«Excitant et interpellant»: une hormone pourrait améliorer l’intellect dans la trisomie 21

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Nelly Pitteloup avec un patient de l'étude, au CHUV. | Keystone / Laurent Gilliéron
Nelly Pitteloup avec un patient de l'étude, au CHUV. | Keystone / Laurent Gilliéron

C’est une découverte étonnante, fruit d’un partenariat entre la France et la Suisse romande. Des chercheurs ont découvert que l’injection d’une hormone bien connue, la GnRH, permettrait d’améliorer les capacités des personnes atteintes de trisomie 21. Les résultats du premier essai pivot, publiés ce 1er septembre 2022 dans la revue Science, sont très encourageants: six des sept patients, traités pendant six mois, montrent des signes clairs d’amélioration cognitive.

Pourquoi c’est important. La trisomie 21 est la cause la plus fréquente de déficience mentale dans le monde. Le devenir des personnes porteuses de ce handicap, qui ont souvent une forme d’autonomie partielle, pourrait se voir améliorer par un tel traitement. Dans ce domaine qui intéresse peu l’industrie pharmaceutique, la découverte des chercheurs de l’Inserm et du CHUV sonne comme une note d’espoir. Sous réserve, comme toujours, de voir ces résultats confirmés à plus grande échelle.

Stimulation cérébrale. «Ces résultat sont bien sûr excitants et interpellent.» La Pre Nelly Pitteloup, responsable du service d’endocrinologie du CHUV, est prise entre deux sentiments, le 30 août 2022 en conférence de presse depuis Lausanne. Investigatrice principale de cet essai pivot audacieux, elle balance entre enthousiasme et prudence: les déceptions sont légion en recherche clinique, et une étude sur sept patients n’est rien de plus qu’une preuve de concept.

Malgré tout, l’amélioration mesurée frappe les esprits. Après six mois de traitement, six des sept patients trisomiques évalués – des hommes, entre 24 et 29 ans, recrutés via la consultation spécialisée des Hôpitaux universitaires de Genève – ont connu des progressions notables, mesurés via un batterie de tests neuropsychologiques classiques. Nelly Pitteloup (CHUV):

«Sur les tests neuropsychologiques, on a vu des amélioration sur plusieurs modalités cognitives: une meilleure représentation 3D (compétences visuospatiales), de meilleures fonctions exécutives (suivre une consigne), et une amélioration de l’attention, ce qui confirme les données obtenus sur la souris.»

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Résultats de l’item du test MoCA (Montreal Cognitive Assessment) destiné à évaluer les capacités visuo-constructives. Sur la première ligne figurent les résultats de chaque sujet en début d’essai (copier un cube en 3D), et sur la seconde les résultats à six mois (copier un lit en 3D). Source: Manfredi-Lozano et al., Science, 2022.

L’imagerie cérébrale vient appuyer ces résultats. On note, chez les sept patients, un renforcement là aussi notable des connexions effectives entre certaines zones du cerveau. Un constat qui a conforté les chercheurs dans l’idée que les résultats observés n’étaient pas des artefacts méthodologiques. Nelly Pitteloup:

«Les patients trisomiques ont une altération de la connectivité fonctionnelle entre certaines parties du cerveau. L’analyse des données IRM a montré que l’hormone a permis de restaurer certaines connexions, par exemple entre les zones visuelles à l’arrière de la tête et les zones sensorimotrices, ce qui soutient les observations cliniques. La connexion a changé dans d’autres régions, comme l’hippocampe et l’amygdale, ce qui suggère un effet bénéfique sur la mémoire et les émotions. On était très satisfaits de voir ces changements assez majeurs.»

L’ampleur du bénéfice. Les résultats obtenus sont-ils de nature à améliorer le quotidien ou l’autonomie des personnes trisomiques? C’est plausible mais encore difficile à affirmer, au vu du faible nombre de patients et de leurs profils variés. Nelly Pitteloup:

«Les retours, tant du patient que des familles et des institutions, ont été variables. Une famille nous a dit que son fils, qui avait beaucoup moins de difficulté à arriver à l’atelier, appelait beaucoup moins pour savoir s’il était dans le bon bus, à la bonne heure. C’était assez touchant. Un psychologue qui suivait un des patients a aussi vu des changements dans le suivi des consignes, il nous a fait un retour spontané. Après on ne peut pas affirmer que globalement les patients se sentent beaucoup mieux.

(…) L’amélioration des fonctions cognitives a été de 10 à 30%, sur des patients très différents à la base. Ceux qui avaient la cognition la plus atténuée n’ont pas passé la barre de normalité – à l’exception d’un patient extraordinaire. De façon générale je ne pense pas qu’on va guérir les troubles cognitifs, ce serait malhonnête de le laisser croire, mais une amélioration de 10 à 30% c’est déjà beaucoup pour les patients et leurs familles.»

L’hormone de la reproduction. Ces résultats chez l’homme sont le couronnement d’un travail de recherche fondamentale de plusieurs années, mené chez la souris par l’équipe de Vincent Prévot, directeur de recherches Inserm et responsable du laboratoire Développement et plasticité du cerveau neuroendocrine, à l’Hôpital universitaire de Lille.

Le chercheur, spécialiste en neuroendocrinologie, s’intéresse au rôle de la GnRH, ou gonadolibérine, une hormone est bien connue des biologistes et des médecins. Sécrétée par des neurones spécialisés, notamment dans l’hypothalamus (cerveau profond), elle joue un rôle clé dans le déclenchement de la puberté et le maintien des fonctions de reproduction au cours de la vie.

Plusieurs indices ont conduit Vincent Prévot à penser que cette hormone pouvait jouer un rôle dans les symptômes cognitifs observés dans la trisomie 21:

«De nombreuses maladies, certaines déjà caractérisées comme neurodéveloppementales, s’aggravent à la puberté. Les patients avec une trisomie 21 ont un phénotype tout à fait particulier: quand ils sont enfants, avant la puberté, leurs performances cognitives sont assez comparables aux autres enfants. Par contre, autour de la puberté, le déclin cognitif s’accélère et la courbe d’apprentissage se différencie des autres personnes.

Il y a un autre phénomène tout à fait intéressant: dans la petite enfance, ils sont capables de percevoir les odeurs, et vont perdre cette capacité autour de la puberté. Cela nous a suggéré que quelque chose se passait avec la puberté et on s’est demandé si la GnRH pouvait avoir un rôle quelconque dans la mise en place des symptômes chez les personnes trisomiques.»

La démonstration. Les travaux publiés dans Science ont pour l’essentiel vocation à démontrer le rôle central de la GnRH dans l’apparition de symptômes cognitifs. Un travail immense, dans un domaine jusque-là peu défriché. Sur un modèle de souris trisomique, les biologistes de Lille ont mis en évidence un faisceau d’indices convergents:

  • Ils ont mis en évidence que plusieurs gènes portés par le chromosome 16, homologue chez la souris du chromosome 21 chez l’humain, contrôlent la production de GnRH dans le cerveau.

  • Ils ont montré l’existence de projection de certains neurones GnRH, de l’hypothalamus vers des zones associées à la mémoire et l’apprentissage (hippocampe et cortex) chez les souris normales – et pas les souris «trisomiques».

Dernier étage de la démonstration: restaurer la production d’hormone GnRH à un niveau normal, via plusieurs techniques: en agissant au niveau des gènes, en injectant des neurones GnRH, et injectant directement l’hormone en question. A chaque fois, ces interventions ont permis d’observer une amélioration des fonctions cognitives et de l’olfaction des rongeurs.

«C’est la première fois que l’on démontre l’implication des neurones à GnRH et de la GnRH pour autre chose que la reproduction, ou l’olfaction avec le syndrome de Kallman», indique Vincent Prévot (Inserm).

Jusque-là, le volet cognitif de l’action de la GnRH et son possible dysfonctionnement dans la trisomie 21 n’étaient pas du tout identifiés au sein de la communauté de recherche.

Un traitement déjà connu. Le traitement utilisé pour prendre en charge les patients trisomiques n’est pas nouveau – ce qui est toujours une bonne nouvelle en recherche clinique.

  • Il s’agit d’une pompe, fixée sur le bras, qui permet d’envoyer l’hormone GnRH sur un mode pulsatile, toutes les deux heures, de façon à mimer la dose physiologique.

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Le dispositif utilisé (LutrePulse) est une pompe collée sur le bras, avec un tuyau qui entre dans le tissu interstitiel, sur le modèle des pompes à insuline. | Keystone / Laurent Gillieron

  • Le dispositif est déjà employé pour traiter le syndrome de Kallmann, une maladie génétique rare caractérisée par un déficit de GnRH, qui empêche la puberté de se produire.

  • En l’état des connaissances, issues des patients Kallmann traités et des données cliniques très partielles sur les sept patients trisomiques, ce traitement est très bien toléré et ne produit pas d’effets indésirables notables.

  • Le dispositif de pompe et la GnRH sont fabriqués par le laboratoire suisse Ferring (qui a fourni le médicament pour l’étude), seul sur le créneau. Le traitement coûte de l’ordre de 15'000 francs pour six mois.

«Je pense que ce prix pourrait changer, précise Nelly Pitteloup, car la GnRH est plus facile à synthétiser que l’insuline et la pompe est la même – et en Suisse, une pompe à insuline coûte 3000 à 4000 francs par an.»

Des avis d’experts. «Ce n’est pas une équipe connue dans le domaine de la trisomie 21, mais ils font une très belle entrée», commente Yann Hérault, directeur de recherche CNRS à Strasbourg et expert reconnu de la trisomie 21, qui n’a pas participé à l’étude.

S’il a quelques réserves sur le modèle de souris utilisé – «assez controversé mais encore beaucoup utilisé» –, le neurobiologiste se dit convaincu par la démonstration et loue de «jolis travaux» que «pas mal de gens vont regarder de près».

Le Pr Didier Lacombe, chef du service de génétique médicale de l’Hôpital universitaire de Bordeaux et directeur du laboratoire Maladies rares: génétique et métabolisme de Bordeaux souligne la nouveauté du résultat:

«Ce qui est très étonnant c’est le médicament utilisé: on ne savait pas jusque-là que cette hormone bien connue, qui contrôle les hormones importantes de la puberté et la fonction reproductive, avait un intérêt et une fonction cognitive. Si vraiment ça marche, c’est bien sûr un "breakthrough", une découverte importante.

Il y a eu des essais pour améliorer les fonctions cognitives dans trois maladies, la trisomie 21, la maladie du X fragile et le syndrome de Rubinstein-Taybi, et ça n’a jamais marché. Si on avait pour la première fois un médicament qui améliore les fonction neurocognitives, ou au moins les difficultés d’apprentissage, ce serait très intéressant.»

La Pre Ariane Giacobino, spécialiste en génétique médicale aux HUG, a aidé à recruter les patients trisomiques de l’essai et figure parmi les signataires de l’article. Elle commente:

«Je suis vraiment stupéfaite. Beaucoup d’essais se sont arrêtés chez la souris trisomique avant même d’arriver chez l’homme. C’est une étude pilote sur un petit nombre mais je trouve extraordinaire et extrêmement prometteur que ça ait été possible et qu’il y ait eu un effet bénéfique.»

La spécialiste genevoise pointe aussi l’effet bénéfique de tels travaux dans un domaine où les avancées thérapeutiques sont encore à peu près inexistantes:

«J’ai eu des retours de certaines familles enchantées de ce suivi très attentif. C’est là qu’on voit qu’ils se sentent parfois délaissés dans le monde médical, c’est très important pour eux. Ma consultation est la seule en Suisse, je vois beaucoup de grossesses avec des parents qui hésitent à interrompre. Un tel traitement permettrait de dire: quel que soit votre choix, la médecine sera là pour vous accompagner.»

Quelle perspective dessine cette trouvaille? La découverte franco-suisse doit désormais être validée dans un essai clinique contrôlé randomisé, qui devrait débuter à l’automne et recruter une cinquantaine de patients trisomiques (dont un tiers de femmes) à Bâle et Lausanne.

Nelly Pitteloup rappelle que la prudence est de mise dans l’attente de cette validation à plus grande échelle:

«On sait que l’effet placebo peut produire des résultats, les patients par exemple apprennent à connaître les investigateurs, d’où un stress diminué…. Et sur un plan moléculaire, on ne sait toujours pas comment la GnRH module la connectivité cérébrale. Ces résultats sont bien sûr prometteurs mais il faut les considérer encore avec une très grande prudence.»

Si le résultat est positif (environ 2 ans à attendre), se posera ensuite la question d’une utilisation en clinique. Face au peu d’engouement que suscite souvent ce type de recherche auprès de l’industrie pharmaceutique – le «marché» de la trisomie 21 est restreint et le sera de plus en plus –, les investigateurs comptent plutôt sur des financements publics ou philanthropiques.

Nelly Pitteloup et Vincent Prévot prévoient aussi de créer une société spin-off pour porter leur découverte jusqu’au marché, un brevet ayant été déposé en 2020 à cet effet par l’équipe lilloise.