Quand les poètes parlent en jeu vidéo : La Game Poetry comme continuum
Bruno Dupont
Cette communication souhaite présenter le genre de la game poetry et la situer dans la constellation poétique contemporaine. Il apparaîtra que l’une comme l’autre sont marquées par la conception du jeu vidéo comme une structure de pensée et de communication, un langage nécessaire pour donner à autrui les clefs d’une expérience personnelle et souvent intime.
La poésie sur les jeux vidéo est un genre très récent, encore émergent à l’heure actuelle. Sa naissance officielle peut être située en 2003, avec la parution de Blue Wizard is About to Die de Seth Flynn Barkan. Bien que la critique n’ait pas épargné cette première tentative, le genre a gagné une petite reconnaissance dans les milieux littéraires avec les publications de But our Princess Is in Another Castle de B.J. Best (2013), puis du premier recueil européen, Jump ’n’ Run de Christian Schloyer en langue allemande.
Comme les titres le laissent déjà entendre, ces textes s’ancrent de façon claire dans la culture du jeu vidéo, proposant notamment sur le mode exphrastique des descriptions d’expériences de jeu. Ainsi Flynn propose-t-il pour chaque jeu des vignettes présentant ses souvenirs de joueur :
Pac Man:
The terror I experience
during my “tactical” flight
is very real, as real
as any nameless creeping
horror […]
La part (auto)biographique ne laisse aucun doute : la game poetry est aussi et avant tout une écriture de soi ou d’un vécu générationnel. Dans des œuvres plus récentes, le jeu vidéo et ses codes deviennent ainsi un mode de communication d’une expérience, même quand celle-ci n’est pas proprement vidéoludique. Le je lyrique chez Best, par exemple, réinterprète des topoi du récit et de la poésie d’amour par le prisme du jeu vidéo.
We went outside: gravel Wisconsin. “Look. The stars. Are changing colors,” I said to them, then slumped in the back seat like a bag of bullets. The cornfields green as Venus. The billboards lonely as omens. And me with my fingers for pistols, shooting the moon.
Ce passage se trouve dans un poème intitulé Astrosmash. Le seul rapport (implicite) avec le jeu de Mattel (1981) se trouve dans la relecture que le je fait de ses souvenirs, (re)créant le sens des événements en les ordonnant selon la structure d’un jeu vidéo ayant marqué sa jeunesse. L’utilisation du jeu vidéo comme structure de pensée ou de sens affleure déjà chez des auteurs technophiles des années 80 et 90, tels que Charles Simic (« I’d like to be God’s videogame / In a closed penny arcade », Walking the Black Cat, 1996), et s’inspire aussi vraisemblablement d’imaginaires technologiques tels que ceux qui nourrissent le cyberpunk.
Actuellement, d’autres auteur(e)s hors du domaine de la poésie gamer proprement dite envisagent aussi le jeu vidéo comme un moyen de transmettre une expérience. Monica McClure remarque dans Your True Season (Tender Data, 2015):
I had not thought to compare the ego
to a video game because I was so deep in it
I was all drives and instincts
Une telle interrogation marque l’émergence du jeu vidéo comme structure de pensée de toute une génération, et pas uniquement de ceux et celles qui se revendiquent de la culture gamer. Cette « pensée en jeu vidéo » est, du fait du cadre langagier de la poésie en général, et particulièrement de ses acceptions contemporaines, aussi un « parler en jeu vidéo ». C’est particulièrement visible dans le recueil de Christian Schloyer, où le jeu ne colore pas uniquement thématiquement l’expérience vécue par le je, mais sert aussi de structure syntaxique à la communication poétique, donc à la transmission d’un message entre destinateur et destinataire.
À la manière d’une représentation constructiviste, la grammaire sous-jacente de la communication poétique est mise à nu, et sa compréhension en tant que mécanisme est nécessaire non plus seulement à l’interprétation du message poétique, mais bien à sa réception pure et simple. Dans cette vision extrême d’un « langage du jeu vidéo », celui ou celle qui ne le parle pas est condamné à rester bloqué au milieu d’un niveau insurmontable. L’on peut donc dire que l’œuvre de Schloyer se trouve à une extrémité du continuum entre langage littéraire et langage vidéoludique, un continuum sur lequel les œuvres citées dans cette présentation se situent également, ou du moins tentent de se situer.
Barkan, S. F., Blue Wizard Is About to Die! Prose, Poems, and Emoto-Versatronic Expressionist Pieces About Video Games 1980-2003, Las Vegas : Rusty Immelman, 2004
Best, B.J., But Our Princess Is in Another Castle : Prose Poems, Brookline (MA) : Rose Metal, 2013.
Cramer, F., « sub merge {my $enses; ASCII Art, Rekursion, Lyrik in Programmiersprachen », Simanowski, R., Digitale Literatur, Kunst + Kritik 152, pp. 112—123.
Dupont, B., « ‘Un roman pour la génération Commodore 64’: Approche d’un genre littéraire émergent par l’analyse de Extraleben de Constantin Gillies’ », Barnabé, F. et Dozo, B.O., Jeu vidéo et livre, Liège : Presses Universitaires, 2015.
McClure, Monica, Tender Data, Austin : Birds, LLC, 2015.
Schloyer, C., Jump ‘n’ Run : Gedichte, Leipzig : Poetenladen, 2017
Ringot, M., « Comment pense le jeu vidéo ? », Conserveries mémorielles, 23.
Simic, C., Walking the Black Cat, San Diego : Harcourt Brace, 1996.
Parcours de recherche-création sur la recherche d’un langage artistique de création vidéoludique : narration, comparaisons et remix de jeux
Rémy Sohier
Cette proposition de communication s’inscrit dans une volonté d’interroger les proximités entre certaines conceptions de la création de jeu vidéo avec une pensée rhétorique (Bogost, 2006, Anthropy & Clark, 2014) et la création artistique tentant de créer son propre langage expressif (Klee, Kandinsky…). Depuis plus de 10 ans je mène une recherche-création sur le jeu vidéo artistique qui s’inscrit dans l’héritage d’Edmond Couchot et de la technésthétique (Couchot, 2002, 2009). Ainsi, cette approche me permet de développer une critique des outils de game design et de ses alternatives notamment au travers des manifestes artistiques de jeu (Scratchware Manifesto, Real-time Manifesto) En outre, la pratique de recherche-création menée tente de vérifier les forces et faiblesses des théories souvent abstraites pour les replacer dans le concret de la création, et de faire émerger des notions essentielles sur un possible langage artistique d’expression vidéoludique : Comment concilier expression subjective de l’artiste et expression subjective de joueur ou joueuse ? Quel langage employer pour s’exprimer artistiquement avec le jeu, tout en gardant la liberté d’action (et d’expression) de joueurs et joueuses ?
L’hypothèse principal qui a été retenue est de se focaliser sur l’expression corporelle de l’action physique et virtuelle. Cet intérêt pour le corps m’a mené sur le terrain de la création de jeux autobiographique en écho au jeu expressif (Genvo, 2008, 2012) et du jeu comme représentation du quotidien et propos politique (Bogost, 2010). Pour réaliser ces créations j’ai développé une réflexion sur la mise en relation (récit) de micro-jeux inspirés des Wario Ware (Nintendo, 2005) ou de Dys4ia (Anthropy, 2012). Ainsi, ces créations sous forme fragmentaire (Lenhart, 2013) interrogent la création de jeu à travers les espaces qu’il crée (Hovig, Rufat & Coavoux, 2012) et leur mise en relation visuelle, textuelle, sonore ou, surtout, sensorielle à travers le corps en action.
Néanmoins, ces approches, bien qu’illustratives, sont souvent limitées par leur approche souvent trop personnelle. Comme toute pratique de recherche-création, le temps de la création ne se suffit pas. En conséquence, pour progresser dans la mise en relation de jeux, j’ai développé la notion de comparaison interactive qui illustre les champs de possibilités liés à l’expressivité vidéoludique dans le cas de jeux fragmentaires. La mise en relation est alors une manière de créer une connexion entre des micro-jeux pensés dans un scénario global. Plus concrètement, une comparaison interactive a lieu dès lors qu’entre deux séquences de jeux, une relation est réalisée par joueur ou joueuse au niveau de la perception des règles et de l’interactivité en jeu. Cette approche repose sur divers travaux de réalité virtuelle notamment avec la pseudo-haptique (Berthoz, 2013 ; Lecuyer, 2000), le Game Feel (Swink, 2008) ou la métaphore de jeu (Barr, Biddle & Noble, 2002). La comparaison permet dés lors de mettre en évidence des rapport de force/faiblesse, d’infériorité/supériorité, etc.
Enfin, bien que la conception du jeu que je propose repose sur une fragmentation pouvant être mis en relation, elle ne résout pas la part d’expression subjective de l’artiste dans le temps de la création. En effet, et de nombreux textes de game design en témoigne (Shell, 2012 ; Koster, 2004 ; Albinet, 2015) : la création d’un jeu vidéo est un processus long et souvent abstrait où le temps de la création et du jeu se séparent. Pour répondre à ce besoin d’expressivité dans l’instant de la création, mon travail a été prolongé sur la question d’un modèle de création narratif appelé Arbre de narration, inspiré des arbres de comportement en intelligence artificiel. Cette structuration m’a permis d’envisager la possibilité de créer rapidement des jeux vidéo, afin de pouvoir capter l’instant de la création. Or, cette recherche de rapidité dans la création m’a conduit à m’intéresser aux pratiques de remix en disk jockey et de développer la notion de game jockey afin de répondre à un ensemble de questions : Comment créer un jeu vidéo au moment de l’intuition de l’idée du jeu ? En quoi une pratique de remix en performance live améliore les capacités expressives ? Comment ce format s’organise-t-il ? Cette pratique reposant sur la mise en relation de jeu, la comparaison interactive et l’arbre de narration me permet d’envisager une forme de langage artistique de création vidéoludique pulsionnel, intuitif et sensible.
Albinet F., 2015. Concevoir un jeu vidéo : Les méthodes et les outils des orifessionels expliqués à tous. FYP éditions.
Anthropy A. & Clark N., 2014. A Game Design Vocabulary : Exploring the Foundational behind good game design. Addison Wesley.
Barr P., Biddle R. & Noble J., 2002. « A Taxonomic Analysis of User-Interface Metaphors » Proceeding of the SIGCHI-NZ Symposium on Human Interaction 2002.
Berthoz A., 2013. Le sens du mouvement. Odile Jacob.
Bogost I., 2006. Unit Operations. An Approach to Video Game Criticism. MIT.
Bogost I., 2010. Persuasive Games : The Expressive Power of Videgames. MIT.
Couchot E., 2002. La Technologie dans l’art : De la photographie à la réalité virtuelle. Editions Jacqueline Chambon.
Couchot E.& Hillaire N., 2009. L’art numérique. Flammarion.
Genvo S., 2008. « L’art du game design : caractéristiques de l’expression vidéoludique », Colloque E-formes 2, « Les arts numériques au risque du jeu », Saint-Etienne, 6 juin 2008.
Genvo S., 2012. « Comprendre et développer le potentiel expressif », Hermès, La Revue, 2012/1, n°62.
Hovig Ter M., Rufat S. & Coavoux S. (dir), 2012. Espaces et temps du jeu vidéo. Questions théoriques.
Koster R. 2004. A theory of fun, O’Reilly Media.
Lecuyer A., Coquillart S., Kheddar A. et al., 2000. « Pseudo-Haptic Feedback : Can Isometric devices Simulate Force Feedback ? » Proceeding of the IEEE Virtual Reality 2000 Conference.
Lenhart I., 2013. Defragmentation and Mashup : Ludic Mashup as a Design Approach. Proceeding of the 2013 DiGRA International Conference : DeFragging Game Studies.
Shell J., 2012. L’art du game design. A K Peters/CRC Press.
Swink S., 2008. Game Feel. Routledge.