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Jérôme Meizoz: «L’injonction des années 80, c’est d’être «soi-même» par la consommation»

A l’Université de Lausanne, les professeurs Jérôme Meizoz et Gilles Philippe dirigent un numéro de la revue «Etudes de lettres» consacré à 1980, année charnière où notre monde contemporain s’est dessiné

En vogue dans les années 1980, le baladeur illustre une forme de recentrage sur l’individu: on s’isole pour écouter de la musique, alors que c’était jusque-là une activité collective. — © (Jacek Nowak/Alamy Stock Photo)
En vogue dans les années 1980, le baladeur illustre une forme de recentrage sur l’individu: on s’isole pour écouter de la musique, alors que c’était jusque-là une activité collective. — © (Jacek Nowak/Alamy Stock Photo)

La couverture est menthe à l’eau, en hommage à une célèbre chanson d’Eddy Mitchell, sortie cette année-là, Couleur menthe à l’eau. 1980. Le néolibéralisme s’annonce, le postmodernisme et la «génération Y» émergent. Notre façon de raconter l’histoire et d’écrire des romans change. Quarante ans plus tard, des chercheurs tentent de définir, dans leurs disciplines des sciences humaines, la teinte très particulière du début des années 1980.

Yourcenar est la première des trop rares femmes à entrer à l’Académie française et la romancière Alice Rivaz est la première à recevoir le Grand Prix C.-F. Ramuz. Le baladeur est commercialisé et Madonna marque de son empreinte l’industrie de la pop. Etudes de lettres propose un portrait chinois de 1980 par 48 textes courts, comme autant de points de vue complémentaires. Sont abordés notamment les chansons de Renaud, la politique suisse du patriarcat, la mort de Romain Gary, un défilé d’Yves Saint Laurent ou la naissance du cyberpunk. Jérôme Meizoz revient pour Le Temps sur cet «an zéro» de notre monde contemporain.

Le Temps: Quelle est la couleur de 1980?

Jérôme Meizoz: Lorsqu’on se replonge dans les archives, on constate que le grain historique est très fin: tout se noie dans une ambiance floue. On ne voit pas de coupure nette entre les années, mais on est frappé par la résurgence des mêmes mots, des mêmes idées, une coloration générale dans la façon de s’exprimer. C’est ce que nous avons appelé, avec mes collègues, la tonalité d’une époque, sa banalité. C’est mystérieux. Par exemple, les «battants» est un terme qui s’impose dans la décennie 1980. Bernard Tapie et plein d’autres l’ont cristallisé. Les «battants», c’étaient ceux qui étaient faits pour «réussir», les nouveaux entrepreneurs. Ce terme est devenu beaucoup plus rare aujourd’hui.

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Dans votre préface, vous définissez 1980 comme «l’année zéro» du monde contemporain. Pourquoi?

Dans nos disciplines de sciences humaines, on a le sentiment qu’il y a eu un point de bascule vers 1980. C’est la fin du structuralisme et le développement du postmodernisme. En linguistique, on voit l’émergence des théories de l’énonciation, on ne considère plus seulement le langage comme signe, mais comme une action. Dans le domaine romanesque, on assiste à la fin du nouveau roman et au retour d’autres formes de narration, des récits de mémoire ou de génération. On voit émerger des auteurs tels que Pierre Bergounioux, Annie Ernaux, Jean Rouaud ou Pierre Michon. Il y a un retour de la grande narration historique également, Le Nom de la rose d’Umberto Eco, publié en 1980, en est un exemple.

En quoi la façon de raconter l’histoire change, vers 1980?

Des conceptions radicales de l’histoire émergent. On considère l’historien comme une sorte de romancier. L’histoire devient elle aussi un récit, reconstitué selon celui qui l’écrit et les intérêts de l’époque. L’objectivité est désormais impossible. Le «je» fait son entrée dans le discours savant. Pensons à Un Ethnologue dans le métro, l’étude que Marc Augé publie en 1986 pour raconter le métro et ses usagers. Augé utilise les outils de l’ethnologue, mais raconte son enquête à la première personne.

N’est-ce pas arbitraire de découper l’histoire en décennies?

C’est devenu un genre, chez les historiens, que l’on appelle la «coupe synchronique». Il s’agissait, pour Gilles Philippe et moi, lorsque nous avons dirigé ce numéro, d’essayer de saisir une petite couche sédimentaire de l’histoire et de voir comment elle s’ancre dans le passé et se répercute dans le futur. Nous l’avons fait presque comme un jeu, en demandant à des chercheurs qui travaillent sur des disciplines différentes de nous envoyer de courts textes ayant pour thème 1980. A l’arrivée, nous avons obtenu un kaléidoscope d’images de ces années-là.

En 1982-1983, très peu de gens ont dit: «Voilà le néolibéralisme!» Le mot existait, mais limité à de petits cercles d’économistes

Quarante ans, c’est le recul nécessaire pour commencer à voir clair sur les années 1980?

On voit mieux, avec le recul, les singularités de la pensée d’une époque. Par exemple, la guerre froide était pour moi une nébuleuse, pendant mon adolescence. On peut la percevoir de manière plus nette aujourd’hui, des saillances apparaissent et se détachent. La sensibilité collective est en retard sur les événements. Lorsqu’ils se produisent, on ne sait pas comment les nommer. En 1982-1983, très peu de gens ont dit: «Voilà le néolibéralisme!» Le mot existait, mais limité à de petits cercles d’économistes.

Cette décennie est marquée également par l’individualisme et le consumérisme…

L’injonction des années 1980, c’est d’être «soi-même» par la consommation. Qu’est-ce que c’est, devenir «soi-même»? C’est une notion étrange, lorsqu’on y pense, et qui sous-entend qu’il y a en nous un «moi» préexistant qu’il s’agit de révéler. La littérature du développement personnel a commencé ces années-là, elle porte cette injonction centrale: découvre ta singularité et deviens toi-même. Elle invite à se réaliser au niveau individuel, et non plus au sein d’un groupe. Cela s’illustre notamment par la commercialisation du baladeur: on s’isole pour écouter de la musique, alors que c’était jusque-là une activité collective.

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Rendre sensible la couleur d’une époque, n’est-ce pas le talent des romanciers?

Oui, cela tient selon moi à l’art du détail concret, incarné dans une situation. Aragon avait un talent incroyable pour saisir ces petits éléments d’une époque, qui tiennent parfois dans un mot. Par exemple, il écrit dans l’une de ses œuvres «c’est bath» (ce qui correspondrait à «c’est cool» aujourd’hui), et ce sont la fin des années 1930 et le début des années 1940 qui réapparaissent, d’un coup, par ce petit grain que la littérature peut rappeler. Pensons à la sociologie des prénoms, qui est ultra-collective. Alors qu’on croit faire des choix subjectifs, en choisissant les prénoms des enfants, on suit des tendances massives de l’époque dans laquelle on s’inscrit, les statistiques le montrent. Sébastien, Céline, Nicolas, Virginie sont, parmi d’autres, les prénoms des années 1980…

Comment apparaît 2020, par rapport à 1980?

Ces années 1980 étaient très optimistes, la croyance au progrès technique, économique, était très forte et il y avait une joie consumériste. De grands textes d’alerte écologique comme ceux de René Dumont avaient déjà été publiés dans les années 1970, mais ils ne touchaient pas le grand public. Pour la majorité, le début des années 1980, c’était encore la libération sexuelle, avant le sida. Notre époque est marquée par une telle noirceur dans l’imaginaire collectif qu’on a de la peine à imaginer à quel point les années 1980 étaient fébriles et festives.

Sous la direction de Jérôme Meizoz et Gilles Philippe

«1980, l’an zéro du monde contemporain?»

«Etudes de lettres», No 312, 249 p.