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Marc Atallah: «On a besoin de l’imaginaire pour donner forme à l’impensable»

En science-fiction, les récits apocalyptiques n’ont eu de cesse de mettre en scène l’effondrement de nos sociétés. Au point que la crise actuelle nous fait penser à un film catastrophe… Marc Atallah, spécialiste de la SF et directeur de la Maison d’Ailleurs, à Yverdon, revient sur la capacité de la fiction à nous faire penser le futur autrement

Marc Attalah le 24 mars 2020, à Yverdon-les-Bains. — © Thierry Porchet pour Le Temps
Marc Attalah le 24 mars 2020, à Yverdon-les-Bains. — © Thierry Porchet pour Le Temps

Depuis le début de la crise, nous sommes oppressés par une curieuse impression de déjà-vu: celle de vivre un film catastrophe. L’actualité ravive nos peurs et nos fantasmes d’apocalypse, tant de fois mis en scène dans la littérature, au cinéma, dans l’art ou les jeux vidéo. C’est comme si notre imaginaire collectif était préparé à la crise du Covid-19 et à ses conséquences. Marc Atallah, maître d’enseignement à l’Université de Lausanne et directeur du musée de la Maison d’Ailleurs, à Yverdon, revient sur le besoin de nos sociétés de mettre en scène leur propre effondrement. La science-fiction nous avait mis en garde et invités à penser d’autres futurs possibles, mais nous l’avons trop longtemps considérée comme un simple divertissement.

Le Temps: Que vous évoque la crise que nous traversons?

Marc Atallah: J’ai parfois le sentiment de vivre dans un film de science-fiction, mais un film au scénario relativement mauvais: dans les films de science-fiction dits «post-apocalyptiques», il y a toujours un personnage – le héros – qui lutte dans le monde détruit (pour retrouver sa famille, pour donner du sens à sa vie, etc.); or, pour nous, il n’y a rien de tout cela. On reste chez soi et on attend, docilement, en critiquant tout ce que l’on voit apparaître sur les réseaux sociaux. Si j’ai l’impression de vivre dans un film de science-fiction, c’est parce que la situation que nous vivons nous confronte à l’inconnu. L’être humain, lorsqu’il est face à l’inconnu, a peur. Une des manières de tenter de maîtriser cet inconnu, c’est de convoquer des scénarios que l’on peut activer. Or le seul référent que l’on a, aujourd’hui, pour savoir comment réagir, c’est – étrangement – un imaginaire de science-fiction.

La science-fiction aurait-elle pu nous mettre en garde sur la possibilité du drame que nous vivons?

Ce n’est pas son rôle. Les récits de science-fiction apocalyptiques et post-apocalyptiques ont plutôt pour vocation de pointer les fragilités de nos sociétés ou de nos comportements qui, en soi, sont les réelles catastrophes. Quand je parle de «fragilités», je pense notamment à notre illusion de maîtriser la nature ou aux dangers de l’«hybris» humaine. On a par exemple oublié, en Occident, qu’un virus est une des formes de vie les plus répandues, et qu’en tant qu’entités biologiques, nous y sommes particulièrement sensibles. On a aussi oublié la fragilité intrinsèque à la nature humaine en croyant qu’on était protégé de tout.

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Quelles œuvres ont préfiguré l’épidémie qui nous touche?

Aucune ne préfigurait quoi que ce soit, mais, en revanche, plusieurs œuvres gravitent autour de ce qui est révélé par le Covid-19. Je pense par exemple à L’Aveuglement du Prix Nobel de littérature José Saramago ou au Fléau de Stephen King, qui montrent les défaillances de sociétés qui n’arrivent plus à assumer ce que c’est que d’être vivant. Ironiquement, l’apparition d’un virus peut aussi être salvatrice: à la fin de La Guerre des mondes de Wells, publié en 1898, les Martiens qui déciment les humains – métaphore de la société victorienne décadente – sont eux-mêmes détruits par un microbe terrestre!

Quand la science-fiction a-t-elle commencé à mettre en scène l’effondrement de l’humanité?

Dès que l’on s’est mis à raconter des histoires en intégrant la science, on a cherché à rendre intelligibles les catastrophes qui, soudainement, pouvaient s’expliquer par ces connaissances scientifiques. Le récit séminal, c’est peut-être celui de Mary Shelley, l’auteure de Frankenstein, qui écrit Le Dernier Homme en 1826. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, de grands récits de catastrophes sont publiés: Wells, mais aussi Rosny aîné qui a publié en 1910 La Mort de la Terre. Mais il y a aussi des traitements plus marginaux, comme chez H.P. Lovecraft, qui, dans les années 1920, métaphorisent l’immensité du cosmos dans des créatures appelées «Grands Anciens», afin de montrer comment cette immensité a pour effet de rendre la vie humaine absurde.

Pourquoi cette obsession à raconter la fin de notre civilisation?

La prise de pouvoir des sciences modernes, entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, a révélé notre vulnérabilité. La paléontologie a par exemple montré que des espèces qui nous avaient précédés ont disparu: on a commencé à raconter l’histoire du monde comme une succession de catastrophes ayant amené à chaque fois à une reconfiguration du système. Un auteur comme Camille Flammarion, à la fin du XIXe siècle, craint la chute d’une nouvelle météorite qui éradiquerait l’espèce humaine, comme cela avait été le cas pour les dinosaures. On retrouve cette peur dans des films catastrophes aujourd’hui. La science-fiction, en tant que technique narrative, vient tisser du symbolique sur les angoisses existentielles qui proviennent du développement des sciences et de la perte d’influence du religieux. Ce n’est pas un hasard si le siècle où on a commencé à raconter la disparition de l’humanité est aussi celui où ont émergé les théories génétiques sur la «dégénérescence de l’humanité».

© Thierry Porchet pour Le Temps
© Thierry Porchet pour Le Temps

On ne compte plus les films de «catastrophes». Lesquels nous aident à penser la crise?

Tous! Mais, si je devais n’en citer qu’un, ce serait Soylent Green (Soleil vert) de Richard Fleischer, sorti en 1973. L’action du film se déroule en 2022. Face à une Terre surpeuplée, l’humanité se consomme elle-même – la nourriture, appelée Solyent Green, est fabriquée à partir de cadavres humains – et traite ses aînés comme de la chair à recycler.

C’est surtout l’après-catastrophe qui hante les écrivains, comme dans La Route de Cormac McCarthy…

Oui, car la catastrophe a souvent peu à dire! Ce qui importe, pour que le spectateur éprouve des émotions, est que l’on puisse voir des êtres agissant, sinon on ne raconte «rien». C’est pour cela que l’on a plutôt affaire à des récits post-apocalyptiques. La Route est en effet un des exemples les plus marquants en raison de ses qualités littéraires. Dans ce roman de McCarthy, on ne sait pas ce qui a causé l’effondrement – et cela importe peu. Ce qui importe, c’est de saisir ce qui est révélé («apocalypse» signifiant «révélation», étymologiquement), c’est-à-dire ce que la destruction permet de saisir de notre condition humaine.

Qu’est-ce que ce nouveau virus dévoile de nos sociétés?

Difficile à dire de manière exhaustive. Cependant, il est clair que cette épidémie met au jour, entre autres, notre conception de la santé, de l’économie, du tourisme, l’impossibilité de protéger une population, la dépendance à d’autres pays… Tous ces points faibles que l’on questionnait peu depuis 40 ou 50 ans sont soudainement mis en lumière, alors même que les individus qui osaient poser ces questions auparavant étaient accusés d’être des «rêveurs». Si on prend les épidémies récentes, on constate qu’on s’en est toujours remis; ce qui, en soi, est presque inquiétant, car cela veut dire qu’on n’a rien appris du passé! On a éprouvé l’instabilité de nos systèmes, et puis on a oublié, on est retombé dans nos erreurs. La crise actuelle pourrait nous permettre, par exemple, de repenser notre action par rapport au climat ou le rythme effréné – voire suicidaire – que nous imposons à nos vies.

Que vous évoquent nos villes désertées?

J’ai eu la même impression de ville fantôme lors d’un voyage en Sibérie: aucun commerce n’était pourvu d’une vitrine alléchante, mais tout pouvait se voir dès qu’on entrait dans un bâtiment. Ce qui me fascine dans la crise actuelle, c’est de voir à quel point nous projetons notre imaginaire sur tout ce qu’il se passe: confinement et dystopie, ville déserte et post-apocalyptique, discours politiques et théorie du complot, etc. Concrètement, nous ne vivons pas dans un monde de science-fiction, mais force est de constater que l’on science-fictionnalise le monde, que l’on cherche des lieux communs dans notre imaginaire collectif pour donner du sens à l’inconnu. On a besoin des ressources de l’imaginaire pour donner une forme à l’impensable, puisque nous n’avons rien d’autre à disposition.

La crise nous oblige-t-elle à changer notre rapport au temps?

Le philosophe Jean-Pierre Dupuy, dans son essai Pour un catastrophisme éclairé, insistait sur le fait que l’on doit adopter une nouvelle métaphysique du temps si l’on souhaite agir face aux problématiques écologiques: on doit se projeter dans le futur et faire comme si ce futur délétère était obligatoire, pour transformer notre agir aujourd’hui. La science-fiction procède de la même manière, mais utilise la voie narrative: elle propose à chacun d’entre nous, dans notre singularité de lecteur ou de spectateur, d’éprouver le futur, de vivre le futur fictionnel raconté. L’avantage de la fiction sur la philosophie, c’est que dans ce monde futuriste, on ressent des émotions, on vit la vie d’un autre que nous. C’est une sorte de catastrophisme éclairé appliqué. La SF offre un décalage pour penser le présent différemment.

Comment les apocalypses littéraires se résolvent-elles en général?

Il y a beaucoup de cas de figure: disparition de l’humanité (c’est rare, car qui peut raconter l’histoire s’il n’y a plus d’humains?), reconfiguration de l’agir social (par exemple dans Ravage de Barjavel), création d’une société dystopique (contrôlante et aliénante) ou encore nouveau cycle de création et de destruction (comme dans le génial Un Cantique pour Leibowitz de Walter M. Miller), etc. Il y a un point commun, dans tous ces récits: ces apocalypses permettent de mettre en évidence, du moins pour le lecteur, les défaillances de son mode de vie et lui donnent la chance, par effet spéculaire, de réfléchir autrement à sa vie réelle.

Questionnaire de Proust

Les trois livres que vous conseillez en temps de crise?

La Route de Cormac McCarthy, pour sa réflexion sur le langage et le lien social.

Les Furtifs d’Alain Damasio, pour sa compréhension de notre enfermement quotidien dans un technococon numérique (nous vivons aussi une épidémie numérique!).

V pour Vendetta d’Alan Moore, pour son apologie de la révolte d’une humanité qui sacrifie sa liberté pour une utopie du confort.

Quel personnage seriez-vous dans la «Guerre des étoiles»?

  • C-3PO, car il parle tout le temps!

Vos héros dans la vie réelle?

  • Mes enfants qui, chaque jour, apprennent mille fois plus que moi tout en souriant et en gardant la forme!

Votre occupation préférée en semi-confinement?

  • Regarder ma famille et écouter le silence.

La planète où vous aimeriez vivre?

  • La Terre.

Profil

1978 Naissance à Vevey.

2008 Thèse sur la littérature de science-fiction.

2011 Devient directeur de la Maison d’Ailleurs et maître d’enseignement à l’Unil.

2015 «Portrait-robot, ou Les multiples visages de l’humanité» Ed. Favre.

2019 «Les Dystopies du numérique», Ed. ActuSF.