Par Andrea Pilotti
Publié le 30 juin 2015 dans Le Temps
Lors d’une récente interview à la NZZ , le président d’economiesuisse, Heinz Karrer, a dénoncé l’effritement du système de milice en raison d’une professionnalisation grandissante du parlement qui, à son avis, entraînerait une érosion de la confiance entre la politique et l’économie. Karrer déplore un manque d’expertise économique parmi les parlementaires et appelle de ses vœux une présence plus importante des chefs d’entreprise. La fédération des entreprises suisses, forte d’une déclaration signée par plus de 200 sociétés et organisations de différentes branches, souhaite ainsi freiner la professionnalisation du parlement fédéral.
Le lancement de cette nouvelle campagne d’economiesuisse nous donne l’occasion de préciser au moins deux éléments qui permettent, d’une part, de mieux situer ces revendications dans l’histoire récente du parlement et, d’autre part, de nuancer quelque peu l’idée selon laquelle la professionnalisation du législatif fédéral, à l’œuvre surtout depuis les années 1990, aurait entraîné un affaiblissement des rapports entre économie et politique.
Premièrement, les propos de Karrer ne doivent pas surprendre car, finalement, ils ne font que refléter une position critique envers une professionnalisation du parlement et un possible renforcement de ses compétences exprimée de manière générale par les milieux économiques déjà depuis les années 1960 et 1970. D’après ses partisans, le système de milice constitue un outil incontournable qui permet à l’économie et à la politique d’être plus proches et de faire en sorte que les exigences de la première soient correctement prises en considération par la seconde. La professionnalisation parlementaire par contre aurait comme conséquence néfaste un éloignement des élus par rapport à la société civile et à ses besoins. Les affirmations du président d’economiesuisse s’inscrivent en parfaite continuité avec ce discours. Par ailleurs, ces critiques ne font que répéter en quelque sorte celles avancées il y a une année par Christoph Blocher, lors de sa démission du Conseil national.
Deuxièmement, au cours des trente dernières années, les liens entre les milieux économiques et le parlement ont connu certes des changements parfois assez importants, mais pas toujours dans le sens d’un affaiblissement. De manière générale, nous pouvons identifier deux types de changement.
D’une part, si l’on considère les liens directs entre l’Assemblée fédérale et les grandes banques, industries et assurances helvétiques, force est de constater que ceux-ci ont diminué très sensiblement. En effet, le nombre de parlementaires siégeant simultanément dans les conseils d’administration des plus grandes entreprises suisses est passé de 42 en 1980 à seulement 13 en 2010. D’autre part, au cours de la période récente, se dégagent aussi deux autres tendances qui témoignent de la persistance, voire d’un certain renforcement des relations entre les milieux économiques et le parlement.
La première tendance concerne les élus fédéraux remplissant des fonctions d’administrateur dans des sociétés anonymes; leur nombre ne connaît qu’un léger fléchissement de 1980 à nos jours: 160 parlementaires détenaient au moins un mandat dans une SA en 1980 (65%), alors qu’en 2010 ils sont encore 146 (58%). La baisse est liée à l’arrivée des parlementaires écologistes et des femmes, ainsi qu’à la diminution du nombre d’élus radicaux et démocrates-chrétiens, comptant historiquement le plus de relations avec les petites et moyennes entreprises. Néanmoins, cela n’empêche pas les parlementaires suisses d’afficher encore aujourd’hui un important enracinement dans l’économie régionale et locale.
La deuxième tendance fait référence au nombre de chefs d’entreprise de l’industrie et des arts et métiers siégeant sous la coupole fédérale. A ce sujet, force est de constater que leur présence a augmenté de manière très sensible. En 1980, on en comptait 16, tandis qu’en 2010 ils sont 36. Cette évolution est notamment tributaire de la forte avancée de l’UDC depuis les années 1990 et de sa nouvelle orientation idéologique désormais centrée non seulement sur les intérêts de la paysannerie, mais aussi sur ceux des PME et des milieux financiers.
Finalement, la nouvelle campagne lancée par economiesuisse prouve, une fois de plus, que le débat sur l’avenir du système de milice est loin d’être épuisé. Comme l’histoire récente du parlement nous l’a montré, les revendications des milieux économiques à ce sujet ne sont certes pas inédites. Cependant, comme le prouvent certaines évolutions, il paraît un peu hâtif de conclure que la professionnalisation du parlement a éloigné l’économie de la politique. La véritable question n’est donc pas celle des liens proprement dits entre les deux sphères, qui existent bel et bien, mais plutôt de leur qualité, sur laquelle les acteurs politiques et économiques peuvent et doivent ouvrir un débat.