La santé mentale, un tabou encore vivace

En ce début de semestre de printemps, j’aimerais partager avec vous une de mes lectures récentes, Les Dragons du journaliste et écrivain belge Jérôme Colin. L’auteur y raconte avec beaucoup de finesse la révolte d’un adolescent face aux cahots extérieurs, à la résignation de ses parents, aux questions existentielles qui le taraudent. Pas facile de s’imaginer se faire une place dans un monde qui dysfonctionne… 

Ce livre m’a bouleversé. Il rejoint une de mes préoccupations récurrentes, la santé psychologique des étudiant·e·s de l’UNIL, très malmenée pendant le COVID et les crises polarisantes successives, à une époque de la vie où l’échange avec l’autre joue pourtant un rôle crucial. J’ai donc eu envie de savoir si la situation s’était améliorée sur nos campus depuis la fin de la pandémie.

Cette préoccupation est partagée par la FAE, qui constate que de plus en plus d’étudiant·e·s se disent déprimé·e·s, angoissé·e·s ou en proie à des idées suicidaires. Les chiffres le montrent : la prévalence de telles difficultés atteint 1% de la population globale des 25-30 ans, mais monte à 5% lorsqu’il s’agit des étudiant·e·s. Stress des examens, précarité financière, le phénomène est multifactoriel. Face à une telle réalité, la FAE a développé des outils : séances de mindfulness, promotion du sport, ateliers de prévention, collaborations avec Stop Suicide ou avec les services de consultation psychologique, la palette d’aides est variée. Pourtant, les étudiant·e·s y ont peu recours, car la santé mentale est encore un sujet tabou. Pour la FAE, il est donc urgent de déconstruire les préjugés, de visibiliser les ressources à disposition, comme le dispositif Aide-UNIL pour la protection du climat de travail et d’études, l’aumônerie ou la consultation psychothérapeutique pour étudiant·e·s, et de normaliser leur utilisation. 

Rattachée au Service des affaires sociales et de la mobilité étudiante (SASME), cette dernière fait partie de l’Unité ambulatoire d’accueil et interventions brèves du Service de psychiatrie générale du CHUV et rédige chaque année un rapport permettant de prendre le pouls de la communauté. Pour la Dre Sylvie Berney, qui la dirige, 2023 restera une année pleine de points d’interrogation. Si le nombre de personnes ayant consulté est en légère baisse comparativement à 2022, année où une importante hausse avait été constatée, on observe un retour aux problématiques d’avant la pandémie. Certes, les étudiant·e·s ont retrouvé un tissu social et une vie associative propices à une bonne santé mentale, mais cette période de la vie reste charnière, entre possible apparition de trouble mentaux, crises familiales et/ou sentimentales et pression des études. Les diminutions ou augmentations de demandes, avec leurs variations inhérentes au calendrier académique (les moments de transition, comme le début du Bachelor et la fin du Master, restent des facteurs aigus de stress), ne permettent pas de tirer des conclusions épidémiologiques fiables sur une éventuelle amélioration ou péjoration de la santé psychique des étudiant·e·s.

Par contre, du point de vue de la consultation, le nombre de personnes qui sollicitent une aide est clairement en-deçà de ce qu’on pourrait attendre. Les raisons peuvent être diverses : les étudiant·e·s sont peut-être suivi·e·s en dehors de l’UNIL, ou peut-être est-ce l’offre qui n’est pas assez connue. Quoi qu’il en soit, Sylvie Berney rappelle l’importance d’une prévention sur trois niveaux :

  1. primaire, c’est-à-dire par exemple avoir accès à une alimentation équilibrée et à une salle de sport, ou encore bénéficier d’horaires de cours gérables. En ce sens, l’UNIL offre un cadre de qualité, mais également des services aux étudiant·e·s qui contribuent significativement à la prévention primaire : aides financières et au logement par le SASME, soutiens à l’organisation du travail et aux méthodes d’apprentissage par le SOC… Certains cursus restent toutefois problématiques sur le plan de la prévention primaire de par la charge de travail, qui rendent l’atteinte d’un équilibre vie académique-vie personnelle plus compliquée pour beaucoup ;
  2. secondaire, soit la détection précoce des troubles, qui nécessite une communication accrue et des formations régulières données à des groupes susceptibles de recevoir des étudiant·e·s en détresse (personnel encadrant, FAE, pair·e·s) ;
  3. tertiaire, qui passe par l’aménagement des études en fonction des situations dites de handicap et, là aussi, par la sensibilisation du personnel. Ces niveaux complémentaires sont importants à prendre en compte pour mieux informer et atténuer les idées reçues.

Mêmes constats du côté de Karin Hehlen, responsable du SOC. En collaboration avec la FAE, le Service d’orientation et carrières pilote chaque année l’enquête « Comment allez-vous ? », qui consiste à faire appeler chaque étudiant·e de première année par des pairs formés deux mois après la rentrée. Suivant les difficultés évoquées lors de l’entretien téléphonique, les personnes sont redirigées vers des ressources internes adaptées, et peuvent demander à être rappelées par les psychologues du SOC, qui font le lien vers le SASME en cas de nécessité. Sur le point d’être rendus publics, les résultats de l’année écoulée montrent que le niveau de bien-être ressenti a légèrement baissé. Rien n’est revenu au beau fixe après la pandémie, car le contexte sociétal et environnemental n’était déjà pas extraordinaire avant. Par ailleurs, ce qui est là aussi certain, c’est que la population estudiantine ne consulte pas autant qu’elle le « devrait ». Le SOC fait des efforts de communication et sensibilisation au cours de son enquête, mais celle-ci ne concerne que les étudiant·e·s qui débutent leurs études. Il serait intéressant de mener un suivi, notamment après les premiers examens, souvent cruciaux, ainsi que plus tard durant le parcours.

Face à ces retours de terrain, Grégoire Zimmermann, Professeur de psychologie à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’UNIL, rappelle que 10 à 15% des jeunes rencontrent des difficultés psychiques qui nécessitent une prise en charge. Pendant la deuxième vague de la pandémie, 30% des 18-25 ans présentaient même des symptômes de détresse psychologique, soit le double des seniors. L’isolement occasionné par le COVID a fortement impacté les jeunes à un âge où les interactions sociales sont essentielles, surtout lorsque le contexte familial présente des dysfonctionnements. Mais pour lui, l’état psychique de ces « adultes en émergence » est surtout révélateur de l’état du monde – les étudiant·e·s sont probablement plus vulnérables que des individus dans d’autres périodes développementales, car leurs choix de vie ne sont pas encore définitifs. Par ailleurs, comment peuvent-ils/elles se projeter sereinement dans l’avenir face à la multiplication de nouvelles dépressogènes (changements climatiques, conflits armés, etc.) ? Pour Grégoire Zimmermann, il s’agirait de se décentrer de l’individu et de considérer le problème de façon plus systémique. En d’autres termes, certes, traiter les individus s’avère nécessaire, mais il s’agit aussi de se décentrer du « je » pour changer de paradigme et agir de manière plus collective sur les déterminants sociaux.

Vous l’aurez compris, la santé mentale est un enjeu complexe, auquel réfléchissent nos chercheuses et chercheurs et des dizaines de personnes actives au quotidien à l’UNIL. S’il est difficile d’avoir une réelle vue d’ensemble de comment vont nos étudiant·e·s, je ne peux qu’encourager ici chaleureusement les personnes qui se sentent anxieuses, déprimées ou en détresse d’utiliser les structures existantes et de chercher rapidement de l’aide. Face aux changements sociétaux, il est normal de se sentir perdu·e, et j’espère que ces lignes contribueront à déstigmatiser les difficultés psychiques, ce mal de notre temps. 

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