Satire jaune citron…ou néo-libéralisme sympathique

Par Timon Musy

Une critique sur le spectacle :

Erwin Motor, dévotion / Texte de Magali Mougel / Mise en scène Nicolas Müller et Patric Reves / TPR (La Chaux-de-Fonds) / du 25 au 26 mai 2023 / Plus d’infos.

© Guillaume Perret

Pièce à charge contre le monde de l’industrie et le rôle qui y est imposé aux femmes, Erwin Motor, dévotion se veut une satire aussi acide qu’osée. Malgré une mise en scène vive et courageuse, on peine à saisir l’originalité d’un propos souvent convenu et artificiel, au point d’en devenir irritant.

Dès la traditionnelle « mise en bouche » au TPR, il est clair que le spectacle veut mettre le texte à l’honneur. Première pièce, écrite en 2011, de l’autrice Magali Mougel, aujourd’hui largement reconnue, Erwin Motor, dévotion est aussi la première création de la toute nouvelle compagnie fribourgeoise Acide Bénéfique composée de quatres comédien·nes (dont les deux metteurs en scène). L’impressionnante scénographie en impose par sa verticalité, ses couleurs flash, et une profusion d’objets. Au centre se dresse un grand mur de pneus, devant une structure métallique en forme d’escalier gigantesque. On ne compte plus les ressorts, tubes et canettes qui jonchent des tables semi-circulaires ou le sol. C’est dans ce cadre que se tisse tout un réseau dynamique de relations entre les quatre personnages, délibérément inspirés par ceux des Liaisons Dangereuses de Laclos.

Au centre de gravité de toutes ces interactions, Cécile Volanges, une jeune femme en quête d’émancipation et d’indépendance, qui sans cesse doit se confronter à un mari violent, un contremaître insistant aux pulsions sexuelles débordantes et une supérieure hiérarchique insatisfaite des résultats de ses chaînes de production. Dans l’urgence d’un ultimatum qui menace de délocaliser les usines en Pologne, chacun des personnages tente de préserver ses intérêts et d’imposer ses privilèges, toujours au détriment d’une Cécile Volanges trop candide.

Le discours critique sur cet univers cruel prend difficilement. Le texte, reconnu pour sa qualité stylistique, qui fait répéter tout au long de la pièce les mêmes formules par l’ensemble des personnages comme pour exhiber la perte de l’individualité, enlève à ces dernier·ères toute singularité morale. Tous et toutes sont motivés par les mêmes valeurs et veulent couper un mystérieux « cordon ombilical ». Quelques figures adoptent des traits plus personnels, mais non pas plus originaux : le contremaître insiste sans demi-mesure sur ses envies sexuelles, le mari refuse à la femme son indépendance. Ceci donne l’impression que tout est mis en place en quelques minutes seulement, et que le reste est une suite de redites. La naïve Cécile Volanges disparaît vite au second plan, si heureuse de sa situation que même un viol ne lui fait pas changer d’avis ; elle se fait alors remplacer dans l’espace par des personnages abjects, qui pourtant s’érigent en monuments pathétiques. Sommes-nous censés compatir avec la difficulté d’être un homme pour un mari qui veut se faire émasculer après que sa domination physique et brutale a été mise en échec ? Difficile, dans ces conditions, de savoir vers qui orienter sa sympathie, de qui l’on est censé rire, ni qui doit être vu comme une victime : le propos s’avère irritant et la satire peine à faire mouche.

La fin, qui voit Cécile s’échapper du système sans traces de la violence et de l’exploitation subies, donne aussi à penser que malgré quelques incartades morales, une entreprise au fonctionnement aussi évidemment toxique qu’Erwin Motor prend en réalité « soin de ses employés » : sous couvert de dénoncer le néo-libéralisme, la pièce le montre en réalité sous un jour pas si vilain. On peut alors décider soit de rire d’une héroïne trop égarée pour comprendre où est son propre bien, soit refuser d’être les complices d’un propos aussi biaisé.

Il convient cependant de relever l’audace de la compagnie Acide bénéfique qui, sur un texte aussi risqué, propose une esthétique aussi ludique qu’imposante. L’espace modulable, stratifié en hauteur et en profondeur, organique et mouvant, autorise les corps à être agiles et acrobatiques. L’apparente solidité du dispositif matériel explose en fin de compte pour s’effondrer par terre dans un grand moment de désordre jubilatoire : tout est à reconstruire ; on aperçoit alors enfin la véritable force de travail de cette entreprise.