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La démocratie ou des institutions fortes semblent parfois impuissantes à prévenir les risques de conflits. Dominic Rohner et Mathias Thoenig portent un regard différent sur les causes des conflits civils. En adoptant une perspective économique, les auteurs explorent les relations étroites entre commerce, confiance et guerre, et font remonter les origines des conflits à une rupture de la confiance et des relations commerciales.
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Les périodes d’absence totale de conflit civil dans le monde sont rares. En juin 2014, par exemple, des luttes fratricides se déroulaient en Géorgie, des troubles tribaux secouaient le delta du Niger, la guerre civile faisait rage en Syrie, l’insurrection en Irak, et de nombreux autres conflits sévissaient ailleurs dans le monde. Leurs répercussions sont souvent catastrophiques. On estime à 16 millions le nombre de victimes des conflits civils au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Mais, si le tribut le plus immédiat se compte en vies humaines, l’impact social et économique peut, lui, perdurer pendant des années, sur plusieurs générations, et se propager dans le monde entier.
On comprend que les nations et les institutions internationales fassent tout leur possible pour garantir la paix, désamorcer les conflits et les éviter autant que possible. Les méthodes les plus répandues pour minimiser les conflits consistent à s’appuyer sur les efforts de maintien de la paix des organisations internationales telles que les Nations Unies ou l’Union africaine, ou à influer, de l’extérieur, sur les changements de régime. Cependant, ces interventions sont trop souvent inefficaces.
Une meilleure connaissance des causes du conflit civil augmente les chances d’y mettre fin. Par le passé, les recherches se sont concentrées sur les institutions de gouvernance, mais les résultats ne sont pas concluants. Des pays en voie de développement possédant des institutions fortes souffrent encore de conflits civils, tandis que d’autres, aux institutions pourtant plus faibles, sont épargnés. L’élection démocratique du gouvernement ne semble pas non plus limiter les risques de conflits.
Les économistes Dominic Rohner, Mathias Thoenig et Fabrizio Zilibotti portent aujourd’hui un regard différent sur les causes des conflits civils. En adoptant une perspective économique, les auteurs explorent les relations étroites entre commerce, confiance et guerre, et font remonter les origines des conflits à une rupture de la confiance et des relations commerciales.
Vous prendrez peut-être le temps d’apprendre la langue maternelle de votre fournisseur, mais seulement si vous pensez qu’il en fera de même de son côté
Le commerce entre communautés repose sur la confiance. Dans un pays, les populations issues de différentes communautés échangent à travers différents types de relations commerciales. Les relations entre vendeur et acheteur, employeur et employé, fournisseur et producteur ou prêteur et emprunteur n’en sont que quelques exemples. Parvenir à faire fonctionner ces relations dans de bonnes conditions nécessite un investissement significatif afin de comprendre l’univers des personnes avec lesquelles on s’engage. Cela peut impliquer, par exemple, d’apprendre de nouvelles langues et des usages différents, ou de développer des réseaux sociaux intercommunautaires. L’ampleur de votre investissement et, donc, la qualité de vos relations commerciales, sera d’autant plus importante que vous aurez confiance en vos partenaires pour faire un investissement similaire. Vous prendrez peut-être le temps d’apprendre la langue maternelle de votre fournisseur, mais seulement si vous pensez qu’il fera l’effort de son côté d’apprendre la vôtre.
Parallèlement, la participation à un conflit amoindrit la confiance. Lorsque la confiance est ébranlée, les gens sont moins enclins à investir dans des relations d’affaires intercommunautaires, les liens d’échange se détériorent et une certaine distance se crée entre les communautés. Un conflit récurrent peut combler le vide. Malheureusement, cet effet va perdurer. Les attitudes et les convictions des générations futures, dans ce cas marquées par la méfiance et la réticence à bâtir des relations d’affaires, sont façonnées par les générations qui les précèdent.
Si la confiance et la solidité des relations commerciales sont réellement des facteurs critiques dans la prévention des conflits civils, ce qui semble être le cas au vu de la confirmation des idées des auteurs par la théorie des jeux, alors de nombreuses mesures préventives semblent possibles.
Si le conflit est une option plus lucrative que le commerce intercommunautaire, les efforts consentis pour établir des relations interculturelles risquent d’être abandonnés en faveur du conflit
Si le conflit est une option plus lucrative que le commerce intercommunautaire, les efforts consentis pour établir des relations interculturelles risquent d’être abandonnés en faveur du conflit. Néanmoins, un tel choix peut être évité, la perte de confiance limitée et le risque de guerre minimisé, par des mesures telles que les embargos sur les armes et les sanctions commerciales (par exemple, interdiction des importations de ressources naturelles d’un régime politique en particulier).
Des mesures d’instauration de la confiance, favorisant les relations commerciales interethniques, sont également susceptibles de réduire la probabilité d’un conflit civil. Cela pourrait, par exemple, inclure des efforts visant à accroître la valeur des échanges et, ainsi, l’attractivité de l’investissement dans des liens intercommunautaires. Cela pourrait consister à éliminer les obstacles aux échanges par le biais d’initiatives d’enseignement public en faveur de l’apprentissage de différentes langues et cultures. Dans le même temps, les auteurs suggèrent qu’une impulsion peut être donnée pour orienter l’opinion dans la direction souhaitée, à travers des initiatives telles que des campagnes décrivant et mettant en valeur des histoires de relations commerciales interethniques prospères ou faisant la promotion d’entreprises conjointes.
Les efforts internationaux pour la paix qui visent à «faire taire les armes» sont largement inefficaces. Effusions de sang, violence et misère sont tous les jours au menu servi par les nouveaux médias qui couvrent les conflits tout autour du monde. Peut-être que la solution pour stopper les combats ne consiste pas à envoyer plus de soldats armés sur le terrain. Peut-être, comme le suggèrent les auteurs, la solution à long terme pour éradiquer un conflit repose-t-elle sur le commerce plutôt que sur les coups de bâton, sur des principes économiques simples ainsi que sur la confiance et la compréhension mutuelles induites par les relations interculturelles nées de l’échange.
Lire le travail de recherche original: War Signals: A Theory of Trade, Trust and Conflict, Dominic Rohner et Mathias Thoenig, Faculté des HEC de l’Université de Lausanne (HEC Lausanne), Fabrizio Zilibotti, Université de Zurich.
Crédit photo: Jayel Aheram / Flickr CC