Retour sur l’atelier d’écriture créative donné par Antoinette Rychner

L’atelier a démarré par la lecture d’une description de grange, tirée de L’Annonce, Marie-Hélène Lafon. Suite à quoi, nous sommes partis sur des exercices d’écriture évoquant des lieux et personnages qui y seraient liés. Puis nous avons collectivement créé une figure centrale : Lilian Barthes, 53 ans, ainsi qu’une galerie d’autres personnages le connaissant (son père, une voisine, un ancien camarade d’école, etc).La suite de l’atelier s’est déroulée en ligne, en raison des mesures sanitaires en vigueur. Les participant·es ont été invité·es à reprendre leurs différents personnages, et, dans la continuité des exercices de départ, à explorer plusieurs points de vue ; écriture au je, au il·elle, etc., toujours dans la perspective de la relation du personnage à Lilian Barthes. Comme tous les textes ont été écrits sur une base commune, c’est un univers fictif partagé qui est né et s’est étoffé : des pans de biographie de Lilian Barthes et le point de vue de celles et ceux qui l’ont connu, à différentes époques et en différents lieux. L’exercice final a consisté en un montage, réalisé à partir d’extraits des précédents textes créés dans le cadre de l’atelier : chaque participant·e a pu puiser librement dans les textes des autres, autant que dans ses propres écrits, en procédant à une (re)composition-adaptation. Sur les huit participant·es, quatre ont souhaité présenter le fruit de ce montage final. Bonne lecture ! Antoinette Rychner
Texte d’Émilie Derian
Excusez-moi mais je suis très déstabilisée par la situation…
J’aimerais comprendre.
Dire que j’aurais pu l’aider, dire que j’étais là à côté de lui.
On se soutenait entre voisins vous savez.
On se côtoyait depuis longtemps, ça faisait presque 7 ans qu’on vivait côte à côte, c’est pas rien. C’est plus que n’importe laquelle de mes relations amoureuses. Des siennes aussi d’ailleurs car il n’est pas du genre à s’engager dans des relations sérieuses et durables.
Certains vous diront peut-être même qu’il est un peu instable et immature de ce côté-là.
Je veux dire pour son âge.
Il a de la peine à se satisfaire de l’admiration et de l’amour d’une seule et même personne. Lilian aime plaire, briller, il a toujours besoin d’être rassuré.
C’est vrai, Lilian a une personnalité complexe, il est très indépendant et secret, mais de là à disparaître plusieurs jours sans donner de nouvelles…
Je sais qu’une bonne partie de sa famille vit aux îles Canaries mais je crois savoir qu’ils n’étaient pas très proches.
Nous ? Oui, on était proches mais pourtant à chaque fois que je lui envoyais ou que je recevais notre message traditionnel pour aller boire un verre, j’avais un peu peur. De quoi ? Je ne peux pas vous l’expliquer. Je me réjouissais de le voir, ça c’est sûr, mais j’appréhendais toujours nos retrouvailles. Quand je repense à toutes les fois où il m’a accueillie chez lui après des disputes avec mes parents ou des copains.
Sa chaleur, sa bienveillance, ses mots réconfortants.
Je pensais que le vide qui peu à peu s’était pourtant installé entre nous venait de moi, de mon incapacité à faire avancer ma psychothérapie.
Oui, je suis une psychothérapie.
On ne se doute peut-être pas assez que l’écoute de son interlocuteur est certaines fois une manière pour lui de cacher son incapacité à affronter ses propres soucis et qu’il est bien plus facile de s’intéresser aux problèmes des autres qu’aux siens…
****
Lilian ?
Qu’est-ce que vous voulez savoir sur lui ?
Ça fait longtemps que je ne l’ai pas vu, vous savez.
Un temps. Long soupir.
L’infirmière du matin est une gourde. Elle a mal beurré mes tartines. Moi, je les aime bien beurrées, mes tartines. Il faut que les dents s’enfoncent dans le beurre et que ça laisse une empreinte.
Des dents, j’en ai plus, mais de toute manière je n’en ai plus besoin.
Je n’ai plus faim. Je n’ai plus besoin de rien.
Un temps. Raclement de gorge.
Lilian a toujours été bon élève.
Que vous dire de plus ?
Je ne suis plus sûr de rien à son sujet maintenant…
Quand il était petit, on lui aurait donné le bon dieu sans confession.
Il avait une petite voix aigüe.
Pourtant, un père d’élève nous avait signalé qu’il se chamaillait pas mal avec un autre enfant de la classe, un gosse bizarre, taciturne, comment il s’appelait déjà ?
Un temps.
« Gégé la taupe »… c’est ça, « Gégé la taupe »…
Un temps. Long soupir.
Une petite voix aigüe.
Un temps.
Déjà petit, ça lui était arrivé de disparaître.
Un jour, il avait même fugué toute une nuit dans la forêt.
Sa mère et moi on était morts d’inquiétude, on l’a cherché sans répit avec nos voisins.
Un gamin aussi petit dans un bois aussi grand, vous vous rendez compte ?
Il est rentré seulement au petit matin.
Vous pensez bien qu’on était tellement contents de l’avoir retrouvé !
Il nous avait raconté qu’une ombre méchante l’avait poursuivi et qu’il avait dû se cacher dans le bois.
Avec sa mère, on l’a laissé tranquille, on l’a pas interrogé plus que ça mais avec le recul, on aurait peut-être dû creuser, s’inquiéter, après tout, c’était peut-être un appel à l’aide…
Un temps. Long soupir.
Il a toujours été un enfant très choyé par sa mère. C’est bien simple : elle lui cédait tout.
Enfant, il a quitté les îles Canaries avec elle.
Il devait avoir 8-9 ans pas plus.
Sa mère voulait commencer une nouvelle vie en Suisse.
Un pays que Lilian ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam.
Il l’a très mal pris mais on ne pouvait pas faire autrement sa mère et moi…
Moi je suis resté vivre ici avec son frère.
Un temps. Long soupir. Raclement de gorge.
Ça l’a secoué cette migration.
Ses « canaries-chéries » comme il disait.
Un temps.
Peu de temps après son arrivée en Suisse, il a essayé de se jeter du haut d’une falaise. Une femme de là-bas nous l’a sauvé in extremis.
Un temps. Long soupir.
Depuis ce moment-là, il a trainé des idées noires comme des nuages au-dessus de sa tête, comme des casseroles dont lui seul entendait le ramdam.
Il voulait même plus me parler au téléphone.
Sa mère me disait qu’il chargeait sur ses épaules en permanence une haine sur laquelle il n’arrivait pas à mettre de mots.
Une haine.
Envers moi surtout.
Il n’a jamais dit pourquoi il m’en voulait autant…
Un temps. Long soupir.
Enfin… il a dû finir par se faire à l’air frais des montagnes suisses car il n’est pas beaucoup revenu par ici voir ses « canaries chéries » et son pauvre père…
Je ne suis plus sûr de rien à son sujet maintenant…
Quinte de toux. Un temps.
Excusez-moi…
Quinte de toux. Un temps.
Écoutez…
J’ai comme un poids sur la poitrine, vous avez entendu comme ça siffle quand je respire ? Je ne suis plus bon à rien. Dites au médecin de me laisser partir, peut être que vous, il vous écoutera…
Vous me promettez que vous lui direz ?
Un temps.
Et puis, ce matin, l’infirmière a mal beurré mes tartines. Moi, je les aime bien beurrées, mes tartines. Il faut que les dents s’enfoncent dans le beurre et que ça laisse une empreinte.
Un temps.
L’heure des visites est terminée il me semble.
****
C’est drôle que vous veniez maintenant me trouver pour me parler de lui parce que l’autre jour, en faisant du rangement, je suis tombé sur ma photo de classe, de quand j’avais 7 ans.
Comme ça sans prévenir, j’ai revu le visage de Lilian Barthes et les souvenirs me sont revenus.
Il prenait toujours un malin plaisir à m’humilier.
La cruauté lui faisait frétiller la pupille quand il m’emmerdait devant tout le monde.
Un malin plaisir de p’tit con qu’il prenait. Il faisait partie de la horde des chouchous de la maitresse.
Mais je crois que je devrais lui dire merci. S’il se repointe, dites-lui bien merci de la part de Gégé la taupe, il se souviendra.
Sa cruauté m’a fait ouvrir les yeux, grâce à lui, à son attitude méprisante, j’ai pu m’affirmer moi, accepter qui je suis. La personne courageuse, indépendante et singulière que je suis devenue, j’en suis fier.
Si vous voulez mon avis, les enfants fourbes et cruels,
soit ils continuent leur trajectoire sans se poser de questions et ils deviennent des adultes qui finissent fonctionnaires bien planqués avec leur crédit à la fin du mois et à s’abreuver des conneries servies par la Cadena Una,
soit ils pètent un câble, passez-moi l’expression, car ils n’arrivent pas à digérer ce qu’ils ont fait, qu’ils n’assument pas le mal qu’ils ont causé autour d’eux et ils finissent rongés par les remords.
Un enfant instable qui dégoupille, ça donne un adulte boiteux.
Moi ce que j’en pense si vous voulez mon avis, c’est que Lilian Barthes c’est pas le dernier des abrutis et qu’adulte, il doit faire partie de ceux qui se mettent à cogiter et à remettre tout en question.
Si vous voulez mon avis, ces gens-là ils reviennent toujours sur leur terrain d’enfance pour tenter de réparer, de répondre à leurs questions. Si ça se trouve, il a ressenti le besoin de régler ses comptes sur ses terres natales, il est peut-être même revenu ici, sur l’île.
Je vous donne mon avis, vous venez me voir.
Sinon fallait pas venir me voir.
C’est tout.
****
Mon « frère »…
Ce mot a-t-il encore une signification, je veux dire après toutes ces années ?
Ou sommes-nous tout simplement deux individus ayant pour seul point commun d’être constitué du même sang ?
Il a toujours eu une place de choix dans la fratrie, le préféré de Maman, le préféré de la maîtresse, le plus beau…
De là à dire qu’il a encouragé cette situation je ne pense pas, puisqu’une préférence n’induit pas forcément une exclusion…
J’en ai pris mon parti et me suis construit autrement. Ici aux Canaries, auprès de mon père.
Cela fait longtemps que nos vies se sont séparées avec Lilian.
Un samedi. Un départ précipité, des valises faites à la va-vite, une portière qui claque.
Son départ en Suisse avec notre mère a scindé la fratrie. Et la famille.
Notre mère l’a choisi lui pour l’accompagner dans cette nouvelle vie à laquelle elle se préparait sans mon père et sans moi.
Moi, personne ne m’a choisi : je suis resté ici, c’est tout.
J’ai longtemps fait ce rêve, toujours le même, ce rêve surgissant durant les nuits tempétueuses, ce rêve ou ce non-rêve : nous étions tous deux sur cette plage où nous avions l’habitude de jouer enfant. Une plage de sable brun volcanique, la playa de santo tomás où les vagues viennent se briser formant de dangereuses lames de fond.
Je courais après Lilian en lui criant « J’ai oublié de te raconter la forêt et les marais, les ports avenants et les cités oubliées, les gouffres marins et les étendues salines. J’ai oublié Lilian, tu es parti trop vite dans des contrées où je ne peux t’aborder, où je ne peux que te traverser, emprunter la voie de corne et chuchoter les monts et mers; pour que jamais tu ne puisses oublier d’où tu viens ».
Mais dans ce rêve, Lilian ne me voyait pas, je restais sur le sable totalement inexistant à ses yeux…
Les vérités ont toujours un endroit et un envers.
Je ferai toujours partie de l’envers de la vérité de Lilian.
Toutes ces années, j’ai veillé sur lui, malgré tout.
Il ne m’a pas trahi. Il a subi la situation tout comme moi, comme deux enfants que nous étions, aux prises avec une situation beaucoup trop grande et brutale pour nous, comme une lame de fond qui nous a fauché les chevilles.
En grandissant, en vieillissant, on comprend des choses, on perçoit leurs ombres et leurs contours.
Certaines ombres sont tellement opaques qu’elles infiltrent nos membres, nous empêchent d’avancer et finissent par nous paralyser avec le temps.
Alors, on doit prendre son courage et son couteau à deux mains pour démêler son passé et couper les liens inutiles qui nous retiennent.
Peut-être que ce moment est venu pour Lilian…
Texte de Elidjah de Magentia
(Poésie libre – Trajectoire de Léa BOOM, un réel personnage de fiction)
Souffle court.
Sidérée, je suis debout KO.
J’ai 6 ans et j’ai perdu la foi. La voix.
C’est difficile de se laisser mourir, il faut une volonté de fer.
Ça tourne. Dans tous les sens. Cette forêt noire de tourbillons s’abat sur moi.
M’emporte. M’écrabouille. Me ratatine.
Je ne sais pas encore que l’obscurité est mon amie, une couverture enveloppante, une douceur prenant soin de mes pupilles rondes et de mes paupières en amande.
Le silence obscur qui m’entoure est un voile de protection. Il me protège de l’horreur.
Beaucoup parlent de la prairie recherchée. Ceux qui en sont revenus témoignent de la force extraordinaire qui y règne, mais sont incapables d’y retourner volontairement ou de décrire l’itinéraire pour s’y rendre. Dans l’épaisse forêt noire, ceux qui s’y sont aventurés l’ont trouvée par hasard. Un indice rapporté par bon nombre, à l’approche de la prairie, est l’absence de bruits. Pas le silence naturel que l’on peut écouter lorsque les animaux ont fui face à un danger, mais un silence surnaturel, sans son, si ce n’est celui du bouillonnement des organes affolés. Ce silence effrayant exacerbe la solitude. Impossible de reculer, la prairie recherchée est à portée de pieds ! Quand on y pénètre, le silence. Ce silence.
Depuis que j’ai choisi de vivre, je suis survoltée. Je suis de ces gens qui sont en permanence, ou presque, dans un état fébrile. À fleur de peau. Un rien me bouleverse, m’irrite, m’amuse, me fait perdre la tête, me brise encore un peu plus à l’intérieur. J’ai quelque chose de ces tornades que personne n’arrive à contrôler. Je ne sais vivre qu’intensément. Mais j’ai appris à me déguiser sous une chape de sage raison. De calme apparent. De s’il te plaît, oui, merci, de rien. Mes gestes sont mécaniques. Rôdés. Cadrés. Docile petite « robote » obéissant aux diktats des uns et des autres. Jamais assez ou carrément trop est toujours la sentence !
Gueule en terre ! Oui, j’ai appris à la fermer ma gueule. Mes yeux, eux, restent ouverts et j’en vois des choses, surtout celles que l’on me tait. Non seulement je les vois ces choses mais je les ressens, de plein fouet. Toi, comme tous les autres vous aimiez de moi ce que vous vouliez bien voir. Ce qui ne vous dérangeait pas trop. Une minuscule partie acceptable à vos yeux. Mais toi comme tous les autres tu n’as pas su voir qui je suis vraiment. Moi j’aurais voulu te hurler que je te voyais et que j’aurais aimé que quelqu’un, à son tour, me voit et me prenne dans ses bras pour ne plus jamais me quitter. J’aurais voulu te hurler tout ça mais tu n’aurais pas compris.
Moi ce que j’en dis ? C’est que mes tripes ont tendance à prendre le pas sur mon cerveau. C’est plus fort que moi. Je suis un volcan bouillonnant. Quand j’aime c’est passionnément, à en étouffer l’autre. Quand je ris c’est jusque dans mes racines qui en tremblent de joie. Quand je pleure j’ai l’impression que je vais en mourir. Pas de demi-mesure et souvent j’y laisse des plumes. Même si tout ressentir aussi violemment n’est pas une sinécure, pour rien au monde je n’échangerais avec ces gens que rien ne touche et qui traversent la vie avec un électrocardiogramme aussi plat qu’un mort-vivant.
Aujourd’hui, je viens en paix, avec mes mots. Troublée mais pacifique, j’ai retrouvé la foi. En une dimension qui dépasse l’humain et que je retrouve dans les yeux innocents des enfants, dans un arc-en-ciel qui s’illumine entre pluie et soleil, dans ces orchidées qui choisissent de s’implanter là où la vie les appellent. J’aurais jamais cru dire ça un jour mais je pense que je dois tous vous remercier. Toi, pour tes coups, ta cruauté et ton indifférence à mon égard. Toi, pour ta lâcheté d’enfant qui charge l’autre pour se protéger. Toi, pour ta fausse bienveillance, tes discours contraires qui soufflent le froid et sentent le souffre. Vous tous, chacun à votre manière, vous m’avez aidée à ouvrir les yeux. Grâce à votre attitude, j’ai pu finalement trouver la force de m’affirmer et accepter qui je suis : une personne courageuse, indépendante et singulière.
Certains disent que dans le fond, la digestion la plus difficile de ces situations-là, c’est pas celle des victimes mais c’est bien celle des bourreaux. Moi j’suis pas d’accord ! Les bourreaux, en général, poursuivent leur route comme si rien ne s’était passé. Erase. Enter ! Passe à la page suivante ! Alors que moi, nous, qui avons subi leurs actes abjects, nous trimballons nos cicatrices alourdies de la culpabilité et de la honte d’avoir été incapables de nous défendre. Et eux ? Elle les visite parfois cette culpabilité ? Je n’en suis pas certaine. Alors non, on ne me fera jamais croire que c’est plus difficile pour les bourreaux de s’en remettre ! Qu’ils me montrent leurs cicatrices et m’expliquent le poids de leur honte ou de leur culpabilité et on reparle ! En même temps, je refuse d’être réduite au rôle secondaire de victime. Mon corps se souvient de tout et cela ne m’empêche pas de continuer à vivre. C’est juste que ma sensibilité est à vif et qu’un rien, selon les mauvaises langues, me touche et peut me faire vaciller. Alors je me suis forgé une carapace bien épaisse et dure, en apparence du moins.
Je sais au fond de moi que ma force n’a pas à se jouer dans la puissance et le pouvoir sur l’autre. J’ai longtemps cherché à me faire accepter. Je sais maintenant qu’accepter ma singularité est la seule piste viable. Et c’est celle que je choisis désormais d’emprunter pour laisser ma voix retrouver son chemin vers moi.
Texte de Fabrice Amalric
Tronche de vie !…
J’ai 8 ans et j’ai perdu la foi. Sur mon lit, hier, j’ai prié pendant très longtemps, une éternité, pour que ma mère guérisse de l’accouchement de ma sœur. On dit qu’elle a beaucoup saigné. Un médecin du village est venu et a dit qu’il fallait mettre des compresses car elle faisait une grave hémorragie. Toute la nuit ma mère a eu des compresses entre ses jambes. Toute la nuit j’ai prié. Et, le matin, c’est ainsi que mon père a dit tout haut : « le cœur de Maman ne bat plus », et voilà que je ne crois plus en Dieu.
Dans la vallée du marchepied, Mémé cueillait des fleurs sauvages pour faire le thé. Le puits se trouvait où les terres s’élevaient. L’herbe cuisait toujours un peu plus là-haut. Mémé y lançait le seau et tirait sous la chaleur, la tête à l’ombre, le clapotis de l’eau à la rencontre du jour. L’eau d’ici, de ce puits-là, était une eau rare disait-elle. Une eau que l’on doit hisser, une eau qui se cache est une eau qui donne à la peau des secrets. Et les secrets, Mémé disait, c’est la beauté.
Mais malgré son expérience, elle n’avait pas pu sauver ma mère bien qu’elle en ait eu sauvées des femmes et pas que d’accouchements difficiles. Son humilité l’immunisait de toute culpabilité. Elle savait faire de sa tristesse une ressource, une joie paisible. Elle avait compris que la nature n’était pas complètement maîtrisable, que nous n’étions pas des Dieux. Mon père, lui, était inconsolable. « L’île est un lieu malsain où les gens deviennent idiots, isolés du monde » m’avait-il lancé, pensant qu’avec des moyens modernes, nous aurions pu sauver ma mère. Moi, dans ces jeunes années, j’étais incrédule face à cette affreuse disparition, et dans les quatre années qui suivirent, je devins carrément incapable de ne pas en vouloir à la terre entière.
Heureusement, le géant pacifique, mon personnage de dessin-animé préféré, s’invitait régulièrement dans mon sommeil. Dans l’un de mes derniers rêves sur l’île, je l’entendis s’adresser à moi ainsi: « Mon cher Lilian, depuis ta naissance, je t’ai observé avec tendresse et exigence. Tu n’as pas toujours écouté ce que j’avais à te dire à travers les impulsions oniriques que j’instillais dans tes rêves. Je te demande à présent de noter scrupuleusement leur déroulement et d’en tirer quelques enseignements pour la journée qui vient. La force, et je suis bien placé pour le savoir, n’a pas à se jouer dans la puissance et le pouvoir sur l’autre. Tu ne risques rien lorsque tu te risques dans l’inconnu Lilian. Gégé subit ta peur, lui n’en a pas, il est rêveur et t’indique ce que tu ne prends pas assez au sérieux car tu es rongé par l’incompréhension : l’imagination et sa créativité. En le rejetant, tu t’es rejeté. Pourquoi t’oublies-tu dans le pluriel de la facilité quand tu peux être singulier ?
Dans mes moments d’égarements, Mémé était aussi d’un grand secours. En plus de l’administration des remèdes ancestraux et de ses concoctions-intuitions, comme elle les appelait, elle savait me raconter des histoires mystérieuses qui m’indiquait la direction à prendre. Voici celle de la veille de mon départ : « Beaucoup de personnes parlent de la prairie recherchée. Ceux qui en sont revenus témoignent de la force extraordinaire qui y règne, mais sont incapables d’y retourner volontairement ou de décrire l’itinéraire pour s’y rendre. Bien qu’on puisse la situer géographiquement, dans la forêt capricieuse, ceux qui s’y sont aventurés l’ont trouvée par hasard. Un indice rapporté par beaucoup à l’approche de la prairie est l’absence de bruits, pas le silence naturel qui nous saisit lorsque les animaux ont fui face à un danger, mais un silence surnaturel, sans son, si ce n’est celui du bouillonnement des organes affolés. Ce silence effrayant exacerbe la solitude. A ce point, il devient impossible de reculer, la prairie recherchée doit être trouvée! ».
Mon père ne la cherchait pas et nous partîmes de cette « île maudite » pour la Suisse. Mon frère ainé préféra rester. Mon père et lui ne se comprenait pas, depuis toujours. Le scientifique qui ne rencontre pas l’artiste, la pensée qui se déchire.
C’est ainsi que je partis, appelé par l’ailleurs, l’exploration, fort des enseignements de Mémé, du Géant pacifique, et de l’influence puissante de mon frère qui me laissa ce mot dans ma poche : « Sache que je ne suis jamais très loin, toujours à la veille, sur le flanc des murs et le reflet des plaines de verre que les villes ont dressées hautes vers le ciel. La ville avale ce que la nature donne. N’oublie pas cela. Tu seras toujours le bienvenu ici. ». Mon père, affecté, disait qu’il n’y avait pas de lendemain ici.
***
Le peintre : il trace des horizons à la dérobée des autres. Il reçoit à l’endroit, à l’envers, des corps qu’il tasse au sein d’un cadre ; et dans ces corps, il prolonge la mer et alourdit le ciel.
Dans le petit cabinet cru sous la lumière des toits, il sculpte et lisse la chair. Il étalonne des périmètres de peau sur le grain d’une toile. Des femmes, des hommes, et même les bêtes citadines, il les croque, crayonne, peint et leur soumet des ombres et des volumes, des cassures et des courbes, les écoute et les respecte en les créant. Il apprécie les rondeurs, il aime les anguleux, il adore les cabossés, ceux que la vie n’a pas confortablement dotés.
Des toits, son regard atteint le port. Il plisse les yeux et s’oublie dans des rêveries fantastiques à destination des points de jonction. Il a son toit sur la tête et son horizon à l’aplomb des yeux. Il est le maître des lieux. Il est celui qui trace et esquisse les êtres et les récifs.
Je suis descendu au port ce matin. Je me le suis promis cette nuit, en entendant la pluie tomber et les écorces geindre. J’attends toujours de ces nuits folles que terre et mer s’accouplent et qu’au port, à la pointe du matin, j’accueille leurs progénitures. Je suis arrivé tandis que les pêcheurs rentraient à quai. Je les ai salués, je connais l’un d’eux, dans tous ces recoins, je l’ai peint maintes fois. Il me sourit. On rigole bien tous les deux. Lui aussi il accueille les nouveau-nés, les retombés des tempêtes. Il me fait un petit signe, je comprends que la nuit a bien donné, qu’ils ont lutté pour cueillir et qu’ils sont fatigués.
Voilà maintenant bien des années que mon frère est parti, avec tout l’espoir et l’idéalisme de sa jeunesse, la mort de maman en plus. Le contraste entre la dureté de la ville, la froideur du climat en écho à celle de notre père et l’île originelle chaleureuse, bien que figée dans le souvenir, a été une épreuve dans ce pays sans océan.
***
Trentième jour à Zürich, Lilian marche comme un automate dans la forêt profonde aux abords de la ville, il ne ressent plus rien coupé de ses racines. Aucune certitude quant à l’acte qu’il s’apprête à exécuter n’est dans son esprit. Il pense à ses amis, à sa famille aux Canaries et à son père qui ne parvient pas à refaire sa vie ici, quel est le sens de tout ça ? Il aimerait pouvoir leur parler, leur témoigner pour la première fois son amour, clairement. Il pense également à « Gégé La Taupe » et aux sales mots qu’il a prononcés à son endroit pendant trop longtemps : « Tu ne sers à rien », « tu es ridicule », « personne ne t’aime à l’école, sache-le », « Vaut mieux mourir dans ton cas. C’est la seule solution ».
Il ne trouve pas sa place à l’école et ne sait que répondre aux railleries de ses camarades. D’une manière très étrange, ses phrases « jadis » prononcées à son camarade se retournent tout à coup contre lui. Ses phrases-souvenirs lui sont adressées à cet instant même et forment un aveu d’impuissance insoutenable. Le sentier s’ouvre alors sur un précipice. Au moment où il laisse son centre de gravité décider de son sort, une voix le retient :
« Pourquoi fais-tu ça ? Dis-moi, pourquoi ? J’ai oublié de te raconter la forêt et les marais, les ports avenants et les cités oubliées, les gouffres marins et les étendues salines. Tu es parti trop vite dans des contrées où je ne peux qu’emprunter la voie de corne et chuchoter les monts et mers ; pour que jamais tu ne puisses oublier d’où tu viens. La limite du territoire, c’est toi qui décide. Tous les méandres créés ici-bas participent à ton œuvre. Gégé a survécu et est heureux maintenant. Il te remercie. ».
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L’amoureuse : Léa est survoltée, elle est de ces gens qui sont en permanence, ou presque, dans un état fébrile. À fleur de peau. Un rien la bouleverse, l’irrite, l’amuse, lui fait perdre la tête. Elle a quelque chose de ces cascades que personne n’arrive à contrôler. Elle en a épuisé des hommes. Au départ, ils sont littéralement fous d’elle jusqu’à l’overdose. C’est l’histoire de sa vie. Elle ne sait vivre qu’intensément.
Mes tripes ont tendance à prendre le pas sur mon cerveau. J’ai beau savoir que je ne dois pas faire ceci ou cela, c’est plus fort que moi. Je suis un volcan bouillonnant. Quand j’aime c’est passionnément, à en étouffer l’autre. Quand je pleure, j’ai l’impression que je vais en mourir. Pas de demi-mesure et souvent j’y laisse des plumes. Mon Master ès montagnes russes émotionnelles me ferme de nombreuses portes mais je rebondis toujours. Même si tout ressentir aussi violemment n’est pas une sinécure, pour rien au monde je ne voudrais être une de ces personnes que rien ne touche et qui traverse la vie avec un électroencéphalogramme quasiment plat.
Mais voilà… j’ai enfin rencontré mon âme sœur, on emménage avec Lilian dans un petit studio au centre de Zürich, il me supporte, dans les deux sens du terme ! Il est enseignant remplaçant dans une haute école d’horticulture. Et il adore ça. Le courant passe bien avec les étudiants, il a des capacités pédagogiques qui l’étonne lui-même ! En montant un projet de permaculture avec quelques étudiantes et étudiants motivés, c’est toute l’âme des Iles canaries et de sa Mémé qu’il retrouve, avec la touche artistique de son frère.
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Cécilia, l’amie tourmentée : Les champs de tournesol, les prairies, les petits villages, les moutons défilent devant la vitre du train. Elle les aperçoit du coin de l’œil sans y prêter attention. « C’est beau, c’est chez nous, c’est la maison » se dit-elle… certes, mais justement, elle la connait trop la maison. Elle l’étouffe la maison. Après différentes tentatives de divertissement dans ce voyage interminable, elle décide de laisser tomber, de ne plus rien faire, de « cultiver l’ennui » comme dirait sa psy. Si elle n’était pas aussi professionnelle, elle se marrerait bien de la voir gigoter sur ce siège 17B de la voiture 12. Et lui donnerait un conseil du genre « oui c’est bien les vies à 100 à l’heure mais il faut savoir décrocher des fois ». Elle ne pensait pas que ça pouvait avoir des phrases aussi clichées une psy. Et pourtant… Mais malgré son côté Psychologie Magazine, c’est « putain de dur » de lui dire qu’elle va arrêter de la voir. Elle ne sait plus, ça fait plusieurs séances que ça ne sert plus à rien, qu’elle se pointe au rendez-vous avec rien à lui dire, mais elle n’arrive pas à le dire. Surement parce qu’elle a l’impression qu’elle n’est pas au bout de ce qu’elle veut. Elle pensait qu’une psychothérapie ça la débloquerait des trucs, ça l’aiderait à développer des clés pour « le futur ». Mais non, pas de miracle, elle a pu parler, c’était sympa, mais bon, pas de révélation.
Elle arrive en gare de Zürich pour rendre visite à son ami Lilian. Quand elle était petite, Lilian était son voisin et ses parents lui avaient demandé de la garder en leur absence car ils travaillaient tous les deux. Il ne s’était jamais imaginé baby-sitter et elle chamboulait autant son quotidien que sa décoration qu’elle ne se gênait pas de torpiller, couper, mordiller. Quand il ne savait plus quoi faire, il lui racontait les meilleurs passages du Géant pacifique et il se rendait compte à quel point il se rappelait des détails de l’histoire. Elle finit par le surnommer « Lilian-Géant » et ne se rendait surement pas compte du bonheur que cela provoquait chez lui.
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Aujourd’hui, je sais que tu vois mes talons, mes manteaux longs, mes bijoux mais que tu ne comprends pas « mes parures » comme tu les appelles parfois. Mais tu ne les commentes pas. Tu me prends dans tes bras. Et je sens qu’il y a des questions que tu ne poses pas. Pourtant tu réponds à toutes les miennes, alors que je ne me gêne pas (oui, je sais que je vais trop loin parfois). Parce que ta transparence m’intrigue. Lors de nos discussions, je me prends en plein fouet toute l’épaisseur des murs que je me suis construits. Car toi tu n’as pas de murs, pas avec moi en tout cas. Tes mots disent ta vérité. Les miens ne font que construire les murs épais et froids qui s’érigent entre mon être et mon paraître. Et quand je suis avec toi, je les laisse parfois s’effriter, je sens qu’ils ne sont plus aussi solides et que je pourrais presque les défaire pour quelques instants.
***
La mort : Les rideaux sont trop clairs pour cacher la lumière du jour. En fait, ils ne sont sûrement pas là pour ça : ils sont la décoration minimum. Le lit, les fils qui pendent, les clignotants qui s’allument régulièrement feraient fuir n’importe qui, alors les hôpitaux ajoutent des rideaux pour que ce soit moins moche. Ça ne marche pas et en plus ils ne respectent même pas leur fonctionnalité première puisque ces rideaux n’obscurcissent en rien la lumière de cette fin d’après-midi. Tout est blanc. Trop blanc.
Lilian se demande pourquoi son père lui a caché qu’il était atteint du cancer du pancréas. Il avait l’habitude de cacher ses souffrances mais de là à ne pas révéler cette maladie. Il entre dans la chambre d’hôpital et le visage cadavérique qui lui fait face le saisit d’effroi, son état s’est dégradé très rapidement. Toute l’après-midi, il caresse le visage squelettique de son père. Ils savent tous les deux qu’il est sur le point de mourir. Il ne lui reste que quelques cheveux sur le crâne, mais ils ont l’air doux. Ses sourcils, quant à eux, sont épais, broussailleux, froncés. Il aurait presque l’air un peu méchant. Ses oreilles et son nez ont pris des proportions démesurées. On peut dire qu’on est un peu monstrueux aux deux extrémités de la vie. Il a les mains jointes sur son ventre. Les articulations de ses doigts sont noueuses comme les branches d’un platane, et pâles aussi, à cause de l’effort pour parler.
Autour de lui, Lilian et son frère. Léa et Cécilia se sont retirées.
« C’est difficile de se laisser mourir, il faut une volonté de fer », exprima péniblement le père.
Lilian se retourna vers son frère : « Tu diras à Sonia que je ne lui en veux plus. ».
Le père comprit et s’en alla paisiblement.
Texte de Shanti Babajee
Les champs de tournesol, les prairies, les moutons et même la ville de Zürich, tout se rapetisse depuis le hublot. Cécilia les aperçoit du coin de l’œil sans y prêter attention. Ce phénomène de distanciation me fascine comme à chaque fois que je prends l’avion… C’est fou comme tout devient insignifiant quand on prend de la distance. Et je lui fais remarquer comme c’est beau de voir que c’est chez nous, que c’est la maison. Certes, mais justement, elle la connait trop la maison. Elle l’étouffe « la maison ». Tellement qu’elle met vite fin à notre conversation pour ne pas devoir supporter mon extase devant le paysage qui se révèle dans le hublot à côté d’elle. Après différentes tentatives de divertissement dans ce voyage qu’elle trouve « interminable » (je me retiens de lui rappeler que c’est elle qui a tenu à m’accompagner quand je lui ai annoncé mon voyage), elle décide de laisser tomber, de ne plus rien faire, de « cultiver l’ennui » comme dirait sa psy. Cette dernière aurait peut-être le même sourire en coin moi en voyant Cécilia gigoter sur ce siège 17A, coincée entre la paroi de l’avion et mes épaules qui prennent trop de place. Et Cécilia m’imite sa psy : « oui c’est bien les vies à 100 à l’heure mais c’est bien de savoir décrocher des fois » … Qu’est-ce que Cécilia peut mépriser ces phrases clichées venues directement de Psychologie Magazine… Et pourtant, elle continue d’y aller chaque semaine. Tout comme son sport et son travail, elle s’en plaint tout le temps mais c’était entré dans ses habitudes et je me doute que, tout comme son sport et son travail, elle ne va pas s’arrêter de sitôt. Parce qu’elle ne le dit pas mais ça se voit qu’elle a envie de continuer, de chercher, de continuer à chercher. On arrête de discuter : elle est prise dans ses réflexions et moi dans mon observation des nuages. On ne parle plus jusqu’à notre arrivée sur l’île.
***
Il est couché dans un lit d’hôpital.
Lui. Dans un lit d’hôpital. Couché et inconscient.
Lui, couché, inconscient, dans un lit d’hôpital.
Lui ?
Je ne vois d’abord que sa peau qui est pleine de rides que je ne lui connaissais pas. Sa peau qui est couverte de taches brunes, roses, bleues et jaunes. Sa peau qui est devenue si fine que j’ai l’impression de pouvoir voir au travers. Sa peau qui couvre un corps devenu si maigre…
Sa calvitie avait déjà commencé quand je suis parti mais là, il ne lui reste plus que quelques cheveux sur le crâne, vestiges de l’homme coquet qu’il était. Lui qui nous a emmené chez le barbier dès nos premiers poils de barbe parce que bon, il faut prendre soin de son image quand on est un Barthes. Ses sourcils par contre sont restés broussailleux et foncés, ils pourraient presque refléter son air sévère d’autrefois. Mais sa calvitie nouvelle révèle ses oreilles de vieux, son nez de vieux, ses poils de vieux… On est un peu monstrueux aux deux extrémités de la vie.
Avec ses mains jointes sur son ventre, on dirait qu’il attend. Mais c’est difficile de se laisser mourir, même avec une volonté de fer. Et c’est difficile de laisser mourir même quand c’est la seule chose à faire.
***
En franchissant le seuil à l’entrée de la maison, je vois mon père qui lève la tête et qui me demande comment ça a été à l’école, si je me suis bien comporté, si j’ai eu des bons résultats. J’entends ma mère qui chante dans la chambre d’amis. J’écoute ma mère qui me lit l’histoire du géant pacifique. Je vois Luís qui m’attend pour aller jouer, qui me tend ma première cigarette sur le bord de la fenêtre du salon, qui me prend dans ses bras quand je lui annonce mon départ pour la Suisse un soir où on est les deux posés sur le canapé.
Je vois une maison vide, agitée par tous mes souvenirs.
Je ne me rappelais pas que le salon était aussi lumineux… surement qu’on ne fait tellement attention à ces choses-là quand on est enfant. On ne voit pas non plus le crépit des murs qui se décolle, les serviettes de bains usées qui râpent, les casseroles qui ont brûlé au fond et les parents qui ne brûlent plus au fond.
Après avoir fait un peu de ménage, je passe vider la boîte à lettre remplie de journaux, de publicités, de quelques factures et d’une lettre. Une lettre qui m’est adressée.
Le timbre post et la poussière qui le recouvre m’indiquent qu’elle m’attend depuis quelques mois au moins. Je ne connais pas cette écriture.
Une photo réunissant une vingtaine d’élèves de primaire et la maîtresse est agrafée à la lettre. C’est une vieille photo dont le propriétaire n’avait probablement pas de double. Ce souvenir n’appartient donc plus qu’à moi désormais.
« L’autre jour, j’ai trouvé des vieux documents en faisant du rangement.
Des trucs qu’on garde et qu’on sait trop pas pourquoi.
Je suis retombé sur ma photo de classe, je devais avoir 7 ans.
Comme ça, sans prévenir, j’ai revu ton visage et les souvenirs me sont revenus. »
Je me vois, au centre, avec mon sourire que j’avais entraîné devant le miroir. J’ai des vagues souvenirs de cette période, je sais que j’aimais bien l’école et mes camarades de classes. Est-ce que je les aimais bien ? Je n’en rappelle plus tellement je dois avouer. Maintenant que j’y pense, c’est tellement flou cette période que c’est étrange… On a pourtant des souvenirs normalement à sept-huit ans.
« Je me souviens que tu adorais la biologie, tu adorais observer les mouches.
Moi j’aimais bien observer les vers de terre. Au début de l’année scolaire, j’ai essayé de me rapprocher de toi, en me disant qu’on avait un point commun, on aimait la nature. C’était pas courant pour moi les points communs.
Mais tu m’as bien fait comprendre qu’on serait pas copains et que les mouches c’étaient plus classieux que les vers de terre.
…
Tu faisais partie de la horde des chouchous de Mme Perez, la maitresse.
Ta petite tête d’ange sur la photo de classe.
L’image de la photo de classe c’est l’image qu’on garde comme souvenir de toute une année scolaire, des positions figées à tout jamais.
Toi, tu y apparais au centre tout sourire, la tête bien haute.
Moi, déjà mon corps se trouvait en marge, si près de la marge même que j’étais casi hors cadre, rejeté à l’extrémité droite de la photo. Et même si j’avais eu la moitié du corps coupé, je suis sûr que personne aurait fait de réclamation au photographe.
Un animal asocial à la mine renfrognée et aux yeux plissés. »
Le flash. Le petit garçon à lunettes, aux petits yeux, au petit corps maigre, au petit nez fragile. Gégé la taupe. Déferlante de souvenirs.
Un connard. Un gros connard. Un horrible connard.
Ça prend du temps à réaliser qu’on a été une merde. Enfant, les gens croyaient que j’étais passionné des mouches parce que je pouvais passer des après-midis à les regarder. Je les ai pas contredits. Mais non. Si je les observais, c’est parce qu’on avait la même passion. La merde.
La rentrée d’automne, tu entres dans la classe avec ton cartable qui pèse deux fois ton poids, tu marches avec le dos baissé pour porter ton sac comme un bossu. Tu lèves les yeux plissés vers la classe derrière tes lunettes brunes. Et c’est là que je vois la taupe. Et je ris, je ris tellement que tu me regardes droit dans les yeux. Tu ne sais pas exactement ce que je vois mais tu comprends ce qui va se passer. Et ton regard implore, m’implore d’arrêter. Tes yeux me renvoient le monstre que je suis. Alors c’est impossible d’arrêter. Je serais un monstre si j’arrêtais. Je dois hurler ma blague. Alors je la déclame. Et les autres rient. Gégé la Taupe devient ton nom. Je ne suis plus un monstre.
Je ne suis plus un monstre seul.
La lettre ne contient pas de rage ou de reproches. C’est pire. Elle m’apporte des questions. Qu’est-ce qui t’a amené à cette cruauté ? Pourquoi ? Et aujourd’hui, est-ce que tu t’en rappelles, est-ce que tu y penses ?
Ce serait te mentir que de te dire que j’y pense régulièrement. Quelques fragments me sont déjà apparus mais je n’ai pas voulu m’y confronter. Est-ce que c’est ça qui a généré le flou ? Je voulais pas voir ? Je voulais pas devoir confronter l’idée que j’ai de moi avec ça ? Avec ce petit merdeux que j’étais ?
Non, c’est plus que ça. J’étais pas un petit merdeux. Un petit merdeux c’est celui qui parle un peu trop fort mais qui rougit quand la maîtresse lui dit de se taire. Qui racontera après comment il a osé parler à la prof sans expliquer qu’il a eu honte quand elle l’a repris.
Non, je savais que je te faisais du mal. Et que je poussais les autres à te faire du mal. J’ai réussi à effacer ça de ma tête pendant quarante-cinq ans mais maintenant je sais tout ça et je suis incapable de me trouver des excuses (…heureusement peut-être).
Peut-être que je ne voulais pas voir parce que c’est toujours en moi, cette boule qui me pousse à faire du mal. J’arrivais pas à la réfréner étant enfant et c’est toi qui t’es tout pris dessus (ben oui, il fallait pas que ça retombe sur mes parents ou des proches, eux devaient me voir comme un fils exemplaire). La boule n’est plus aussi présente. Des fois, j’oublie même son existence. Mais elle revient. De manière plus subtile et douce. Elle surgit dans des mots, dans des regards, dans des gestes. Un sous-entendu trop apparent, un flash dans les yeux, une porte qui claque.
Il n’y a pas l’adresse de l’expéditeur sur l’enveloppe. Tu n’attends pas de réponses. Cette lettre, cette photo, ces souvenirs, tu t’en es débarrassés et ils ne sont plus que chez moi. Tu as fait ce que tu en devais en faire et moi je ne suis pas encore sûr de savoir où je vais avec ça.
***
On est assis sur la terrasse de la maison. Cécilia lit un journal en buvant son café qu’elle a acheté dans l’épicerie du village – elle n’aimait pas le café soluble abandonné dans les armoires de mon père. Elle voit bien que je suis assommé depuis deux jours mais elle met surement ça sur le compte du deuil. Je ne lui ai pas parlé de la lettre. Je n’ai pas envie de lui parler de la lettre. C’est elle qui a proposé de m’accompagner quand je lui ai annoncé que je partais deux semaines aux îles Canaries pour voir mon père mourant. Je n’aurais pas pu refuser. Déjà parce que j’en ai besoin de son soutien, et aussi parce qu’elle n’aurait pas accepté un refus. Sale gamine. À peine je lui avais annoncé mon départ qu’elle avait posé deux semaines de congé et pris ses billets.
On parle pas vraiment de mon père, mais elle est là. Et c’est peut-être tout ce dont j’ai besoin.
Certains soirs, elle met de la musique, sort le vin et me force à me lever pour esquisser deux-trois pas de danse avec elle. Mais quand mon regard est trop sombre, elle me laisse tranquille.
Et surtout, elle me voit comme quelqu’un de bien. Pas comme quelqu’un de parfait – elle me le fait assez savoir quand elle se fout de ma gueule pour mes opinions, mes habits, mes blagues – mais juste comme quelqu’un de bien. Et j’ai pas l’impression de lui mentir. Moi aussi je trouve qu’elle est super. Trop énergique, trop fonceuse et trop intense. Mais super.
Je demande des fois si on peut vraiment voir qui sont les gens. Les voir vraiment. On se crée tellement d’images qu’on colle sur les autres à partir d’anecdotes ou d’échanges minimes. On se raconte tellement d’histoires, on projette. Je sais pas quoi faire des différents récits qui me créent. Parfois je me demande si toute le monde se sent aussi comme un amas d’histoire, comme un être éparpillé.
Je suis un fils exemplaire, un bourreau, un ami. Je suis Lilian. Je suis M. Barthes. J’ai cinquante-deux ans. Et quand je serai grand, je serai un géant pacifique.