Brexit, incertitude et valeur à risque: cinq leçons de gestion du risque

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Après près de trois années de négociations, le Brexit semble rester un problème apparemment insoluble, toutes les voies de sortie de l’UE se révélant coûteuses pour le Royaume-Uni. Dans un contexte où les émotions sont à fleur de peau, les opinions divergent et les arguments se contredisent, une approche de gestion du risque amènera probablement quelques éclairages utiles sur le cas du Brexit, estime la Professeure Anette Mikes (HEC Lausanne, UNIL).

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Anette Mikes a été professeure de comptabilité, contrôle et gestion du risque à  HEC Lausanne jusqu’en 2019. Par ses recherches, elle vise à améliorer notre capacité à comprendre et à gérer les risques pluralistes et les situations de catastrophe.

Dans leur polémique de 2018, Saving Britain, les auteurs Andrew Adonis et Will Hutton s’interrogent sur le chemin tortueux du Royaume-Uni pour sortir de l’Union Européenne: « La Grande-Bretagne va-t-elle vraiment se rendre plus vilaine, plus petite et plus pauvre? » Le 29 mars 2019 est passé et le Royaume-Uni est toujours membre de l’UE, mais le jour du Brexit est simplement reporté. L’incertitude et les risques associés au Brexit demeurent. Les investissements des entreprises au Royaume-Uni diminuent, poursuivant leur plus long déclin depuis 2009. La Banque d’Angleterre prévoit des dizaines de milliers d’emplois perdus dans les services financiers, des milliers d’autres déménagent déjà à l’étranger, comme Bombardier et Nissan.

Mais tandis que de nombreux commentateurs croient que le bénéfice attendu du Brexit ne se concrétisera pas, ceux qui voient le Brexit comme une opportunité de retrouver la souveraineté nationale perdue considèrent les tentatives de limiter la séparation du Royaume-Uni de l’Europe, de révoquer l’Article 50, ou de répéter le référendum de 2016 comme une atteinte à la démocratie.

Cependant, comme l’a fait remarquer l’économiste Paul Collier, les voix des non-idéologues pragmatiques sont remarquablement absentes dans ce débat. Mon domaine d’expertise est la gestion des risques. Il s’agit d’une discipline pragmatique, où même si l’idéologie peut motiver à prendre un risque particulier, elle ne devrait pas influencer l’évaluation des risques possibles. Le Brexit représente clairement un cas monumental de gestion du risque (ou de son absence). Il convient donc d’offrir un regard sous l’angle de la gestion du risque à tous ceux qui sont mêlés à la complexité frustrante et labyrinthique du Brexit.

Cinq leçons tirées de la gestion des risques

#1: Lorsqu’il n’y a pas de précédent historique, la prévision est incertaine

Il y a eu de nombreuses prévisions contrastées au sujet de l’impact du Brexit sur l’économie britannique. Cependant, une prévision est censée être une tentative de détecter dans les événements passés une trajectoire qui peut ensuite être prolongée de manière plausible dans le futur. Pour le Brexit, il n’existe pas de telle trajectoire passée. Aucun pays développé n’a jamais quitté une zone économique, et encore moins de manière désordonnée. Les partisans du « no-deal » (sortie sans accord) font valoir que le fait de quitter l’UE aux conditions de l’OMC ne causera que peu de perturbations pour le Royaume-Uni, les règles de l’OMC constituant un filet de sécurité. D’autres soulignent que les règles de l’OMC n’offrent aucune orientation claire pour certains secteurs clés de l’économie.

Étant donné la nature sans précédent du Brexit, une approche de gestion des risques consisterait à tester différentes alternatives en utilisant des techniques d’analyse de scénarios (scenario planning). Imaginer le meilleur et le pire des scénarios permet de prendre des mesures proactives pour atténuer l’impact ou tirer parti des scénarios possibles.

#2: Se préparer au pire des scénarios

L’incertitude peut créer des opportunités, mais parfois il n’y a pas de bon côté. L’analyse d’impact réalisée par le gouvernement britannique lui-même pour un scénario de Brexit sans accord révèle que l’économie britannique serait de 6,3% à 9% plus faible 15 ans plus tard (par rapport au maintien de la situation actuelle). Le Pays de Galles (-8,1%), l’Ecosse (-8%), l’Irlande du Nord (-9,1%) et le nord-est de l’Angleterre (-10,5%) seraient les plus touchés. Parmi les zones les plus durement frappées figurent certaines des régions qui ont le plus massivement voté pour une sortie de l’UE, comme le nord-est du pays. Cet impact pourrait bien accentuer la division nord-sud du Royaume-Uni et éroder la stabilité de la société britannique.

Une approche de gestion des risques consisterait à appliquer le principe de précaution suivant: ne pas agir lorsque le risque de dommages est supérieur à ce que les gens sont prêts à tolérer. Ou, à tout le moins, appuyer sur pause et envisager des alternatives.

#3: Se méfier de la tendance naturelle de l’être humain à négliger les risques

La recherche montre que l’être humain a un biais d’optimisme: il suppose que le pire n’arrivera pas et que si c’était le cas, il s’en sortirait. L’effet est encore plus puissant si quelqu’un s’engage ou s’investit dans une cause particulière. Au lieu d’atténuer le risque, nous avons tendance à l’aggraver, en continuant à avancer de toute façon. Toutefois, comme le montrent de nombreuses catastrophes causées par l’homme, depuis le krach financier alimenté par les subprimes jusqu’à Deepwater Horizon, il y a généralement une période de temps durant laquelle une catastrophe peut être évitée. Le gouvernement britannique pourrait encore profiter de cette « fenêtre de récupération ».

#4: Élaborer plus d’options qu’il n’y paraît

L’instinct n’est probablement pas l’approche optimale lorsqu’il s’agit de prendre des décisions importantes, de nature à changer l’histoire. Mieux vaut faire un brainstorming sur un plus grand nombre d’options que ce qui semble nécessaire ou disponible. Avec le Brexit, le parlement britannique l’a fait dans une certaine mesure par le biais du processus de vote indicatif. Révoquer l’article 50 et attendre de voir comment les élections européennes affectent l’UE est une autre possibilité.

#5: Reconnaître les valeurs à risque (VaR) et faire les compromis nécessaires en gardant les yeux ouverts

Toute décision conséquente a une composante morale. Pour beaucoup, le Brexit est une protestation d’une partie de la population britannique qui se sent socialement et économiquement « laissée pour compte » et abandonnée. Un certain nombre d’universitaires affirment également que la forme actuelle du capitalisme au Royaume-Uni est devenue socialement toxique et doit être réformée pour retrouver sa légitimité. Pour ceux qui adoptent ce point de vue, il serait très difficile, voire impossible, de s’attaquer aux causes profondes de la désaffection qui a conduit au Brexit, ou de réformer le capitalisme à la suite d’un Brexit aux conséquences économiques néfastes.

Il est important de reconnaître la dimension morale du Brexit. La gestion des risques fait référence aux « valeurs à risque » (VaR). Quelle est la valeur à risque fondamentale dans le cadre du Brexit? Lorsque Theresa May est devenue Premier ministre, elle a cité des valeurs sociales telles que la compassion et l’équité comme étant nécessaires pour que le Royaume-Uni devienne « un pays qui fonctionne pour tous ». Pourtant, en même temps, le gouvernement britannique reconnaît que le Brexit, sous quelque forme que ce soit, « aggravera la situation du Royaume-Uni ».

Pour certains, le fait de se soustraire au contrôle de l’UE est une raison suffisamment valable pour justifier un coût économique, et les versions adoucies du Brexit qui menacent cet intérêt sont inacceptables. Toutefois (outre les considérations sur la question de savoir si le « retour au contrôle » est vraiment possible dans un monde globalisé), cet intérêt doit être mis en regard de la valeur revendiquée par le gouvernement – soit l’équité au sein de la société britannique, et peut-être la survie-même du Royaume-Uni comme entité politique, qui sont clairement en danger étant donné la menace sur la prospérité économique que représente un Brexit sans accord ou avec un mauvais accord.

En résumé, une approche de gestion des risques face à l’énigme du Brexit permettrait facilement de considérer le Brexit – et incontestablement un Brexit sans accord – comme un risque inacceptable et injustifié au vu des intérêts et valeurs tant du gouvernement britannique que des électeurs ayant voté en faveur du Brexit. Sous la pression politique, Theresa May est passée de la volonté de créer une société plus bienveillante et plus juste « qui fonctionne pour tous » à la concrétisation du Brexit pour le bien du Brexit – donc avec l’objectif d’honorer un contrat plutôt qu’en vertu d’ambitions honorables. Mais il n’est peut-être pas trop tard pour que le gouvernement britannique redevienne pragmatique, se mette au service d’un idéal et revienne à cette valeur initiale qu’il s’est efforcé de défendre. Comme l’écrivain George Bernard Shaw l’a dit: « Ceux qui ne peuvent pas changer d’avis ne peuvent rien changer ».


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