Eclairage : La guerre en Ukraine est-elle une guerre contre les femmes ?

Stephanie Steinmetz, bénéficiaire d’un Consolidator Grant qui financera son projet de recherche visant à améliorer le positionnement des femmes migrantes sur le marché du travail en Europe (voir article ici), nous livre quelques clés d’analyse sur la situation des femmes ukrainiennes dans le cadre de la guerre qui fait rage entre la Russie et l’Ukraine.

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Si l’on suit de près les terribles événements qui se déroulent depuis le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, on ne peut ignorer le fait qu’à bien des égards, il s’agit également d’une guerre contre les femmes. Le fait que la plupart des femmes ne se battent pas sur le champ de bataille comme leurs homologues masculins ne signifie pas que leurs expériences de guerre sont moins traumatisantes. Ce ne sont pas seulement les femmes qui sont exposées aux atrocités de la guerre dans le pays même, y compris aux violences sexuelles, qui sont touchées, mais aussi celles qui parviennent à s’échapper. En Suisse, quelque 80 000 à 120 000 réfugiés ukrainiens devraient arriver dans le pays d’ici l’automne 2022. Les hommes âgés de 18 à 60 ans n’étant pas autorisés à quitter le pays, la plupart d’entre eux seront des femmes, des enfants et des personnes âgées. Si la plupart espèrent rentrer rapidement, même en cas de cessez-le-feu rapide, une proportion importante de réfugié·e·s pourrait finalement vouloir ou devoir rester, notamment parce que leurs maisons ont été détruites. Cependant, en raison de la proportion plus élevée de femmes parmi les réfugiés actuels, l’un des principaux défis pour elles sera de trouver un emploi approprié tout en assumant les nouvelles charges financières liées au fait d’être cheffe de famille unique et de s’occuper des enfants et des parents âgés. Par conséquent, l’intégration dans les pays d’accueil nécessite des mesures spécifiques qui reconnaissent et répondent à ces défis particuliers.

En général, on peut s’attendre à ce que les femmes réfugiées ukrainiennes aient des chances relativement bonnes d’être intégrées sur le marché du travail, en particulier si l’on considère leurs qualifications. Dans l’ensemble, elles sont souvent mieux formées que la femme européenne moyenne (AID, 2022, données de l’Agence pour le développement international sur l’enseignement supérieur). En ce qui concerne les capacités linguistiques, cependant, leurs perspectives semblent moins optimistes pour le marché du travail suisse. Une bonne maîtrise de l’allemand, du français ou de l’italien est moins courante. Toutefois, des recherches allemandes datant de l’avant-guerre laissent espérer que les Ukrainiens pourraient être assez bien intégrés et que les barrières linguistiques pourraient être résolues assez rapidement. Néanmoins, la mesure dans laquelle ils·elles pourront utiliser leurs qualifications et leurs compétences dépendra de la capacité de la Suisse et/ou d’autres pays d’accueil à créer les conditions nécessaires à une intégration relativement rapide et adéquate sur le marché du travail. Des recherches antérieures sur l’intégration des femmes migrantes sur le marché du travail ont mis en évidence ce que l’on appelle une “double peine”: elles sont pénalisées non seulement parce qu’elles sont des femmes, mais aussi parce qu’elles sont des migrantes. Dans ce contexte, il est clair que des mesures spéciales sont nécessaires pour aider les femmes ukrainiennes à trouver des emplois correspondant à leurs qualifications. Il faut éviter que des femmes hautement qualifiées soient poussées vers des emplois mal rémunérés. Or, le nombre d’emplois de cols blancs disponibles est limité et la concurrence est forte. En outre, les employeurs peuvent également être hésitants, en raison de la hausse du chômage à la suite de la pandémie de COVID-19. Dans l’ensemble, cela pourrait augmenter le risque que de nombreuses femmes réfugiées acceptent un emploi d’exploitation pour survivre.

En outre, il faut considérer que la mise en place de cours d’intégration pour les réfugiés ukrainiens, afin d’augmenter leur employabilité, pose des défis supplémentaires. Les efforts d’intégration sur le marché du travail ne peuvent être couronnés de succès que si, parallèlement, des services suffisants et abordables/subventionnés, voire gratuits, de garde d’enfants, de garderie postscolaire et de crèche sont mis en place, en particulier pour les plus jeunes. Ce n’est qu’ainsi que les femmes réfugiées pourront profiter des offres d’intégration et des opportunités de travail. À cet égard, une attention particulière doit être accordée aux mères avec des bébés et des tout-petits, car elles ont moins d’options étant donné que les enfants plus âgés peuvent fréquenter les écoles en Suisse et dans d’autres pays européens.

Enfin, les perspectives sur le marché du travail dépendent des perspectives de séjour. La plupart des réfugiés ukrainiens disposent actuellement de permis de séjour assez courts (le plus souvent d’un an avec une possibilité de prolongation). Cela peut être suffisant pour celles et ceux qui ont l’intention de retourner en Ukraine directement après la guerre. Toutefois, pour ceux qui prévoient de rester, l’offre de perspectives à long terme renforcera également leur motivation à s’engager dans des programmes d’intégration. Seul un permis/statut légal, qui leur permet de travailler et d’être intégrés correctement et à long terme dans les services d’aide sociale et les systèmes de santé, constituera une base adéquate pour une intégration réussie. Bien que les enjeux soient élevés, l’opportunité cette fois-ci est que les pays d’accueil peuvent découvrir que fournir rapidement un statut légal fiable présente des avantages économiques qui n’ont pas été réalisés lors des crises de déplacement précédentes, surtout si l’on considère la pénurie de travailleurs qualifiés dans certains secteurs du marché du travail.

Stephanie Steinmetz, Professeure associée de stratification sociale à l’Institut des sciences sociales (ISS)