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La révolution des séries pour ados a-t-elle vraiment eu lieu?

Elles ont envahi les plateformes de streaming, parlent plus directement de sexualité, d’identité genrée, abordent les désillusions propres à notre époque. Pourtant, elles continuent de véhiculer de nombreux clichés qui peuvent être sources de complexes

Eric, Maeve et Otis, trois personnages de la série Sex Education. — © Netflix
Eric, Maeve et Otis, trois personnages de la série Sex Education. — © Netflix

S’il y a eu Les Années collège, Beverly Hills, Dawson, les Frères Scott, il est désormais de bon ton de citer Riverdale, 13 Reasons Why, Elite, Sex Education ou encore Euphoria. Les séries pour adolescents ont franchi depuis longtemps les limites du petit écran pour intéresser les plateformes de streaming. Elles rencontrent un certain succès: la seconde saison de Sex Education – le show de Netflix qui a séduit 40 millions de foyers à travers le monde avec les aventures d’Otis, un lycéen lambda dont la mère est sexologue, et qui finit par conseiller tous ses pairs en matière de sexualité – vient de sortir. Elle a suscité l’intérêt médiatique en France suite à l’édition d’un Petit Manuel Sex Education, fruit d’une collaboration entre le géant du streaming et la photographe belge Charlotte Abramow. Initialement disponible en précommande, l’ouvrage a été épuisé en quelques jours.

Les séries pour ados ont longtemps été accusées – à raison – d’aligner les stéréotypes, de la métamorphose de la jeune fille timide au sportif musclé, benêt et populaire, en passant par le club d’intellos asociaux. La nouvelle génération de shows fait-elle vraiment mieux?

La revisite d’une recette classique

Les séries pour adolescents – ou teenage drama – se sont d’abord développées aux Etats-Unis au début des années 1980, dans le sillage des teenage movies comme Breakfast Club de John Hughes, référence du genre. Et de 1980 à 2020, la formule est demeurée presque identique, mêlant recherche identitaire, rébellion, éveil à l’amour et au désir, etc. En revanche, la manière de traiter ces thématiques a, elle, évolué. «Dans Sex Education par exemple, on parle de sexualité de manière bien plus explicite», observe Sarah Sepulchre, professeure à l’école de communication de l’Université catholique de Louvain (B), responsable d’un cours sur l’analyse des séries télévisées et autrice de Décoder les séries télévisées aux Editions De Boeck. «Dans les séries teen des années 1990, quand il devait y avoir une scène de sexe, on ne la voyait pas ou alors seulement la fille qui se déshabillait. La seule question qu’elle se posait d’ailleurs c’était «est-ce que c’est le bon?». On n’entendait pas parler de problèmes érectiles, de masturbation, de consentement, etc.»

Sans pour autant sombrer dans la vulgarité, la plupart des teen séries actuelles choisissent de montrer les ébats de leurs personnages. Ces scènes servent souvent à poser une problématique. Le premier épisode d’Euphoria – série dramatique qui explore le quotidien d’une jeunesse américaine sans tabous, dont l’héroïne sort de cure de désintoxication pour replonger illico dans la drogue – questionne l’influence de la pornographie sur les pratiques sexuelles lorsque, en plein acte, un jeune homme tente d’étrangler sa partenaire et qu’elle hurle: «Mais comment tu as pu penser que j’aimerais ça?!» Il s’excuse alors, confus.

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Des séries plus «crues», un brin désenchantées, tel est le constat de Mireille Berton, maîtresse d’enseignement en histoire et esthétique du cinéma à l’Unil: «Ce qui frappe dans des séries récentes telles qu’Elite, Riverdale, 13 Reasons Why ou Euphoria, c’est le manque de légèreté et d’insouciance d’adolescents aux prises avec la violence, la drogue, la prostitution, la souffrance psychique, la précarité, etc. Les parents y sont quant à eux dépeints comme insuffisants, absents, manipulateurs, inadéquats, ce qui fait écho à la critique généralisée des autorités et des institutions dans lesquelles plus personne n’a confiance […]. Reste qu’elles n’échappent pas nécessairement aux stéréotypes: Sex Education semble vouloir développer un discours assez nuancé sur l’adolescence, mais la série tend aussi à caricaturer la place prise par la sexualité à cette étape de la vie, comme si elle était prisonnière du genre de la comédie qui pousse à en faire toujours un peu trop.»

La résistance des clichés

Au-delà d’un traitement plus «frontal» des motifs classiques des séries teen, jusqu’ici les personnages principaux étaient Blancs, hétérosexuels, valides, beaux et minces, dessinant la «norme» vers laquelle le jeune public était supposé vouloir tendre. C’est en train de changer. A titre d’exemples, Jules dans Euphoria fait partie des principaux protagonistes et est clairement présenté comme transgenre; sortie en 2019, David Makes Man met en scène un adolescent noir américain dans un lycée où il est entouré de camarades blancs et plus aisés que lui. Pauvreté, fragilité masculine, personnages questionnant l’identité genrée: ce show réalisé par Tarell Alvin McCraney – oscarisé pour le film Moonlight – aborde ces thèmes encore souvent tabous, et la critique l’encense.

Sarah Sepulchre voit cette diversification d’un bon œil, mais soulève que «pour ce qui est des personnes de couleur surtout, il y en a plus mais elles cumulent souvent les traits pensés comme hors norme», à l’instar d’Eric, le meilleur ami d’Otis dans Sex Education, à la fois Noir et homosexuel.

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«Il ne suffit pas, pour qu’une série prenne en compte les changements sociétaux, qu’elle représente des personnages atypiques; encore faut-il que ceux-ci soient traités de manière à échapper aux stéréotypes, ce qui n’est pas toujours le cas», ajoute Mireille Berton. Une dimension supplémentaire échappe encore bien souvent à la conscience collective: le décalage entre l’âge réel des acteurs et celui du personnage qu’ils interprètent. Dans Sex Education, Emma Mackey est âgée de 24 ans et joue le rôle d’une lycéenne; idem pour Euphoria, où tous les comédiens ont plus de 20 ans. Pour Sarah Sepulchre, le problème est sous-estimé, et source de complexes: «Les corps ne sont pas les mêmes à 13 ou 18 ans, ni pour les garçons ni pour les filles. Ça donne l’impression qu’on doit avoir un corps de 18 ou 20 ans à 13. Cela incite parfois de manière inconsciente à vouloir grandir plus vite.»

Une influence à relativiser

Les séries télévisées adolescentes peuvent-elles à ce point influer sur les représentations du monde des futurs adultes? Dans les années 1990, la sociologue des médias Dominique Pasquier s’était penchée sur la question. Elle relevait notamment dans un article, «Les usages sociaux des séries collège», qu’au travers des séries les adolescents faisaient moins l’apprentissage des sentiments que des comportements physiques communément acceptés pour séduire, manifester le désir, ou, plus tard, «l’être en couple». «Mais elle montrait aussi que les ados parlaient de ce qu’ils avaient vu et utilisaient les personnages pour poser des questions du type «tiens, Hélène a eu peur de ça, qu’est-ce que t’en penses?» relève Sarah Sepulchre. «Ils apprennent vite ce qui est légitime ou pas. D’ailleurs, Hélène et les garçons avait raté son audience cible. Les ados avaient compris que c’était ringard et qu’il ne fallait pas s’y référer. Ils sont capables d’évaluer ce qu’ils regardent. Mais il est important que l’on fasse comprendre aux jeunes que les séries véhiculent des représentations sociales relativement consensuelles, car leur but reste de faire de l’auditorat.»

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La force des normes véhiculées par ces fables adolescentes est donc réelle, mais à relativiser: n’oublions pas que, grâce à la masse de séries à disposition, les adolescents ne se «nourrissent» pas uniquement de séries teen… tout comme les adultes ne visionnent pas que des programmes qui leur sont destinés. Sarah Sepulchre acquiesce: «J’ai visionné Sex Education, mon compagnon a suivi 13 Reasons Why et nous ne sommes pas parents d’ados. Les séries ont la capacité d’avoir des publics différenciés. Cependant, l’adulte que je suis ne regarde pas Sex Education de la même manière qu’un adolescent: c’est un divertissement et j’ai dépassé les schémas amoureux qui y sont présentés. Du moins je l’espère!»