Les langages des indépendances : quels appuis sociaux, techniques et épistémiques pour l’évolution récente des mondes de production du jeu vidéo ?
Vinciane Zabban
Les années 2000 sont marquées par de profondes transformations des mondes de production du jeu vidéo, largement entrainées par les technologies numériques comme les innovations sociales et économiques liées aux développements d’internet. Ces transformations se traduisent dans les années 2010 par une massification et une diversification importante de l’offre de jeu sur le marché, et en particulier des jeux dits « indépendants ». Cette communication propose de questionner le rôle pris dans ce phénomène par le développement d’une infrastructure informationnelle et technique singulière, en faisant l’hypothèse d’une harmonisation et d’une popularisation des langages techniques et épistémiques de la conception.
Outre des changements importants d’ordre socioéconomique, synthétisés dans l’analyse qu’Aphra Kerr propose comme passage à une logique de plateforme et de marchandisation globale du jeu (Kerr, 2017), il nous semble important, pour comprendre l’évolution récente des manières de faire et de consommer des jeux vidéo, de tenir compte d’au moins deux autres éléments, sur lesquels nous nous pencherons ici :
D’une part le développement, entre les années 2000 et 2018 d’une formalisation des savoirs sur le game design, qui se développe à la fois de manière interne à de grandes entreprises, et externe via les communautés de pratique professionnelles. Parallèlement, on assiste dans cette temporalité à la croissance rapide des formations dédiées, qui contribuent largement à cette formalisation, mais aussi à une forme de démocratisation des savoirs et savoir-faire de la conception de jeu.
D’autre part, la diffusion et la démocratisation de l’accès à une série de technologies et d’outils de création. Nous pensons en particulier à la diffusion – via entre autres les formations – des usages de certains moteurs de jeu, tels que Unreal Engine (Epic Games) ou Unity, que l’on retrouve aussi bien dans les grandes firmes que dans les microentreprises indépendantes et dont l’infrastructure telle qu’elle se trouve aujourd’hui articulée aux plateformes de distribution, supporte très largement le développement actuel de la sphère indépendante, tout en participant de, et en s’appuyant sur la consolidation de communautés épistémiques et de pratiques (Knorr-Cetina, 1999; Wenger, 2008).
Ce sont ces phénomènes que la communication propose de mettre au jour et de questionner en répondant à l’invitation à les penser comme des langages, appris et partagés, qui autorisent et contraignent dans le même temps des formes particulières de production. Suivant la tradition de la sociologie des sciences et des techniques, on peut en effet interroger, par exemple en s’intéressant aux machines comme des textes (Woolgar, 1991) les effets réciproques du social, des sciences et des techniques (Pinch & Bijker, 1984). Pour cela, cette proposition s’appuie sur une partie des 40 entretiens biographiques et thématiques menés dans le cadre d’un projet plus large sur les parcours des professionnels dans l’industrie du jeu vidéo en France, en se penchant plus particulièrement sur ceux qui questionnent des professionnels sur leurs formations et leurs outils de conception.
Ces éléments empiriques sont mis en discussion avec les travaux en cours sur la question, tels que ceux de Chris Young (2017), qui souligne une continuité entre certaines technologies du Web (Flash, p.e.), et l’émergence de nouvelles scènes de production, de nouvelles audiences et de nouveaux marchés pour des formes particulières de jeu. En cela, la présente communication souhaite aussi dialoguer avec les travaux qui soulignent déjà l’importance de ces appuis et langages techniques et épistémiques lorsqu’ils s’intéressent à l’usage d’outils intermédiaires par des créateurs, qu’ils se positionnent ou non comme des professionnels (Hurel, 2017; Keogh, 2017), ils s’inscrivent in fine bien dans un continuum de production, contribuant à la valeur des jeux et à la diffusion des savoirs sur la conception.
Hurel, P.-Y. (2017). Le passage du jeu à la création?: le cas du jeu vidéo amateur. Sciences du jeu, (7).
Keogh, B. (2017, juillet 11). Who Else Makes Videogames? Considering Informal Development Practices. Consulté 13 juin 2018, à l’adresse https://brkeogh.com/2017/07/11/who-else-makes-videogames-considering-informal-development-practices/
Kerr, A. (2017). Global games: production, circulation and policy in the networked era. New York: Routledge.
Knorr-Cetina, K. (1999). Epistemic cultures: how the sciences make knowledge. Cambridge, Mass: Harvard University Press.
Pinch, T. J., & Bijker, W. E. (1984). The Social Construction of Facts and Artefacts: or How the Sociology of Science and the Sociology of Technology might Benefit Each Other. Social Studies of Science, 14(3), 399?441.
Wenger, E. (2008). Communities of practice: learning, meaning, and identity (16th pr). Cambridge: Cambridge Univ. Press.
Woolgar, S. (1991). Configuring the user: the case of usability trials. In J. Law (Éd.), A Sociology of monsters?: essays on power, technology, and domination. London, New York: Routledge.
Tetris : quelle sera la prochaine pièce, ou comment un espace de conception minimal peut porter de nombreux discours
Stéphanie Mader
Dans cette recherche, nous étudions ce que le fonctionnement du randomizer de Tetris permet d’évoquer au cours d’une partie jouée, et de questionner sur l’idée même que nous nous faisons du jeu. Nous partons du postulat que tout jeu est porteur d’un discours et de questions sur ce qui définit le jeu, en se soumettant ou non aux divers contrats tacites (réels comme imaginaires) régulant les relations entre joueur, jeu, et designer. Nous présenterons une série d’artefacts montrant comment des modifications sur cet unique élément peut générer différents messages en dehors du jeu comme intérieurs à ses propres frontières en questionnant les approches normatives du game design.
Dans Tetris, le randomizer est une fonction du code informatique qui détermine quelle est la prochaine pièce envoyée au joueur. Entre génération de nombres pseudo- aléatoires, mémoire des dernières pièces, et système de bag, le randomizer de Tetris n’est pas un système unique et standardisé (TETRIS WIKI). A partir du Tetris original (1985) jusqu’au Tetris 99 sur Nintendo Switch (2019), en passant par la version NES toujours pratiquée en championnat, ces modifications du randomizer affectent le cours des parties et les expériences vécues.
Cependant, ces Tetris présentent aussi des modifications sur d’autres aspects (p.ex. score, mécaniques, représentations visuelles et sonores, caméra) déjà largement étudiés pour leur potentiel rhétorique (SICART 2008, SWINK 2008, KRICHANE 2018). Il devient donc nécessaire de les isoler pour étudier les effets du randomizer. Ici, les seules variations se situeront dans la manière dont le système sélectionne la prochaine pièce à envoyer au joueur.
Ce choix du randomizer est motivé par son lien au hasard, celui-ci ayant un potentiel évocateur, une place particulière dans les jeux, mais aussi dans les systèmes informatiques. Le hasard est présent dans les jeux pour créer de la variabilité, générer de l’incertitude et des surprises, et pour simplifier des simulations complexes. Au-delà du jeu, le hasard est incernable, évocateur de mythes, de fatalité et de rituels d’une part, et d’autre part étudié scientifiquement sous forme de probabilité. A cette jonction se trouve l’humain, sa rationalité, ses croyances et ses biais cognitifs. Ainsi, le rapport que les joueurs entretiennent avec le hasard reste souvent bien distant de sa réalité, en particulier de sa réalité informatique.
A ce titre, le hasard des jeux vidéo est toujours trafiqué, produit d’une conception humaine limitées par les capacités informatiques, tentant ou non d’être un mimétisme du hasard « réel », et se soumettant ou non à un ensemble d’attendus des joueurs. Nos travaux se concentrent sur ces systèmes de hasard, qui, parce qu’ils se situent à la croisée de la rationalité et de la croyance des joueurs, possèdent un fort potentiel rhétorique au travers des significations que les joueurs lui apposent pour le rendre plus cernable et concret. Pour exemple, dans Tetris, lorsqu’une pièce, dont le joueur a besoin, n’apparaît pas durant de nombreux tours, les joueurs nomment ceci une “sécheresse”.
Pour montrer l’existence de ce potentiel, notre communication commencera par introduire au travers d’exemples concrets les liens entre hasard, jeu et rhétorique. Nous utiliserons le modèle Mechanics-Dynamics-Aesthetics (HUNICKE 2004) pour décrire les relations joueurs-jeu-designer, et déterminerons ce qui relève ou non, dans ces exemples, de rhétoriques procédurales ou processuelles (BOGOST 2008, SICART 2011, BONENFANT & ARSENAULT 2016). Puis, en mettant en lien ces travaux et des approches normatives du game design, nous présenterons une cartographie des contrats tacites liant joueurs, jeux, et designers au sujet du fonctionnement du hasard dans les jeux vidéo.
Ensuite, nous montrerons plusieurs versions de Tetris conçues à partir de cette cartographie pour la questionner. Les premières variations proposeront des fonctions perçues comme acceptables de l’aléatoire contrôlé, puis s’écarteront de ces standards pour tordre et subvertir ce randomizer. Notre analyse sera double. Premièrement, nous évaluerons si ce seul espace de conception nous a offert un langage suffisant pour co- créer avec un joueur des parties porteuses de messages à différents niveaux. Deuxièmement, nous questionnerons sous quels critères, ces modifications excédent des cadres d’attentes implicites et nous amènent à cesser de considérer le randomizer comme un simple randomizer ou comme un système « fair-play » au sens des contrats tacites évoqués auparavant. Finalement, nous examinerons ces brèches de contrats en tant que procédé rhétorique à part entière.
Pour conclure cette communication, nous proposerons en ouverture d’autres exemples récents de jeux vidéo (Undertale, Nier: Automata, Bloodborne) et mettront en lumière comment leur renégociation des contrats tacites portent certains de leur thème et discours.
BOGOST, Ian. “The Rhetoric of Video Games. » The Ecology of Games: Connecting Youth, Games, and Learning. Edited by Katie Salen. The John D. and Catherine T. MacArthur Foundation Series on Digital Media and Learning. Cambridge, MA: The MIT Press, 2008
BONENFANT Maude et ARSENAULT Dominic, « Dire, faire et être par les jeux vidéo. L’éthique et la performativité au prisme des rhétoriques procédurale et processuelle », Implications philosophiques, disponible en ligne, publié le 8 août 2016
HUNICKE Robin, LEBLANC, Marc, ZUBEK, Robert, « MDA: A formal approach to game design and game research », Proceedings of the Challenges in Games AI Workshop, Nineteenth National Conference of Artificial Intelligence. 2004.
KRICHANE Selim, La Caméra imaginaire : jeux vidéo et modes de visualisation, Genève, Georg, 2018.
LAROCHE, Simon, The history of Tetris randomizers. https://simon.lc/the-history-of- tetris-randomizers 26 novembre 2018
Reddit – Discussion sur l’aléatoire dans Tetris https://www.reddit.com/r/Tetris/comments/6o6tvv/what_is_the_block_algorithm_for_c lassic_tetris/ 2018
SICART Miguel, « Defining Game Mechanics », Game Studies, vol. 8, n°2, décembre 2008.
SICART Miguel, « Against Procedurality », Game Studies, vol. 11, n°3, décembre 2011.
SWINK Steve, Game Feel: A Game Designer’s Guide to Virtual Sensation, CRC Press, 2008.
Tetris. Game [NES]. (November 1989). Gunpei Yokoi. Nintendo, Kyoto, Japan. 1989.
Tetris 99. Game [Nintendo Switch]. (13 February 2019). Arika. Nintendo, Kyoto, Japan. Played March 2019.
Tetris Wiki. Tetris Wiki on Fandom : https://tetris.fandom.com/wiki/Tetris_Wiki, 2006- 2019
Existe-t-il un genre de la quête dans Skyrim ? Essai de caractérisation linguistique du contenu textuel de The Elder Scrolls
Marine Wauquier
À travers les opus et les consoles, la licence The Elder Scrolls, développée et éditée par Bethesda, s’est imposée comme une référence du jeu RPG. La saga est notamment connue pour son univers ouvert très riche et développé, se traduisant par exemple par la présence de très nombreux livres, journaux, lettres et autres documents intraludiques, dont pas moins de 400 dans Skyrim (Allard, 2018). Si une partie d’entre eux revêt une fonction ludique, contribuant notamment à l’amélioration du personnage et de ses compétences, un grand nombre de ces objets ne participent pas du gameplay, et n’ont d’intérêt que par le biais du contenu textuel qu’ils encapsulent et que le joueur peut consulter, tel un véritable livre au format numérique. Ces livres se caractérisent par ailleurs par leur très grande diversité, de formats comme de sujets, puisque l’on y trouve aussi bien des fictions, des récits historiques que des échanges épistolaires ou des recettes.
Bien qu’omniprésent, le contenu textuel et plus largement linguistique mis en scène dans les jeux vidéo reste cependant à notre connaissance peu étudié. Souvent considérée comme un simple support permettant l’expression et le déroulé du scénario du jeu, la portée des langues intradiégétiques va pourtant bien plus loin que la simple narration. Inscoe (2018) montre par exemple que l’utilisation dans Skyrim de dialectes marqués sur le plan sociolinguistique permet de traduire et d’accentuer la situation politique et les oppositions idéologiques traversant le jeu et s’inscrivant en mirroir d’oppositions géopolitiques contemporaines. On peut donc se demander ce que peuvent nous apprendre les livres intraludiques et leur contenu textuel.
L’objectif de ce travail est de proposer une caractérisation linguistique des genres discursifs présents dans la licence The Elder Scrolls. Nous faisons l’hypothèse que ces genres exhibent des spécificités, sur le plan lexical et syntaxique, qui permettent de les distinguer. Nous empruntons pour cela des méthodes de linguistique de corpus pour réaliser une analyse s’inscrivant dans le courant de la ‘corpus stylistics’ (Mahlberg, 2007).
Nous analysons à ce titre le contenu textuel intradiégétique des jeux The Elder Scrolls à l’aide de deux outils de textométrie que sont Antconc (Anthony, 2019) et TXM (Heiden, 2010). Nous basons notre analyse sur un corpus constitué de plus de 3 500 textes en anglais issus de livres intraludiques des jeux Daggerfall, Morrowind, Oblivion, Skyrim et Online, pour un total de 1 million de mots. Les textes ont été extraits de The Elder Scrolls Wiki [1], une encyclopédie en ligne collaborative enrichie par les joueurs. Nous exploitons la typologie proposée par le site The Imperial Library [2], distinguant dix catégories, afin de guider notre analyse : “Fiction”, “Guides et instructions”, “Histoires et biographies”, “Informations et archives”, “Histoires drôles, chansons, poèmes et pièces de théâtre”, “Religion, mythes, légendes et métaphysique”, “Pamphlets”, “Recherche”, “Journaux, notes et correspondance”, et “autre”.
Cette analyse s’inscrit dans un objectif plus vaste de cartographie du contenu textuel de The Elder Scrolls, intégrant des aspects diachroniques et diatopiques. Il s’agit de poser les jalons méthodologiques permettant à terme de proposer une étude linguistique plus extensive des productions langagières intraludiques, dans une approche typologique et comparative. Ces analyses pourront par la suite être mises en regard avec les phénomènes linguistiques observés hors du contexte vidéoludique.
[1] https://elderscrolls.fandom.com/wiki/The_Elder_Scrolls_Wiki
[2] https://www.imperial-library.info/
Allard, J. O. (2018). Joue-moi une histoire. Objet-livre intraludique et ouverture du récit dans le jeu vidéo. Dans F. Barnabé et B.O. Dozo (dir.), Jeu vidéo et livre. Presses universitaires de Liège.
Anthony, L. (2019). AntConc (Version 3.5.8) [Computer Software]. Tokyo, Japan: Waseda University. Available from http://www.laurenceanthony.net/software
Heiden, S., Magué, J-P., Pincemin, B. (2010). TXM : Une plateforme logicielle open-source pour la textométrie – conception et développement. In I. C. Sergio Bolasco (Ed.), Proc. of 10th International Conference on the Statistical Analysis of Textual Data (JADT 2010), 2, 1021-1032. Edizioni Universitarie di Lettere Economia Diritto, Roma, Italy. Online.
Inscoe, J. (2018). « Skyrim is for the Nords! »: Linguistic Difference and White Male Nationalism in a Role-Playing Game. Communication à la 85th Southeastern Conference on Linguistics, Blacksburg (USA). Repéré à http://www.cpe.vt.edu/secol/program.html#666643
Mahlberg, M. (2007). Corpus stylistics: bridging the gap between linguistic and literary studies. Text, discourse and corpora: Theory and analysis, 8, 219-246.