Session 5 (vendredi matin, 11h30)

Transposer les grammaires vidéoludiques : Une étude rhétorique des tutoriels en réalité virtuelle

Björn-Olav Dozo et Fanny Barnabé

Cette communication présentera les résultats d’une recherche en cours sur les tutoriels de jeux vidéo et se concentrera particulièrement sur les spécificités des tutoriels de jeux en réalité virtuelle, envisagés ici comme révélateurs des grammaires propres à ces titres.

Contrairement aux médias non interactifs, le jeu vidéo est effectivement sommé de constamment manifester (plus ou moins explicitement) ses règles de manipulation à son récepteur, étant donné que l’œuvre ludique n’existe que par l’action de ce dernier (cette spécificité du jeu a été théorisée sous le concept d’« impératif d’action » ; Genvo, 2008). Si peu de livres s’ouvrent sur un mode d’emploi exposant au lecteur comment procéder à leur lecture, ce type d’indications constitue, au contraire, une norme dans le domaine vidéoludique. Par ailleurs, l’intégration des tutoriels au sein des œuvres distingue aussi le médium vidéoludique des jeux de plateau ou de société, dans lesquels les moments d’apprentissage (qui passent ordinairement par la lecture d’un livret de règles) sont plus généralement situés avant le début de la partie et en dehors de l’univers ludique (des exceptions existent, mais restent rares et récentes, ce qui laisse plutôt penser à une influence du jeu vidéo sur ces productions voisines). Le fait que l’apprentissage des règles vidéoludiques se fasse par l’expérimentation, soit intégré à la partie (voire à la narration) et représente bien souvent la première interaction que le joueur peut avoir avec l’univers du jeu fait de ces passages un lieu nodal, où se concentrent nombre de problématiques centrales pour l’étude du médium. En cela, ils représentent une clef d’entrée précieuse pour comprendre les spécificités formelles du jeu vidéo.

À l’aide des outils de la rhétorique (Groupe ?, 1982 ; Bonhomme, 2014 ; Klinkenberg, 2000 ; Charles, 1977) et de la « rhétorique procédurale » (Bogost, 2010), le présent travail analysera un corpus de tutoriels en réalité virtuelle, afin de montrer comment ces dispositifs représentent et donnent à comprendre les normes d’interaction (la « grammaire ») du jeu auquel ils servent d’introduction. En employant des procédés tels que l’échec, la victoire, la répétition, l’accumulation de points, la confrontation (ou son absence), le choix (ou l’impuissance), etc., les jeux développent en effet une rhétorique singulière, que les tutoriels – puisqu’ils posent les bases du discours que développera l’œuvre – emploient avec une intensité particulière.

Parmi les critères de typologie offrant des possibilités de saillances formelles (Bonhomme, 2014 : 31), l’intégration des tutoriels à la narration joue un rôle particulier. En effet, ces passages tiennent non seulement un discours sur le jeu en tant qu’ensemble de règles de gameplay, mais aussi sur le jeu en tant que fiction : qu’ils soient plus ou moins « diégétisés » (intégrés à la narration) ou métaleptiques (Genette, 2004), les tutoriels font apparaître de manière particulièrement condensée, les contraintes que le gameplay impose à la construction d’univers fictionnels vidéoludiques.

À partir de ces différents critères, nous proposerons une typologie des formes et usages de tutoriels au sein des jeux en réalité virtuelle afin de les comparer aux éléments mobilisés dans les tutoriels de jeux vidéo que nous avons pu analyser lors d’un travail précédent. L’objectif majeur de cette typologie sera de mettre en évidence les points communs et les différences entre ces deux rhétoriques, et de montrer comment la réalité virtuelle, en tant que nouveau média qui hérite des langages vidéoludiques existants, les modifie, les transforme et propose de nouvelles grammaires pour se donner à jouer.

 

Bogost Ian (2010), Persuasive Games: The Expressive Power of Videogames, Cambridge, MIT Press

Bonhomme Marc (2014) [2005], Pragmatique des figures du discours , Paris, Honoré Champion

Charles Michel (1977), Rhétorique de la lecture, Paris, Seuil

Genette Gérard (2004), Métalepse : de la figure à la fiction, Paris, Seuil

Genvo Sébastien (2008), « L’art du game design : caractéristiques de l’expression vidéoludique », Communication à E-formes 2, Saint-Étienne

Groupe ? (1982), Rhétorique générale, Paris, Seuil

Klinkenberg Jean-Marie (2000), « L’argumentation dans la figure », Les Cahiers de praxématique, n° 35, pp. 59-86 [en ligne]. URL : https://praxematique.revues.org/2898, consulté le 18/04/2019

 

Le langage du level design : un langage figuratif et figuré. L’exemple de The Legend of Zelda

Guillaume Grandjean

Dans son article « Constructing NESpace in Zelda » publié en 2008, Joaquín SIABRA-FRAILE propose une lecture du level design basée sur une analogie linguistique. Cette lecture articule trois niveaux : un niveau « grammatical » (disposition des éléments au sein d’un tableau), « syntaxique » (disposition des tableaux au sein du niveau) et « rhétorique » (disposition des niveaux au sein d’un monde). Pour élaborer cette grille de lecture, l’auteur emprunte la notion de « jeu de langage » à Ludwig WITTGENSTEIN (1953), faisant signe vers le lien qui unit langage et action – c’est-à-dire vers la dimension pragmatique de la langue.

La conclusion de Joaquín SIABRA-FRAILE est pourtant relativement décevante : affirmant que contrairement au langage, « l’espace dans Hyrule […] n’énonce aucun propos », l’auteur soutient finalement qu’« Il n’est pas possible d’appeler langage ces règles utilisées par les game designers ». Outre le fait que sa distinction entre grammaire, syntaxe et rhétorique est imprécise d’un point de vue strictement linguistique (la notion de syntaxe ne correspondant pas à un niveau transphrastique, comme il le soutient), ce dernier point semble venir prendre à rebours son argumentation. C’est pourquoi nous proposons d’opposer à cette position celle de certains designers eux-mêmes qui, à l’instar de Rudolf KREMERS (2009) dans son manuel de level design, soutient que « l’aspect le plus important [de son travail] consiste à faire accepter que nous utilisions et travaillions à étoffer un langage de level design cohérent, doté d’une syntaxe et d’une grammaire propres ». L’idée d’un « langage de l’espace » n’est d’ailleurs pas propre à la réflexion sur le jeu vidéo : Michel DE CERTEAU (1980) déjà identifiait ses « pratiques de l’espace » à des figures langagières comme la synecdoque ou l’asyndète, particulièrement adaptées à l’espace vidéoludiques. Dans le champ des space studies, c’est également le vocabulaire des figures qui a inspiré Espen AARSETH (2001) pour le titre de son article fondateur « Allegories of Space. »

Au sein de ce débat, nous proposons de soutenir la seconde position, en défendant la possibilité d’une analogie qui ne tournerait pas autour de la notion de « propos » au sens strictement discursif du terme, mais en insistant sur le processus communicationnel que le level design tente d’établir avec le joueur ou la joueuse, en particulier du point de vue pragmatique. En s’intéressant non pas à ce que le level design dit, mais demande, nous tenterons d’avancer des éléments pour une lecture du level design comme « langage des figures » et de proposer un inventaire des stratégies de communication propres à l’espace vidéoludique. Nous soutiendrons que le level design use d’un langage à la fois figuratif et figuré : figuratif de par sa dimension évidemment visuelle ; figuré de par sa tendance naturelle à s’exprimer selon un répertoire remarquablement codifié et récurrent.

Sous cet angle, nous verrons que l’espace vidéoludique se réclame tout autant de la rhétorique classique comme l’a souligné Ian BOGOST, que de la rhétorique moderne telle qu’elle apparaît dans les manuels du XIXe siècle, comme le célèbre traité des Figures du discours de Pierre FONTANIER, et telle qu’elle sera relue par les structuralistes français au XXe siècle – c’est-à-dire comme un répertoire de figures de styles, ou en l’occurrence, de design. Au sein de ce répertoire, nous tâcherons de distinguer ce qui relève de la figure à proprement parler de ce qui relève du topos, tel que défini par Ernst Robert CURTIUS (1948) : c’est-à-dire d’un côté, un certain agencement récurrent de formes ; de l’autre, un certain agencement récurrent de motifs. Pour ce faire, nous reviendrons au corpus mobilisé par Joaquín SIABRA-FRAILE, et tâcherons d’enrichir sa grille d’analyse du langage spatial de la série The Legend of Zelda en naviguant d’un épisode à l’autre à la recherche de figures de level design récurrentes.

 

AARSETH E.J. (2001), “Allegories of Space. the Question of Spatiality in Computer Games”, Zeitschrift für Semiotik, 23, p. 152–171.

BOGOST I. (2010) Persuasive Games. The expressive power of videogames, Cambridge, MA, MIT Press.

CURTIUS E. R. (1986 [1948], La littérature européenne et le Moyen âge latin, Paris, PUF, coll. « Agora ».

DE CERTEAU M. (1980) L’invention du quotidien. I. Arts de faire, Paris, Union Générale d’Éd, coll. « 10,18 [Dix, dix-huit] ».

FONTANIER P. (2009 [1821-1830]), Les Figures du discours, Paris, Flammarion, coll. “Champs classiques”.

KREMERS R. (2009), Level design: concept, theory, and practice, A.K. Peters, Wellesley, MA.

SIABRA-FRAILE J. (2008), “Constructing Nespace in Zelda”, In CUDDY L. (ed.), The Legend of Zelda and Philosophy: I Link Therefore I Am, Chicago et La Salle, Illinois, Open Court, coll. “Popular Culture and Philosophy”. “

WITTGENSTEIN L. (2014 [1953]) Recherches philosphiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel ».

 

Parlez-vous le Super Mario ? La métaphore langagière mise à l’épreuve en recherche-jeu-création

Liège Game Lab

Le jeu vidéo étant de plus en plus désigné comme un média (et non plus seulement comme un jouet), il est devenu courant de le penser comme un acte de communication (Bonenfant, 2015) voire de le désigner comme un (ensemble de) langage(s). La publication et la popularité de différents outils créatifs de jeux vidéo — particulièrement les éditeurs de niveaux tels que Super Mario Maker ou MegaMan Maker — tendent à renforcer cette idée. En effet, ces dispositifs mettent généralement à disposition du public un ensemble d’éléments que l’utilisateur n’a qu’à sélectionner et à disposer dans son niveau en cours de création pour qu’ils soient fonctionnels. Ces éléments sont bien souvent des assemblages d’images, de sons, mais aussi de règles qui régissent les interactions entre les éléments et avec le joueur. Pour filer la métaphore langagière : ces règles sont analysables comme des lignes de programmation, mais aussi, et surtout, comme des règles de syntaxe et de grammaire constituant ainsi un langage formel.

Dans cette communication, nous souhaitons rapporter les résultats d’un dispositif de recherche-jeu-création collective ayant mis cette métaphore langagière à l’épreuve. En nous basant sur les apports de la rhétorique (Groupe ?, 1982 ; Bonhomme, 2014 ; Klinkenberg, 2000 ; Charles, 1977 ; entre autres) et sur les précédentes adaptations de concepts de linguistique aux game studies (qui ont notamment mené au développement de la notion de « ludème » ; Lessard et Therrien, 2015), nous tâcherons de développer différentes figures de rhétorique au sein du jeu Super Mario Maker. Outre la reproduction, à l’aide de ce jeu, des figures littéraires classiques — telles qu’elles ont notamment été définies par le Groupe ? dans l’ouvrage Rhétorique générale (1982) — nous nous concentrerons principalement sur la production de figures de style proprement interactionnelles et vidéoludiques, voire propres au langage de Mario. Nos recherches créatives préliminaires nous ont permis de produire des figures de syntaxes (celles que le Groupe ? rassemble sous le concept de « métataxes » : anacoluthes, ellipses, reprises, chiasmes, etc. ; 1982 : 67-90) et des figures de logique (ou « métalogismes » : allégories, ironie, etc.). Certaines figures communes au langage écrit semblent cependant résister au dispositif, telles que la métaphore ou l’inversion.

Dans un second temps, nous tâcherons de formaliser différents processus permettant de créer des figures proprement vidéoludiques au sein de Super Mario Maker (des « calembours vidéoludiques », des figures d’injouabilité ou de non-interactivité…) tout en utilisant ces figures pour éclairer, en retour, la grammaire interne du jeu mobilisé. En effet, « les constructions figurales se manifestent par des marquages qui les détachent de leur cadre de discours » (Bonhomme, 2014 : 31). En d’autres termes, une figure ne peut « présenter un relief » que par rapport à un cadre qui présente certaines régularités : une métaphore n’est perceptible que parce qu’elle vient rompre une isotopie sémantique, une anacoluthe ne l’est que parce qu’elle vient fracturer la prévisibilité de la syntaxe, l’ironie ne se comprend que par rapport à un contexte d’énonciation, etc. La conceptualisation de figures vidéoludiques suppose donc la mise au jour de ces régularités et de ces conventions, c’est-à-dire une compréhension plus fine des règles langagières propres à chaque jeu.

Au terme de cette recherche, en nous basant sur les résultats du dispositif décrit, nous évaluerons la pertinence, les intérêts, mais aussi les limites de la désignation du jeu vidéo — et plus précisément, ici, de la franchise Mario — comme relevant d’un « langage ». Nous chercherons à déterminer ce que cette métaphore permet de soumettre à l’analyse, mais aussi ce qu’elle empêche de prendre en considération. Enfin, cette problématisation s’accompagnera d’une réflexion sur la pertinence du dispositif de recherche-jeu-création, sur sa réplicabilité et sa pertinence pour le domaine des sciences du jeu.

 

Bonenfant Maude (2015), Le libre jeu. Réflexion sur l’appropriation de l’activité ludique, Montréal, Liber

Bonhomme Marc (2014) [2005], Pragmatique des figures du discours?, Paris, Honoré Champion?

Charles Michel (1977), Rhétorique de la lecture, Paris, Seuil

Groupe ? (1982), Rhétorique générale, Paris, Seuil

Klinkenberg Jean-Marie (2000), « L’argumentation dans la figure », Les Cahiers de praxématique, n° 35, pp. 59-86 [en ligne]. URL : https://praxematique.revues.org/2898, consulté le 18/04/2019

Lessard Jonathan et Therrien Carl (2015), « Présentation », Sciences du jeu, n° 4 [en ligne]. URL : http://journals.openedition.org/sdj/471, consulté le 18/04/2019

Robinson William et Simon Bart (2015), « Little Big Planet : la créativité numérique à l’œuvre », Tracés. Revue de Sciences humaines [en ligne], n° 28. URL : http://journals.openedition.org/traces/6201, consulté le 18/04/2019