Une conquête des femmes

S’aventurer dans le récit comique, une opération risquée pour les écrivaines dans un XIXe siècle corseté. L’éclairage de Valentina Ponzetto.

Le rire serait-il tout le temps explosif, exigeant pour être abordé une certaine prudence, surtout quand on est une femme ? Rencontre avec Valentina Ponzetto, professeure assistante boursière FNS à l’UNIL.

«Au XIXe siècle, les femmes doivent franchir un premier palier et surmonter de fortes résistances sociales pour être reconnues comme autrices et publiées», décrit Valentina Ponzetto. C’est alors, le plus souvent, de la littérature sentimentale ou introspective : romans d’amour, mémoires ou correspondance. Le théâtre représente un deuxième palier «car associé à un métier, à un genre qui relève de l’industrie du spectacle, et s’exerce dans l’espace public, souvent avec une dimension de contestation du pouvoir, comme d’ailleurs le journalisme», poursuit la spécialiste.

Le troisième palier correspond à ce «dernier tabou» dont elle fait l’hypothèse et qui concerne plusieurs autrices s’aventurant du côté de la comédie. «Le rire est perçu comme particulièrement malséant au féminin ; en outre il est subversif, on peut prendre du pouvoir sur quelqu’un en le ridiculisant, une supériorité difficilement acceptée pour les femmes.»

L’adultère du bout des lèvres

Romancières, chroniqueuses, salonnières, autrices de comédie, parfois aussi épouses de dramaturges ou de journalistes, ces femmes s’appellent Anaïs Segalas, Delphine de Girardin, Virginie Ancelot, Sophie de Bawr ou encore Augustine Brohan, qui était sociétaire de la Comédie-Française et en profita pour faire jouer ses piécettes bourrées de jeux de mots et d’esprit. À cette époque, les autrices «finissent par se restreindre aux comédies de mœurs et de caractères, où elles peuvent se risquer à évoquer tout au plus un adultère toujours possible… mais finalement évité», esquisse Valentina Ponzetto. On ne trouve guère ces pionnières sous la plume de Gustave Lanson, l’un des fondateurs de l’histoire littéraire en France, qui «les a volontairement oubliées, alors qu’elles étaient lues et jouées de leur vivant».

Trouble dans le genre

Une femme de ce temps sort du lot, on pense bien sûr à George Sand, qui repoussa les stéréotypes de genre avec des œuvres audacieuses et des comportements d’une grande liberté tant sur le plan politique, où elle s’affirme républicaine, que privé, où elle obtient une séparation légale de son mari et entretient publiquement des liaisons successives, par exemple avec Musset ou Chopin. Valentina Ponzetto cite notamment le roman dialogué Gabriel, «qui explore avec les mots de son siècle les frontières entre le masculin et le féminin, l’articulation entre sexe, genre et sexualité, à travers l’histoire d’une fillette élevée en tous points comme un garçon et n’apprenant qu’à 16 ans son véritable sexe biologique».

«Le camarade George Sand»

Dans son Histoire de ma vie, Sand raconte qu’elle s’habillait en homme dans sa jeunesse pour circuler plus librement en public. Une «performance de genre», dirions-nous aujourd’hui. Valentina Ponzetto rappelle que Sand, qui refusait qu’on l’appelle «femme auteur» et parlait d’elle-même au masculin dans sa vie professionnelle, entretenait «un réseau de créativité dans son château de Nohant», s’entourant de femmes amies comme la musicienne Pauline Viardot et d’écrivains célèbres comme Tourgueniev, Balzac, qui la surnommait «le camarade George Sand», ou Alexandre Dumas fils, qui pour sa part l’appelait «maman». Tout un programme !

En 2022 à la Comédie-Française

Élogieux envers sa grande aînée, Flaubert ne se rendait que très rarement à Nohant mais sa correspondance avec Sand est remarquable. «De nos jours, on en donne des extraits sur scène avec une comédienne et un comédien, très sobrement. Je viens par ailleurs d’apprendre que Gabriel sera joué en 2022 à la Comédie-Française», s’enthousiasme Valentina Ponzetto, qui collabore avec des collègues de l’Université de Lyon à l’édition du théâtre inédit de Nohant. Dans ce répertoire à découvrir, proche de la commedia dell’arte, Sand donne libre cours «à sa verve comique, allant jusqu’à la farce scatologique, tabou ultime qu’elle ose briser dans l’espace privé de son château et pour le plaisir de ses proches».

Conférence

Autrices de comédies : le dernier tabou ? Par Valentina Ponzetto, mercredi 3 novembre, Anthropole, 2024, 18h15 

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