Normalisation des voix vidéoludiques radicales en traduction : étude de corpus sur le personnage en tant qu’interface subjective dans la localisation française du jeu vidéo Tyranny
Ugo Ellefsen
La présente communication explique le processus menant à l’étude traductologique d’un corpus provenant du domaine vidéoludique et propose une méthodologie pour l’analyse des résultats. La recherche présentée dans le cadre de cette conférence s’inscrit dans les études en localisation vidéoludique et s’intéresse à des processus de «?culturalisation?» en exposant les normes traductionnelles qui s’imposent dans l’acte de traduire le récit interactif. Malgré le caractère «?virtuel?» du récit numérique interactif, il est à bien des égards d’une grande matérialité en raison de la nature procédurale qui génère sa rhétorique (Bogost, 2007). C’est précisément grâce à l’interaction entre l’humain et la machine que les procédures codées dans le média interactif prennent vie. Ainsi, le jeu vidéo en tant qu’artéfact culturel est soumis autant au caractère matériel de sa conception qu’à la potentialité de sa mise en scène, directement dépendante des actions ou décisions de l’utilisateur. C’est en fait par l’entremise de cette interaction avec l’utilisateur que l’artéfact trouve sa légitimité positive, sa matérialité discursive. Il importe donc de considérer le langage comme une des bases de l’échange entre le joueur et le jeu, au-delà des interfaces physiques?; clavier, souris, écran, etc. De ce fait, la langue de la version localisée d’un jeu vidéo est partie intégrante de la composante interfaciale qui doit permettre à l’utilisateur issu d’une culture différente de celle d’origine du produit source de vivre une expérience similaire à celle produite par l’artéfact «?original?» (Mandiberg, 2012). Aussi faut-il l’étudier en fonction de ses potentialités discursives plutôt que comme un texte suivi.
Si l’on souhaite étudier le jeu vidéo pour en explorer sa traduction, il faut en faire une «?projection bidimensionnelle?» dont on pourra extraire des éléments discursifs qui formeront notre corpus. Notre recherche analyse une instance lexicale lié à un trait de caractère spécifique des principaux protagonistes de Tyranny et compare les versions anglaise et française afin d’observer si des normes traductionnelles (Toury, 2012) émergent en effectuant une analyse du discours basée sur le corpus. Le choix d’analyser le discours des personnages non-joueurs se justifie par le fait qu’ils sont des «?interfaces subjectives?» (Lessard et Arseneault, 2016), car c’est en interagissant avec eux que l’utilisateur peut s’orienter au sein du jeu, d’interpréter la rhétorique procédurale et de façonner son parcours. En parlant à cet utilisateur dans un langage qui lui est plus ou moins compréhensible à prime abord, les personnages lui permettent de valider ou d’invalider ses perceptions et de positionner sa trajectoire narrative par rapport au pouvoir.
La grille d’analyse choisie basée sur l’«?alignement?», une notion tirée du jeu de rôle sur table et de la littérature fantastique (Gygax and Arneson 1974, Moorcock, 1975), permet d’évaluer des occurrences spécifiques des dialogues des différents personnages, de définir leur degré de résistance ou de soumission au pouvoir et enfin, de comparer les positions idéologiques du «?texte?» original anglais à sa traduction française. En utilisant des techniques issues de l’analyse du discours et de l’herméneutique numérique, la recherche a permis de produire des données quantitatives. De ce fait, la représentation comparative des données a révélé des transformations du discours en traduction notamment la normalisation (Baker, 1996) ou standardisation ou même un appauvrissement qualitatif, voire une homogénéisation (Berman, 1985). En raison de sa nature interdisciplinaire et des emprunts méthodologiques nécessaires à effectuer la recherche, le mélange des approches et l’utilisation de techniques d’analyse issues des humanités numériques facilitent l’étude de textes moins linéaires, ou ergodiques, comme le cybertexte ou l’hypertexte (Aarseth, 1997). Ces recherches pourraient permettre de développer des outils qui faciliteraient la traduction des jeux vidéo en identifiant les éléments lexicaux qui façonnent le discours, afin d’assurer que le transfert linguistique s’effectue de façon à préserver ou améliorer les intentions des auteurs, ou de préserver les artéfacts numériques des dangers liés aux processus de culturalisation en vigueur dans l’industrie et qui ont tendance à neutraliser le texte.
Aarseth, E. (1997) Cybertext : Perspectives on Ergodic Literature, Baltimore, Johns Hopkins University Press.
Baker, M. (1996). Corpus-based translation studies: The challenges that lie ahead. Benjamins Translation Library, 18, 175-186.
Berman, A. (1985). La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain. Les tours de Babel.
Bogost, I. (2007). Procedural rhetoric. Persuasive games: The expressive power of videogames, 1-64.
Gygax, G., & Arneson, D. (1974). Dungeons and dragons (Vol. 19). Lake Geneva, WI: Tactical Studies Rules.
Lessard, J., & Arsenault, D. (2016, Novembre). The character as subjective interface. In International Conference on Interactive Digital Storytelling (pp. 317-324). Springer, Cham.
Mandiberg, S. (2012). Translation and/as Interface. Loading…, 6(10).
Moorcock, M. (1975). Elric of Melnibone?. London: Arrow Books.
Toury, G. (2012). Descriptive translation studies and beyond: Revised edition (Vol. 100). John Benjamins Publishing.
Traduire le jeu vidéo : une renégociation de langages
Pierre-Yves Houlmont
Le jeu vidéo est un média particulièrement mobile au niveau mondial, ce qui nécessite de le traduire dans de nombreuses langues. Aujourd’hui, le volume de textes de jeu vidéo traduit est énorme (Chandler & Deeming, 2012). Bien que des stratégies et défis considérés dans une certaine mesure comme spécifiques à la traduction de jeu vidéo aient été identifiés (Bernal-Merino, 2007 ; Costales, 2012), ce domaine de recherche ne bénéficie pas encore d’une attention suffisante de la part des traductologues. Comme illustrés dans de trop rares ouvrages portant sur le sujet, la traduction vidéoludique requiert une grande polyvalence de la part des traducteurs et présente des difficultés variées. En effet, les jeux vidéo contiennent des textes de type varié, tels que des textes rédactionnels, juridiques, narratifs ou encore publicitaires, ce qui nécessite des stratégies de traduction adaptées à leur nature (Chandler & Deeming, 2012 ; Costales, 2012).
En outre, le caractère plurisémiotique du média vidéoludique présente également son lot de défis. Un jeu vidéo est un objet complexe composé de nombreux langages, qui travaillent de concert pour fournir une expérience cohérente : par exemple, les sons, les images, le texte ou encore les possibilités d’action et d’interaction (Bogost, 2007). Aussi est-il indispensable pour le traducteur de tenir compte des relations intersémiotiques des éléments du jeu vidéo lors de l’activité traduisante, et ce afin de conserver la cohérence interne de l’objet et de garantir l’utilisabilité de l’objet vidéoludique par le joueur (Houlmont, 2017).
Le jeu vidéo possède des normes et composantes textuelles particulières au domaine. Les textes étant des éléments de game design à part entière, ils occupent des fonctions spécifiques et indispensables au sein de la plupart des œuvres vidéoludiques, que ce soit en termes de guidage ludique ou de transmission des règles du jeu. Il est par exemple fréquent que les développeurs tentent d’influencer le comportement des joueurs au sein d’une œuvre par le biais du texte de manière détournée – principalement dans les parties narratives – pour les pousser à adopter une manière particulière de jouer (2017). En outre, ce guidage ludique est fréquemment opéré de manière implicite afin d’éviter que le jeu ne prenne une dimension trop métaleptique (Genette, 2006).
Le travail du traducteur de jeu vidéo consiste en une renégociation constante de différents aspects : les besoins en termes de traduction purement textuelle, en fonction du type de texte à traduire ou des normes linguistiques de la langue cible ; les impératifs posés par les différentes sémiotiques du jeu ; les spécificités du média. Aussi nous proposons-nous de mettre en lumière les relations qui régissent ces aspects et qui oscillent constamment entre tension, interaction et interdépendance. Pour ce faire, nous recourrons à une grille d’analyse théorique spécifiquement développée à destination des traductions de jeu vidéo (Houlmont, 2017). Cette grille permet non seulement d’identifier les composantes des segments de textes vidéoludiques en regard des différentes sémiotiques du jeu, mais également de les hiérarchiser en fonction du contexte d’apparition et du type de texte.
Identifier les différents types de relations qui régissent les langages du jeu vidéo et leurs implications pour les traducteurs du domaine permettra d’apporter un éclairage supplémentaire sur les enjeux entourant la pratique de la traduction vidéoludique.
Bernal-Merino, M. 2007. « Challenges in the Translation of Video Games », in revista tradumàtica, no 5. Online. URL : http://www.fti.uab.es/tradumatica/revista/num5/articles/02/02art.htm
Bogost Ian (2007), Persuasive Games: The Expressive Power of Videogames, Cambridge, MIT Press, 450 pages
Chandler Heather Maxwell et Stephanie O’Malley Deming (2012), The Game Localization Handbook: Second Edition, États-Unis, Jones & Bartlett learnings, 376 pages
Costales Alberto Fernández (2012), « Exploring Translation Strategies in Video Game Localization », in Mon TI 4, pp. 385 – 408
Genette Gérard, Métalepse : de la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004
Houlmont Pierre-Yves, Traduction vidéoludique : approche microtextuelle d’un média plurisémiotique, Liège, Université de Liège, 2017.