8h45 à 17h30, 4 Décembre 2025
Unil – Site de Sion
Chemin de l’Institut 18
1967 Bramois
Inscription : https://events.unil.ch/register/569/1043?lang=fr
Présentation
L’actualité marquée par la crise climatique, l’érosion de la biodiversité et le dépassement des limites planétaires met sur le devant de la scène les réflexions autour de l’extinction. Ce concept est au cœur du projet « Extinctions alpines » financé par le FNS (2025-2029) qui vise à mieux saisir par deux études de cas la transformation des milieux alpins : disparition annoncée de la plupart des glaciers et perturbation des écosystèmes menaçant certaines espèces comme les galliformes de montagne (lagopèdes, tétras-lyre…), ainsi que le chamboulement des représentations et des activités humaines en lien avec ces entités en train de disparaitre.
L’extinction, d’abord adoptée pour rendre compte de la disparition d’espèces vivantes en biologie de la conservation à des fins de politiques et d’actions de préservation de la biodiversité (Mitchell, 2016 ; Delord, 2010), est aujourd’hui devenue l’objet d’un nouveau champ de savoirs encore en construction au sein des humanités environnementales : les extinction studies. Ce champ d’étude vise, par une « approche contextuelle », à comprendre chaque « histoire d’extinction ». Celles-ci sont uniques en fonction de leur géographie (Symons et Garlick, 2020) et des processus qui les engendrent. Ainsi, il apparaît fondamental d’explorer « ce que signifie une extinction, pourquoi elle importe et pour qui » (Rose, Doreen et Churlew, 2017 : 2-3) afin d’en saisir toutes les implications socio-culturelles, écologiques et territoriales. Rose, Dooren et Chrulew refusent d’aborder l’extinction de manière abstraite. Pour eux, « l’extinction est expérimentée, résistée, mesurée, énoncée, performée et narrée de diverses manières auxquelles nous devons être attentifs » (2017 : 2-3). Il apparait alors important de saisir les connaissances géographiques, les transformations historiques, sociales, politiques, écologiques et économiques liées au processus d’extinction (Symons et Garlick, 2020 : 289). Il s’agit de s’intéresser à une espèce particulière et à ses relations au monde plus vaste, multispécifique.
Les extinction studies insistent sur le fait que l’extinction est un phénomène intrinsèquement et inextricablement bioculturel (Rose, Dooren, et Chrulew, 2017: 5 ; Sodikoff, 2012), qui ne concerne pas que « les disparitions d’espèces vivantes, mais aussi de langues, de savoirs écologiques et de pratiques traditionnelles » (Stepanoff, 2021 : 15). En dehors des extinctions studies, le concept « d’extinction de l’expérience », théorisé par Robert Pyle, vient éclairer cet aspect du processus d’extinction en se focalisant sur les extinctions locales, et la perte de savoirs et liens concomitant à la raréfaction/disparition d’une espèce. Ainsi, l’espèce peut ne pas avoir complètement disparu en tant que telle, ou pas encore, ou seulement localement, mais pour les habitants d’un lieu donné, elle est déjà éteinte, et surtout leur expérience concrète, sensible, est perdue (Pyle, 2016).
Cette journée d’étude, quelques mois après le lancement du projet « Extinctions alpines », vise à faire le point sur l’état actuel des recherches et des débats académiques autour du concept d’extinction, tout en illustrant sa mobilisation par quelques usages pratiques. Après une introduction contextualisant le projet en cours et ses deux études de cas, différents intervenants reviendront sur l’histoire du terme extinction, sur la construction des processus d’extinction.
Programme
8h45 : Accueil et café
9h : Introduction au colloque et présentation du projet « Extinctions alpines »
9h15 : “Les « extinction studies » : de l’écologie à l’écocidologie“.
Julien Delord, Maitre de conférences en histoire des sciences et des techniques, Université de Strasbourg
Depuis les années 2000 a émergé un courant d’étude consacré aux conditions et aux effets socio-écologiques au sens large de la disparition des espèces intitulé « extinction studies ». Je considérerai dans cette intervention l’ampleur du basculement de la recherche vers ce qu’on peut nommer une écocidologie, non plus seulement l’étude des causes et des effets proximaux (écologiques) des extinctions d’espèces ou de la biodiversité, lesquels distinguaient clairement causes humaines et phénomènes naturels, mais l’appréhension, par des approches parfois très originales, des dynamiques systémiques, hybrides et bio-politiques, de l’écocide actuel. Après avoir rappelé quelques jalons historiques essentiels de la reconnaissance et de la conceptualisation des extinctions, notamment ceux qui mettent en avant la figure bien particulière de la montagne dans l’appréhension et l’imaginaire des extinctions, je m’interrogerai sur quelques dimensions épistémologiques de cette « écocidologie » et sur l’hypothèse de la « Reine rouge » anthropocénique, autrement dit la course adaptative à l’encontre de l’annihilation réciproque entre le monde vivant et les formes de vie humaines.
10h :“Se remémorer en contexte d’extinction”
Laura Juillard, Docteure en Sciences sociales de la conservation
Avec les changements environnementaux actuels, les sociétés humaines sont de plus en plus confrontées à l’extinction (locale ou globale) d’espèces, d’habitats, de structures paysagères autrefois caractéristiques de leur lieu de vie (IPBES, 2024). Si ces entités ne peuvent plus faire l’objet de rencontres directes, la question de leur inscription dans les mémoires ou de leur disparition dans l’oubli est cependant porteuse d’enjeux socio-écologiques.
L’amnésie environnementale désigne ainsi l’oubli des conditions environnementales vécues par le passé (Kahn et Friedman, 1995). Cette amnésie pourrait conduire les sociétés humaines à accepter peu à peu des conditions environnementales défavorables aux humains et aux non-humains, à oublier que d’autres conditions environnementales sont possibles (Papworth et al, 2008) et à perdre progressivement l’habitude de vivre des interactions intimes et profondes avec des entités non humaines – des expériences de nature (Pyle, 2003).
Au contraire, la mémoire environnementale permettrait de préserver ces entités au sein de représentations transmises, partagées ou revécues personnellement (Juillard et al, 2024). Adoptant une diversité de format (tradition orale, contes, médias numériques…), la rencontre indirecte d’entités non humaines au sein de « lieux de mémoire » (Nora, 1989) redéfinit la manière dont les sociétés humaines interagissent avec leur environnement. Cette redéfinition est d’autant plus intéressante dans le cadre de transformations sociétales qui limitent l’accès à des expériences de nature directes (Cazalis et al, 2023). J’aborderai ainsi les enjeux liés à la mémoire environnementale à travers les notions de solastalgie -la nostalgie pour un environnement familier victime de dégradations (Albrecht et al, 2007)– et de patrimoine bioculturel – l’ensemble des caractéristiques écologiques d’un environnement et des savoirs, pratiques et représentations culturelles associées (Elands et al 2019).
10h45 : Pause
11h05 : “De l’attachement à l’arrachement. Expériences et récits de l’extinction bioculturelle chez les chasseurs aux engins landais”.
Léa Filiu, Docteure en Ethnologie
Cette proposition de communication interroge la notion d’extinction en explorant ses déclinaisons de forme (extinction biologique, culturelle ou les deux), les temporalités de ses manifestations, sa mise en récit à l’échelle collective et/ou individuelle et la manière dont elle recompose les manières locales de faire société.
Après avoir redonné rapidement les contours fondamentaux des chasses aux engins étudiées sur le plan technique et écologique (I.) et la manière dont les interdictions légales ont été vécues par les personnes sur le terrain (II.), j’aborderai dans le détail les quatre profils de stratégie discursive et émotionnelle (III.) que développent les personnes pour dépasser le traumatisme de l’extinction bioculturelle.
11h50 : Pause repas
13h : Introduction de la session de l’après midi
13h15 : « Extinction as Global Structural Violence » (en visioconférence)
Audra Mitchell, Professor in Global Political Ecology, Balsillie School of International Affairs, Wilfrid Laurier University
As global rates of plant and animal extinctions mount, anxieties about the future of the earth’s ecosystems are fueling ever more ambitious efforts at conservation and efforts to control earth’s systems. In this talk, I argue that these responses not only ignore but also magnify powerful forms of structural violence like colonialism, racism, genocide, extractivism, ableism, and heteronormativity, ultimately contributing to the destruction of unique life forms and ecosystems. Specifically, I will discuss the links between extinction and interlocking forms of structural violence – including the possibility of re-framing extinction as an expression of violence – as well as strategies for resistance.
14h : “Revenants and Shades: Tracing Emergent Biocultures in Haunted Landscapes” (en visioconférence)
Genese Sodikoff, Associate Professor of Anthropology, Rutgers-Newark School of Art and Science
From the Alps to Madagascar, landscapes are haunted by spectral figures: the “revenant,” a species that returns, altered, and the “shade,” a being or practice fading into silence. In this talk, I invoke these figures to reflect on emergent forms of bioculture and their multispecies histories. In the Alps, the celebrated return of the lynx as a managed spectacle occurs in a culture that has forgotten how to live with it. The revenant fosters new roles like the citizen-scientist steward, embodying a curated wildness. This “loud” narrative of conservation success overshadows the quiet fading of shades—the ptarmigan vanishing from sightlines, the grouse’s lekking ritual disappearing from soundscapes. These sensory losses are the aftermath of a cultural heritage that has already been lost.
Biocultural extinction and revival are ensconced in place-based political economies. In Madagascar, the precarious return of the ploughshare tortoise—a revenant threatened by trafficking—unfolds alongside the obsolescence of its protective taboos. Here, the emergent bioculture is inchoate. Unlike the Alpine spectacle, the tortoise is again a source of food or an illicit commodity. Those who might harvest them are not stewards but salvage entrepreneurs, their actions a rupture from both traditional taboo and modern conservation. Understanding these haunted ecologies—why a revenant signifies spectacle here and subsistence there, or whether the loss of a species is preceded by the loss of its cultural meaning—requires combining the deep-time archives of history and ecology with the immersive immediacy of ethnography.
14h45 : Pause
15h15 : “Extinctions locales sur les sommets ou persistance aux marges des glaciers ? Futur et trajectoires de la végétation alpines”
Christophe Randin, professeur associé en biogéographie, Université de Lausanne, Directeur de la Fondation Aubert
Le monde connaît actuellement un réchauffement climatique rapide et en raison de leur situation continentale centrale, la température des Alpes augmente deux fois plus rapidement que les surfaces continentales de l’hémisphère nord. Ce fort réchauffement aura des conséquences importantes sur les écosystèmes, en particulier en haute montagne, où la distribution des espèces est avant tout dépendante des températures et de l’enneigement. Sous l’influence du réchauffement climatique, les espèces animales et végétales se déplacent à des altitudes de plus en plus élevées. Ainsi, la richesse spécifique des végétaux a augmenté sur les sommets alpins au-dessus de la limite de la forêt. Cette immigration de nouvelles espèces s’accélérant en parallèle avec l’accélération du réchauffement mesuré ces dernières décennies et conduira, à terme, à des extinctions locales causées par la diminution de surfaces disponibles en altitude et la compétition avec les espèces de basse altitude.
Si les espèces végétales spécialisées voient leur aire de répartition se réduire pour atteindre finalement leur plafond de verre écologique, le retrait rapide des glaciers libère de nouvelles surfaces qui offrent, au moins temporairement, de nouveaux habitats aux espèces cryophiles. Ces espaces peuvent fonctionner comme des « arches de Noé » écologiques, permettant la persistance de certaines plantes alpines malgré la contraction de leurs niches sommitales.
Cette présentation propose d’explorer la tension entre extinctions locales programmées et persistance potentielle dans de nouveaux écosystèmes émergents, de faire une synthèse des conséquences écologiques mais aussi socio-culturelles de la disparition des plantes alpines et finalement d’imaginer des futurs possibles, entre deuil écologique et ouverture de nouvelles trajectoires adaptatives.
16h : “Cohabiter avec la disparition : vers une écologie des perceptions”
Laurence Piaget-Dubuis, photographe et artiste
Inscrite dans les milieux alpins, cette démarche explore la manière de percevoir les processus de perte et de transformation à travers une écologie des perceptions fondée sur l’expérience sensible, la mémoire, la relation et la transmission.
Elle relie sentir, faire et penser pour renouveler notre manière de parcourir ce territoire. Articulée autour de trois axes : le visible et l’invisible, le sensible et le rationnel, l’individuel et le collectif, elle engage une manière d’être au monde fondée sur la coexistence. Entre entropie (perte, effacement) et symbiose (relation, cohabitation), se rejouent les tensions entre disparition et persistance du vivant. Les outils de perception multisensoriels (marche, observation, écoute, image, écriture, parole et silence, etc.) mobilisent le corps et les sens dans une écologie du geste et de l’attention, où l’acte de percevoir devient une forme de connaissance qui transforme et transmet des représentations recomposées.
À la croisée de l’art, de la science et de la pédagogie, cette démarche tisse un espace de dialogue pour faire de l’absence un lieu d’expérience, du changement une possibilité de lien, et inscrire le vivant dans des récits qui accompagnent le devenir du monde vivant.
16h45 : Synthèse de la journée et conclusion
17h15 : Apéritif