Un battement d’aile de Turakie

Par Timon Musy

Une critique sur le spectacle :

7 sœurs de Turakie / Écrit et mis en scène par Emili Hufnagel & Michel Laubu / Théâtre Kléber-Méleau / du 21 au 26 mars 2023 / Plus d’infos.

© TKM

C’est l’histoire d’une réunion de famille pour échanger et se souvenir. Ce ne sont pourtant pas les 7 sœurs, ni tout à fait leur histoire, qui font le cœur du spectacle. Celui-ci déroule surtout un théâtre d’images, parfois drôles, parfois inquiétantes – un théâtre touchant, qui a beaucoup à raconter.

La compagnie Turak semble ne jamais tarir d’histoires pour faire découvrir le pays fictif de Turakie. Depuis 1987, Michel Laubu, rejoint ensuite par sa complice Emili Hufnagel, le construit et l’incarne et ce, sans montrer signe de fatigue aucun. Heureusement, il n’est pas nécessaire d’avoir été là dès l’origine pour comprendre ce qui se passe sur scène. Le sympathique narrateur se charge d’annoncer tous les éléments qui peuvent aider « à ne pas mieux comprendre » la pièce. Le spectacle prend la forme d’un cabaret, ludique et foisonnant, proposé par ces vieilles sœurs un peu séniles qui échangent dans la maison familiale leurs souvenirs de voyage. Un tournoi de babyfoot, une danse balinaise déguisée, le dépeçage d’un chevreuil, une mort shakespearienne et un déluge ponctuent et tracent les grandes lignes de ce récit. Il est donc laissé à la tâche des spectateurs de créer ou d’identifier un sens, appelé par la poésie des gestes et de la force de gravité, celle des objets et des corps. Tout tangue, tourne, penche, tient en équilibre, glisse et gonfle.

Le verbe, en effet, attribué au seul personnage du narrateur, se heurte très vite à sa propre pauvreté et à son avarice. Les mots choisis sont simples, les rares phrases courtes et fragmentaires. Les marmonnements gras et les murmures comblent le vide et les silences qui entrecoupent les exclamations réjouies. Ce sont donc les formes, les gestes, les objets, les sons, les corps et tous les autres mouvements qui créent ce splendide, et parfois frustrant théâtre d’images. Splendide dans la force que possèdent ces images pour créer des émotions, d’amusement ou de peur ; frustrant car malheureusement certaines d’entre elles sont trop discrètes pour une grande partie du public. Ainsi de ces bouteilles dont le contenu s’écoule sur une vitre pour simuler la pluie, et dont le ruissèlement est à peine visible. Mais ces images, même peu soulignées par moments et parfois même noyées dans le chaos de l’action témoignent d’un sens affuté du jeu et de la bricole.

Il ne paraît pas réellement être question d’accorder un statut de seul personnage aux marionnettes censées représenter les sœurs. Le geste est ailleurs. Les marionnettistes ne se cachent jamais vraiment, en viennent parfois jusqu’à communiquer entre elleux, expliquent ce qu’ielles sont en train de faire, et il n’est pas rare de voir les marionnettes leur adresser directement la parole. Le mot de la fin – « tout recommence demain ! » – est révélateur : les sœurs ont fui, ce sont les manipulateurs qui reviendront. La poésie visuelle ne réside donc pas tant dans une histoire un peu loufoque où évoluent des personnages haut en couleur, mais bien davantage dans le patient travail de réglage des acteurs et de l’actrice, dans les interrupteurs qu’ils actionnent, les tissus qu’ils manipulent, les objets à déplacer, les instruments de musique qu’ielles jouent. Les marionnettes, déjà fascinantes par leur aspect plastique sculpté et brut, sont précisément conçues dans le but de favoriser ces manipulations : les marionnettistes agissent à travers elles, par leurs mains, leurs jambes et leurs bouches qui en dépassent. Le travail d’horlogerie effectué est constant dans le geste de création visuelle et poétique qui fait naître toute une gamme de symboliques potentielles au sein du spectacle.

Ces connotations symboliques des images touchent à un très large panel de sujets comme l’écologie, avec les nombreux globes terrestres manipulés, découpés, mis dans des glacières, mais également le braconnage, la mort et l’égoïsme. Les 7 sœurs sont présentées comme des figures un peu séniles, certes, mais aussi menteuses, tricheuses et voleuses. Elles ne supportent pas de perdre, arrachent un œuf précieux au cadavre d’Hamlet et fuient sur leurs bateaux gonflables une fois le déluge venu. Une patiente construction de ces figures en fait de parfaits archétypes faulknériens, tributaires d’un passé qu’elles aimeraient réussir à préserver mais qui est voué à disparaître. Leur responsabilité dans bien des maux dus à leur égoïsme et leur cynisme, comme la fonte des glaces, la chasse cruelle de bêtes dont elles arrachent la peau pour s’en revêtir, les rendent coupables, et leur silence tue. Les figurines du babyfoot aussi se transforment peu à peu en monstres à cause de leurs jeux malsains, et c’est sans hésitation qu’elles les abandonnent en fuyant le danger. La grandiose scène finale est extrêmement puissante, chargée de cette sensation d’inéluctable qui contraste avec l’apparente légèreté de ce cabaret bon enfant ; elle distille cette crainte fataliste de la fin du monde, tout en rassurant par la distance qu’assure la forme poétique. La performance des marionnettistes noue un complexe réseau d’émotions aussi naïves que profondes chez les spectateurs.