Session 4 (vendredi matin, 9h30)

De l’importance sociale de s’entretenir de jeux vidéo. Raconte-moi Tintin au Tibet ou Fortnite.

Niels Weber

Parler de jeux vidéo est essentiel. Pour jouer correctement en ligne, il est important de communiquer avec ses alliés et ses adversaires. Les développeurs s’adressent aux utilisateurs à travers les mécaniques de jeu. Les publicitaires parlent aux consommateurs via des stratégies marketing. Mais quelle place accordons-nous à la dimension sociale du dialogue « extra-vidéoludique » ? En Suisse, une réalité du terrain actuelle est que les écoliers et écolières sont pratiquement tous-tes joueurs-euses (Suter, & al., 2018). Mais lorsque l’on demande à ces mêmes élèves combien d’entre eux parlent de jeux vidéo à la maison, ils sont nettement plus rares. Dans la perspective de favoriser l’éducation aux médias, mais également de prévenir certaines situations de jeux excessifs (GREA, 2018), il est nécessaire de proposer des alternatives complémentaires aux relations numériques et de créer du lien également hors des écrans. Il devient alors primordial d’aménager des espaces de discussions autour de ce qui se passe sur nos écrans et encore plus particulièrement ceux des jeunes utilisateurs.

Nous distinguons, par exemple, trois types de situations illustrant ce principe d’importance de l’ouverture au dialogue. Premièrement, en comparaison à de nombreux jeux actuels destinés à un jeune public, ceux des années 90 ne s’attardaient pas à épargner autant une forme de frustration aux joueurs. Par exemple, un jeu comme Tintin au Tibet (1995, Infogrames) a marqué toute une génération par sa difficulté supposée. Pourtant, des années plus tard, l’étude du retro-gaming a démontré qu’il s’agissait surtout de mauvais game design (Joueur du Grenier, 2009). Néanmoins, les enfants confrontés à cette difficulté faisaient également face à un sentiment d’inassouvissement poussant à persévérer. Pouvoir extérioriser cette insatisfaction à travers un dialogue familial permet ainsi d’apprendre à gérer les émotions vécues durant la pratique du jeu (Weber, 2014). Un game design mal conçu devient, dans ce cas, un outil de médiation indirect.

Deuxièmement, à travers l’expérience clinique, nous observons un décalage évident entre l’expérience du joueur ayant la manette entre les mains et celle du spectateur non-initié (très souvent un parent). Ce dernier ne sachant où porter son attention quant aux trop nombreuses informations à l’écran, s’accrochera à ce qui lui semble connu : très souvent une arme. Parents concentrés sur cet élément visuel et enfants focalisé sur le gameplay ne se retrouvent pas sur un même niveau de communication et peinent à pouvoir échanger. Cet exemple se vérifie quotidiennement avec Fortnite (Epic Games, 2017). Dans le but de faciliter les interactions familiales, ainsi que la pose d’un cadre parental, il est important de trouver un équilibre par la narration ; un niveau auquel chacun peut comprendre le point de vue de l’autre. Ce principe fait ainsi écho au concept de « jeu secondaire » (Newman, 2002), mais également aux théories d’étude du jeu de Winnicott (1975) et Piaget (1994).

Et finalement, dans un contexte de prise en charge thérapeutique, que ce soit pour du jeu excessif ou une autre problématique, le fait de raconter un jeu, ce qu’on y vit et ressent, est d’une grande pertinence pour comprendre un patient (Weber, 2013). Cette idée est inspirée des travaux de Michael White et David Epston (2009) autour de la thérapie narrative. En effet, en amenant les victimes de traumatismes à mettre en mot leurs vécu d’un événement, nous leur permettons de prendre de la distance avec ceux-ci en les externalisant et ainsi ne plus rester bloquer dans une boucle de souffrance.

L’outil principal du psychothérapeute est la parole, mais de manière plus générale la communication. Privilégier l’étude de celle-ci dans, mais aussi autour, des jeux vidéo représente donc un atout majeur dans les champs de la psychologie et des interactions sociale, à l’ère de l’omniprésence du numérique.

 

GREA (2018). La « cyberaddiction » en Suisse, Rapport de synthèse 2016-2018. Repéré à https://www.grea.ch/publications/cyberaddiction-en-suisse-rapport-de-synthese-2018

Joueur du Grenier (2009). Joueur du grenier – Tintin au Tibet – Megadrive. Repéré à https://youtu.be/AwNn5tPgKg8

Newman, J. (2002). The Myth of the Ergodic Videogame. Some thoughts on player-character relationships in videogames, Game Studies, vol. 2(1), pp. 1-8.

Piaget, J. (1994). La formation du symbole chez l’enfant (8e édition). France : Delachaux et Niestlé.

Snodgrass, J. G., Lacy, M. G., Francois Dengah, H. J. & Fagan, J. (2011). Enhancing one life rather than living two: Playing MMOs with offline friends. Computers in Human Behavior 27(3): 1211–1222.

Suter, L., Waller, G., Bernath, J., Külling, C., Willemse, I., & Süss, D. (2018). JAMES – Jeunes, activités, médias – enquête Suisse. Zurich: Zürcher Hochschule für angewandte Wissenschaften.

Weber, N. (2013). Être ou ne pas être joueur. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 51(2), 99-105. doi:10.3917/ctf.051.0099.

Weber, N. (2014). Le numérique comme tiers séparateur ?. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 53(2), 131-144. doi:10.3917/ctf.053.0131.

Winnicott, D. (1975). Jeu et réalité. Paris : Gallimard.

White M., Epston D. (2009). Les moyens narratifs au service de la thérapie. Bruxelles : Satas.

 

L’émotion comme moteur de jeu : mettre des mots sur une expressivité vidéoludique

Rémi Cayatte

La proposition de communication brièvement résumée ici se propose de partager l’avancée de travaux de recherche appliquée en communication, narrative design et game design qui font se rejoindre des logiques de production et de recherche par le prisme d’un langage commun : celui des émotions. Ces travaux s’inscrivent dans le cadre d’un projet de recherche et développement, en collaboration avec le studio de développement Goblinz Studio, dont l’enjeu premier est la transmission d’émotions précises via la génération automatisée d’éléments narratifs, textuels, visuels et ludiques. Cette communication aura ainsi la particularité de reposer sur un dispositif de narrative et game design issu de la collaboration directe entre chercheurs et professionnels de l’industrie du jeu vidéo.

Si les possibilités de transmission d’émotions en jeux vidéo, et la portée expressive du dispositif ont déjà fait l’objet de travaux (Perron, 2005 ; Frome, 2007 ; Genvo, 2012, etc.), les applications concrètes en terme de design restent complexes à structurer, ne serait-ce qu’en raison de la difficulté inhérente à tout travail de taxonomie des émotions (Marinier & Laird, 2004). Pourtant, en 2004 déjà, David Freeman (2004) résumait implacablement l’intérêt central d’une production de jeux centrée sur la transmission affective : « Pourquoi mettre des émotions dans les jeux ? Les réponses sont : pour l’art et pour l’argent. » [1]

Cette communication reviendra sur ces questions en présentant une méthodologie de recherche appliquée recourant à la « Geneva Emotion Wheel » issue de recherches théoriques et empiriques visant à faciliter l’auto-évaluation d’émotions et d’état affectifs (Scherer, 2005 ; Scherer et al, 2013). Le premier intérêt du recours à cet outil est d’appliquer son organisation des émotions en termes de valence et de degré de contrôle proposée par les collègues du CISA [2] à des considérations relevant du game et du narrative design. Le second apport de cet emprunt est de pouvoir tester et valider cette application en utilisant cette même roue auprès de joueurs et joueuses d’horizons et de profils variés.

Cette communication profitera d’avoir une prise directe sur la manière dont la transmission d’émotions est pensée par une équipe de développement, dans le cadre du projet de recherche en collaboration avec Goblinz Studio, pour étudier la manière dont ces émotions sont ressenties et nommées en amont et en aval du processus de création d’un jeu à portée narrative.

Ainsi, plus qu’un simple intermédiaire, nous exposerons la manière dont le recours à la « Geneva Emotion Wheel » permet la construction d’un langage commun grâce auquel développeurs, chercheurs en sciences affectives et en sciences du jeu, et utilisateurs peuvent se comprendre et se rejoindre. Cette communication présentera ainsi des avancées décisives sur la problématique épineuse de la difficulté à « mettre des mots » sur les états affectifs visés et/ou générés par différentes situations de jeu, ainsi que les premiers résultats issus d’enquêtes sur le terrain conduites durant l’été 2019.

 

[1] Notre traduction : « Why put emotion in games? The answers are art and money. »

[2] Centre Interfacultaire en Sciences Affectives, à l’Université de Genève.

 

Freeman D., 2004, « Creating Emotion in Games: The Craft and Art of Emotioneering », ACM Computers in Entertainment, vol. 2, No. 3, 2004.

Frome J., 2007, « Eight Ways Videogames Generate Emotion », Proceedings of DiGRA 2007: Situated Play.

Genvo S., 2012, « Comprendre et développer le potentiel expressif », Hermès, La Revue, vol. 62, No. 1, 2012, pp. 127-133.

Marinier R., Laird J., 2004, « Toward a Comprehensive Computational Model of Emotions and Feelings ».

Perron B., 2005, « A Cognitive Psychological Approach to Gameplay Emotions », Proceedings of DiGRA 2005: Changing Views – Worlds in Play.

Scherer K. R., 2005, « What are emotions? And how can they be measured? », Social Science Information, vol. 44 No. 4, pp. 693-727.

Scherer K. R., Shuman V., Fontaine J. R. J., Soriano C., 2013, « The GRID meets the Wheel: Assessing Emotional Feeling via Self-report ». In Scherer K. R., Shuman V., Fontaine J. R. J., Soriano C. (eds) Components of Emotional Meaning: A Sourcebook. Oxford : Oxford University Press.

 

Le langage du jeu vidéo : concevoir les mécaniques de jeu selon leurs modes de production de sens, leurs effets rhétoriques et leurs valeurs éthiques

Maude Bonenfant

Selon une perspective sémiotique (Peirce, CP; Eco, 1984; Odin, 2011), le jeu vidéo est constitué d’un ensemble de signes de natures diverses, organisés à partir de différents codes que joueurs et designers ont appris à reconnaître et à utiliser. Un langage, c’est- à-dire une organisation régulée des signes propres aux jeux vidéo, s’est constitué. Cette codification structure les jeux afin que joueuses et joueurs puissent comprendre ce qui est attendu et ce qui est possible comme choix et actions à poser – ce qui peut être défini comme des « mécaniques de jeu ». Chaque genre vidéoludique a même développé ses particularités qui rendent reconnaissables des mécaniques ludiques distinctives. À l’inverse, certaines mécaniques sont réutilisées dans divers genres vidéoludiques avec des effets de sens similaires ou dissemblables selon leur contexte d’actualisation.

Considérant leur importance, les mécaniques de jeu sont définies et analysées depuis les débuts des études du jeu vidéo, particulièrement chez les designers de jeu (Cleveland, 2002; Mosqueira, 2003; Hunicke et al. 2004). Constituant le cœur de l’interaction entre la joueuse et le jeu (Lundgren et Björk, 2003), les mécaniques de jeu définissent le sens de l’expérience vidéoludique en informant la manière dont les actions doivent être performées pour atteindre les objectifs et buts du jeu. Ces actions sont non seulement signifiantes pour le joueur, mais elles véhiculent également un ensemble de valeurs qui peuvent être jugées. En effet, organisées sous forme de rhétorique, les mécaniques de jeu peuvent être évaluée à partir de ce qu’elles font faire (rhétorique procédurale) et même ce qu’elles font être (rhétorique processuelle) puisqu’elles structurent les signes dans une visée persuasive (Bonenfant & Arsenault, 2016) : elles permettent, favorisent ou empêchent certaines interprétations et actions de la part de la joueuse et ont, en ce sens, un grand « pouvoir » sur l’expérience vidéoludique.

D’ailleurs, Järvinen (2008), dont une grande partie de la thèse est consacrée à cette question, présente les mécaniques de jeu comme des affordances basées sur des éléments ludiques. En considérant également les « games mechanics as embodiments of effort », le chercheur les relie directement à une approche éthique de la jouabilité. Reprenant cette idée de l’agentivité du joueur et des mécaniques de jeu, tout en critiquant la part « déterministe » de l’approche de Järvinen, Sicart (2008) définit de son côté les mécaniques de jeu comme des « méthodes », faisant référence ici à l’informatique et l’ontologie orientée-objet (Bogost, 2010) : la méthode définit ainsi les actions possibles pour une classe donnée. Sicart rejoint alors Järvinen qui typologise lui-même les mécaniques de jeu par rapport à des verbes d’action inséparables d’une valeur éthique.

Si ces travaux brièvement cités constitueront la base conceptuelle de cette communication, il s’agira (1) de se positionner par rapport à ce type de classification des mécaniques de jeu basé sur des actions pour proposer une autre manière de les envisager à partir de leurs modes de production de sens et de leurs effets rhétoriques. Par la suite (2) sera développée une réflexion sur la valeur éthique de ces mécaniques grâce à une approche spinoziste de l’éthique afin de proposer des balises pour juger les diverses expériences vidéoludiques immanentes à chaque contexte de jeu. Cette présentation se conclura (3) avec l’exemplification de deux mécaniques ludiques (aléatoire et indiciaire) afin d’illustrer ce qui est entendu par « modes de production de sens », « effets rhétoriques » ainsi que « valeurs éthiques » pour penser le langage du jeu vidéo.

 

Bogost, I. (2010). « Process vs. procedure », Fourth International Conference of the Whitehead Research Project. Accessible en ligne : http://bogost.com/writing/process_vs_procedure/

Bonenfant, M. et D. Arsenault (2016). « Dire, faire et être par les jeux vidéo. L’éthique et la performativité au prisme des rhétoriques procédurale et processuelle », Implications philosophiques. Accessible en ligne : http://www.implications-philosophiques.org/ethique-et-politique/ethique/dire- faire-etre-ethique-performativite-et-rhetoriques-procedurale-et-processuelle- dans-les-jeux-video/#_ftn49

Cleveland, C. (2002). « Meaningful Game Mechanics », Game Design Perspectives, sous la dir. de F. D. Laramée, Hingham, Mass: Charles River Media, pp.85-88.

Eco, U. (1984). Sémiotique et philosophie du langage, Paris : PUF.

Hunicke, R., M. LeBlanc & R. Zubek (2004). « MDA: A Formal Approach to Game Design and Game Research ». Accessible en ligne : http://users.cs.northwestern.edu/~hunicke/pubs/MDA.pdf

Järvinen, A. (2008). Games without Frontiers : Theories and Methods for Game Studies and Design. Tampere : Tampere University Press. Accessible en ligne : http://acta.uta.fi/english/teos.phtml?11046

Lundgren, S. & S. Björk (2003). « Game Mechanics : Describing Computer-Augmented Games in Terms of Interaction », Terms of Interaction, Proceedings of TID SE2003, pp.45-56. Accessible en ligne : http://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/summary?doi=10.1.1.13.5147

Mosqueira, J. (2003). « World Building: From Paper to Polygons », Game Design Perspectives, sous la dir. de F. D. Laramée, Hingham, Mass: Charles River Media, pp.67-77.

Odin, R. (2011) Les espaces de communication, Grenoble : PUG.

Peirce, C. S. (1931-1958 [1857-1892]). Collected Papers Of Charles Sanders Peirce, 8 vols., Cambridge, Harvard University Press (vols. 1-6 édités par Charles Hartshorne et Paul Weiss ; vols. 7-8 édités par Arthur Burks).

Sicart, M. (2008). « Defining Game Mechanics », The international journal of computer game research, vol.8 no2. Accessible en ligne : http://gamestudies.org/0802/articles/sicart

Spinoza, B. (1993 [1677]). L’éthique, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais.