’autres pièces – qui en fait, pour notre jury, la grande figure théâtrale du XXIe siècle. Derrière lui se bousculent des écorchés magnifiques: la BrésilienneChristiane Jatahy et sonWhat if They Went to Moscow?, inspiré des Trois Sœurs de Tchekhov, à l’affiche de la Comédie de Genève en 2018, se placent en deuxième position, avec 11 suffrages; le Polonais Krzysztof Warlikowski et son (A)pollonia déchirant, présenté aussi à la Comédie en 2010, occupent le troisième rang; le Bernois Milo Rau se positionne, lui, à la deuxième place des artistes les plus nommés, avec 28 nominations, pour une demi-douzaine de spectacles cités.

Mais au-delà de ce plaisir mêlé d’excitation que procurent des classements forcément discutables et provisoires, quels enseignements en tirer? Tentative d’interprétation en cinq actes.

©Victor/ArtComPress via Leemage
©Victor/ArtComPress via Leemage

© Elizabeth Carecchio
© Elizabeth Carecchio

Accoucheur d’humanité

Avec Romeo Castellucci, c’est un plasticien et un lecteur intrépide qui est consacré. L’enfant de Cesena, qui créait en 1981 avec sa sœur Claudia et Chiara Guidi la Societas Raffaello Sanzio – hommage au peintre Raphaël –, est de la race des voyants. Il n’interprète pas un texte, il le pénètre comme dans une grotte et en extrait une fantasmagorie hallucinante.

Jeune critique ailé, le Français Ronan Ynard, qui a lancé sa chaîne YouTube sous le nom de Ronan au théâtre, a vu et revu la captation d’Inferno.

«J’étais trop jeune au moment de la création en 2008, mais je l’ai visionné par parties à maintes reprises et dans son intégralité pendant le confinement. Ce spectacle, c’est la légende d’Avignon. Il ne pouvait surgir que de ce cadre archaïque et stupéfiant qu’est le Palais des Papes. Je n’oublierai jamais l’ouverture, ce moment où l’artiste avance vers la foule de la cour et se présente: «Je suis Romeo Castellucci.» A cet instant, une demi-douzaine de chiens-loups l’entourent et se jettent sur lui. Y a-t-il façon plus forte de plonger dans Dante et de nous dire «Je m’offre à vous»?»

Romeo Castelluci a parfois scandalisé, souvent perturbé comme dans son sidérant Go down, Moses, au Théâtre de Vidy en 2014. Mais qu’il dialogue avec Dante, qu’il rappelle le chant émancipateur des Noirs américains, qu’il se frotte à Moïse, c’est toujours porté par les écritures, fussent-elles saintes.

«Chacun de ses spectacles peut se lire comme un poème, explique Danielle Chaperon, professeure de dramaturgie et d’histoire du théâtre à l’Université de Lausanne. Il propose des réseaux de significations électrisantes, ne clôture jamais le sens. Il fait aussi apparaître ce que la bienséance réprouve, nos corps abîmés, défigurés par la mort. Il libère le refoulé, au fond.»

Comme le Polonais Tadeusz Kantor qui marquait les esprits dans les années 1970 avec sa Classe morte, Castellucci sculpte le visage de notre humanité, avec une intransigeance qui n’a d’égale que sa compassion.

Héraut en majesté

Il n’y a pas si longtemps, on les opposait. Au Festival d’Avignon en 2005, spectateurs et critiques étaient même sommés de choisir leur camp. Il y avait d’un côté les artistes de la scène plasticiens, les modernes, donc, où s’illustraient le Flamand Jan Fabre, mais aussi Romeo Castellucci. De l’autre côté, les partisans d’un théâtre de texte se revendiquaient de Jean Vilar qui a su rendre partageables Corneille et Shakespeare. Cette fracture paraît aujourd’hui révolue, comme le note Danielle Chaperon et l’atteste notre palmarès.

Wajdi Mouawad, cité 28 fois et distingué pour son phénoménal Tous des oiseaux – nommé huit fois –, est le champion de cette veine épique. L’auteur et metteur en scène d’origine libanaise rassemble depuis vingt ans des milliers d’aficionados bouleversés par des pièces qui plongent dans la tourmente moyen-orientale et éclairent nos identités enchevêtrées. Servies par des acteurs hors du commun – arabes, israéliens, français, canadiens –, ses épopées en forme d’enquête captivent comme les séries télé les plus amphétaminées.

Génie du scénario, certes. Mais aussi bonheur de la langue, comme le souligne l’historien du théâtre Georges Banu. «Wajdi Mouawad écrit l’épopée des temps modernes. Il allie la puissance d’entraînement d’une intrigue captivante parce qu’enracinée dans notre histoire et celle d’une langue lyrique.»

Combat de femmes

Le palmarès ne le dit sans doute pas assez. Ce siècle marque l’affirmation de femmes metteuses en scène, statut qui a longtemps été l’apanage des hommes. Symbole: la Brésilienne Christiane Jatahy et son formidable What if They Went to Moscow? se placent en deuxième position, portés par les critiques romands. Svelte comme un fakir, cette cinéaste et femme de théâtre déplace les lignes, qu’elle transpose La Règle du jeu, le film de Jean Renoir, à la Comédie-Française, ou qu’elle propose au spectateur de voir deux fois le même soir Les Trois Sœurs, au cinéma et au théâtre.

© AAlineMacedoo
© AAlineMacedoo

«Je n’étais pas attiré de prime abord par ce concept, raconte Ronan Ynard, qui a retenu What if They Went to Moscow? dans sa sélection. J’ai commencé par le film tourné en direct et j’ai été saisi. Tout était fort: les comédiennes, la façon dont la caméra les dévoilait, le récit qui découlait de cela. Je me suis dit qu’il était inutile de voir la version scénique. J’y suis quand même allé et j’ai été de nouveau bouleversé. De manière surprenante, le lien que les interprètes instauraient avec nous était encore plus intime qu’au cinéma.»

© ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP
© ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP

L’Espagnole Angelica Liddell secoue aussi en ce XXIe siècle naissant. Ceux qui ont entendu, en 2010 au Festival d’Avignon, sa fureur dans La Casa de la fuerza sous le ciel du cloître des Carmes, ne l’ont jamais oubliée.L’artiste affronte ses démons, une mère étouffe-chrétien, un père franquiste. Elle orchestre des colères dans des pièces qui sont des exorcismes, à l’image de son déchirant Una costilla sobre la mesa: Madre, à Vidy en 2018. Ses messes noires, en réalité des poèmes d’amour, entament les âmes.

Lire aussi : Angelica Liddell, stupéfiante d’amour à Vidy

Enquêteurs à la mode helvétique

Le Suisse Milo Rau sur les talons de Romeo Castellucci. La présence, très haut, de ce sociologue de formation n’est pas à vrai dire une surprise. Lecteur de Pierre Bourdieu comme de George Steiner, de Marx comme des chroniques faits divers de nos journaux, ce baroudeur conçoit la scène comme une agora où s’expriment les témoins, parfois des acteurs professionnels, de nos tragédies. Chacun de ses spectacles est une fenêtre ouverte sur l’enfer, une chambre d’écoute, l’espace parfois aussi d’une reconstitution de crime, comme dans La Reprise. Histoire(s) du théâtre (1). A Vidy, en 2018, le spectateur découvrait comment un jeune Belge gay d’origine marocaine avait été assassiné par trois hommes de son âge à Liège.

Théâtre documentaire et politique, donc, mais sans thèse, souligne Eric Vautrin, dramaturge du Théâtre de Vidy. «Qu’il projette Oreste à Mossoul, première capitale du califat de Daech, ou qu’il reconstitue le studio meurtrier de la Radio-télévision des Mille Collines qui a poussé en 1994 au Rwanda des Hutus à assassiner des Tutsis, il ne fait jamais la leçon. Il propose des dispositifs ultrasensibles qui invitent à prendre le temps de penser. Son théâtre dévoile sans asséner de jugement.»

Lire à ce sujet:  Milo Rau, l’info et la politique sur un plateau

Autre enquêteur distingué, le Soleurois Stefan Kaegi. Avec le collectif Rimini Protokoll, l’artiste met à nu nos objets fétiches, nos mythologies. Se souvenir ici de Mnemopark, à Vidy en 2007: des modélistes à la retraite faisaient tourner leurs trains électriques dans un décor bucolique, une Suisse miniature. Se rappeler encore Nachlass – Pièces sans personnes, conçu avec Dominic Huber. Le visiteur parcourait une nécropole de poche, huit chambres, autant d’absents et de rituels imaginés par les défunts avant leur mort.

Lire à ce sujet: A Vidy, on rêve sa mort à plusieurs

L’Europe des artistes

Romeo Castellucci, Thomas Ostermeier, Ariane Mnouchkine toujours – nommée 9 fois pour trois spectacles –, Omar Porras, la Suissesse Emilie Charriot, etc. Notre panthéon ne libère pas seulement une polyphonie de songes et de pratiques. Il dessine, selon l’expression d’Eric Vautrin, une Europe du théâtre. «Ce palmarès consacre un dialogue européen. Les artistes et les œuvres circulent, les regards se modifient, les différences s’affinent sans s’annuler. La place qu’a prise la Suisse dans ces échanges est précieuse.»

Epilogue (provisoire)

Qui a prétendu que le théâtre contemporain était réservé à des happy few? Notre palmarès consacre certes des aventures formelles aussi exigeantes qu’excitantes. Mais qui a vu Richard III empoigné par Thomas Ostermeier à l’Opéra de Lausanne, qui s’est précipité au Cinérama à Genève et à la Comédie pour jouir de la double face des Trois Sœurs recadrée par Christiane Jatahy, qui a tremblé devant Tous des oiseaux de Wajdi Mouawad, en 2019 au festival La Bâtie, sait que ces spectacles électrisent les plus béotiens. Le cercle des magnétisés ne demande qu’à s’élargir. Vivement demain.

En Suisse, l’empire des ethnologues-poètes

Le siècle naissait et Benno Besson flamboyait encore. Au printemps 2001, l’enfant d’Yverdon levait le rideau sur Le Cercle de craie caucasien, fable de son compagnon Bertolt Brecht. Au Théâtre de Vidy, le public ovationnait l’inénarrable Gilles Privat, tragi-burlesque dans le rôle du juge Azdak et la toujours brûlante Coline Serreau dans celui de Groucha, la servante qui refuse de rendre l’enfant qu’elle a adopté, aimé et élevé.

Le siècle naissait (bis) et Christoph Marthaler prenait la direction du Schauspielhaus de Zurich, vaisseau amiral de la flotte théâtrale suisse. Ce choix était salué par tous les amoureux de la scène. Ce hautboïste barbu aux airs de saint Nicolas campagnard marquait déjà l’Europe de ses fresques acides, aussi pénétrantes que désenchantées. Les années Marthaler au Schauspielhaus ont été parmi les plus tourmentées de l’institution. Contesté par une partie de l’establishment, l’artiste reprenait sa liberté en 2004.

Près de vingt ans plus tard, le jury du Temps salue ces deux irréductibles à l’esthétique si dissemblable. Le Cercle de craie caucasien est cité sept fois, Schutz vor der Zukunft, présenté au Festival d’Avignon par Christoph Marthaler en  2010, sept fois aussi. Les grandes émotions esthétiques ne meurent pas, elles étoffent nos existences.

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Se souvenir de ce début de XXIe siècle, c’est saluer la naissance d’une nouvelle génération d’artistes, petites sœurs et petits frères de Benno et de Christoph. Ils s’appellent Emilie Charriot, François Gremaud, Dorian Rossel, Yan Duyvendak, Pamina de Coulon, mais aussi Anne Bisang, Maya Bösch, Denis Maillefer, Omar Porras, Oscar Gomez Mata, Claire de Ribaupierre et Massimo Furlan, tous nommés par notre jury. King Kong Théorie d’Emilie Charriot né à l’Arsenic recueille ainsi six suffrages, Please, Continue (Hamlet) de Yan Duyvendak et Roger Bernat, 9 votes.

Terre d’accueil extraordinaire

Cette double décennie est celle d’une conquête pour les créateurs helvètes, marquée notamment par le succès de la Sélection suisse en Avignon, cette initiative soutenue par les cantons, Pro Helvetia et la Corodis. Chaque été depuis 2016, de fortes têtes et des corps agiles, sélectionnés par Laurence Perez, séduisent les festivaliers et les programmateurs qui affluent pour goûter au nouveau millésime suisse.

Comment expliquer cette vitalité? La qualité de ses écoles de théâtre? Sans doute. Mais cet investissement dans la formation s’inscrit dans une politique au long cours, explique Eric Vautrin, dramaturge au Théâtre de Vidy. «La Suisse romande est une terre d’accueil et d’expression extraordinaire. Cette disposition se traduit par des infrastructures qui soutiennent les créateurs, les accompagnent dans leur développement, du début de leur carrière jusqu’à la consécration.»

Jouent historiquement ce rôle des maisons comme l’Arsenic à Lausanne ou le Théâtre du Grütli à Genève. Ce foisonnement est-il pour autant identifiable à un style, à une préoccupation partagée? A priori rien de commun entre un Omar Porras, omniprésent dans notre palmarès – cité 16 fois – et une Emilie Charriot, entre une Maya Bösch et un François Gremaud.

«Cette diversité est le trésor de notre région, observe Danielle Chaperon, professeure de dramaturgie et d’histoire du théâtre à l’Université de Lausanne. J’aime des artistes très différents et cela ne me pose aucun problème. Nous sommes sortis de ce qu’on appelait le post-dramatique, c’est-à-dire une dramaturgie négative. Ses partisans se définissaient par le refus de raconter, d’incarner. Le «ne pas» dominait. Mais on s’est rendu compte, je crois, que cette position de principe ne suffisait pas. L’enjeu aujourd’hui pour les créateurs, c’est de trouver le bon instrument en fonction du propos.»

Si les pratiques et les esthétiques divergent, notre quotidien est l’objet de toutes les attentions, note encore Danielle Chaperon. Ce qu’on pourrait appeler en forçant le trait une approche documentaire du monde, avec un filtre poétique, cela va sans dire.

L’étude du corps social

«Yan Duyvendak, comme Emilie Charriot ou François Gremaud conçoivent des dispositifs de capture du réel, d’analyse, poursuit l’universitaire. Ce qui est magnifique chez François Gremaud et la 2bCompany, c’est leur façon d’observer nos échanges sociaux et de mettre en jeu nos codes. Leurs acteurs sont les instruments de ce dévoilement. Chez Yan Duyvendak, le fonctionnement du grand corps social est aussi un sujet d’interrogation et une source de jeu. Avec Invisible par exemple, il propose à des spectateurs d’investir des lieux publics comme les bistrots et d’y réaliser des actions, se disputer par exemple à haute voix, histoire de voir comment l’environnement réagit. Il s’agit là aussi d’enrayer le fonctionnement de la machinerie, pour en éclairer les principes.»

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La génération suisse des années 2000-2020 est donc celle des ethnologues-poètes. Ce qui les obsède, c’est moins une histoire au sens classique, avec ses péripéties et sa chute, que l’étrangeté sous le familier. En embarquant le public pour des périples dans les villes ou les théâtres – Boîte noire – Théâtre-fantôme pour 1 personne en juin –, Stefan Kaegi pousse à reconsidérer la texture de nos vies.

A lire aussi: Stefan Kaegi fait parler les fantômes de Vidy

En se penchant sur le métier de croque-mort, dans Mourir, dormir, rêver peut-être, Denis Maillefer pose une loupe sur des rituels qui constituent notre humanité. Prendre le temps, soufflent ces explorateurs de l’intime. De penser, de rêver, de se reconnaître, qui sait. Benno Besson, ce sacré joueur, et Christoph Marthaler, ce bourlingueur des marges, ne diraient pas autrement.

Les artistes les plus nominés

  1. Romeo Castellucci, 33 voix

  2. Milo Rau et Wajdi Mouawad, 28 voix

  3. Thomas Ostermeier, 26 voix

  4. Joël Pommerat, 21 voix

  5. Christoph Marthaler, 20 voix

  6. Stefan Kaegi, 18 voix

  7. Krzysztof Warlikowski et Omar Porras, 16 voix

  8. Christiane Jatahy, Angelica Liddell et Claude Régy, 15 voix

  9. Ivo van Hove, 14 voix

  10. Yan Duyvendak et Patrice Chéreau, 13 voix

  11. Simon McBurney, Rodrigo Garcia, Pippo Delbono, Krystian Lupa et Tg Stan, 11 voix

  12. Vincent Macaigne, 10 voix.

Le jury réuni par «Le Temps»

Joël Aguet, historien du théâtre;

Roberta Alberico, travailleuse culturelle;

Hortense Archambault, directrice de la Maison de la culture de Seine-Saint-Denis;

Fabienne Arvers, critique au magazine «Les Inrocks»;

Georges Banu, essayiste et écrivain;

Vincent Baudriller, directeur du Théâtre de Vidy;

Katia Berger, critique à la «Tribune de Genève»;

Robert Bouvier, directeur du Théâtre du Passage à Neuchâtel;

Anne Brüschweiler, directrice du Forum Meyrin;

Michel Caspary, directeur du Théâtre du Jorat;

Pierre-Louis Chantre, conseiller artistique au Forum Meyrin;

Danielle Chaperon, professeur de dramaturgie à l’Université de Lausanne;

Séverine Chave, journaliste vidéaste au «Temps»;

Cécile Dalla Torre, critique au «Courrier»;

Alexandre Demidoff, critique au «Temps»;

Rares Donca, directeur de L’Abri à Genève;

Eric Eigenmann, professeur de dramaturgie à l’Université de Genève;

Anne Fournier, journaliste à la RTS;

Rita Freda, dramaturge et essayiste;

Jérôme Garcin, chef de la rubrique Culture de «L’Obs», producteur du «Masque et la plume»;

Marie-Pierre Genecand, critique au «Temps»;

Julie Gilbert, scénariste;

Barbara Giongo, codirectrice du Théâtre du Grütli;

Myriam Kridi, directrice du Festival de La Cité;

Ivan Garcia, critique au «Regard libre»;

Sandrine Kuster, directrice du Théâtre Saint-Gervais;

Michèle Laird, critique à «Bon pour la tête»;

Pierre Lepori, journaliste à la RSI et à la RTS;

Jean Liermier, directeur du Théâtre de Carouge;

Philippe Macasdar, metteur en scène et dramaturge;

Aurélien Maignant, doctorant en études théâtrales à Lausanne et à Paris;

Arielle Meyer, dramaturge à la Comédie de Genève;

Thierry Loup, directeur d’Equilibre-Nuithonie;

Laurence Perez, directrice de la Sélection suisse en Avignon;

Dominique Perruchoud, ex-administratrice du Théâtre de Vidy et de la Comédie;

Michèle Pralong, dramaturge;

Brigitte Prost, maître de conférences en études théâtrales à l’Université de Rennes;

Natacha Rossel, critique dramatique à «24 heures»;

Jean-Jacques Roth, rédacteur en chef adjoint du «Matin Dimanche», responsable du supplément «Cultura»;

Nataly Sugnaux Hernandez, codirectrice du Théâtre du Grütli;

Marie-Pierre Theubet, ex-programmatrice au festival La Bâtie;

Marie Sorbier, rédactrice en chef de «I/O Gazette»;

Eric Vautrin, dramaturge au Théâtre de Vidy;

Ronan Ynard, critique youtubeur sous le nom de «Ronan au théâtre»;

René Zahnd, auteur, ex-directeur adjoint du Théâtre de Vidy;

Jérôme Zanetta, critique à «Scènes Magazine».