Pour ne pas oublier d’où viennent nos callosités

Par Emma Chapatte

Ce texte est une création libre inspirée par le spectacle :

Peut-être qu’un jour quelque chose d’inattendu jaillira de ces estomacs / Conception, écriture et mise en scène Jonas Lambelet / La Grange – Centre Arts et Sciences (Lausanne) / du 27 février au 03 mars 2024 / Plus d’infos.


© Fabrice Ducrest

Au centre de la scène, au milieu des draps, une sixième protagoniste s’avance. Elle tient un téléphone portable dans la main.

Grand-maman, c’est la témoin d’une Suisse passée. D’une Suisse de l’ancien temps qui nous paraît si loin de nos jours. Qui dans nos têtes n’existe plus que dans les livres d’histoire. 

Elle enclenche un enregistrement sur son téléphone, qui fait entendre une voix d’enfant. Raconte grand-maman, raconte encore comment c’était quand tu étais petite. Les dix frères et sœurs, la vie à la ferme. La récolte interminable des patates. Les haricots à équeuter. La pièce pour saler la viande qu’ils produisaient. 

Nouvelle mise en marche de l’enregistreur, dont sort la voix d’une vieille femme. Le jambon dans le temps tu sais c’est incomparable, j’ai jamais retrouvé le goût de la viande. Maintenant le jambon il est bon, mais… Le jambon dans le temps ça n’avait rien à voir. 

Être auto-suffisants – ou presque – à une époque où cela allait de soi. Les douze livres de pains confectionnées le dimanche pour toute la semaine. Raconte grand-maman, raconte ! Le travail aux champs, pendant les vacances. Les marchands itinérants, qui allaient de fermes en fermes avec leur bric à brac. Les quarante-cinq minutes de marche à travers les collines du district de la Sarine pour aller à l’école. Les leçons données par les bonnes sœurs. La messe le dimanche, les filles d’un côté, les garçons de l’autre. Pendant la guerre, les jeunes Polonais envoyés à la ferme. « En vacances » qu’ils disaient. 

On avait le téléphone tu sais, le seul du coin. Les gens venaient s’en servir chez nous. L’entreprise de maçonnerie du papa, attenante à la ferme. Les commandes des clients qu’on allait livrer, les gamins envoyés porter des sacs de ciment. Les chiens tirant derrière eux une charrette contenant une boille de lait pour la porter à la laiterie. Tu savais qu’on attelait les chiens dans le temps ? Non, je ne l’ignorais. 

Et les objets de ce temps-là, du temps de la jeunesse de ma grand-maman, qu’en reste-t-il ? Le potager en fonte. Le grand bac en bois qu’on mettait dans la cuisine et qu’on remplissait d’eau une fois par semaine pour se laver. Mais on se nettoyait tous les jours avec des lavettes ! Est-ce que je les mettrais chez moi ces objets ? Non. On n’en a plus besoin de nos jours. Qu’est-ce que j’en ferais ? Raconte grand-maman, raconte ! L’unique livre qu’ils avaient à la maison, « L’histoire du Petit Moulin », le grenier dans lequel elle se cachait pour le lire en cachette – pas le temps, du travail dans une ferme il y en a toujours. Le vélo qu’ils se partageaient. Les lits deux places dans lesquels on dormait à quatre enfants. Le sou donné aux étrennes par marraine. 

J’aime l’entendre raconter. Elle parle bien, ma grand-maman. On entend son sourire dans sa voix. J’enregistre sa vie. Tout est là, dans les notes vocales de mon téléphone. La protagoniste lève la main qui tient le téléphone. Tout ? Non, bien sûr que non. Ce qu’elle a choisi de me raconter. Ce que j’ai choisi de retenir. L’éternelle question autobiographique : quels événements retenir rétrospectivement pour raconter une vie ? 

Le départ de la maison à treize ans, une fois l’école obligatoire terminée. Au travail maintenant. L’arrivée à Saint-Ursanne, dans cet asile pour personnes âgées, comme aide de cuisine. Les journées qui n’en finissent pas passées à éplucher des patates et à préparer à manger pour tout le bâtiment. La sœur en chef, méchante. Pas de congé, sauf le dimanche matin pour aller à la messe. Ça a été dur. J’ai eu l’ennui à Saint-Ursanne. Puis Fribourg, chez la famille Wessenbach. Grand-maman dit bonne à tout faire. Cent francs par mois, nourrie, logée, lavée. Le linge à nettoyer à la main. Les repas à préparer. La viande tous les jours. Tu imagines, tous les jours ! L’avarice de Madame qui comptait toutes les affaires mises à laver, des chaussettes aux serviettes hygiéniques pour être sûre que le personnel ne la volait pas. La sonnette dans la cuisine pour l’appeler. On dirait Cendrillon. Grand-maman rit. C’était comme ça tu sais. Un jour elle m’a sonné pour déplacer l’assiette du chat. Maintenant tu me dis ça je te foutrais l’assiette par la fenêtre. Mais bon. C’était comme ça. J’ai correspondu longtemps avec Madame tu sais, même bien après. Un jour, elle m’a dit que j’avais été la meilleure des jeunes filles qu’ils aient eues. 

Ça nous paraît si loin. Surréaliste. Tout droit sorti d’un film. Quels objets reste-t-il du temps dont me parle ma grand-maman ? Le banc dans la cour. Il vient de notre ferme à Arconciel. 

La protagoniste vient s’asseoir sur un des carrés blancs recouvert d’un drap.

Robuste. Il traverse le temps. Il est encore là, à soutenir des générations de fesses à travers les âges. 

***

Cette fois, l’enregistreur diffuse un dialogue continu entre une voix d’enfant et une voix de personne âgée.

– Grand-maman ? Tu te souviens de l’histoire du Petit Moulin que tu nous racontais petites pour nous endormir ? 

– Bien sûr pourquoi ?

– Raconte-moi encore !

– Si tu veux… L’histoire du Petit Moulin donc. Un homme avait un pouvoir, ramené d’un grand voyage : il avait un petit moulin magique. Avec ce petit moulin il ne manquait jamais de rien car aussitôt qu’il demandait « Petit moulin, fais-moi ça » le petit moulin faisait. Mais attention, pour l’arrêter il fallait dire un mot magique. Voilà qu’un jeune du village vient faire un tour chez lui, car il avait entendu parler de ce bon grand-papa qui avait ce moulin. Il va le visiter, et arrive au moment où le vieux allait partir. Il lui explique qu’il veut faire un grand voyage, le tour du monde même, et lui dit : « Je sais que vous avez un petit moulin magique, est-ce que vous me le prêteriez ? ». Le grand-papa, qui n’avait plus besoin de ce moulin, accepte. Il lui explique comment l’actionner, et surtout comment l’arrêter. Il le met en garde : pour le stopper, il faut dire radibouza ratata. Tout heureux, le jeune homme part pour son grand tour. Le voilà alors sur un bateau traversant l’Océan. Tout à coup le cuisinier du navire monte sur le pont et annonce qu’il n’y a plus de sel : c’est la panique sur le bateau. Plus de sel ! Le jeune homme sort alors son petit moulin magique et lui demande « Petit moulin, fais-moi du sel, du bon sel fin ». Le petit moulin s’exécute, fait du sel, fait du sel. Le jeune lui dit « arrête-toi, stop petit moulin stop ! ». Mais il ne dit pas le mot magique. Le sel remplit le pont, déborde, pèse trop lourd sur le bateau qui commence à s’enfoncer. Les gens prennent peur, le jeune homme crie, mais le moulin ne s’arrête pas. Alors vite, le jeune homme le saisit et le jette par-dessus bord. Aujourd’hui encore, le petit moulin est au fond de l’eau et fait encore du sel. C’est pour ça que la mer est salée.

Grand-maman ne nous lisait jamais les histoires. Elle les racontait de mémoire.