La faim de l’anthropocène

Par Timon Musy

Une critique sur le spectacle :

Les 9 Coriaces / D’après Patrick Dubost / Mis en scène par Elise Merrien et Tchavdar Pentchev / Compagnie Elyo / Théâtre des Marionnettes de Genève / Du 22 au 26 mars 2023 / Plus d’infos.

© Cie Elyo

Sombre, absurde, cruel, d’une beauté et d’une maîtrise absolues, Les 9 coriaces imagine, sur un mode allégorique, la fin de l’anthropocène et en montre les aspects les plus sombres. Sur une scène plongée dans l’obscurité, d’où surgissent des formes et des sons, se joue le déclin d’une humanité aveugle et son issue fatale et définitive. Un spectacle grinçant qui n’épargne rien, ni même aux spectateur·ice·s de se questionner sur leurs propres existences.

La forme du théâtre noir, que la troupe Elyo pratique pour la première fois, ne manque pas de surprendre le public lui aussi. La scène n’est de prime abord qu’un gigantesque bloc obscur où rien n’est visible. Un temps est nécessaire pour se rendre compte qu’un fin mur de lumière traverse l’avant-scène, qui illumine tout objet qui entre en contact avec lui. De minuscules points lumineux en mouvement peuvent ainsi se révéler être des doigts, puis des mains, des jambes ou des masques qui se dévoilent brusquement, et qui tous semblent flotter dans le néant, d’où ils se matérialisent et disparaissent continuellement. L’effet hypnotique s’enclenche dès la première apparition d’une, puis plusieurs paires de mains qui éclosent et s’ouvrent de façon organique. Le sentiment d’irréalité ne cesse ensuite jamais, le procédé générant sans arrêt la surprise et l’émerveillement, tant sa forme autorise une profusion d’inventions visuelles. L’espace ainsi créé en deux dimensions parvient tout de même à sculpter les volumes. Les va-et-vient, les interactions physiques, les semblants de perspective produits par la taille variable des masques et les positions relatives des êtres et des objets organisent et nourrissent ce vide dont la présence devient chargée, et riche en images mentales.

Les 9 coriaces sont les derniers représentants d’une espèce anthropomorphe qui, toujours affamée, a peu à peu mangé tout ce qu’elle pouvait trouver, y compris ses semblables. C’est seulement une fois réduits à ce petit nombre que, poussés par un sentiment d’urgence, et alors qu’il ne reste plus rien nulle part, ils décident qu’il est temps de réfléchir à l’avenir et de trouver une solution à leur situation. Il devient vite évident que cette quête de solution ne cherche pas à préserver leur environnement pour survivre sur le long terme mais seulement à manger encore plus, tout de suite. Toutes leurs propositions se retrouvent donc à échouer, tuées soit par leur propre absurdité, soit par la mauvaise volonté des autres. Ne reste que la certitude de mourir bientôt. Le spectacle développe toute une esthétique, tragique, de l’anthropocène. Les marionnettes qui ne sont en fait que des masques, à l’apparence charnelle et nécrosée, flottent dans le vide, et les corps sont ou invisibles, ou fragmentés à l’extrême. Le manque de nourriture omniprésent ne s’actualise donc jamais au travers de corps. Les visages seuls crient famine. Les premiers mouvements visibles au début du spectacle évoquent la gestation et l’évolution des formes vivantes, avec une organicité captivante. Une fois atteinte la période de déclin du vivant, toute cette organicité disparaît pour ne laisser place qu’à ces visages difformes et déconnectés, à la parole mécanique et dont la peau est marquée par les tendances destructrices. Le nom des plantes constitue une langue morte, les mots n’ont plus aucun sens. Seul importe l’individualisme pour se trouver à manger aux dépens de tout le reste. Le chant final aux sonorités tribales crée une forme de ritualité autour de l’acte de se nourrir, dans un geste de destruction de toute forme d’espoir, un sacrifice total du vivant.

Ces masques monstrueux, aux visages abîmés, à la bêtise grasse et à l’agressivité bornée, apparaissent vite comme un miroir tourné vers les spectateur·ice·s, dans une satire sociale et politique. A cela s’ajoute l’image oppressante du gouffre obscur où se perdent les esprits et duquel irradient beaucoup de frustrations liées à l’inaction. Cependant, loin d’être un objet pesant ou déprimant, Les 9 coriaces se révèle un moment d’une force et d’un émerveillement d’une intensité rare. Avec des formes qui interpellent et forcent une attention totale, les images produites durant le spectacle créent un espace second, fantastique et absurde. Cette absurdité, bien que souvent liée à une violence cynique extrême, est également profondément drôle et la maîtrise absolue des manipulateurs insuffle à ces visages flottants une vie et un dynamisme joueur. Le spectacle façonne un espace brutal qui préserve pourtant sa créativité et son intelligence, qui fait rêver et emporte le public avec lui dans un univers beau et fascinant. De celui-ci émane une inquiétude et une envie de crier le besoin de changement, et il est difficile de ne pas se sentir parfois pris à parti au sein de cette satire acide. Mais la subtilité de tous les processus qu’elle engage noue une proximité émotionnelle si forte avec ce qui est joué que toutes et tous peuvent se sentir complices de cette magnificence esthétique et de cet acerbe diagnostic.