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Les Professeurs Fabio Alessandrini et Eric Jondeau examinent si, dans le cadre d’un investissement passif ou d’une approche smart beta – deux formes d’investissement populaires dans l’industrie de la gestion d’actifs – il est possible d’améliorer les caractéristiques d’un portefeuille en matière d’investissement socialement responsable sans détériorer sa performance corrigée du risque.
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L’investissement socialement responsable (ISR) est une stratégie d’investissement qui intègre des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Cette approche est de plus en plus populaire dans le monde de la gestion d’actifs. Selon la Global Sustainable Investment Alliance, quelque 30,7 trillions de dollars ont été investis en 2018 sur la base d’une stratégie d’investissement responsable. Il s’agit d’une augmentation de 34% en deux ans seulement, avec l’Europe en tête.
Parallèlement à la montée en puissance de l’ISR, les fonds traditionnels de gestion active, bien que toujours prisés, ont perdu du terrain au profit d’approches alternatives: d’un côté, la gestion passive consiste à investir dans les firmes en fonction de leur capitalisation boursière; d’un autre côté, les approches smart beta permettent d’exposer un portefeuille à certains styles d’investissement tout en évitant que ses poids reposent sur la capitalisation boursière. Selon le Boston Consulting Group, sur les 79,2 trillions de dollars d’actifs sous gestion dans le monde en 2017, quelque 16 trillions étaient gérés passivement. Et alors que les approches smart beta n’attirent encore qu’environ 430 milliards de dollars, elles progressent en moyenne de 30% par an depuis 2012.
La progression de l’ISR et l’utilisation croissante de stratégies passives et smart beta soulèvent des questions importantes: l’intégration des facteurs ESG dans une stratégie d’investissement visant à améliorer le score ESG du portefeuille a-t-elle un impact négatif sur le rendement? En particulier, dans le cas des stratégies passives, le fait de s’écarter d’une pondération reposant sur la capitalisation boursière augmente-t-il le risque relatif (tracking error) par rapport à l’indice de référence? Ou encore, l’intégration d’un filtre ESG dans une stratégie smart beta réduit-elle l’efficacité des facteurs ciblés par la stratégie?
Ce sont les questions étudiées par Fabio Alessandrini et Eric Jondeau dans leur article ESG Investing: from Sin Stocks to Smart Beta. Pour tester l’effet de l’intégration des facteurs ESG, les chercheurs ont utilisé les scores ESG d’un grand nombre d’entreprises qui figurent à la fois dans la base de données MSCI ESG et dans l’indice mondial MSCI All Countries (ACWI). Cet indice comprend environ 2’500 titres de sociétés à forte et moyenne capitalisation répartis sur 23 marchés développés et 24 marchés émergents. La recherche couvre la période allant de janvier 2007 à décembre 2018. Outre le marché mondial, les chercheurs ont également considéré quatre zones régionales – les États-Unis, l’Europe, le Pacifique et les pays émergents – et utilisé l’indice MSCI correspondant comme un portefeuille de référence régional.
Deux méthodes de filtre ESG ont été examinées. Une méthode courante consiste à exclure du portefeuille un certain pourcentage des entreprises ayant les plus faibles scores E, S et G (filtre négatif). L’inconvénient de cette approche d’exclusion négative est qu’elle tend à conduire à une sous-représentation de certains secteurs, en particulier ceux que l’on appelle les « sin industries » (industries amorales). Ce faisant, cette méthode peut conduire à l’exclusion de certaines entreprises issues de ces secteurs, mais qui réalisent de bons progrès en matière d’ESG. Par conséquent, une deuxième méthode de sélection a été étudiée, qui adopte un filtre positif de type « best-in-class » en utilisant le score ESG ajusté pour l’industrie. Cette méthode évite ainsi en partie le biais décrit précédemment.
Les chercheurs ont examiné l’impact de ces deux types de filtre ESG sur le score ESG global du portefeuille ainsi que sur les expositions géographiques et sectorielles. Ils ont également étudié si l’application de ces filtres exposait le portefeuille ainsi construit à des facteurs de risque potentiellement indésirables.
Le filtre ESG a débouché sur une amélioration très nette du score ESG ajusté pour l’industrie, et ce de façon similaire d’une région à l’autre, sans affecter pour autant le rendement corrigé du risque. Une sélection plus agressive en matière d’ESG (c’est-à-dire l’exclusion des 50% d’entreprises ayant les plus faibles scores ESG) a permis d’augmenter le score du portefeuille de près de 30% en moyenne. De plus, le rendement corrigé du risque (ratio de Sharpe) a augmenté légèrement en moyenne dans toutes les zones géographiques.
Toutefois, les chercheurs ont constaté un impact sur la composition régionale du portefeuille mondial. En particulier, le filtre ESG a entraîné une surpondération des entreprises d’Europe et du Pacifique et une sous-pondération des entreprises des États-Unis et des pays émergents. Le filtre ESG a également un impact sur les pondérations sectorielles. Elles sont relativement plus faibles dans certains secteurs, par exemple le portefeuille mondial contient près de 2.5% de moins de sociétés financières que l’indice de référence (16% au lieu de 18.5%). Au contraire, d’autres secteurs ont été surpondérés, notamment les technologies de l’information, avec en moyenne 3.6% de plus que l’indice de référence (15% au lieu de 11.4%).
Les résultats montrent aussi que le critère de sélection déployé (approche d’exclusion négative ou approche « best-in-class ») a un impact sur les performances. L’exclusion des entreprises ayant obtenu de faibles notes selon le critère environnemental améliore la performance du portefeuille dans la plupart des régions, mais a un impact plus limité pour les critères social et de gouvernance.
Les chercheurs se sont également penchés sur l’exposition des portefeuilles ESG à des facteurs de risque standard, comme la sensibilité à l’évolution du marché (le beta), la taille de l’entreprise, le facteur « value » (qui privilégie les entreprises bon marché), la profitabilité ou le momentum, tels qu’ils figurent dans les célèbres modèles de Fama et French d’évaluation des actifs. Cette analyse montre que le filtre ESG pourrait entraîner des biais de style – en particulier, une prédominance des grandes entreprises, relativement chères mais rentables. Toutefois, une fois l’exposition à ces facteurs de risque prise en compte, rien n’indique que le rendement du portefeuille ESG soit inférieur à celui de l’indice de référence.
En plus d’examiner l’impact du filtre ESG sur divers aspects d’un portefeuille adoptant une stratégie passive, les chercheurs ont étudié l’impact du filtre ESG dans le cas des stratégies smart beta. Il s’agit de stratégies par lesquelles un investisseur construit un portefeuille qui suit passivement un indice pondéré non pas en fonction de la capitalisation boursière, mais d’une autre caractéristique des firmes. Un portefeuille peut par exemple être construit en mettant l’accent sur la taille de l’entreprise, son beta, le dividende versé, le facteur « value », la profitabilité ou le momentum. Ce sont les stratégies étudiées par les chercheurs.
La recherche montre que les résultats obtenus pour les stratégies passives sont généralement valables et sont parfois même accentués pour les stratégies smart beta. L’application d’un filtre ESG permet d’améliorer considérablement le score ESG pour toutes les régions. En outre, l’augmentation des scores ESG n’a pas non plus d’incidence négative sur le rendement corrigé du risque, tel qu’il est mesuré par le ratio de Sharpe. Par exemple, l’application de la stratégie reposant sur le dividende aux États-Unis conduit à une augmentation du rendement annualisé de 7.7% sans exclusion à 8.5% avec exclusion de 50% des entreprises ayant les plus bas scores, la volatilité diminuant dans le même temps et le ratio de Sharpe augmentant de 20%. Ainsi, dans la grande majorité des stratégies et des régions, les ratios de Sharpe sont soit inchangés, soit plus élevés à l’exception de quelques stratégies pour les pays émergents.
Dans l’ensemble, les chercheurs montrent que l’application de stratégies d’ISR à des approches d’investissement de plus en plus populaires telles que l’investissement passif et les stratégies smart beta, a été possible sans nuire à la performance par rapport à l’indice de référence ni à la philosophie fondamentale de l’approche d’investissement sur la période considérée. Ainsi, l’utilisation d’un filtre ESG a permis d’améliorer substantiellement le profil ESG des portefeuilles passifs et smart beta sans réduire le rendement corrigé du risque.
Avec les investissements passifs, cela peut se faire au prix d’une surpondération de certaines régions, en faveur de l’Europe et du Pacifique et au détriment des États-Unis et des pays émergents, dans le cadre d’une allocation mondiale. Cela peut également entraîner des paris sectoriels importants en faveur des valeurs des technologies de l’information et au détriment des valeurs financières. Avec les stratégies smart beta, une exclusion agressive des scores ESG les plus faibles laisse toujours subsister les facteurs ciblés, même si l’exposition à ces facteurs peut être partiellement réduite.
Papier de recherche: ESG Investing: From Sin Stocks to Smart Beta, Fabio Alessandrini and Eric Jondeau, .
Crédit photo: ID 122406398 © Thatsaphon Saengnarongrat | Dreamstime.com