Les femmes vont-elles devoir marcher longtemps sous des statues d’hommes puissants?

Isabelle Collet est professeure en science de l’éducation de l’Université de Genève.

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’Exploration d’Heidi.news «Statues-quo ou statues-l’amour?» qui interroge les sculptures suisses à la lumière de la polémique sur les statues à la gloire de personnages historiques racistes. La question des femmes apparait également par endroit, quand par exemple qu’il est rappelé que le Mur des Réformateurs à Genève a été tagué d’un énorme «Où sont les femmes?». Philipe Kaenel, professeur associé en histoire de l’art à l’Université de Lausanne, commente ainsi le fait divers: «C’est un non-sens historique, les femmes étant absentes de l’espace public et de la fonction pastorale à cette époque.» En l’occurrence, c’est lui qui fait un contresens à propos de l’inscription : elle ne demande pas à ce qu’on ajoute des femmes parmi les Réformateurs. Elle interpelle la population de Genève en lui demandant: «Quels sont les personnages que Genève souhaite honorer aujourd’hui?»

Où sont les femmes? Si on se demande «où sont les femmes», c’est que préalablement, on a fait deux constats :

  • Le premier est que l’histoire est écrite par les dominants. Ils se cooptent en prenant garde à maintenir l’entre-soi. Ils aiment voir parmi les puissants des personnes qui leur ressemblent. Quand on regarde la mémoire historique d’un pays, on a parfois le sentiment que les femmes ne sont apparues sur terre que dans la seconde partie du XXe siècle. Or, s’il n’y avait pas de Réformatrices célèbres, il y a toujours des femmes importantes dans la vie protestante. Il y a eu des femmes à toutes les époques, dans toutes les spécialités, mais elles n’ont pas été cooptées pour faire partie de la mémoire collective, voire, elles ont été effacées.

  • Le deuxième constat est que certains critères étaient nécessaires pour mériter une statue dans les siècles précédents et qu’il est légitime de se demander si ces critères n’ont pas évolué.

Au détour de mes vacances, je suis passée à La Roche-sur-Yon, dans l’ouest de la France. Napoléon, fondateur de la ville, y a une statue de 4,60m, au centre d’une immense place de près de 3 hectares, en haut d’un énorme socle en marbre. Est-ce toujours le genre de personnage que nous souhaitons honorer aujourd’hui ? À part faire de La Roche-sur-Yon la Préfecture de la Vendée, Napoléon a conquis l’Europe et fait de la France un empire. Il ne luttait pas contre un totalitarisme, mais avait un ego à satisfaire. Dans la foulée, il a créé un code civil faisant des femmes des êtres mineurs à vie et rétablissant l’esclavage.

  • Est-ce que la grandeur de la France justifie la mort de 2% de toute la population d’Europe? Ceux qui érigeaient les statues auraient répondu: «Tout dépend qui meurt».

  • Est-ce que la stabilité familiale justifiait d’entériner dans la loi la domination d’un sexe sur l’autre? «Tout dépend quel sexe domine».

  • Est-ce que le développement du commerce justifie l’esclavage? «Tout dépend qui s’enrichit».

Voilà les réponses qui permettent d’ériger ce type de statue. Quelles sont les réponses qui justifient aujourd’hui qu’on les conserve au milieu de la ville plutôt que dans un musée?

Où sont les femmes? Je vis dans un monde dans lequel la grande majorité des responsables politiques, des chefs religieux, des personnes en charge du maintien de l’ordre, des grands journalistes, des juges aux assises, des capitaines de l’industrie ne me ressemble pas. Un monde dans lequel il ne m’est pas possible de m’identifier directement aux artistes les plus célèbres, qu’il s’agisse de peinture, de cinéma ou de musique ou de littérature, ou aux grands scientifiques, ou même aux grandes figures symboliques du pouvoir ou de l’autorité morale, qu’il s’agisse de Dieu ou du Père Noël.

Si nous choisissons nos statues avec les critères qu’on utilise depuis des siècles, les femmes vont devoir marcher encore longtemps dans des rues sous le regard d’hommes puissants. Elles se contenteront de se regarder incarner des concepts : la Liberté, la Justice, la Nature. Souvent, ces idées abstraites sont dévêtues : devant l’Université de Bordeaux, une statue d’Ernest Barrias s’intitule «La Nature se dévoilant devant La Science». Si la science est aussi représentée par une femme, tous les bustes qui regardent la nature se dévoiler sont bien des hommes: Jussieu pour la botanique, Bichat pour l’anatomie, Lavoisier pour la chimie, etc.

Où sont les femmes? Elles n’étaient pas dans l’Académie. Il était donc impossible de les représenter. Est-ce que les valeurs de l’université du XXIe siècle sont toujours en phase avec un rang d’hommes célèbres regardant une femme anonyme qui se déshabille? Il faut reconnaître que la représentation des femmes en statues (ou en peintures des bâtiments officiels) ressemble beaucoup à celle des publicités d’abribus. Le temps les a juste rendues de bon gout.

Sur ce sujet, le troisième chapitre de l’Exploration parle des sculptures décoratives des années 30: «des allégories, des femmes nues et des animaux». La décoration par les femmes pour le regard d’hommes hétérosexuels, sachant que les allégories citées, comme «La brise» à Genève ou «L’aurore» à Lausanne, sont aussi des femmes dénudées.

Qui représenter? Comment représenter? Dans le dernier chapitre de l’Exploration, Vincent du Bois, le sculpteur genevois qui a réalisé la statue du Baron de Coubertin pour le Musée Olympique de Lausanne était conscient du sexisme et du racisme du personnage. Il a réalisé une statue accessible, de taille moyenne, sans piédestal. C’est une chose de produire une représentation de la personne, une autre de la mettre trois fois plus grande que nature, au milieu d’une immense place. C’est aussi une spécialité suisse, qui «n’aime pas héroïser dans l’espace public» nous dit le chapitre 3 de l’Exploration, mettant ainsi les statues suisses un peu plus à l’abri des menaces de déboulonnage.

On peut également représenter tout en créant du contexte. De Coubertin incarne les Jeux olympiques modernes, mais il serait terriblement déçu de voir ce qu’ils sont devenus, lui qui disait: «À la race blanche, d'essence supérieure, toutes les autres doivent faire allégeance» et aussi «Une olympiade de femelles serait impratique, inintéressante, inesthétique et incorrecte». C’est bien faire un travail d’historien·nes que de le préciser. Se contenter d’en faire un héros visionnaire de la fraternité entre les peuples, c’est du révisionniste, avec ou sans statue.

De plus, comme le dit Vincent du Bois, le Baron de Coubertin, ce n’est pas Hitler ou Staline. Il faut toutefois se méfier de ces figures repoussoirs qui, par leur magnitude, nous rendent aveugle aux monstruosités plus communes. À côté de ces génocidaires XXL, il existe aussi des bouchers aux petits pieds. La France a encore son lot de statues à la gloire des colonisateurs de l’Afrique du Nord, en particulier le Général Bugeaud tristement célèbre pour sa politique de la terre brûlée, ou d’Adolf Thiers qui provoqua en une semaine le massacre de 20 000 de ses compatriotes pendant la Commune de Paris.

Une copie de la statue de Napoléon de La Roche-sur-Yon était à Lyon, sur une place appelée aujourd’hui «Place Carnot». Elle a été détruite après le Second Empire, quand la France est redevenue républicaine. Par le passé, on savait faire varier le paysage urbain pour qu’il reflète les nouvelles valeurs de l’État, sans pour autant rayer l’existence de l’Empire de l’histoire du pays. Doit-on défendre la permanence des valeurs des siècles passés au nom d’une curieuse conception d’une histoire tronquée de ce qui dérange?

Représenter le collectif. Qui représenter? Avons-nous raison d’aimer à ce point les «hommes providentiels», les héros, les personnalités hors du commun? Qui sont vraiment ces hommes jugés suffisamment extraordinaires pour mériter une statue? Le Baron de Coubertin a-t-il initié ce mouvement sportif grâce à son seul génie ou est-ce que le fait d’être Baron, riche, blanc et homme ne l’a pas aussi considérablement aidé? Ne s’est-il pas appuyé sur le travail de petites mains qui ont rendu son rêve possible? Doit-on honorer celui qui imagine et rend les choses possibles grâce à son statut social, ou celles et ceux qui œuvrent à la réalisation de l’idée?

Très jeune, j’ai été frappée par un poème que ma sœur apprenait à l’école française de l’après-mai 1968. Il s’agit de «Questions que se pose un ouvrier qui lit», de Bertolt Brecht.

« Le jeune Alexandre conquit les Indes.

Tout seul?

César vainquit les Gaulois.

N’avait-il pas à ses côtés au moins un cuisinier?

Quand sa flotte fut coulée, Philippe d’Espagne

Pleura. Personne d’autre ne pleurait?»

Cette croyance en l’homme providentiel, bien-né, destiné à être brillant, colonise notre imaginaire et nous fait oublier ce qu’on doit au collectif.

Nos villes tentent de nous édifier avec des hommes providentiels, riches et célèbres et nous charment avec des femmes conceptuelles dénudées et anonymes. Si nous avons besoin d’individualités à honorer, nous trouverons sans peine des femmes et des hommes du passé (riches ou pas, blanc ou non) qui ont permis l’avènement des valeurs que nous défendons aujourd’hui. Mais plutôt que de laisser notre imaginaire politique envahi par la chimère de l’homme ou de la femme providentiel·le, nous pourrions montrer des collectifs incarnés à la manière du questionnement de Brecht. Il est très probable que notre rapport à la célébrité, à la vie politique, et aussi à nous-mêmes, à nos possibilités, à notre pouvoir d’agir en serait changé.

Est-ce que le projet d’une ville qui choisirait une manière moins écrasante de témoigner de son histoire ne mériterait pas qu’on fasse un peu de place dans les rues?