Au lendemain de la crise financière de 2008, il est apparu clairement que si de nombreuses institutions financières étaient devenues too big to fail, c’est parce que les régulateurs les avaient laissé faire. Pourtant, ce problème d’entreprises dont la faillite serait critique pour le système ne se limite pas aux services financiers. Dans leur article «Les compagnies d’électricité peuvent-elles être too big to fail?», Ann van Ackere, Erik R. Larsen et Sebastian Osorio expliquent comment le secteur de l’électricité se trouve confronté à un défi similaire, tout en proposant quelques pistes pour aider les régulateurs à éviter que les lumières ne s’éteignent.
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La crise financière de 2008 et l’injection de 700 milliards de dollars dans le système bancaire américain ont mis en lumière le défi du «too big to fail» auquel sont confrontés les gouvernements et les régulateurs. Lorsque la théorie économique du laisser-faire s’oppose aux modalités pratiques de gestion d’une économie nationale dans un monde fortement interconnecté, la politique l’emporte souvent sur le principe de l‘économie de marché, selon lequel les plus forts sur le plan économique survivent. Pourtant, le renflouement de sociétés soulève la question de l’aléa moral: si une entreprise semble trop importante pour être autorisée à faire faillite, que ce soit en raison des services essentiels qu’elle fournit à la société ou pour des raisons idéologiques ou stratégiques, qu’est-ce qui empêche ses dirigeant·e·s de prendre des risques inacceptables dans la recherche du profit? Ils sont libres d’agir en espérant que les gains seront privatisés et les pertes socialisées.
Comme le soulignent Ann van Ackere et ses co-auteurs Erik R. Larsen et Sebastian Osorio dans leur travail de recherche, le phénomène du «too big to fail» ne se limite pas aux services financiers, mais se manifeste dans de nombreux secteurs économiques. La Prof. Van Ackere et ses co-auteurs identifient notamment le secteur de l’électricité comme une industrie où il faut s’attendre à rencontrer des problèmes de type «too big to fail».
La problématique du secteur de l’énergie
Les auteurs attirent l’attention sur la taille croissante de nombreuses compagnies d’électricité, que ce soit en raison d’une réticence à démanteler les leaders nationaux en place, ou à une mutation d’entreprises régionales en acteurs nationaux dominants. Cette croissance au niveau de la taille des entreprises s’accompagne souvent d’une augmentation de la part de marché et de la concentration, ce qui entraîne un risque systémique accru, comme c’est le cas par exemple en Grèce, en Estonie et en France.
En outre, les acteurs nationaux développent leurs activités à l’échelle internationale. En 2017, par exemple, EDF était présente dans 25 pays, avec plus de 30% de ses bénéfices réalisés hors de France. Une telle expansion mondiale et une telle interconnexion peuvent devenir contagieuses. Surtout si, comme le font remarquer les auteurs, l’environnement réglementaire n’a pas évolué au même rythme. Le secteur de l’électricité manque d’institutions telles que la Banque des règlements internationaux (BRI), le Conseil de stabilité financière et l’Autorité bancaire européenne, qui sont en mesure d’exercer un pouvoir supranational. En l’absence de restrictions réglementaires supranationales, les entreprises peuvent essayer de jouer avec le système et l’environnement réglementaire de l’arbitrage.
L’impact des technologies de nouvelle génération est également problématique. L’introduction d’énergies renouvelables, telles que l’éolien et le solaire, a perturbé les marchés en faisant baisser les prix de l’électricité et en menaçant les profits des opérateurs qui ont fortement investi dans des technologies de production thermique traditionnelles «dépassées». Cela conduit les entreprises en place à fonctionner au ralenti et à fermer des usines, créant des problèmes de sécurité d’approvisionnement pour les régulateurs.
Il convient de noter que les marges de capacité (la différence entre la capacité de production des entreprises et les pics de demandes) se resserrent dans de nombreux pays, en raison de l’évolution esquissée ci-dessus. En effet, si la part de capacité installée ou la part de production d’une centrale électrique est proche de la marge de capacité, cette entreprise est susceptible de figurer sur la liste des «too big to fail». Un autre indicateur est la façon dont la probabilité de perte de charge (Loss of Load Probability, LOLP), c’est-à-dire le risque de pénurie d’électricité, serait affectée si une centrale en particulier cessait de fonctionner. De telles considérations devraient également être prises en compte dans la disponibilité d’alternatives: par exemple, est-il possible à court terme d’importer des volumes importants d’électricité, à des prix raisonnables, d’un voisin proche ayant une capacité excédentaire?
La crise de l’électricité en Californie en 2000-2001, qui a touché plus de 35 millions de personnes et entraîné un renflouement de l’État d’un milliard de dollars, et la nationalisation du détaillant d’électricité colombien Electricaribe en 2016 ne sont que deux exemples d’un problème plus large. Bon nombre des facteurs à l’origine des problèmes de l’une ou l’autre de ces entreprises – diminution de l’adéquation des capacités, changements dans la domination du marché, internationalisation et baisse de rentabilité des compagnies d’électricité – sont présents sur de nombreux marchés énergétiques nationaux et régionaux. Par conséquent, les décideurs politiques doivent prendre des mesures pour garantir la sécurité future de l’approvisionnement en électricité.
S’attaquer au problème du «too big to fail»
Les auteurs suggèrent un certain nombre de mesures que les décideurs politiques et les régulateurs pourraient prendre pour éviter une situation de type «too big to fail». L’aléa moral peut être limité en indiquant clairement que si une entreprise critique pour le système est en difficulté, les gouvernements se contenteront de garantir le maintien des fonctions critiques, en faisant en sorte que d’autres coûts, tels que ceux liés à la restructuration, retombent sur les détenteurs d’actions et d’obligations. Une approche «bonne banque, mauvaise banque» peut être adoptée pour les entreprises en difficulté, comme l’ont fait les régulateurs financiers après la crise de 2008, la viabilité à long terme des unités de capacité thermique jouant le rôle des actifs «toxiques».
Même en l’absence d’un risque de défaillance immédiat, les régulateurs devraient surveiller les indicateurs clés afin d’éviter que les compagnies d’électricité ne deviennent critiques pour le système et identifier les situations potentiellement problématiques. La concentration du marché devrait être évaluée, les activités de fusion et d’acquisition observées, en prévenant ou fixant les conditions de fusions indésirables dans la mesure du possible, et en évaluant des sociétés récemment créées du point de vue de leur marge de réserve non cotée et de leur impact potentiel sur la probabilité de perte de charge. Les régulateurs pourraient également être habilités à obliger les entreprises à scinder ou à céder certains actifs, voire à reprendre des actifs de production essentiels, mais non rentables.
Les entreprises utilisant des technologies de nouvelle génération ne devraient pas être autorisées à devenir trop dominantes. Actuellement, une entreprise spécialisée dans les énergies renouvelables, comme l’éolien par exemple, pourrait dominer son secteur de l’énergie éolienne, mais ne représenter qu’un très faible pourcentage du marché total de l’électricité. Toutefois, si l’énergie éolienne finit par représenter une part beaucoup plus importante du marché total, les acteurs de niche actuels pourraient devenir critiques pour le système.
La rentabilité doit être surveillée de près, en particulier celle des centrales critiques et de toutes les sociétés de distribution. Une prise de conscience de l’expansion internationale est également importante. En effet, il paraît logique que les autorités compétentes adoptent une politique de surveillance du marché sur une base permanente, avec des analyses régulières et approfondies des tendances récentes, éventuellement semestrielles, ainsi qu’un examen de l’évolution prévue du secteur sur une période de quatre à cinq ans.
En fin de compte, dans des cas exceptionnels, il peut s’avérer nécessaire d’intervenir et de s’occuper des centrales thermiques en difficulté pour maintenir la sécurité d’approvisionnement. Les auteurs suggèrent différentes options pour le régulateur: payer une entreprise pour qu’elle maintienne une centrale opérationnelle si nécessaire; limiter les fermetures ou les mises en veille en imposant la vente de la centrale à un acheteur intéressé, dans la mesure du possible; placer le producteur sous contrôle direct de l’État, avec ou sans compensation – dans le cadre de la création d’une réserve stratégique. L’objectif est d’équilibrer les compensations et de donner les moyens de lutter contre la distorsion du marché.
Parallèlement à leurs observations et orientations, les auteurs soulignent qu’ils ne s’opposent pas au principe général du marché qui autorise la faillite d’entreprises dans des industries essentielles en général ou dans le secteur de l’électricité en particulier. Au contraire, en évitant le phénomène du «too big to fail», ils argumentent qu’il est possible de maintenir le fonctionnement normal des marchés tout en gardant la lumière allumée.
Papier de recherche: Erik R. Larsen, Ann van Ackere, Sebastian Osorio, Can electricity companies be too big to fail?, Energy Policy, Volume 119, 2018, Pages 696-703, ISSN 0301-4215.
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